La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne (Problèmes vitaux du prolétariat allemand)

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Préface[modifier le wikicode]

Du fait de son retard extrême, le capitalisme russe s'est avéré être le maillon le plus faible de la chaîne impérialiste. Le capitalisme allemand apparaît dans la crise actuelle comme le maillon le plus faible pour la raison opposée : c'est le capitalisme le plus avancé dans une Europe qui se trouve dans une situation sans issue. Plus s'affirme le caractère dynamique des forces productives en Allemagne, plus ces dernières étouffent dans le système étatique de l'Europe, semblable au "système" de cages d'une minable ménagerie provinciale. Chaque tournant de la conjoncture place le capitalisme allemand devant les tâches qu'il s'était efforcé de résoudre au moyen de la guerre. Au moyen du gouvernement des Hohenzollern, la bourgeoisie allemande s'apprêtât à "organiser l'Europe". Au moyen du gouvernement Brüning-Curtius elle a tenté de réaliser... l'union douanière avec l'Autriche. Quelle effrayante réduction des tâches, des possibilités, des perspectives ! Mais il fallut renoncer aussi à cette union. Le système européen a des pieds d'argile. Si quelques millions d'Autrichiens s'unissent à l'Allemagne, la grande hégémonie salvatrice de la France peut s'écrouler.

L'Europe et surtout l'Allemagne ne peuvent progresser dans la voie capitaliste. Si la crise actuelle était surmontée temporairement grâce au jeu automatique des forces du capitalisme lui-même - sur le dos des ouvriers - cela impliquerait la renaissance à brève échéance de toutes les contradictions sous une forme encore plus concentrée.

Le poids de l'Europe dans l'économie mondiale ne peut que diminuer. Les étiquettes américaines : plan Dawes, plan Young, moratoire Hoover adhèrent solidement au front de l'Europe. L'Europe est mise à la ration américaine.

Le pourrissement du capitalisme implique le pourrissement social et culturel. La voie de la différenciation systématique des nations, de la croissance du prolétariat au prix d'une diminution des classes moyennes, est barrée. Un freinage ultérieur de la crise sociale ne peut signifier qu'une paupérisation de la petite bourgeoisie et une dégénérescence de couches toujours plus grandes du prolétariat en lumpen. Ce danger, qui est le plus grave, prend à la gorge l'avant-garde allemande.

La bureaucratie sociale-démocrate est la partie la plus pourrie de l'Europe capitaliste pourrissante. Elle a commencé son chemin historique sous le drapeau de Marx et Engels. Elle s'était fixé comme objectif le renversement de la domination de la bourgeoisie. La puissante montée du capitalisme l'a aspirée et l'a entraînée à sa suite. Au nom de la réforme, elle a renoncé à la révolution, d'abord dans les faits puis en paroles. Kautsky, évidemment, a défendu encore pendant longtemps la phraséologie révolutionnaire, en l'adaptant aux besoins du réformisme. Bernstein au contraire a exigé que l'on renonce à la révolution : le capitalisme entre dans une période de prospérité pacifique, sans crise ni guerre. Prédiction exemplaire. Il peut sembler qu'entre Kautsky et Bernstein, il y ait une contradiction irréductible. En fait, ils se complétaient l'un l'autre symétriquement, comme la botte gauche et la botte droite du réformisme.

La guerre éclata. La social-démocratie soutint la guerre au nom de la prospérité future. Au lieu de la prospérité, ce fut le déclin. Aujourd'hui il ne s'agit déjà plus de faire découler la nécessité de la révolution de la faillite du capitalisme ; ni de réconcilier les ouvriers avec le capitalisme au moyen de réformes. La nouvelle politique de la social-démocratie consiste à sauver la société bourgeoise en renonçant aux réformes.

Mais la déchéance de la social-démocratie ne s'arrêta pas là. La crise actuelle du capitalisme agonisant a contraint la social-démocratie à renoncer aux fruits d'une longue lutte économique et politique et à ramener les ouvriers allemands au niveau de vie de leurs pères, de leurs grands-pères et même de leurs arrière-grands-pères. Il n'y a pas de tableau historique plus tragique et en même temps plus repoussant que le pourrissement pernicieux du réformisme au milieu des débris de toutes ses conquêtes et de tous ses espoirs. Le théâtre est à la recherche du modernisme. Qu'il mette donc en scène plus souvent Les Tisserands de Hauptmann, la plus actuelle de toutes les pièces. Mais que le directeur du théâtre n'oublie pas de réserver les premiers rangs aux chefs de la social-démocratie.

D'ailleurs, ils n'ont rien à faire des spectacles : ils sont arrivés à la limite extrême de leur faculté d'adaptation. Il y a un seuil au-dessous duquel la classe ouvrière d'Allemagne ne peut accepter de descendre pour longtemps. Cependant le régime bourgeois qui se bat pour son existence ne veut pas reconnaître ce seuil. Les décrets d'exception de Brüning ne sont qu'un début pour tâter le terrain. Le régime de Brüning se maintient grâce au soutien lâche et perfide de la bureaucratie sociale-démocrate, qui, elle-même, s'appuie sur la confiance mitigée et maussade d'une partie du prolétariat. Le système des décrets bureaucratiques est instable, incertain et peu viable. Le capital a besoin d'une autre politique plus décisive. Le soutien de la social-démocratie qui ne peut oublier ses propres ouvriers, est non seulement insuffisant pour qu'il puisse réaliser ses objectifs, mais il commence même déjà à le gêner. La période des demi-mesures est passée. Pour essayer de trouver une issue, la bourgeoisie doit se libérer définitivement de la pression des organisations ouvrières, elle doit les balayer, les briser, les disperser.

Ici commence la mission historique du fascisme. Il remet en selle des classes qui se trouvent immédiatement au-dessus du prolétariat et craignent d'être précipitées dans ses rangs ; il les organise, les militarise grâce aux moyens du capital financier, sous la couverture de l'Etat officiel, et les envoie écraser les organisations prolétariennes, des plus révolutionnaires aux plus modérées.

Le fascisme n'est pas seulement un système de répression, de violence et de terreur policière. Le fascisme est un système d'Etat particulier qui est fondé sur l'extirpation de tous les éléments de la démocratie prolétarienne dans la société bourgeoise. La tâche du fascisme n'est pas seulement d'écraser l'avant-garde communiste, mais aussi de maintenir toute la classe dans une situation d'atomisation forcée. Pour cela, il ne suffit pas d'exterminer physiquement la couche la plus révolutionnaire des ouvriers. Il faut écraser toutes les organisations libres et indépendantes, détruire toutes les bases d'appui du prolétariat et anéantir les résultats de trois-quarts de siècle de travail de la social-démocratie et des syndicats. Car c'est sur ce travail qu'en dernière analyse s'appuie le Parti communiste.

La social-démocratie a préparé toutes les conditions pour la victoire du fascisme. Mais par là même elle a préparé les conditions de sa propre liquidation politique. Il est tout à fait juste de faire porter à la social-démocratie la responsabilité de la législation d'exception de Brüning ainsi que la menace de la barbarie fasciste. Mais il est absurde d'identifier la social-démocratie au fascisme.

Par sa politique pendant la Révolution de 1848 la bourgeoisie libérale a préparé le triomphe de la contre-révolution, qui, par la suite, réduisit le libéralisme à l'impuissance. Marx et Engels fustigèrent la bourgeoisie libérale allemande, tout aussi violemment que Lassalle et de façon plus approfondie que ce dernier. Mais lorsque les lassalliens mirent dans le "même sac réactionnaire" la contre-révolution féodale et la bourgeoisie libérale, Marx et Engels s'indignèrent à juste titre de cet ultra-gauchisme erroné. La position fausse des lassalliens les rendit, à certaines occasions, complices de la monarchie en dépit du caractère globalement progressiste de leur travail, infiniment plus important que le travail des libéraux.

La théorie du "social-fascisme" reproduit l'erreur fondamentale des lassalliens sur des bases historiques nouvelles. En collant aux nationaux-socialistes et aux sociaux-démocrates la même étiquette fasciste, la bureaucratie stalinienne est entraînée dans des actions comme le soutien au référendum d'Hitler : cela ne vaut pas mieux que les combinaisons des lassalliens avec Bismarck.

Dans leur lutte contre la social-démocratie, les communistes allemands doivent s'appuyer à l'étape actuelle sur deux positions distinctes :

a) la responsabilité politique de la social-démocratie en ce qui concerne la puissance du fascisme,

b) l'incompatibilité absolue qui existe entre le fascisme et les organisations ouvrières sur lesquelles s'appuie la social-démocratie.

Les contradictions du capitalisme allemand ont atteint aujourd'hui une tension telle qu'une explosion est inévitable. La capacité d'adaptation de la social-démocratie a atteint le seuil qui précède l'auto-liquidation. Les erreurs de la bureaucratie stalinienne ont atteint les limites de la catastrophe. Tels sont les trois termes de l'équation qui caractérise la situation en Allemagne. Tout tient sur le fil d'un rasoir.

Lorsqu'on suit la situation allemande dans les journaux qui arrivent avec un retard de presque une semaine, lorsqu'il faut à un manuscrit une nouvelle semaine pour franchir la distance séparant Constantinople de Berlin, et lorsqu'il faut encore des semaines pour qu'une brochure arrive jusqu'au lecteur, on se dit involontairement : est-ce qu'il ne sera pas trop tard ? Et on répond à chaque fois : non, les armées qui participent à ce combat sont trop gigantesques pour que l'on ait à craindre une décision simultanée et foudroyante. Les forces du prolétariat allemand ne sont pas épuisées. Elles ne se sont même pas encore mises en marche. La logique des faits parlera chaque jour de façon plus impérative. Cela justifie la tentative de l'auteur de faire entendre sa voix, même avec un retard de plusieurs semaines, c'est-à-dire de toute une période historique.

La bureaucratie stalinienne a décidé qu'elle accomplirait plus tranquillement son travail, si elle enfermait l'auteur de ces lignes à Prinkipo. Elle a obtenu du social-démocrate Hermann Müller qu'on refuse son visa à... un "menchevik" : le front unique fut à cette occasion réalisé sans hésitations ni atermoiements. Aujourd'hui les staliniens déclarent dans les journaux soviétiques officiels, que je "défends" le gouvernement de Brüning en accord avec la social-démocratie qui se démène pour qu'on m'accorde le droit d'entrer en Allemagne. Plutôt que de s'indigner de cette bassesse, il vaut mieux rire de cette stupidité. Mais ne rions pas trop longtemps, car nous avons peu de temps.

Il ne fait aucun doute que l'évolution de la situation démontrera la justesse de ce que nous affirmons. Mais par quelle voie l'Histoire administrera-t-elle cette preuve : par la faillite de la fraction stalinienne ou par la victoire de la politique marxiste ? Toute la question est là. Il s'agit du destin du peuple allemand, et pas seulement de lui.

Les questions qui sont examinées dans cette brochure ne datent pas d'hier. Voici déjà neuf ans que la direction de l'Internationale communiste s'occupe de réviser les valeurs et s'efforce de désorganiser l'avant-garde internationale du prolétariat, par des convulsions tactiques, dont la somme est ce qu'on appelle la "ligne générale". L'opposition de gauche russe (les bolcheviks-léninistes) s'est formée sur la base non seulement des problèmes russes, mais aussi des problèmes internationaux. Et les problèmes du développement révolutionnaire de l'Allemagne n'étaient pas la dernière de leur préoccupation. Des désaccords sérieux dans ce domaine apparurent dés 1923. L'auteur de ces pages s'est exprimé à plusieurs reprises sur les questions débattues. Une partie importante de ses ouvrages critiques est même éditée en allemand. La présente brochure se situe dans la lignée du travail théorique et politique de l'opposition de gauche. Beaucoup de ce qui n'est ici que mentionné au passage a fait en son temps l'objet d'une étude détaillée. Il me faut renvoyer le lecteur en particulier à mes livres : "La révolution internationale et l'Internationale communiste", "La révolution permanente", etc. Maintenant que les désaccords apparaissent à tous sous l'aspect d'un grand problème historique, on peut apprécier mieux et plus en profondeur leur origine. Pour un révolutionnaire sérieux, pour un marxiste authentique, cela est absolument nécessaire. Les éclectiques vivent de pensées épisodiques, d'improvisations qui surgissent sous la poussée des événements. Les cadres marxistes, capables de diriger la révolution prolétarienne, s'éduquent par une étude approfondie, permanente et suivie des tâches et des divergences.

Prinkipo, 27 janvier 1932.


1. La social-démocratie[modifier le wikicode]

Le "front de fer" est à l'origine le bloc qu'ont constitué les organisations syndicales sociales-démocrates, puissantes par leurs effectifs, avec les groupes impuissants des "républicains" bourgeois, qui ont perdu tout appui dans le peuple et toute assurance. Si les cadavres ne valent rien pour la lutte, ils sont assez bons pour empêcher les vivants de se battre. Les chefs sociaux-démocrates utilisent leurs alliés bourgeois pour brider les organisations ouvrières. La lutte, la lutte... on ne parle que de ça. Mais pourvu que l'on puisse finalement se passer de combat. Les fascistes se décideront-ils vraiment à passer des paroles aux actes ? Quant aux sociaux-démocrates, ils ne s'y sont jamais décidés, et pourtant ils ne sont pas plus mauvais que les autres.

En cas de danger réel, la social-démocratie place ses espoirs non pas dans le "front de fer" mais dans la police prussienne. Mauvais calcul ! Le fait que les policiers ont été choisi pour une part importante parmi les ouvriers sociaux-démocrates ne veut rien dire du tout. Ici encore c'est l'existence qui détermine la conscience. L'ouvrier, devenu policier au service de l'Etat capitaliste, est un policier bourgeois et non un ouvrier. Au cours des dernières années, ces policiers ont dû affronter beaucoup plus souvent les ouvriers révolutionnaires que les étudiants nationaux-socialistes. Une telle école n'est pas sans laisser de trace. Et l'essentiel c'est que tout policier sait que les gouvernements changent mais que la police reste.

Un article du numéro du Nouvel An de l'organe de discussion de la social-démocratie, Das freie Wort (quel journal minable !) explique le sens profond de la politique de "tolérance". Face à la police et à la Reichswehr, Hitler, semble-t-il, ne pourra jamais arriver au pouvoir. En effet, la Reichswehr, selon la constitution, dépend directement du président de la République. Par conséquent, le fascisme n'est pas dangereux tant qu'il y aura à la tête de l'Etat un président fidèle à la constitution. Il faut soutenir le gouvernement Brüning jusqu'aux élections présidentielles, pour élire, en s'alliant avec la bourgeoisie parlementaire, un président constitutionnel, et barrer ainsi pour sept ans la route du pouvoir à Hitler. Nous reproduisons très exactement le contenu de l'article[1].Un parti de masse, qui entraîne à sa suite des millions de personnes (vers le socialisme !) estime que la question de savoir quelle classe sera au pouvoir dans l'Allemagne d'aujourd'hui, ébranlée de fond en comble, dépend non de la combativité du prolétariat allemand, non des colonnes d'assaut du fascisme, ni même de la composition de la Reichswehr, mais du fait que le pur esprit de la constitution de Weimar (avec la quantité indispensable de camphre et de naphtaline) sera ou non installé au palais présidentiel. Et que se passera-t-il si, dans une certaine situation, l'esprit de Weimar admet, en accord avec Bettmann-Hollweg, que "nécessité fait loi". Et que se passera-t-il si l'enveloppe fragile de l'esprit de Weimar, malgré le camphre et la naphtaline, se déchire au moment le moins propice ? Et que se passera-t-il si.., mais il n'y a pas de fin à de telles questions.

Les politiciens du réformisme, ces affairistes habiles, ces vieux routiers de l'intrigue et du carriérisme, ces hommes expérimentés dans les combines parlementaires et ministérielles, s'avèrent - on ne peut trouver d'expression plus tendre - de parfaits imbéciles, dès que la marche des événements les projette hors de leur sphère habituelle et les confronte à des faits importants.

Placer son espoir dans un président, c'est aussi placer son espoir dans l' "Etat". Face au prochain affrontement entre le prolétariat et la petite bourgeoisie fasciste - ces deux camps constituent l'écrasante majorité de la nation allemande - les marxistes de Vorwärts appellent à l'aide le veilleur de nuit. "Etat, interviens !" (Staat, greif zu !). Cela signifie :

"Brüning, ne nous oblige pas à nous défendre avec les forces des organisations ouvrières, car cela mettra en branle tout le prolétariat, et alors le mouvement dépassera les crânes chauves du gouvernement : à l'origine mouvement antifasciste, il se terminera en mouvement communiste."

A cela Brüning, s'il ne préférait pas se taire, pourrait répondre : "Je ne pourrais pas venir à bout du fascisme avec les forces de police, même si je le voulais ; mais je ne le voudrais pas, même si je le pouvais. Mettre en marche la Reichswehr contre les fascistes signifierait couper en deux la Reichswehr, si ce n'est la mettre en marche dans sa totalité contre moi ; et ce qui est plus important encore : tourner l'appareil bureaucratique contre les fascistes reviendrait à laisser les mains libres aux ouvriers, leur rendre une totale liberté d'action : les conséquences seraient les mêmes que celles que vous, sociaux-démocrates, vous redoutez, et que moi, pour cette raison, je crains doublement." Les appels de la social-démocratie produiront sur l'appareil d'Etat, sur les juges, sur la Reichswehr, sur la police, l'effet contraire de l'effet escompté. Le fonctionnaire le plus "loyal", le plus "neutre", le moins lié aux nationaux-socialistes fait le raisonnement suivant : "Les sociaux-démocrates ont des millions de personnes derrière eux ; ils ont entre leurs mains d'immenses moyens : la presse, le parlement, les municipalités ; il s'agit de leur propre peau, l'appui des communistes dans la lutte contre les fascistes leur est assuré ; et pourtant, ces messieurs tout-puissants s'adressent à moi, simple fonctionnaire, pour que je les sauve de l'attaque d'un parti qui compte plusieurs millions de membres, et dont les dirigeants peuvent être demain mes chefs : les affaires de messieurs les sociaux-démocrates doivent être bien mauvaises et sans aucune perspective... Il est temps pour moi, fonctionnaire, de penser à ma propre peau." Le résultat est que le fonctionnaire "loyal", "neutre" qui hésitât jusqu'à hier, prendra obligatoirement des mesures de précaution, c'est-à-dire se liera avec les nationaux-socialistes pour assurer son avenir. C'est ainsi que les réformistes qui se survivent à eux-mêmes travaillent pour les fascistes du fait de leur ligne bureaucratique.

Parasite de la bourgeoisie, la social-démocratie est condamnée à un misérable parasitisme idéologique. Tantôt elle reprend les idées des économistes bourgeois, tantôt elle s'efforce d'utiliser des bribes de marxisme. Ayant repris dans ma brochure des considérations contre la participation du Parti communiste au référendum d'Hitler, Hilferding conclut : "A vrai dire, il n'y a rien à ajouter à ces lignes pour expliquer la tactique de la social-démocratie par rapport au gouvernement Brüning." Et Remmele et Thalheimer de déclarer : "Regardez, Hilferding s'appuie sur Trotsky". Et un torchon fasciste de rajouter : dans cette affaire on paie Trotsky avec une promesse de visa. Un journaliste stalinien entre en scène et télégraphie à Moscou la déclaration du journal fasciste. La rédaction des Izvestia, où se trouve le malheureux Radek, imprime le télégramme. Cette chaîne mérite d'être notée avant de passer à autre chose.

Revenons à des questions plus sérieuses. Hitler peut se payer le luxe d'une lutte contre Brüning uniquement parce que le régime bourgeois dans sa totalité s'appuie sur le dos de la moitié de la classe ouvrière, celle qui est dirigée par Hilferding et Cie. Si la social-démocratie n'avait pas mené une politique de trahison de classe, Hitler, sans parler du fait qu'il n'aurait jamais acquis la force qu'il a aujourd'hui, se serait accroché au gouvernement de Brüning comme à une bouée de sauvetage. Si les communistes avaient renversé Brüning avec la social-démocratie, cela aurait été un fait d'une importance politique énorme. Ses conséquences en tout cas auraient dépassé les dirigeants sociaux-démocrates. Hilferding essaie de trouver une justification à sa trahison dans notre critique où nous exigions des communistes qu'ils considèrent la trahison d'Hilferding comme un fait.

Bien qu'Hilferding n'ait "rien à ajouter" aux paroles de Trotsky, il ajoute quand même quelque chose : les rapports des forces, dit-il, est tel que, même si des actions communes des ouvriers communistes et sociaux-démocrates avaient lieu, il serait impossible "même en intensifiant la lutte, de renverser l'adversaire et de s'emparer du pouvoir". Le centre de gravité de la question est dans cette remarque jetée en passant, sans preuve à l'appui. Selon Hilferding, dans l'Allemagne contemporaine où le prolétariat constitue la majorité de la population et la force productive décisive de la société, la lutte commune de la social-démocratie et du Parti communiste ne pourrait pas donner le pouvoir au prolétariat ! Mais alors à quel moment le pouvoir est-il susceptible de passer aux mains du prolétariat ? Avant la guerre il y avait la perspective de la croissance automatique du capitalisme, de la croissance du prolétariat et de la croissance parallèle de la social-démocratie. La guerre a mis fin à ce processus et désormais aucune force au monde n'est susceptible de la rétablir. Le pourrissement du capitalisme implique que la question du pouvoir doit être résolue sur la base des forces productives actuelles. En prolongeant l'agonie du régime capitaliste, la social-démocratie conduit seulement à la décadence ultérieure de l'économie, à la désintégration du prolétariat, à la gangrène sociale. Elle n'a pas d'autres perspectives ; et demain ce sera pire qu'aujourd'hui, et après-demain, pire que demain. Mais déjà les dirigeants de la social-démocratie n'osent plus regarder l'avenir en face. Ils possèdent toutes les tares d'une classe dirigeante condamnée à disparaître : insouciance, paralysie de la volonté, tendance à se détourner des événements et à espérer des miracles. Si l'on réfléchit, les recherches économiques de Tarnov remplissent la même fonction que les révélations consolatrices d'un quelconque Raspoutine...

Les sociaux-démocrates, alliés aux communistes, ne pourraient pas s'emparer du pouvoir. Le voilà bien le petit bourgeois cultivé (gebildet), infiniment lâche et orgueilleux, plein de la tête aux pieds de méfiance et de mépris pour les masses. La social-démocratie et le Parti communiste ont à eux deux environ 40 % des voix, sans tenir compte du fait que les trahisons de la social-démocratie et les erreurs du Parti communiste rejettent des millions d'ouvriers dans le camp de l'indifférence ou même dans celui du national-socialisme. Le seul fait pour ces deux partis de mener des actions communes accroîtrait considérablement la force politique du prolétariat, tout en offrant de nouvelles perspectives aux masses. Mais partons des 40 %. Il se peut que Brüning ou Hitler en ait plus. Mais seuls ces trois groupes : le prolétariat, le parti du centre ou les fascistes, peuvent diriger l'Allemagne. Le petit bourgeois cultivé est pénétré jusqu'à la moelle des os de cette vérité : le représentant du capital n'a besoin que de 20 % des voix pour gouverner, car la bourgeoisie possède les banques, les trusts, les cartels, les chemins de fer. Il est vrai que notre petit bourgeois cultivé se préparait, il y a douze ans, à "socialiser" tout cela. Tout peut arriver ! Programme de socialisation - oui, expropriation des expropriateurs - non, car c'est déjà le bolchevisme.

Nous avons analysé ci-dessus le rapport des forces en faisant une coupe au niveau parlementaire. Mais c'est un miroir déformant. La représentation parlementaire d'une classe opprimée est considérablement en dessous de sa force réelle, et inversement, la représentation de la bourgeoisie, même un jour avant sa chute, sera toujours la mascarade de sa force imaginaire. Seule la lutte révolutionnaire met à nu, en balayant tout ce qui peut le cacher, le véritable rapport des forces. Dans la lutte directe et immédiate pour le pouvoir, le prolétariat développe une force infiniment supérieure à son expression au parlement, à condition toutefois qu'un sabotage interne, l'austro-marxisme ou d'autres formes de trahison, ne le paralyse pas. Rappelons encore une fois la leçon incomparable de l'histoire : alors que les bolcheviks s'étaient emparés, et solidement emparés du pouvoir, ils ne disposaient à l'Assemblée constituante que d'un tiers des voix, ce qui avec les S.R. de gauche faisait moins de 40 %. Et malgré l'effroyable destruction économique, la guerre, la trahison de la social-démocratie européenne et surtout celle de la social-démocratie allemande, malgré la réaction de lassitude qui avait suivi la guerre, malgré le développement d'un état d'esprit thermidorien, le premier Etat ouvrier tient depuis quatorze ans. Que faut-il donc dire de l'Allemagne ? Lorsque l'ouvrier social-démocrate se soulèvera avec l'ouvrier communiste pour prendre le pouvoir, la tâche sera au neuf-dixièmes résolue.

Et pourtant, déclare Hilferding, si la social-démocratie avait voté contre le gouvernement Brüning et ainsi l'avait renversé, cela aurait eu pour conséquence l'arrivée des fascistes au pouvoir. Certes, au niveau parlementaire l'affaire se présente de cette manière ; mais le niveau parlementaire ne nous intéresse pas ici. Refuser son soutien à Brüning, la social-démocratie le pouvait seulement si elle s'engageait sur la voie de la lutte révolutionnaire. Soit le soutien à Brüning, soit la lutte pour la dictature du prolétariat. Il n'y a pas de troisième solution. Le vote de la social-démocratie contre Brüning aurait immédiatement modifié le rapport de forces, non sur l'échiquier parlementaire, dont les pions se seraient soudain retrouvés sous la table, mais dans l'arène de la lutte de classe révolutionnaire. Avec un tel tournant, les forces de la classe ouvrière n'auraient pas été multipliées par deux mais par dix, car le facteur moral n'occupe pas la dernière place dans la lutte de classe, surtout lors des grands tournants historiques. Un courant moral à haute tension aurait traversé toutes les strates du peuple. Le prolétariat se serait dit avec assurance qu'il était le seul à pouvoir donner aujourd'hui une autre orientation, supérieure, à la vie de cette grande nation. La désagrégation et la démoralisation de l'armée d'Hitler auraient commencé avant même les combats décisifs. Certes les affrontements n'auraient pu être évités ; mais la ferme volonté de l'emporter et une offensive hardie auraient rendu la victoire infiniment plus facile que ne se l'imagine aujourd'hui le révolutionnaire le plus optimiste.

Pour cela il ne manque qu'une chose : le tournant de la social-démocratie sur la voie de la révolution. Après l'expérience des années 1914-1932, ce serait une illusion ridicule que d'espérer un tournant volontaire de la part des dirigeants. En ce qui concerne la majorité des ouvriers sociaux-démocrates, c'est une autre affaire : ils peuvent prendre le tournant et ils le feront, il faut seulement les y aider. Mais ce sera un tournant non seulement contre l'Etat bourgeois, mais aussi contre les sphères dirigeantes de leur propre parti.

Et là, notre austro-marxiste qui "n'a rien à ajouter" à nos paroles, tentera une nouvelle fois de nous opposer des citations tirées de nos propres travaux : n'avons-nous pas écrit, en effet, que la politique de la bureaucratie stalinienne se présentait comme une suite d'erreurs, n'avons-nous pas flétri la participation du Parti communiste au référendum d'Hitler?

Nous l'avons écrit et nous l'avons flétrie. Mais nous luttons contre la direction de l'Internationale communiste précisément parce qu'elle est incapable de faire éclater la social-démocratie, d'arracher les masses à son influence et de libérer la locomotive de l'histoire de son frein rouillé. Par ses errements, par ses erreurs, par son ultimatisme bureaucratique, la bureaucratie stalinienne permet à la social-démocratie de se maintenir et de retomber chaque fois sur ses pieds.

Le Parti communiste est un parti prolétarien, antibourgeois, même s'il est dirigé de façon erronée. La social-démocratie, malgré sa composition ouvrière, est un parti entièrement bourgeois, dirigé dans des conditions "normales" de façon très habile du point de vue des objectifs de la bourgeoisie ; mais ce parti ne vaut rien dans des conditions de crise sociale. Les dirigeants sociaux-démocrates sont bien forcés, même contre leur gré, d'admettre le caractère bourgeois de leur parti. A propos de la crise et du chômage, Tarnov répète les phrases usées sur la "honte de la civilisation capitaliste", de la même manière qu'un pasteur protestant parle du péché de richesse; Tarnov parle du socialisme comme un curé parle de la récompense dans l'au-delà ; mais c'est tout à fait différemment qu'il s'exprime sur les questions concrètes : "Si le 14 septembre ce spectre (du chômage) ne s'était pas dressé derrière les urnes, cette journée aurait eu dans l'histoire de l'Allemagne une toute autre physionomie" (rapport au congrès de Leipzig). La social-démocratie a perdu des électeurs et des mandats parce que le capitalisme a révélé dans la crise son véritable visage. La crise n'a pas renforcé le parti du "socialisme", mais au contraire elle l'a affaibli, de la même manière qu'elle a réduit la circulation des marchandises, l'argent dans les caisses des banques, la suffisance de Hoover et de Ford, les revenus du prince de Monaco, etc. Les appréciations les plus optimistes de la conjoncture, il faut les chercher maintenant non dans les journaux bourgeois mais dans les journaux sociaux-démocrates. Peut-il y avoir de démonstration plus indiscutable du caractère bourgeois de ce parti? Si maladie du capitalisme implique maladie de la social-démocratie, la mort prochaine du capitalisme ne peut que signifier la mort prochaine de la social-démocratie. Un parti qui s'appuie sur les ouvriers mais qui est au service de la bourgeoisie ne peut pas, dans une période d'extrême exacerbation de la lutte de classe, ne pas sentir le souffle du tombeau.


2. Démocratie et fascisme[modifier le wikicode]

Le XIe Plénum du Comité exécutif de l'Internationale communiste a admis la nécessité d'en finir avec les vues erronées qui se fondent sur la "construction libérale de la contradiction entre le fascisme et la démocratie bourgeoise, entre les formes parlementaires de la dictature de la bourgeoisie et ses formes ouvertement fascistes...". Le fond de cette philosophie stalinienne est très simple : partant de la négation marxiste d'une contradiction absolue, elle en tire une négation de la contradiction en général, même relative. C'est l'erreur typique du gauchisme vulgaire. Car s'il n'existe aucune contradiction entre la démocratie et le fascisme, même au niveau des formes que prend la domination de la bourgeoisie, ces deux régimes doivent tout simplement coïncider. D'où la conclusion : social-démocratie = fascisme. Mais pourquoi alors appelle-t-on la social-démocratie social-fascisme? Que signifie à proprement parler dans cette liaison le terme "social", nous n'avons jusqu'à présent reçu aucune explication[2].

Cependant, les décisions des plénums du Comité exécutif de l'Internationale communiste ne modifient en rien la nature des choses. Il existe une contradiction entre le fascisme et la démocratie. Elle n'est pas "absolue" ou, pour utiliser le langage du marxisme, elle n'exprime pas la domination de deux classes irréductibles. Mais elle désigne deux systèmes différents de domination d'une seule et même classe. Ces deux systèmes : parlementaire démocratique et fasciste, s'appuient sur différentes combinaisons des classes opprimées et exploitées et entrent immanquablement en conflit aigu l'un avec l'autre.

La social-démocratie, aujourd'hui principale représentante du régime parlementaire bourgeois, s'appuie sur les ouvriers. Le fascisme s'appuie sur la petite bourgeoisie. La social-démocratie ne peut avoir d'influence sans organisation ouvrière de masse. Le fascisme ne peut instaurer son pouvoir qu'une fois les organisations ouvrières détruites. Le parlement est l'arène principale de la social-démocratie. Le système fasciste est fondé sur la destruction du parlementarisme. Pour la bourgeoisie monopoliste, les régimes parlementaire et fasciste ne sont que les différents instruments de sa domination : elle a recours à l'un ou à l'autre selon les conditions historiques. Mais pour la social-démocratie comme pour le fascisme, le choix de l'un ou de l'autre instrument a une signification indépendante, bien plus, c'est pour eux une question de vie ou de mort politique.

Le régime fasciste voit son tour arriver lorsque les moyens "normaux", militaires et policiers de la dictature bourgeoise, avec leur couverture parlementaire, ne suffisent pas pour maintenir la société en équilibre. A travers les agents du fascisme, le capital met en mouvement les masses de la petite bourgeoisie enragée, les bandes des lumpen-prolétaires déclassés et démoralisés, tous ces innombrables êtres humains que le capital financier a lui-même plongés dans la rage et le désespoir. La bourgeoisie exige du fascisme un travail achevé : puisqu'elle a admis les méthodes de la guerre civile, elle veut avoir le calme pour de longues années. Et les agents du fascisme utilisant la petite bourgeoisie comme bélier et détruisant tous les obstacles sur leur chemin, mèneront leur travail à bonne fin. La victoire du fascisme aboutit à ce que le capital financier saisit directement dans ses tenailles d'acier tous les organes et institutions de domination, de direction et d'éducation : l'appareil d'Etat avec l'armée, les municipalités, les universités, les écoles, la presse, les organisations syndicales, les coopératives. La fascisation de l'Etat n'implique pas seulement la "mussolinisation" des formes et des méthodes de gouvernement - dans ce domaine les changements jouent en fin de compte un rôle secondaire - mais avant tout et surtout, l'écrasement des organisations ouvrières : il faut réduire le prolétariat à un état d'apathie complète et créer un réseau d'institutions pénétrant profondément dans les masses, pour faire obstacle à toute cristallisation indépendante du prolétariat. C'est précisément en cela que réside l'essence du régime fasciste.

Ce qui vient d'être dit ne contredit en rien le fait qu'il puisse exister durant une période déterminée un régime de transition entre le système démocratique et le système fasciste, combinant les traits de l'un et de l'autre : telle est la loi générale du remplacement d'un système par un autre, même s'ils sont irréductiblement hostiles l'un à l'autre. Il y a des moments où la bourgeoisie s'appuie sur la social-démocratie et sur le fascisme, c'est-à-dire qu'elle utilise simultanément ses agents conciliateurs et ses agents terroristes. Tel était, dans un certain sens, le gouvernement de Kérensky pendant les derniers mois de son existence : il s'appuyait à moitié sur les Soviets et en même temps conspirait avec Kornilov. Tel est le gouvernement de Brüning dansant sur une corde raide entre les deux camps irréductibles, avec le balancier des décrets d'exception dans les mains. Mais une telle situation de l'Etat et du gouvernement ne peut avoir qu'un caractère temporaire. Elle est caractéristique de la période de transition : la social-démocratie est sur le point de voir expirer sa mission, alors que ni le communisme ni le fascisme ne sont encore prêts à s'emparer du pouvoir.

Les communistes italiens qui depuis longtemps se sont heurtés au problème du fascisme, ont plus d'une fois protesté contre l'utilisation très répandue mais erronée de ce concept. A l'époque du VIe Congrès de l'Internationale communiste, Ici Ercolidéveloppait encore des positions sur la question du fascisme qui sont considérées maintenant comme " trotskystes ". Définissant le fascisme comme le système le plus conséquent et le plus achevé de la réaction, Ercoli expliquait : "Cette affirmation ne se fonde ni sur les actes terroristes et cruels, ni sur le grand nombre d'ouvriers et de paysans tués, ni sur la férocité des différents types de torture largement employées, ni sur la sévérité des condamnations ; elle est motivée par la destruction systématique de toutes les formes d'organisation autonome des masses." Ici Ercoli a tout à fait raison : l'essence et le rôle du fascisme visent à liquider totalement toutes les organisations ouvrières et à empêcher toute renaissance de ces dernières. Dans la société capitaliste développée cet objectif ne peut être atteint par les seuls moyens policiers. La seule voie pour y arriver consiste à opposer à la pression du prolétariat - lorsqu'elle .se relâche - la pression des masses petites bourgeoises en proie au désespoir. C'est précisément ce système particulier de la réaction capitaliste qui est entré dans l'histoire sous le nom de fascisme.

"Le problème des relations existant entre le fascisme et la social-démocratie- écrivait Ercoli - relève précisément de ce domaine (c'est-à-dire de l'opposition irréductible entre le fascisme et les organisations ouvrières). De ce point de vue, le fascisme se distingue nettement de tous les autres régimes réactionnaires qui ont été instaurés jusqu'à présent dans le monde capitaliste contemporain. Il rejette tout compromis avec la social-démocratie, il la poursuit férocement ; il lui a enlevé toute possibilité d'existence légale ; il l'a forcée à émigrer." Voilà ce que déclarait cet article, imprimé dans l'organe dirigeant de l'Internationale communiste ! Par la suite Manouilsky souffla à Molotov l'idée géniale de la "troisième période". La France, l'Allemagne, la Pologne furent placées au "premier rang de l'offensive révolutionnaire". La conquête du pouvoir fut proclamée tâche immédiate. Et comme face à l'insurrection prolétarienne tous les partis, à l'exception du Parti communiste, étaient contre-révolutionnaires, il ne fut plus nécessaire d'opérer une distinction entre le fascisme et la social-démocratie. La théorie du social-fascisme fut entérinée. Les bureaucrates de l'Internationale communiste changèrent leur fusil d'épaule. Ercoli se hâta de démontrer que si la vérité lui était chère, Molotov lui était encore plus cher, et... écrivit un rapport défendant la théorie du social-fascisme. "La social-démocratie italienne- déclarait-il en février 1930 - se fascise avec une extrême facilité." Hélas, c'est avec une plus grande facilité encore que les fonctionnaires du communisme officiel se servilisent.

Notre critique de la théorie et de la pratique de la " troisième période " fut, on pouvait s'y attendre, déclarée contre-révolutionnaire. L'expérience cruelle, qui coûta si cher à l'avant-garde prolétarienne, rendit nécessaire un tournant à ce niveau également. La " troisième période " ainsi que Molotov furent licenciés de l'Internationale communiste. Mais la théorie du social-fascisme demeura comme le seul fruit arrivé à maturité de la troisième période. Ici il ne peut y avoir de changements : seul Molotov s'était lié à la troisième période ; par contre, Staline s'était enferré en personne dans la théorie du social-fascisme.

En exergue de ses études sur le social-fascisme, le Rote Fahne a placé ces paroles de Staline : "Le fascisme est l'organisation de combat de la bourgeoisie qui s'appuie sur le soutien actif de la social-démocratie. La social-démocratie est objectivement l'aile modérée du fascisme." Comme cela arrive généralement à Staline lorsqu'il s'efforce de généraliser, la première phrase contredit la seconde. Que la bourgeoisie s'appuie sur la social-démocratie et que le fascisme soit l'organisation de combat de la bourgeoisie, c'est tout à fait indiscutable et a été dit depuis longtemps. Mais de cela découle seulement le fait que la social-démocratie comme le fascisme sont les instruments de la grande bourgeoisie. Mais il est impossible de comprendre pourquoi de surcroît la social-démocratie s'avère être "l'aile" du fascisme. Une deuxième définition du même auteur n'est en rien plus profonde : la social-démocratie et le fascisme ne sont pas des adversaires mais au contraire des jumeaux... Des jumeaux peuvent être de cruels adversaires ; par ailleurs, il n'est pas du tout nécessaire que des alliés naissent le même jour de la même mère. Dans la construction de Staline non seulement la logique formelle fait défaut, mais aussi la dialectique. La force de cette formule réside dans le fait que personne n'ose la critiquer.

Entre la démocratie et le fascisme il n'y a pas de différence du point de vue du "contenu de classe" nous enseigne à la suite de Staline, Werner Hirsch (Die Internationale, janvier 1932). Le passage de la démocratie au fascisme peut prendre le caractère d'un "processus organique", c'est-à-dire se produire "progressivement et à froid". Ce raisonnement pourrait surprendre si les épigones ne nous avaient pas appris à ne plus nous étonner.

Entre la démocratie et le fascisme il n'y a pas de "différence de classe". Cela doit signifier, évidemment, que la démocratie comme le fascisme ont un caractère bourgeois. Nous n'avions pas attendu janvier 1932 pour le deviner. Mais la classe dominante ne vit pas en vase clos. Elle se trouve dans des rapports déterminés avec les autres classes. Dans le régime " démocratique " de la société capitaliste développée, la bourgeoisie s'appuie en premier lieu sur la classe ouvrière apprivoiser par les réformistes. C'est en Angleterre que ce système trouve son expression la plus achevée, aussi bien sous un gouvernement travailliste que sous un gouvernement conservateur. En régime fasciste, dans un premier stade du moins, le capital s'appuie sur la petite bourgeoisie pour détruire les organisations du prolétariat. L'Italie par exemple ! Existe-t-il une différence dans le " contenu de classe " de ces deux régimes? Si l'on ne pose la question qu'à propos de la classe dominante, il n'y a pas de différence. Mais si l'on prend la situation et les rapports réciproques entre toutes les classes du point de vue du prolétariat, la différence est très grande.

Au cours de plusieurs dizaines d'années les ouvriers ont construit à l'intérieur de la démocratie bourgeoise, en l'utilisant tout en luttant contre elle, leurs bastions, leurs bases, leurs foyers de démocratie prolétarienne : les syndicats, les partis, les clubs de formation, les organisations sportives, les coopératives, etc. Le prolétariat peut arriver au pouvoir non dans le cadre formel de la démocratie bourgeoise mais par la voie révolutionnaire : ceci est démontré aussi bien par la théorie que par l'expérience. Mais c'est précisément pour cette voie révolutionnaire que le prolétariat a besoin de bases d'appui de démocratie prolétarienne à l'intérieur de l'Etat bourgeois. C'est à la création de telles bases que s'est réduit le travail de la IIème Internationale à l'époque où elle remplissait encore un rôle historique progressiste.

Le fascisme a pour fonction principale et unique de détruire tous les bastions de la démocratie prolétarienne jusqu'à leurs fondements. Est-ce que cela a ou non une "signification de classe" pour le prolétariat? Que les grands théoriciens se penchent sur ce problème. Ayant qualifié le régime de bourgeois - ce qui est indiscutable - Hirsch, comme ses maîtres, oublie un détail : la place du prolétariat dans ce régime. Ils substituent au processus historique une abstraction sociologique aride. Mais la lutte des classes se mène sur la terre de l'histoire et non dans la stratosphère de la sociologie. Le point de départ de la lutte contre le fascisme n'est pas l'abstraction de l'Etat démocratique mais les organisations vivantes du prolétariat, où est concentrée toute son expérience et qui préparent l'avenir.

Le fait que le passage de la démocratie au fascisme puisse avoir un caractère "organique" ou "progressif" ne signifie évidemment rien d'autre si ce n'est qu'il est possible d'enlever au prolétariat sans secousse ni combat non seulement ses conquêtes matérielles - un certain niveau de vie, une législation sociale, des droits civiques et politiques - mais aussi l'instrument principal de ces conquêtes, c'est-à-dire ses organisations. Ainsi, ce passage "à froid" au fascisme présuppose la plus effroyable capitulation politique du prolétariat qu'on puisse imaginer.

Les raisonnements théoriques de Werner Hirsch ne sont pas dus au hasard : tout en développant les proclamations de Staline, ils sont en même temps la généralisation de toute l'agitation actuelle du Parti communiste. Ses efforts principaux visent à démontrer qu'entre le régime d'Hitler et celui de Brüning il n'y a pas de différence. Thaelmann et Remmele y voient actuellement la quintessence de la politique bolchevique.

L'affaire n'est pas limitée à l'Allemagne. L'idée que la victoire des fascistes n'apportera rien de nouveau est propagée avec zèle dans toutes les sections de l'Internationale communiste. Dans le numéro de janvier de la revue française Les Cahiers du bolchevisme, nous lisons : "Les trotskystes qui agissent dans la pratique comme Breitscheid acceptent la célèbre théorie sociale-démocrate du moindre mal, selon laquelle Brüning n'est pas aussi mauvais qu'Hitler, selon laquelle il est moins désagréable de mourir de faim sous Brüning que sous Hitler, et infiniment préférable d'être fusillé par Groener que par Frick. " Cette citation n'est pas la plus stupide, même si, il faut lui rendre cette justice, elle est assez stupide. Cependant, elle exprime, hélas, l'essence même de la philosophie politique des dirigeants de l'Internationale communiste.

Le fait est que les staliniens comparent deux régimes du point de vue de la démocratie vulgaire. De fait, si l'on applique au régime de Brüning le critère "démocratique" formel, la conclusion que l'on tire est indiscutable : il ne reste que les os et la peau de la fière constitution de Weimar. Mais pour nous la question n'est pas pour autant résolue. Il faut considérer la question du point de vue de la démocratie prolétarienne. C'est le seul critère sûr quand il s'agit de savoir où et quand le régime fasciste remplace la réaction policière " normale " du capitalisme pourrissant.

Brüning est-il "meilleur" qu'Hitler (serait-il plus sympathique ?), cette question, il faut bien l'avouer, ne nous préoccupe guère. Mais il suffit de regarder la carte des organisations ouvrières pour dire : le fascisme n'a pas encore remporté la victoire en Allemagne. Des obstacles et des forces gigantesques se trouvent encore sur le chemin de la victoire.

Le régime actuel de Brüning est un régime de dictature bureaucratique, plus exactement : de dictature de la bourgeoisie, réalisée par des moyens militaires et policiers. La petite bourgeoisie fasciste et les organisations prolétariennes s'équilibrent pour ainsi dire l'une l'autre. Si les organisations ouvrières étaient réunies en soviets, si les comités d'usine se battaient pour le contrôle de la production, on pourrait parler de double pouvoir. Du fait de la dispersion du prolétariat et de l'impuissance tactique de son avant-garde, cela n'est pas encore possible. Mais le fait même qu'il existe des organisations ouvrières puissantes capables dans certaines conditions d'opposer une riposte foudroyante au fascisme, ne permet pas à Hitler d'accéder au pouvoir et confère à l'appareil bureaucratique une certaine "indépendance".

La dictature de Brüning est une caricature du bonapartisme. Cette dictature est instable, peu solide et provisoire. Elle ne marque pas le début d'un nouvel équilibre social mais annonce la fin prochaine de l'ancien équilibre. En ne s'appuyant directement que sur une faible minorité de la bourgeoisie, Brüning, toléré par la social-démocratie contre la volonté des ouvriers, menacé par le fascisme, est capable de lancer des foudres sous forme de décrets, mais non dans la réalité. Dissoudre le parlement avec l'accord de ce dernier, promulguer quelques décrets contre les ouvriers, décider une trêve pour Noël, en profiter pour régler quelques petites affaires, disperser une centaine de réunions, fermer une dizaine de journaux, échanger avec Hitler des lettres dignes d'un épicier de province, - voilà ce à quoi suffit Brüning. Pour ce qui est plus élevé, il a les bras trop courts.

Brüning est obligé de tolérer l'existence des organisations ouvrières, dans la mesure où il n'est pas encore décidé à remettre le pouvoir à Hitler et où il n'a pas la force indépendante nécessaire pour les liquider. Brüning est obligé de tolérer les fascistes et de les protéger, dans la mesure où il craint mortellement la victoire des ouvriers. Le régime de Brüning est un régime de transition, qui ne peut pas durer longtemps et qui annonce la catastrophe. Le gouvernement actuel ne se maintient que parce que les principaux camps n'ont pas encore mesuré leurs forces. Le véritable combat ne s'est pas encore engagé. Il est encore devant nous. C'est une dictature de l'impuissance bureaucratique qui remplit la pause avant le combat, avant l'affrontement ouvert des deux camps.

Les sages qui se vantent je ne pas voir la différence "entre Brüning et Hitler", disent en fait : peu importe que nos organisations existent encore ou qu'elles soient déjà détruites. Sous ce bavardage pseudo-radical se cache la passivité la plus ignoble : de toute manière nous ne pouvons pas éviter la défaite ! Relisez attentivement la citation de la revue des staliniens français : tout le problème est de savoir s'il vaut mieux avoir faim avec Brüning ou avec Hitler. Nous ne posons pas la question de savoir comment et dans quelles conditions il vaut mieux mourir, mais comment se battre et vaincre. Notre conclusion est la suivante : il faut engager le combat général, avant que la dictature bureaucratique de Brüning ne soit remplacée par le régime fasciste, c'est-à-dire avant que les organisations ouvrières ne soient écrasées. Il faut se préparer au combat général en développant, en élargissant et en accentuant les combats particuliers. Mais pour cela, il faut avoir une perspective juste et, avant tout, ne pas proclamer vainqueur un ennemi qui est encore loin de la victoire.

Nous touchons au cœur du problème : là est la clé stratégique de la situation, la position de départ pour la lutte. Tout travailleur conscient, et à plus forte raison tout communiste, doit se rendre compte du vide, de la nullité, de la pourriture des discussions de la bureaucratie stalinienne où l'on affirme que Brüning et Hitler c'est la même chose. Vous mélangez tout! - leur répondons-nous. Vous embrouillez honteusement tout parce que vous avez peur des difficultés, des tâches importantes. Vous capitulez avant le combat, vous proclamez que nous avons déjà subi une défaite. Vous mentez ! La classe ouvrière est divisée, affaiblie par les réformistes, désorientée par les errements de sa propre avant-garde, mais elle n'est pas encore battue, ses forces ne sont pas encore épuisées... Non, le prolétariat d'Allemagne est encore puissant. Les calculs les plus optimistes s'avéreront complètement dépassés le jour où l'énergie révolutionnaire se fraiera un chemin dans l'arène de l'action.

Le régime Brüning est un régime préparatoire. A quoi? Soit à la victoire du fascisme, soit à la victoire du prolétariat. Ce régime est préparatoire parce que les deux camps se préparent au combat décisif. Tirer un trait d'égalité entre Brüning et Hitler, c'est identifier la situation avant le combat à la situation après la défaite; cela veut dire considérer à l'avance la défaite comme inévitable, cela signifie appeler à capituler sans combat. La majorité écrasante des ouvriers, particulièrement des communistes, n'en veut pas. La bureaucratie stalinienne, naturellement, n'en veut pas non plus. Il ne faut pas s'en tenir à de bonnes résolutions dont Hitler se servira pour paver son enfer, mais comprendre le sens objectif de la politique, son orientation, ses tendances. Il faut dévoiler jusqu'au bout le caractère passif, lâche, attentiste, capitulard et déclamatoire de la politique de Staline - Manouilsky - Thaelmann - Remmele. Il faut que les ouvriers révolutionnaires comprennent que c'est le Parti communiste qui détient la clé de la situation ; mais avec cette clé la bureaucratie stalinienne s'efforce de fermer les portes donnant sur l'action révolutionnaire.


3. L'ultimatisme bureaucratique[modifier le wikicode]

Lorsque les journaux du nouveau Parti socialiste ouvrier (SAP) dénoncent "l'égoïsme de parti" de la social-démocratie et du Parti communiste; lorsque Seydewitz affirme que pour lui "les intérêts de classe sont au-dessus des intérêts de parti" - ils tombent dans le sentimentalisme politique ou, ce qui est pire, dissimulent sous des phrases sentimentales les intérêts de leur propre parti. C'est une voie qui ne mène à rien. Lorsque la réaction exige que les intérêts de la nation soient placés au-dessus des intérêts des classes, nous, marxistes, expliquons que sous le couvert des intérêts du "tout", la réaction défend les intérêts de la classe exploiteuse. On ne peut pas formuler les intérêts d'une nation autrement que du point de vue de la classe dominante ou de la classe qui prétend occuper la place dominante. On ne peut pas formuler les intérêts d'une classe autrement que sous la forme d'un programme; on ne peut pas défendre un programme autrement qu'en fondant un parti.

Une classe, prise en elle-même, n'est qu'un matériau pour l'exploitation. Le prolétariat commence à jouer un rôle indépendant à partir du moment où d'une classe sociale en soi il devient une classe politique pour soi. Cela ne peut se produire que par l'intermédiaire du parti; le parti est l'organe historique au moyen duquel le prolétariat accède à la conscience de classe. Dire : "La classe est au-dessus du parti" - revient à affirmer : la classe dans son état brut est supérieure à la classe accédant à la prise de conscience. C'est non seulement incorrect, mais aussi réactionnaire. Pour fonder la nécessité du front unique, on n'a nullement besoin de cette théorie petite bourgeoise.

La progression de la classe vers la prise de conscience, c'est-à-dire le résultat du travail du parti révolutionnaire qui entraîne à sa suite le prolétariat, est un processus complexe et contradictoire. La classe n'est pas homogène. Ses différentes parties accéderont à la prise de conscience par des chemins différents et à des rythmes différents. La bourgeoisie prend une part active dans ce processus. Elle crée ses organes dans la classe ouvrière ou utilise ceux qui existent déjà, pour opposer certaines couches d'ouvriers à d'autres. Différents partis agissent simultanément dans le prolétariat. C'est pourquoi, il reste politiquement divisé durant une grande partie de son chemin historique. Cela explique qu'apparaisse à certaines périodes particulièrement graves, le problème du front unique.

Lorsqu'il suit une politique juste, le Parti communiste exprime les intérêts historiques du prolétariat. Sa tâche consiste à gagner la majorité du prolétariat : c'est seulement ainsi qu'est possible la révolution socialiste. Le Parti communiste ne peut remplir sa mission qu'en conservant une complète et totale indépendance politique et organisationnelle à l'égard des autres partis et organisations, qu'ils agissent au sein de la classe ouvrière ou à l'extérieur. Ne pas respecter cette exigence fondamentale de la politique marxiste est le plus grave de tous les crimes contre les intérêts du prolétariat en tant que classe. La révolution chinoise de 1925-1927 a été perdue précisément parce que l'Internationale communiste dirigée par Staline et Boukharine obligea le Parti communiste chinois à entrer dans le Kuomintang, parti de la bourgeoisie chinoise, et à se soumettre à sa discipline. L'expérience de la politique stalinienne en ce qui concerne le Kuomintang entrera pour toujours dans l'histoire comme l'exemple du sabotage catastrophique d'une révolution par ses dirigeants. La théorie stalinienne "des partis à deux composantes, ouvrière et paysanne" appliquée à l'Orient est la généralisation et la légitimation de la pratique à l'égard du Kuomintang ; l'application de cette théorie au Japon, en Inde, en Indonésie, en Corée a sapé l'autorité du communisme et a retardé le développement révolutionnaire du prolétariat pour de longues années. La même politique perfide a été menée, bien que moins cyniquement, aux Etats-Unis, en Angleterre et dans tous les pays d'Europe jusqu'en 1928.

La lutte de l'opposition de gauche pour l'indépendance complète et inconditionnelle du Parti communiste et de sa politique, dans toutes les conditions historiques et à toutes les étapes du développement du prolétariat, provoqua une tension extrême des rapports entre l'opposition et la fraction de Staline au moment où il fit bloc avec Tchang Kaï-chek, Wan Tin-wei, Purcell, Raditch, Lafollette, etc. Il est inutile de rappeler qu'aussi bien Thaelmann et Remmele que Brandler et Thalheimer, furent tous dans cette lutte entièrement du côté de Staline contre les bolcheviks-léninistes. C'est pourquoi, nous n'avons pas à recevoir de leçons de Staline et de Thaelmann en ce qui concerne l'indépendance de la politique du Parti communiste !

Mais le prolétariat accède à la prise de conscience révolutionnaire non par une démarche scolaire, mais à travers la lutte de classe, qui ne souffre pas d'interruptions. Pour lutter, le prolétariat a besoin de l'unité de ses rangs. Cela est vrai aussi bien pour les conflits économiques partiels, dans les murs d'une entreprise, que pour les combats politiques "nationaux", tel que la lutte contre le fascisme. Par conséquent, la tactique de front unique n'est pas quelque chose d'occasionnel et d'artificiel, ni une manœuvre habile, - non, elle découle complètement et entièrement des conditions objectives du développement du prolétariat. Le passage du Manifeste du Parti communiste, où il est dit que les communistes ne s'opposeront pas au prolétariat, qu'ils n'ont pas d'autres objectifs et d'autres tâches que celles du prolétariat, exprime l'idée que la lutte du parti pour gagner la majorité de la classe ne doit, en aucun cas, entrer en contradiction avec le besoin que ressentent les ouvriers d'unir leurs rangs dans le combat.

Le Rote Fahne condamne avec raison l'affirmation selon laquelle "les intérêts de classe sont au-dessus des intérêts du parti". En fait, il y a coïncidence entre les intérêts bien compris de la classe et les tâches correctement formulées du parti. Tant que l'affaire se limite à cette affirmation historico-philosophique, la position du Rote Fahne est inattaquable. Mais les conclusions politiques qu'il en tire, bafouent directement le marxisme.

L'identité de principe des intérêts du prolétariat et des tâches du Parti communiste ne signifie pas que le prolétariat dans son ensemble est dès aujourd'hui conscient de ses intérêts, ni que le parti les formule correctement dans n'importe quelles conditions. La nécessité même du parti découle précisément du fait que le prolétariat ne naît pas avec une compréhension toute faite de ses intérêts historiques. La tâche du parti consiste à apprendre, à démontrer au prolétariat son droit à la direction sur la base de l'expérience des luttes. Cependant, la bureaucratie stalinienne considère qu'on peut exiger tout simplement du prolétariat qu'il se soumette à la seule vue du passeport du parti, portant le cachet de l'Internationale communiste.

Tout front unique, qui n'est pas placé d'avance sous la direction du Parti communiste, répète le Rote Fahne, est dirigé contre les intérêts du prolétariat. Celui qui ne reconnaît pas la direction du Parti communiste, est par-là même un "contre-révolutionnaire". L'ouvrier est obligé de croire l'organisation communiste sur parole et à l'avance. Partant de l'identité de principe des tâches du parti et de la classe, le fonctionnaire s'arroge le droit de donner des ordres à la classe. La tâche historique, que le Parti communiste doit encore remplir : l'unification sous son drapeau de la majorité écrasante des ouvriers, le bureaucrate la transforme en ultimatum, en revolver appuyé contre la tempe de la classe ouvrière. La pensée dialectique est remplacée par une pensée formaliste, administrative et bureaucratique.

La tâche historique qu'il faut accomplir, est considérée comme déjà accomplie. La confiance qu'il faut gagner, est considérée comme déjà gagnée. Il est évident que c'est une solution de facilité. Mais, cela ne fait pas beaucoup avancer l'affaire. En politique, il faut partir de ce qui existe et non de ce qu'on souhaite qu'il y ait, ni de ce qui sera. Si on la pousse jusqu'au bout, la position de la bureaucratie stalinienne est, au fond, la négation du parti. En effet, à quoi se réduit tout son travail historique, si le prolétariat doit reconnaître à l'avance la direction de Thaelmann et Remmele ?

De l'ouvrier qui veut rejoindre les rangs des communistes le parti a le droit d'exiger : tu dois accepter notre programme, nos statuts et la direction de nos organismes élus. Mais il est absurde et criminel de poser à priori la même exigence, ou même une partie de cette exigence, aux masses ouvrières ou aux organisations ouvrières, alors qu'il s'agit d'actions communes pour des tâches militantes bien déterminées. Cela signifie saper les fondements mêmes du parti, qui ne peut remplir sa fonction que dans le cadre de rapports corrects avec la classe. Au lieu de lancer un ultimatum unilatéral qui irrite et offense ~ les ouvriers, il faut proposer un programme précis d'actions communes : c'est la voie la plus sûre pour conquérir la direction effective.

L'ultimatisme est une tentative pour violer la classe ouvrière, quand on n'arrive pas à la convaincre : si vous, les ouvriers, ne reconnaissez pas la direction de Thaelmann-Remmele-Neumann, nous ne vous permettrons pas de faire le front unique. Un ennemi perfide n'aurait pas pu imaginer de situation plus désavantageuse que celle dans laquelle se placent les chefs du Parti communiste. Sur cette voie ils courent à leur perte.

La direction du Parti communiste allemand ne fait que souligner plus clairement son ultimatisme, lorsque dans ses appels elle fait machine arrière de façon purement casuistique : "Nous ne vous demandons pas d'accepter à l'avance nos conceptions communistes." Cela sonne comme une excuse pour une politique qui n'a aucune excuse. Quand le parti déclare qu'il se refuse à engager quelques négociations que ce soit avec les autres organisations, mais qu'il permet aux ouvriers sociaux-démocrates de rompre avec leur organisation et de se placer sous la direction du Parti communiste, sans se dire communistes, cela relève du plus pur ultimatisme. Le recul en ce qui concerne "les conceptions communistes" est tout à fait ridicule : le fait de se dire communiste n'arrête pas l'ouvrier qui est prêt à rompre dès aujourd'hui avec son parti, pour prendre part à la lutte sous la direction communiste. L'ouvrier est étranger aux subterfuges diplomatiques et au jeu des étiquettes. Il juge la politique et l'organisation sur le fond. Il reste à la social-démocratie tant qu'il ne fait pas confiance à la direction communiste. On peut dire sans risque de se tromper que la majorité des ouvriers sociaux-démocrates restent encore aujourd'hui dans leur parti, non pas parce qu'ils font confiance à la direction réformiste, mais uniquement parce qu'ils n'ont pas encore confiance dans la direction communiste. Mais, dès aujourd'hui, ils veulent se battre contre le fascisme. Si on leur indique la prochaine étape de la lutte commune, ils exigeront de leur organisation qu'elle s'engage sur cette voie. S'ils sentent une résistance de la part de leur organisation, ils peuvent aller jusqu'à rompre avec elle.

Au lieu d'aider les ouvriers sociaux-démocrates à trouver leur voie par l'expérience, le Comité central du Parti communiste aide les chefs de la social-démocratie contre les ouvriers. Leur répugnance à se battre, leur peur de la lutte, leur incapacité à se battre, les Wels et les Hilferding les dissimulent aujourd'hui avec succès, en se référant à la volonté du Parti communiste de ne pas participer à une lutte commune. Le refus obstiné, stupide, absurde de la politique de front unique de la part du Parti communiste est devenu dans les conditions actuelles, la ressource politique primordiale de la social-démocratie. C'est précisément pourquoi, la social-démocratie, avec le parasitisme qui la caractérise, s'accroche ainsi à notre critique de la politique ultimatiste de Staline-Thaelmann.

Les dirigeants officiels de l'Internationale communiste pérorent aujourd'hui d'un air pénétré sur l'élévation du niveau théorique du parti et sur l'étude de "l'histoire du bolchevisme". En fait, "le niveau" ne fait que baisser, les leçons du bolchevisme sont oubliées, déformées, foulées aux pieds. Toutefois, il est très facile de trouver dans l'histoire du parti russe le précurseur de la politique actuelle du Comité central du parti allemand : c'est le défunt Bogdanov, fondateur de l'ultimatisme (ou otzovisme). Dès 1905, il pensait qu'il était impossible aux bolcheviks de participer au Soviet de Pétersbourg, si le Soviet ne reconnaissait pas au préalable la direction sociale-démocrate. Sous l'influence de Bogdanov, le bureau de Pétersbourg du Comité central des bolcheviks adopta en octobre 1905 la résolution suivante : présenter au Soviet de Pétersbourg une motion exigeant qu'il reconnaisse la direction du parti ; sinon, quitter le Soviet. Le jeune avocat Krassikov, membre en ce temps-là du Comité central des bolcheviks, présenta cet ultimatum à la séance plénière du Soviet. Les députés ouvriers, parmi lesquels se trouvaient aussi des bolcheviks, se regardèrent avec étonnement, puis passèrent à l'ordre du jour. Personne ne quitta le Soviet. Bientôt, Lénine arriva de l'étranger et passa un vigoureux savon aux ultimatistes : on ne peut pas, dit-il, obliger par des ultimatums la masse à sauter les étapes nécessaires de son propre développement politique.

Bogdanov, cependant, ne renonça pas à sa méthodologie et créa par la suite une fraction "ultimatiste" ou "otzoviste" : nom qui leur avait été attribué, car ils avaient tendance à faire quitter aux bolcheviks toutes les organisations qui refusaient d'accepter l'ultimatum qu'ils leur présentaient d'en haut : "reconnais par avance notre direction". Leur politique, les ultimatistes ont essayé de l'appliquer non seulement au Soviet, mais aussi dans le domaine du parlementarisme, dans les organisations professionnelles, et, en général dans toutes les organisations légales ou semi-légales de la classe ouvrière.

La lutte de Lénine contre l'ultimatisme était une lutte pour l'établissement de rapports corrects entre le parti et la classe. Dans l'ancien parti bolchevique, les ultimatistes n'ont jamais réussi à jouer un rôle tant soit peu important : sinon, la victoire du bolchevisme aurait été impossible. Le bolchevisme tirait sa force de son attitude attentive et pleine de finesse à l'égard de la classe. Quand il fut au pouvoir, Lénine poursuivit la lutte contre l'ultimatisme, en particulier et surtout, en ce qui concerne les syndicats. "Si aujourd'hui en Russie, écrivait-il, après deux ans et demi de victoires extraordinaires sur la bourgeoisie de la Russie et de l'Entente, nous posions comme condition d'adhésion aux syndicats "la reconnaissance de la dictature", nous ferions une bêtise, nous entamerions notre influence sur les masses, nous aiderions les mencheviks. En effet, toute la tâche des communistes consiste à savoir convaincre les retardataires, à savoir travailler parmi eux, et non à s'en couper avec des mots d'ordre "de gauche" puérils".(La maladie infantile du communisme, le gauchisme.) Cela est d'autant plus impératif pour les partis communistes de l'Ouest, qui ne représentent qu'une minorité de la classe ouvrière.

Cependant, la situation a radicalement changé en URSS pendant la dernière période. Le Parti communiste, armé du pouvoir, développe déjà un autre type de rapport entre l'avant-garde et la classe : dans ce rapport entre un élément de contrainte. La lutte de Lénine contre le bureaucratisme du parti et des Soviets impliquait fondamentalement une lutte non pas contre la mauvaise organisation des bureaux, les lenteurs administratives, la négligence, etc., mais contre l'assujettissement de la classe à l'appareil, contre la transformation de la bureaucratie du parti en une nouvelle couche "dirigeante". Le conseil de Lénine avant sa mort : créer une commission de contrôle prolétarienne, indépendante du Comité central, et écarter Staline et sa fraction de l'appareil du parti, était dirigé contre la dégénérescence bureaucratique du parti. Pour une série de raisons, dans lesquelles nous ne pouvons pas entrer ici, le parti a négligé ce conseil. La dégénérescence bureaucratique du parti a été poussée à l'extrême ces dernières années. L'appareil stalinien ne fait que commander. Le langage du commandement est le langage de l'ultimatisme. Tout ouvrier doit reconnaître par avance que toutes les décisions du Comité central passées, présentes et futures, sont infaillibles. Les prétentions à l'infaillibilité ont d'autant plus crû que la politique devenait plus erronée.

Ayant pris en main l'appareil de l'Internationale communiste, la fraction stalinienne exporta naturellement ses méthodes dans les sections étrangères, c'est-à-dire dans les partis communistes des pays capitalistes. La politique de la direction allemande est le reflet de la politique de la direction moscovite.

Thaelmann voit comment la bureaucratie stalinienne commande en proclamant contre-révolutionnaires tous ceux qui ne reconnaissent pas son infaillibilité. En quoi Thaelmann est-il pire que Staline? Si la classe ouvrière ne se place pas humblement sous sa direction, c'est parce que la classe ouvrière est contre-révolutionnaire. Ceux qui signalent à Thaelmann le caractère désastreux de l'ultimatisme sont doublement contre-révolutionnaires. Les œuvres complètes de Lénine sont parmi les œuvres les plus contre-révolutionnaires. Ce n'est pas en vain que Staline les a censurées sans pitié, particulièrement en ce qui concerne les éditions en langues étrangères.

Si l'ultimatisme est néfaste dans n'importe quelles conditions ; si, en URSS, il signifie le gaspillage du capital moral du parti, il est doublement injustifié dans les partis occidentaux, qui en sont seulement à accumuler leur capital moral. En Union soviétique, la révolution victorieuse a au moins créé les conditions matérielles pour l'ultimatisme bureaucratique sous la forme de l'appareil de répression. Dans les pays capitalistes, y compris en Allemagne, l'ultimatisme se transforme en une caricature impuissante qui est un obstacle à la marche du Parti communiste vers le pouvoir. L'ultimatisme de Thaelmann-Remmele est avant tout ridicule. Et le ridicule tue, particulièrement quand il s'agit du parti de la révolution.

Transportons pour une minute le problème dans l'arène politique de l'Angleterre, où le Parti communiste (par suite des erreurs funestes de la bureaucratie stalinienne) continue à ne représenter encore qu'une infime partie du prolétariat. Si on admet que toute forme de front unique, sauf s'il est communiste, est "contre-révolutionnaire", il devient évident que le prolétariat britannique doit remettre la lutte jusqu'à ce que le Parti communiste soit à sa tête. Mais le Parti communiste ne peut prendre la tête de la classe autrement que sur la base de l'expérience révolutionnaire de cette dernière. Or, l'expérience ne peut prendre un caractère révolutionnaire que si le parti entraîne dans la lutte des millions d'ouvriers. Et, il n'est possible d'entraîner dans la lutte des masses non communistes et, à plus forte raison, organisées, que sur la base de la politique de front unique. Nous tombons dans un cercle vicieux dont l'ultimatisme bureaucratique ne permet pas de trouver la sortie. Mais la dialectique révolutionnaire a depuis longtemps indiqué la sortie, en se fondant sur une multitude d'exemples dans les domaines les plus divers : combinaison de la lutte pour le pouvoir et de la lutte pour des réformes ; indépendance complète du parti mais unité des syndicats ; lutte contre le régime bourgeois, tout en utilisant ses institutions; critique implacable du parlementarisme du haut de la tribune parlementaire ; lutte sans pitié contre le réformisme, tout en concluant avec les réformistes des accords pratiques pour des tâches partielles.

En Angleterre, l'inconsistance de l'ultimatisme saute aux yeux, vue la faiblesse extraordinaire du Parti communiste. En Allemagne, le caractère désastreux de l'ultimatisme est quelque peu masqué par les effectifs importants du parti et par leur croissance. Mais le parti allemand croît sous la pression des circonstances et non grâce à la politique de la direction ; non pas grâce à l'ultimatisme, mais malgré lui. De plus, la croissance numérique n'est pas décisive : c'est les rapports politiques entre le parti et la classe qui sont décisifs. Sur cette ligne fondamentale, la situation ne s'améliore pas, car le parti allemand a élevé entre lui et la classe les barbelés de l'ultimatisme.


4. Les zigzags des staliniens dans la question du front unique[modifier le wikicode]

L'ancienne sociale-démocrate Torchors (Düsseldorf), qui est passée au Parti communiste, dit dans un rapport officiel qu'elle prononça au nom du parti à Francfort vers la mi-janvier :

"Les chefs sociaux-démocrates sont déjà suffisamment démasqués, et manœuvrer en ce sens en leur proposant l'unité au sommet n'est qu'un gaspillage d'énergie." Nous citons d'après le journal communiste de Francfort qui couvre de louanges ce rapport. "Les chefs sociaux-démocrates sont déjà suffisamment démasqués." Suffisamment pour l'oratrice, qui est passée de la social-démocratie au Parti communiste (ce qui, bien sûr, est tout à son honneur), mais insuffisamment pour les millions d'ouvriers qui votent pour la social-démocratie et tolèrent à leur tête la bureaucratie réformiste des syndicats.

Cependant, il est inutile de se référer à un rapport isolé. Dans le dernier des appels du Rote Fahne (28 janvier) qui m'est parvenu, il est à nouveau démontré qu'il n'est admissible de créer le front unique que contre les chefs de la social-démocratie et sans eux. Pourquoi ? Parce que "personne de ceux qui ont vécu et supporté les actions de ces "chefs" pendant ces huit dernières années ne les croira". Mais que faire, demandons-nous avec ceux qui sont venus à la politique depuis moins de dix-huit ans et même depuis moins de dix-huit mois? Depuis le début de la guerre de nouvelles générations politiques ont grandi ; elles doivent faire elles-mêmes l'expérience de la génération aînée, ne serait-ce qu'à une échelle extrêmement réduite. "Il s'agit justement, enseignait Lénine aux ultra-gauches, de ne pas croire que ce qui a fait son temps pour nous, a fait son temps pour la classe, a fait son temps pour les masses." Mais l'ancienne génération sociale-démocrate, qui a fait l'expérience de ces dix-huit années, n'a absolument pas rompu avec ses chefs. Au contraire, c'est précisément dans la social-démocratie que restent beaucoup de "vieux", liés au parti par de fortes traditions. Il est regrettable, évidemment, que les masses mettent tant de temps à faire leur apprentissage. Mais dans une large mesure la faute en incombe aux "pédagogues" communistes, qui n'ont pas su démasquer concrètement la nature criminelle du réformisme. Il faut, au moins, tirer profit de la nouvelle situation, alors que l'attention des masses est concentrée au plus haut point sur le danger mortel, pour soumettre les réformistes à une nouvelle épreuve qui sera, peut-être, cette fois-ci décisive.

Sans cacher ni modérer en rien notre opinion sur les chefs de la social-démocratie, nous pouvons et nous devons dire aux ouvriers sociaux-démocrates : "Comme, d'un côté, vous êtes d'accord pour vous battre avec nous, et que, de l'autre, vous ne voulez pas encore rompre avec vos chefs, voilà ce que nous vous proposons : obligez-les à entreprendre une lutte commune avec nous pour telles et telles tâches pratiques, par tels et tels moyens ; en ce qui nous concerne, nous, communistes, sommes prêts." Que peut-il y avoir de plus simple, de plus clair, de plus convaincant que cela ?

C'est précisément dans ce sens que j'écrivais - avec l'intention délibérée de susciter l'effroi sincère ou l'indignation feinte des imbéciles et des charlatans, - que, dans la lutte contre le fascisme, nous étions prêts à conclure des accords pratiques militants avec le diable, avec sa grand-mère, et même avec Noske et Zörgiebel[3].

Le parti officiel viole lui-même à chaque pas sa position figée. Dans ses appels à un "front unique rouge" (avec lui-même), il avance invariablement la revendication de "liberté illimitée des manifestations, des réunions, des coalitions et de la presse prolétariennes". C'est un mot d'ordre absolument juste. Mais dans la mesure où le Parti communiste parle de journaux, de réunions, etc., prolétariens et non pas seulement communistes, il avance en fait le mot d'ordre de front unique avec la social-démocratie elle-même, qui édite des journaux ouvriers, convoque des assemblées, etc. Le comble de l'absurdité est d'avancer des mots d'ordre politiques, qui contiennent l'idée de front unique avec la social-démocratie, et de refuser les accords pratiques pour se battre sur ces mots d'ordre.

Münzenberg, chez qui se disputent la ligne générale et le bon sens mercantile, écrivait en novembre dans Der rote Aufbau : "Il est vrai que le national-socialisme est l'aile la plus réactionnaire, la plus chauvine et la plus féroce du mouvement fasciste en Allemagne, et qu'effectivement, tous les cercles de gauche (!) ont le plus grand intérêt à s'opposer au renforcement de l'influence et de la puissance de cette aile du fascisme allemand." Si le parti d'Hitler est l'aile "la plus réactionnaire, la plus féroce", le gouvernement Brüning est donc moins féroce et moins réactionnaire. Münzenberg en arrive ici à pas de loup à la théorie du "moindre mal". Pour sauver les apparences d'orthodoxie, Münzenberg distingue différentes sortes de fascisme : le léger, le moyen et le fort, comme s'il s'agissait de tabac turc. Mais si tous les "cercles de gauche" (et quels sont leurs noms ?) sont intéressés à la victoire sur le fascisme, ne serait-il pas nécessaire de soumettre ces "cercles de gauche" à une épreuve pratique?

N'est-il pas clair qu'il fallait s'emparer immédiatement de la proposition diplomatique et équivoque de Breitscheid, en avançant de notre côté un programme pratique, concret et bien élaboré, de lutte commune contre le fascisme, et en exigeant une réunion commune des directions des deux partis, avec la participation de la direction des syndicats libres ? En même temps, il fallait diffuser énergiquement ce programme, à tous les niveaux des deux partis et dans les masses. Les négociations auraient dû se dérouler sous les yeux du peuple entier : la presse aurait dû en donner un compte rendu quotidien, sans exagérations ni inventions absurdes. Les ouvriers sont infiniment plus réceptifs à une telle agitation concrète qui frappe juste, qu'aux glapissements continuels sur le thème du "social-fascisme". Si on avait posé le problème de cette manière, la social-démocratie n'aurait pas pu, même un seul instant, se cacher derrière le décor en carton du "front de fer".

Relisez La maladie infantile du communisme, le gauchisme : c'est aujourd'hui le livre le plus actuel. C'est précisément à propos de situations analogues à celle que nous avons aujourd'hui en Allemagne que Lénine parle - nous citons textuellement - de la "nécessité absolue pour l'avant-garde du prolétariat, pour sa partie consciente, pour le Parti communiste, de louvoyer, de réaliser des ententes, des compromissions avec les différents groupes de prolétaires, les divers partis d'ouvriers et de petits exploitants... Le tout est de savoir appliquer cette tactique de manière à élever et non à abaisser le niveau de conscience général du prolétariat, son esprit révolutionnaire, sa capacité de lutter et de vaincre." Or quelle est l'attitude du Parti communiste ? Dans ses journaux, il répète quotidiennement que pour lui seul est acceptable " le front unique qui sera dirigé contre Brüning, Severing, Leipart, Hitler et leurs semblables". Face au soulèvement prolétarien, il n'y a pas de doute qu'il n'y aura aucune différence entre Brüning, Severing, Leipart et Hitler. Les socialistes révolutionnaires et les mencheviks se sont alliés aux cadets et aux korniloviens contre le soulèvement des bolcheviks en octobre : Kérensky conduisait sur Pétrograd le général cosaque cent-noirs, Krasnov, les mencheviks soutenaient Kornilov et Krasnov, les socialistes révolutionnaires organisaient le soulèvement des Junkers sous la direction d'officiers monarchistes.

Mais cela ne signifie absolument pas que Brüning, Severing, Leipart et Hitler appartiennent toujours et dans toutes les conditions au même camp. Maintenant, leurs intérêts divergent. Pour la social-démocratie, la question est, en ce moment, moins de défendre les fondements de la société capitaliste contre la révolution prolétarienne, que de défendre le système bourgeois semi-parlementaire contre le fascisme. Ce serait une très grande bêtise que de refuser d'utiliser cet antagonisme.

"Faire la guerre pour le renversement de la bourgeoisie internationale..., écrivait Lénine dans la Maladie infantile, et renoncer à priori à louvoyer, à exploiter les oppositions d'intérêts (fussent-elles momentanées) qui divisent nos ennemis, à passer des accords et des compromis avec des alliés éventuels (fussent-ils temporaires, peu sûrs, chancelants, conditionnels), n'est-ce pas d'un ridicule achevé ?" Nous citons à nouveau textuellement : les mots entre parenthèses soulignés par nous sont de Lénine.

Et plus loin : "On ne peut triompher d'un adversaire plus puissant qu'au prix d'une extrême tension des forces et à la condition expresse d'utiliser de la façon la plus minutieuse, la plus attentive, la plus circonspecte, la plus intelligente, la moindre "fissure" entre les ennemis." Que font Thaelmann et Remmele dirigés par Manouilsky ? La fissure entre la social-démocratie et le fascisme - et quelle fissure ! - ils essaient de toutes leurs forces de la colmater à l'aide de la théorie du social-fascisme et de la pratique de sabotage du front unique.

Lénine exigeait qu'on utilise chaque "possibilité de s'assurer un allié numériquement fort, fût-il un allié temporaire, chancelant, conditionnel, peu solide et peu sûr. Qui n'a pas compris cette vérité n'a rien compris au marxisme, ni en général au socialisme scientifique contemporain". Regardez, prophètes de la nouvelle école stalinienne : il est dit ici clairement et précisément, que vous n'avez rien compris au marxisme. Cela, c'est Lénine qui l'a dit de vous : accusez réception !

Mais sans victoire sur la social-démocratie, rétorquent les staliniens, il ne peut y avoir de victoire sur le fascisme. Cela est-il vrai ? Dans un certain sens c'est vrai. Mais le théorème inverse est également vrai : la victoire sur la social-démocratie italienne est impossible sans victoire sur le fascisme italien. Le fascisme de même que la social-démocratie sont les instruments de la bourgeoisie. Tant que dominera le capital, la social-démocratie et le fascisme continueront à exister dans différentes combinaisons. Ainsi tous les problèmes se réduisent à un seul dénominateur : le prolétariat doit renverser le régime bourgeois.

Mais c'est précisément aujourd'hui, alors que ce régime chancelle en Allemagne, que le fascisme vient à sa rescousse. Pour mettre à bas ce défenseur, il faut, nous dit-on, en finir au préalable avec la social-démocratie... Un schématisme aussi figé nous place dans un cercle vicieux. On ne peut en sortir que sur le terrain de l'action. Le caractère de l'action est déterminé non par le jeu de catégories abstraites, mais par les rapports réels des forces historiques vivantes.

Non, rabâchent les fonctionnaires, liquidons "d'abord" la social-démocratie. Par quel moyen ? C'est très simple : en donnant l'ordre aux organisations du parti de recruter dans tel délai cent mille nouveaux membres. De la pure propagande au lieu de la lutte politique, un plan de bureaucrate à la place d'une stratégie dialectique. Et si le développement réel de la lutte de classe posait dès aujourd'hui à la classe ouvrière la question du fascisme, comme une question de vie ou de mort ? Il faut alors que la classe ouvrière tourne le dos au problème, il faut l'endormir, il faut la convaincre que la lutte contre le fascisme est une tâche secondaire, que cette tâche peut attendre, qu'elle se résoudra d'elle-même, que le fascisme domine déjà en fait, qu'Hitler n'apportera rien de nouveau, qu'il ne faut pas avoir peur d'Hitler, qu'Hitler fraye seulement la voix aux communistes.

C'est peut-être une exagération ? Non, c'est l'idée directrice véritable et évidente des chefs du Parti communiste. Ils ne la poussent pas toujours jusqu'au bout. Lorsqu'ils sont confrontés aux masses, ils font souvent machine arrière sur leurs dernières conclusions, amalgamant différentes positions, embrouillant les ouvriers et s'embrouillant eux-mêmes ; mais chaque fois qu'ils essaient de s'en sortir, ils partent de la victoire inévitable du fascisme.

Le 14 octobre de l'année dernière, Remmele, l'un des trois chefs officiels du Parti communiste, déclarait au Reichstag : "C'est M. Brüning lui-même qui a dit très clairement : quand ils (les fascistes) seront au pouvoir, le front unique du prolétariat se réalisera et balayera tout" (bruyants applaudissements sur les bancs communistes). Que Brüning cherche à effrayer la bourgeoisie et la social-démocratie par une telle perspective, c'est compréhensible : il défend son pouvoir. Que Remmele console les ouvriers avec cette perspective, c'est une honte : il prépare le pouvoir d'Hitler, car toute cette perspective est radicalement fausse et témoigne d'une incompréhension totale de la psychologie des masses et de la dialectique de la lutte révolutionnaire. Si le prolétariat d'Allemagne, qui est aujourd'hui le témoin direct de tous les événements, laisse les fascistes accéder au pouvoir, c'est-à-dire fait preuve d'un aveuglement et d'une passivité absolument criminelles, il n'y a décidément aucune raison de compter sur le fait qu'après l'arrivée des fascistes au pouvoir, le même prolétariat secouera sa passivité et "balayera tout" : en tous les cas ce n'est pas ce qui s'est passé en Italie. Remmele raisonne entièrement dans l'esprit des phraseurs français petit bourgeois du XIXe siècle, qui faisaient preuve d'une incapacité totale à entraîner les masses à leur suite, mais qui, par contre, étaient fermement convaincus que, lorsque Louis Bonaparte prendrait la tête de la République, le peuple se lèverait sans attendre pour les défendre et "balayerait tout". Cependant le peuple, qui avait laissé l'aventurier Louis Bonaparte accéder au pouvoir, s'avéra, évidemment, incapable de le balayer ensuite. Il fallut pour cela de nouveaux événements importants, des secousses historiques, y compris la guerre.

Le front unique du prolétariat, pour Remmele, n'est réalisable, nous l'avons vu, qu'après l'arrivée d'Hitler au pouvoir. Peut-il y avoir d'aveu plus pitoyable de sa propre carence ? Puisque nous, Remmele et Cie, sommes incapables d'unir le prolétariat, nous chargeons Hitler de cette tâche. Quand il aura uni pour nous le prolétariat, nous nous montrerons dans toute notre force. Puis vient une déclaration fanfaronne : "Nous sommes les vainqueurs de demain, et la question n'est déjà plus : qui écrasera qui ? Cette question est déjà résolue (applaudissements sur les bancs communistes). Il n'y a plus qu'une seule question : à quel moment renverserons-nous la bourgeoisie ?" Rien que ça ! On appelle cela en russe, toucher le ciel du doigt. Nous sommes les vainqueurs de demain. Pour cela, il ne nous manque plus aujourd'hui que le front unique.

Hitler nous le donnera demain, quand il arrivera au pouvoir. Donc le vainqueur de demain ne sera pas Remmele, mais Hitler. Mais alors, mettez-vous ça dans la tête : l'heure de la victoire des communistes n'est pas prés de sonner.

Remmele sent lui-même que son optimisme boite de la jambe gauche, et il essaie de la consolider. "Ces messieurs les fascistes ne nous effraient pas, ils s'useront plus vite que n'importe quel autre gouvernement ("tout à fait vrai", sur les bancs des communistes)". La preuve : les fascistes veulent l'inflation du papier monnaie, et c'est la ruine pour les masses populaires ; par conséquent, tout s'arrangera on ne peut mieux. C'est ainsi que l'inflation verbale de Remmele égare les ouvriers allemands.

Nous avons ici le discours programmatique d'un chef officiel du parti, édité en un grand nombre d'exemplaires et qui doit servir à la campagne d'adhésions du Parti communiste : un formulaire tout prêt d'adhésion au parti est imprimé à la fin du discours. Ce discours programmatique est entièrement construit sur la capitulation devant le fascisme. "Nous ne craignons pas" la venue d'Hitler au pouvoir. Mais c'est en fait une formule inversée de lâcheté. "Nous" ne nous considérons pas comme capable d'empêcher Hitler d'arriver au pouvoir ; pire : nous, bureaucrates, sommes tellement pourris, que nous n'osons pas envisager sérieusement la lutte contre Hitler. C'est pourquoi, "nous n'avons pas peur". De quoi n'avez-vous pas peur : de la lutte contre Hitler ? Non, ils n'ont pas peur... de la victoire d'Hitler. Ils n'ont pas peur de se soustraire au combat. Ils n'ont pas peur de reconnaître leur propre lâcheté. Honte, trois fois honte ! Dans l'une de mes dernières brochures, j'écrivais que la bureaucratie stalinienne se préparait à tendre un piège à Hitler..sous la forme du pouvoir d'Etat. Les plumitifs communistes, qui vont de Münzenberg à Ullstein et de Mosse à Münzenberg, déclarèrent immédiatement : "Trotsky calomnie le Parti communiste." N'est-ce pas clair : par hostilité pour le communisme, par haine pour le prolétariat allemand, par désir ardent de sauver le capitalisme allemand, Trotsky attribue à la bureaucratie stalinienne un plan de capitulation. En fait, je n'ai fait que résumer le discours programmatique de Remmele et l'article théorique de Thaelmann. Où est donc la calomnie?

Thaelmann et Remmele restent en cela pleinement fidèles à l'évangile stalinien. Rappelons encore une fois ce que Staline enseigna à l'automne 1923, alors qu'en Allemagne tout se tenait, comme aujourd'hui, sur le fil du rasoir : "Les communistes, écrivait Staline à Zinoviev et Boukharine, doivent-ils s'efforcer (au stade actuel) de s'emparer du pouvoir sans la social-démocratie, sont-ils déjà mûrs pour cela, - voilà, d'après moi, le fond de la question... Si aujourd'hui en Allemagne le pouvoir tombe, pour ainsi dire, et que les communistes le ramassent, ils s'effondreront avec éclat. Cela "dans le meilleur" des cas. Et dans le pire, ils seront mis en pièces et rejetés... Evidemment, les fascistes veillent, mais il est plus avantageux pour nous que les fascistes attaquent les premiers : cela rassemblera toute la classe ouvrière autour des communistes... A mon avis, il faut retenir les Allemands, et non les encourager. "

Dans sa brochure sur la Grève de masse, Langner écrit : "L'affirmation (de Brandler), selon laquelle la lutte d'octobre (1923) aurait amené une "défaite décisive", n'est rien d'autre qu'une tentative d'enjoliver les erreurs opportunistes et la capitulation opportuniste sans combat" (p. 101). C'est tout à fait vrai. Mais qui fut donc l'instigateur de "la capitulation sans combat" ? Qui "retenait" au lieu d'"encourager" ? En 1931, Staline ne fit que développer sa formule de 1923 : que les fascistes prennent le pouvoir, ils ne feront que nous frayer la route. Evidemment, il est beaucoup moins dangereux d'attaquer Brandler que Staline : les Langner le savent bien...

Il est vrai que ces deux derniers mois - et les protestations résolues de la gauche n'y sont pas pour rien - un certain changement est intervenu : le Parti communiste ne dit plus qu'Hitler doit prendre le pouvoir pour s'épuiser rapidement ; aujourd'hui, il insiste plus sur l'aspect opposé de la question : il ne faut pas remettre la lutte contre le fascisme à l'arrivée d'Hitler au pouvoir; il faut mener la lutte maintenant, en soulevant les ouvriers contre les décrets de Brüning, en élargissant et en approfondissant la lutte dans l'arène économique et politique. C'est tout à fait juste. Tout ce que disent les représentants du Parti communiste dans ce cadre est incontestable. Sur ce point il n'y a pas de désaccord entre nous. Mais il reste tout de même la question principale : comment passer des paroles aux actes ?

La majorité écrasante des membres du parti et une partie importante de l'appareil - nous n'en doutons nullement veulent sincèrement la lutte. Mais il faut regarder la réalité en face : cette lutte n'existe pas, on ne la voit pas venir. Les décrets de Brüning sont passés impunément. La trêve de Noël ne fut pas rompue. La politique de grèves partielles improvisées, à en juger les comptes rendus qu'en donne le Parti communiste lui-même, n'a pas donné de résultat sérieux jusqu'à maintenant. Les ouvriers le voient. On ne peut pas les convaincre par un seul cri.

Le Parti communiste rejette sur la social-démocratie la responsabilité de la passivité des masses. Historiquement, c'est incontestable. Mais nous ne sommes pas des historiens, mais des militants politiques révolutionnaires. Il ne s'agit pas de recherches historiques, mais des moyens permettant de sortir de l'impasse.

Le SAP, qui au début de son existence posait de manière formelle (particulièrement dans les articles de Rosenfeld et de Seydewitz) la question de la lutte contre le fascisme et faisait coïncider la contre-attaque avec l'arrivée d'Hitler au pouvoir, a fait un certain pas en avant. Sa presse exige maintenant qu'on organise rapidement la résistance au fascisme, en soulevant les ouvriers contre la famine et le joug policier. Nous reconnaissons volontiers que le changement dans la position du SAP s'est produit sous l'influence de la critique communiste : l'une des tâches du communisme consiste à faire avancer le centrisme en critiquant son caractère hybride. Mais cela est insuffisant : il faut utiliser politiquement les fruits de cette critique, en proposant au SAP de passer des paroles aux actes. Il faut soumettre le SAP à une épreuve pratique, publique et claire : non en interprétant des citations isolées - cela ne saurait suffire - mais en proposant de se mettre d'accord sur des moyens pratiques précis de résistance. Si le SAP révèle sa carence, l'autorité du Parti communiste en sortira renforcée, et le parti intermédiaire sera rapidement liquidé. Qu'y a-t-il à craindre?

Il n'est cependant pas vrai que le SAP ne veut pas se battre sérieusement. Il y a en lui plusieurs tendances. Aujourd'hui, dans la mesure où l'affaire se résume à une propagande abstraite pour le front unique, les contradictions internes sommeillent. Quand on passera à la lutte, elles resurgiront. Seul le Parti communiste peut y gagner.

Mais il reste encore la question principale : celle de la social-démocratie (SPD). Si elle rejette les propositions pratiques que le SAP a acceptées, cela créera une nouvelle situation. Les centristes, qui voudraient se maintenir à égale distance du Parti communiste et de la social-démocratie, récriminer contre l'un ou contre l'autre et se renforcer sur le compte des deux (telle est la philosophie que développe Urbahns), se retrouveraient immédiatement suspendus dans le vide, car il deviendrait manifeste que c'est précisément la social-démocratie qui sabote la lutte révolutionnaire. N'est-ce pas un sérieux avantage ? Les ouvriers du SAP tourneraient alors résolument leurs regards du côté du Parti communiste.

Mais le refus de Wels et Cie d'accepter le programme d'action accepté par le SAP, ne passerait pas impunément même pour la social-démocratie. Le Vorwärts perdrait immédiatement la possibilité de se plaindre de la passivité du Parti communiste. L'attraction pour le front unique grandirait aussitôt chez les ouvriers sociaux-démocrates. Et cela équivaudrait à une attraction pour le Parti communiste. N'est-ce pas clair?

A chacune de ces étapes et à chacun de ces tournants, le Parti communiste découvrirait de nouvelles possibilités. Au lieu de la répétition monotone des mêmes formules toutes faites, devant le même auditoire, il gagnerait la possibilité de mobiliser de nouvelles couches, de les instruire sur la base de l'expérience vivante, de les tremper et de renforcer son hégémonie dans la classe ouvrière.

Il ne peut y avoir de discussion sur le fait que le Parti communiste renonce dans le même temps à la direction indépendante de grèves, de manifestations, de campagnes politiques. Il garde sa pleine liberté d'action. Il n'attend personne.

Mais sur la base de ses actions, il manœuvre activement en direction des autres organisations ouvrières, détruit le cloisonnement parmi les ouvriers, fait apparaître au grand jour les contradictions du réformisme et du centrisme, fait progresser la cristallisation révolutionnaire dans le prolétariat.


5. Rappel historique sur la question du front unique[modifier le wikicode]

Les considérations sur la politique de front unique découlent des nécessités à ce point fondamentales et impératives de la lutte classe contre classe (dans le sens marxiste et non bureaucratique de ces mots), qu'il est impossible de lire sans rougir d'indignation et de honte, les objections de la bureaucratie stalinienne. On peut expliquer quotidiennement les idées les plus simples aux ouvriers ou aux paysans les plus arriérés et les plus ignorants, et n'éprouver en faisant cela aucune lassitude; dans ce cas, il s'agit de mettre en mouvement des couches nouvelles. Mais quel malheur, lorsqu'il faut démontrer et expliquer des idées élémentaires à des gens dont le cerveau a été laminé par la presse bureaucratique1 Que faire avec les "chefs", qui n'ont pas d'arguments logiques à leur disposition, mais qui ont, par contre, sous la main un répertoire d'injures internationales ? Les positions fondamentales du marxisme sont qualifiées à l'aide d'un seul et unique terme : "contre-révolution" ! Ce mot est terriblement dévalué dans la bouche de ceux qui jusqu'à présent, en tout cas, n'ont démontré en rien leur capacité à faire la révolution. Mais, qu'en est-il des décisions des quatre premiers congrès de l'Internationale communiste? La bureaucratie stalinienne les reconnaît-elle, oui ou non ?

Les documents sont bien vivants et ont conservé toute leur signification jusqu'à ce jour. J'en extrais, - car ils sont très nombreux, - les thèses que j'avais élaborées entre le IIIe et le IVe Congrès pour le Parti communiste français. Elles avaient été adoptées par le Bureau politique du Parti communiste russe et le Comité exécutif de l'Internationale communiste, et publiées à cette époque en différentes langues dans les organes communistes. Nous reproduisons textuellement la partie des thèses qui est consacrée à l'argumentation et à la défense de la politique de front unique :

" ... Il est tout à fait évident que l'activité du prolétariat en tant que classe ne cesse pas pendant la période préparatoire à la révolution. Les conflits avec les patrons, avec la bourgeoisie, avec le pouvoir d'Etat, à l'initiative de l'un ou de l'autre camp, se succèdent. Dans ces conflits, dans la mesure où ils concernent les intérêts vitaux de toute la classe ouvrière, ou de sa majorité, ou de l'une ou l'autre de ses parties, les masses ouvrières ressentent la nécessité de l'unité d'action... Le parti qui s'oppose mécaniquement à cette nécessité... sera inévitablement condamné dans la conscience des ouvriers.

Le problème du front unique naît de la nécessité d'assurer à la classe ouvrière la possibilité d'un front unique dans la lutte contre le capital, malgré la scission inévitable à notre époque des organisations politiques qui s'appuient sur la classe ouvrière. Celui qui ne comprend pas cette tâche considère le parti comme une association propagandiste, et non comme une organisation d'actions de masse.

Si le Parti communiste n'avait pas rompu radicalement et définitivement avec la social-démocratie, il ne serait jamais devenu le parti de la révolution prolétarienne. Si le Parti communiste n'avait pas cherché les moyens organisationnels afin de rendre possibles à chaque instant des actions communes et coordonnées entre les masses ouvrières communistes et non communistes (y compris sociales-démocrates), il aurait par là même manifesté son incapacité à gagner la majorité de la 'classe ouvrière sur la base d'actions de masse.

Il ne suffit pas de séparer les communistes des réformistes, ni de les lier par une discipline organisationnelle ; il faut que cette organisation apprenne à diriger toutes les actions collectives du prolétariat dans tous les domaines de sa lutte réelle.

C'est la deuxième lettre de l'ABC du communisme.

Le front unique s'étend-il seulement aux masses ouvrières ou inclut-il également les chefs opportunistes ? Le fait même de poser cette question est le fruit d'un malentendu. Si nous pouvions rassembler simplement les masses ouvrières autour de notre drapeau... sans passer par les organisations réformistes, partis ou syndicats, ce serait mieux évidemment. Mais alors, la question même du front unique ne se poserait pas sous sa forme actuelle.

En dehors de toutes autres considérations, nous avons intérêt à attirer les réformistes hors de leurs repaires et à les placer à côté de nous, face aux masses combattantes. En appliquant cette tactique juste, nous ne pouvons qu'y gagner. Le communiste qui a des doutes ou des appréhensions sur ce point est semblable au nageur qui a adopté les thèses sur la meilleure façon de nager, mais qui n'ose pas se jeter à l'eau.

En concluant un accord avec d'autres organisations, nous nous imposons, évidemment, une certaine discipline d'action.

Mais cette discipline ne peut avoir un caractère absolu. Au cas où les réformistes freinent la lutte au détriment évident du mouvement pour contrebalancer la situation et l'état d'esprit des masses, nous conservons toujours, en tant qu'organisation indépendante, le droit de mener la lutte jusqu'au bout et sans nos demi-alliés temporaires.

On ne peut voir dans cette politique un rapprochement avec les réformistes, qu'en se plaçant du point de vue du journaliste qui pense s'éloigner du réformisme, quand, sans sortir de sa salle de rédaction, il le critique toujours dans les mêmes termes, et qui craint de l'affronter devant les masses ouvrières et de donner à ces dernières la possibilité de juger les communistes et les réformistes dans des conditions d'égalité, celles de la lutte de masse. Cette peur soi-disant révolutionnaire du " rapprochement " dissimule fondamentalement une passivité politique qui s'efforce de conserver un ordre des choses, où les communistes et les réformistes ont leurs sphères d'influence nettement délimitées, leurs habitués à leurs réunions, leur presse, et où tout cela crée l'illusion d'une lutte politique sérieuse.

Sur la question du front unique nous voyons se dessiner une tendance passive et indécise, masquée par une intransigeance verbale. Dès l'abord, le paradoxe suivant saute aux yeux : les éléments droitiers du parti avec leurs tendances centristes et pacifistes... apparaissent comme les adversaires les plus irréductibles du front unique, en se dissimulant derrière le drapeau de l'intransigeance révolutionnaire. Inversement, les éléments qui... dans les moments les plus difficiles étaient entièrement sur les positions de la IIIe Internationale, interviennent aujourd'hui en faveur du front unique. En fait, aujourd'hui ce sont les partisans d'une tactique passive et attentiste qui interviennent sous le masque d'une intransigeance pseudo-révolutionnaire" (Trotsky, Les cinq premières années de l'internationale communiste ; pp. 345-378 de l'édition russe).

Ne dirait-on pas que ces lignes ont été écrites aujourd'hui contre Staline, Manouilsky, ,Thaelmann, ,Remmele, ,Neumann ? En fait, elles ont été écrites il y a dix ans contre Frossard, Cachin, Charles Rappoport, Daniel Renoult et d'autres opportunistes français qui se cachaient derrière des formules ultragauches. Est-ce que les thèses citées - cette question nous la posons carrément à la bureaucratie stalinienne - étaient déjà "contre-révolutionnaires", lorsqu'elles étaient l'expression de la politique du Bureau politique russe, dirigé par Lénine, et qu'elles définissaient la politique de l'Internationale communiste ? Qu'on n'essaye pas de nous répondre que depuis les conditions ont changé : il ne s'agit pas de question conjoncturelle mais, comme il est dit dans les textes mêmes, de l'abc du communisme.

Il y a dix ans, l'Internationale communiste expliquait ainsi le fond de la politique de front unique : le Parti communiste montre dans les faits aux masses et à leurs organisations, qu'il est prêt à lutter avec elles même pour les objectifs les plus modestes, à condition qu'ils aillent dans le sens du développement historique du prolétariat ; le Parti communiste dans cette lutte tient compte, à chaque moment, de l'état d'esprit réel de la classe ; il s'adresse non seulement aux masses, mais aussi aux organisations dont la direction est reconnue par les masses ; devant les masses, il oblige les organisations réformistes à prendre publiquement position sur les tâches réelles de la lutte des classes. La politique de front unique accélère la prise de conscience révolutionnaire de la classe, en découvrant dans les faits que ce n'est pas la volonté de scission du Parti communiste, mais le sabotage conscient des chefs de la sociale-démocratie qui sape la lutte commune. Il est évident que ces idées n'ont en rien vieilli.

Comment donc expliquer que l'Internationale communiste a renoncé à la politique de front unique ? Par les échecs et les fiascos qu'a connus cette politique dans le passé. Si ces échecs, dont les causes résident non dans la politique mais dans les hommes politiques, avaient été en leur temps mis en évidence, analysés, étudiés, le Parti communiste allemand aurait été parfaitement armé face à la situation actuelle, tant d'un point de vue stratégique que tactique. Mais la bureaucratie stalinienne a agi comme le singe atteint de myopie dans la fable : .ayant mis ses lunettes sur la queue et les ayant nettoyées sans résultat, il décida qu'elles ne servaient à rien et les brisa contre une pierre. Chacun agit comme il l'entend, mais ce n'est pas la faute des lunettes.

Les erreurs dans la politique de front unique étaient de deux sortes. Le plus souvent, les organes dirigeants du Parti communiste s'adressaient aux réformistes, en proposant une lutte commune sur des mots d'ordre radicaux, ne découlant pas de la situation et ne correspondant pas au niveau de conscience des masses. Ces propositions étaient des coups tirés à blanc. Les masses restaient extérieures, les dirigeants réformistes interprétaient la proposition des communistes comme une intrigue visant à détruire la social-démocratie. Dans tous ces cas, il s'agissait d'une application purement formelle de la politique de front unique, et qui ne dépassait pas le stade des déclarations; de fait, dans son essence même, elle ne peut donner de résultats que sur la base d'une appréciation réaliste de la situation et de l'état des masses. L'arme des "lettres ouvertes", trop fréquemment et mal utilisée, s'est enrayée et il a fallu y renoncer.

Un autre type de déformation a pris un caractère beaucoup plus fatal. Entre les mains de la direction stalinienne, la politique de front unique se transformait en une recherche d'alliances au prix de l'abandon de l'indépendance du Parti communiste. En s'appuyant sur Moscou et se croyant tout-puissants, les bureaucrates de l'Internationale communiste ont cru sérieusement qu'ils pouvaient commander aux masses, leur imposer un itinéraire, freiner le mouvement agraire et les grèves en Chine, acheter l'alliance avec Tchang Kai-Chek au prix de l'abandon de la politique indépendante du Parti communiste, rééduquer la bureaucratie des trade-unions, principaux supports de l'impérialisme britannique, derrière une table de banquet à Londres ou dans les stations thermales du Caucase, transformer les bourgeois croates, comme Raditch, en communistes, etc., etc. De plus, cela partait des meilleures intentions du monde : accélérer le développement en faisant à la place des masses ce pour quoi elles n'étaient pas encore mûres. Il n'est pas inutile de rappeler que dans toute une série de pays, en particulier en Autriche, les bureaucrates de l'Internationale communiste se sont efforcés dans la dernière période de créer à partir du sommet, de façon artificielle, une social-démocratie "de gauche" qui devait servir de pont vers le communisme. Cette mascarade n'a également conduit qu'à des échecs. Les résultats de toutes ces expériences et aventures ont été invariablement catastrophiques. Le mouvement révolutionnaire mondial a été rejeté en arrière de plusieurs années.

C'est alors que Manouilsky décida de briser les lunettes, et Kuusinen, pour ne plus se tromper, proclama tout le monde fasciste à l'exception de lui-même et de ses amis. Aujourd'hui, l'affaire est plus simple et plus claire, et désormais, il ne peut plus y avoir d'erreurs. Quel front unique peut-il y avoir avec des "sociaux-fascistes" contre des nationaux-fascistes, ou avec des "sociaux-fascistes de gauche" contre des "sociaux-fascistes de droite" ? Ayant ainsi décrit au-dessus de nos têtes un virage à 180 degrés, la bureaucratie stalinienne s'est vue forcée de déclarer contre-révolutionnaires les résolutions des quatre premiers congrès de l'Internationale.


6. Les leçons de l'expérience russe[modifier le wikicode]

Dans un de nos précédents ouvrages, nous nous sommes référés à l'expérience bolchevique dans la lutte contre Kornilov : les dirigeants officiels nous répondirent par des grognements de désapprobation. Rappelons une nouvelle fois le fond de l'affaire, pour montrer de façon plus précise et plus détaillée comment l'école stalinienne tire les leçons du passé.

En juillet-août 1917, le chef du gouvernement, Kérensky, réalisa pratiquement le programme du commandant en chef Kornilov : il rétablit sur le front les tribunaux militaires de campagne et la peine de mort pour les soldats, enleva aux Soviets conciliateurs toute influence sur les affaires de l'Etat, réprima les paysans, fit doubler le prix du pain (dans le cadre du monopole d'Etat sur le commerce du blé), prépara l'évacuation de Pétrograd révolutionnaire et rassembla aux abords de la capitale, en accord avec Kornilov, des troupes contre-révolutionnaires, promit aux alliés une nouvelle offensive sur le front, etc. Telle était la situation politique générale.

Le 26 août, Kornilov rompait avec Kérensky à cause des hésitations de ce dernier et lançait ses troupes sur Pétrograd. Le parti bolchevique était dans une situation semi-légale. Ses chefs, à commencer par Lénine, se cachaient dans la clandestinité ou étaient en prison, accusés de liaison avec l'état-major des Hohenzollern. Les journaux bolcheviques étaient interdits. Les poursuites venaient du gouvernement de Kérensky, qui était soutenu sur sa gauche par les conciliateurs SR et mencheviques.

Que fit le parti bolchevique? Il n'hésita pas une minute à conclure un accord pratique avec ses geôliers, Kérensky, Tseretelli, Dan, pour lutter contre Kornilov. Partout furent créés des comités de défense révolutionnaire, où les bolcheviks étaient minoritaires. Ce qui ne les empêcha pas de jouer un rôle dirigeant : lors d'accords visant à développer l'action révolutionnaire des masses, le parti révolutionnaire le plus conséquent et le plus hardi y gagne toujours. Les bolcheviks étaient au premier rang, détruisant les barrières qui les séparaient des ouvriers mencheviques et surtout des soldats SR, et les entraînaient à leur suite.

Peut-être que les bolcheviks ont agi de cette manière uniquement parce qu'ils avaient été pris au dépourvu ? Non, les bolcheviks ont des dizaines, des centaines de fois au cours des mois précédents, exigé des mencheviks une lutte commune contre la contre-révolution qui se mobilisait. Dès le 27 mai, alors que Tseretelli réclamait des mesures de répression contre les marins bolcheviques, Trotsky déclara à une réunion du Soviet de Pétrograd : "Si un général contre-révolutionnaire s'efforce de passer un nœud coulant au cou de la révolution, les cadets savonneront la corde, mais les marins de Cronstadt viendront combattre et mourir avec nous." Ceci se confirma entièrement. Pendant les journées où Kornilov avançait, Kérensky s'adressa aux marins du croiseur Aurore, leur demandant de prendre sur eux la défense du Palais d'hiver. Les marins étaient tous des bolcheviks. Ils haïssaient Kérensky. Mais cela ne les empêcha pas de protéger avec vigilance le Palais d'hiver. Leurs représentants se rendirent à la prison "Kresty" pour y rencontrer Trotsky qui y était enfermé, et lui demandèrent : ne faut-il pas arrêter Kérensky ? Mais la question était un peu une plaisanterie : les marins comprenaient qu'il fallait d'abord écraser Kornilov et ensuite régler son compte à Kérensky. Grâce à une direction politique juste, les marins de l'Aurore avaient une meilleure compréhension que le Comité central de Thaelmann.

Le Rote Fahne qualifie notre mise au point historique "d'erronée". Pour quelle raison ? C'est une question inutile. Peut-on vraiment attendre de ces gens-là des objections sensées ? Ils ont reçu l'ordre de Moscou, sous la menace d'être licenciés, d'aboyer au seul nom de Trotsky. Ils exécutent l'ordre comme ils peuvent. Selon eux, Trotsky "a fait une comparaison erronée entre la lutte actuelle de Brüning "contre" Hitler et la lutte des bolcheviks lors du soulèvement réactionnaire de Kornilov au début de septembre 1917 : confrontés immédiatement à une situation révolutionnaire aiguë, les bolcheviks se battaient contre les mencheviks pour gagner la majorité dans les Soviets, et armés dans la lutte contre Kornilov, ils attaquaient simultanément Kérensky sur ses côtés. Trotsky présente ainsi le soutien à Brüning et au gouvernement prussien comme un moindre mal" (Rote Fahne, 22 décembre).

Il est difficile de réfuter tout ce fatras de paroles. Je compare, soi-disant, la lutte des bolcheviks contre Kornilov avec la lutte de Brüning contre Hitler. Je ne surestime pas les capacités intellectuelles de la rédaction du Rote Fahne, mais ces gens-là ne pouvaient pas ne pas comprendre ma pensée. La lutte des bolcheviks contre Kornilov, je la compare avec celle du Parti communiste allemand contre Hitler. En quoi cette comparaison est-elle "erronée"? Les bolcheviks, écrit le Rote Fahne, combattaient à cette époque les mencheviks pour gagner la majorité dans les Soviets. Mais le Parti communiste allemand, lui aussi, combat la social-démocratie pour gagner la majorité dans la classe ouvrière. En Russie, nous étions à la veille d' "une situation révolutionnaire aiguë". Tout à fait juste1 Cependant, si les bolcheviks avaient adopté en août la position de Thaelmann, c'est une situation contre-révolutionnaire qui aurait pu s'instaurer à la place de la situation révolutionnaire.

Au cours des dernières journées d'août, Kornilov fut écrasé, en fait non par la force des armes, mais par la seule unité des masses. Le lendemain du 3 septembre, Lénine proposa dans la presse aux mencheviks et aux socialistes révolutionnaires, le compromis suivant : "vous avez la majorité dans les Soviets, leur disait-il, prenez le pouvoir, nous vous soutiendrons contre la bourgeoisie. Garantissez-nous une totale liberté d'agitation et nous vous promettons une lutte pacifique pour la majorité dans les Soviets". Voilà l'opportuniste qu'était Lénine ! Les mencheviks et les socialistes révolutionnaires rejetèrent le compromis, c'est-à-dire une nouvelle proposition de front unique contre la bourgeoisie. Ce refus devint entre les mains des bolcheviks une arme puissante pour la préparation du soulèvement armé qui, sept semaines plus tard, balaya les mencheviks et les socialistes révolutionnaires.

Jusqu'à présent, dans le monde, il n'y a eu qu'une révolution prolétarienne victorieuse. En aucun cas, je ne considère que nous n'avons commis aucune erreur sur le chemin de la victoire ; toutefois, je pense que notre expérience présente pour le Parti communiste allemand une certaine importance. Je développe une analogie historique entre deux situations très proches et apparentées. Que répondent les dirigeants du Parti communiste allemand? Des injures.

Seul le groupe ultra-gauche du Roter Kämpfer, armé de toute sa science, s'est efforcé de critiquer sérieusement notre comparaison. Il estime que les bolcheviks ont agi en août de façon correcte, "car Kornilov était le représentant de la contre-révolution tsariste. Ce qui signifie que sa lutte était celle de la réaction féodale contre la révolution bourgeoise. Dans ces conditions, un accord tactique des ouvriers avec la bourgeoisie et son appendice SR et menchevique était non seulement nécessaire mais inévitable, car les intérêts des deux classes coïncidaient pour repousser la contre-révolution féodale. " Mais comme Hitler représente la contre-révolution bourgeoise et non féodale, la social-démocratie qui soutient la bourgeoisie, ne peut s'engager contre Hitler. C'est pour cette raison qu'il n'existe pas de front unique en Allemagne et que la comparaison de Trotsky est erronée.

Tout cela a l'air très solide. Mais en fait, il n'y a pas un seul mot de juste. La bourgeoisie russe en août 1917 ne s'est nullement opposée à la réaction féodale : tous les propriétaires soutenaient le parti cadet, qui s'opposait à l'expropriation des propriétaires fonciers. Kornilov se proclamait républicain, "fils de paysan" et partisan d'une réforme agraire et de l'Assemblée constituante. Toute la bourgeoisie soutenait Kornilov. L'accord des bolcheviks avec les socialistes révolutionnaires et les mencheviks était devenu possible uniquement parce que les conciliateurs avaient temporairement rompu avec la bourgeoisie : c'est la peur de Kornilov qui les y avait poussés. Les conciliateurs avaient compris qu'à partir du moment où Kornilov remporterait une victoire, la bourgeoisie cesserait d'avoir besoin d'eux et permettrait à Kornilov de les écraser. Dans ces limites, on voit qu'il y a une totale analogie avec les rapports qui existent entre la social-démocratie et le fascisme.

La différence ne commence pas du tout là où la voient les théoriciens du Roter Kämpfer. En Russie, les masses petites bourgeoises, surtout paysannes, penchaient non vers la droite mais vers la gauche. Kornilov ne s'appuyait pas sur la petite bourgeoisie. C'est précisément pour cette raison que son mouvement n'était pas fasciste. C'était une contre-révolution bourgeoise - et absolument pas féodale - dirigée par un général comploteur. C'est en cela que résidait sa faiblesse. Kornilov s'appuyait sur la sympathie de toute la bourgeoisie et sur le soutien militaire des officiers, des junkers, c'est-à-dire de la jeune génération de cette même bourgeoisie. Cela s'avéra insuffisant. Mais dans le cas d'une politique erronée des bolcheviks, la victoire de Kornilov n'était pas du tout exclue.

Nous voyons que les arguments du Roter Kämpfer contre le front unique en Allemagne sont fondés sur le fait que ses théoriciens ne comprennent ni la situation russe, ni la situation allemande[4].

Se sentant peu assuré sur la glace de l'histoire russe, le Rote Fahne essaie d'aborder la question d'un autre côté. Pour Trotsky, seuls les nationaux-socialistes sont des fascistes. "Une situation d'exception, l'abaissement dictatorial du salaire, l'interdiction de fait des grèves... tout ceci n'est pas le fascisme pour Trotsky. Mais tout cela notre parti doit le supporter. " La hargne impuissante de ces gens-là est désarmante. Où et quand ai-je proposé de "supporter" le gouvernement Brüning? Et que veut dire : "supporter" ? S'il s'agit d'un soutien parlementaire ou extra-parlementaire du gouvernement Brüning, c'est une honte pour des communistes d'en parler. Mais dans un autre sens plus large, historique, vous, messieurs les braillards, vous êtes bien obligés de "supporter" le gouvernement Brüning, car vous êtes trop faibles pour le renverser.

Tous les arguments que le Rote Fahne dirige contre moi à propos des affaires allemandes pourraient tout aussi bien être dirigés contre les bolcheviks en 1917. On pouvait dire : "Pour les bolcheviks, la politique de Kornilov commence avec Kornilov. Mais, en fait, Kérensky n'est-il pas korniloviste ? Sa politique ne vise-t-elle pas à écraser la révolution ? Ne menace-t-il pas les paysans d'expéditions punitives? N'organise-t-il pas les lock-out ? Lénine n'est--il pas dans la clandestinité ? Et tout cela, nous devons le supporter ? "

Pour autant que je m'en souvienne, il ne s'est pas trouvé un seul bolchevik pour se risquer à une telle argumentation. Mais s'il s'en était trouvé un, il lui aurait été répondu approximativement ceci : "Nous accusons Kérensky de préparer et de faciliter l'arrivée de Kornilov au pouvoir. Mais cela nous décharge-t-il de l'obligation de répliquer à l'offensive de Kornilov ? Nous accusons le portier d'avoir ouvert à moitié les portes au pillard. Mais est-ce que cela implique qu'il nous faut négliger la porte ? " Comme le gouvernement Brüning, grâce à la bienveillance de la social-démocratie, a enfoncé le prolétariat jusqu'aux genoux dans la capitulation devant le fascisme, vous en concluez : jusqu'aux genoux, jusqu'à la ceinture ou totalement, n'est-ce pas la même chose ? Non, ce n'est pas la même chose. Celui qui s'est enfoncé dans le marais jusqu'aux genoux peut encore en sortir. Mais pour celui qui s'y est enfoncé jusqu'à la tête, il n'y a plus d'espoir d'en revenir.

Lénine écrivait au sujet des ultra-gauches : "Ils disent beaucoup de bien de nous, bolcheviks. Parfois on a envie de leur dire : si vous nous adressiez moins de louanges, vous comprendriez mieux la tactique des bolcheviks et vous la connaîtriez davantage ! "


7. Les leçons de l'expérience italienne[modifier le wikicode]

Le fascisme italien est issu directement du soulèvement du prolétariat italien, trahi par les réformistes. Depuis la fin de la guerre, le mouvement révolutionnaire en Italie allait en s'accentuant et, en septembre 1920, déboucha sur la prise des fabriques et des usines par les ouvriers. La dictature du prolétariat était une réalité, il fallait seulement l'organiser et en tirer toutes les conclusions. La social-démocratie prit peur et fit marche arrière. Après des efforts audacieux et héroïques, le prolétariat se retrouva devant le vide. L'effondrement du mouvement révolutionnaire fut la condition préalable la plus importante de la croissance du fascisme. En septembre, l'offensive révolutionnaire du prolétariat s'arrêtait; dés novembre, se produisait la première attaque importante des fascistes (la prise de Bologne).

A vrai dire, le prolétariat était encore capable après la catastrophe de septembre de mener des combats défensifs. Mais la social-démocratie n'avait qu'un souci : retirer les ouvriers de la bataille au prix de concessions continuelles. Les sociaux-démocrates espéraient qu'une attitude soumise de la part des ouvriers dresserait "l'opinion publique" bourgeoise contre les fascistes. De plus, les réformistes comptaient même sur l'aide de Victor Emmanuel. Jusqu'au dernier moment, ils dissuadèrent de toutes leurs forces les ouvriers de lutter contre les bandes de Mussolini. Mais cela ne fut d'aucun secours. A la suite de la haute bourgeoisie, la couronne se rangea du côté fasciste. S'étant convaincus au dernier moment qu'il était impossible d'arrêter le fascisme par la docilité, les sociaux-démocrates appelèrent les ouvriers à la grève générale. Mais cet appel fut un fiasco. Les réformistes avaient si longtemps mouillé la poudre, craignant qu'elle ne s'enflamme, que, lorsqu'ils approchèrent enfin d'une main tremblante une allumette enflammée, la poudre ne prit pas feu.

Deux ans après son apparition, le fascisme était au pouvoir. Il renforça ses positions grâce au fait que la première période de sa domination coïncida avec une conjoncture économique favorable, qui succédait à la dépression de 1921-1922. Les fascistes utilisèrent la force offensive de la petite bourgeoisie pour écraser le prolétariat qui reculait. Mais cela ne se produisit pas immédiatement. Déjà installé au pouvoir, Mussolini avançait sur sa voie avec une certaine prudence : il n'avait pas encore de modèle tout prêt. Les deux premières années, même la constitution ne fut pas modifiée. Le gouvernement fasciste était une coalition. Les bandes fascistes, pendant ce temps, jouaient du bâton, du couteau et du revolver. Ce n'est que progressivement que fut créé l'Etat fasciste, ce qui impliqua l'étranglement total de toutes les organisations de masse indépendantes.

Mussolini atteignit ce résultat au prix de la bureaucratisation du parti fasciste. Après avoir utilisé la force offensive de la petite bourgeoisie, le fascisme l'étrangla dans les tenailles de l'Etat bourgeois. Il ne pouvait agir autrement, car le désenchantement des masses qu'il avait rassemblées, devenait le danger le plus immédiat pour lui. Le fascisme bureaucratisé se rapprocha extraordinairement des autres formes de dictature militaire et policière. Il n'a déjà plus la base sociale d'autrefois. La principale réserve du fascisme, la petite bourgeoisie, est épuisée. Seule l'inertie historique permet à l'Etat fasciste de maintenir le prolétariat dans un état de dispersion et d'impuissance. Le rapport des forces se modifie automatiquement en faveur du prolétariat. Ce changement doit conduire à la révolution. La défaite du fascisme sera l'un des événements les plus catastrophiques dans l'histoire européenne. Mais les faits prouvent que tous ces processus demandent du temps. L'Etat fasciste est en place depuis dix ans. Combien de temps se maintiendra-t-il encore ? Sans se risquer à fixer des délais, on peut dire avec assurance que la victoire d'Hitler en Allemagne signifierait un nouveau long répit pour Mussolini. L'écrasement d'Hitler marquera pour Mussolini le début de la fin.

Dans sa politique à l'égard d'Hitler, la social-démocratie allemande n'a pas inventé un seul mot : elle ne fait que répéter plus pesamment ce qu'ont accompli en leur temps avec plus de tempérament les réformistes italiens. Ces derniers expliquaient le fascisme comme une psychose de l'après-guerre ; la social-démocratie allemande y voit une psychose "de Versailles", ou encore une psychose de la crise. Dans les deux cas, les réformistes ferment les yeux sur le caractère organique du fascisme, en tant que mouvement de masse, né du déclin impérialiste.

Craignant la mobilisation révolutionnaire des. ouvriers, les réformistes italiens mettaient tous leurs espoirs dans l' "Etat". Leur mot d'ordre était : "Victor Emmanuel, interviens !". La social-démocratie allemande n'a pas une ressource aussi démocratique qu'un monarque fidèle à la constitution. Eh bien, il faut se contenter d'un président. "Hindenburg, interviens ! "

Dans la lutte contre Mussolini, c'est-à-dire dans la reculade devant lui, Turati lança la formule géniale : "Il faut avoir le courage d'être un lâche." Les réformistes allemands sont moins frivoles dans leurs mots d'ordre. Ils exigent "du courage pour supporter l'impopularité" (Mut zur Unpopularität). C'est la même chose. Il ne faut pas craindre l'impopularité, lorsqu'on s'accommode lâchement de l'ennemi.

Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Si le cours des choses dépendait seulement de la direction du parti social-démocrate, la carrière d'Hitler serait assurée.

Toutefois, il faut reconnaître que, de son côté, le Parti communiste allemand n'a pas appris grand-chose de l'expérience italienne.

Le Parti communiste italien est apparu presque en même temps que le fascisme. Mais les mêmes conditions de reflux révolutionnaire, qui portaient le fascisme au pouvoir, freinaient le développement du Parti communiste. Il ne se rendait pas compte des dimensions du danger fasciste, se berçait d'illusions révolutionnaires, était irréductiblement hostile à la politique de front unique, bref, souffrait de toutes les maladies infantiles. Rien d'étonnant à cela : il avait seulement deux ans. Il ne voyait dans le fascisme que "la réaction capitaliste". Le Parti communiste ne discernait pas les traits particuliers du fascisme, qui découlent de la mobilisation de la petite bourgeoisie contre le prolétariat. D'après les informations de mes amis italiens, à l'exclusion du seul Gramsci, le Parti communiste ne croyait pas possible la prise du pouvoir par les fascistes. Puisque la révolution prolétarienne subit une défaite, puisque le capitalisme a tenu bon, et que la contre-révolution a triomphé, quel coup d'Etat contre-révolutionnaire peut-il encore y avoir? La bourgeoisie ne peut pas se soulever contre elle-même ! Telle était l'orientation politique fondamentale du Parti communiste italien. Cependant, il ne faut pas oublier que le fascisme italien était alors un phénomène nouveau, qui se trouvait seulement en cours de formation : il aurait été difficile même pour un parti plus expérimenté de discerner ses traits spécifiques.

La direction du Parti communiste allemand reproduit aujourd'hui presque littéralement la position initiale du communisme italien : le fascisme est seulement la réaction capitaliste ; les différences entre les diverses formes de la réaction capitaliste n'ont pas d'importance du point de vue du prolétariat. Ce radicalisme vulgaire est d'autant moins excusable que le parti allemand est beaucoup plus vieux que ne l'était le parti italien à l'époque correspondante ; en outre, le marxisme s'est enrichi aujourd'hui de l'expérience tragique de l'Italie. Affirmer que le fascisme est déjà en place ou nier la possibilité même de son accession au pouvoir, revient au même politiquement. Ignorer la nature spécifique du fascisme ne peut que paralyser la volonté de lutte contre lui.

La faute principale incombe évidemment à la direction de l'Internationale communiste. Les communistes italiens plus que tous les autres auraient dû élever leur voix pour mettre en garde contre ces erreurs. Mais Staline et Manouilsky les ont obligés à renier les leçons les plus importantes de leur propre défaite. Nous avons vu avec quel empressement Ercoli s'est dépêché de passer sur les positions du social-fascisme, c'est-à-dire sur les positions d'attente passive de la victoire fasciste en Allemagne.

La social-démocratie internationale s'est longtemps consolée en se disant que le bolchevisme n'était concevable que dans un pays arriéré. Elle appliqua ensuite la même affirmation au fascisme. La social-démocratie allemande doit maintenant comprendre à ses propres dépens la fausseté de cette consolation : ses compagnons de route petits bourgeois sont passés et passent encore dans le camp du fascisme, les ouvriers la quittent pour le Parti communiste. Seuls se développent en Allemagne le fascisme et le bolchevisme. Bien que la Russie d'une part et l'Italie d'autre part soient des pays infiniment plus arriérés que l'Allemagne, l'une et l'autre ont néanmoins servi d'arène au développement des mouvements politiques, caractéristiques du capitalisme impérialiste. L'Allemagne avancée doit reproduire les processus qui, en Russie et en Italie, sont déjà achevés. Le problème fondamental du développement allemand peut aujourd'hui être formulé ainsi : suivre la voie russe ou la voie italienne ?

Evidemment, cela ne signifie pas que la structure sociale hautement développée de l'Allemagne n'a pas d'importance pour le destin futur du bolchevisme et du fascisme. L'Italie est, dans une mesure plus large que l'Allemagne, un pays petit bourgeois et paysan. Il suffit de rappeler qu'en Allemagne il y a 9,8 millions de personnes travaillant dans l'agriculture et l'économie forestière, et 18,5 millions dans l'industrie et le commerce, c'est-à-dire presque deux fois plus. En Italie, pour 10,3 millions de personnes travaillant dans l'agriculture et l'économie forestière, il y a 6,4 millions de personnes travaillant dans l'industrie et le commerce. Ces chiffres bruts, globaux, sont encore loin de donner une image du poids spécifique élevé du prolétariat dans la vie de la nation allemande. Même le chiffre gigantesque des chômeurs est une preuve à l'envers de la puissance sociale du prolétariat allemand. Le tout est de traduire cette puissance en termes de politique révolutionnaire.

La dernière grande défaite du prolétariat allemand, que l'on peut mettre sur le même plan historique que les journées de septembre en Italie, remonte à 1923. Pendant les huit années qui ont suivi, beaucoup de blessures se sont cicatrisées, une génération nouvelle s'est levée. Le Parti communiste de l'Allemagne représente une force infiniment plus grande que les communistes italiens en 1922. Le poids spécifique du prolétariat ; la période assez longue qui s'est écoulée depuis sa dernière défaite; la force considérable du Parti communiste tels sont les trois avantages qui ont une énorme importance dans l'appréciation générale de la situation et des perspectives.

Mais pour utiliser ces avantages, il faut les comprendre. Ce qui n'est pas le cas. La position de Thaelmann en 1932 reproduit la position de Bordiga en 1922. C'est sur ce point que le danger devient particulièrement grave. Mais ici aussi, il y a un avantage complémentaire qui n'existait pas il y a dix ans. Dans les rangs des révolutionnaires allemands se trouve une opposition marxiste qui s'appuie sur l'expérience de la dernière décennie. Cette opposition est numériquement faible, mais les événements donnent à sa voix une force exceptionnelle. Dans certaines conditions, une légère poussée peut déclencher une avalanche. L'impulsion critique de l'opposition de gauche peut contribuer à un changement opportun de la politique de l'avant-garde prolétarienne. C'est à cela que se résume aujourd'hui notre tâche !


8. Par le front unique - vers les Soviets, organes supérieurs du front unique[modifier le wikicode]

La vénération en paroles des Soviets est aussi répandue dans les cercles "de gauche" que l'incompréhension de leur fonction historique. Les Soviets sont définis le plus souvent comme les organes de la lutte pour le pouvoir, les organes du soulèvement et enfin les organes de la dictature. Ces définitions sont formellement correctes. Mais elles n'épuisent pas la fonction historique des Soviets. Et surtout, elles n'expliquent pas pourquoi ce sont précisément les Soviets qui sont nécessaires dans la lutte pour le pouvoir. La réponse à cette question est la suivante : de même que le syndicat est la forme élémentaire du front unique dans la lutte économique, de même le Soviet est la forme la plus élevée du front unique, quand arrive pour le prolétariat l'époque de la lutte pour le pouvoir.

Le Soviet en lui-même ne possède aucune force miraculeuse. Il n'est que le représentant de classe du prolétariat avec tous ses côtés forts et ses côtés faibles. Mais c'est précisément cela, et seulement cela, qui fait que le Soviet offre la possibilité organisationnelle aux ouvriers des différentes tendances politiques et qui sont à des niveaux différents de développement, d'unir leurs efforts dans la lutte révolutionnaire pour le pouvoir. Dans la situation actuelle pré-révolutionnaire, les ouvriers allemands d'avant-garde doivent avoir une idée très claire de la fonction historique des Soviets en tant qu'organes du front unique.

Si, au cours de la période préparatoire, le Parti communiste avait réussi à éliminer complètement des rangs du prolétariat tous les autres partis, et à rassembler sous son drapeau, tant politiquement qu'organisationnellement, l'écrasante majorité des ouvriers, les Soviets ne seraient d'aucune nécessité.

Mais, comme le prouve l'expérience historique, rien ne permet de croire que le Parti communiste, dans quelque pays que ce soit - dans les pays de vieille culture capitaliste encore moins que dans les pays arriérés -, réussisse à y occuper une position aussi totalement hégémonique au sein de la classe ouvrière, surtout avant la révolution prolétarienne.

L'Allemagne d'aujourd'hui nous montre précisément que la tâche de la lutte directe et immédiate pour le pouvoir se pose au prolétariat bien avant qu'il soit entièrement rassemblé sous le drapeau du Parti communiste. La situation révolutionnaire, au niveau politique, se caractérise précisément par le fait que tous les groupes et toutes les couches du prolétariat, ou du moins leur écrasante majorité, aspirent à unir leurs efforts pour changer le régime existant. Toutefois, cela ne signifie pas que tous comprennent comment procéder et encore moins qu'ils soient prêts à rompre avec leurs partis et à passer dans les rangs du Parti communiste. La conscience politique ne mûrit pas de façon aussi linéaire et uniforme, de profondes différences internes subsistent même à l'époque révolutionnaire quand tous les processus se font par bonds. Mais parallèlement, le besoin d'une organisation au-dessus des partis, englobant toute la c1asse, se fait particulièrement pressant. Donner forme à ce besoin, telle est la mission historique des Soviets. Tel est leur rôle immense. Dans les conditions d'une situation révolutionnaire, ils sont la plus haute expression organisationnelle de l'unité du prolétariat. Qui n'a pas compris cela n'a rien compris à la question des Soviets. Thaelmann, Neumann, Remmele peuvent prononcer tous les discours et écrire tous les articles qu'ils veulent sur la future "Allemagne soviétique". Par leur politique actuelle ils sabotent la création des Soviets en Allemagne.

Etant très loin des événements, ne sachant pas directement ce que ressentent les masses, et n'ayant pas la possibilité de prendre chaque jour le pouls de la classe ouvrière, il m'est très difficile de prévoir les formes transitoires qui conduiront en Allemagne à la création des Soviets. Par ailleurs, j'ai émis l'hypothèse que les Soviets pourraient être l'extension des comités d'usine : en disant cela, je m'appuyais essentiellement sur l'expérience de 1923. Mais il est clair que ce n'est pas la seule voie. Sous la pression du chômage et de la misère d'une part, sous la poussée fasciste d'autre part, le besoin d'unité révolutionnaire peut prendre directement la forme des Soviets, laissant de côté les comités d'usine. Mais quelle que soit la voie par laquelle on arrivera aux Soviets, ils ne seront rien d'autre que l'expression organisationnelle des points forts et des points faibles du prolétariat, de ses différences internes et de son aspiration générale à les dépasser, en un mot, les organes du front unique de classe.

En Allemagne, la social-démocratie et le Parti communiste se partagent l'influence sur la majorité de la classe ouvrière. La direction sociale-démocrate fait ce qu'elle peut pour écarter d'elle les ouvriers. La direction du Parti communiste s'oppose de toutes ses forces à l'afflux des ouvriers. Cela a pour résultat l'apparition d'un troisième parti, qui s'accompagne d'une modification relativement lente du rapport des forces en faveur des communistes. Même si le Parti communiste menait une politique correcte, le besoin d'unité révolutionnaire de la classe croîtrait parmi les ouvriers infiniment plus vite que la prépondérance du Parti communiste à l'intérieur de la classe. La nécessité de la création des Soviets garderait ainsi toute son ampleur.

La création des Soviets présuppose l'accord des différents partis et organisations de la classe ouvrière, en commençant par les usines ; cet accord doit porter autant sur la nécessité des Soviets que sur le moment et le mode de leur formation. Cela signifie : les Soviets sont la forme achevée du front unique à l'époque révolutionnaire et leur apparition doit être précédée par la politique de front unique dans la période préparatoire.

Est-il nécessaire de rappeler encore une fois qu'au cours des six premiers mois de 1917 en Russie, c'étaient les conciliateurs, socialistes-révolutionnaires et mencheviks, qui détenaient la majorité dans les Soviets ? Le parti des bolcheviks, sans renoncer un seul instant à son indépendance révolutionnaire en tant que parti, respectait parallèlement, dans le cadre de l'activité des Soviets, la discipline organisationnelle par rapport à la majorité. Il est clair qu'en Allemagne, le Parti communiste occupera dès l'apparition du premier Soviet une place beaucoup plus importante que celle des bolcheviks dans les Soviets en mars 1917. Il n'est pas du tout exclu que les communistes gagnent très rapidement la majorité dans les Soviets. Ce qui n'enlèvera nullement à ceux-ci leur signification d'instruments de front unique, car, au début, la minorité les sociaux-démocrates, les sans-parti, les ouvriers catholiques, etc. - se comptera encore par millions, et le meilleur moyen pour se casser le cou, même dans la situation la plus révolutionnaire, est de ne pas tenir compte d'une telle minorité. Mais tout cela c'est la musique de l'avenir. Aujourd'hui, c'est le Parti communiste qui est la minorité. C'est de là qu'il faut partir.

Ce qui a été dit ne signifie pas, bien évidemment, que le chemin menant aux Soviets passe obligatoirement par un accord préalable avec Wels, Hilferding, Breitscheid, etc. En 1918, Hilferding se demandait comment inclure les Soviets dans la constitution de Weimar, sans nuire à cette dernière ; on peut penser qu'actuellement son esprit est occupé par le problème suivant : comment inclure les casernes fascistes dans la constitution de Weimar sans nuire à la social-démocratie ? Il faut passer à la création des Soviets au moment où l'état général du prolétariat le permet, même si cela se fait contre la volonté des sphères dirigeantes de la social-démocratie. Pour cela, il est nécessaire de détacher la base sociale-démocrate du sommet : mais on ne peut atteindre cet objectif, en faisant comme s'il était déjà réalisé. Pour détacher des millions d'ouvriers sociaux-démocrates de leurs chefs réactionnaires, il faut précisément montrer à ces travailleurs que nous sommes prêts à entrer dans les Soviets même avec ces "chefs".

Cependant, on ne peut considérer comme exclu à priori le fait que même la couche supérieure de la social-démocratie se verra obligée de monter sur la plaque chauffée à blanc des Soviets, pour tenter de répéter la manœuvre d'Ebert, Scheidemann, Haase et Cie en 1918-1919 : tout dépendra, alors, moins de la mauvaise volonté de ces messieurs que de la force et des conditions dans lesquelles l'histoire les saisira dans ses tenailles.

L'apparition du premier Soviet local important où les ouvriers sociaux-démocrates et communistes seraient présents non en tant qu'individus mais en tant qu'organisations, produirait un effet considérable sur l'ensemble de la classe ouvrière allemande. Non seulement les ouvriers sociaux-démocrates et sans parti, mais aussi les ouvriers libéraux et catholiques ne pourraient résister longtemps à cette force centripète. Toutes les parties du prolétariat allemand, le plus enclin et le plus apte à l'organisation, seraient attirées par les Soviets comme la limaille par l'aimant. Le Parti communiste trouverait dans les Soviets un nouveau terrain de lutte, exceptionnellement favorable, pour conquérir un rôle dirigeant dans la révolution prolétarienne. On peut considérer comme certain que la majorité écrasante des ouvriers sociaux-démocrates et même une partie non négligeable de l'appareil social-démocrate seraient dès maintenant entraînées dans le cadre des Soviets, si la direction du Parti communiste ne mettait pas tant de zèle à aider les chefs sociaux-démocrates à stopper la pression des masses.

Si le Parti communiste juge inacceptable tout accord avec les comités d'usine, les organisations sociales-démocrates, les syndicats, etc., sur un programme précis de tâches pratiques, cela signifie uniquement qu'il juge inacceptable de créer des Soviets avec la social-démocratie. Comme il ne peut y avoir de Soviets strictement communistes, car ils ne seraient utiles à personne, le rejet par le Parti communiste des accords et des actions communes avec les autres partis de la classe ouvrière, ne signifie rien d'autre que le rejet des Soviets.

Le Rote Fahne répondra, vraisemblablement, à ce raisonnement par une bordée d'injures et prouvera, comme deux et deux font quatre, que je suis l'agent électoral de Brüning, l'allié secret de Wels, etc. Je suis prêt à assumer la responsabilité de tous ces articles, mais à une seule condition : que le Rote Fahne, de son côté, explique aux ouvriers allemands comment, à quel moment et sous quelle forme les Soviets peuvent être créés en Allemagne sans la politique de front unique en direction des autres organisations ouvrières.

Pour éclairer la question des Soviets, en tant qu'organes du front unique, les réflexions qu'émet à ce sujet un des journaux de province du Parti communiste, le Klassenkampf (HalleMersenburg), sont très instructives. "Toutes les organisations ouvrières- ironise le journal -, sous leur forme actuelle, avec toutes leurs erreurs et leurs faiblesses, doivent être réunies dans de larges unions antifascistes défensives. Qu'est-ce à dire ? Nous pouvons nous passer de longues explications théoriques ; l'histoire a été dans cette question le dur professeur de la classe ouvrière allemande : l'écrasement de la révolution de 1918-1919 fut le prix que paya la classe ouvrière allemande, pour le front unique de toutes les organisations ouvrières, qui n'était qu'un magma informe. " Nous avons ici un exemple inégalé de bavardage superficiel !

Le front unique en 1918-1919 se réalisa essentiellement au travers des Soviets. Les spartakistes devaient-ils, oui ou non, entrer dans les Soviets. Si l'on prend cette citation au pied de la lettre, ils devaient rester à l'écart des Soviets. Mais comme les spartakistes représentaient une faible minorité de la classe ouvrière et ne pouvaient absolument pas substituer leurs propres Soviets à ceux des sociaux-démocrates, leur isolement par rapport aux Soviets aurait tout simplement signifié leur isolement par rapport à la révolution. Si le front unique avait cet aspect de "magma informe", la faute n'en incombait pas aux Soviets en tant qu'organes du front unique, mais à l'état politique de la classe ouvrière elle-même, c'est-à-dire à la faiblesse de l'Union spartakiste et à la force extraordinaire de la social-démocratie. D'une manière générale, le front unique ne saurait remplacer un puissant parti révolutionnaire. Il peut seulement l'aider à se renforcer. Ceci vaut pleinement pour les Soviets. La crainte qu'avait la faible Union spartakiste de laisser passer une situation exceptionnelle, l'a poussée à des actions ultra-gauches et à des interventions prématurées. Par contre, si les spartakistes étaient restés à l'extérieur du front unique, c'est-à-dire des Soviets, ces traits négatifs se seraient manifestés sans aucune doute encore plus nettement.

Ces gens-là n'ont-ils vraiment rien tiré de l'expérience de la révolution allemande de 1918-1919 ? Ont-ils lu ne serait-ce que La maladie infantile ? Le régime stalinien a vraiment causé des ravages dans les esprits ! Après avoir bureaucratisé les Soviets en URSS, les épigones les considèrent comme un simple instrument technique entre les mains de l'appareil du parti. On a oublié que les Soviets furent créés en tant que parlements ouvriers, et qu'ils attiraient les masses parce qu'ils offraient la possibilité de réunir côte à côte toutes les fractions de la classe ouvrière, indépendamment des différences de parti ; on a oublié que c'est précisément en cela que résidait la gigantesque force éducatrice et révolutionnaire des Soviets. Tout est oublié, confondu, défiguré. Oh, épigones trois fois maudits ! Le problème des rapports entre le parti et les Soviets a une importance décisive pour une politique révolutionnaire. Le cours actuel du Parti communiste vise de fait à substituer le parti aux Soviets; par contre, Hugo Urbahns, qui ne rate pas une occasion d'augmenter la confusion, s'apprête à substituer les Soviets au parti. D'après le compte rendu donné par le S.A.Z. , Urbahns a déclaré au cours d'une réunion tenue en janvier à Berlin, en critiquant les prétentions du Parti communiste à diriger la classe ouvrière : "La direction sera entre les mains des Soviets, élus par les masses elles-mêmes et non choisis selon la volonté et le bon plaisir d'un seul parti" (approbation massive). Il est tout à fait compréhensible que l'ultimatisme du Parti communiste irrite les ouvriers qui sont portés à applaudir toute protestation contre la forfanterie bureaucratique. Mais cela ne change rien au fait que la position d'Urbahns sur cette question aussi, n'a rien de commun avec le marxisme. Il est indiscutable que les ouvriers "eux-mêmes" éliront les Soviets. Toute la question est de savoir qui ils éliront. Nous devons entrer dans les Soviets avec les autres organisations, quelles qu'elles soient, avec "toutes leurs erreurs et leurs faiblesses". Mais penser que les Soviets peuvent "par eux-mêmes" diriger la lutte du prolétariat pour le pouvoir, revient à propager un grossier fétichisme du Soviet. Tout dépend du parti qui dirige les Soviets. C'est pourquoi, contrairement à Urbahns, les bolcheviks-léninistes ne refusent nullement au Parti communiste le droit de diriger les Soviets, au contraire, ils déclarent : ce n'est que sur la base du front unique, ce n'est qu'à travers les organisations de masse, que le Parti communiste peut conquérir une position dirigeante dans les futurs Soviets, et conduire le prolétariat à la conquête du pouvoir.

9. Le SAP (le parti socialiste ouvrier)[5][modifier le wikicode]

Seuls des fonctionnaires enragés qui se croient tout permis ou des perroquets stupides qui répètent les injures, sans en comprendre le sens, peuvent qualifier le SAP de parti "social-fasciste" ou "contre-révolutionnaire". Mais ce serait faire preuve d'une légèreté impardonnable et d'un optimisme à bon marché que d'accorder à priori sa confiance à une organisation qui, bien qu'ayant rompu avec la social-démocratie, se trouve toujours à mi-chemin entre le réformisme et le communisme, avec une direction plus proche du réformisme que du communisme. Sur ce point également l'opposition de gauche n'est nullement responsable de la politique d'Urbahns.

Le SAP n'a pas de programme. Nous n'entendons pas par là un document formel : un programme n'est solide que si son texte est lié à l'expérience révolutionnaire du parti, aux enseignements des luttes, qui sont devenues la chair et le sang de ses cadres. Le SAP n'a rien de tout cela. La Révolution russe, ses différentes étapes, ses luttes de fractions; la crise allemande de 1923; la guerre civile en Bulgarie; les événements de la Révolution chinoise; le combat du prolétariat anglais (1926); la crise révolutionnaire espagnole - tous ces événements qui devraient être dans la conscience du révolutionnaire comme des jalons éclatants sur la route politique, ne sont pour les cadres du SAP que des souvenirs journalistiques confus et non une expérience révolutionnaire assimilée en profondeur. Il est indiscutable qu'un parti ouvrier doit mener une politique de front unique. Mais la politique de front unique présente des dangers. Seul un parti révolutionnaire, trempé dans la lutte, peut mener cette politique avec succès. En tout cas, politique de front unique ne peut constituer le programme d'un parti révolutionnaire. Et pourtant, c'est à cela que se ramène aujourd'hui toute l'activité du SAP. La politique de front unique est ainsi reportée à l'intérieur du parti, c'est-à-dire qu'elle sert à gommer les contradictions entre les différentes tendances. Telle est bien la fonction fondamentale du centrisme.

Le quotidien du SAP oscille entre deux pôles. Malgré le départ de Ströbel, le journal reste à demi pacifiste et non marxiste. Des articles révolutionnaires isolés ne modifient en rien sa physionomie, au contraire, ils ne lui donnent que plus de relief. Le journal s'enthousiasme pour la lettre de Küster à Brüning à propos du militarisme, lettre fade, d'un esprit profondément petit bourgeois. Il applaudit le "socialiste" danois, ancien ministre du roi, pour son refus de prendre part à la délégation gouvernementale dans des conditions trop humiliantes. Le centrisme se contente de peu. Mais la révolution demande beaucoup, la révolution demande tout.

Le SAP condamne la politique du Parti communiste allemand : scission des syndicats et formation du RGO (opposition syndicale rouge). La politique syndicale du Parti communiste allemand est, sans conteste, profondément erronée : la direction de Lozovsky coûte cher à l'avant-garde prolétarienne internationale. Mais la critique du SAP n'est pas moins erronée. Le problème essentiel n'est pas que le Parti communiste "divise" les rangs du prolétariat et "affaiblit" les unions sociales-démocrates. Ce n'est pas un critère révolutionnaire, car avec la direction actuelle, les syndicats sont au service des capitalistes et non des ouvriers. Le crime du Parti communiste n'est pas qu'il "affaiblit" l'organisation de Leipart, mais qu'il s'affaiblit lui-même. La participation des communistes aux unions réactionnaires est dictée non par le principe abstrait d'unité, mais par la nécessité de lutter pour nettoyer les organisations des agents du capital. Le SAP fait passer avant cet aspect actif, révolutionnaire, offensif de la politique, le principe abstrait de l'unité des syndicats, dirigés par les agents du capital.

Le SAP accuse le Parti communiste de tendance au putschisme. Une telle accusation se fonde également sur certains faits et certaines méthodes; mais avant d'avoir le droit d'avancer cette accusation, le SAP doit formuler exactement et montrer dans les faits quelle est sa position sur les questions fondamentales de la révolution prolétarienne. Les mencheviks accusaient toujours les bolcheviks de blanquisme et d'aventurisme, c'est-à-dire de putschisme. Cependant, la stratégie léniniste était aussi éloignée du putschisme que le ciel de la terre. Mais Lénine comprenait et savait faire comprendre aux autres l'importance de "l'art du soulèvement" dans la lutte prolétarienne. Sur ce point la critique du SAP a un caractère d'autant plus douteux qu'elle s'appuie sur Paul Lévi, qui s'effraya des maladies infantiles du Parti communiste et leur préféra le marasme sénile de la social-démocratie. Pendant les conférences restreintes au sujet des événements de mars 1921 en Allemagne, Lénine disait de Lévi : "Cet homme a définitivement perdu la tête." Il est vrai que Lénine ajoutait aussitôt avec malice : "Il avait au moins quelque chose à perdre, mais on ne peut pas en dire autant des autres." Parmi "les autres" figuraient : Bela Kun, Thalheimer, etc. On ne peut nier que Paul Lévy avait une tête sur les épaules. Mais il est peu probable que cet homme qui a perdu la tête et qui, sous cette forme, a sauté des rangs du communisme dans les rangs du réformisme, soit un professeur compétent pour un parti prolétarien. La fin tragique de Lévy - son saut par la fenêtre durant un accès de folie - symbolise en quelque sorte sa trajectoire politique.

Pour les masses, le centrisme n'est que la transition d'une étape à une autre, mais pour certains hommes politiques, il peut devenir une seconde nature. A la tête du SAP se trouve un groupe de sociaux-démocrates désespérés, fonctionnaires, avocats, journalistes, qui ont atteint l'âge où l'éducation politique doit être considérée comme terminée. Social-démocrate désespéré ne signifie pas encore révolutionnaire.

Georg Ledebour est un représentant de ce type, son meilleur représentant. Ce n'est que récemment que j'ai eu l'occasion de lire le compte rendu de son procès en 1919. Et plus d'une fois au cours de ma lecture, j'ai applaudi mentalement le vieux combattant, sa sincérité, son tempérament, sa noblesse. Mais Ledebour n'a toujours pas franchi les limites du centrisme. Là où il s'agit d'actions de masse, des formes supérieures de la lutte des classes, de leur préparation, là où il s'agit pour le parti de prendre la responsabilité de la direction des combats de masse, Ledebour est seulement le meilleur représentant du centrisme. C'est cela qui le séparait de Liebknecht et de Rosa Luxemburg. C'est cela qui le sépare aujourd'hui de nous.

S'indignant du fait que Staline accuse l'aile radicale de la vieille social-démocratie allemande de passivité envers la lutte des nations opprimées, Ledebour rappelle que, précisément dans la question nationale, il a toujours fait preuve d'une grande initiative. C'est absolument indiscutable. Ledebour, personnellement, s'éleva avec beaucoup de passion contre les tendances chauvines dans la vieille social-démocratie allemande, sans nullement dissimuler le sentiment national allemand, fortement développé chez lui. Ledebour fut toujours le meilleur ami des émigrants révolutionnaires russes, polonais ou autres, et beaucoup d'entre eux ont conservé un souvenir chaleureux du vieux révolutionnaire, que dans les rangs de la bureaucratie sociale-démocrate on appelait avec une ironie condescendante tantôt "Ledeburov", tantôt "Ledebursky".

Néanmoins, Staline qui ne connaît ni les faits, ni la littérature de cette époque, a raison dans cette question, dans la mesure du moins où il reprend l'appréciation générale de Lénine. En essayant de répliquer, Ledebour ne fait que confirmer cette appréciation. Il se réfère au fait que, dans ses articles, il a plus d'une fois exprimé son indignation envers les partis de la II° Internationale, qui jugeaient avec une parfaite sérénité le travail de l'un de leurs membres, Ramsay MacDonald, qui résolvait le problème national de l'Inde à l'aide de bombardements aériens. Cette indignation et cette protestation traduisent la différence indiscutable et honorable qui existe entre Ledebour et un quelconque Otto Bauer, sans parler des Hilferding ou des Wels : pour que ces messieurs puissent se lancer dans des bombardements démocratiques, il ne leur manque que l'Inde.

Néanmoins, la position de Ledebour sur ce point ne sort pas des limites du centrisme, Ledebour réclame la lutte contre l'oppression coloniale : il votera au parlement contre les crédits coloniaux; il prendra sur lui la défense courageuse des victimes d'un soulèvement écrasé par les colonialistes. Mais Ledebour ne prendra pas part à la préparation d'un soulèvement colonial. Il considère qu'un tel travail relève du putschisme, de l'aventurisme, du bolchevisme. C'est là qu'est le fond du problème.

Ce qui caractérise le bolchevisme dans la question nationale, c'est qu'il traite les nations opprimées, même les plus arriérées, non seulement comme des objets, mais aussi comme des sujets politiques. Le bolchevisme ne se borne pas à leur reconnaître "le droit" à l'autodétermination et à protester au parlement contre la violation de ce droit. Le bolchevisme pénètre dans les nations opprimées, les dresse contre leurs oppresseurs, lie leur lutte à celle du prolétariat des pays capitalistes, enseigne aux opprimés, chinois, hindous ou arabes l'art du soulèvement, et il assume la pleine responsabilité de ce travail à la face des bourreaux civilisés. C'est là seulement que commence le bolchevisme, c'est-à-dire le marxisme révolutionnaire agissant. Tout ce qui reste en deçà de cette limite est du centrisme.

Les seuls critères nationaux ne permettent pas d'apprécier correctement la politique d'un parti prolétarien. Pour un marxiste, c'est un axiome. Quels sont donc les sympathies et les liens internationaux du SAP? Des centristes norvégiens, suédois, hollandais, des organisations, des groupes ou des personnes isolées, à qui leur caractère passif et provincial permet de se maintenir entre le réformisme et le communisme, tels sont ses amis les plus proches. Angelica Balabanova est le symbole des liens internationaux du SAP : elle essaie encore aujourd'hui de lier le nouveau parti aux débris de l'Internationale 2 1/2.

Léon Blum, défenseur des réparations, compère socialiste du banquier Oustric, se voit appelé dans les pages du journal de Seydewitz "camarade". Qu'est-ce que c'est ? De la politesse ? Non, c'est un manque de principes, de caractère, de fermeté. "Vous cherchez la petite bête !", dira quelque sage toujours enfermé dans son cabinet. Non, ces détails expriment le fond politique avec beaucoup plus de vérité et d'authenticité que la reconnaissance abstraite des Soviets, non fondée sur l'expérience révolutionnaire. On ne peut que se ridiculiser, en traitant Blum de "fasciste". Mais qui ne méprise ni ne hait cette engeance politique n'est pas un révolutionnaire.

Le SAP se démarque du "camarade" Otto Bauer dans la limite où Max Adler le fait. Pour Rosenfeld et Seydewitz, Bauer n'est qu'un adversaire idéologique, peut-être même temporaire, alors que pour nous, c'est un ennemi irréductible, qui a conduit le prolétariat d'Autriche dans un marais effrayant.

Max Adler est un baromètre centriste assez sensible. On ne peut nier l'utilité d'un tel instrument, mais il faut bien se persuader que s'il enregistre le changement de temps, il est incapable d'influer sur lui. Du fait de la situation sans issue du capitalisme, Max Adler est à nouveau prêt, non sans une douleur philosophique, à reconnaître que la révolution est inévitable. Mais quel aveu ! Que de réserves et de soupirs ! La meilleure solution aurait été que la IIe et la IIIe Internationale s'unissent. La solution la plus avantageuse aurait été d'introduire le socialisme par la voie démocratique. Mais, hélas, ce moyen est visiblement irréalisable. Il est évident que dans les pays civilisés, et non plus seulement dans les pays barbares, les ouvriers doivent, hélas, trois fois hélas, faire la révolution Mais même cette acceptation mélancolique de la Révolution n'est que de la littérature. L'histoire n'a pas connu et ne connaîtra jamais de situation telle que Max Adler puisse dire : " L'heure a sonné ! " Les hommes comme Adler sont capables de justifier la révolution dans le passé, de la reconnaître comme inévitable dans le futur, mais ils sont incapables d'y appeler dans le présent. Il n'y a rien à espérer de tout ce groupe de vieux sociaux-démocrates de gauche, que ni la guerre impérialiste, ni la Révolution russe n'ont fait évoluer. Comme instrument barométrique, passe encore. Comme chef révolutionnaire, jamais !

A la fin du mois de décembre, le SAP a adressé à toutes les organisations ouvrières un appel pour organiser dans tout le pays des réunions, où les orateurs de toutes les tendances disposeraient du même temps de parole. Il est évident qu'on n'arrivera à rien en s'engageant sur cette voie. En effet, quel sens y aurait-il pour le Parti communiste et le parti social-démocrate de partager à égalité la tribune avec Brandler, Urbahns, et autres représentants d'organisations et groupes trop insignifiants pour prétendre occuper une place particulière dans le mouvement ? Le front unique est l'unité des masses ouvrières communistes et sociales-démocrates et non un marché entre groupes politiques sans aucune base de masse.

On nous dira : le bloc de Rosenfeld-Brandler-Urbalins n'est qu'un bloc de propagande pour le front unique. Mais c'est précisément dans le domaine de la propagande qu'un tel bloc est inadmissible. La propagande doit s'appuyer sur des principes clairs, sur un programme précis. Marcher séparément, frapper ensemble. Le bloc n'est créé que pour des actions pratiques de masse. Les transactions au sommet sans base de principe ne mènent à rien, sauf à la confusion.

L'idée de présenter aux élections présidentielles un candidat du front unique ouvrier est une idée fondamentalement erronée. Le parti n'a pas le droit de renoncer à mobiliser ses partisans et à compter ses forces lors des élections. Une candidature du parti qui s'oppose à toutes les autres candidatures ne peut en aucun cas constituer un obstacle à un accord avec d'autres organisations pour les objectifs immédiats de la lutte. Les communistes, qu'ils soient ou non dans le parti officiel, soutiendront de toutes leurs forces la candidature de Thaelmann. Il ne s'agit pas de Thaelmann personnellement, mais du drapeau du communisme. Nous le défendrons contre tans les autres partis. En détruisant les préjugés, inoculés aux communistes de la base par la bureaucratie stalinienne, l'opposition de gauche se fraie un chemin vers leur conscience[6].

Quelle fut la politique des bolcheviks en ce qui concerne les organisations ouvrières et les "partis" qui s'étaient développés sur la gauche du réformisme ou du centrisme vers le communisme ?

A Pétrograd, en 1917, il existait une organisation inter-rayons qui comptait environ quatre mille ouvriers. L'organisation bolchevique regroupait à Pétrograd des dizaines de milliers d'ouvriers. Néanmoins, le comité des bolcheviks de Pétrograd se mettait d'accord sur toutes les questions avec les inter-rayons, les tenait au courant de leurs plans et facilita ainsi la fusion complète des deux organisations.

On peut répondre à cela que les inter-rayons étaient politiquement proches des bolcheviks. Mais il ne s'agissait pas seulement des inter-rayons. Quand les mencheviks internationalistes (le groupe de Martov) s'opposèrent aux sociaux-partriotes, les bolcheviks firent tout pour arriver à des actions communes avec les martoviens ; si dans la majorité des cas, ce fut un échec, la faute n'en incombe nullement aux bolcheviks. Il faut ajouter que les mencheviks-intemationalistes restaient formellement membres du même parti que Tseretelli et Dan.

La même tactique, mais à une plus grande échelle, fut adoptée à l'égard des socialistes révolutionnaires de gauche. Les bolcheviks entraînèrent une partie des socialistes révolutionnaires de gauche jusque dans le Comité militaire révolutionnaire, c'est-à-dire l'organe de l'insurrection, bien qu'à cette époque les socialistes révolutionnaires de gauche fussent toujours membres du même parti que Kérensky, contre lequel l'insurrection était directement dirigée. Evidemment, ce n'était pas très logique de la part des socialistes révolutionnaires de gauche, cela prouvait que tout n'était pas en ordre dans leur tête. Mais s'il fallait attendre que tout soit en ordre dans toutes les têtes, il n'y aurait jamais de révolution victorieuse. Les bolcheviks formèrent par la suite avec le parti des socialistes révolutionnaires de gauche (des "kornilovistes" de gauche ou des "fascistes" de gauche selon la terminologie actuelle) un bloc gouvernemental qui se maintint quelque mois et ne prit fin qu'après le soulèvement des socialistes révolutionnaires de gauche.

Lénine résumait ainsi l'expérience des bolcheviks en ce qui concerne les centristes de gauche : " La tactique juste des communistes doit consister à utiliser ces hésitations et non à les ignorer; leur utilisation exige que l'on fasse des concessions aux éléments qui se tournent vers le prolétariat, et cela seulement dans la mesure et au moment où ils se tournent vers lui; parallèlement il faut lutter contre ceux qui se tournent vers la bourgeoisie... En prenant une décision trop précipitée : "Aucun compromis, aucun louvoiement", on ne peut que nuire au renforcement du prolétariat révolutionnaire..." La tactique des bolcheviks dans cette question n'a jamais rien eu de commun avec l'ultimatisme bureaucratique !

Il n'y a pas si longtemps non plus que Thaelmann et Remmele eux-mêmes étaient dans le parti indépendant. S'ils font un effort de mémoire, ils auront peut-être la chance de se rappeler leur état politique dans les années où, ayant rompu avec la social-démocratie, ils adhérèrent au parti indépendant et lui donnèrent une impulsion à gauche. Qu'auraient-ils fait si quelqu'un leur avait dit alors, qu'ils représentaient seulement "l'aile gauche de la contre-révolution monarchique" ? Ils auraient vraisemblablement conclu que leur accusateur était ivre ou fou. Et pourtant, c'est précisément ainsi qu'ils définissent aujourd'hui le SAP !

Rappelons les conclusions que tira Lénine de l'apparition du parti indépendant : "Pourquoi en Allemagne le déplacement des ouvriers de la droite vers la gauche, glissement absolument identique à celui qu'a connu la Russie en 1917, a-t-il amené non le renforcement immédiat des communistes, mais d'abord celui du parti intermédiaire des "indépendants"... Il est évident que l'une des causes en fut la tactique erronée des communistes allemands, qui doivent sans crainte et loyalement reconnaître cette erreur et apprendre à la corriger... Cette erreur est l'une des nombreuses manifestations de la maladie infantile, le "gauchisme", qui s'est maintenant déclarée au grand jour; elle n'en sera que mieux saignée, plus vite et avec un plus grand profit pour l'organisme." On dirait que c'est écrit directement pour la situation actuelle !

Le Parti communiste allemand est aujourd'hui beaucoup plus puissant que l'Union spartakiste d'alors. Mais si maintenant une deuxième mouture du parti indépendant, en partie avec la même direction, apparaît, la faute du Parti communiste n'en est que plus grave.

L'apparition du SAP est un phénomène contradictoire. Il aurait mieux valu, évidemment, que les ouvriers adhèrent directement au Parti communiste. Mais pour cela, le Parti communiste aurait dû avoir une autre politique et une autre direction. Il faut juger le SAP non à partir d'un Parti communiste idéal, mais du parti tel qu'il est en fait. Dans la mesure où le Parti communiste restait sur les positions de l'ultimatisme bureaucratique et s'opposait aux forces centrifuges à l'intérieur de la social-démocratie, l'apparition du SAP était inévitable et progressiste.

Mais l'existence d'une direction centriste limite considérablement ce caractère progressiste du SAP. Si une telle direction se stabilise, le SAP est perdu. Accepter le centrisme du SAP au nom du rôle globalement progressiste de ce parti reviendrait à liquider ce rôle progressiste.

Les éléments conciliateurs qui se trouvent à la tête du parti et qui savent manœuvrer, s'efforceront par tous les moyens de masquer les contradictions et de retarder la crise. Ces moyens seront efficaces jusqu'à la première poussée sérieuse des événements. La crise du parti risque de se développer au plus fort de la crise révolutionnaire et de paralyser les éléments prolétariens.

La tâche des communistes est d'aider les ouvriers du SAP à nettoyer suffisamment tôt leurs rangs du centrisme et à se débarrasser de leur direction centriste. Pour cela, il faut ne rien passer sous silence, ne pas prendre les bonnes résolutions pour des actions et appeler chaque chose par son nom. Par son nom et non par un nom inventé de toutes pièces. Critiquer et non calomnier. Chercher un rapprochement et non repousser brutalement.

Au sujet de l'aile gauche du parti indépendant, Lénine écrivait : "Il est absolument ridicule d'avoir peur d'un " compromis " avec cette aile du parti. Au contraire, les communistes doivent chercher et trouver la forme adéquate de compromis avec elle, un compromis qui, d'une part, faciliterait et hâterait la fusion complète et indispensable avec cette aile, et qui, d'autre part, ne gênerait en rien les communistes dans leur lutte idéologique et politique contre l'aide opportuniste droitière des "indépendants". " Aujourd'hui, il n'y a presque rien à ajouter à cette directive tactique.

Nous disons aux éléments de gauche du SAP : "Les révolutionnaires se trempent non seulement dans les grèves et les combats de rue, mais aussi et avant tout dans la lutte pour une politique juste de leur propre parti. Prenez les "vingt et une conditions", élaborées en leur temps pour accepter de nouveaux partis dans l'Internationale communiste. Prenez les travaux de l'opposition de gauche, où les "vingt et une conditions" sont utilisées pour analyser l'évolution de la situation au cours des huit dernières années. A la lumière de ces "conditions", lancez une attaque systématique contre le centrisme dans vos propres rangs et menez-la à son terme. Autrement, il ne vous restera qu'à jouer le rôle peu glorieux de caution de gauche du centrisme."

Et ensuite? Ensuite, il faut se tourner du côté du Parti communiste allemand. Les révolutionnaires ne se situent nullement à mi-chemin entre la social-démocratie et le Parti communiste, comme le voudraient Rosenfeld et Seydewitz. Non, les chefs sociaux-démocrates sont les agents de l'ennemi de classe dans le prolétariat. Les chefs communistes sont des révolutionnaires ou des demi-révolutionnaires confus, mauvais, maladroits, fourvoyés. Ce n'est pas la même chose. Il faut détruire la social-démocratie, mais il faut redresser le Parti communiste. Vous dites que c'est impossible ? Mais avez-vous essayé sérieusement de vous mettre à la tâche.

Alors que les événements font pression sur le Parti communiste, il nous faut maintenant aider les événements par la pression de notre critique. Les ouvriers communistes nous prêteront une oreille d'autant plus attentive qu'ils se convaincront dans les faits que nous ne voulons pas créer un " troisième parti ", mais que nous nous efforçons sincèrement de les aider à faire du Parti communiste existant le véritable dirigeant de la classe ouvrière.

- Et si cela ne réussit pas ?

- Si cela ne réussit pas, cela signifie, presque à coup sûr, dans la situation historique donnée, la victoire du fascisme.

Mais avant les grands combats, un révolutionnaire ne demande pas ce qui se passera en cas d'échec, il demande comment faire pour que cela réussisse. Cela est possible, cela est réalisable, par conséquent cela doit être fait.


10. Le centrisme "en général" et le centrisme de la bureaucratie stalinienne[modifier le wikicode]

Les erreurs de la direction de l'Internationale communiste et, par là même, du Parti communiste allemand appartiennent, pour reprendre la terminologie bien connue de Lénine, à "la série des sottises ultra-gauches". Même les gens intelligents peuvent commettre des sottises, surtout dans leur jeunesse. Mais, comme le conseillait déjà Heine, il ne faut pas en abuser. Quand des sottises politiques d'un certain type sont commises systématiquement, durant une longue période, de plus sur des questions fort importantes, elles cessent d'être de simples sottises et deviennent une orientation. De quelle orientation s'agit-il ? A quels besoins historiques répond-elle ? Quelles sont ses racines sociales ?

La base sociale de l'ultra-gauchisme varie selon les pays et les époques. L'anarchisme, le blanquisme et leurs différentes combinaisons, y compris la plus récente : l'anarcho-syndicalisme, sont les expressions les plus achevées de l'ultra-gauchisme. Ces courants, qui s'étaient développés principalement dans les pays latins, avaient pour base sociale l'ancienne petite industrie classique de Paris. Sa persistance a donné une importance indéniable aux différentes variétés françaises de l'ultra-gauchisme et leur a permis jusqu'à un certain point d'exercer une influence idéologique sur le mouvement ouvrier des autres pays. Le développement de la grande industrie en France, la guerre et la Révolution russe ont brisé l'épine dorsale de l'anarcho-syndicalisme. Rejeté au second plan, il s'est transformé en un opportunisme de mauvais aloi. A ces deux stades de son développement, le syndicalisme français est dirigé par le même Jouhaux : les temps changent et nous avec.

L'anarcho-syndicalisme espagnol n'a réussi à conserver une apparence révolutionnaire que dans une situation de stagnation politique. La révolution, en posant brutalement tous les problèmes, a forcé les dirigeants anarcho-syndicalistes à abandonner l'ultra-gauchisme et à révéler leur nature opportuniste. On peut être certain que la révolution espagnole chassera les préjugés syndicalistes de leur dernier refuge latin.

Des éléments anarchistes et blanquistes sont présents dans tous les autres courants et groupes ultra-gauches. A la périphérie du grand mouvement révolutionnaire on a toujours observé des manifestations de putschisme et d'aventurisme, dont les agents sont soit des couches arriérées, souvent semi-artisanales, d'ouvriers, soit des intellectuels, compagnons de route. Mais en général, ce type d'ultra-gauchisme n'a pas de signification historique indépendante et présente le plus souvent un caractère épisodique.

Dans les pays en retard du point de vue historique qui doivent accomplir leur révolution bourgeoise, alors qu'il existe déjà un mouvement ouvrier mondial développé, l'intelligentsia de gauche introduit souvent dans le mouvement semi-spontané des masses, principalement petites bourgeoises, les mots d'ordre et les méthodes les plus extrémistes. Telle est la nature des partis petits bourgeois comme celui des "socialistes révolutionnaires" russes avec leur tendance au putschisme, à la terreur individuelle, etc. Du fait de l'existence de partis communistes en Orient, il est peu probable que des groupes aventuristes indépendants acquièrent l'importance des socialistes révolutionnaires russes. Par contre, des éléments aventuristes peuvent exister dans les rangs des jeunes partis communistes orientaux. Pour ce qui est des socialistes révolutionnaires russes, ils se transformèrent sous l'influence de l'évolution de la société bourgeoise, en parti de la petite bourgeoisie impérialiste et adoptèrent une position contre-révolutionnaire à l'égard de la Révolution d'Octobre.

Il est clair que l'ultra-gauchisme de l'Internationale communiste à l'heure actuelle n'entre dans aucune des catégories décrites ci-dessus. Le principal parti de l'Internationale communiste, le Parti communiste de l'Union soviétique, s'appuie manifestement sur le prolétariat industriel et se rattache, bien ou mal, aux traditions révolutionnaires du bolchevisme, La majorité des autres sections de l'Internationale communiste sont des organisations prolétariennes. Le fait que la politique ultra-gauche du communisme officiel sévit uniformément et simultanément dans les différents pays où les conditions sont différentes, ne témoigne-t-il pas que ce courant n'a pas de racines sociales communes ? Ce cours ultra-gauche qui présente partout le même caractère "de principe" est appliqué en Chine et en Grande-Bretagne. Où faut-il donc chercher l'origine de ce nouvel ultra-gauchisme ?

Une circonstance très importante complique mais en même temps éclaire ce problème : l'ultra-gauchisme n'est absolument pas un trait constant fondamental de la direction actuelle de l'Internationale communiste. Ce même appareil, pour la majorité de ses membres, a mené jusqu'en 1928 une politique ouvertement opportuniste, rejoignant le menchevisme sur de nombreux points très importants. Dans les années 1924-1927, les accords avec les réformistes étaient considérés comme obligatoires ; de plus, il était admis que le parti renonce à son indépendance, à sa liberté de critique et même à sa base de classe prolétarienne[7].

Aussi, ne s'agit-il pas d'un courant ultra-gauche particulier, mais du long zigzag ultra-gauche d'un courant qui, dans le passé, a prouvé sa capacité à accomplir de violents zigzags ultra-droitiers. Ces indices laissent penser qu'il s'agit du centrisme.

Pour parler de façon formelle et descriptive, tous les courants du prolétariat et de sa périphérie qui se situent entre le réformisme et le marxisme et qui représentent le plus souvent les différentes étapes menant du réformisme au marxisme, et inversement, relèvent du centrisme. Le marxisme, comme le réformisme, a une base sociale stable. Le marxisme exprime les intérêts historiques du prolétariat. Le réformisme correspond à la situation privilégiée de la bureaucratie et de l'aristocratie ouvrières dans l'Etat capitaliste. Le centrisme que nous avons connu dans le passé n'avait ni ne pouvait avoir de base sociale propre. Les différentes couches du prolétariat se rapprochent de l'orientation révolutionnaire par des chemins et à des rythmes différents. Dans les périodes d'expansion industrielle prolongée ou encore dans les périodes de reflux politique, après une défaite, différentes couches du prolétariat glissent politiquement de la gauche vers la droite et se heurtent à d'autres couches qui commencent à évoluer vers la gauche. Différents groupes, freinés à certaines étapes de leur évolution, se trouvent des chefs temporaires, suscitent leurs propres programmes et organisations. On comprend ainsi quelle diversité de courants la notion de "centrisme" recouvre ! Selon leur origine, leur composition sociale, leur orientation, ces différents groupes peuvent entrer en conflit aigu les uns avec les autres, sans cesser pour autant d'être des variétés du centrisme.

Si le centrisme en général joue d'habitude le rôle de caution de gauche du réformisme, il n'est pas pour autant possible d'apporter de réponse définitive à la question : auquel des deux camps principaux, marxiste ou réformiste, appartient telle déviation centriste ? Ici, plus que partout ailleurs, il faut chaque fois analyser le contenu concret du processus et les tendances internes de son évolution. Ainsi, certaines erreurs politiques de Rosa Luxemburg peuvent être caractérisées avec une relative justesse théorique, comme centristes de gauche. On peut même aller plus loin et affirmer que la majorité des divergences de Rosa Luxemburg avec Lénine étaient dues à une déviation centriste plus ou moins importante. Seuls les bureaucrates impudents et ignorants de l'Internationale communiste peuvent ranger le luxemburgisme, en tant que courant historique, dans le centrisme. Il est inutile de rappeler que les "chefs" actuels de l'Internationale communiste, à commencer par Staline, n'arrivent pas à la cheville de la grande révolutionnaire tant politiquement que théoriquement et moralement.

Certains critiques qui n'ont pas assez réfléchi au fond de la question ont à plusieurs reprises ces derniers temps accusé l'auteur de ces lignes d'abuser du terme de "centrisme", en regroupant sous ce terme des courants et des groupes trop divers du mouvement ouvrier. En fait, la diversité des types de centrisme découle, nous l'avons dit, de l'essence même du phénomène et non d'un emploi abusif du terme. Rappelons que les marxistes ont été souvent accusés de mettre sur le compte de la petite bourgeoisie les phénomènes les plus variés et les plus contradictoires. Effectivement, il faut ranger dans la catégorie "petit-bourgeois" des faits, des idées et des tendances à première vue totalement incompatibles. Le mouvement paysan et le mouvement radical dans les villes pour la Réforme ont un caractère petit bourgeois ; de même que les Jacobins français et les populistes russes, les proudhoniens et les blanquistes, la social-démocratie actuelle et le fascisme, les anarcho-syndicalistes français, l'Armée du Salut, le mouvement de Gandhi en Inde, etc. La philosophie et l'art offrent un tableau encore plus bigarré. Est-ce que cela signifie que le marxisme joue sur les mots ? Non, cela signifie uniquement que la petite bourgeoisie se caractérise par l'extraordinaire hétérogénéité de sa nature sociale. Au niveau de ses couches inférieures, elle se confond avec le prolétariat et tombe dans le lumpen-prolétariat. Ses couches supérieures touchent de très près la bourgeoisie capitaliste. Elle peut s'appuyer sur les anciennes formes de production mais également connaître un essor rapide sur la base de l'industrie la plus moderne (les nouvelles "couches moyennes"). Rien d'étonnant à ce qu'idéologiquement elle se pare de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.

Le centrisme au sein du mouvement ouvrier joue dans un certain sens le même rôle que l'idéologie petite bourgeoise sous toutes ses formes par rapport à la société bourgeoise dans son ensemble. Le centrisme reflète les différents types d'évolution du prolétariat, sa croissance politique, sa faiblesse révolutionnaire, liée à la pression que toutes les autres classes de la société exercent sur lui. Rien d'étonnant à ce que la palette du centrisme soit aussi colorée. Cela n'implique pas qu'il faille renoncer à la notion de centrisme ; il faut seulement dans chaque cas procéder à une analyse sociale et historique concrète pour mettre en évidence la nature réelle de telle variété de centrisme.

La fraction dirigeante de l'Internationale communiste ne relève pas du centrisme "en général" ; c'est une formation historique bien définie, avec des racines sociales puissantes bien que récentes. Il s'agit avant tout de la bureaucratie soviétique. Dans les écrits des théoriciens staliniens, cette couche sociale n'existe pas. Il n'y est question que du "léninisme", de la direction désincarnée, de la tradition idéologique, de l'esprit du bolchevisme, de l'inconsistante "ligne générale" ; mais pas un mot sur le fait que le fonctionnaire bien vivant, en chair et en os, manie cette ligne générale tel un pompier sa lance ; de cela vous n'en entendrez pas parler.

Pourtant, ce fonctionnaire ressemble à tout sauf à un esprit désincarné. Il boit, il mange, il se multiplie et prend soin de sa bedaine florissante. Il donne des ordres d'une voix tonitruante, il fait monter dans l'échelle bureaucratique des gens à sa dévotion, il se montre fidèle à ses chefs, il interdit qu'on le critique et voit en cela l'essence de la ligne générale. Il y a plusieurs millions de ces fonctionnaires, plusieurs millions !

Plus que d'ouvriers dans l'industrie au moment de la Révolution d'octobre. La majorité de ces fonctionnaires n'a jamais participé à la lutte des classes avec les risques et les sacrifices qu'elle implique. Ces individus dans leur immense majorité sont nés politiquement en tant que couche dirigeante. Et derrière eux se profile le pouvoir d'Etat. Il assure leur existence, les élevant bien au-dessus des masses. Ils ignorent le danger du chômage, s'ils savent rester au garde-à-vous. Les erreurs les plus grossières leur sont pardonnées, s'ils sont prêts à jouer, au moment voulu, le rôle de bouc émissaire, en déchargeant leur supérieur immédiat de toute responsabilité. Cette couche dirigeante de plusieurs millions d'individus a-t-elle un poids social et une influence politique dans le pays ? Oui ou non ?

On sait depuis longtemps que la bureaucratie et l'aristocratie ouvrières sont la base sociale de l'opportunisme. En Russie, ce phénomène a pris des formes nouvelles. Sur la base de la dictature du prolétariat - dans un pays arriéré et encerclé par les pays capitalistes - s'est créé pour la première fois, à partir des couches supérieures de travailleurs, un puissant appareil bureaucratique qui s'est élevé au-dessus des masses, qui leur commande, qui jouit de privilèges considérables ; ses membres sont solidaires les uns des autres et il introduit dans la politique de l'Etat ouvrier ses intérêts propres, ses méthodes et ses procédés.

Nous ne sommes pas des anarchistes. Nous comprenons la nécessité de l'Etat ouvrier et, par conséquent, le caractère historiquement inévitable de la bureaucratie durant la période de transition. Nous sommes aussi conscients des dangers que cela implique, particulièrement pour un pays arriéré et isolé. Idéaliser la bureaucratie soviétique est l'erreur la plus impardonnable qui soit pour un marxiste. Lénine déploya toute son énergie pour que le parti, avant-garde indépendante de la classe ouvrière, s'élève au-dessus de l'appareil d'Etat, le contrôle, le surveille, le dirige et l'épure, en plaçant les intérêts historiques du prolétariat - international et non pas seulement national - au-dessus des intérêts de la bureaucratie dirigeante. Lénine considérait que le contrôle de la masse du parti sur l'appareil était la première condition du contrôle de l'Etat par les partis. Relisez attentivement ses articles, ses discours et ses lettres de la période soviétique, particulièrement des deux dernières années de sa vie, et vous verrez avec quelle angoisse sa pensée revient à chaque fois sur cette question brûlante.

Que s'est-il passé dans la période qui suivit la mort de Lénine ? Toute la couche dirigeante du parti et de l'Etat qui avait participé à la révolution et à la guerre civile fut balayée, écartée, écrasée. Des fonctionnaires impersonnels prirent sa place. A la même époque, la lutte contre le bureaucratisme qui avait un caractère si aigu du vivant de Lénine, quand la bureaucratie était encore au berceau, cessa totalement, alors que la bureaucratie s'était développée de façon monstrueuse.

Qui aurait pu mener cette lutte ? Le parti en tant qu'avant-garde autogérée du prolétariat n'existe plus. L'appareil du parti s'est confondu avec celui de l'Etat. Le Guépéou est l'instrument principal de la ligne générale à l'intérieur du parti. La bureaucratie ne tolère aucune critique venant de la base, elle interdit même à ses théoriciens d'en parler. La haine forcenée pour l'opposition de gauche est due en premier lieu à ce que l'opposition parle ouvertement de la bureaucratie, de son rôle spécifique, de ses intérêts et révèle publiquement que la ligne générale est la chair et le sang de la nouvelle couche dirigeante au pouvoir, qui ne s'identifie nullement au prolétariat.

La bureaucratie tire son infaillibilité originelle du caractère ouvrier de l'Etat : la bureaucratie d'un Etat ouvrier ne peut pas dégénérer ! L'Etat et la bureaucratie sont pris ici non pas comme des processus historiques, mais comme des catégories éternelles : la Sainte Eglise et ses serviteurs ne peuvent pas se tromper ! Si la bureaucratie ouvrière dans la société capitaliste s'est élevée au-dessus du prolétariat en lutte et a dégénéré au point de donner le parti de Noske, Scheidemann, Ebert et Wels, pourquoi ne peut-elle pas dégénérer en s'élevant au-dessus du prolétariat victorieux ?

De par sa position dominante et incontrôlée, la bureaucratie soviétique acquiert une mentalité qui, sur beaucoup de points, est en totale contradiction avec celle d'un révolutionnaire prolétarien. Pour la bureaucratie, ses calculs et ses combinaisons en politique intérieure et internationale sont plus importants que les tâches d'éducation révolutionnaire des masses et que les exigences de la révolution internationale. Pendant plusieurs années, la fraction stalinienne a montré que les intérêts et la psychologie du "paysan riche", de l'ingénieur, de l'administrateur, de l'intellectuel bourgeois chinois, du fonctionnaire des trade-unions britanniques lui étaient plus proches et plus accessibles que la psychologie et les besoins des simples ouvriers, des paysans pauvres, des masses populaires chinoises insurgées, des grévistes anglais, etc. Mais dans ce cas, pour quelle raison la fraction stalinienne ne s'est-elle pas engagée jusqu'au bout dans la voie de l'opportunisme national ? Parce qu'elle est la bureaucratie d'un Etat ouvrier. Si la social-démocratie internationale défend les fondements de la domination de la bourgeoisie, la bureaucratie soviétique est forcée de s'adapter aux bases sociales issues de la Révolution d'octobre, tant qu'elle ne procède pas à un bouleversement au niveau de l'Etat. De là, la double nature de la psychologie et de la politique de la bureaucratie stalinienne. Le centrisme, centrisme qui s'appuie sur les fondements de l'Etat ouvrier, est la seule expression possible de cette double nature.

Dans les pays capitalistes, les groupes centristes ont le plus souvent un caractère temporaire, transitoire, car ils reflètent le glissement à droite ou à gauche de certaines couches d'ouvriers. Par contre, dans les conditions de la République des Soviets, des millions de bureaucrates constituent pour le centrisme une base beaucoup plus solide et organisée. Bien qu'étant un bouillon de culture naturel pour les tendances opportunistes et nationales, elle est forcée de défendre les bases de sa domination en luttant contre le koulak; elle doit aussi se préoccuper de son prestige de "bolchevik" dans le gouvernement ouvrier mondial. Après une tentative pour se rapprocher du Kuomintang et de la bureaucratie d'Amsterdam, pour laquelle elle avait des affinités, la bureaucratie soviétique est entrée en conflit aigu permanent avec la social-démocratie qui reflète l'hostilité de la bourgeoisie mondiale à l'égard de l'Etat soviétique. Telles sont les origines de l'actuel zigzag à gauche.

Ce qui fait l'originalité de la situation, c'est non pas le fait que la bureaucratie soviétique soit particulièrement immunisée contre l'opportunisme et le nationalisme, mais le fait que, ne pouvant adopter de façon définitive une position nationale-réformiste, elle se voit forcée d'accomplir des zigzags entre le marxisme et le national-réformisme. Les oscillations du centrisme bureaucratique qui sont en rapport avec sa puissance, ses ressources et les contradictions aiguës de sa situation, ont atteint une ampleur inégalée : des aventures ultra-gauches en Bulgarie et en Estonie à l'alliance avec Tchang Kaï-chek, Raditch et Purcell; de la honteuse fraternisation avec les briseurs de grève anglais au refus catégorique de la politique de front unique avec les syndicats de masse.

La bureaucratie stalinienne exporte ses méthodes et ses zigzags dans les autres pays, dans la mesure où, par l'intermédiaire du parti, non seulement elle dirige l'Internationale communiste, mais de plus lui donne des ordres. Thaelmann était pour le Kuomintang, quand Staline était pour le Kuomintang. Au VIIe Plénum du Comité exécutif de l'Internationale communiste, à l'automne 1926, le délégué du Kuomintang, ambassadeur de Tchang Kai-chek, un dénommé Chao Li-tzi, intervint à l'unisson avec Thaelmann, Sémard et tous les Remmele contre le "trotskysme". Le "camarade" Chao Li-tzi déclara :

Nous sommes tous persuadés que le Kuomintang sous la direction de l'Internationale communiste remplira sa mission historique " (Procès-verbaux, tome I, p. 459).

Voilà les faits historiques.

Prenez le Rote Fahne de l'année 1926, vous y trouverez un grand nombre d'articles sur le thème suivant : en exigeant la rupture avec le Conseil général anglais des briseurs de grève, Trotsky prouve son... menchevisme. Aujourd'hui, le "menchevisme" consiste à défendre le front unique avec les organisations de masse, c'est-à-dire à mener la politique que les IIIe et IVe Congrès de l'Internationale communiste avait formulée sous la direction de Lénine (contre tous les Thaelmann, Thalheimer, Bela Kun et autres Frossard).

Ces zigzags effarants auraient été impossibles, si dans toutes les sections de l'Internationale communiste une couche bureaucratique, se suffisant à elle-même, c'est-à-dire indépendante du parti, ne s'était pas formée. C'est là que se trouve la racine du mal.

La force du parti révolutionnaire réside dans l'esprit d'initiative de l'avant-garde qui met à l'épreuve et sélectionne ses cadres; c'est la confiance qu'elle a en ses dirigeants qui les élève progressivement vers le sommet. Cela crée un lien indestructible entre les cadres et les masses, entre les dirigeants et les cadres et donne de l'assurance à toute la direction. Rien de pareil n'existe dans les partis communistes actuels. Les chefs sont désignés. Ils se choisissent des subordonnés. La base du parti est obligée d'accepter les chefs désignés autour desquels on crée une atmosphère artificielle de publicité. Les cadres dépendent du sommet et non de la base. Dans une large mesure, ils cherchent les raisons de leur influence et de leur existence à l'extérieur des masses. Ils tirent leurs mots d'ordre politiques du télégraphe et non de l'expérience de la lutte. En même temps, Staline tient en réserve à tout hasard des documents accusateurs. Chacun de ces chefs sait qu'à chaque instant, il peut être balayé comme un simple fétu de paille.

C'est ainsi que dans toute l'Internationale communiste se crée une couche bureaucratique fermée, véritable bouillon de culture pour les bacilles du centrisme. Le centrisme de Thaelmann, de Remmele et de leurs compères est très stable et résistant du point de vue organisationnel car il s'appuie sur la bureaucratie de l'Etat soviétique, mais il se distingue par une extraordinaire instabilité du point de vue politique. Privé de la confiance que seule peut donner une liaison organique avec les masses, le Comité central infaillible est capable des zigzags les plus monstrueux. Moins il est préparé à une lutte idéologique sérieuse, plus il est généreux en injures, insinuations et calomnies. Staline, "grossier" et "déloyal", selon la définition de Lénine, est la personnification de cette couche.

La caractérisation donnée ci-dessus du centrisme bureaucratique détermine l'attitude de l'opposition de gauche à l'égard de la bureaucratie stalinienne : soutien total et illimité dans la mesure où la bureaucratie défend les frontières de la République des Soviets et les fondements de la Révolution d'octobre ; critique ouverte dans la mesure où la bureaucratie par ses zigzags administratifs rend plus difficiles la défense de la révolution et la construction du socialisme ; opposition implacable dans la mesure où par son commandement bureaucratique, elle désorganise la lutte du prolétariat mondial.


11. La contradiction entre les succès économiques de l'URSS et la bureaucratisation du régime[modifier le wikicode]

Il est impossible d'élaborer les bases d'une politique révolutionnaire dans un "seul pays". Le problème de la révolution allemande est actuellement indissolublement lié à la question de la direction politique en URSS. Ce lien il faut le comprendre dans toutes ses conséquences.

La dictature du prolétariat est la réponse à la résistance des classes possédantes. La limitation apportée aux libertés découle du régime militaire de la révolution, c'est-à-dire des conditions de la guerre des classes. De ce point de vue, il est tout à fait clair que la consolidation intérieure de la République des Soviets, sa croissance économique, l'affaiblissement de la résistance de la bourgeoisie, et surtout le succès de la "liquidation" de la dernière classe capitaliste, les koulaks, devraient mener à l'épanouissement de la démocratie dans le parti, les syndicats et les Soviets.

Les staliniens ne se lassent pas de répéter que "nous sommes déjà entrés dans le socialisme", que la collectivisation actuelle marque en elle-même la liquidation des koulaks en tant que classe, et que le prochain plan quinquennal doit amener ces processus à leur terme. S'il en est ainsi, pourquoi ce processus a-t-il conduit à l'écrasement total du parti, des syndicats et des Soviets par l'appareil bureaucratique qui, à son tour, a pris le caractère du bonapartisme publicitaire ? Pourquoi à l'époque de la famine et de la guerre civile le parti vivait-il d'une vie intense, pourquoi ne venait-il à l'idée de personne de demander si l'on pouvait ou non critiquer Lénine ou le comité central dans son ensemble, alors que, maintenant, la moindre divergence avec Staline entraîne l'exclusion du parti et des mesures administratives de répression ?

Le danger de guerre venant des Etats impérialistes ne peut en aucun cas expliquer et encore moins justifier le développement du despotisme bureaucratique. Lorsque dans une société socialiste nationale les classes sont plus ou moins liquidées, cela marque le début du dépérissement de l'Etat. Si une société socialiste peut opposer une résistance victorieuse à un ennemi extérieur, c'est en tant que société socialiste et non pas en tant qu'Etat de la dictature du prolétariat et encore moins en tant qu'Etat de la dictature de la bureaucratie.

Mais nous ne parlons pas du dépérissement de la dictature : c'est encore trop tôt car nous ne sommes pas encore "entrés dans le socialisme". Nous parlons d'autre chose. Nous demandons : qu'est-ce qui explique la dégénérescence bureaucratique de la dictature ? D'où vient cette contradiction criante, monstrueuse, effroyable, entre les succès de l'édification socialiste et le régime de dictature personnel qui s'appuie sur un appareil impersonnel, qui tient à la gorge la classe dirigeante du pays Comment expliquer que la politique et l'économie se développent dans des directions totalement opposées ?

Les succès économiques sont très importants. Dès maintenant la Révolution d'octobre s'est pleinement justifiée d'un point de vue économique. Les coefficients élevés de la croissance économique sont l'expression irréfutable du fait que les méthodes socialistes présentent un avantage immense, et cela même pour l'accomplissement des tâches de production qui, à l'Ouest, ont été résolues par des méthodes capitalistes. Les avantages de l'économie socialiste dans les pays avancés ne seront-ils pas grandioses ?

Toutefois, la question posée par la Révolution d'octobre n'est pas encore résolue même au brouillon.

La bureaucratie stalinienne qualifie l'économie de "socialiste" en partant de ses prémisses et de ses tendances. Mais cela ne suffit pas. Les succès économiques de l'Union soviétique se produisent sur une base économique encore peu développée. L'industrie nationalisée passe par les stades que les nations capitalistes avancées ont déjà franchi depuis longtemps. L'ouvrière qui fait la queue a son critère du socialisme, et ce critère du "consommateur", pour reprendre l'expression méprisante du fonctionnaire, est en réalité tout à fait décisif. Dans le conflit entre le point de vue de l'ouvrière et celui du bureaucrate, nous, opposition de gauche, sommes avec l'ouvrière contre le bureaucrate qui exagère les réalisations, escamote les contradictions qui s'accumulent, et met un couteau sous la gorge de l'ouvrière pour l'empêcher de critiquer.

L'année dernière, on est passé brusquement du salaire égal au salaire différencié (aux pièces). Il est indiscutable que le principe d'égalité dans le paiement du travail est irréalisable, quand le niveau des forces productives et par conséquent de la culture en général est bas. Cela implique également que le problème du socialisme ne se résout pas uniquement au niveau des formes sociales de propriété, mais présuppose une certaine puissance technique de la société. Cependant, la croissance de la puissance technique fait déborder automatiquement les forces productives hors des frontières nationales.

En revenant au salaire aux pièces qui avait été supprimé prématurément, la bureaucratie a qualifié le salaire égal de principe "koulak". C'est une absurdité évidente qui montre dans quelles impasses d'hypocrisie et de mensonge les staliniens s'enfoncent. En fait, il fallait dire : "Nous avons avancé trop vite avec les méthodes égalitaires de rétribution du travail; nous sommes encore loin du socialisme ; nous sommes encore pauvres et il nous faut revenir en arrière, à des méthodes semi-capitalistes ou koulak." Répétons qu'il n'y a pas ici de contradiction avec l'objectif socialiste. Il n'y a qu'une contradiction irréductible avec les falsifications bureaucratiques de la réalité.

Le retour au salaire aux pièces fuit le résultat de la résistance opposée par le sous-développement économique. De tels reculs, il y en aura encore beaucoup, surtout dans l'agriculture où l'on a fait un trop grand bond administratif en avant.

L'industrialisation et la collectivisation sont menées avec des méthodes de commandement unilatéral, incontrôlé et bureaucratique, qui passe par-dessus la tête des masses travailleuses. Les syndicats sont privés de toute possibilité d'influer sur le rapport entre consommation et accumulation. La différenciation au sein de la paysannerie a été liquidée provisoirement moins économiquement qu'administrativement. Les mesures sociales prises par la bureaucratie en ce qui concerne la liquidation des classes sont terriblement en avance sur le processus fondamental que constitue le développement des forces productives.

Cela conduit à une augmentation des prix de revient industriels, à la basse qualité de la production, à l'augmentation des prix, à la pénurie de biens de consommation, et laisse se profiler à l'horizon la menace d'une réapparition du chômage.

L'extrême tension de l'atmosphère politique dans le pays est le résultat des contradictions entre la croissance de l'économie soviétique et la politique économique de la bureaucratie qui, tantôt est monstrueusement en retard sur les besoins de l'économie (1923-1928), tantôt est effrayée par son propre retard et se lance dans une fuite en avant, pour rattraper par des mesures purement administratives ce qu'elle a laissé passer (1928-1932). Là aussi, un zigzag à gauche succède à un zigzag à droite. Avec ces deux zigzags la bureaucratie se trouve chaque fois en contradiction avec les réalités de l'économie et par conséquent avec l'état d'esprit des travailleurs. Elle ne peut tolérer leurs critiques, ni lorsqu'elle est en retard, ni lorsqu'elle fonce en avant.

La bureaucratie ne peut exercer sa pression sur les ouvriers et les paysans autrement qu'en privant les travailleurs de la possibilité de participer à la solution des problèmes de leur propre travail et de tout leur avenir. C'est là que se trouve le plus grand danger. La peur constante de la résistance des masses provoque au niveau politique un "court-circuit" de la dictature personnelle et bureaucratique.

Cela implique-t-il qu'il faille ralentir les rythmes de l'industrialisation et de la collectivisation ? Pour une certaine période, c'est indiscutable. Mais cette période peut être de courte durée. La participation des ouvriers à la direction du pays, de sa politique et de son économie, un contrôle réel sur la bureaucratie, la croissance du sentiment de responsabilité des dirigeants à l'égard des dirigés, tout cela ne peut avoir qu'une influence bénéfique sur la production, diminuera les frictions internes, réduira au minimum les coûteux zigzags économiques, assurera une répartition plus saine des forces et des moyens et, en fin de compte, augmentera le coefficient général de la croissance. La démocratie soviétique est une nécessité vitale surtout pour l'économie. Au contraire, le bureaucratisme recèle de tragiques surprises économiques.

Si l'on examine globalement l'histoire de la période des épigones dans le développement de l'URSS, il n'est pas difficile d'arriver à la conclusion que la prémisse politique fondamentale de la bureaucratisation du régime a été la lassitude des masses à la suite des bouleversements de la révolution et de la guerre civile. La famine et les épidémies faisaient rage dans le pays. Les questions politiques passèrent au second plan. Toutes les pensées étaient fixées sur un morceau de pain. Pendant le communisme de guerre, tout le monde recevait la même ration de famine. Le passage à la NEP amena les premiers succès économiques. La ration devint plus abondante, mais tout le monde n'y avait pas droit. L'instauration de l'économie marchande conduisit au calcul des prix de revient, à une rationalisation élémentaire, au départ des usines des ouvriers en surnombre. Les succès économiques s'accompagnèrent durant une longue période de la croissance du chômage.

Il ne faut pas oublier un seul instant que le renforcement de la puissance de l'appareil s'appuyait sur le chômage. Après des années de famine, l'armée de réserve des chômeurs effrayait tous les prolétaires aux machines. L'éloignement hors des entreprises des ouvriers indépendants et critiques, les listes noires d'oppositionnels devinrent un des instruments les plus importants et les plus efficaces dans les mains de la bureaucratie stalinienne. Sans cette circonstance, elle n'aurait pas réussi à étouffer le parti de Lénine.

Les succès économiques ultérieurs amenèrent progressivement la liquidation de l'armée de réserve des ouvriers industriels (la surpopulation cachée des villages, masquée par la collectivisation, garde encore toute son acuité). L'ouvrier industriel n'a désormais plus peur d'être mis à la porte de l'usine. Son expérience quotidienne lui enseigne que l'imprévoyance et l'arbitraire de la bureaucratie ont considérablement compliqué la solution de ses problèmes. La presse soviétique dénonce certains ateliers et entreprises où l'on ne laisse pas assez de place à l'initiative des ouvriers, à leur esprit d'invention, etc. : comme si on pouvait enfermer l'initiative du prolétariat dans les ateliers, comme si les ateliers pouvaient être des oasis de démocratie productive, alors que le prolétariat est écrasé dans le parti, les Soviets et les syndicats.

L'état général du prolétariat est aujourd'hui tout à fait différent de ce qu'il était dans les années 1922-1923. Le prolétariat a crû numériquement et culturellement. Après avoir accompli un travail gigantesque, qui est à l'origine de la régénération et de la croissance de l'économie, les ouvriers sentent renaître et croître leur assurance. Cette assurance accrue commence à se transformer en mécontentement à l'égard du régime bureaucratique.

L'étouffement du parti, l'épanouissement du régime personnel et de l'arbitraire peuvent donner l'impression d'un affaiblissement du système soviétique. Mais tel n'est pas le cas. Le système soviétique s'est considérablement renforcé. Parallèlement, la contradiction entre ce système et l'étau bureaucratique s'est nettement aggravée. L'appareil stalinien voit avec terreur que les succès économiques ne renforcent pas mais au contraire sapent sa position. Dans la lutte pour maintenir ses positions, il est déjà obligé de resserrer la vis, d'interdire toute forme d' "autocritique" autre que les louanges byzantines à l'adresse de ses chefs.

Ce n'est pas la première fois dans l'histoire que le développement économique entre en contradiction avec la situation politique dans laquelle il s'est produit. Mais il faut comprendre clairement quelles conditions précisément engendrent le mécontentement. La vague oppositionnelle qui s'avance, n'est en rien dirigée contre l'Etat socialiste, les formes soviétiques ou le Parti communiste. Le mécontentement est dirigé contre l'appareil et sa personnification, Staline. Ce qui explique que récemment se soit déclenchée une campagne forcenée contre la soi-disant "contrebande trotskyste".

L'adversaire risque d'être insaisissable, il est partout et nulle part. Il surgit dans les ateliers, dans les écoles, se faufile dans les revues historiques et dans tous les manuels. Cela signifie que les faits et les documents confondent la bureaucratie, en révélant ses flottements et ses erreurs. On ne peut rappeler le passé tranquillement et objectivement, il faut refaire le passé, il faut boucher toutes les fissures par lesquelles peut s'insinuer un soupçon quant à l'infaillibilité de l'appareil et de son chef. Nous avons devant nous tous les traits caractéristiques d'une couche dirigeante qui a perdu la tête. Iaroslavsky, Iaroslavsky lui-même, s'est révélé peu sûr ! Ce ne sont pas des incidents dus au hasard, de simples détails, des conflits de personnes : le fond de l'affaire est que les succès économiques, qui, dans un premier temps, ont renforcé la bureaucratie, sont, aujourd'hui, en opposition avec la bureaucratie, du fait de la dialectique de leur développement. C'est pour cette raison qu'à la dernière conférence du parti, c'est-à-dire au congrès de l'appareil stalinien, le trotskysme, trois fois battu et écrasé, a été déclaré "avant-garde de la contre-révolution bourgeoise".

Cette résolution stupide et dérisoire du point de vue politique lève le voile sur certains plans très "pratiques" de Staline dans le domaine des règlements de comptes personnels. Ce n'est pas pour rien que Lénine avait mis en garde le parti contre la désignation de Staline comme secrétaire général : "ce cuisinier ne peut cuire que des plats épicés..." Et ce cuisinier n'a pas encore totalement épuisé sa science culinaire.

Malgré le resserrement de vis théoriques et administratives, la dictature personnelle de Staline approche visiblement de son déclin. L'appareil est totalement fissuré. La fissure nommée Iaroslavsky n'est qu'une des centaines de fissures qui aujourd'hui n'ont pas encore de nom. Le fait que la nouvelle crise politique mûrit sur la base des succès manifestes et incontestables de l'économie soviétique, de la croissance des effectifs du prolétariat et des premiers succès de l'agriculture collectivisée, est une garantie suffisante pour que la liquidation du despotisme bureaucratique coïncide non avec un ébranlement du système soviétique, comme on pouvait le redouter il y a encore trois ou quatre ans, mais au contraire avec sa libération, son essor, son épanouissement.

Mais c'est précisément dans sa dernière période que la bureaucratie stalinienne est capable de faire le plus de mal. La question de son prestige est devenue pour elle la question politique centrale. Si l'on exclut du parti des historiens apolitiques uniquement parce qu'ils n'ont pas su célébrer les exploits de Staline en 1917, le régime plébiscitaire peut-il admettre la reconnaissance des erreurs commises en 1931-1932? Peut-il renoncer à la théorie du social-fascisme ? Peut-il désavouer Staline qui a résumé le fond du problème allemand dans la formule suivante : que les fascistes arrivent d'abord au pouvoir, notre tour viendra ensuite?

Les conditions objectives en Allemagne sont en elles-mêmes à ce point impératives que si la direction du Parti communiste allemand disposait de la liberté d'action indispensable, elle se serait déjà, sans aucun doute, tournée vers nous. Mais elle n'est pas libre. Alors que l'opposition de gauche met en avant les idées et les mots d'ordre du bolchevisme, vérifiés par la victoire de 1917, la clique stalinienne ordonne par télégramme de lancer une campagne internationale contre le "trotskysme". La campagne se mène non sur la base des problèmes de la révolution allemande, qui est une question de vie ou de mort peur le prolétariat mondial, mais sur la base d'un article minable et falsificateur de Staline sur des questions d'histoire du bolchevisme. Il est difficile d'imaginer une disproportion plus grande entre les tâches de l'heure d'une part, les maigres ressources idéologiques de la direction officielle de l'autre. Telle est la situation humiliante, indigne et en même temps profondément tragique de l'Internationale communiste.

Le problème du régime stalinien et le. problème de la révolution allemande sont liés par un lien indestructible. Les prochains événements le dénoueront ou le trancheront dans les intérêts tant de la révolution russe que de la révolution allemande.


12. Les brandlériens (KPDO[8]) et la bureaucratie stalinienne[modifier le wikicode]

Il n'y a pas, et il ne peut y avoir, de contradictions entre les intérêts de l'Etat soviétique et ceux du prolétariat international. Mais il est radicalement faux d'étendre cette loi à la bureaucratie stalinienne. Son régime est de plus en plus en contradiction aussi bien avec les intérêts de l'Union soviétique qu'avec ceux de la révolution mondiale.

A cause de la bureaucratie soviétique, Hugo Urbahns ne voit pas les bases sociales de l'Etat prolétarien. Urbahns élabore avec Otto Bauer -le concept d'Etat au-dessus des classes, mais à la différence de Bauer, il trouve son modèle non en Autriche mais dans l'actuelle République des Soviets.

Par ailleurs, Talheimer affirme que "l'orientation trotskyste qui met en doute le caractère prolétarien (?) de l'Etat soviétique et le caractère socialiste de l'édification économique" (10 janvier) a un caractère centriste. En affirmant cela, Talheimer ne fait que montrer jusqu'où il va dans l'identification de l'Etat ouvrier à la bureaucratie soviétique, Il veut que l'on regarde l'Union soviétique avec les lunettes de la fraction stalinienne et non avec les yeux du prolétariat international. En d'autres termes il raisonne non comme un théoricien de la révolution prolétarienne mais comme le laquais de la fraction stalinienne. Un laquais vexé, en disgrâce, mais tout de même un laquais qui attend d'être pardonné. C'est pourquoi, même dans "l'opposition", il n'ose pas nommer tout haut la bureaucratie : comme Jehova elle ne le pardonne pas : "Ne prononce pas mon nom en vain."

Tels sont les deux pôles des groupements communistes : l'un ne voit pas la forêt à cause des arbres, quant à l'autre, la forêt .l'empêche de distinguer les arbres. Toutefois, il n'y a en fin de compte rien de surprenant à ce que Thalheimer et Urbahns se découvrent des affinités et fassent bloc contre l'appréciation marxiste de l'Etat soviétique.

Le "soutien" de l'extérieur apporté à l'expérience russe, "soutien" sommaire et qui n'engage à rien, est devenu ces dernières années une marchandise assez répandue et très bon marché. Dans toutes les parties du monde, il y a beaucoup de journalistes, de touristes, d'écrivains mais aussi des "socialistes" plus ou moins radicaux, humanitaires et pacifistes, qui manifestent à l'égard de l'URSS et de Staline la même approbation inconditionnelle que les brandlériens. Bernard Shaw, qui en son temps critiqua violemment Lénine et l'auteur de ces lignes, approuve pleinement la politique de Staline. Maxime Gorki, qui était en opposition avec le Parti communiste du temps de Lénine, est aujourd'hui entièrement du côté de Staline. Barbusse, qui marche la main dans la main avec les sociaux-démocrates français, soutient Staline. L'hebdomadaire américain The New Masses, publication de petits bourgeois radicaux de deuxième ordre, prend .la défense de Staline contre Rakovsky. En Allemagne, Ossietzky qui cita avec sympathie mon article sur le fascisme, jugea nécessaire de remarquer que j'étais injuste dans ma critique de Staline. Le vieux Ledebour dit : "En ce qui concerne le problème principal dans la polémique qui oppose Trotsky à Staline - la socialisation peut-elle être entreprise dans un pays isolé et menée à bien jusqu'à son terme -, je me range entièrement du côté de Staline." On pourrait multiplier les exemples de ce type. Tous ces "amis" de l'URSS abordent les problèmes de l'Etat soviétique de l'extérieur, comme des observateurs, des sympathisants et parfois comme des promeneurs. Evidemment, il vaut mieux être l'ami du plan quinquennal soviétique que l'ami de la bourse new-yorkaise. Néanmoins, la sympathie passive de la petite bourgeoisie de gauche est très éloignée du bolchevisme. Le premier échec important de Moscou suffira à disperser la majorité de ce public, comme poussière dans le vent.

En quoi la position des brandlériens sur l'Etat soviétique se distingue-t-elle de la position de tous ces "amis" ? Uniquement peut-être par une moins grande sincérité. Un tel soutien ne fait ni chaud ni froid à la République des Soviets. Et quand Thalheimer nous apprend, à nous opposition de gauche, bolcheviks-léninistes russes, quelle attitude il faut avoir envers l'Union soviétique, il ne peut pas ne pas inspirer un sentiment de dégoût.

Rakovsky dirigea en personne la défense des frontières de la République des Soviets ; il participa aux premiers pas de l'économie soviétique, à l'élaboration de la politique à l'égard de la paysannerie ; il fut à l'origine des comités de paysans pauvres en Ukraine et dirigea l'application de la politique de la NEP aux conditions originales de l'Ukraine ; il connaît tous les méandres de cette politique ; aujourd'hui encore il la suit jour après jour de Barnaoul avec une attention passionnée; il met en garde contre les erreurs possibles et suggère des solutions justes. Kote Tsintsatzé, ce vieux combattant mort en déportation, Mouralov, Karl Grünstein, Kasparova, Sosnovsky, Kossior, Aoussem, les Eltsine, père et fils, Blumkine, fusillé par Staline, Dingelstedt, Choumskaïa, Solntsev, Stopalov, Poznansky, Sermux, Boutov que Staline fit périr sous la torture en prison, les dizaines, les centaines, les milliers d'autres dispersés dans les prisons et en déportation, tous sont des combattants de la Révolution d'octobre et de la guerre civile, tous avaient participé à l'édification socialiste, aucune difficulté ne les effrayait et tous sont prêts à reprendre leur poste de combat au premier signal. Est-ce à eux de recevoir des leçons de Thalheimer sur la fidélité à l'Etat ouvrier?

Tout ce qu'il y a de progressiste dans la politique de Staline fut formulé par l'opposition de gauche et fut combattu par la bureaucratie. Des années de prison et de déportation, tel est le prix que l'opposition de gauche a payé et paie encore pour avoir pris l'initiative du plan, des rythmes élevés de croissance, de la lutte contre les koulaks et d'une collectivisation plus large. Quel a été l'apport à la politique économique de l'URSS de tous ces partisans inconditionnels, de ces sympathisants, y compris les brandlériens ? Nul ! Derrière leur soutien sommaire et non critique à tout ce qui se fait en URSS, se cache une sympathie tiède et non un enthousiasme internationaliste : c'est que l'affaire se passe au-delà des frontières de leur propre patrie. Brandler et Thalheimer pensent et disent à mots couverts : "Le régime de Staline, évidemment, ne nous conviendrait pas, à nous Allemands ; mais c'est assez bon pour les Russes !"

Le réformiste voit dans la situation internationale la somme des situations nationales ; le marxiste considère la politique nationale en fonction de la politique internationale. Dans cette question fondamentale, le groupe du KPDO (les brandlériens) occupe une position nationale-réformiste, c'est-à-dire qu'il nie en pratique, si ce n'est en paroles, les principes et les critères internationalistes de la politique nationale.

Roy, dont le programme politique pour l'Inde et la Chine découlait entièrement de l'idée stalinienne des partis "ouvriers et paysans" pour l'Orient, était le partisan et le collaborateur le plus proche de Thalheimer. Pendant de longues années. Roy fit de la propagande pour la création d'un parti national-démocratique en Inde. En d'autres termes, il intervenait non comme un révolutionnaire prolétarien mais comme un démocrate national petit bourgeois. Ce qui ne l'empêchait nullement de participer activement à l'état-major central des brandlériens[9].

Mais c'est à l'égard de l'Union soviétique que l'opportunisme national des brandlériens se manifeste de la façon la plus grossière. La bureaucratie stalinienne, à les en croire, agit chez elle sans commettre la moindre erreur. Mais on ne sait pourquoi, la direction de cette même fraction stalinienne est désastreuse en Allemagne. Comment cela se fait-il ? C'est qu'il ne s'agit pas d'erreurs partielles de Staline, dues à sa méconnaissance des autres pays, mais d'un enchaînement d'erreurs, de toute une orientation. Thaelmann et Remmele connaissent l'Allemagne comme Staline connaît la Russie, comme Cachin, Semard et Thorez connaissent la France. Ils forment une fraction internationale et élaborent sa politique pour les différents pays. Or, il s'avère que cette politique, irréprochable en Russie, entraîne la ruine de la révolution dans tous les autres pays.

La position de Brandler devient particulièrement malencontreuse quand on la reporte à l'intérieur de l'URSS, où un brandlérien est obligé de soutenir Staline inconditionnellement. Radek qui, au fond, fut toujours plus proche de Brandler que de l'opposition de gauche, capitula devant Staline. Brandler ne pouvait qu'approuver cet acte. Mais Radek après sa capitulation fut aussitôt contraint par Staline de proclamer que Brandler et Thalheimer étaient des "sociaux-fascistes". Les soupirants platoniques du régime stalinien à Berlin n'essaient pas d'échapper à ces contradictions humiliantes. Cependant leur but pratique est clair, même sans explication ( "Si tu me places à la tête du parti en Allemagne, déclare Brandler à Staline, je m'engage à reconnaître ton infaillibilité dans les affaires russes, à condition que tu me permettes de mener ma politique dans les affaires allemandes.") Peut-on éprouver du respect pour de tels "révolutionnaires" ?

La critique que font les brandlériens de la politique de la bureaucratie stalinienne dans l'Internationale communiste, est tout à fait unilatérale et malhonnête du point de vue théorique. L'unique défaut de cette politique est d'être "ultra-gauche". Mais peut-on accuser d'ultra-gauchisme le bloc de quatre ans entre Staline et Tchang Kai-chek ? Etait-ce de l'ultra-gauchisme que la création de l'Internationale paysanne ? Peut-on qualifier de putschiste le bloc avec le conseil général des briseurs de grève ? Et que dire de la création des partis ouvriers et paysans en Asie et du parti ouvrier et fermier aux Etats-Unis ?

De plus, quelle est la nature sociale de l'ultra-gauchisme stalinien? Un état d'âme passager ? Un état maladif? On cherche en vain une réponse à cette question chez le théoricien Thalheimer.

L'opposition de gauche a depuis longtemps déchiffré cette énigme : il s'agit d'un zigzag ultra-gauche du centrisme. Les brandlériens ne peuvent accepter cette définition confirmée par le développement des neuf dernières années, car elle signifie leur mort politique. Ils ont suivi la fraction stalinienne dans tous ses zigzags à droite, mais se sont dressés contre ses zigzags à gauche; par là, ils ont prouvé qu'ils étaient l'aile droite du centrisme. Le fait qu'ils aient été arrachés du tronc, comme une branche morte, est tout à fait dans l'ordre des choses : lors des tournants brusques du centrisme, il est inévitable que certains groupes et couches se détachent sur sa droite et sur sa gauche. Ce qui a été dit n'implique pas que les brandlériens se soient trompés en tout. Ils ont eu raison et ont encore raison sur de nombreux points contre Thaelmann et Remmele. Il n'y a rien d'extraordinaire à cela. Les opportunistes peuvent avoir une position juste dans la lutte contre l'aventurisme. Inversement, le courant ultra-gauche peut saisir exactement le moment du passage de la lutte pour gagner les masses à la lutte pour le pouvoir. Dans leur critique de Brandler, les ultra-gauches ont exprimé vers la fin de 1923 bon nombre d'idées justes, ce qui ne les empêcha pas de commettre de très grossières erreurs en 1924-1925. Le fait que dans leur critique des bonds de la "troisième période", les brandlériens aient repris une série de considérations anciennes mais justes, ne témoigne nullement de la justesse de leurs positions en général. Il faut analyser la politique de chaque groupe à travers plusieurs périodes : dans les combats défensifs, dans les combats offensifs, dans les périodes de montée et les moments de reflux, dans les conditions de lutte pour gagner les masses et dans une situation de lutte directe pour le pouvoir.

Il ne saurait y avoir de direction marxiste spécialisée dans les problèmes de défense ou d'offensive, de front unique ou de grève générale. L'application correcte de toutes ces méthodes n'est possible que lorsqu'on est capable d'apprécier synthétiquement la situation dans son entier, lorsqu'on sait analyser les forces mises en jeu, fixer les étapes et les tournants et, à partir de cette analyse, mettre au point un ensemble d'actions qui répondent à la situation présente et préparent l'étape suivante.

Brandler et Thalheimer se considèrent presque comme les spécialistes exclusifs de la "lutte pour les masses". Ces gens soutiennent avec le plus grand sérieux que les arguments de l'opposition de gauche en faveur de la politique de front unique sont un plagiat de leur propre position. On ne peut refuser à personne le droit d'être ambitieux ! Imaginez-vous qu'au moment même où vous expliquez à Heinz Neumann une erreur de multiplication, un vaillant professeur d'arithmétique vous déclare que vous le plagiez, car depuis des années il explique les mystères du calcul, exactement comme vous.

La prétention des brandlériens m'a procuré, en tout cas, une minute de gaieté dans la situation actuelle si triste. La sagesse stratégique de ces messieurs date du IIIe Congrès de l'Internationale communiste. J'y défendais l'ABC de la lutte en direction des masses contre l'aile " gauche " d'alors. Dans mon livre, Nouvelle étape, consacré à la popularisation de la politique de front unique et édité par l'Internationale communiste en différentes langues, je souligne de maintes façons le caractère élémentaire des idées qui y sont défendues. "Tout ce qui est dit, lisons-nous, par exemple, à la page 70 de l'édition allemande, constitue une vérité élémentaire du point de vue de toute expérience révolutionnaire sérieuse. Mais quelques éléments "gauches" du congrès virent dans cette tactique une poussée vers la droite..." Parmi ceux-ci figuraient Thalheimer aux côtés de Zinoviev, Boukharine, Radek, Maslow, Thaelmann.

L'accusation de plagiat n'est pas la seule accusation. Non seulement l'opposition de gauche s'est emparée de la propriété intellectuelle de Thalheimer, elle en donne de plus, semblet-il, une interprétation opportuniste. Cette curieuse affirmation mérite qu'on s'y arrête dans la mesure où elle nous donne la possibilité de mieux éclairer la question de la politique du fascisme.

Dans l'un de mes précédents ouvrages, j'ai exprimé l'idée qu'Hitler ne pouvait arriver au pouvoir par la voie parlementaire : même en admettant qu'il puisse obtenir 51% des voix, l'accentuation des contradictions économiques et l'aggravation des contradictions politiques devraient conduire à une explosion bien avant la venue de ce moment. C'est pour cette raison que les brandlériens m'attribuent l'idée que les nationaux-socialistes disparaîtront de la scène sans qu'une action extra-parlementaire de masse des ouvriers soit nécessaire. En quoi cela vaut-il mieux que les inventions du Rote Fahne.

Partant de l'impossibilité où se trouvent les nationaux-socialistes d'accéder "pacifiquement" au pouvoir, j'en concluais qu'ils emprunteraient inévitablement d'autres voies, que ce soit un coup d'Etat direct ou une étape de coalition débouchant immanquablement sur un coup d'Etat. L'auto-liquidation sans douleur du fascisme serait possible dans un seul cas : si Hitler appliquait en 1932 la même politique que Brandler en 1923. Sans surestimer le moins du monde les stratèges nationaux-socialistes, je crois néanmoins qu'ils sont plus -solides et perspicaces que Brandler et Cie.

La deuxième objection de Thalheimer est encore plus profonde : la question de savoir si Hitler arrivera au pouvoir par la voie parlementaire ou par une autre voie n'a, dit-il, aucune importance, car elle ne modifie pas "l'essence" du fascisme, qui, de toute façon, ne peut instaurer sa domination que sur les débris des organisations ouvrières. "Les ouvriers peuvent en toute tranquillité laisser aux rédacteurs de Vorwärts le soin d'analyser les différences qui peuvent exister entre l'arrivée d'Hitler au pouvoir par la voie parlementaire et une arrivée par une autre voie" (Arbeiterpolitik, 10 janvier). Si les ouvriers d'avant-garde suivent Thalheimer, Hitler leur tranchera la gorge à coup sûr. Pour notre sage instituteur, seul importe "l'essence" du fascisme, il laisse les rédacteurs de Vorwärts apprécier la manière dont elle se réalise. Malheureusement, "l'essence" pogromiste du fascisme ne peut se manifester pleinement qu'après son arrivée au pouvoir. Il s'agit donc de ne pas le laisser arriver au pouvoir. Pour cela, il faut soi-même comprendre la stratégie de l'ennemi et l'expliquer aux ouvriers. Hitler fait d'énormes efforts pour faire entrer en apparence son mouvement dans le cadre de la constitution. Seul un pédant qui s'imagine être un "matérialiste" peut croire que de tels procédés resteront sans influence sur la conscience politique des masses. Le constitutionnalisme d'Hitler vise non seulement à maintenir une porte ouverte pour un bloc avec le centre, mais aussi à tromper la social-démocratie, plus exactement, à ce que les chefs de la social-démocratie trompent plus facilement les masses. Quand Hitler jure qu'il accédera au pouvoir par la voie constitutionnelle, ils proclament aussitôt que le danger du fascisme n'est pas redoutable pour l'instant. En tout cas, on aura encore l'occasion de mesurer le rapport de forces dans des élections de toutes sortes. En se couvrant d'une perspective constitutionnelle, qui endort ses adversaires, Hitler veut garder la possibilité de porter un coup au moment décisif. Cette ruse de guerre, malgré sa simplicité apparente, renferme en fait une puissance énorme, car elle s'appuie non seulement sur la psychologie des partis intermédiaires qui souhaiteraient résoudre la question politiquement et légalement, mais aussi, ce qui est beaucoup plus dangereux, sur la crédulité des masses populaires.

Il faut ajouter que la manœuvre d'Hitler est à double tranchant : il abuse ses adversaires mais aussi ses partisans. Or, pour la lutte, surtout pour une lutte offensive, il est nécessaire d'avoir un esprit combatif. On ne peut entretenir cet esprit qu'en persuadant ses troupes du caractère inéluctable d'une lutte ouverte. Ce raisonnement implique également qu'Hitler ne peut pas prolonger trop longtemps sa tendre idylle avec la Constitution de Weimar, sans démoraliser ses propres rangs. Il doit tirer à temps le poignard de son sein.

Il ne suffit pas de comprendre la seule "essence" du fascisme, il faut savoir l'apprécier comme phénomène politique réel, comme un ennemi conscient et perfide. Notre maître d'école est trop "sociologue" pour être révolutionnaire. N'est-il pas clair en effet, que les pensées profondes de Thalheimer entrent comme des facteurs positifs dans les calculs d'Hitler, car c'est rendre service à l'ennemi que de mettre dans le même sac la diffusion par Vorwärts des illusions constitutionnelles et le dévoilement de la ruse que l'ennemi bâtit sur ces illusions.

L'importance d'une organisation vient soit des masses qu'elle entraîne, soit du contenu des idées qu'elle est capable de faire pénétrer dans le mouvement ouvrier. On ne trouve rien de tout cela chez les brandlériens. Pourtant, avec quel mépris magnifique Brandler et Thalheimer parlent du marais centriste du SAP! En fait, si l'on compare ces deux organisations, le SAP et le KPDO, tous les avantages sont du côté du premier. Le SAP n'est pas un marais, mais un courant vivant. Il évolue de la droite vers la gauche, vers le communisme. Ce courant n'est pas encore épuré, on y trouve beaucoup de détritus et de vase, mais ce n'est pas un marais. L'épithète de marais s'applique beaucoup mieux à l'organisation de Brandler-Thalheimer, qui se caractérise par une complète stagnation idéologique.

A l'intérieur du groupe du KPDO, il existait depuis longtemps déjà une opposition, mécontente essentiellement de ce que les dirigeants s'efforçaient d'adapter leur politique non pas tant aux conditions objectives qu'aux humeurs de l'état-major stalinien de Moscou.

L'opposition de Walcher-Frölich a toléré pendant plusieurs années la politique de Brandler-Thalheimer qui, surtout en ce qui concerne l'URSS, avait non seulement un caractère erroné, mais aussi consciemment hypocrite et politiquement malhonnête ; il est clair que personne n'inscrira cela à l'actif du groupe dissident. Mais le fait est que le groupe Walcher-Frölich a finalement reconnu l'inutilité d'une organisation dont les chefs cherchent avant tout à gagner les bonnes grâces de leurs supérieurs. La minorité juge indispensable l'adoption d'une politique indépendante et active, dirigée non contre le sinistre Remmele, mais contre l'orientation et le régime de la bureaucratie stalinienne en URSS et dans l'Internationale communiste. Si nous interprétons correctement la position de Walcher-Frölich à partir de matériaux encore extrêmement insuffisants, cette dernière constitue, toutefois, un progrès sur ce point. Après avoir rompu avec un groupe visiblement moribond, la minorité est maintenant confrontée à la tâche de définir une nouvelle orientation, nationale et surtout internationale.

La minorité dissidente, autant que l'on puisse en juger, considère comme sa tâche principale dans la période à venir, de s'appuyer sur l'aile gauche du SAP, de gagner ce nouveau parti au communisme et de s'en servir pour mettre fin au conservatisme bureaucratique du Parti communiste allemand. Il est impossible de se prononcer sur ce plan, formulé de façon aussi vague et générale : les bases de principe sur lesquelles se tient la minorité et les méthodes qu'elle pense appliquer dans la lutte pour ces principes restent obscures. Il faut une plate-forme ! Nous pensons non à un document qui se contenterait de reproduire les lieux communs du catéchisme communiste, mais à un texte apportant des réponses claires et concrètes aux questions militantes de la révolution prolétarienne, questions qui, pendant ces neuf dernières années, ont déchiré les rangs communistes et qui conservent aujourd'hui encore toute leur actualité. Autrement, cela reviendrait à se dissoudre dans le SAP et à retarder sa marche vers le communisme.

L'opposition de gauche suivra avec attention et sans aucun parti pris l'évolution de la minorité. La scission d'une organisation moribonde a plus d'une fois au cours de l'histoire donné une impulsion au développement progressiste de sa partie viable. Nous serons très contents de voir que cette loi se confirme une nouvelle fois en ce qui concerne le sort de la minorité. Mais seul l'avenir nous le dira.


13. La stratégie des grèves[modifier le wikicode]

Dans la question syndicale, la direction communiste a définitivement embrouillé le parti. Le cours général de la "troisième période" visait à créer des syndicats parallèles. On partait de l'hypothèse que le mouvement de masse déborderait les anciennes organisations et que les organes du RGO (l'Opposition Syndicale Révolutionnaire) deviendraient les comités d'initiative pour la lutte économique. Pour réaliser ce plan, il ne manquait qu'un tout petit détail : le mouvement de masse. Pendant les crues de printemps, l'eau entraîne un grand nombre de palissades. Essayons d'enlever la palissade, décida Lozovsky, peut-être que les eaux de printemps se mettront à couler.

Les syndicats réformistes ont résisté. Le Parti communiste s'est exclu lui-même des usines. A la suite de quoi, il fut décidé d'apporter à la politique syndicale des corrections partielles. Le Parti communiste refusa d'appeler les ouvriers inorganisés à entrer dans les syndicats réformistes. Mais il se prononça également contre la sortie des syndicats. Tout en créant des organisations parallèles, il a redonné vie au mot d'ordre de lutte au sein des organisations réformistes pour y gagner de l'influence. La mécanique dans l'ensemble est un modèle d'auto-sabotage.

Le Rote Fahne se plaint que beaucoup de communistes considèrent comme inutile de participer aux syndicats réformistes. "A quoi bon redonner vie à cette boutique ?" déclarent-ils. Et en effet : dans quel but ? S'il s'agit de lutter sérieusement pour s'emparer des anciens syndicats, il faut alors appeler les inorganisés à y entrer : ce sont les couches nouvelles qui peuvent créer une base pour une aile gauche. Mais dans ce cas, il ne faut pas créer des syndicats parallèles, c'est-à-dire une agence concurrente pour recruter les travailleurs.

La direction dans sa politique à l'égard des syndicats réformistes atteint les mêmes sommets de confusion que dans les autres questions. Le Rote Fahne du 28 janvier critiquait les militants communistes du syndicat des métallos de Düsseldorf pour avoir mis en avant le mot d'ordre de "lutte impitoyable contre la participation des dirigeants syndicaux" au soutien du gouvernement Brüning. Ces revendications opportunistes sont inacceptables, car elles présupposent (!) que les réformistes sont susceptibles de renoncer à soutenir Brüning et ses lois d'exception. A vrai dire, cela a tout l'air d'une mauvaise plaisanterie ! Le Rote Fahne estime qu'il est suffisant de couvrir d'injures les dirigeants, mais inacceptable de les soumettre à l'épreuve politique des masses.

Or, actuellement les syndicats réformistes offrent un champ d'action extraordinairement favorable. Le parti social-démocrate a encore la possibilité de tromper les ouvriers avec son tapage politique; par contre, l'impasse du capitalisme se dresse devant les syndicats comme un mur de prison. Les 200 ou 300000 ouvriers organisés dans les syndicats rouges indépendants peuvent devenir un précieux ferment à l'intérieur des syndicats réformistes.

Fin janvier, une conférence communiste des comités d'entreprise de tout le pays s'est tenue à Berlin. Le Rote Fahne. en donne le compte rendu suivant : "Les comités d'entreprise forgent le front ouvrier rouge" (2 février). On y chercherait en vain des renseignements sur la composition de la conférence, sur le nombre d'ouvriers et d'entreprises représentés. A la différence des bolcheviks qui notaient soigneusement et publiquement toute modification du rapport de forces au sein de la classe ouvrière, les staliniens allemands, imitant en cela ceux de Russie, jouent à cache-cache. Ils ne veulent pas reconnaître que les comités d'entreprise communistes ne représentent que 4 % du total contre 84 % aux sociaux-démocrates ! Le bilan de la politique de la "troisième période" est contenu dans ce rapport. Le fait de baptiser " front unique rouge " l'isolement des communistes dans les entreprises, fera-t-il avancer les choses ?

La crise prolongée du capitalisme trace à l'intérieur du prolétariat la ligne de partage la plus douloureuse et la plus dangereuse : entre ceux qui travaillent et les chômeurs. Le fait que les réformistes soient prépondérants dans les entreprises, et les communistes parmi les chômeurs, paralyse les deux parties du prolétariat. Ceux qui ont du travail peuvent attendre plus longtemps. Les chômeurs sont plus impatients. Aujourd'hui, leur impatience a un caractère révolutionnaire. Mais, si le Parti communiste ne réussit pas à trouver les formes et les mots d'ordre de lutte qui, unissant les chômeurs et ceux qui travaillent, ouvriront la perspective d'une issue révolutionnaire, l'impatience des chômeurs se retournera immanquablement contre le Parti communiste.

En 1917, malgré la politique correcte du parti bolchevique et le rapide développement de la révolution, les couches les plus défavorisées et les plus impatientes du prolétariat commençaient même à Petrograd, dès septembre-octobre, à détourner leurs regards du bolchevisme et à se tourner vers les syndicalistes et les anarchistes. Si la Révolution d'octobre n'avait pas éclatée à temps, la désagrégation du prolétariat aurait pris un caractère aigu et aurait amené le pourrissement de la révolution. En Allemagne, les anarchistes sont inutiles : les nationaux-socialistes peuvent occuper leur place, combinant la démagogie anarchiste avec leurs objectifs ouvertement réactionnaires.

Les ouvriers ne sont nullement immunisés une fois pour toutes contre l'influence des fascistes. Le prolétariat et la petite bourgeoisie se présentent comme des vases communicants, surtout dans les conditions présentes, lorsque l'armée de réserve du prolétariat ne peut pas ne pas fournir des petits commerçants, des colporteurs, etc., et la petite bourgeoisie enragée, des prolétaires et des lumpen-prolétaires.

Les employés, les personnels techniques et administratifs, certaines couches de fonctionnaires constituaient dans le passé un des supports importants de la social-démocratie. Aujourd'hui, ces éléments sont passés ou passent aux nationaux-socialistes. Ils peuvent entraîner à leur suite, s'ils n'ont pas déjà commencé à le faire, l'aristocratie ouvrière. Selon cette ligne le national-socialisme pénètre par en haut dans le prolétariat.

Toutefois, sa pénétration éventuelle par en bas, c'est-à-dire par les chômeurs, est beaucoup plus dangereuse. Aucune classe ne peut vivre longtemps sans perspective et sans espérance. Les chômeurs ne sont pas une classe mais ils constituent déjà une couche sociale très compacte et très stable, qui cherche en vain à s'arracher à des conditions de vie insupportables. S'il est vrai, en général, que seule la révolution prolétarienne peut sauver l'Allemagne du pourrissement et de la désagrégation, cela est vrai en premier lieu pour les millions de chômeurs.

Etant donné la faiblesse du Parti communiste dans les entreprises et les syndicats, sa croissance numérique ne résout rien. Dans une nation ébranlée par la crise, minée par ses contradictions, un parti d'extrême-gauche peut trouver des dizaines de milliers de nouveaux partisans, surtout si tout l'appareil du parti est, dans un but de "compétition", exclusivement tourné vers le recrutement individuel. Ce qui est décisif, ce sont les rapports entre le parti et la classe. Un ouvrier communiste élu à un comité d'usine ou à la direction de son syndicat a plus d'importance que des milliers de nouveaux membres, recrutés ici et là, entrant aujourd'hui dans le parti pour le quitter demain.

Mais cet afflux individuel de nouveaux membres ne durera pas éternellement. S'il persiste à repousser la lutte jusqu'au moment où il aura définitivement évincé les réformistes, le Parti communiste comprendra vite qu'à partir d'un certain moment la social-démocratie cesse de perdre de l'influence au profit du Parti communiste et que, par contre, les fascistes commencent à démoraliser les chômeurs, principale base du Parti communiste. Un parti politique ne peut impunément s'abstenir de mobiliser ses forces pour les tâches qui découlent de la situation. Le Parti communiste s'efforce de déclencher des grèves sectorielles pour frayer la voie à une lutte de masse. Les succès dans ce domaine sont maigres. Comme toujours les staliniens s'occupent d'autocritique : "Nous ne savons pas encore organiser... ", "nous ne savons pas encore entraîner... ", de plus "nous" signifie toujours "vous". La théorie de triste mémoire des journées de mars 1921 fait sa réapparition ; "électriser" le prolétariat par des actions offensives minoritaires. Mais les ouvriers n'ont nul besoin d'être "électrisés". Ils veulent qu'on leur donne des perspectives claires et qu'on les aide à créer les prémisses d'un mouvement de masse.

Dans la stratégie des grèves, il est clair que le Parti communiste s'appuie sur des citations isolées de Lénine dans l'interprétation qu'en donnent Lozovsky et Manouilsky. Certes, il y eut des périodes où les mencheviks luttaient contre la "grévomanie", alors que les bolcheviks prenaient la tête de chaque nouvelle grève, entraînant dans le mouvement des masses toujours plus importantes. Cela correspondait à une période d'éveil de nouvelles couches de la classe. Telle fut la tactique des bolcheviks en 1905, dans la période d'essor industriel qui précéda la guerre, dans les premiers mois de la révolution de février.

Mais dans la période précédant directement Octobre, à partir du conflit de juillet 1917, la tactique des bolcheviks fut différente : ils ne poussaient pas aux grèves, ils les freinaient car chaque grande grève avait tendance à se transformer en un affrontement décisif, alors que les prémisses politiques n'étaient pas encore mûres.

Ce qui ne les empêcha pas, au cours de ces mois, de prendre la tête de toutes les grèves qui éclataient malgré leurs mises en garde, essentiellement dans les secteurs les plus retardataires de l'industrie (textiles, cuirs, etc.).

Si, dans certaines conditions, les bolcheviks déclenchaient hardiment des grèves dans l'intérêt de la révolution, dans d'autres conditions, toujours dans l'intérêt de la révolution, ils retenaient les ouvriers d'entrer en grève. Dans ce domaine comme dans tous les autres, il n'y a pas de recette toute prête. La tactique des grèves pour chaque période s'intégrait toujours dans une stratégie globale et le lien entre la partie et le tout était clair pour les travailleurs d'avant-garde.

Qu'en est-il actuellement en Allemagne ? Les ouvriers qui ont du travail n'opposent pas de résistance à la baisse des salaires, parce qu'ils ont peur des chômeurs. Il n'y a là rien d'étonnant : lorsqu'il existe plusieurs millions de chômeurs, la grève traditionnelle, organisée par les syndicats, est une lutte sans espoir. Elle est doublement condamnée quand il existe un antagonisme politique entre les chômeurs et ceux qui ont un emploi. Ce qui n'exclut pas les grèves sectorielles, particulièrement dans les secteurs les plus retardataires de l'industrie. Par contre, ce sont les ouvriers des secteurs les plus importants, qui, dans une telle situation, sont le plus portés, à écouter la voix des dirigeants réformistes. Les tentatives du Parti communiste pour déclencher une grève, sans que la situation générale au sein du prolétariat ne soit modifiée, se réduisent à de petites opérations de partisans qui, même en cas de succès, n'ont pas de suite.

D'après les récits des ouvriers communistes (cf. ne serait-ce que Der rote Aufbau), beaucoup d'ouvriers dans les entreprises déclarent que les grèves sectorielles n'ont actuellement aucun sens, que seule la grève générale peut arracher les ouvriers à la misère. "Grève générale" signifie ici "perspectives de lutte ". Les ouvriers sont d'autant moins enthousiasmés par les grèves sectorielles qu'ils sont directement confrontés au pouvoir d'Etat : le capital monopoliste parle aux ouvriers le langage des lois d'exception de Brüning[10].

A l'aube du mouvement ouvrier, les agitateurs se sont souvent abstenus de développer des perspectives révolutionnaires et socialistes pour ne pas effrayer les ouvriers qu'ils cherchaient à entraîner dans une grève. Aujourd'hui la situation se présente de façon totalement opposée. Les couches dirigeantes des ouvriers allemands ne peuvent décider de participer à une lutte économique que si les perspectives générales de la lutte à venir leur sont claires. Ces perspectives, elles ne les trouvent pas auprès de la direction communiste.

A propos de la tactique des journées de mars 1921 en Allemagne ("électriser" la minorité du prolétariat au lieu d'en gagner la majorité), l'auteur de ces lignes déclarait au IIIe Congrès : "Lorsque la majorité écrasante de la classe ouvrière ne se retrouve pas dans le mouvement, ne sympathise pas avec lui ou encore doute de son succès, lorsque la minorité, par contre, se rue en avant et s'efforce mécaniquement de pousser les ouvriers à la grève, dans ce cas cette minorité, impatiente peut, en la personne du parti, entrer en conflit avec la classe ouvrière et s'y briser la tête. "

Faut-il donc renoncer à la grève comme forme de lutte? Non, non pas y renoncer mais créer les prémisses politiques et organisationnelles indispensables. Le rétablissement de l'unité syndicale en est un. La bureaucratie réformiste n'en veut pas, naturellement. Jusqu'à présent la scission lui a assuré la meilleure position possible. Mais la menace directe du fascisme modifie la situation dans les syndicats au grand désavantage de la bureaucratie. L'aspiration à l'unité grandit. La clique de Leipart peut toujours essayer, dans la situation actuelle, de refuser de rétablir l'unité : cela multipliera par deux ou par trois l'influence des communistes à l'intérieur des syndicats. Si l'unité se réalise, tant mieux, un large champ d'activité s'ouvrira devant les communistes. Il ne faut pas de demi-mesures mais un tournant radical !

Sans une large campagne contre la vie chère, pour la réduction de la semaine de travail, contre la diminution des salaires, sans la participation des chômeurs à cette lutte, sans l'application de la politique de front unique, les petites grèves improvisées ne feront jamais déboucher le mouvement sur une lutte d'ensemble.

Les sociaux-démocrates de gauche parlent de la nécessité, "en cas d'arrivée au pouvoir des fascistes", de recourir à la grève générale. Il est fort possible que Leipart lui-même affiche de telles menaces lorsqu'il est entre quatre murs. Le Rote Fahne parle à ce sujet de luxemburgisme. C'est calomnier la grande révolutionnaire. Si Rosa Luxemburg a surestimé l'importance propre de la grève générale dans la question du pouvoir, elle a très bien compris qu'il ne faut pas appeler arbitrairement à la grève générale, qu'elle est préparée par tout l'itinéraire antérieur du mouvement ouvrier, par la politique du parti et des syndicats. Dans la bouche des sociaux-démocrates de gauche, la grève générale est avant tout un mythe consolant qui leur permet de s'évader de la triste réalité.

Pendant de longues années les sociaux-démocrates français ont promis de recourir à la grève générale en cas de guerre. Le Congrès de Bâle de 1912 promettait même de recourir au soulèvement révolutionnaire. Mais la menace de grève et de soulèvement n'était dans ces deux cas qu'un coup de tonnerre d'opérette. Il ne s'agit nullement de l'opposition entre grève et soulèvement mais d'une attitude abstraite, formelle, purement verbale tant à l'égard de la grève que du soulèvement. Le social-démocrate bebelien d'avant-guerre était un réformiste, armé du concept abstrait de révolution ; le réformiste d'après-guerre, brandissant la menace de grève générale, est déjà une véritable caricature.

L'attitude de la direction communiste à l'égard de la grève générale est, évidemment, beaucoup plus sérieuse. Mais la clarté lui fait défaut, même dans cette question. Pourtant la clarté est nécessaire. La grève générale est un moyen de lutte très important mais il n'est pas un remède universel. Il y a des situations où la grève générale risque d'affaiblir plus les ouvriers que leur ennemi direct. La grève doit être un élément important du calcul stratégique, mais non une panacée dans laquelle se noie toute stratégie.

De façon générale la grève générale est l'instrument de lutte du plus faible contre le plus fort, ou, plus exactement, de celui qui, au début de la lutte, se sent le plus faible contre celui qu'il considère comme le plus fort : quand personnellement je ne peux pas utiliser un instrument important, j'essaie du moins d'éviter que l'ennemi ne s'en serve ; si je ne peux pas tirer avec un canon, je lui retirerai au mois son percuteur. Telle est l'"idée" de la grève générale.

La grève générale est toujours apparue comme un instrument de lutte contre un pouvoir d'Etat établi qui dispose des chemins de fer, du télégraphe, de forces militaires et policières, etc. En paralysant l'appareil d'Etat la grève générale, soit "effrayait" le pouvoir, soit créait les prémisses à une solution révolutionnaire de la question du pouvoir.

La grève générale s'avère être un moyen de lutte particulièrement efficace, quand seul l'enthousiasme révolutionnaire unit les masses travailleuses, l'absence d'organisation et d'un état-major de combat ne leur permettant ni d'apprécier à l'avance le rapport des forces ni d'élaborer le plan des opérations. On peut penser que la révolution antifasciste en Italie, dont le début sera marqué par un certain nombre de conflits localisés, passera inévitablement par le stade de la grève générale. Ce n'est que par cette voie que la classe ouvrière d'Italie, aujourd'hui atomisée, aura de nouveau conscience de former une seule classe et mesurera la force de résistance de l'ennemi qu'elle doit renverser.

La grève générale serait une forme appropriée de lutte contre le fascisme en Allemagne, seulement si ce dernier était déjà au pouvoir et tenait fermement l'appareil d'Etat. Mais le mot d'ordre de grève générale n'est qu'une formule creuse s'il s'agit d'écraser le fascisme dans sa tentative pour s'emparer du pouvoir.

Lors de la marche de Kornilov sur Petrograd, ni les bolcheviks ni les Soviets dans leur ensemble ne songeaient à déclencher une grève générale. Dans les chemins de fer les ouvriers luttaient pour transporter les troupes révolutionnaires et retenir les convois de Kornilov. Les usines ne s'arrêtaient que dans la mesure où les ouvriers devaient partir au front. Les entreprises qui travaillaient pour le front révolutionnaire redoublaient d'activité.

Il ne fut pas question de la grève générale pendant la Révolution d'octobre. A la veille de la révolution, les usines et les régiments dans leur immense majorité s'étaient déjà ralliés à la direction du Soviet bolchevique. Appeler les usines à la grève générale dans ces conditions signifiait s'affaiblir soi-même et non affaiblir l'adversaire. Dans les chemins de fer, les ouvriers s'efforçaient d'aider le soulèvement ; les employés, tout en affectant un air de neutralité, aidaient la contre-révolution. La grève générale des chemins de fer n'avait aucun sens ; la question fut résolue quand les ouvriers prirent le dessus.

Si, en Allemagne, la lutte éclate à partir de conflits localisés, dus à une provocation des fascistes, il est peu probable qu'un appel à la grève générale réponde aux exigences de la situation. La grève générale signifierait avant tout : couper une ville d'une autre, un quartier d'un autre et même une usine d'une autre. Il serait plus difficile de trouver et de rassembler les chômeurs. Dans ces conditions les fascistes qui ne manquent pas d'état-major, peuvent gagner une certaine supériorité, grâce à leur direction centralisée. Certes, leurs troupes sont à ce point atomisées que même alors, la tentative des fascistes peut être repoussée. Mais c'est déjà un autre aspect du problème.

La question des communications ferroviaires doit être abordée non du point de vue du "prestige" de la grève générale qui implique que tous fassent grève, mais du point de vue de son utilité dans le combat : pour qui et contre qui les voies de communications serviront-elles pendant l'affrontement ?

En conséquence, il faut se préparer non à la grève générale mais à résister aux fascistes. Cela implique : créer partout des bases de résistance, des détachements de choc, des réserves, des états-majors locaux et des centres de direction, une liaison effective, des plans très simples de mobilisation.

Ce qu'ont fait les organisations locales dans un coin de province, à Bruchsal ou à Klingental, où les communistes avec la SAP et les syndicats ont créé une organisation de défense, malgré le boycott de la part du sommet réformiste, est un exemple pour tout le pays, en dépit de ses dimensions modestes. O chefs puissants, ô stratèges sept fois sages, avons-nous envie de leur crier, prenez une leçon auprès des ouvriers de Bruchsal et de Klingental, imitez-les, élargissez leur expérience, prenez une leçon auprès des ouvriers de Bruchsal et de Klingental !

La classe ouvrière allemande dispose de puissantes organisations politiques, économiques et sportives. C'est cela qui fait la différence entre le "régime de Brüning" et le "régime d'Hitler". Brüning n'y a aucun mérite : la faiblesse bureaucratique n'est pas un mérite. Mais il faut regarder les choses en face. Le fait principal, capital, fondamental est que la classe ouvrière en Allemagne est encore en pleine possession de ses organisations. Une utilisation incorrecte de sa force est l'unique raison de sa faiblesse. Il suffit d'étendre à tout le pays l'expérience de Bruchsal et de Klingental, et l'Allemagne présentera un tout autre visage. Dans ces conditions, la classe ouvrière pourra recourir à des formes de lutte contre les fascistes beaucoup plus efficaces et directes que la grève générale. Si l'évolution de la situation rendait nécessaire l'utilisation de la grève générale (une telle situation pourrait naître d'un certain type de rapports entre les fascistes et les organes de l'Etat), le système des comités de défense constitués sur la base du front unique garantirait à l'avance le succès de la grève de masse.

La lutte ne s'arrêterait pas à cette étape. En effet, qu'est-ce dans le fond l'organisation de Bruchsal et de Klingental? Il faut savoir discerner ce qui est important dans des événements apparemment mineurs : ce comité local de défense est en fait le comité local des députés ouvriers ; il ne s'appelle pas ainsi et il n'en a pas conscience, car il s'agit d'un petit coin de province. Ici aussi, la quantité détermine la qualité. Transportez cette expérience à Berlin et vous aurez le Soviet des députés ouvriers de Berlin !


14. Le contrôle ouvrier et la coopération avec l'URSS[modifier le wikicode]

Quand nous parlons des mots d'ordre de la période révolutionnaire, il ne faut pas le comprendre dans un sens trop étroit. On ne peut créer de Soviets que dans la période révolutionnaire. Mais quand commence-t-elle ? On ne peut pas le savoir en regardant le calendrier. On ne peut le sentir que dans l'action. Il faut créer les Soviets au moment où on peut les créer[11].

Le mot d'ordre de contrôle ouvrier sur la production se rapporte, en gros, à la même période que la création des Soviets. Mais là aussi il ne faut pas raisonner de façon mécanique. Des conditions particulières peuvent amener les masses à contrôler la production bien avant qu'elles soient prêtes à créer les Soviets.

Brandler et son ombre de gauche, Urbahns, avançaient le mot d'ordre de contrôle sur la production indépendamment de la situation politique. Ce qui a eu pour seul résultat de jeter le discrédit sur ce mot d'ordre. Aujourd'hui, il serait incorrect de rejeter ce mot d'ordre, dans une situation de crise politique montante, uniquement parce qu'il n'y a pas encore d'offensive de masse. Pour l'offensive elle-même il faut des mots d'ordre précisant les perspectives du mouvement. Une période de propagande doit inévitablement précéder la pénétration du mot d'ordre dans les masses.

La campagne pour le contrôle ouvrier peut commencer, selon les circonstances, non pas sous l'angle de la production mais sous celui de la consommation. La baisse du prix des marchandises, promise par le gouvernement Brüning alors qu'il diminuait les salaires, ne s'est pas réalisée. Cette question ne peut pas ne pas toucher les couches les plus arriérées du prolétariat, qui sont encore très éloignées de l'idée de la prise du pouvoir. Le contrôle ouvrier sur les coûts de production et les bénéfices commerciaux est la seule forme réelle de lutte pour l'abaissement des prix. Etant donné le mécontentement général, la création de commissions ouvrières qui, avec la participation des ménagères, examineront pour quelles raisons le prix de la margarine augmente, peut marquer le début effectif du contrôle ouvrier sur la production. Evidemment, il ne s'agit là qu'une des voies d'approche possibles, prise à titre d'exemple. Il n'est pas encore question de la gestion de la production : l'ouvrière n'y arrivera pas immédiatement, cette idée lui est encore tout à fait étrangère. Mais il lui est plus facile de passer du contrôle sur la consommation au contrôle sur la production, puis à la gestion directe, parallèlement au cours général de la révolution.

Avec la crise actuelle, le contrôle sur la production dans l'Allemagne contemporaine implique un contrôle non seulement sur les entreprises en activité, mais aussi sur les entreprises qui fonctionnent à moitié et sur celles qui sont fermées. Pour cela, il faut associer au contrôle les ouvriers qui travaillaient dans ces entreprises avant leur mise au chômage. Il faut procéder de la manière suivante : remettre les entreprises fermées en marche sous la direction d'un comité d'usine, en se fondant sur un plan économique. Ce qui soulève immédiatement la question de la gestion étatique de l'industrie, c'est-à-dire de l'expropriation des capitalistes par l'Etat ouvrier. Ainsi, le contrôle ouvrier ne saurait être une situation prolongée, "normale", comme les conventions collectives ou les assurances sociales. Le contrôle ouvrier est une mesure transitoire, dans des conditions d'extrême tension de la lutte des classes, et envisageable seulement comme un pont vers la nationalisation révolutionnaire de l'industrie.

Les brandlériens accusent l'opposition de gauche de leur avoir repris le mot d'ordre de contrôle ouvrier sur la production après s'en être moqué pendant plusieurs années. L'accusation a de quoi surprendre ! C'est le parti bolchevique qui, en 1917, fut le premier à défendre sur une large échelle le mot d'ordre de contrôle sur la production. A Petrograd, le Soviet dirigea toute la campagne sur ce point comme sur les autres. En tant que témoin et acteur de ces événements, je puis témoigner que nous n'éprouvions nullement le besoin de solliciter les directives de Brandler-Thalheimer, ni de recourir à leurs conseils théoriques. L'accusation de "plagiat" est formulée avec une certaine imprudence.

Mais le malheur n'est pas là. Le deuxième volet de l'accusation est beaucoup plus grave : jusqu'à présent les "trotskystes" protestaient contre la campagne sur le mot d'ordre de contrôle sur la production, maintenant ils défendent ce mot d'ordre. Les brandlériens y voient la preuve de notre incohérence ! En fait, ils ne font que révéler leur totale incompréhension de la dialectique révolutionnaire, contenue dans le mot d'ordre de contrôle ouvrier, en le réduisant à une recette technique de "mobilisation des masses". Ils se condamnent eux-mêmes, quand ils arguent du fait qu'ils répètent déjà depuis plusieurs années ce mot d'ordre qui n'est valable que pour la période révolutionnaire. Le pivert qui, pendant des années, a martelé l'écorce du tronc d'un chêne, considère aussi, dans le fond de son âme, que le bûcheron qui a abattu l'arbre à coups de hache, l'a plagié de façon criminelle.

Pour nous, le mot d'ordre de contrôle est lié à la période de double pouvoir dans l'industrie, qui correspond au passage du régime bourgeois au régime prolétarien. Non, réplique Thalheimer, double pouvoir signifie "égalité (!) avec les patrons" ; les ouvriers se battent pour la direction pleine et entière des entreprises. Les brandlériens ne permettront pas de "châtrer", - c'est formulé ainsi ! - ce mot d'ordre révolutionnaire. Pour eux, "le contrôle sur la production signifie la gestion de la production par les ouvriers" (17 janvier). Mais pourquoi appeler la gestion, contrôle ? Dans un langage compréhensible par tous, on entend par contrôle, la surveillance et la vérification par un organisme du travail d'un autre organisme. Le contrôle peut être très actif, autoritaire et général. Mais c'est toujours un contrôle. L'idée même de ce mot d'ordre est né du régime de transition dans les entreprises, quand le patron et son administration ne peuvent déjà plus faire un pas sans l'autorisation des ouvriers ; mais par ailleurs, les ouvriers n'ont pas encore créé les prémisses politiques aux nationalisations, ils n'ont pas encore acquis les techniques de la gestion, ni créé les organes nécessaires. N'oublions pas qu'il s'agit non seulement de la direction des ateliers mais aussi de l'écoulement de la production, des opérations de crédit, du ravitaillement de l'usine en matières premières, en matériaux, en nouveaux équipements.

C'est la force de la pression globale du prolétariat sur la société bourgeoise qui détermine le rapport de forces dans l'entreprise. Le contrôle n'est concevable que dans le cas d'une supériorité indiscutable des forces politiques du prolétariat sur celles du capital. Il est faux de penser qu'au cours de la révolution tous les problèmes sont résolus par la violence : on peut s'emparer des usines avec l'aide de la Garde rouge; mais pour les gérer de nouvelles prémisses juridiques et administratives sont nécessaires; il faut aussi des connaissances, des habitudes, des organismes appropriés. Tout cela rend nécessaire une période d'apprentissage. Durant cette période le prolétariat a intérêt à laisser la gestion entre les mains d'une administration expérimentée tout en la forçant à ouvrir tous ses livres de compte et en instaurant un contrôle vigilant sur toutes ses liaisons et ses actions.

Le contrôle ouvrier commence dans une entreprise. Le comité d'usine est l'organe du contrôle. Les organes de contrôle dans les usines doivent entrer en liaison les uns avec les autres, suivant les liaisons économiques existant entre les entreprises. A ce stade, il n'y a pas encore de plan économique global. La pratique du contrôle ouvrier ne fait que préparer les éléments de ce plan.

Inversement, la gestion ouvrière de l'industrie à une échelle beaucoup plus importante part d'en-haut, même à ses tous débuts car elle est inséparable du pouvoir et d'un plan économique général. Les organes de gestion ne sont plus les comités d'usine mais les Soviets centralisés. Le rôle des comités d'usine reste important, mais dans le domaine de la gestion de l'industrie, il s'agit d'un rôle auxiliaire et non d'un rôle dirigeant.

En Russie, l'étape du contrôle ouvrier ne dura pas, car l'intelligentsia technique, persuadée à la suite de la bourgeoisie que l'expérience des bolcheviks ne durerait que quelques semaines, essayait toutes les formes de sabotage et se refusait à tout accord. La guerre civile qui transforma les ouvriers en soldats, porta un coup mortel à l'économie. Aussi l'expérience de la Russie apporte relativement peu de choses sur le contrôle ouvrier en tant que régime particulier de l'industrie. Mais d'un autre point de vue elle a d'autant plus de valeur : elle prouve que dans un pays arriéré, un prolétariat jeune et inexpérimenté, encerclé par l'ennemi, a réussi à régler le problème de la gestion de l'industrie, malgré les actes de sabotage, non seulement des possédants mais aussi du personnel technique et administratif. De quoi la classe ouvrière allemande ne serait-elle pas capable !

Le prolétariat, nous l'avons dit, a intérêt à ce que le passage de la production capitaliste privée à la production capitaliste d'Etat et socialiste se fasse avec le moins de secousses économiques possibles et en évitant tout gaspillage inutile du bien national. Voilà pourquoi le prolétariat doit se montrer prêt à créer un régime de transition dans les usines, les fabriques et les banques, tout en se rapprochant du pouvoir et même après s'être emparé du pouvoir par une lutte hardie et décidée.

Les rapports dans l'industrie au moment de la révolution allemande seront-ils différents de ceux qu'a connus la Russie ? Il n'est pas facile de répondre à cette question, surtout pour un observateur extérieur. Le cours réel de la lutte des classes peut ne pas laisser de place pour le contrôle ouvrier en tant qu'étape particulière. Si la lutte se développe dans une situation très tendue, marquée par une pression croissante des ouvriers d'une part, par la multiplication des actes de sabotages des patrons et de l'administration d'autre part, des accords, même de courte durée, seront impossibles. La classe ouvrière devra alors prendre en main simultanément le pouvoir et la gestion pleine et entière des entreprises. La paralysie partielle de l'industrie et la présence d'une armée considérable de chômeurs rendent ce "raccourci" assez probable.

Par contre, l'existence de puissantes organisations au sein de la classe ouvrière, l'éducation des ouvriers dans un esprit non d'improvisations mais d'action systématique, la lenteur avec laquelle les masses se radicalisent et rejoignent le mouvement révolutionnaire, sont des facteurs qui font pencher la balance en faveur de la première hypothèse. Il serait donc faux de rejeter à priori le mot d'ordre de contrôle ouvrier sur la production.

En tout cas, le mot d'ordre de contrôle ouvrier a pour l'Allemagne encore plus que pour la Russie un sens différent de celui de gestion ouvrière. Comme beaucoup d'autres mots d'ordre transitoires, il garde une grande importance, indépendamment de la question de savoir dans quelle mesure il sera réalisé et s'il le sera de façon générale.

Quand elle est à même de créer les formes transitoires de contrôle ouvrier, l'avant-garde du prolétariat rallie à sa cause les couches les plus conservatrices du prolétariat et neutralise certains groupes de la petite bourgeoisie, surtout les employés techniques, administratifs et bancaires. Si les capitalistes et toute la couche supérieure de l'administration manifestent une hostilité irréductible et ont recours au sabotage de l'économie, la responsabilité des mesures sévères qui en découleront, reposera, aux yeux du peuple, non sur les ouvriers mais sur les classes ennemies. Telle est la signification politique complémentaire du mot d'ordre de contrôle ouvrier, en plus de sa signification économique et administrative indiquée ci-dessus. En tout cas, le comble du cynisme politique est atteint par ceux qui ont avancé le mot d'ordre de contrôle ouvrier dans une période non révolutionnaire, lui conférant ainsi un caractère purement réformiste et qui maintenant nous accusent d'hésitations centristes parce que nous refusons d'identifier contrôle ouvrier et gestion ouvrière.

Les ouvriers qui s'élèveront jusqu'aux problèmes de la gestion de l'industrie ne voudront ni ne pourront se griser de paroles. Dans les usines, ils ont l'habitude de manier un matériau beaucoup moins malléable que les phrases, et ils comprendront notre pensée beaucoup mieux que les bureaucrates : le véritable esprit révolutionnaire. ne consiste pas à utiliser la violence partout et à chaque instant, et encore moins à se griser de paroles sur la violence. Là où la violence est nécessaire, il faut l'utiliser hardiment, de façon décidée et jusqu'au bout. Mais il faut connaître les limites de la violence, il faut savoir à quel moment il devient nécessaire de combiner la violence et les manœuvres tactiques, les coups et les compromis. Lors des jours anniversaires de Lénine, la bureaucratie stalinienne répète des phrases apprises par cœur sur le "réalisme révolutionnaire", pour pouvoir s'en moquer plus librement le reste de l'année.

Les théoriciens prostitués du réformisme s'efforcent de voir dans les décrets d'exception contre les ouvriers, l'aube du socialisme. Du "socialisme militaire" des Hohenzollern au socialisme policier de Brüning !Les idéologues de gauche de la bourgeoisie rêvent d'une société capitaliste planifiée. Mais le capitalisme a déjà démontré que pour ce qui est de la planification, il est seulement capable d'épuiser les forces productives dans l'intérêt de la guerre.

Mises à part toutes ces questions, il y en a encore une : de quelle manière régler le problème de l'indépendance de l'Allemagne vis-à-vis du marché mondial, alors que le montant actuel de ses importations et de ses exportations est considérable ?

Nous proposons de commencer par la sphère des relations germano-soviétiques, c'est-à-dire par l'élaboration d'un important plan de coopération entre les économies allemande et soviétique, en liaison avec le deuxième plan quinquennal et comme complément à celui-ci. Des dizaines et des centaines d'usines pourraient être lancées à plein rendement. Le chômage en Allemagne pourrait être totalement liquidé - il est peu probable que cela demande plus de deux ou trois ans - sur la base d'un plan économique, englobant les deux pays dans tous les domaines.

Les dirigeants de l'industrie capitaliste allemande ne peuvent, évidemment, mettre au point un tel plan, car il implique leur propre auto-liquidation du point de vue social. Mais le gouvernement soviétique, avec l'aide des organisations ouvrières, des syndicats en premier lieu, et des éléments progressistes parmi les techniciens allemands, peut et doit élaborer un plan réel, susceptible d'ouvrir de grandioses perspectives. Comme tous ces "problèmes" de réparations et pfennigs supplémentaires sembleront mesquins en comparaison des possibilités qu'ouvrira la conjonction des ressources en matières premières, en techniques et en organisation des économies allemande et russe.

Les communistes allemands développent une large propagande autour des succès que connaît l'édification de l'URSS. C'est un travail indispensable. Mais, à ce propos, ils embellissent la réalité de façon écœurante, ce qui est tout à fait superflu. Mais ce qui est encore pire, c'est qu'ils sont incapables de lier les succès et les difficultés de l'économie soviétique aux intérêts immédiats du prolétariat allemand, au chômage, à la baisse des salaires et à l'impasse économique générale de l'économie allemande. Ils ne veulent ni ne savent poser le problème de la coopération germano-soviétique sur une base qui soit à la fois rentable au point de vue économique et profondément révolutionnaire.

Au tout début de la crise - il y a plus de deux ans - nous avons posé ce problème dans la presse. Les staliniens ont immédiatement proclamé que nous croyions à la coexistence pacifique du socialisme et du capitalisme, que nous voulions sauver le capitalisme. Ils n'avaient pas prévu ni compris une seule chose : un plan économique concret de coopération pourrait devenir un puissant facteur de la révolution socialiste, à condition d'en faire un sujet de discussion dans les syndicats, dans les meetings, dans les usines, parmi les ouvriers des entreprises encore en activité, mais aussi de celles qui sont fermées, à condition de lier ce mot d'ordre à celui du contrôle ouvrier sur la production, puis dans un deuxième temps à celui de la conquête du pouvoir. La mise en œuvre d'une coopération économique planifiée, réelle, au niveau international présuppose l'existence du monopole du commerce extérieur en Allemagne, la nationalisation des moyens de production, la dictature du prolétariat. Ainsi il aurait été possible d'entraîner des millions d'ouvriers, inorganisés, sociaux-démocrates et catholiques dans la lutte pour le pouvoir.

Les Tarnov cherchent à effrayer les ouvriers allemands, en expliquant que la désorganisation de l'industrie qui résulterait de la révolution, entraînerait une désorganisation effroyable, la famine, etc. Il ne faut pas oublier que ces mêmes individus ont soutenu la guerre impérialiste qui ne pouvait apporter au prolétariat que souffrances, malheurs et humiliations. Faire retomber sur le prolétariat les souffrances de la guerre en brandissant le drapeau des Hohenzollern ? Oui. Faire des sacrifices pour la révolution sous le drapeau du socialisme ? Non, jamais !

Quand dans les discussions on affirme que "nos ouvriers allemands" n'accepteront jamais de "tels sacrifices", on flatte mais on calomnie aussi les ouvriers allemands. Ces derniers sont, malheureusement, trop patients. La révolution socialiste n'exigera pas du prolétariat allemand le centième des victimes qu'a englouties la guerre des Hohenzollern, Leipart et Wels.

De quel chaos parlent les Tarnov ? La moitié du prolétariat allemand a été jeté à la rue. Même si la crise diminuait d'ici un ou deux ans, elle resurgirait d'ici cinq ans, sous des formes encore plus terribles, sans parler du fait que les convulsions qui accompagnent l'agonie du capitalisme ne peuvent que conduire à une nouvelle guerre. De quel chaos les Hilferding ont-ils peur? Si la révolution socialiste avait pour point de départ une industrie capitaliste en pleine expansion - ce qui d'une façon générale est impossible - le remplacement de l'ancien système économique pourrait, effectivement, durant les premiers mois et même les premières années provoquer une baisse momentanée de l'économie. Mais en fait le socialisme dans l'Allemagne actuelle devrait partir d'une économie dont les forces productives ne travaillent qu'à moitié. La régularisation de l'économie disposerait ainsi au départ de 50 % de réserves, ce qui est largement suffisant pour compenser les hésitations lors des premiers pas, atténuer les secousses aiguës du nouveau système et le préserver d'une chute momentanée des forces productives. Utilisons sous toute réserve le langage des chiffres : dans le cas d'une économie capitaliste fonctionnant à 100 %, la révolution socialiste devrait dans un premier temps redescendre à 75 % et même à 50 % ; par contre, dans le cas d'une économie ne fonctionnant qu'à 50 % de ses capacités, la révolution pourrait remonter à 75 % et même à 100 %, pour ensuite connaître un essor sans précédent.


15. La situation est-elle sans espoir?[modifier le wikicode]

C'est une tâche difficile que de mobiliser d'un seul coup, la majorité de la classe ouvrière allemande. pour une offensive. Après les défaites de 1919, 1921 et 1923, après les aventures de la "troisième période", les ouvriers allemands, qui sont déjà solidement tenus par de puissantes organisations conservatrices, ont vu se développer en eux des centres d'inhibition. Mais cette solidité organisationnelle des ouvriers allemands, qui, jusqu'à présent, a empêché toute pénétration du fascisme dans leurs rangs, ouvre les plus larges possibilités pour des combats défensifs.

Il faut avoir présent à l'esprit le fait que la politique de front unique est beaucoup plus efficace dans la défense que dans l'attaque. Les couches conservatrices ou arriérées du prolétariat sont entraînées plus facilement dans une lutte pour défendre des acquis que pour la conquête de nouvelles positions.

Les décrets d'exception de Brüning et la menace venant d'Hitler sont, en ce sens, un signal d'alarme "idéal" pour la politique de front unique. Il ne s'agit pas de défense au sens le plus élémentaire et le plus évident du terme. Il est possible, dans ces conditions, de gagner au front unique la grande majorité de la classe ouvrière. Bien plus, les objectifs de la lutte ne peuvent pas ne pas rencontrer de la sympathie parmi les couches inférieures de la petite bourgeoisie, y compris les boutiquiers des quartiers et des districts ouvriers.

Malgré toutes les difficultés et les dangers, la situation actuelle en Allemagne présente des avantages énormes pour le parti révolutionnaire; elle dicte de façon impérative un plan stratégique clair : de la défensive à l'offensive. Sans renoncer un seul instant à son objectif principal qui demeure la conquête du pouvoir, le Parti communiste occupe, pour les actions immédiates, une position défensive. Il est temps de rendre à la formule "Classe contre classe", sa signification réelle !

La résistance des ouvriers à l'offensive du capital et de l'Etat provoquera inévitablement une offensive redoublée du fascisme. Quelque timide qu'aient été les premiers pas de la défense, la réaction de l'adversaire resserrera rapidement les rangs du front unique, élargira ses tâches, rendra nécessaire l'application de méthodes plus décidées, rejettera hors du front unique les couches réactionnaires de la bureaucratie, renforcera l'influence des communistes, tout en faisant sauter les barrières entre les ouvriers, et préparera, ainsi, le passage de la défensive à l'offensive.

Si dans les combats défensifs, le Parti communiste gagne la direction - et avec une politique juste cela ne fait aucun doute -, il ne devra en aucun cas demander aux directions réformistes et centristes leur accord pour le passage à l'offensive. Ce sont les masses qui décident : à partir du moment où elles se détachent de la direction réformiste, un accord avec cette dernière perd toute signification. Perpétuer le front unique traduirait une incompréhension totale de la dialectique de la lutte révolutionnaire et reviendrait à transformer le front unique de tremplin en barrière.

Les situations politiques les plus difficiles sont, dans un certain sens, les plus faciles : elles n'admettent qu'une seule solution. Quand on désigne clairement une tâche par son nom, en principe on l'a déjà résolue : du front unique pour la défensive à la conquête du pouvoir sous le drapeau du communisme.

Quelles sont les chances de réussite ? La situation est difficile. L'ultimatisme ultra-gauche est un support du réformisme. Le réformisme soutient la dictature bureaucratique de la bourgeoisie. La dictature bureaucratique de Brüning aggrave l'agonie économique du pays et nourrit le fascisme.

La situation est très difficile et très dangereuse, mais nullement désespérée. L'appareil stalinien, bénéficiant d'une autorité usurpée et des ressources matérielles de la Révolution d'octobre, est très fort mais il n'est pas tout-puissant. La dialectique de la lutte des classes est plus forte. Il faut seulement savoir l'aider en temps opportun.

Aujourd'hui, beaucoup de gens "à gauche" affichent un grand pessimisme quant au sort de l'Allemagne. En 1923, disent-ils, quand le fascisme était encore très faible et que le Parti communiste jouissait d'une grande influence dans les syndicats et les comités d'usine, le prolétariat n'a pas remporté la victoire ; comment pourrait-on attendre une victoire aujourd'hui, alors que le parti s'est affaibli et que le fascisme est incomparablement plus fort ?

Cet argument, à première vue convaincant, est en fait totalement fallacieux. En 1923, on s'arrêta devant le combat : devant le spectre du fascisme le parti refusa le combat. Quand il n'y a pas de lutte, il ne peut y avoir de victoire. C'est précisément la force du fascisme et sa pression qui excluent aujourd'hui toute possibilité de refuser le combat. Il faut se battre. Et si la classe ouvrière allemande engage le combat, elle peut vaincre. Elle doit vaincre.

Hier encore les grands chefs déclaraient : "Que les fascistes arrivent au pouvoir, cela ne nous fait pas peur, ils s'épuiseront rapidement eux-mêmes, etc." Cette idée prédomina au sommet du parti pendant plusieurs mois. Si elle s'était enracinée définitivement, cela aurait signifié que le Parti communiste cherchait à chloroformer le prolétariat avant qu'Hitler ne lui coupe la tête. C'est là qu'était le danger principal. Aujourd'hui, personne ne défend plus cette idée. Nous avons remporté une première victoire. L'idée que le fascisme doit être écrasé avant son arrivée au pouvoir, a pénétré les masses ouvrières. C'est une victoire importante. Toute l'agitation future doit partir de là.

Les masses ouvrières sont abattues. Le chômage et le besoin les accablent. Mais la confusion de la direction, le gâchis qu'elle a provoqué, les tourmentent encore plus. Les ouvriers comprennent qu'il est impossible de laisser Hitler arriver au pouvoir. Mais comment? Aucune solution n'est en vue. Les dirigeants ne sont d'aucune aide, au contraire, ils sont un obstacle. Mais les ouvriers veulent se battre.

Il est un fait surprenant que l'on n'a pas apprécié, autant que l'on puisse en juger de loin, à sa juste valeur : les mineurs de Hirsch-Dunker ont déclaré qu'il fallait remplacer le système capitaliste par le système socialiste ! Cela signifie qu'ils seront d'accord demain pour créer les Soviets, en tant que forme d'organisation de toute la classe. Peut-être que dès aujourd'hui ils sont d'accord : il suffit de leur demander ! Ce symptôme à lui seul est cent fois plus important que tous les jugements impressionnistes de ces messieurs, hommes de lettres et beaux parleurs, qui se plaignent dédaigneusement des masses.

On observe effectivement dans les rangs du Parti communiste une certaine passivité, malgré les criaillements de l'appareil. Et pourquoi donc ? Les communistes de la base viennent de plus en plus rarement à leurs réunions de cellule, où on les abreuve de phrases creuses. Les idées qui viennent d'en-haut ne peuvent être appliquées ni à l'usine ni dans la rue. L'ouvrier a conscience de la contradiction irréductible qu'il y a entre ce dont il a besoin quand il est face aux masses, et ce qu'on lui apporte dans les réunions officielles du parti. L'atmosphère artificielle, créée par un appareil criard, fanfaron et qui ne supporte pas les objections, devient insupportable pour les simples membres du parti. D'où le vide et la froideur des réunions. Cela traduit non un refus de la lutte mais un désarroi politique et une sourde protestation contre une direction toute-puissante mais stupide.

Ce désarroi dans les rangs du prolétariat est un encouragement pour les fascistes. Ils poursuivent leur offensive. Le danger grandit. Mais précisément cette approche du danger fasciste sensibilisera de manière extraordinaire les ouvriers d'avant-garde et créera une atmosphère favorable pour avancer des propositions claires et simples, débouchant sur l'action.

Se référant à l'exemple de Braunschweig, Münzenberg écrivait en novembre de l'année dernière : "Aujourd'hui, il ne peut y avoir aucun doute que ce front unique surgira un jour spontanément sous la pression grandissante de la terreur fasciste et des attaques fascistes." Münzenberg ne nous explique pas pourquoi le Comité central, dont il fait partie, n'a pas fait des événements de Braunschweig le point de départ d'une politique hardie de front unique. Peu importe : Münzenberg, bien qu'il reconnaisse par là sa propre inconsistance, a raison dans son pronostic.

L'approche du danger fasciste ne peut que provoquer la radicalisation des ouvriers sociaux-démocrates et même de couches importantes de l'appareil réformiste. L'aile révolutionnaire du SAP fera sans aucun doute un pas en avant. Dans ces conditions, un tournant de l'appareil communiste est plus ou moins inévitable, même au prix de cassures et de scissions internes. C'est à un tel développement qu'il faut se préparer.

Un tournant des staliniens est inévitable. Certains symptômes donnent déjà la mesure de la force de la pression exercée parla base : certains arguments ne sont plus repris, la phraséologie devient de plus en plus confuse, les mots d'ordre de plus en plus ambigus ; en même temps, on exclut du parti ceux qui ont eu l'imprudence de comprendre les tâches avant le Comité central. Ce sont des symptômes qui ne trompent pas, mais pour l'instant ce ne sont que des symptômes.

A plusieurs reprises déjà, dans le passé, la bureaucratie stalinienne a gâché des centaines de tonnes de papier dans une polémique contre le "trotskysme" contre-révolutionnaire, pour finalement effectuer un tournant à 180° et essayer de réaliser le programme de l'opposition de gauche, souvent, à vrai dire, avec un retard fatal.

En Chine, le tournant fut pris trop tard et sous une forme telle qu'il donna en fait le coup de grâce à la révolution 0e soulèvement de Canton!). En Angleterre, le "tournant" fut à l'initiative de l'adversaire, c'est-à-dire du conseil général qui rompit avec les staliniens quand il n'eut plus besoin d'eux. En URSS le tournant de 1928 arriva encore à temps, pour sauver la dictature de la catastrophe imminente. Il n'est pas difficile d'expliquer les différences entre ces trois exemples importants. En Chine, le Parti communiste, jeune et inexpérimenté, suivait aveuglément la direction moscovite ; en fait, la voix de l'opposition de gauche n'eut pas le temps d'arriver jusqu'en Chine. C'est ce qui se passa également en Angleterre. En URSS, l'opposition de gauche était présente et menait une campagne sans relâche contre la politique à l'égard des koulaks.

En Chine et en Angleterre, Staline et Cie prenaient des risques à distance ; en URSS, le danger planait sur leur propre tête.

L'avantage politique de la classe ouvrière allemande tient déjà au fait que tous les problèmes ont été posés ouvertement et en temps voulu; l'autorité de la direction de l'Internationale communiste est considérablement entamée ; l'opposition marxiste agit sur place, en Allemagne même ; l'avant-garde du prolétariat compte des milliers d'éléments expérimentés et critiques, qui sont capables d'élever leur voix et qui commencent déjà à la faire entendre.

En Allemagne, l'opposition de gauche est numériquement faible. Mais son influence politique peut se révéler décisive lors d'un tournant historique brusque. De même que l'aiguilleur peut, en appuyant opportunément sur un levier, envoyer un train lourdement chargé sur une autre voie, de même la faible opposition peut, en appuyant sur le levier idéologique d'un geste ferme et assuré, obliger le train du Parti communiste allemand et surtout le lourd convoi du prolétariat allemand à changer de direction.

Les événements prouvent, chaque jour davantage, la justesse de notre position. Quand le plafond se met à brûler au-dessus de leur tête, les bureaucrates les plus obtus ne se soucient plus de leur prestige. Et les conseillers secrets sautent alors par la fenêtre, avec leur seul caleçon. La pédagogie des faits aidera notre propre critique.

Le Parti communiste allemand réussira-t-il à prendre ce tournant à temps ? On ne peut en parler maintenant que de manière conditionnelle. Sans la frénésie de la " troisième période ", le prolétariat allemand serait déjà au pouvoir. Si le Parti communiste avait accepté le programme d'action, mis en avant par l'opposition de gauche après les dernières élections au Reichstag, la victoire aurait été assurée. Aujourd'hui, il n'est pas possible de parler de victoire à coup sûr. Mais on peut qualifier d'opportun le tournant qui permettra aux ouvriers allemands d'entrer en lutte, avant que le fascisme ne s'empare de l'appareil d'Etat.

Pour arracher ce tournant, un immense effort est nécessaire. Il faut que les éléments d'avant-garde du communisme, à l'intérieur et à l'extérieur du parti ne craignent pas d'agir. Il faut lutter ouvertement contre l'ultimatisme borné de la bureaucratie, à l'intérieur du parti et devant les masses ouvrières.

"Mais c'est une rupture de discipline ?" dira un communiste hésitant. Bien sûr, c'est une rupture de la discipline stalinienne. Aucun révolutionnaire sérieux ne rompra la discipline, même formelle, s'il n'a pour cela des raisons impérieuses. Mais celui qui, se couvrant de la discipline, tolère une politique dont le caractère désastreux est évident, celui-là n'est pas un révolutionnaire mais une chiffe molle, une canaille velléitaire. Ce serait un crime de la part des communistes oppositionnels que de s'engager comme Urbahns et Cie sur la voie de la création d'un nouveau Parti communiste, avant même d'avoir fait des efforts sérieux pour changer l'orientation de l'ancien parti. Il n'est pas difficile de créer une petite organisation indépendante. Mais créer un nouveau Parti communiste est une tâche gigantesque. Les cadres nécessaires pour une telle tâche existent-ils ? Si oui, qu'ont-ils fait pour influencer les dizaines de milliers d'ouvriers qui sont membres du parti officiel ? Si ces cadres s'estiment capables d'expliquer aux ouvriers la nécessité d'un nouveau parti, alors ils doivent, avant toute chose, se mettre eux-mêmes à l'épreuve, en travaillant à la régénérescence du parti existant.

Poser aujourd'hui le problème d'un troisième parti signifie s'opposer, à la veille d'une grande décision historique, à des millions d'ouvriers communistes, qui, bien que mécontents de leur direction, restent attachés à leur parti par un de conservation révolutionnaire. Il faut trouver un langage commun avec ces millions d'ouvriers communistes. Il faut malgré les insultes, les calomnies et les persécutions, arriver jusqu'à la conscience de ces ouvriers, leur montrer que nous voulons la même chose qu'eux ; que nous n'avons pas d'autres intérêts que ceux du communisme ; que la voie que nous indiquons est la seule voie juste.

Il faut démasquer impitoyablement les capitulards ultra-gauches ; il faut exiger des "dirigeants" une réponse claire à la question : que faire maintenant?, et proposer sa propre réponse pour tout le pays, pour chaque région, pour chaque ville, pour chaque quartier, pour chaque usine.

A l'intérieur du parti, il faut créer des cellules de bolcheviks-léninistes. Ils doivent inscrire sur leur drapeau : changement d'orientation et réforme du régime du parti. Là où ils s'assureront une base solide, ils doivent passer à l'application dans les faits de la politique de front unique, même à une échelle locale peu importante. La bureaucratie du parti les exclura ? Bien sûr, mais son règne dans les conditions actuelles ne durera pas longtemps.

Une discussion publique, sans interruption des réunions, sans citation tronquée, sans calomnie venimeuse, un échange loyal d'opinions sont nécessaires dans les rangs des communistes et de tout le prolétariat : c'est ainsi qu'en Russie, durant toute l'année 1917, nous avons polémiqué avec tous les partis et au sein même de notre parti. Il faut au travers de cette large discussion, préparer un congrès extraordinaire du parti avec un point unique à l'ordre du jour : "Qu'allons-nous faire ?" Les oppositionnels de gauche ne sont pas des intermédiaires entre le Parti communiste et la social-démocratie. Ce sont les soldats du communisme, ses agitateurs, ses propagandistes, ses organisateurs. Il faut se tourner vers le parti ! Il faut lui expliquer ! Il faut le convaincre !

Si le Parti communiste se voit forcé d'appliquer la politique de front unique, cela permettra de repousser presque à coup sûr l'offensive des fascistes. Et une victoire sérieuse sur le fascisme ouvrira la voie à la dictature du prolétariat.

Mais le fait d'avoir pris la tête de la révolution ne suffira pas à résoudre toutes les contradictions que le Parti communiste porte en lui. La mission de l'opposition de gauche ne sera nullement terminée. En un sens, elle ne fera que commencer. La victoire de la révolution prolétarienne en Allemagne devrait avoir pour première tâche, la liquidation de la dépendance bureaucratique à l'égard de l'appareil stalinien.

Demain, après la victoire du prolétariat allemand et même avant, dans sa lutte pour le pouvoir, le carcan qui paralyse l'Internationale communiste sautera. L'indigence des idées du centrisme bureaucratique, les limitations nationales de son horizon, le caractère antiprolétarien de son régime, tout cela apparaîtra à la lumière de la révolution allemande qui sera incomparablement plus vive que celle de la Révolution d'octobre. Les idées de Marx et de Lénine triompheront immanquablement au sein du prolétariat allemand.


Conclusion[modifier le wikicode]

Un marchand menait des bœufs à l'abattoir. Le boucher s'avance, un couteau à la main. "Serrons les rangs et transperçons ce bourreau de nos cornes.", propose un des bœufs "Mais en quoi le boucher est-il pire que le marchand qui nous a conduits jusqu'ici avec sa trique", lui répondirent les bœufs qui avaient reçu leur éducation politique au pensionnat de Manouilsky.

""C'est qu'ensuite nous pourrons régler son compte au marchand! " - " Non ", répondirent les bœufs à principes à leur conseilleur, "tu es la caution de gauche de nos ennemis, tu es toi-même un social-boucher." Et ils refusèrent de serrer les rangs. (Tiré des fables d'Esope.)

"Placer l'annulation de la paix de Versailles obligatoirement, absolument et immédiatement au premier plan, avant la question de la libération du joug de l'impérialisme des autres pays opprimés par l'impérialisme, est du nationalisme petit bourgeois (digne des Kautsky, Hilferding, Otto Bauer et Cie), et non de l'internationalisme révolutionnaire" (Lénine, La Maladie infantile du communisme).

Ce qu'il faut, c'est l'abandon complet du communisme national, la liquidation publique et définitive des mots d'ordre de "révolution populaire" et de "libération nationale". Non pas : "A bas le traité de Versailles !", mais : "Vivent les Etats-Unis soviétiques d'Europe."

Le socialisme n'est réalisable que sur la base des plus récents acquis de la technique moderne et sur la base de la division internationale du travail.

L'édification du socialisme en URSS n'est pas un processus national qui peut se suffire à lui-même, elle fait partie intégrante de la révolution internationale.

La conquête du pouvoir par le prolétariat allemand et européen est une tâche incomparablement plus réelle et plus immédiate que la construction d'une société socialiste, fermée sur elle-même et autarcique, dans les frontières de l'URSS.

Défense inconditionnelle de l'URSS, premier Etat ouvrier, contre les ennemis intérieurs et extérieurs de la dictature du prolétariat !

Mais la défense de l'URSS ne doit pas être menée les yeux bandés. Contrôle du prolétariat international sur la bureaucratie soviétique ! Mise à nu impitoyable de ses tendances thermidoriennes et nationales-réformistes, dont la théorie du socialisme dans un seul pays est la généralisation.

Que faut-il au Parti communiste? Le retour à l'école stratégique des quatre premiers congrès de l'Intemationale communiste. Abandon de l'ultimatisme à l'égard des organisations ouvrières de masse : la direction communiste ne saurait être imposée, elle ne peut être que gagnée.

Abandon de la théorie du social-fascisme, qui aide la socialdémocratie et le fascisme.

Exploitation conséquente de l'antagonisme entre la social-démocratie et le fascisme :

a) pour une lutte plus effective contre le fascisme ;

b) pour opposer les ouvriers sociaux-démocrates à leur direction réformiste.

Ce sont les intérêts vitaux de la démocratie prolétarienne, et non les principes de la démocratie formelle, qui doivent servir de critères pour apprécier les changements de régimes politiques de la domination de la bourgeoisie.

Aucun soutien ni direct ni indirect au régime de Brüning !

Défense hardie et dévouée des organisations du prolétariat contre les fascistes.

"Classe contre classe !" Cela signifie que toutes les organisations du prolétariat doivent occuper leur place dans le front unique contre la bourgeoisie.

Le programme pratique du front unique doit être défini par un accord entre les organisations devant les masses. Chaque organisation demeure sous son drapeau et conserve sa direction. Dans l'action, chaque organisation respecte la discipline du front unique.

"Classe contre classe!" Il faut mener une campagne d'agitation inlassable pour que les organisations sociales-démocrates et les syndicats réformistes rompent avec leurs perfides alliés bourgeois du "front de fer" et serrent les rangs avec les organisations communistes et toutes les autres organisations du prolétariat.

"Classe contre classe !" Propagande et préparation organisationnelle des Soviets ouvriers, comme forme supérieure du front unique prolétarien.

Totale indépendance politique et organisationnelle du Parti communiste à chaque moment et dans n'importe quelle circonstance.

Aucune combinaison de programmes ou de drapeaux. Aucune transaction sans principe. Totale liberté de critique à l'égard des alliés du moment.

L'opposition de gauche soutient, cela va sans dire, la candidature de Thaelmann au poste de président.

Les bolcheviks-léninistes doivent être aux avant-postes dans la mobilisation des ouvriers, sous le drapeau de la candidature communiste officielle.

Les communistes allemands doivent s'inspirer non du régime interne actuel du Parti communiste de l'Union soviétique, qui reflète la domination d'un appareil sur la base d'une révolution victorieuse, mais du régime du parti qui a conduit à la révolution.

La liquidation de l'omnipotence de l'appareil dans le Parti communiste allemand est une question de vie ou de mort.

Le retour à la démocratie dans le parti est indispensable.

Les ouvriers communistes doivent obtenir en premier lieu une discussion sérieuse et honnête dans le parti sur les questions de stratégie et de tactique. La voix de l'opposition de gauche (des bolcheviks-léninistes) doit être écoutée par le parti. Après une discussion générale dans le parti, les décisions doivent être prises par un congrès extraordinaire, élu librement.

La politique correcte du Parti communiste à l'égard du SAP est la suivante : critique sans concessions (mais honnête, c'est-à-dire correspondant aux faits) du caractère bâtard de la direction ; attitude attentive, fraternelle, par rapport à l'aile gauche ; être prêt à passer des accords pratiques avec le SAP et à instaurer des liens politiques plus étroit avec l'aile révolutionnaire.

Changement total d'orientation dans la politique syndicale :

lutte contre la direction réformiste sur la base de l'unité des syndicats.

Mener systématiquement la politique de front unique dans les entreprises. Accords avec les comités d'usine réformistes, sur la base d'un programme précis de revendications.

Lutte pour la baisse des prix. Lutte contre l'abaissement des salaires. Placer cette lutte sur les rails de la campagne pour le contrôle ouvrier sur la production.

Campagne pour la coopération avec l'URSS sur la base d'un plan économique unique.

Elaboration par les organes de l'URSS, avec la participation des organisations intéressées du prolétariat allemand, d'un plan ayant valeur d'exemple.

Campagne pour le passage de l'Allemagne au socialisme sur la base d'un tel plan.

Ceux qui affirment que la situation est désespérée, mentent. Il faut chasser les pessimistes et les sceptiques des rangs du prolétariat comme des pestiférés. Les ressources internes du prolétariat allemand sont inépuisables. Elles se fraieront un chemin.

  1. L'article est modestement signé des initiales E. H. Il faut les reproduire pour nos descendants. Des générations d'ouvriers de différents pays n'ont pas travaillé pour rien. Les grands penseurs et combattants révolutionnaires ne sont pas passés sur terre sans laisser de trace. E.H. existe, il veille et indique au prolétariat allemand la voie à suivre. Les mauvaises langues affirment que E.H. est apparenté à E. Heilmann, qui s'est déshonoré pendant la guerre par un chauvinisme particulièrement crapuleux. C'est difficile à croire : un esprit aussi brillant !
  2. Chez les métaphysiciens (gens qui pensent de façon antidialectique) la même abstraction remplit deux, trois ou plus encore de fonctions, souvent totalement opposées. La "démocratie" en général et le "fascisme" en particulier, comme nous l'avons vu, ne diffèrent en rien l'un de l'autre. Mais cela n'empêche pas qu'il doit exister encore sur terre "la dictature des ouvriers et des paysans" (pour la Chine, l'Inde, l'Espagne). Dictature du prolétariat? Non. Dictature capitaliste? Non. Alors laquelle? Démocratique ! Il s'avère que sur terre existe encore une démocratie à l'état pur, au-dessus des classes. Et pourtant le XIème plénum a expliqué que la démocratie ne diffère en rien du fascisme. Est-ce que dans ce cas la "dictature démocratique" se distingue de la.., dictature fasciste ? Seul un individu très naïf peut attendre des staliniens une réponse honnête et sérieuse sur cette question de principe. Il n'y aura en fait que quelques injures supplémentaires, un point c'est tout. Et pourtant le tort de la révolution en Orient est lié à cette question.
  3. La revue française Les Cahiers du bolchevisme, la plus stupide et la plus ignorante de toutes les productions de la bureaucratie stalinienne, s'est emparée avidement de l'allusion à la grand-mère du diable, évidemment sans se douter le moins du monde qu'elle a dans la littérature marxiste une très longue histoire. L'heure est proche, espérons-le, où les ouvriers révolutionnaires expédieront à la grand-mère mentionnée ci-dessus leurs professeurs ignares et de mauvaise foi, pour qu'ils y fassent leur apprentissage.
  4. Toutes les autres positions de ce groupe sont du même niveau et se présentent comme une répétition des erreurs les plus grossières de la bureaucratie stalinienne, accompagnée de grimaces encore plus ultra-gauches. Le fascisme triomphe déjà, Hitler n'est pas un danger indépendant, les ouvriers ne veulent pas se battre. S'il en est ainsi et s'il reste assez de temps, il faut que les théoriciens du Roter Kämpfer utilisent ce répit et lisent de bons livres, au lieu d'écrire de mauvais articles. Il y a déjà longtemps, Marx expliquait à Weitling que l'ignorance ne pouvait conduire à de bons résultats.
  5. SAP : Sozialistische Arbeiterpartei (Parti Socialiste Ouvrier). Organisation centriste, née d'une scission de l'aile gauche du Parti Social-Démocrate; en 1932, fusionne avec la minorité du KPDO (Parti communiste Allemand d'opposition); membre avec d'autres groupes sociaux-démocrates de gauche de l'Union Internationale du Travail; par la suite, membre dirigeant du Bureau de Londres pour l'unité des socialistes révolutionnaires; après la guerre, la majorité de ses membres sont retournés au parti social-démocrate
  6. Malheureusement, la revue Permanente Revolution a publié un article qui, il est vrai, n'émane pas de la rédaction, pour la défense du candidat unique ouvrier. Il ne peut y avoir de doute que les bolcheviks-léninistes allemands rejetteront une telle position.
  7. Pour une analyse détaillée de ce chapitre de plusieurs années de l'Histoire de l'Internationale communiste, cf nos ouvrages : La révolution prolétarienne et l'Internationale communiste (critique du programme de l'Internationale communiste), La révolution permanente, Qui dirige aujourd'hui l'Internationale communiste ?
  8. KPDO : Kommunistische Partei Deutschlands-Opposition (Parti communiste Allemand d'opposition). Organisation formée par l'opposition de droite du PCA, après son exclusion ; dirigée par Brandler et Talheimer; à partir de 1930, forme avec d'autres groupes communistes droitiers l'Union Internationale de l'opposition Communiste; 1931 : scission, la minorité rejoint le SAP.
  9. Aujourd'hui, Roy est condamné à de nombreuses années de prison par le gouvernement Macdonald. Les journaux de l'Internationale communiste ne se sentent même pas obligés de protester : on peut conclure une alliance étroite avec Tchang Kai-chek, mais on ne doit, en aucun cas, défendre le brandlérien indien Roy contre les bourreaux impérialistes.
  10. Certains ultra-gauches (par exemple le groupe italien des Bordighistes estiment que le front unique n'est acceptable que pour les luttes économiques. Aujourd'hui encore plus que dans le passé il est impossible de séparer les luttes économiques des luttes politiques. L'exemple de l'Allemagne où les conventions tarifaires sont supprimées, où les salaires sont diminués par des décrets gouvernementaux devrait faire comprendre cette vérité même à des enfants en bas âge. Remarquons en passant qu'à l'heure actuelle, les staliniens redonnent vie à bon nombre des anciens préjugés des bordighistes. Il n'y a rien d'étonnant à ce que le groupe " Prométéo ", qui n'apprend rien et n'a pas progressé d'un pouce, soit aujourd'hui, à l'heure des zigzags ultra-gauches de l'Internationale communiste, beaucoup plus proche des staliniens que de nous.
  11. Rappelons qu'en Chine les staliniens se sont opposés à la création de Soviets pendant la période de montée révolutionnaire ; quand pendant la vague de reflux ils décidèrent d'organiser le soulèvement de Canton, ils appelèrent les masses à la création du Soviet le jour même du soulèvement !