Troisième partie. Dans l'opposition en URSS

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XXV. Le Parti sans Lénine[modifier le wikicode]

La mort de Lénine, le 21 janvier 1924, est un événement capital dans l'histoire du mouvement communiste international et de l'U.R.S.S. Elle ne fut pas moins déterminante pour la destinée personnelle de Trotsky.[1]

Au terme de son ouvrage Le Dernier Combat de Lénine, Moshé Lewin assure que, celui-ci « disparu, Staline était sûr de vaincre [2] » – un jugement peut-être exagérément catégorique, mais qui a le mérite de souligner la détérioration profonde de la position de Trotsky dans le parti avec la mort de Lénine.

Trotsky s'en était allé, sans attendre la fin de la XIIIe conférence, pour la cure de repos prescrite, dans le Caucase. D'abondantes chutes de neige avaient prolongé ce voyage. C'est à la gare de Tiflis, le 22 janvier 1924, que son secrétaire, Sermouks, blême, pénétra dans son wagon-bureau, avec, à la main, le télégramme chiffré qui apportait la fatale nouvelle[3]. La première réaction de Trotsky fut de rebrousser chemin pour assister à la cérémonie funèbre. Mais il ne le fit pas, à la grande surprise des siens et de nombreux observateurs : des millions de Soviétiques découvrirent cette absence inexpliquée et inexplicable, et ses adversaires surent en tirer le parti que l'on devine.

Il a donné de son absence une explication identique dans Ma Vie en 1930 et dans un article de 1939, reproduit ensuite dans son Staline. Apprenant la nouvelle de la mort de Lénine, il avait immédiatement télégraphié à Moscou annonçant son intention de revenir et demandant la date des funérailles. La réponse, qui lui parvint une heure plus tard, était signée de Staline, de toute évidence au nom du bureau politique :

« Les funérailles auront lieu samedi, vous ne pourriez revenir à temps. Le bureau politique estime qu'à cause de votre état de santé vous devez poursuivre votre voyage à Soukhoum[4]. »

Il crut sur parole ce message qui tenait compte de toute évidence, pour lui, de la neige tombée dans la partie nord du pays. De toute façon, il n'avait pas à discuter une décision du bureau politique concernant sa cure, analogue à celles que cet organisme avait prises concernant le repos et les soins pour Lénine pendant la maladie de ce dernier. C'est pour toutes ces raisons qu'il continua son voyage en direction de Soukhoum. Il devait, peu après son arrivée, s'apercevoir qu'il avait été trompé par le télégramme de Staline, puisque, sans qu'aucune nouvelle information lui soit parvenue, les funérailles se déroulèrent, en réalité, non le dimanche 26 mais le lundi 27 janvier[5], ce qui lui aurait, incontestablement et dans tous les cas d'enneigement, permis d'y assister, s'il l'avait su à Tiflis.

Dans une polémique indirecte contre le journaliste américain Walter Duranty en octobre et novembre 1939, dans des lettres adressées à son traducteur Charles Malamuth, il devait nuancer ces affirmations: la machination de Staline était en réalité plus complexe qu'il ne l'avait cru tout d'abord, et ne pouvait se réduire à un simple mensonge sur la date réelle de la cérémonie. Staline, en effet, donna bel et bien initialement des instructions, notamment à l'Armée rouge, pour la journée du 26, mais de toute évidence n'eut jamais l'intention de célébrer la cérémonie ce jour-là[6]. Trotsky se souvenait alors qu'un de ses amis – I.N. Smirnov ou N.I. Mouralov – lui avait assuré que le télégramme de Staline était la pièce maîtresse d'une manœuvre destinée à le tenir à l'écart du dernier hommage à Lénine [7].

Deux faits émergent clairement de cet épisode. D'abord, c'est pendant sa cure de l'après-midi, emmitouflé sous des couvertures, au soleil sur le balcon de sa chambre que Trotsky, alerté par les salves tirées par les canons de la garnison, apprit, le 27, que la cérémonie se déroulait et qu'il aurait pu y être présent sans le télégramme de Staline [8]. L'autre est que Trotsky fit sur ce point à Staline une confiance aveugle[9], ne vérifia auprès de personne la date qu'il lui donnait dans son second télégramme  – une éventualité peut-être prévue d'avance si l'on se souvient que les chefs militaires aussi avaient été avisés pour le 26.

Pour les Mouralov et les I.N. Smirnov, comme pour le jeune Ljova Sedov[10], les amis et partisans de Trotsky qui se trouvèrent alors à Moscou, le drame n'était peut-être pas tant son absence que le fait que Staline ait pu le rouler aussi facilement : Trotsky avait fait confiance, dans une question capitale, à un homme qu'il connaissait comme un fourbe et un ennemi juré. Il en fut, pourtant, semble-t-il, peu question à son retour à Moscou, au printemps[11], car beaucoup d'eau avait coulé sous les ponts, et de nouveaux problèmes se posaient.

L'absence de Trotsky des funérailles de Lénine ne put être comprise des millions de gens qui en prirent conscience et en furent informés, et a fortiori de ses proches. Natalia Ivanovna a noté :

« Les amis attendaient L.D. à Moscou, pensant qu'il reviendrait sur ses pas. Il ne vint à l'idée de personne que Staline, par son télégramme, lui avait coupé le chemin du retour. Je me souviens d'une lettre de mon fils [...], il avait attendu, attendu sans fin, dans l'impatience de nous voir arriver. On sentait dans sa lettre de l'étonnement, de l'amertume et un certain ton de reproche [12]. »

A Tiflis même, sur les instances des autorités locales, Trotsky avait écrit un texte bref, très émotionnel – « Lénine est mort, Lénine n'est plus » – sur cette mort, « caprice invraisemblable, impossible, monstrueux, de la nature[13] ».

Dans Ma Vie, il avoue qu'il fut incapable, après la nouvelle, d'écrire à Kroupskaia le mot affectueux qui s'imposait, tant toute parole lui paraissait dérisoire [14]. C'est avec d'autant plus de gratitude qu'il accueillit, quelques jours plus tard, une lettre de la veuve de Lénine : elle lui racontait comment il s'était fait lire et relire un passage d'un travail dans lequel Trotsky le comparait à Marx. Elle ajoute ces lignes précieuses pour l'homme qui se reposait à Soukhoum :

« Les sentiments que Vladimir Ilyitch a conçus pour vous lorsque vous êtes venu chez nous, arrivant de Sibérie, n'ont pas changé jusqu'à sa mort [15]. »

En 1939, écrivant pour la revue américaine Life, Trotsky, après avoir reconsidéré les circonstances de la mort de Frounzé, son successeur à la Guerre, mort d'une opération qu'il ne voulait pas et dans des circonstances qui alimentèrent des rumeurs sur son assassinat, allait revenir sur la mort de Lénine. Staline n'était-il pas capable d'avoir hâté sa mort, comme Lénine lui-même l'avait demandé à plusieurs reprises [16] ? L'hypothèse n'a rien d'invraisemblable, mais elle demeure gratuite – et nous ne la commenterons pas. Il a souligné également la façon dont Staline traita Lénine malade – un fait confirmé avec éclat, à l'époque de la déstalinisation, par le Journal  des secrétaires de Lénine [17].

L'oraison funèbre en forme de litanie sur les enseignements de Lénine prononcée par Staline devant le cadavre embaumé [18] était, bien sûr, d'une certaine façon, l'héritage des années d'enseignement religieux qu'il avait suivi dans sa jeunesse au séminaire de Tiflis. Mais ce prêche de pope prononcé au nom du « léninisme » signalait surtout l'apparition d'un phénomène nouveau, inconcevable du vivant de Lénine, le culte véritablement religieux de ce dernier et la transformation de sa pensée vivante et combien contradictoire en un dogme baptisé « léninisme ». Le congrès des soviets, réuni immédiatement après sa mort, adopte toute une série de mesures allant dans le même sens : le 21 janvier devient jour anniversaire de deuil, l'ancien Petersbourg, devenu Petrograd, est rebaptisé Leningrad, le cadavre de Lénine est embaumé et va être placé dans un mausolée sous les murs du Kremlin et devenir l'objet de pieuses visites et de pèlerinages.

Trotsky s'indigne dans Ma Vie, parle de « mausolée indigne de la conscience révolutionnaire et offensant pour elle » :

« On cessa de considérer Lénine comme un dirigeant révolutionnaire pour ne plus voir en lui que le chef d'une hiérarchie ecclésiastique [19]. »

A-t-il protesté comme il l'assure ? Valentinov le confirme sur la base du témoignage de Boukharine donné en confidence. Dans les derniers jours d'octobre, au cours d'une réunion à laquelle assistaient six membres du bureau politique, Staline a proposé d'« enterrer Lénine à la russe », en d'autres termes de l'embaumer pour en faire une relique. Trotsky, Boukharine, Kamenev protestent tous avec indignation, ce dernier parlant de « cléricalisme [20] ». Mais Staline tient bon, soutenu par Kalinine et... Rykov. C'est la position de ce dernier groupe qui prévaut et qui est annoncée par la Pravda du 26 janvier, sous prétexte d' « accéder au désir et aux nombreux appels » reçus.

L'unique protestation publique – un cri dans le désert – fut celle de Kroupskaia. Ecrivant dans la Pravda, elle s'opposa à « toutes les formes de révérence externe » – cérémonies, baptêmes de villes et monuments –, affirmant que la seule façon d'honorer sa mémoire était de construire « des crèches, des jardins d'enfants, des maisons, des écoles, des bibliothèques, des centres médicaux, des hôpitaux, des hospices » et de mettre ses principes en pratique [21].

Ce n'est pas la voie dans laquelle s'engage le comité central. Dans le sillage de Zinoviev pour qui, Lénine mort, le « léninisme » vit, il crée une revue théorique, Bolchevik, et décide de recruter, sous le nom de « promotion Lénine », plus de 200 000 nouveaux membres : ces nouveaux, en majorité des ouvriers restés à l'écart pendant la révolution, souvent illettrés, inexpérimentés, manipulables, sont dispensés de tout stage préalable, admissibles à toutes les fonctions, électeurs et éligibles, même au congrès[22]. Dans le même temps, une épuration sévère frappe les oppositionnels : de vieux militants exclus se suicident. Les étudiants membres de l'Opposition sont exclus en masse.

Trotsky ne peut pas ne pas avoir compris la signification de la « promotion Lénine » qui, en apparence, fait la concession à l'Opposition de renforcer la base ouvrière du parti, mais seulement pour mieux l'étouffer. Mais il ne le reconnaîtra que beaucoup plus tard, dans La Révolution trahie[23]. Maria Joffé, elle, a entendu à Vorkouta le trotskyste Andréi Konstantinov – sans doute l'ancien journaliste de la Pravda révoqué en 1923 – expliquer à ses camarades que le parti a été tué par « "la promotion Lénine", destinée à étouffer ses rangs révolutionnaires sous le poids de ce matériau humain brut, ni trempé dans la bataille, ni expérimenté, ni indépendant d'esprit, mais possédant certainement cette ancienne habitude russe, bien cultivée maintenant, de craindre les autorités et de leur obéir aveuglément [24]  ». Le 11 avril 1924, Trotsky avait assuré que « l'entrée d'ouvriers d'usine dans le parti constituait un facteur politique de grande importance, la façon dont la classe ouvrière exprimait sa confiance, un signe véridique et infaillible [25] »...

Trotsky ne réagit pas non plus aux changements de personnel qui ont pour objectif de consolider la position des « trois » et de renforcer leur contrôle sur le parti, donc sur l'Etat. Vice-président du conseil des commissaires du peuple, Rykov a normalement remplacé Lénine à la présidence. Dzerjinski le remplace à la tête du conseil supérieur de l'Economie nationale. Mais le commissariat du peuple à la Guerre n'est pas une chasse gardée. E.M. Skliansky, vice-commissaire depuis le début de la guerre civile, jouit, sur tous les plans, de la confiance totale de Trotsky. Il est muté dans l'appareil économique et remplacé par M.V. Frounzé, qui est un homme de Zinoviev. Le bureau politique met les formes et envoie à Soukhoum une délégation pour obtenir l'assentiment de Trotsky. Celui-ci ne bronche pas. Il écrira plus tard : « Le renouvellement du personnel de la Guerre s'était fait depuis longtemps, à toute vapeur, derrière moi [26]. »

Bien que nous n'ayons de son état d'esprit de l'époque aucune trace écrite, il semble bien que son analyse de la situation en Union soviétique, ne le conduise pas à faire preuve d'optimisme. Ce n'est pas en un mois, ni en une ou plusieurs années, qu'il va gagner la bataille qu'il n'a pas livrée avec Lénine et qu'il a perdue sans lui. Il faudra du temps et beaucoup d'efforts pour redresser le parti, et ce ne sera possible qu'avec l'appui d'une jeune génération qu'il faut informer, former et tremper. Refusant d'engager le combat pour la direction du parti, il se refuse en même temps à toute concession de principe, à tout recul sur les idées qu'il a défendues avec l'Opposition et qui, selon lui, constituent une partie indissociable du tout qu'est le bolchevisme.

On va le voir très clairement lors de son retour de Soukhoum au printemps, sa santé rétablie, à temps pour qu'il puisse participer à une importante réunion du comité central, le 22 mai, puis, à partir du 23, au XIIIe congrès du parti russe, auquel Préobrajensky et lui-même participent sans avoir le droit de voter.

Il ne manquerait pas d'armes s'il voulait vraiment engager le combat – et notamment contre Staline. Kroupskaia avait tenu secrète en 1923 l'existence de la « Lettre au congrès », connue sous le nom de « Testament de Lénine ». Lénine vivait encore, et les instructions qu'il lui avait données n'étaient valables qu'après sa mort. A l'approche du XIIIe congrès, elle révèle à Kamenev l'existence de cette lettre et demande que, conformément à la volonté de Lénine, elle soit communiquée au parti en son congrès [27].

La situation est difficile pour les « trois », puisque Lénine recommande dans ce texte l'élimination de Staline du poste de secrétaire général. Les « trois » ne se résolvent pas à faire connaître la lettre au parti, mais il leur est difficile de s'y opposer de front et tout seuls. Selon un historien contemporain, le Dr lou. Borissov,

«  la décision de ne pas tenir compte de la volonté de Lénine fut prise par les membres de l'époque du Politburo et de la commission du C.C. pour adoption des documents de Lénine : Kamenev, Zinoviev et Staline lui-même [28] ».

Il fallait une décision formelle d'un organisme plus large. On réunit donc pour la circonstance un comité central élargi aux responsables des délégations au congrès. Selon un récit déjà ancien fait par un ancien collaborateur de Staline, le texte du « testament » y est lu par Kamenev, personne n'étant autorisé à prendre des notes, et aucun exemplaire n'étant distribué [29]. lou. Borissov a récemment confirmé cette version. L'impression est énorme : dans l'atmosphère de dévotion religieuse créée autour de la personnalité de Lénine, est-il concevable de désobéir à sa dernière volonté [30]?

C'est Zinoviev qui sauve Staline. Après avoir rappelé que les volontés de Lénine sont, pour tous, la « loi suprême », il suggère que, sur un point au moins, les « craintes du chef » ont été « vaines » et qu'en ce qui concerne Staline, on peut décider de ne pas tenir compte d'un texte écrit, après tout, dans des circonstances bien différentes :

« Je veux parler de celui de notre secrétaire général. Vous avez tous été témoins de notre travail en commun de ces dernières années et, comme moi, vous avez été heureux de confirmer que les craintes d'Ilyitch ne s'étaient pas réalisées [31]. »

Kamenev soutient Zinoviev. Trotsky, pour qui la publication du testament pourrait être un atout formidable, se tait. Staline offre de démissionner et demande un vote sur cette question. Zinoviev propose alors un vote à main levée sur l'éventualité de faire connaître le testament, délégation par délégation, aux délégués du congrès, et ne pas le rendre public [32]. Il l'emporte largement : les « trois » sont suivis par leurs fidèles : Ordjonikidzé, Molotov, Kirov, Frounzé, Rykov, Boukharine, Dzerjinski, Kalinine ... Pendant la lecture du texte, Radek, qui en découvrait le contenu, s'est tourné vers Trotsky pour lui dire qu'à son avis, désormais, « ils » n'oseront rien faire, contre lui. Trotsky réplique : « Au contraire, ils devront aller jusqu'au bout et même le plus vite possible [33]. »

Cet épisode est resté dissimulé aux yeux du public soviétique pendant plus de soixante ans. L'historien lou. Borissov le résume en 1987 en disant qu'il s'agit d'une décision « autoritairement imposée aux délégués », « lue séparément sans concertation ». Il écrit :

« Par ses résultats, ce fut un crime qui surpassa "l'épisode d'Octobre" de Zinoviev et de Kamenev (c'est-à-dire leur opposition à l'insurrection armée du 25 octobre/7 novembre 1917), que Lénine évoque aussi dans son testament [34]. »

Dans « Le Jugement de l'Histoire n'épargne personne », commentaire de la pièce de Mikhail Chatrov, Plus loin, encore plus loin, Dmitri Kazoutine écrit, en 1988 : « Sur le plan moral, c'est une apostasie [35]. »

Reste à expliquer l'attitude de Trotsky, son silence obstiné pendant la discussion de la question du « testament » dont, en toute logique – ne fût-ce que par respect pour la mémoire de Lénine – il eût dû revendiquer la publication immédiate. Il n'y a pas d'explication d'un comportement que l'on peut estimer suicidaire sur le plan politique, l'abandon d'un de ses principaux atouts dans la lutte au sein du parti. A la différence de ce qui s'était passé lors du XIIe congrès, il n'a en effet rien à attendre d'un avenir proche et de développements qui, avec l'étouffement du « testament », ne peuvent être positifs pour lui et pour sa cause, cette « démocratie du parti » qu'il a défendue dans le Cours nouveau. Ayant jeté ses armes, il ne sera pourtant pas dispensé de se battre, mais les mains nues.

Le déroulement du XIIIe congrès, à la fin de mai 1924, qui se présente comme une répétition aggravée de la XIIIe conférence, confirme en tout cas l'appréciation pessimiste qu'il porte sur le rapport des forces et qui explique probablement son refus de s'engager pour une relance du débat sur le « cours nouveau ». Le rapport politique du comité central est présenté par Zinoviev. Il consiste en une charge à fond contre l'Opposition, une dénonciation de ses « attentats » contre le parti, sur la question des groupements et des fractions, la question des générations, celle de la déclaration de guerre à l'appareil qu'elle a appelée « lutte pour la démocratie ». Zinoviev évoque en termes dramatiques la discussion de la fin de 1923, le parti ébranlé, selon lui, jusque dans ses fondations, les discussions de nuits entières, les militants désorientés, bref, « le parti en danger ». C'est, assure-t-il, le devoir de chacun de tout faire pour apaiser sa fièvre et le guérir. Tourné vers Trotsky et Préobrajensky, il leur dit:

« Le plus sage et le plus digne d'un bolchevik que l'Opposition pourrait faire serait de faire ce qu'un bolchevik doit faire quand il a commis une erreur, venir à la tribune du congrès du parti, se tourner vers lui et lui dire: "Je me suis trompé. C'est le parti qui avait raison" [36]. »

Une telle invite est sans précédent dans le parti, où personne n'a jusqu'à présent osé demander – voire seulement songé à demander – à quiconque de condamner ses propres convictions et renoncer publiquement et par discipline à ses propres idées. Jamais encore ne s'était produite, consciemment ou non, semblable confusion, même involontaire, entre soumission à la discipline et capitulation pure et simple, « discipline de pensée ». Il n'est pas étonnant que la protestation la plus vive ait été émise à la tribune par Kroupskaia : la veuve de Lénine estime qu'une telle exigence est « psychologiquement inacceptable [37] ».

Dans ses Mémoires, Love and Revolution (Amour et Révolution), l'écrivain américain Max Eastman – qui assista à ce congrès et y apprit dans un couloir, de la bouche de Trotsky, l'existence du « testament » et les grandes lignes de son contenu – raconte qu'il donné à Trotsky « le petit conseil 100 % américain » de « tomber la veste et retrousser les manches » et d'attaquer les conspirateurs en lisant à la tribune le texte du testament [38]… On se doute aussi que Trotsky ne répondit à cette invite que par une ironie aimable...

Le visage crispé, marqué, écrit Eastman, « de signes de souffrance jamais vus [39] », il intervient sur un ton calme et mesuré, écouté par une salle tendue, mais attentive et applaudi à plusieurs reprises. Dès sa première phrase, il explique qu'il désire « laisser de côté tout ce qui pourrait envenimer la question, lui donner une empreinte personnelle, rendre plus difficile encore la liquidation des difficultés » du parti. Il ne traitera donc pas de certains « sujets épineux », s'engageant cependant à répondre à toute question qui leur serait posée à ce sujet [40].

Il traite ensuite, l'un après l'autre, les points soulevés par Zinoviev et lui répond qu'il n'a fait que poser les problèmes évoqués dans les termes mêmes où ils ont été posés par la résolution du bureau politique du 5 décembre. Méthodiquement, il réfute les accusations une à une. Il salue au passage le succès de la « promotion Lénine » comme un vote de confiance en faveur du parti, puis en arrive à la « reconnaissance de ses erreurs » qui lui a été demandée par Zinoviev :

« Il n'y a rien de plus simple, de plus facile, moralement et politiquement, que de venir dire à son parti qu'on s'est trompé sur telle ou telle question [41]

Mais ce n'est pas cela qui lui est demandé par Zinoviev ; c'est en réalité de renier l'esprit même de la résolution du 5 décembre – et cela, il n'est pas disposé à le faire :

« Aucun de nous, camarades, ne peut ni ne veut avoir raison contre son parti. En dernière analyse, c'est toujours le parti qui a raison, parce qu'il est l'unique instrument historique dont la classe ouvrière dispose pour régler ses problèmes fondamentaux. J'ai déjà dit qu'il n'est rien de plus facile que de venir dire au parti que toutes ces critiques, toutes ces déclarations, ces avertissements, ces protestations, constituaient une seule et même erreur. Mais, camarades, je ne peux pas le dire, parce que je ne le pense pas. Je sais qu'on ne peut pas avoir raison contre son parti. On ne peut avoir raison qu'avec son parti et à travers son parti, parce que l'Histoire n'a pas encore construit d'autre route pour vérifier qu'on a eu raison. Il existe chez les Anglais une formule historique : " Qu'il ait tort ou raison, c'est mon pays" (Right or wrong, my country).

« C'est avec une bien plus grande justification historique que nous disons : de la même façon, même s'il se trompe sur telle ou telle question pratique, à un moment ou à un autre, c'est mon parti […]. Je crois pour ma part que j'ai rempli mon devoir de membre du parti qui doit prévenir son parti de ce qu'il considère comme un danger [42]. »

Peut-être hésite-t-il un instant avant d'exprimer, sous une forme un peu rhétorique, sa détermination de demeurer jusqu'au bout dans le parti :

« Il est ridicule et peut-être un peu déplacé de faire ici des déclarations personnelles, mais j'espère que, s'il le fallait, je ne serais par le dernier soldat sur la dernière barricade bolchevique [43] ! »

Ayant reconnu qu'il n'est pas possible d'opérer une distinction entre « fractions » et « groupements » – la seule concession qu'il ait consenti à faire –, il termine cette intervention par une affirmation trop souvent négligée par les historiens :

« Il n'y a pas que des membres individuels du parti qui commettent des erreurs. Le parti aussi peut en commettre. C'est le cas par exemple de certaines résolutions de la [XIIIe] conférence dont je considère que d'importants passages sont aussi faux qu'injustes […]. Mais, si le parti adopte une résolution que l'un d'entre nous tient pour injuste, il dit :

"Qu'elle soit juste ou injuste, c'est de mon parti qu'il s'agit et j'endosse jusqu'au bout les conséquences de sa résolution" [44]. »

Préobrajensky, sur la même ligne, est plus précis et plus polémique. Saluant, lui aussi, comme une manifestation de la confiance ouvrière le succès du recrutement dans la promotion Lénine, il assure cependant :

« Ce serait d'un optimisme tout à fait excessif que de prétendre qu'en entrant dans le parti, les ouvriers confirment et approuvent tout ce que nous avons fait en matière de politique interne au parti, y compris les perversions bureaucratiques [45]. »

Il s'élève contre la façon dont la purge a été menée sans que le parti ait été à même de la contrôler et contre le fait que nombre d'erreurs aient été commises. Il demande enfin au congrès de reconsidérer la résolution de la XIIIe conférence qui qualifie l'Opposition de « déviation petite-bourgeoise ».

Mais le XIIIe congrès n'a été que la manifestation de la puissance de l'appareil, la négation des idées et des débats d'idées. Aucun délégué ne pose à Trotsky de question sur les « sujets épineux », mais valets et béni-oui-oui se succèdent à la tribune pour parler de son intervention « incompréhensible », « diplomatique ». Staline et Zinoviev font semblant d'avoir compris qu'il défend l'idée d'une infaillibilité du parti du type de celle du pape. Staline s'indigne lourdement :

« Trotsky dit que le parti ne peut pas faire d'erreurs. C'est faux. Le parti en commet souvent. […] C'est une flatterie et […] une tentative pour nous ridiculiser [46].  »

Ouglanov ironise pesamment : Trotsky rêve d'être un soldat alors qu'on attend de lui qu'il soit un « commandant » discipliné. Zinoviev en rajoute sur ses « flatteries aigres-douces » à l'égard du parti [47].

Les résolutions finales du XIIIe congrès approuvent les résolutions de la XIIIe conférence, renouvellent la condamnation de l'Opposition dans les mêmes termes. Quelques jours plus tard, le Bolchevik du 5 juin 1924 la qualifie de « demi-menchevisme intérieur, quart de menchevisme, mille fois plus dangereux que le menchevisme cent pour cent...».

L'une des conséquences de plus longue portée du XIIIe congrès du parti russe se trouve dans la profonde transformation de l'Internationale et de ses partis, connue sous le nom de « bolchevisation ». Trotsky, pour les communistes étrangers, est un dirigeant prestigieux, beaucoup plus que Zinoviev, pourtant président de l'Internationale – pour ne pas parler de Staline, pratiquement inconnu dans tous les partis communistes de l'époque.

Il semble que l'éventualité d'une « mutinerie », voire d'une simple fronde de la part de partis étrangers, prenant parti pour Trotsky contre les autres dirigeants russes, ait à l'époque terrorisé Zinoviev et ses alliés. Leur charge se déchaîne aussitôt contre tout dirigeant d'une section de l'I.C. soupçonné de sympathie, même platonique, pour Trotsky et l'Opposition.

Au cours de l'assemblée générale des militants de Moscou du 11 décembre 1923, Karl Radek mentionne au passage le fait que les directions des partis français, allemand et polonais ont manifesté de la sympathie pour Trotsky et les Quarante-six [48].

Dans un premier temps, la direction zinoviéviste de l'Internationale se déchaîne contre Brandler, qu'elle associe à Radek pour en faire le bouc émissaire du fiasco allemand d'octobre 1923. Au présidium de l'I.C., le 12 janvier 1924, Zinoviev prononce un véritable réquisitoire contre Brandler et Radek, qu'il répète à la XIIIe conférence du parti russe [49]. Les deux hommes sont, selon lui, coupables d'« opportunisme de droite » et ont tenté d'introduire dans l'Internationale les luttes fractionnelles, défigurant et dénaturant dans son application la politique révolutionnaire décidée par l'Internationale. Effrayés, Brandler et son conseiller Thalheimer se démarquent publiquement de Trotsky, clament leur accord avec Zinoviev : il n'y aura pratiquement pas un seul partisan de l'Opposition de 1923 dans le K.P.D...

La direction du parti polonais est d'une autre trempe. Au début de décembre 1923, son comité central vote un texte qui déclare notamment :

« Le point central dans la crise actuelle à l'intérieur du parti communiste russe consiste dans les divergences d'opinion entre sa majorité et le camarade Trotsky. Nous savons que ces divergences sont liées à des problèmes complexes de la construction du socialisme, et nous ne sommes pas en mesure de juger de ce qui concerne la politique économique. Une seule chose est claire pour nous : le nom du camarade Trotsky est pour notre parti, pour toute l'Internationale, pour l'ensemble du prolétariat révolutionnaire mondial, indissolublement lié à la révolution d'Octobre victorieuse, l'Armée rouge, le communisme et la révolution mondiale.

« Nous ne pouvons admettre la possibilité que le camarade Trotsky puisse se trouver hors des rangs de la direction du parti communiste russe et de l'Internationale. Nous sommes cependant inquiets à l'idée que les discussions puissent dépasser le cadre des problèmes concrets en discussion et quelques déclarations publiques de dirigeants responsables du parti justifient les pires inquiétudes [50]. »

Au présidium de l'I.C., en janvier, le représentant du Parti communiste polonais, Edward Prochniak regrette le mutisme de l'exécutif dans la question de ses propres responsabilités dans la défaite allemande. Il lance un avertissement :

« Depuis que Lénine, le dirigeant le plus important du prolétariat révolutionnaire mondial ne prend plus part à la direction de l'Internationale, et depuis que l'autorité de Trotsky, dirigeant reconnu du prolétariat révolutionnaire mondial, a été mise en question par le parti communiste russe, il existe le danger que l'autorité de la direction de l'Internationale communiste soit ébranlée [...]. Nous considérons que l'accusation d'opportunisme portée contre Radek, un des dirigeants les plus éminents, est non seulement injuste, mais au plus haut degré dommageable pour l'autorité des dirigeants de l'Internationale [...]. Les divergences entre les dirigeants les plus connus de l'Internationale communiste dans l'appréciation de la question allemande sont du type de celles qui sont inévitables dans un parti révolutionnaire vivant [51]. »

Au Ve congrès de l'Internationale communiste, les dirigeants du parti communiste russe, Staline en tête, débarquent dans la « commission polonaise » et y imposent la décision de révocation de l'ancienne direction, formée de Warski, Walecki et Wera Kostrzewa à qui Zinoviev s'est juré de «casser les reins». Wera Kostrzewa, qui s'incline, comme les autres, parce qu'elle sait que les ouvriers polonais choisiraient l'Internationale contre leurs propres dirigeants, lance, elle aussi, un avertissement qui lui coûtera la vie :

« Nous sommes contre la création à l'intérieur du parti d'une atmosphère de lutte permanente, de tension, d'acharnement les uns contre les autres [...]. Je suis persuadée qu'avec votre système, vous allez discréditer tous les dirigeants du parti, les uns après les autres, et j'ai peur qu'au moment décisif, le prolétariat n'ait plus à sa tête d'hommes éprouvés. La direction de la révolution pourrait tomber entre les mains de carriéristes, de "chefs saisonniers" et d'aventuriers [52]. »

Alfred Rosmer décrit l'activité déployée par Zinoviev et son appareil sous le couvert de la « bolchevisation » décidée par le Ve congrès :

« Au moyen d'émissaires qu'il dépêchait dans toutes les sections, il supprimait dès avant le congrès toute opposition. Partout où des résistances se manifestaient, les moyens les plus variés étaient employés pour les réduire : c'était une guerre d'usure où les ouvriers étaient battus d'avance par les fonctionnaires qui, ayant tout loisir, imposaient d'interminables débats: de guerre lasse, tous ceux qui s'étaient permis une critique et qu'on accablait du poids de l'Internationale cédaient provisoirement ou s'en allaient [53]. »

Boris Souvarine, l'ancien représentant à Moscou du P.C.F., a publié en France une traduction du Cours nouveau et a défendu Trotsky et l'opposition au XIIIe congrès du parti russe : il est exclu. Après lui, Pierre Monatte et Alfred Rosmer, les deux anciens du noyau de la Vie ouvrière pendant la guerre sont exclus pour avoir protesté contre les conséquences de la politique de « bolchevisation » dans leur parti...

L'un des résultats de la prétendue « bolchevisation » est qu'il n'y eut aucune discussion sur le « fiasco » d'octobre 1923 en Allemagne dont il faut pourtant bien admettre qu'il posait à l'Internationale communiste les questions les plus fondamentales. L'Allemagne avait-elle connu une situation révolutionnaire à partir d'août 1923 ? Le bureau politique du parti russe et l'exécutif de l'Internationale avaient-ils eu raison de prévoir et de préparer l'insurrection en octobre ? La décision de battre en retraite après la conférence de Chemnitz était-elle fondée ?

La réponse, du fait de l'imbrication avec les luttes de tendance, ne pouvait guère émaner d'un tribunal objectif. Radek et Piatakov, partisans de Trotsky et des Quarante-six en Russie, avaient d'abord été sceptiques sur les chances de la révolution allemande, bien qu'ils n'aient pas été « au moins aussi sceptiques que Staline », comme l'assure Deutscher … Mais ils avaient préparé l'insurrection et aussi lancé le mot d'ordre de la retraite. Zinoviev, d'abord hésitant, avait approuvé le plan de marche élaboré par Trotsky mais aussi l'ordre de battre en retraite lancé par Brandler et Radek. Trotsky pensait au fond que les deux derniers n'avaient fait que boire le vin tiré par Staline et Zinoviev. Ces deux derniers, faisant de Radek et de Brandler des « trotskystes », firent d'une pierre deux coups en attribuant, en dernière analyse, à Trotsky l'échec d'une avancée révolutionnaire dont il avait été l'inspirateur et dont ils l'avaient empêché d'être l'exécutant. La « révolution allemande » de 1923 – dont l'idée même a été tournée en dérision par nombre d'historiens – est ainsi devenue un non-événement...

Les débats que nous venons de décrire avaient un goût de cendre pour les militants communistes – et il n'en manquait pas alors – aux yeux de qui la révolution allemande était un enjeu pour l'humanité entière, plus que pour les objectifs de boutique de l'appareil du P.C. russe. Pour Trotsky, ils avaient déjà un goût de mort.

Il était de nouveau à Soukhoum depuis quelques jours quand il reçut le 3 septembre 1924, par télégramme, l'annonce du suicide de son collaborateur Mikhail Salomonovitch Glazman, qui s'était tiré un coup de revolver en apprenant son exclusion du parti. Glazman était entré au Parti bolchevique en 1918. Secrétaire-sténographe de profession, il avait été l'un des hommes du train, des combattants au blouson de cuir. Militant révolutionnaire, travailleur infatigable, il avait pratiquement vécu trois ans auprès de Trotsky, n'abandonnant la plume du sténographe que pour empoigner le fusil. Il avait été également secrétaire du conseil militaire révolutionnaire.

Que lui reprochait-on qui ait pu expliquer une telle mesure ? Son travail auprès de Trotsky, la collaboration qu'il venait de lui donner pour l'édition de ses œuvres sur 1917, expliquaient qu'il fût persécuté, mais ne pouvaient à cette date constituer un motif avouable d'exclusion. Il est probable que la clé de cette énigme se trouve dans les archives du G.P.U. Des années plus tard, Trotsky évoque, à propos de Glazman, les jeunes révolutionnaires qui avaient eu une défaillance devant la police tsariste et que Staline et les siens, alors qu'ils avaient été blanchis, faisaient chanter : Glazman se serait donc suicidé pour échapper à un chantage qui exigeait de lui des accusations contre Trotsky. Nous ne savons rien de plus précis. Informé de son exclusion le 1er septembre 1924 en tout cas, Glazman se suicida le 2 septembre. Quand Trotsky signa sa nécrologie, le 6 septembre, le mort avait déjà été réintégré, et l'organisme qui avait prononcé l'exclusion avait reçu un blâme de la commission centrale de contrôle...

Glazman n'était que la première victime. A cet égard, l'abstention de Trotsky et des siens dans la bataille autour du « testament » a pesé très lourd, et c'est probablement au moment de la discussion de cette question au sommet, en mai, que s'est joué son destin personnel. Trotsky en a conscience puisqu'il écrit, dans un hommage au jeune mort que la Pravda va refuser de publier, l'expression pudique de ce qui est probablement pour lui un regret poignant : « Pardonnez-moi, mon jeune ami, de ne vous avoir pas protégé ni sauvé.

XXVI. Trotsky et les siens[modifier le wikicode]

Petrograd fit les heures de gloire de Trotsky. Mais il y vécut en définitive très peu. Et les années décisives de son destin politique s'écoulèrent pour lui à Moscou entre 1918 et 1927 : un séjour de dix ans, tel qu'il n'en connut pas dans sa vie d'adulte, dans aucun pays.[54]

Il ne connaissait de Moscou que la prison Boutyrki où il était passé après sa période de militantisme de Nikolaiev et où il s'était marié avant de partir en déportation. C'est sans superstition que le gouvernement soviétique décida de retenir la solution la plus simple : le logement au Kremlin, l'ancienne résidence des tsars, des dirigeants du parti et de l'Etat. Les Trotsky furent logés dans l'aile Cavalier. Natalia Ivanovna raconte :

« Nous eûmes au Kremlin l'appartement d'un haut fonctionnaire, plusieurs pièces en enfilade. Le cabinet de travail de Lev Davidovitch était tout en bois de Carélie, luisant et presque doré. [...] Lev Davidovitch me reçut, quand j'arrivai avec les enfants, très amusé par cette installation. "Enfin, disait-il avec humour, un bel appartement! "[55]. »

L'appartement de l'aile Cavalier communiquait directement avec la salle à manger des commissaires du peuple où se tenaient parfois les réunions du bureau politique. Lénine, d'abord proche voisin, s'éloigna dans un autre bâtiment. Staline habitait initialement dans le même bâtiment, l'appartement d'en face. Les dirigeants de l'exécutif des soviets, Enoukidzé et Kalinine, logeaient dans le même couloir. Il y eut des conflits avec Staline qui ne respectait pas le règlement interdisant les voitures dans ce secteur après dix heures du soir[56], puis quand il réclama comme appartement des pièces réservées au musée[57].

En été, la famille quitta les quatre grandes pièces du Kremlin pour aller à la campagne – l'été seulement – à Arkhangelskoié dans une demeure qui avait appartenu à un Moscovite fortuné. Les immenses salons du rez-de-chaussée étaient consacrés à un musée public. Proche des bois, la maison ne comportait que deux pièces habitables, au premier étage, auquel on n'accédait que par une sorte d'échelle, et la tuyauterie, abîmée par le gel, n'avait pas été réparée, mais Trotsky expliqua en riant à Rosmer que c'était bien suffisant pour les nouveaux maîtres soviétiques[58] !

Dans ce cadre, à partir de la fin de la guerre civile, Trotsky menait une vie beaucoup plus réglée, tout à fait réglée même, étant donné ses goûts et ses besoins. Natalia Ivanovna l'évoque :

« Lev Davidovitch est extrêmement méthodique dans son travail ; il entend fournir un effort maximum sans s'épuiser. Ses habitudes, fixées depuis la jeunesse, sont de ponctualité, d'attention, d'horaires bien observés, et il les impose autour de lui. Il n'admet pas de retard pour les séances et les rendez-vous. Il a horreur du bavardage, du laisser-aller, du travail négligé, et il réussit sans peine à s'entourer de collaborateurs sérieux, de sorte qu'à une époque de désordre, le commissariat à la Guerre, le conseil supérieur de la Guerre, les autres bureaux qu'il dirige et son secrétariat personnel donnent un exemple de bon fonctionnement que l'on commente à Moscou tantôt avec éloge, tantôt avec hostilité[59]. »

Trotsky se lève vers sept heures trente et se rend à son bureau pour y être présent à neuf heures exactement. La plupart du temps, il revient déjeuner au Kremlin vers une heure trente et s'accorde un repos allongé de trois quarts d'heure au plus au milieu des siens avec lesquels il se détend. C'est l'heure à laquelle ses filles viennent le voir – pendant qu'elles habitent à Moscou –, et elles protestent vivement contre le refus du père d'aborder à ce moment et dans ce cadre les questions politiques. Selon le témoignage de Natalia Ivanovna, il n'eut réellement jamais le temps de raconter ses voyages et ce qu'il avait vu. Mais il aimait parler des hommes, de leurs caractéristiques, de leurs qualités plus que de leurs défauts.

Trotsky ne fume pas – sans doute depuis la révolution, puisqu'il fumait encore dans son exil espagnol. Il proteste contre les fumeurs – son ami Rakovsky en est un, invétéré – et ce qu'il appelle leur « saleté », les cendres sur leurs vêtements, les mégots qu'ils écrasent ou non, n'importe où, sans se préoccuper des traces qu'ils laissent. Il ne boit d'alcool que dans des circonstances exceptionnelles et pour honorer un hôte. Réunions ou travail, sa journée se termine entre minuit et deux heures du matin. Avec ses camarades de la direction, il a des rapports cordiaux de bonne camaraderie, mais pas de relations mondaines, visites ou réceptions. En 1938 encore, il parle avec indignation d'une réception chez Kamenev, en 1920, dans le « corridor blanc », à l'occasion d'un Noël ou d'un Nouvel An, qui lui parut le comble du conformisme néo-bourgeois et qu'il quitta en claquant la porte[60]. Il a le sens de l'humour, mais abhorre la vulgarité – les anecdotes, souvent graveleuses, de Radek, par exemple – et se montre plutôt pudibond dans son langage et son comportement. Il est très sensible à la personnalité comme à la beauté féminines, ainsi que le montrent les qualificatifs qu'il utilise pour célébrer la magnifique Larissa Reissner : « Pallas de la Révolution », « belle jeune femme qui avait ébloui bien des hommes », « brûlant météore », « déesse olympienne »[61]. Sur cette question, Max Eastman écrit en 1925 :

« J'imagine qu'il y a eu suffisamment d'idylles dans la vie de Trotsky pour occuper un biographe réellement consciencieux pendant plusieurs années. Il semble qu'il ait peu à peu perdu cette méfiance cachée sous une certaine rudesse qui caractérisait ses rapports de garçon avec les filles – ou qu'il en ait gardé juste assez pour rendre son charme tout à fait fatal. Si l'on en juge par la réputation qu'il conserve dans l'esprit de ceux qui l'ont connu dans sa jeunesse, il appartenait à l'école d'Engels, pas à celle de Marx dans cet important domaine. Natalia Ivanovna est la meilleure et la plus chère amie de Trotsky, sa compagne de tous les jours. elle est la mère de ses fils ... Et, pour résumer nombre de choses qui ne sont pas l'affaire du biographe contemporain, Aleksandra Lvovna est aussi son amie[62]. »

J'avoue n'avoir pas creusé cet aspect de la vie de Trotsky, une fois établie son attitude générale. D'accord avec Van pour relever l'élément de flirt dans ses relations avec Clare Sheridan, perceptible dans les souvenirs de l'artiste britannique[63], j'aimerais seulement signaler une remarque de Silone :

« Il connaissait peu l'Italie où il n'avait fait que passer, mais il l'évoquait avec plaisir, car elle lui rappelait, comme il me le dit, "une belle amitié", les quelques mots d'italien qu'il connaissait étaient en effet gracieux et trahissaient une origine féminine[64]. »

Avec la fin de la guerre civile, Trotsky découvre la pêche et la chasse qui vont être, pendant le reste de sa vie, ses seules distractions réelles, son unique moyen de se détendre et de se reposer. C'est Mouralov qui l'a entraîné à la chasse, mais son vrai maître est un technicien auquel il a rendu hommage, Ivan Vassiliévitch Zaitsev, du village de Kolotchino, au bord de la Doubna et de marécages riches en gibier à plume[65]. Il passe aussi des heures à la pêche. Natalia Ivanovna raconte :

« Se trouver sur l'eau pâle, entre les roseaux à l'aube, en compagnie d'un vieux chasseur et guetter le canard sauvage ou tendre les filets ; gravir les pentes d'un bois glacé, grandiose, semé de moraines, pour finir par abattre un ours brun, c'était du vrai délassement et un contact revigorant avec la terre, l'eau, la neige, le vent... C'était aussi une sorte de combat et un temps de méditation[66]. »

On sait que c'est à la chasse dans les marais de Zabolotié qu'il contracta sa fameuse fièvre de 1923-1924. Sur ce point, qui constitue, aujourd'hui encore, le plus grand mystère de sa vie physique, Natalia Ivanovna donne un témoignage, qui est un constat d'ignorance :

« La capacité de travail de Lev Davidovitch fut toujours très grande, on pourrait même dire exceptionnelle. Il vivait littéralement sous pression, suivant à la fois vingt affaires, se documentant, étudiant, traitant de littérature, d'économie, de politique intérieure et internationale. Sa santé cependant commence à fléchir bizarrement ; il souffre de fièvres malignes qui l'affaiblissent, l'obligent assez souvent à garder le lit ou à se réfugier dans les maisons de repos du Caucase. Les médecins et notamment notre ami Gétié diagnostiquaient une variété de paludisme, mais ne dissimulaient pas la difficulté de formuler un diagnostic plus complet. Il semble bien que le tempérament nerveux, la sensibilité très vive, de Lev Davidovitch se manifestaient – contre sa forte volonté – par ces malaises pendant les périodes d'hypertension intellectuelle. Il avait auparavant souffert de troubles gastriques souvent à la veille d'intervenir dans des assemblées. Il ne devait jamais guérir des fièvres qui l'abattaient au cours des luttes [...]. Alité, il continuait à travailler, lisant, annotant et dictant[67] »

Clare Sheridan a sculpté, en octobre 1920, le buste de Trotsky. Elle ne l'a pas connu avant la révolution, mais se hasarde pourtant à suggérer une transformation et esquisse un portrait psychologique intéressant :

« Maintenant, il est devenu lui-même et a inconsciemment développé une nouvelle individualité. Il a les manières et l'aisance d'un homme né pour une grande position. Il est devenu un homme d'État, un gouvernant, un dirigeant. Même si Trotsky n'était pas Trotsky et si le monde n'avait jamais entendu parler de lui, on apprécierait encore son esprit très brillant. La raison pour laquelle j'ai trouvé son portrait beaucoup plus difficile à sculpter que je ne l'escomptais, tient à sa triple personnalité. C'est un homme très instruit, très cultivé ; c'est un homme politique ardent, déchaîné ; et il peut être un écolier rieur, espiègle, avec une fossette dans la joue. Ces trois êtres, je les ai vus successivement et j'ai eu à les faire converger dans mon interprétation en argile[68]. »

Natalia Ivanovna, elle aussi, travaille : elle assure au commissariat du peuple à l'Instruction publique la direction des musées et monuments historiques – domaine où elle est très compétente.

Les filles du premier mariage sont devenues des femmes, de jeunes mères de famille. Au début des années vingt, Zinaida (Zina, Zinouchka), qui dirigeait à seize ans le journal des Jeunesses communistes de Petrograd, est enseignante à Moscou. D'un premier mariage avec Zakharov, elle a une petite fille. Divorcée, remariée avec un autre enseignant, P.I. Volkov, elle a un petit garçon, Vsiévolod, né en 1926. Le couple part enseigner en Crimée. Nina, elle, s'est également mariée très jeune et son aîné, Lev, est né en 1920 alors qu'elle n'avait que dix-huit ans. Son mari, Man Nevelson, est à peine plus âgé. Mais ses connaissances et son caractère lui promettent un bel avenir. Il était lycéen quand il a rejoint le parti en 1917. Engagé en 1918 dans l'Armée rouge, il a gravi rapidement les échelons de la hiérarchie des commissaires: au milieu de 1920, lors de l'offensive contre la Pologne, il était chef du département politique de la 5° armée. Démobilisé à la fin de l'année, il a repris ses études, est devenu économiste. Ils ont eu un deuxième enfant. Nous ignorons à quelle date les deux jeunes femmes ont été frappées du mal terrible qui enleva prématurément tant de femmes et d'hommes de leur génération : toutes les deux sont tuberculeuses.

Trotsky est donc grand-père avant que son dernier fils ait atteint l'âge adulte ... De son mariage avec Natalia Ivanovna, il a eu deux garçons qui portent le nom de famille de leur mère. L'aîné est appelé Lev (Léon), comme son père, mais est pour tous Ljova. Le cadet, Sergéi, est pour tous Sérioja. La famille est unie, et les deux garçons y tiennent une grande place, mais les longues absences du père, les obligations professionnelles de la mère, n'en ont pas fait des enfants « couvés » et leur ont laissé une grande liberté et beaucoup d'initiative.

Ljova s'est vieilli d'une année pour pouvoir adhérer avant l'âge requis aux Jeunesses communistes, où il commence à militer avec les ouvriers boulangers. Il obtient plusieurs fois, alors qu'il n'a pas quatorze ans, l'autorisation d'accompagner son père au front, et il est à ses côtés sur le front polonais, en veste de cuir, lui aussi[69]. Il n'a pas seize ans qu'il refuse de monter dans l'auto de fonction de son père, pour manifester son refus personnel d'un privilège. Il quitte l'appartement du Kremlin pour aller vivre dans le foyer des étudiants prolétariens, puis dans une « commune » au goût des jeunes communistes de l'époque. Après ses études secondaires, étudiant à l'Institut technique supérieur de Moscou, fasciné autant par les mathématiques pures que par le métier d'ingénieur, il participe à tous les travaux volontaires : « Samedis communistes », liquidation de l'analphabétisme, répétitions pour ses camarades sortis de la Rabfak. Il a la passion de la politique, s'est jeté en 1923 dans les activités de l'Opposition ; il est, avec sa camarade Nina Vorovskaia, fille d'un vieux-bolchevik assassiné par un blanc, l'un de ses organisateurs dans les J.C. Il s'est marié très jeune avec Anna, jeune et belle ouvrière moscovite et ils ont un fils, né en 1926, appelé Lev comme son père, son grand-père et son cousin.

Sérioja est doué, lui aussi, d'une grande intelligence et d'une force de caractère peu commune. Porté vers la musique et la littérature dés l'enfance, il se tourne à l'adolescence vers les mathématiques et la technique. Il reste féru de sport et, quittant, lui aussi, la famille, va vivre et travailler dans un cirque, avant d'entreprendre des études supérieures. Il n'a jamais voulu adhérer aux Jeunesses et a fortiori au parti, ne parle jamais de problèmes politiques. Résolument apolitique, il est pourtant profondément solidaire de son père, mais au plan personnel seulement.

Trotsky n'a plus ses parents. On se souvient de la mort de sa mère au temps de l'exil à Vienne. Il a revu son père au début de la guerre civile. Natalia Ivanovna raconte :

« C'est au début de notre séjour au Kremlin que le père de Trotsky arriva à Moscou. Le vieil homme, soudain ruiné par la révolution, soixante-dix ans, avait quitté son village de Yanovka, franchi à pied quelque deux cents kilomètres entre Kherson et Odessa, à travers un pays dangereux. Plusieurs fois interrogé sur les routes par des groupes de partisans, il avait failli se faire écharper. Pour les rouges, qui ne connaissaient que le nom de Trotsky, le vieillard était un bourgeois-paysan, un koulak. Les blancs reconnaissaient en lui le père de l'exécrable Juif Bronstein-Trotsky. Père et fils se revirent avec affection. Il nous conta qu'on lui avait tout pris et que, du reste, il avait tout abandonné de bon gré à la révolution: terres, constructions, chevaux, bétail. Son sens de l'équité le rendait favorable à la cause populaire. Le rôle que jouait son fils l'enorgueillissait peut-être, mais il n'en laissa rien paraître. Il dit avec un petit éclair de malice dans les yeux quelque chose comme ceci: "Les pères travaillent, travaillent, pour acquérir quelque aisance pour leurs vieux jours; et puis les fils font la révolution..." Il reçut du travail dans une exploitation agricole nationalisée. Il s'y montra capable. Il y mourut à la tâche, vers 1922, pas loin de ses soixante-quinze ans[70][Note du Trad 1]. »

Il faut ajouter au cercle familial celle que Victor Serge appelle la « babouchka » (la grand-mère) Aleksandra Lvovna Sokolovskaja, la première femme de Trotsky, mère de Zinaida et de Nina, grand-mère de quatre de ses petits-enfants, aimant tendrement d'amour maternel les deux garçons de Natalia Ivanovna. Elle réside normalement à Léningrad mais demeure toujours très proche : ne garde-t-elle pas souvent les petits-enfants ? Il ne semble pas que d'autres membres de la famille aient compté : Olga, la sœur de Trotsky, de quatre ans plus jeune que lui, mariée à L.B. Kamenev, n'est pas particulièrement proche ; frères ou sœurs, cousins, ne sont pas mentionnés dans les travaux consacrés à Trotsky, à l'exception du cousin Spenzer auquel il a envoyé Eastman à la recherche de documentation sur sa jeunesse.

Évoquant l'entourage de la deuxième partie des années vingt à Moscou, Natalia Ivanovna écrit :

« On reprochait couramment à Lev Davidovitch un certain manque de sociabilité. Le fait est qu'il ne tutoyait personne, que nous ne faisions ni ne recevions de visites – faute de temps, tout d'abord –, qu'il n'allait que rarement au théâtre, bref que le cercle de nos relations personnelles était étroit et conditionné par le travail ou la lutte politique[71]. »

De fait, le nouveau rythme de la vie politique, la force même du combat font que, pour la première fois, Trotsky n'apparaît plus comme un homme seul. Il n'existe certes pas de « trotskystes » comme s'acharnent à le répéter les apparatchiki, mais il y a incontestablement des fidèles de Trotsky, des amis, des camarades, vieux et jeunes.

Le plus ancien de tous est sans doute celui qui est alors le plus éloigné géographiquement. Kristian Georgévitch Rakovsky[72], qui le connaît depuis 1903, est son ami depuis l'immédiat avant-guerre et le séjour de Trotsky en Roumanie au temps de la seconde guerre balkanique. C'est un personnage extraordinaire que ce fils de riches propriétaires, devenu révolutionnaire dans l'enfance, et qui a milité au premier rang dans plusieurs partis socialistes – sans oublier le parti français – avant la guerre. Après avoir joué pendant la Première Guerre mondiale un rôle déterminant dans l'organisation de la conférence de Zimmerwald, il a collaboré à Naché Slovo et l'a probablement financé. Jeté en prison par la réaction roumaine, libéré par la révolution russe, il a guerroyé, dirigé l'administration politique de l'Armée rouge, présidé le conseil des commissaires du peuple d'Ukraine. Il s'est dressé, parmi les premiers, contre la politique de russification des minorités menée par Staline. En 1923, il a été envoyé comme ambassadeur à Londres, un véritable exil, par lequel on cherchait à le couper de l'Opposition et de l'énorme influence dont il dispose en Ukraine.

En 1925, il est affecté à Paris où le cercle de ses amis personnels est celui même des Trotsky, Alfred et Marguerite Rosmer en tête. Trotsky l'a-t-il souvent rencontré en cette période ? On peut le supposer. En avance sur son temps et, comme tous les bolcheviks, passionné de techniques avancées, Rakovsky n'hésite pas à utiliser l'avion pour de brefs voyages à Moscou où il est impensable qu'il ne rencontre pas son ami. Ce dernier mentionne, presque par hasard, un voyage aérien de Rakovsky et I.N. Smirnov, venus le visiter au printemps 1924 à Soukhoum – un geste du secrétaire de l'exécutif des soviets, Enoukidzé, qui rendit ce voyage possible[73]. Nous savons aussi qu'en 1927, Natalia Ivanovna séjourna à Paris, de mars à octobre dans l'appartement des Rakovsky, voyagea en France avec eux et fit une cure à La Bourboule[74].

Rakovsky est un ami à la dimension de Trotsky. Il continue à se distinguer par son immense culture, son charme irrésistible, sa compétence universelle, sa bienveillance et sa serviabilité, sa constante bonne humeur, son sang-froid et son courage à toute épreuve. Il est alors, sans aucune discussion possible, le plus éminent des diplomates soviétiques, et ce n'est pas sans raison que tous les anticommunistes de France lui vouent une haine irréconciliable et réussissent même en 1927 à le faire déclarer persona non grata.

Il est resté un pur et, dans le voyage de retour qu'ils font dans le même wagon, le fils de paysans Panait Istrati découvre avec stupeur que l'ambassadeur porte sous son frac des chemises élimées ou rapiécées[75]. « Rako » est, pour Trotsky, l'Ami dans toute l'acception du terme.

Nikolai Ivanovitch Mouralov[76] est un tout autre type d'homme. Cet agronome de stature impressionnante et à la grosse moustache, fils de paysans, est entré au parti au début de 1903, s'est distingué par son courage en 1905 en se frayant, les armes à la main, un chemin dans la foule surexcitée des pogromistes Cent-Noirs, a fait de la prison, animé une auberge populaire – centre d'éducation. Dirigeant de la section des soldats du soviet de Moscou, il y est membre du comité militaire révolutionnaire. Il a été nommé ensuite commandant de la région militaire de Moscou, poste auquel il est revenu en 1921, après des commandements à l'est et dans la 12° armée, il devient également inspecteur général de l'Armée rouge. Il est lié à Trotsky depuis 1918 et a été, en 1923, l'un des signataires de la déclaration des Quarante-six. Il est très différent de Trotsky, sait rire bruyamment, jurer à l'occasion, tranche, par sa jovialité, sur la raideur de son ami qu'il a entraîné, pour son plus grand bien, dans les parties de chasse et de pêche.

Ivan Nikititch Smirnov[77] est de la même génération que Mouralov. Ce fils de paysan a été cheminot, puis ouvrier d'usine, mécanicien de précision. Il a derrière lui des années de prison et d'exil. Il est surtout connu pour le rôle qu'il a joué dans la soviétisation de l'Extrême-Orient soviétique, à partir de 1920, qui lui a valu d'être surnommé « le Lénine de la Sibérie ». Mais c'est à Sviajsk, devant Kazan, que Trotsky et lui se sont connus. Là, dans les épouvantables conditions que l'on sait, son courage tranquille, ses exigences sans limites à l'égard de lui-même, sa sérénité et sa lucidité lui ont valu d'être surnommé « la conscience du parti ». De lui, Larissa Reissner, qui n'était pas facilement impressionnable écrit que l'on sentait qu'« au pire moment, il serait le plus fort et le plus dénué de peur » et qu'il avait été devant Kazan « le critère moral suprême et la conscience communiste[78] ». Victor Serge résumera plus tard sa personnalité en écrivant qu'il « incarnait, sans gestes ni phrases, l'idéalisme du parti[79] ». Il est devenu commissaire aux P.T.T. en 1923 et le restera jusqu'en 1927. Natalia Ivanovna se souvient de lui, « grand, mince, avec un visage aux traits fins, des lunettes, blond, bienveillant et travailleur[80] ». Il était avec Rakovsky, en 1924, dans la petite escapade aérienne à Soukhoum.

A.A. Joffé[81], « grand malade d'aspect imposant, au visage assyrien, esprit indépendant et incorruptible[82] », écrit Natalia Ivanovna, est, comme Rakovsky, un ami de l'avant-guerre. Ils se sont connus à Vienne, où il était l'ami et le mécène, l'homme de la liaison de la Pravda avec la Russie. C'est lui qui a ouvert à Trotsky l'univers viennois de la psychanalyse, la maison d'Alfred et Raïssa Adler. Il a été l'un des grands diplomates de la Russie révolutionnaire, ambassadeur en Allemagne, en Chine, en Autriche. Pendant toutes ces années, il est rarement à Moscou, mais lorsqu'il y est, avec sa toute jeune femme, Maria Mikhailovna, il rencontre longuement Trotsky qui aime à l'interroger, à l'écouter, apprendre de lui. A partir de 1925, les deux hommes sont de nouveau très proches dans le travail, puisqu'il est devenu l'adjoint de Trotsky à la commission des concessions.

C'est là le cercle étroit des amis intimes, ceux de l'exil, puis de la guerre civile. Mais, au-delà, il y a un cercle plus large, d'autres qui, pour n'être pas des amis au sens le plus étroit du terme, n'en sont pas moins des camarades très chers et qui entretiennent avec Trotsky ou Natalia Ivanovna des relations affectueuses.

E.A. Préobrajensky[83] a trente et un ans en 1917 et pourtant c'est un vieux-bolchevik, entré au parti en 1905, qui a participé à l'insurrection de Moscou. Il a derrière lui des années de prison et d'exil en Sibérie, a milité en 1917 dans l'Oural avant de venir à Moscou travailler à la Pravda. Communiste de gauche en 1918, secrétaire du parti en 1920-1921, porte-parole de l'opposition des Quarante-six en 1923 et à la XIII° conférence, il s'est ensuite quelque peu spécialisé dans les questions économiques. C'est aussi un chasseur passionné qui a souvent partagé avec Trotsky ses instants de détente dans la chasse aux canards sauvages. Il a écrit des études savantes comme des ouvrages de vulgarisation. Sa compagne, Paulina S. Vinogradskaia, sociologue et spécialiste de la question « féminine », est, elle aussi, proche des Trotsky.

L.S. Sosnovsky[84] a vingt-sept ans en 1917. Il a commencé à distribuer l'Iskra à treize ans. Il a émigré après la révolution de 1905, assisté à Amiens au congrès de la C.G.T. qui a adopté la fameuse Charte. Il est allé plusieurs fois en prison, mais, dans l'intervalle, s'est affirmé comme l'un des meilleurs journalistes du Parti bolchevique. Il est à la Pravda, considéré comme le meilleur journaliste soviétique de son époque et respecté comme tel. Sa plume acérée le fait, dans les débuts du régime, redouter des puissants. Ses billets dans l'organe central du parti savent trouver le trait qui dénonce et disqualifie le bureaucrate. Pendant plusieurs années, il a été rédacteur en chef du journal paysan Bednota et ne ménage pas les koulaks. Natalia Ivanovna parle de son intrépidité.

Dans le cercle des proches, il y a aussi les anciens de l'Armée rouge, ceux des heures les plus difficiles de la guerre civile. Le Letton Karl Ivanovitch Grünstein est un ancien bagnard et un ancien de Sviajsk. Ce bolchevik de 1904 a été commissaire politique, notamment de la 5e armée, puis, a commandé une division. Pendant des années, il commande l'Ecole de l'Air, qui forme les cadres de l'aviation rouge ; il préside en même temps aux destinées de la Société des anciens forçats prisonniers politiques, dont il est le secrétaire actif. Sa femme, Revecca Ashkenazi, militante aussi, est également liée aux Trotsky.

V.D. Kasparova, née Djvadovka, communiste d'origine tatar, est entrée dans le parti à dix-neuf ans, en 1904. D'abord commissaire politique dans l'Armée rouge pendant la guerre civile, elle est devenue secrétaire du bureau pan-russe de leur organisation et, à ce titre, une proche collaboratrice du commissaire du peuple à la Guerre. Après la guerre civile, elle est passée à l'Internationale communiste et a dirigé la section « Orient » de son secrétariat féminin, y devenant spécialiste de la « question féminine » en Orient.

Parmi les relations cordiales, Natalia Ivanovna mentionne également L.P. Sérébriakov, un ancien ouvrier qui a été secrétaire du parti, homme de masse à l'esprit conciliateur[85]; N. V.Krestinsky[86], dont on a fait un ambassadeur à Berlin pour l'éloigner, lui aussi ancien secrétaire du parti ; sa femme, une vieille militante ; V.A. Antonov-Ovseenko[87], révoqué en 1923 de son poste à la tête de l'administration politique de l'Armée rouge, affecté ensuite dans la diplomatie, ancien de Naché Slovo, hostile en 1926 à l'alliance avec Zinoviev ; l'écrivain et critique littéraire A.K. Voronsky, le directeur de la revue Krasnaia Nov'.

Il faut faire une place à part à Radek[88] dont l'esprit, souvent étincelant et parfois douteux, ne plaisait pas toujours à Trotsky, qui appréciait pourtant ses capacités intellectuelles, son art de saisir le concret, de trouver la bonne formule, son talent de journaliste et de vulgarisateur. A partir de 1925, il est doyen de l'Université Sun Yat-sen à Moscou, vit avec Larissa Reissner, qui a été commissaire politique de la flottille de la Volga. On raconte qu'il réussit à la troubler en lui assurant que Trotsky souhaitait lui faire un enfant, car elle était la plus belle et lui le plus intelligent...

L.G. « Iouri », Piatakov[89], plus jeune de presque une génération – onze ans de moins – est considéré comme l'un des hommes les plus intelligents du parti ; mais c'est aussi un dirigeant, l'un des six mentionnés dans le « Testament », qui a été un combattant d'un tranquille courage, héros de la guerre civile en Ukraine. Economiste et administrateur, il est parti en 1923, sous le pseudonyme d'Arvid, dans la « commission allemande » en Allemagne, avec Radek. On dit qu'au cours de la discussion sur le « cours nouveau » en 1923, il a obtenu la majorité dans toutes les cellules où il a représenté l'Opposition. On sait qu'il a longtemps pressé Trotsky de « modifier » son caractère, de se montrer « plus sociable » afin de n'être pas accusé d'être hautain et dédaigneux[90]. Mais Trotsky ne savait pas comment faire ce qu'il lui demandait et n'en comprenait sans doute pas la nécessité. Avec les années, il devient toujours plus pessimiste et ne reste dans l'Opposition que par fidélité personnelle.

L'ancien ouvrier A.G. Beloborodov, l'homme qui a appliqué en 1918 la décision d'exécuter le tsar et sa famille, est ministre de l'intérieur de la R.S.F.S.R., et Trotsky l'apprécie beaucoup. Sa femme, Faina Viktorovna lablonskaia, professeur d'histoire de la Russie à l'Institut du journalisme, est une vieille amie personnelle de Natalia Ivanovna[91]. Tous deux accueilleront en 1927 le couple, lors de son départ précipité du Kremlin. On peut mentionner aussi S.V. Mratchkovsky, né en prison de père et mère prisonniers politiques, bolchevik en 1903, chef de partisans contre Koltchak, commandant militaire dans l'Oural après la guerre civile, secrétaire de l'Opposition en 1927, et sa compagne, l'ancienne tchékiste Nadejda Ostrovskaia. Il y a aussi B.M. Eltsine, vieux militant de l'Oural, auteur d'un remarquable Dictionnaire politique, et dont le fils, Viktor Borissovitch, est l'un des secrétaires de Trotsky.

Ces gens sont des personnages connus du Gotha bolchevique. Mais, dans l'univers affectif de la famille, il en est d'autres, moins connus, plus proches dans la vie quotidienne, un peu plus distants du fait de la différence d'âge. Ce sont les collaborateurs de Trotsky depuis 1917 et 1918, auxquels il est profondément attaché. On sent dans Ma Vie l'affection et l'estime exceptionnelles qu'il éprouva pour E.M. Skliansky, jeune médecin militaire, devenu, à moins de trente ans, son adjoint à la Guerre et qu'il appela « le Carnot soviétique ». Ecarté en 1924, nommé à la tête de l'industrie textile, il rencontra Trotsky pour la dernière fois en 1925, à la veille d'un voyage aux Etats-Unis au cours duquel il allait se noyer, peut-être accidentellement, dans un lac au cours d'une sortie[Note du Trad 2][92]. Le secrétariat du parti refuse d'accueillir dans le mur du Kremlin l'urne contenant ses cendres et l'envoie dans un cimetière de banlieue[93]. Trotsky se souviendra de ces représailles qui lui rappellent le refus de la Pravda de publier la nécrologie de Glazman[94].

la. G. Blumkine, l'ancien s.r. assassin de l'ambassadeur allemand en 1918, converti au bolchevisme en prison par Trotsky, a travaillé dans son secrétariat avant de devenir l'un des meilleurs spécialistes soviétiques du renseignement. Rosmer l'a rencontré loin de chez Trotsky, auquel il demeure totalement dévoué, bien que leurs rencontres soient rares[95]. Les camarades de la guerre civile, les « hommes du train », G.V. Boutov, N.M. Sermouks, I.M. Poznansky et N.V. Netchaiev, sont toujours là. Sermouks accompagne même Trotsky en Allemagne en 1926 avec un mandat du G.P.U., pour veiller à sa sécurité pendant ce séjour hospitalier.

Des nouveaux apparaissent. Viktor Borissovitch Eltsine était lycéen quand il est entré au parti en 1917 ; il a été commissaire politique dans l'Armée rouge, au niveau d'une division. Diplômé de l'Institut des professeurs rouges, il a travaillé à l'édition des Œuvres, après la défection de Lentsner. Trotsky a trouvé d'autres jeunes collaborateurs, vieux révolutionnaires et jeunes « professeurs rouges ». Ce sont E.B. Solntsev, historien et économiste, très tôt exilé dans les missions commerciales – car l'appareil le redoute comme adversaire –, Grigori Stopalov, ancien militant clandestin, à vingt ans, contre Denikine, devenu professeur rouge et collaborateur des Œuvres.

Nous possédons de ces hommes des photographies préservées dans les papiers de Harvard ou Hoover, et de brefs portraits tracés par Natalia Ivanovna ou d'autres : Sermouks était un homme aux cheveux blond roux et au visage fin, Poznansky « un beau brun, bien bâti, passionné de musique et de jeu d'échecs ». Boutov était « petit et pâle », avait « les yeux gris ». Nous savons que Trotsky ne les rencontrait jamais qu'à la tâche, qu'ils lui étaient attachés jusqu'à la mort, qu'il les estimait et les aimait.

Ces hommes constituaient-ils, comme Staline et les siens les en ont accusés à tous les vents, une « fraction », c'est-à-dire un groupement illégal à l'intérieur du parti, ayant sa discipline propre ? La question est aussi absurde que la plupart des questions de type policier. Les hommes que nous venons d'énumérer ici étaient pour la plupart de vieux-bolcheviks liés à Trotsky à un moment ou un autre de leur vie militante. Tous s'étaient retrouvés d'accord avec lui, sinon dans la « question syndicale », du moins dans la discussion sur le « cours nouveau » et avaient constitué en quelque sorte l'encadrement des Quarante-six. Parmi eux, Préobrajensky, Piatakov et, dans une certaine mesure, Radek, avaient été, en l'absence de Trotsky, les porte-parole de l'Opposition de 1923 dans le débat précédant la XIIIe conférence. Sur le problème de la démocratie de parti, de l'omnipotence de l'appareil, sur la politique économique, sur la tactique de l'Internationale communiste, ces hommes, avec des nuances, bien sûr, étaient avec Trotsky, épousaient ses analyses, suivaient l'actualité de son point de vue. Seul le malaise dans un parti dominé par la hiérarchie de ses secrétaires pouvait qualifier de « fraction », voire de « groupement », la constellation et le réseau – dont elle était le centre – d'amis et de partisans des analyses de Trotsky, car l'un et l'autre étaient l'expression d'un problème politique que la discussion de 1923 n'avait pas réglé et qui n'allait cesser de se poser en termes sans cesse aggravés.

Mais il n'est pas possible non plus de dénier toute existence politique aux amis de Trotsky dont les hommes mentionnés plus haut, amis et proches camarades, étaient en fait les dirigeants. Vieuxbolcheviks de l'Armée rouge, hauts fonctionnaires ou administrateurs, jeunes professeurs rouges et ouvriers d'usine, ces hommes n'avaient pas en commun des intérêts personnels et ne constituaient pas par conséquent une clique. Ils avaient en commun une analyse politique et constituaient donc un courant politique, une tendance à l'intérieur du parti. Le régime interne imposé à ce dernier faisait de la moindre rencontre entre eux, de la moindre réunion hors du cadre du parti dans laquelle ils se retrouvaient à plusieurs une initiative « fractionnelle » passible de sévères sanctions disciplinaires. On peut en conclure, non sans raison, que la condamnation des fractions sous le prétexte de la chasse à l'ennemi intérieur conduisait inéluctablement à la constitution des courants en tendances et des tendances en fractions et que la fameuse « scission » si redoutée avec l'éventuelle naissance d'un «deuxième parti » était en réalité le résultat direct de la répression imposée au parti par ses nouveaux maîtres de l'appareil.

L'historien se doit cependant de souligner les caractères originaux des hommes ainsi réunis derrière Trotsky. Vieux militants – car ils comptent dans leurs rangs pas mal d'anciens qui ne sont pas au sens strict de « vieux-bolcheviks », tout en étant, comme Trotsky et Rakovsky, de vieux révolutionnaires –, ce sont généralement des hommes aux qualités intellectuelles et morales éminentes. Ce ne sont pas des hommes d'appareil, mais des militants de masse. Ils ont connu la clandestinité et la prison, mais aussi l'émigration et les vastes horizons du mouvement international. Moins fonctionnaires que meneurs d'hommes, plus tribuns ou agitateurs qu'administrateurs, plus écrivains que rédacteurs de circulaires. Ils sont au pouvoir et mesurent les dangers de corruption qui les guettent. Ils croient encore à la révolution mondiale, à l'avenir socialiste de l'humanité tout entière. Ils croient dans la force des idées, dans la fécondité de leurs confrontations, dans la conviction qui naît de ce combat. Ils ont confiance dans leur parti, qu'ils veulent reprendre à son appareil, pour lui rendre sa pureté des années de son combat révolutionnaire.

Les hommes comme Manouilsky qui, au même moment, présentent comme un modèle du bolchevisme le militant qui se comporte en « soldat discipliné, les mains sur la couture du pantalon, appliquent toutes les décisions », qualifient de « trotskysme » cette conception du bolchevisme ... Ceux qui s'intitulent fièrement eux-mêmes « bolcheviks », et « léninistes » et nient l'existence du « trotskysme », sont pourtant traités de « trotskystes » et persécutés en tant que tels.

XXVII. De nouveau, la plume[modifier le wikicode]

Trotsky n'a jamais cessé d'écrire. De 1917 à 1922, totalement absorbé par ses responsabilités politiques et ses tâches administratives, il a écrit essentiellement des rapports, des proclamations et ordres du jour, des manifestes et toujours quelques articles.[96]

A l'été 1922 cependant, il revient à la plume qui lui fait, au temps de sa jeunesse, sa première notoriété en s'attaquant à un bilan de la littérature russe depuis la révolution, Littérature et Révolution, qui sera terminé en 1923 et publié en 1924[Note du Trad 3].

En 1923, il publie dans la Pravda une série d'articles consacrés aux problèmes de la culture et de la vie quotidienne. En 1924, il préface ses propres écrits sur les cinq premières années de l'Internationale communiste, y abordant les problèmes de la révolution allemande, et rassemble dans Zapad i Vostok (Ouest et Est) plusieurs articles et conférences sur des thèmes politiques[97]. Il continue à écrire sur les questions de la culture et de la science et donne à la Pravda plusieurs contributions sur Lénine.

Ainsi, « vingt ans après », mais dans des conditions évidemment très différentes, il reprend la plume sur les sujets qui ont passionné les lecteurs d'Antide Oto. Ce n'est plus le jeune homme qui apprend à écrire et aime cet exercice. Ce n'est plus non plus un militant révolutionnaire qui joue avec la censure et ne manque pas une occasion de développer ses idées politiques à travers la critique littéraire. Ce n'est plus le jeune essayiste qui démontre, à travers la vision du monde des artistes, la nécessité de le transformer. Le dirigeant de la révolution, au lendemain de sa première victoire, s'interroge sur les moyens de changer la vie, les habitudes, les mentalités et sur la façon d'aider au développement d'une culture supérieure.

Le nombre d'articles consacrés aux questions de la culture et de la vie quotidienne ne doit pas nous abuser. Il n'y a là aucun recul aucun éloignement de la politique proprement dite. Ce travail est à la fois rendu possible et imposé par la situation politique. L'essentiel, à ses yeux, est que le moment est venu de préparer la passation du flambeau. La jeunesse soviétique, qui a été éveillée aux idées révolutionnaires par la révolution d'Octobre, doit achever la tâche commencée par ses aînés. Il faut maintenant lui donner les éléments dont elle a besoin pour la réalisation de cette tâche historique. Trotsky écrit :

« On pense d'abord à la jeunesse qui est également l'avenir. La génération qui dirige le parti maintenant incarne en elle l'expérience inappréciable des vingt-cinq dernières années, mais notre jeunesse révolutionnaire est le produit volcanique de l'éruption d'Octobre. Ni la révolution européenne, ni encore moins la révolution mondiale […] ne se sont achevées sous les yeux de la vieille génération. D'autant plus sérieuse et prolongée est la question de former la couche qui se dispose à mener à bien ce travail[98]. »

Cette formation est une absolue nécessité pour éviter – nous savons comment Trotsky a posé le problème en termes politiques par rapport au parti – un conflit de générations dont la situation donne tous les éléments. La jeune génération soviétique grandit en effet dans des conditions exceptionnelles, dans le cadre d'une révolution victorieuse. Pour un jeune Soviétique, la révolution n'est déjà plus un objectif, mais une façon de vivre. Elle vit la révolution, non comme un grand dessein et dans l'enthousiasme, du dévouement aux grandes causes, mais à travers des taches éclatées, ce que Trotsky appelle les « petits travaux ». Il s'interroge :

« N'existe-t-il pas un réel danger que nos jeunes, sans même s'en rendre compte, puissent être pris dans cette atmosphère, sans optique révolutionnaire, sans large horizon historique – et qu'un malheureux jour, il puisse arriver qu'eux et nous ne parlions plus la même langue[99] ? »

Il est en particulier capital à ses yeux de pouvoir expliquer à la jeune génération soviétique un monde extérieur qu'elle ne peut comprendre. Il faut pour cela l'éduquer dans la compréhension du caractère international de ses tâches, ce qui est particulièrement difficile dans le contexte donné.

Analysant les conditions de la constitution du prolétariat en général en classe consciente d'elle-même, Trotsky écrit que le prolétariat comme l'a démontré la révolution russe, réalise son unité dans les périodes de combats révolutionnaires pour des objectifs communs à la classe tout entière. Mais il existe en son sein, par ailleurs, bien des nuances et des différences, du point de vue national mais aussi du point de vue du niveau de la culture et des habitudes de vie :

« Chaque couche, chaque corporation, chaque groupement se compose après tout d'êtres vivants, d'âge et de tempéraments différents, ayant chacun un passé différent. Si cette diversité n'existait pas, le travail du parti communiste quant à l'unification et à l'éducation du prolétariat serait des plus simples. [...] On peut dire que plus l'histoire d'un pays et par suite l'histoire de sa classe ouvrière est riche, plus elle a acquis d'éducation, de tradition, de capacités, plus elle contient de groupements anciens, et plus il est difficile de la constituer en unité révolutionnaire[100]. »

Ce sont ces conditions qui rendent très difficile la préparation de la révolution en Occident à travers la constitution d'un parti communiste. En Russie, il en va différemment :

« Notre prolétariat est très pauvre en histoire et en traditions de classe. C'est ce qui a sans aucun doute facilité sa préparation révolutionnaire au bouleversement d'Octobre. C'est aussi ce qui a rendu plus difficile son travail d'édification après Octobre[101]. »

De ce point de vue, la comparaison est intéressante entre l'ouvrier d'Occident et l'ouvrier russe en général. Le premier a acquis les habitudes les plus élémentaires de la culture, le soin dans la tenue, l'instruction, la ponctualité, à travers un processus long et lent sous un régime bourgeois auquel l'attachent ses propres conquêtes, la « démocratie », la liberté de la presse, etc. Il ne s'est passé rien de tel en Russie où le régime bourgeois n'a pas eu le temps d'apporter quoi que ce soit de bon à l'ouvrier :

« Le prolétariat russe a rompu d'autant plus aisément avec le régime bourgeois et l'a renversé sans regret. C'est aussi pour la même raison que la majorité de notre prolétariat commence seulement aujourd'hui à acquérir et accumuler, sur la base déjà d'un Etat ouvrier socialiste, les habitudes culturelles élémentaires.

« L'histoire ne donne rien gratuitement : le rabais qu'elle accorde d'un côté – en politique –, elle le fait payer de l'autre – dans le domaine de la culture. Plus le bouleversement révolutionnaire a été facile – relativement, bien sûr – pour le prolétariat, plus est aujourd'hui difficile son travail d'édification socialiste[102]. »

C'est une absolue nécessité pour le régime que de mieux attacher à la cause de la révolution et du socialisme les vieux ouvriers restés en dehors du Parti communiste qui ont appuyé la révolution. Mais il est plus nécessaire encore de gagner, dans cette perspective, la jeune génération ouvrière, d'obtenir que les jeunes deviennent de bons ouvriers, « hautement qualifiés » ayant « grandi avec la ferme conviction que leur travail productif est en même temps un travail pour le socialisme ».

Faisant en quelque sorte le point des positions conquises par le prolétariat russe à travers la révolution, Trotsky en relève quatre qui sont « le cadre d'airain de notre travail ». Ce sont le pouvoir politique – la dictature du prolétariat –, la nationalisation des principaux moyens de production, le monopole du commerce extérieur, l'Armée rouge[103]. L'objectif suivant est d'ordre culturel :

« Il nous faut apprendre à travailler correctement, de manière exacte, soigneuse, économique. Nous avons besoin de culture dans le travail, de culture dans la vie, de culture dans la vie quotidienne. La domination des exploiteurs, nous l'avons renversée – après une longue préparation – par l'insurrection armée. Il n'existe aucun outil permettant d'élever d'emblée le niveau culturel. Cela nécessite un long procès d'auto-éducation de la classe ouvrière, accompagnée et suivie de la paysannerie[104]. »

La série d'articles qu'il donne à la Pravda à l'été de 1923 sur les thèmes culturels et la vie quotidienne résulte de sa conviction que, contrairement à ce que tant de communistes répètent à l'époque, particulièrement dans les milieux de l'intelligentsia, il ne s'agit nullement, après la victoire de la révolution prolétarienne, d'élaborer et de diffuser ce qu'ils appellent une « culture prolétarienne ». Il s'en explique très clairement dans un chapitre capital de Littérature et Révolution.

Les partisans de la théorie de la « culture prolétarienne » partent de la constatation générale selon laquelle, dans l'Histoire, chaque classe dominante a engendré sa propre culture. Mais cette simple constatation lui semble très insuffisante pour fonder l'hypothèse de la nécessité et même de la possibilité d'une « culture prolétarienne ». L'Histoire a en effet également démontré, selon lui, qu'il fallait beaucoup de temps pour l'apparition d'une culture nouvelle et que, la plupart du temps, celle-ci n'avait atteint sa pleine maturité qu'au moment précisément où commençait le déclin politique de la classe qui l'avait portée.

Trotsky ne croit pas qu'un développement semblable puisse se renouveler après la révolution prolétarienne, dans la mesure où la dictature du prolétariat n'est et ne peut être selon lui qu'une brève période de transition au cours de laquelle précisément le prolétariat se dissoudra en tant que classe pour se fondre dans une communauté plus large :

« Pendant la période de dictature, il ne peut être question de la création d'une culture nouvelle, c'est-à-dire de l'édification historique la plus large ; en revanche, l'édification culturelle sera sans précédent dans l'histoire quand la poigne de fer de la dictature ne sera plus nécessaire, n'aura plus un caractère de classe. D'où il faut conclure généralement que, non seulement il n'y a pas de culture prolétarienne, mais qu'il n'y en aura pas, et, à vrai dire, il n'y a pas lieu de le regretter; le prolétariat a pris le pouvoir précisément pour en finir à jamais avec la culture de classe et pour ouvrir la voie à une culture humaine[105]. »

Les adeptes de la culture prolétarienne raisonnent, de fait, par analogie entre la destinée historique de la bourgeoisie et celle du prolétariat. Trotsky leur rappelle que le développement culturel de la bourgeoisie, comme le démontre de façon particulièrement nette l'histoire de l'architecture, avait commencé des siècles avant les premières révolutions bourgeoises. Il explique :

« Le processus fondamental d'accumulation des éléments de la culture bourgeoise et de leur cristallisation en un style spécifique a été déterminé par les caractéristiques sociales de la bourgeoisie en tant que classe possédante, exploiteuse ; non seulement elle s'est développée matériellement au sein de la société féodale en se liant à celle-ci de mille manières et en attirant à elle les richesses, mais elle a aussi mis de son côté l'intelligentsia en se créant des points d'appui culturels (écoles, universités, académies, journaux, revues) longtemps avant de prendre possession de l'Etat ouvertement, à la tête du Tiers[106]. »

Il refuse l'argument selon lequel de nouvelles bases techniques pourraient permettre un développement plus rapide :

« Il est certain qu'il arrivera dans le développement de la nouvelle société, un moment où l'économie, l'édification culturelle, l'art, seront dotés de la plus grande liberté de mouvement, pour avancer. Quant au rythme de ce mouvement, nous ne pouvons actuellement qu'y rêver. Dans une société qui aura rejeté l'âpre, l'abrutissante préoccupation du pain quotidien, où les restaurants communautaires prépareront au choix de chacun une nourriture bonne, saine et appétissante, où les blanchisseries communales laveront proprement du bon linge pour tous, où les enfants, tous les enfants, seront bien nourris, forts et gais, et absorberont les éléments fondamentaux de la science et de l'art comme ils absorbent l'albumine, l'air et la chaleur du soleil, où l'électricité, et la radio ne seront plus les procédés primitifs qu'ils sont aujourd'hui, mais des sources inépuisables d'énergie concentrée répondant à la pression d'un bouton, où il n'y aura pas de "bouches inutiles", où l'égoïsme libéré de l'homme – une force immense ! – sera totalement dirigé vers la connaissance, la transformation et l'amélioration de l'univers, dans une telle société, la dynamique du développement culturel sera sans aucune comparaison avec ce qu'on a connu dans le passé. Mais tout cela ne viendra qu'après une longue et difficile période de transition qui est encore presque tout entière devant nous[107]. »

On n'en est pour le moment qu'à la première étape de la révolution mondiale :

« Les jours que nous vivons ne sont pas encore l'époque d'une culture nouvelle, tout au plus le seuil de cette époque. [...] Nous devons en premier lieu prendre officiellement possession des éléments les plus importants de la vieille culture, de façon à pouvoir au moins ouvrir la voie à une culture nouvelle[108]. »

La différence est finalement profonde entre la portée culturelle de la révolution bourgeoise et de la révolution prolétarienne :

« La bourgeoisie arriva au pouvoir complètement armée de la culture de son temps. Le prolétariat, lui, ne vient au pouvoir que complètement armé d'un besoin aigu de conquérir la culture[109]. »

Or, en Russie, la question est encore compliquée par l'arriération du pays, la pauvreté de sa tradition culturelle, ainsi que par les ravages de la révolution et de la guerre civile :

« Après la conquête du pouvoir et presque six années de lutte pour sa conservation et son renforcement, notre prolétariat est contraint d'employer toutes ses forces à créer les conditions matérielles d'existence les plus élémentaires et à s'initier lui-même littéralement à l'ABC de la culture. [...] Le seul fait que, pour la première fois, des dizaines de millions d'hommes sachent lire et écrire et connaissent les quatre opérations, constituera un événement culturel, et de la plus haute importance. La nouvelle culture, par essence, ne sera pas aristocratique, ne sera pas réservée à une minorité privilégiée, mais sera une culture de masse, universelle et populaire[110]. »

Or les succès, le développement de cette culture, feront précisément disparaître, en même temps que le prolétariat en tant que classe, le terrain même d'une éventuelle culture prolétarienne.

La dictature du prolétariat est donc une période que Trotsky appelle d' « édification culturelle ». Dans le cours de l'histoire, chaque génération s'est approprié la culture existante et l'a transformée. Or le prolétariat en général et le prolétariat russe en particulier a été « forcé de prendre le pouvoir avant de s'être approprié les éléments fondamentaux de la culture bourgeoise : il a été forcé de renverser la société bourgeoise par la violence révolutionnaire, précisément parce que cette société lui barrait l'accès à la culture[111] ».

Trotsky rejette catégoriquement toutes les explications, des plus élémentaires aux plus sophistiquées, qui cherchent, en Russie soviétique, à justifier sinon l'existence, du moins la lutte pour la naissance d'une « culture prolétarienne » :

« II serait extrêmement léger de donner le nom de culture prolétarienne aux réalisations, même les plus valables, de représentants de la classe ouvrière. La notion de culture ne doit pas être changée en monnaie d'usage individuel, et on ne peut pas définir les progrès de la culture d'une classe d'après les passeports prolétariens de tels ou tels inventeurs ou poètes. La culture est la somme organique de connaissances et de savoir-faire qui caractérise toute la société ou tout au moins sa classe dirigeante. Elle embrasse et pénètre tous les domaines de la création humaine et les unifie en un système[112]. »

La riche moisson qu'il faut attendre, dans le domaine culturel, des décennies à venir, sera à coup sûr « socialiste », mais elle ne sera pas « prolétarienne ».

C'est de cette analyse que découle la conception de Trotsky de la politique du parti dans le domaine artistique. Sur ce terrain également, il s'oppose vigoureusement aux tenants des méthodes sommaires – « méthodes de pogrom », écrit-il – de certains écrivains marxistes à l'égard des écrivains non communistes ralliés à la révolution d'Octobre, qu'il a baptisés « compagnons de route » – dont il sera d'ailleurs le meilleur présentateur et critique. Le parti ne peut avoir dans les questions artistiques un rôle dirigeant comme en politique : tout au plus peut-on lui demander de suivre le développement des différentes disciplines artistiques, de veiller à leurs possibilités d'expression, d'encourager par sa critique les courants qui lui paraissent « progressistes » : « L'art doit se frayer par lui-même sa propre route. Ses méthodes ne sont pas celles du marxisme[113]. »

Il développe donc et précise ce qu'il considère comme l'attitude correcte – souple – du parti. Ce dernier doit, selon lui, suivre et encourager, tout au plus orienter avec prudence, « protéger, stimuler », diriger, mais de façon indirecte. Le parti doit apprécier la place qu'occupent les différents groupes et écoles, être capable « d'attendre, avec patience et attention ». En fait, le « front de l'art » ne peut pas et ne doit pas être aussi protégé que celui de la politique, mais largement ouvert, comme celui de la science :

« Que pensent de la théorie de la relativité les tenants d'une science purement prolétarienne ? Cette théorie est-elle ou non compatible avec le matérialisme ? La question a-t-elle été tranchée? Où ? Quand ? Par qui ? Il est clair, même pour tous, que l'œuvre de Pavlov se situe sur le terrain du matérialisme. Que dire de la théorie psychanalytique de Freud ? Est-elle compatible avec le matérialisme, comme le pense le camarade Radek, comme je le pense moi-même, ou lui est-elle hostile ? On peut poser la même question à propos des nouvelles théories de la structure atomique, etc. Il serait merveilleux qu'il se trouve un savant capable d'embrasser méthodologiquement toutes ces nouvelles généralisations, d'en établir les connexions avec la conception du monde du matérialisme dialectique. [...] Je crains que ce travail [...] ne voie le jour ni aujourd'hui ni demain[114]. »

Cette « politique large et souple, étrangère à toutes les querelles des cercles », cette prudence, sont dictées par les conditions mêmes de l'acquisition de la culture par le plus grand nombre :

« De même que l'individu, à partir de l'embryon, refait l'histoire de l'espèce et, dans une certaine mesure, de tout le monde animal, la nouvelle classe dont l'immense majorité émerge d'une existence quasi préhistorique, doit refaire pour elle-même toute l'histoire de la culture artistique. Elle ne peut pas commencer à édifier une nouvelle culture avant d'avoir absorbé et assimilé les éléments des anciennes cultures[115]. »

Cela n'implique nullement pour le parti une attitude abstentionniste. Dans sa série d'articles sur la vie quotidienne, écrits après des entrevues de travail avec les propagandistes du comité de Moscou, Trotsky s'efforce de déterminer, au moins sous forme indicative, les interventions nécessaires en ce domaine du parti au pouvoir :

« Dans l'immédiat le parti doit conserver intégralement ses caractéristiques fondamentales : cohésion d'orientation, centralisation, discipline, et par conséquent capacité de se battre. Dans les conditions nouvelles, ces vertus communistes inappréciables ne peuvent précisément se maintenir et se déployer qu'à condition que les besoins et nécessités économiques et culturels soient satisfaits de manière parfaite, habile, exacte et minutieuse. C'est justement en considération de ces tâches, auxquelles il faut accorder la primauté dans notre politique actuelle, que le parti s'emploie à répartir et à grouper ses forces et à éduquer la jeune génération[116]. »

Rien d'étonnant à ce que Trotsky, qui s'est toujours avant tout, considéré comme un « publiciste », insiste beaucoup, dans sa série, sur l'importance nouvelle de la presse, devenue le monopole du parti communiste, un état de fait qu'il ne conteste pas, mais qui n'est peut-être pas toujours favorable, à ses yeux, à son développement positif. Rien d'étonnant non plus à ce qu'il commence sur cette question par une critique sévère de la médiocrité de l'impression : l'achat d'un journal est une loterie où l'on peut ne gagner que de l'indéchiffrable ! Dans le même ordre d'idées, faute de correcteurs d'une formation et d'une culture suffisantes, la correction des épreuves est proche de la nullité, et les journaux bourrés d'erreurs grossières.

La première exigence pour un journal est l'information, qui doit être « fraîche, importante, intéressante[117] ». Le premier obstacle sur cette voie est le manque de soin avec lequel sont reproduites et illustrées les dépêches d'agences de presse. Dans un journal ouvrier, le travail sur les dépêches est capital : il s'agit de les rendre compréhensibles au moins instruit des lecteurs. Cela implique un travail suivi, l'établissement de liens entre les dépêches d'un jour à l'autre, un titre correct qui ne déforme pas l'article mais ne le répète pas non plus, un effort pour permettre au lecteur de saisir les enchaînements. Les « revues » hebdomadaires des événements devraient servir d'exercice de formation pour les rédacteurs, en même temps qu'elles donneraient au lecteur de quoi meubler de façon instructive une partie de son dimanche.

Trotsky est particulièrement frappé de la médiocrité de l'information internationale. Il souligne combien celle-ci exige un cadre géographique de connaissances minimal, qu'il faut mettre à la disposition du lecteur sous la forme de cartes ou de croquis. Pourquoi ne pas utiliser à l'impression de cartes géographiques les crédits jusqu'à présent investis dans l'achat de drapeaux ? Il insiste aussi sur la nécessité de lutter contre l'abus de l'emploi des initiales, lesquelles rendent hermétiques tellement d'informations – et qui ne sont jamais explicitées. Il faut chercher systématiquement la qualité de l'information, ce qui implique des exigences en matière de travail de rédaction. Le journaliste doit rompre avec la pratique de faire allusion à ce qui est connu de lui, mais non de son lecteur. Il doit proscrire l'association d'idées, qui lui permettra de ne pas faire un commentaire sérieux de ce qu'il a annoncé. Il s'astreindra à répondre aux trois questions: « Où ? Quoi ? Comment ? » En définitive, il cessera d'imposer au lecteur sa personne, ses idées, ses phrases, surtout, et se concentrera sur la nécessité de lui donner les éléments qui lui permettront de conclure lui-même.

En ce qui concerne les thèmes à traiter dans la presse, en dehors de la politique proprement dite, Trotsky explique :

« Un journal n'a pas le droit de ne pas être intéressé par ce qui intéresse le peuple, les gens de la rue. Bien entendu, notre journal peut et doit éclairer ces faits, puisqu'il doit éduquer, élever, développer. Mais il n'atteindra son but que s'il part des faits, des idées, des sentiments qui touchent réellement le lecteur de la masse[118]. »

Il reproche donc à la presse soviétique son manque d'intérêt pour les faits divers – qui sont pourtant « les morceaux brillants de la vie véritable » – et de laisser le lecteur, sur ces sujets, se contenter d'une information et d'explications médiocres. Il faut absolument, selon lui, les aborder de façon large, au triple point de vue psychologique, domestique, social :

« La presse bourgeoise [...] fait des meurtres et des empoisonnements un objet de sensation qui rapporte, jouant sur la curiosité malsaine et, de façon générale, sur les instincts humains les plus bas. Mais il ne s'ensuit pas que nous devions, nous, tourner le dos à la curiosité et aux instincts humains en général. Ce serait pure hypocrisie et bigoterie. Nous sommes le parti des masses. Nous sommes un Etat révolutionnaire, pas un ordre saint ni un monastère. Nos journaux doivent satisfaire non seulement le désir de connaissances les plus élevées, mais aussi la curiosité naturelle ; ce qu'il faut, c'est qu'ils élèvent et ennoblissent, par un choix approprié du matériel et l'éclairage de la question[119]. »

Le journaliste doit désormais se tourner vers le lecteur, orienter son propre travail en fonction des besoins de ce dernier et se mettre à son écoute :

« On ne peut parler aux jeunes avec des formules, des phrases et des expressions toutes faites et des mots qui veulent dire quelque chose pour nous les vieux parce qu'ils découlent de notre expérience, mais qui, pour eux demeurent des sons creux. Il nous faut apprendre à parler dans leur langue, c'est-à-dire dans la langue de leur expérience[120]. »

S'adressant au congrès des bibliothécaires, il explique – après avoir souligné que c'est dans les bibliothèques que l'on peut construire, autour d'un journal, tout un système d'information et d'éducation collective – que dans une situation où, du fait de son niveau culturel ; le lecteur ne peut trouver seul le livre qu'il a envie ou besoin de lire, c'est le travail du bibliothécaire que de faire en sorte que le livre trouve son lecteur. Le bibliothécaire n'est pas seulement un travailleur responsable de rayons chargés de livres, mais un organe de transmission des besoins et désirs de la base, de la nécessaire pression des lecteurs sur les auteurs et maisons d'édition. Parlant de la lutte, d'une importance cruciale, contre l'analphabétisme chez les femmes, il s'écrie :

« La tyrannie existe-t-elle dans ce pays ? Oui, dans une large mesure. Quelle est sa source ? Pas une situation de suprématie de classe, mais le bas niveau culturel, l'analphabétisme, un sentiment d'être sans défense, dont les racines se trouvent dans l'incapacité à examiner les choses, lire beaucoup, consulter les bonnes sources. Une des tâches fondamentales [...] est de mener contre ce sentiment une lutte sans merci. On peut et on doit se plaindre à un bibliothécaire[121]. »

L'un des résultats les plus importants de la révolution est, selon lui, l'introduction de la journée de travail de huit heures, signifiant que le travailleur dispose désormais de huit heures de repos et de huit heures de loisir, d'une importance énorme, la plage horaire des conquêtes culturelles[122]. Saluant Charles Fourier, avec sa théorie des passions-moteurs, comme un précurseur de génie, Trotsky met en relief l'importance, y compris pour l'adulte, du jeu, de l'amusement, du rire, comme aspirations légitimes de la nature humaine, dont il préconise qu'on en fasse des armes de « l'éducation collective, libérée de la garde montée par le pédagogue et de la lassante habitude de moraliser[123] ».

Sous cet angle, il apprécie tout particulièrement, en tant qu'arme éducative, le cinéma, « source inépuisable d'impressions et d'émotions[124] », Déplorant le retard qu'il a accumulé en Russie soviétique, Trotsky voit en lui le meilleur des outils d'éducation, le concurrent direct de la vodka et de l'église. Il écrit :

« Le cinéma amuse, éduque, frappe l'imagination par des images et il libère du besoin de franchir la porte de l'église. Le cinéma est le grand concurrent de la taverne, mais aussi de l'église. C'est un outil que nous devons à tout prix nous procurer[125]. »

D'autres techniques, d'ailleurs, retiennent son attention, et il ne cache pas son admiration et son enthousiasme. Il appartient à la génération qui a vu apparaître l'auto et le phonographe, l'avion et la radio (« la T.S.F. »), la théorie de la radioactivité, qui ouvre, « la possibilité de remplacer le charbon et le pétrole par l'énergie atomique qui deviendra ainsi la force motrice de base[126] ».

Les immenses possibilités de la technique demeurent conditionnées par la classe dirigeante de la société dans laquelle elle se développe : c'est ainsi, souligne-t-il, que la radio américaine, en diffusant les sermons religieux, est un moyen de diffuser les préjugés et la superstition ;

« En système socialiste, l'ensemble de la technique et de la science sera indubitablement dirigé contre les préjugés superstitieux, contre la superstition qui traduit la faiblesse de l'homme en face de l'homme et de la nature[127]. »

Conscient que tout progrès dans la façon de vivre est avant tout conditionné par ceux de l'économie et du contrôle sur les conditions sociales Trotsky n'en assure pas moins qu'il serait possible d'« introduire beaucoup plus de critique, d'initiative et de raison dans notre morale que nous ne faisons en réalité ». Il s'agit, tout en transformant les conditions économiques, de lutter pour détruire les formes traditionnelles, conservatrices, de la vie.

L'un des aspects les plus spectaculaires à cet égard, du début des années vingt, est ce qu'on appelle alors la « crise de la famille » – l'augmentation spectaculaire des divorces, du nombre d'enfants abandonnés des mères célibataires –, qui n'épargne pas la famille ouvrière. Trotsky y voit une des manifestations de la « période inévitable de désintégration de l'ancien état de choses, des traditions héritées du passé, qui n'étaient pas passées sous le contrôle de la pensée[128] ». Les formes mêmes de cette crise sont à certains égards inquiétantes. Les victimes de l'explosion des anciens liens familiaux sont dans tous les cas, les femmes et les enfants. Et tout n'est pas faux non plus, dans les lamentations des anciens sur l'effondrement de la moralité dans la jeunesse soviétique. Mais en dernière analyse, il n'est pas surprenant que l'action combinée de la catastrophe économique et de la pensée critique révèle des formes anarchiques, voire « dissolues ».

Il existe cependant des éléments d'un type nouveau de famille. La condition de leur renforcement demeure une élévation du niveau de vie individuel de la travailleuse et du travailleur, elle-même en partie conditionnée par l'amélioration des conditions matérielles, la prise en charge des enfants par l'éducation publique, la libération de la femme du fardeau de la cuisine et de la lessive. Ce n'est qu'alors que le couple sera libéré de tout élément externe et accidentel : sur la base d'une égalité véritable entre les deux partenaires, s'établira un lien dont la base sera réellement l'attachement mutuel. Le progrès sera lent. Des expériences sont possibles, comme l'équipement de nouveaux logements avec cuisines et laveries collectives. Elles pourront servir de base à la famille nouvelle si longue à surgir... Mais il ne faut pas s'impatienter, car tout n'avance et n'avancera pas du même pas :

« Nous savons très bien que beaucoup de femmes ont refusé de confier leurs enfants aux crèches. Et elles ne le feront pas, fermées qu'elles sont, par inertie et préjugés, à toute innovation, Beaucoup de maisons, qui ont été attribuées à des familles vivant en commun, sont devenues des taudis inhabitables. Les gens qui y vivent ne considèrent pas le logement en communauté comme le commencement de conditions nouvelles – ils le considèrent comme des casernes fournies par l'Etat[129]. »

Là aussi, il ne faut pas introduire dans les questions un point de vue d'en haut mais se mettre à l'écoute des besoins des êtres humains : « Pour changer les conditions de vie, il nous faut apprendre à les voir par les yeux des femmes[130]. »

Dans un article consacré aux rites et aux cérémonies de la vie familiale, Trotsky constate la permanence simultanée des anciennes cérémonies et le début, timide encore, de l'apparition de cérémonies nouvelles. Il relève que, dans les familles ouvrières, on commémore désormais plus l'anniversaire de la naissance que le jour de la fête du saint patron. De nouveaux prénoms sont apparus : Octobrina, Soviétina, Lénine. Les syndicats organisent une cérémonie d'inscription des nouveau-nés sur les listes des citoyens, patronnent celle de l'entrée d'un jeune en apprentissage. Le mariage religieux a reculé, mais il est loin d'avoir disparu : on ne s'habitue pas au mariage civil ou de fait, par simple inscription, et bien des communistes ont été exclus de leur parti pour s'être mariés à l'église...

L'enterrement est sans doute le problème le plus difficile à régler. Le besoin d'une manifestation d'émotion éclatante est très fort et parfaitement légitime. Il est nécessaire de lutter pied à pied sur ce terrain, où c'est par son « théâtre » que l'Eglise a réussi à s'enraciner profondément. Trotsky insiste sur la crémation, « arme puissante dans la propagande anti-église et antireligieuse ». Mais elle ne dispense pas d'autres aspects de cérémonie, et il écrit :

« Nous devons nous allier à l'orchestre dans la lutte contre le rituel d'Eglise, basé sur la croyance servile en un autre monde où l'on sera payé au centuple pour les misères et les maux de celui-ci[131]. »

Les formes nouvelles des nécessaires cérémonies rituelles nouvelles naîtront de la créativité des masses elles-mêmes, aidées, écrit Trotsky, par « l'imagination créatrice et l'initiative artistique ». Le travail des dirigeants – aidés par la Jeunesse communiste – est de les épauler de leur mieux, sans le moindre autoritarisme et sans imposer quoi que ce soit : « La vie nouvelle adoptera les formes en conformité avec son cœur. La vie en sera plus riche, plus large, plus colorée, plus harmonieuse[132]. »

Les articles sur la vie quotidienne touchent, on le voit, au cœur des problèmes politiques de la Russie soviétique. Celui de la Pravda du 4 avril 1923 sur « la civilité et la politesse dans les relations quotidiennes » porte sur l'épineux problème de la brutalité de la bureaucratie soviétique à l'égard de l'ouvrier et du paysan. Cette brutalité, écrit Trotsky, est un héritage du passé, mais un héritage composite socialement. Elle résulte de la brutalité du paysan, certes désagréable, mais pas dégradante non plus, même si elle n'est qu'une survivance, à long terme, du servage. Il y a aussi la brutalité du révolutionnaire, expression de son impatience, de son désir d'aboutir, de sa tension nerveuse... Elle n'est pas non plus attrayante, mais elle a néanmoins la même « source morale révolutionnaire qui a permis de déplacer des montagnes ». Il y a enfin la brutalité de la vieille aristocratie avec une touche de comportement féodal. Cette dernière est difficile à extirper ; elle n'a pas toujours la forme du hurlement ou des menaces de coups, mais le plus souvent celle des interminables formalités paperassières :

« Le mépris officiel de l'être humain vivant et de ses affaires, le nihilisme vraiment corrupteur dissimulant une mortelle indifférence à tout ce qui est sur terre [...] un sabotage conscient ou une haine instinctive d'une aristocratie déposée à l'égard de la classe qui l'a déposée[133]. »

L'éducation de milliers de nouveaux fonctionnaires « dans un esprit de service, de simplicité et d'humanité » sera rendue possible au fur et à mesure que grandira une « éducation toujours améliorée » de la jeunesse soviétique. Une information réelle, dans la presse, sur ce genre d'abus, la mise au pilori dans les journaux, voire devant les tribunaux, d'une centaine de fonctionnaires abusant ainsi de leur autorité, permettraient certainement une légère amélioration, en attendant.

C'est sur la même ligne, et à la suite de l'assemblée générale des ouvriers de l'usine Commune rouge, que Trotsky s'en prend à la grossièreté du langage et aux jurons[134], qui constituent, selon lui, la marque et la manifestation d'un profond mépris à l'égard des femmes et d'une totale absence de considération pour les enfants :

« Une révolution ne mérite pas ce nom si, de toute sa force et de tous ses moyens, elle n'aide pas la femme – deux ou trois fois plus asservie dans le passé – à avancer sur la voie du progrès individuel et social. Une révolution ne mérite pas son nom si elle ne prend pas le plus grand soin possible des enfants – la race future pour le bénéfice de laquelle elle a été faite[135]. "

C'est le même combat qu'il appelle à mener pour l'emploi d'une langue correcte grammaticalement, contre l'introduction de vocables imprécis ou semant la confusion :

« Le langage est l'instrument de la pensée. Précision et justesse de la parole sont les conditions indispensables d'une pensée correcte et précise. [...] La lutte pour l'éducation et la culture fourniront aux éléments avancés de la classe ouvrière, avec toutes les ressources de la langue russe, dans son extrême richesse, sa subtilité et son raffinement. La parole aussi a besoin d'hygiène. Et la classe ouvrière n'a pas besoin moins, mais plus que les autres, d'une langue saine. [...] Pour penser, elle a besoin de l'instrument qu'est un langage clair et incisif[136] ! »

Tout au long de ses articles, Trotsky insiste sur l'initiative, la « pression », la revendication, l'aspiration d'en bas, du lecteur, de l'usager, de la femme en son foyer, de l'homme de la rue. Ce n'est pas pur hasard ou simple question de forme. Le 6 août 1923, dans la Pravda, il polémique gentiment mais fermement contre Paulina Vinogradskaia, jeune sociologue spécialiste de la condition féminine et compagne de Préobrajensky. Il lui reproche de remettre, au fond, la correction des insuffisances à une bureaucratie qui serait « éclairée ». Pour lui, il est vain et finalement nuisible d'invoquer l'inertie de la bureaucratie au lieu d'en appeler à l'initiative des intéressés, ces millions d'individus isolés qui, ensemble, forment les masses.

Pour les commodités de l'exposé, nous avons regroupé dans un chapitre unique ces interventions de Trotsky à l'extérieur du domaine strictement politique. Mais ce serait une erreur de les séparer de ce dernier. Retrouvant la plume de sa jeunesse, Trotsky, à partir de 1922, a pressenti les changements moléculaires en cours dans la société russe, la poussée souterraine de la révolution et la résistance des traditions et formes de pensée conservatrices. Il en a fait un exposé pour la jeunesse et une passionnante chronique pour la société soviétique au lendemain de la révolution d'Octobre. Il ne s'agit nullement d'une digression, bien au contraire, c'est un retour au sujet, un rappel des sources et des objectifs du communisme. En s'élevant au dessus des perspectives politiciennes et politiques, en étendant son examen aux transformations de longue durée de la société et des mentalités, Trotsky a cherché à concentrer, à partir de la première expérience de révolution prolétarienne victorieuse, tout l'enseignement des écrivains marxistes, communistes, sur le socialisme et la société qu'il prétend édifier. Rien d'étonnant si se trouvent sous sa plume des motivations qui peuvent être celles du travailleur ou de l'intellectuel révolutionnaire en Occident capitaliste, du travailleur ou de l'étudiant oppositionnel en Union soviétique, du combattant pour l'émancipation nationale dans un pays colonial ou semi-colonial. C'est en effet le même objectif final qu'offre à tous la perspective qu'il trace alors pour l'humanité et son avenir socialiste :

« Les rêves actuels de quelques enthousiastes visant à communiquer une qualité dramatique et une harmonie rythmique à l'existence humaine s'accordent bien avec [...] cette perspective. Maître de son économie, l'homme bouleversera la stagnante vie quotidienne. La besogne fastidieuse de nourrir et d'élever les enfants sera ôtée à la famille par l'initiative sociale. La femme émergera enfin de son semi-esclavage. A côté de la technique, la pédagogie formera psychologiquement de nouvelles générations et régira l'opinion publique. Des expériences d'éducation sociale, dans une émulation de méthodes, se développeront dans un élan aujourd'hui inconcevable. Le mode de vie communiste ne croîtra pas aveuglément, à la façon des récifs de corail dans la mer. Il sera édifié consciemment. Il sera contrôlé par la pensée critique. Il sera dirigé et rectifié. L'homme, qui saura déplacer les rivières et les montagnes, qui apprendra à construire des palais du peuple sur les hauteurs du Mont-Blanc ou au fond de l'Atlantique, donnera à son existence la richesse, la couleur, la tension dramatique, le dynamisme le plus élevé. A peine une croûte commencera-t-elle à se former à la surface de l'existence humaine, qu'elle éclatera sous la pression de nouvelles inventions et réalisations. Non, la vie de l'avenir ne sera pas monotone.

« Enfin, l'homme commencera sérieusement à harmoniser son propre être. Il visera à obtenir une précision, un discernement, une économie plus grands et, par suite, de la beauté dans les mouvements de son propre corps, au travail, en marche, dans le jeu. Il voudra maîtriser les processus semi-conscients et inconscients de son propre organisme : la respiration, la circulation du sang, la digestion, la reproduction. Et, dans les limites inévitables, il cherchera à les subordonner au contrôle de la raison et de la volonté. L'homo sapiens, maintenant figé, se traitera lui-même comme objet des méthodes les plus complexes de la sélection artificielle et des exercices psycho-physiques.

« Ces perspectives découlent de toute l'évolution de l'homme. Il a commencé par chasser les ténèbres de la production et de l'idéologie, par briser, au moyen de la technologie, la routine barbare de son travail, et par triompher de la religion au moyen de la science. Il a expulsé l'inconscient de la politique en renversant les monarchies auxquelles il a substitué les démocraties et les parlementarismes rationalistes, puis la dictature sans ambiguïté des soviets. Au moyen de l'organisation socialiste, il élimine la spontanéité aveugle, élémentaire des rapports économiques. Ce qui permet de reconstruire sur de tout autres bases la traditionnelle vie de famille. Finalement, si la nature de l'homme se trouve tapie dans les recoins les plus obscurs de l'inconscient, ne va-t-il pas de soi que, dans ce sens, doivent se diriger les plus grands efforts de la pensée qui cherche et qui crée ? Le genre humain, qui a cessé de ramper devant Dieu, le Tsar et le Capital, devrait-il capituler devant les lois obscures de l'hérédité et de la sélection sexuelle aveugle ? L'homme devenu libre cherchera à atteindre un meilleur équilibre dans le fonctionnement de ses organes et un développement plus harmonieux de ses tissus ; il tiendra ainsi la peur de la mort dans les limites d'une réaction rationnelle de l'organisme devant le danger. Il n'y a pas de doute en effet que le manque d'harmonie anatomique et physiologique, l'extrême disproportion dans le développement de ses organes ou l'utilisation de ses tissus donnent à son instinct de vie cette crainte morbide, hystérique de la mort, laquelle nourrit à son tour les humiliantes et stupides fantaisies sur l'au-delà. L'homme s'efforcera de commander à ses propres sentiments d'élever ses instincts à la hauteur du conscient et de les rendre transparents, de diriger sa volonté dans les ténèbres de l'inconscient. Par là, il se haussera à un niveau plus élevé et créera un type biologique et social supérieur, un surhomme, si l'on veut.

« Il est tout aussi difficile de prédire quelles seront les limites de la maîtrise de soi susceptible d'être atteinte que de prévoir jusqu'où pourra se développer la maîtrise technique de l'homme sur la nature. L'esprit de construction sociale et l'auto-éducation psycho-physique deviendront les aspects jumeaux d'un même processus. Tous les arts – la littérature, le théâtre, la peinture, la sculpture, la musique et l'architecture – donneront à ce processus une forme sublime. Plus exactement, la forme que revêtira le processus d'édification culturelle et d'auto-éducation de l'homme communiste développera au plus haut point les éléments vivants de l'art contemporain. L'homme deviendra incomparablement plus fort, plus sage et plus subtil. Son corps deviendra plus harmonieux, ses mouvements mieux rythmés ; sa voix plus mélodieuse. Les formes de son existence acquerront une qualité puissamment dramatique. L'homme moyen atteindra la taille d'un Aristote, d'un Goethe, d'un Marx. Et, au-dessus de ces hauteurs, s'élèveront de nouveaux sommets[137]. »

Ainsi, qu'il parle de ce que sera le communisme, de l'éducation ou de la jeunesse, du rôle des femmes dans la révolution culturelle, du rôle du parti dans l'insurrection, Trotsky continue à s'exprimer sur les questions essentielles de l'heure et de l'avenir et à être le meilleur propagandiste et le plus grand théoricien vivant du communisme un homme à qui rien de ce qui est humain n'est étranger.

Peut-on se permettre de dire ici que l'intelligentsia occidentale, qui a légitimement découvert, reconnu et célébré ensuite l'apport culturel d'Antonio Gramsci au patrimoine culturel de l'humanité ne s'est jamais aperçue, ou du moins n'a jamais reconnu, ce que ce même patrimoine en général et la pensée de Gramsci en particulier devaient à Trotsky ? Se prendre aussi à regretter que Trotsky, sous les coups, la nécessité de se défendre et de survivre, ne soit jamais revenu sur ces thèmes ? Rêver un instant à l'immense acquis dont la jalouse garde des bureaucrates a privé l'humanité en persécutant celui qui était sans doute le seul, dans sa génération, à dominer le monde d'une telle hauteur et à l'éclairer jusque dans les recoins de son avenir ?

Il n'y a sur ce point aucun doute. La direction incertaine tâtonnante et empirique des successeurs de Lénine ne pouvait supporter le vol de cette pensée, menace évidente pour son autorité. C'est pourquoi, à la première occasion, elle a engagé de toutes ces forces contre lui la bataille destinée a le faire taire, le bâillonner et, si possible, le discréditer.

XXVIII. Naissance du « trotskysme »[modifier le wikicode]

C'est avec le souci clairement exprimé d'instruire et de former la jeune génération soviétique qui avait inspiré ses articles de la Pravda sur la vie quotidienne à l'été 1923 que Trotsky, nous l'avons vu, a continué son activité de publiciste en 1924, avec ses articles dans Zapad i Vostok, sa préface aux Cinq Premières années de l'Internationale communiste, une nouvelle série d'articles et d'études consacrés à Lénine et surtout, avec la préface – achevée à Kislovodsk le 15 septembre 1924 – du troisième tome de ses Œuvres, intitulé « Les Leçons d'Octobre ».

Arrivé en avril 1924 à Moscou, Boris Souvarine écrit à la fin de juin que l'on assiste en Russie soviétique à un conflit « entre l'esprit révolutionnaire vivant, critique, constamment en processus de renouvellement et d'enrichissement », avec Trotsky et ses amis, et, de l'autre côté, « l'esprit pseudo-révolutionnaire conservateur ». La situation lui paraît éminemment contradictoire, car il croit encore que « le pire » est possible et écrit :

« La formidable majorité de la classe ouvrière est trotskyste, comme en témoignent les grandioses manifestations qui se produisent quand Trotsky apparaît quelque part. Mais tout cela se traduit au congrès par la fameuse majorité de 100 % pour le comité central[138]. »

Le 24 novembre, cet excellent observateur qui a passé dans l'intervalle deux mois en Crimée, mais beaucoup observé à Moscou, résume la situation telle qu'il l'a vue :

« Après le congrès, la popularité de Trotsky allait croissant ; ses grands discours devant diverses assemblées faisaient le régal de tous ; on disait de lui couramment que lui seul avait des idées nouvelles ou renouvelées, que de lui seul on apprenait quelque chose, et cet accueil contrastait d'une manière frappante avec l'indifférence, pour ne pas dire le mépris, manifestés envers les interminables délayages de banalités et de platitudes dont la Pravda nous gratifie généreusement ; les discours sur la situation internationale et le rôle prépondérant des États-Unis, l'analyse de la situation en Angleterre et des événements d'Octobre 23 en Allemagne, avaient particulièrement frappé les lecteurs consciencieux dans les "cercles" de discussion du Parti ; on n'avait que cet aliment et l'on s'en nourrissait[139]. »

Les attaques contre Trotsky vont se succéder. De Leningrad, c'est d'abord Histoire d'une déviation, de S.V. Kanatchikov, un homme de Zinoviev, puis Qu'est-ce que la déviation petite-bourgeoise de l'Opposition, de P.A. Zaloutsky. Le 5 septembre, Ilya Vardine, encore un homme de Zinoviev, rend compte dans Bolchevik du recueil de Trotsky sur Lénine dans un article fielleux dont le thème est que son auteur n'écrit pas seulement « en tant que biographe ». Il poursuit :

« Il y a peu de temps, dans son ouvrage intitulé Cours nouveau, le camarade Trotsky déclarait qu'il était allé au léninisme "avec bien des combats". On sait maintenant que, pendant plusieurs années, il allait mener ces "combats" surtout contre Lénine. Pourquoi Trotsky, "en tant que biographe", n'a-t-il pas écrit une seule ligne de ces combats[140] ? »

Les dirigeants ne s'abstiennent pas. Zinoviev, dès juin 1924, s'indigne que Trotsky ait mis sur le même plan sa propre erreur à Brest-Litovsk et celle de Lénine à propos de l'offensive sur Varsovie. Staline, dans l'article « Sur la situation internationale» en septembre[141], puis Kamenev, Zinoviev, Kalinine, critiquent les thèses de leur adversaire sur l'hégémonie américaine. Cette crispation semble s'expliquer par le fait que celui-ci, dans son recueil sur Lénine, le traite certes en disciple déférent et respectueux, mais aussi sur un certain pied d'égalité, mettant leurs erreurs sur le même plan et soulignant le caractère privilégié de leurs rapports, leurs conversations, voire leurs confidences.

Or la bataille qui commençait autour du recueil sur Lénine rebondit bien haut avec la publication des « Leçons d'Octobre[142] », la préface, du recueil De Février à Octobre 1917, troisième volume des Œuvres, dont la parution était depuis longtemps prévue pour cette date. Trotsky rédigea une introduction d'une soixantaine de pages, qui rassemblait les idées exprimées dans ses récents articles et discours et les compléta sur certains points.

On imagine mal qu'au lendemain de la bataille dans le parti sur le Cours nouveau et la mort de Lénine, une année après le fiasco de l'Octobre allemand, Trotsky ne s'attache pas, dans une telle préface, à faire un travail d'historien, domaine où il pouvait s'exprimer sans être soumis à aucune discipline et où il ressentait l'impérieux devoir de dire ce qu'il tenait pour la vérité.

Les « Leçons d'Octobre » ne sont pas un plaidoyer pro domo. Les documents – écrits et discours d'octobre 1917 – plaident tout seuls. Tout au plus Trotsky saisit-il l'occasion de faire de brèves mises au point : sur les raisons pour lesquelles il n'a pas rejoint le parti dès son arrivée en 1917, sur une prétendue divergence avec Lénine, lors du premier congrès des soviets et enfin sur son, souci de placer la révolution d'Octobre sous la protection de la « légalité soviétique » qui fit pendant quelque temps, à tort, figure de divergence entre eux.

Bien entendu, traitant des « Leçons d'Octobre », il ne peut pas ne pas aborder les divergences qui se sont exprimées en 1917 dans le parti et notamment l'opposition « de droite » contre Lénine et contre l'insurrection. Cette mise en cause est inévitable. Il s'efforce sur ce terrain de calquer son attitude sur celle de Lénine. Tout en admettant que les anciennes divergences, exprimées en 1917, étaient « loin d'être fortuites », il assure qu'il serait mesquin d'essayer d'en faire une arme dans la « lutte contre ceux qui, alors, se sont trompés[143] ». Il ne mentionne pas Staline – bien que celui-ci ait eu quelques responsabilités dans certaines positions de la Pravda qu'il évoque. Il mentionne rarement Kamenev et Zinoviev, sans commentaires, citant ce qu'ils ont écrit ou ce que Lénine a écrit d'eux. Il prend soin d'ailleurs de les distinguer de leurs partisans « ultras », des hommes comme Noguine ou Lozovsky. Mais il estime impossible de faire le silence sur cette période, ces problèmes, ces divergences.

Il relève en effet la pauvreté de la littérature historique portant sur la révolution d'octobre 1917, sur laquelle même les documents et matériaux essentiels n'ont pas encore été publiés, alors qu'ils l'ont été pour les années qui précèdent et celles qui suivent. Rappelant les révolutions manquées en Bulgarie et en Allemagne en 1923, il souligne l'absolue nécessité de poser au grand jour le problème des leçons d'Octobre :

« Il serait [...] inadmissible, pour des considérations d'ordre personnel, de taire des problèmes capitaux de la révolution d'Octobre, qui sont d'une importance internationale [...]. Nous sommes une partie de l'Internationale ; or le prolétariat des autres pays a encore à résoudre son problème d'Octobre. Et, au cours de cette dernière année, nous avons eu des preuves assez convaincantes que les partis communistes les plus avancés d'Occident non seulement n'ont pas assimilé notre expérience, mais ne la connaissent même pas du simple point de vue des faits[144]. »

En Allemagne, l'histoire a de nouveau posé de façon pressante le problème de la révolution prolétarienne et de la prise du pouvoir :

« La leçon allemande de l'année dernière est non seulement un sérieux appel, mais aussi un avertissement menaçant [...]. Il faut mettre à l'ordre du jour dans le parti comme dans toute l'Internationale l'étude de la révolution d'Octobre. Il faut que tout notre parti, et particulièrement les Jeunesses, étudient minutieusement l'expérience d'Octobre qui nous a fourni une vérification incontestable de notre passé et nous a ouvert une porte sur l'avenir[145]. »

Sous l'angle des leçons, la plus importante est sans aucun doute le caractère primordial du parti. Après une comparaison à grands traits entre la révolution prolétarienne et les révolutions bourgeoises qui l'ont précédée, il poursuit :

« Seul le parti du prolétariat peut, dans la révolution prolétarienne, jouer le rôle que jouaient, dans la révolution bourgeoise, la puissance de la bourgeoisie, son instruction, ses municipalités et universités[146]. »

Trotsky brosse à grands traits l'histoire des luttes internes du Parti bolchevique à partir de février 1917, la position conciliatrice et presque « défensive » de la Pravda avant l'arrivée de Lénine, le combat des vieux-bolcheviks contre les « thèses d'avril » de Lénine, les critiques de l'opposition bolchevique « de droite » lors des journées de juillet, la « Lettre sur le moment présent » et la prise de position publique de Zinoviev et de Kamenev contre l'insurrection, le combat mené ensuite par les mêmes et leurs alliés contre Lénine et Trotsky pour la formation d'un gouvernement socialiste de coalition avec les s.r. et les mencheviks, remettant en cause l'insurrection. Or le Parti bolchevique se trouvait être un parti d'une « trempe exceptionnelle, une clairvoyance supérieure, une envergure révolutionnaire sans exemple ». Il s'y est pourtant constitué, au moment décisif, un groupe de vieux-bolcheviks expérimentés qui a combattu l'insurrection avec acharnement, défendu pendant les mois décisifs une politique de conciliation. Ces dirigeants, prenant appui sur la formule de Lénine de « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie », dans laquelle ils opposaient le terme « démocratique » au terme de « socialiste », ont mené pour la consolidation et le développement de la révolution « démocratique » un combat qui détournait le parti de sa tâche de préparation de la révolution prolétarienne. Trotsky écrit :

« [Ces dirigeants bolcheviques] se distinguaient des mencheviks et des s.r. en ce qu'ils s'efforçaient de pousser le plus possible à gauche la révolution démocratique. Mais, au fond, leur méthode était la même : elle consistait à exercer sur la bourgeoisie une pression qui ne sortît pas du cadre du régime démocratique. Si cette politique avait triomphé, le développement de la révolution se serait effectué en dehors de notre parti, et nous aurions en fin de compte eu une insurrection des masses ouvrières et paysannes non dirigée par le parti, en d'autres termes, des journées de Juillet sur une vaste échelle, c'est-à-dire une catastrophe[147]. »

Des divergences de cette ampleur ne relèvent pas, selon Trotsky, du hasard. En elles-mêmes d'ailleurs, elles sont les manifestations les plus spectaculaires de crises internes du parti dont l'histoire démontre qu'elles y surgissent à chaque tournant qui impose une rupture avec des habitudes et des méthodes ancrées. En particulier, une crise est inévitable lorsque se produit le tournant le plus brusque, celui qui voit le passage de la préparation révolutionnaire à la lutte directe pour le pouvoir en général. Il le formule ainsi :

«Tout ce qu'il y a dans le parti d'irrésolu, de sceptique, de conciliateur, de capitulard, s'élève contre l'insurrection, cherche pour son opposition des formules théoriques et les trouve toutes prêtes chez ses adversaires d'hier, les opportunistes[148]. »

Cette loi générale du développement d'un parti révolutionnaire, très clairement illustrée par les exemples russe – où le courant conciliateur a été surmonté –, et allemand – ou la fraction irrésolue a fait vaciller le parti tout entier – doit être analysée de très près selon lui dans la mesure où la victoire de la révolution en Occident se heurtera sans aucun doute à « une résistance beaucoup plus sérieuse, beaucoup plus acharnée et réfléchie des classes dominantes ». Trotsky met le doigt sur le principal obstacle interne :

« Tout parti, même le plus révolutionnaire, élabore inévitablement son conservatisme d'organisation : sinon, Il manquerait de la stabilité nécessaire, Mais, en l'occurrence, tout est affaire de degré. Dans un parti révolutionnaire, la dose nécessaire de conservatisme doit se combiner avec l'entier affranchissement de la routine, la souplesse d'orientation, l'audace agissante. C'est aux tournants historiques que ces qualités se vérifient le mieux. Lénine […] disait que souvent les partis, même les plus révolutionnaires, lorsqu'il survenait un changement brusque de situation et, partant, des taches, continuaient a suivre leur ligne antérieure et devenaient par là même ou menaçaient de devenir un frein au développement révolutionnaire. Le conservatisme du parti comme son initiative révolutionnaire trouvent leur expression la plus concentrée dans les organes de la direction. Or les partis communistes, européens ont encore à effectuer leur tournant le plus brusque : celui où ils passeront du travail préparatoire à la prise du pouvoir. Ce tournant est celui qui exige le plus de qualités, impose le plus de responsabilités et est le plus, dangereux. En laisser passer le moment est le plus grand désastre qui puisse frapper le parti[149]

Après avoir esquissé à grands traits les deux types de, dirigeants enclins à tirer le parti en arrière, le « révolutionnaire mesquin », qui ne voit que les difficultés, et « l'agitateur superficiel », qui les découvre au dernier moment, il commente les décisions du Ve congrès de l'Internationale :

« Ces derniers temps, on a fréquemment parlé et écrit sur la nécessité de la bolchevisation de l'Internationale communiste, C'est la une tâche urgente, indispensable, dont la nécessité se fait sentir encore, plus impérieusement encore, après les terribles leçons qui nous ont été données l'année dernière en Bulgarie et en Allemagne. Le bolchevisme n'est pas une doctrine (c'est-à-dire pas seulement une doctrine), mais un système d'éducation révolutionnaire pour l'accomplissement de la révolution prolétarienne. Qu'est-ce que bolcheviser les partis communistes. C'est les éduquer, c'est sélectionner en leur sein un personnel dirigeant de façon qu'ils ne flanchent pas au moment de leur révolution d'Octobre[150]

C'est presque en passant, après avoir rappelé le rôle essentiel de Lénine dans la décision du parti de passer à l'insurrection d'Octobre, qu'il mentionne les désaccords apparus dans le cours de cette préparation entre Lénine et lui. Il résume la position de Lénine :

« En présence des hésitations qui se manifestaient dans les sommets du parti, l'agitation reliant formellement l'insurrection à la convocation du IIe congrès des soviets lui paraissait un retard inadmissible, une concession a l'irrésolution et aux irrésolus, une perte de temps un véritable crime[151]

Il rappelle également sa propre position : « la préparation de l'insurrection sous le couvert et la préparation du IIe congrès des soviets et le mot d'ordre de défense de ce congrès » qui « conféraient des avantages inestimables ». On sait que c'est ce qui se réalisa. Il se contente d'indiquer que Lénine, dans sa position d'éloignement de Petrograd n'avait pas compris la situation de la capitale, où les forces armées n'obéissaient plus qu'au soviet, après le « soulèvement pacifique » du milieu d'octobre : c'est aussi ce qui explique qu'il ait, à un moment, proposé de commencer l'insurrection a Moscou – une variante qui eût pu compromettre le succès. Il explique :

« Certes, même avec le plan de Lénine, la victoire n'était pas impossible, mais la voie que suivirent les événements se trouva beaucoup plus économique, beaucoup plus avantageuse et donna une victoire plus complète[152]. »

Il ne se doutait apparemment pas de la tempête qu'allaient déclencher ces considérations mesurées sur les rapports entre Octobre et la « légalité soviétique ».

Quelle était la signification des « Leçons » ? Quelle fut leur portée ? Quelques mentions de Kamenev et de Rykov, deux de Noguine, mort depuis, une citation, sans nom d'auteur, de Rykov, tels sont les maigres arguments de ceux qui y voient un « défi direct[153] » contre deux des triumvirs. Pour Deutscher, Trotsky « ne pouvait se faire à l'idée d'être traité comme un semi-menchevik coupable de « déviationnisme petit-bourgeois », et demandait « à l'Histoire de le venger[154] ». Selon lui, dans la préface, il s'est laissé aller à un plaidoyer pro domo E.H. Carr voit dans la publication des « Leçons d'Octobre » la preuve que Trotsky n'avait pas compris qu'il s'agissait d'autre chose que d'une lutte d'idées[155]… R.V. Daniels, lui, parle d'« erreur stratégique ». Ces interprétations reposent peu ou prou sur une explication psychologique : Trotsky, amoureux de sa propre image, poursuivant des objectifs personnels comme la « vengeance », avec des armes aussi puériles que « le défi » : me permettra-t-on de dire qu'elles ne sont guère soutenables ?

Il est vrai que Trotsky, après avoir refusé de se battre alors qu'il avait, en main l'arme du Testament et du droit du parti à savoir la vérité, choisit de lancer maintenant une offensive sans la moindre couverture, pratiquement à découvert. Mais à cette date, ce qui était fait était fait et l'erreur commise. Lié par les décisions des congrès, contraint de se taire sur les questions tranchées par le parti de la vie économique et de la démocratie interne, il décida de ne pas baisser les bras. Avec les « Leçons d'Octobre », préface à une édition longtemps prévue, effectivement reprise d'idées déjà exprimées dans les discours et des articles récents, il a simplement écrit ce qu'il pensait devoir et pouvoir encore écrire, avec le sentiment qu'il ne jouirait plus longtemps de cette liberté d'écrire, même sur des questions d'histoire. Ne pas le faire eût été capituler...

A l'été 1924, il ne s'agissait pas pour lui de lutter pour la conquête du pouvoir dans le parti russe, exclue pour l'instant, mais de former et de tremper les partis communistes dans la perspective de la révolution mondiale, et d'éduquer la jeunesse. Les « Leçons d'Octobre » ne méritent ni l'excès d'honneur ni l'indignité dont on a accablé ses prétendues maladresses. Trotsky a voulu donner à ses écrits sur 1917, déjà significatifs en eux-mêmes, des accents et un éclairage d'actualité. Son unique « erreur » est, de toute évidence, et comme le démontre le texte inédit de réponse à ses critiques, d'avoir profondément sous-estimé la violence des réactions, donc, une fois encore, la force et la détermination de ses adversaires, ce qui n'a rien à voir avec les critiques citées plus haut.

Curieusement d'ailleurs, aucun des auteurs mentionnés n'a pris la peine de discuter une opinion qu'il a exprimée à plusieurs reprises. Par exemple, évoquant en novembre 1927 des discussions avec des camarades qui avaient estimé en 1924 que cette publication était « une erreur tactique » ayant donné à la majorité du bureau politique un prétexte pour déclencher une « discussion littéraire », Trotsky écrivait : « Pour ma part j'ai maintenu que la "discussion littéraire" aurait été déclenchée dans tous les cas, sous un prétexte ou un autre [...]. Cette discussion littéraire n'a d'ailleurs nullement porté sur "Les Leçons d'Octobre". N'importe lequel de mes livres ou discours aurait pu servir de prétexte à enterrer le parti sous une avalanche – une campagne contre le "trotskysme[156] ".» Dans une lettre du 2 janvier 1928, le jeune Viktor Borissovitch Eltsine évoque un entretien de 1926 entre Zinoviev et Trotsky :

« A une question posée par Lev Davidovitch de savoir si la discussion contre le "trotskysme" aurait eu lieu même si les "Leçons d'Octobre" n'avaient pas paru, Zinoviev répondit : "Certainement, elle aurait eu lieu, car le plan de commencer cette discussion avait déjà été adopté auparavant, et ils n'attendaient plus qu'un prétexte[157] ".»

En fait, « Les Leçons d'Octobre » ouvraient ce qu'on a appelé sans ironie la « discussion littéraire » : une campagne unilatérale qui n'avait rien d'une discussion, une campagne sur l'histoire qui n'avait rien de « littéraire ». C'est l'expression qui fut retenue pour désigner une campagne qui n'était pas ouverte dans le cadre du parti – aucune « discussion » n'y fut retenue – et dans laquelle les dirigeants du parti n'intervenaient pas, au moins théoriquement, en tant que tels.

Dans sa lettre à Rosmer du 24 novembre, déjà citée, Boris Souvarine, après avoir rappelé que Trotsky n'a fait que répéter, systématiser et étayer ses arguments dans ce texte, ajoute :

« Les choses qui avaient passé précédemment par petits paquets ont alarmé les dirigeants, une fois méthodiquement groupées et si terriblement étayées de preuves. L' "introduction" a été considérée comme une nouvelle ouverture d'hostilités de l'Opposition alors qu'elle n'était que l'écho attardé de la précédente discussion ... La trinité, furieuse, a décidé d'en finir avec ce gaillard qui ne demande pas pardon, et qui a l'audace de se rappeler, non seulement ses propres fautes, mais aussi les erreurs d'autrui. Et les grandes orgues ont donné. »[158]

Le 12 et le 14 octobre 1924, la Pravda passe des placards publicitaires pour annoncer la parution du volume des Œuvres de Trotsky sur 1917, avec sa préface... La première réaction officielle semble avoir été celle de Kamenev. Le 29, devant le comité du parti de Moscou, il révèle qu'il est de ceux qui n'ont pas voulu saisir le plénum du comité central – du 25 au 28 octobre – de ce qu'il appelle « la sortie de Trotsky. Il assure qu'on répondra sur le plan littéraire à cette « falsification » de l'histoire du parti en Octobre, mais qu'on ne lui permettra pas de fomenter, à partir de là, une nouvelle discussion dans le parti.

Le livre est-il déjà publié ? Officiellement, il l'a été le 6 novembre à 5 000 exemplaires, et le tirage a été rapidement épuisé. Souvarine écrit qu'on ne pourra trouver à l'acheter avant... le 22 novembre. Le 2 novembre, la Pravda donne un compte rendu de ce qu'elle appelle « l'ouvrage à la mode », dans un article non signé, dû vraisemblablement à la plume de Boukharine, titré « Comment il ne faut pas écrire l'histoire d'Octobre ». Trotsky est accusé d'avoir cherché à provoquer une nouvelle discussion : la Pravda assure que son introduction constitue une attaque en règle contre la ligne du parti et de l'Internationale, un programme politique qu'il veut opposer aux motions de congrès, tout en s'efforçant de saper le prestige et l'autorité des dirigeants :

« Si, comme le prétend à tort le camarade Trotsky, rien de sensé n'a jamais été fait que contre le comité central, pareille situation ne peut-elle se présenter à nouveau aujourd'hui ? Où trouver la garantie que la direction choisie sera la bonne ? Est-elle juste à l'heure actuelle ? La seule vérification possible n'est-elle pas Octobre 1917 ? Peut-on faire confiance à ceux que cette vérification a dénoncés ? N'est-ce pas à cause de ces gens-là que l'Internationale communiste a subi des échecs ?

« Voilà les problèmes auxquels, petit à petit, le camarade Trotsky conduit son lecteur, après l'échec de son attaque frontale de l'année dernière. »[159]

Sur le fond, l'article reproche à Trotsky de ne pas mentionner les divergences d'avant 1917 – c'est-à-dire ses propres divergences avec Lénine –, d'avoir déformé la position de Lénine en 1917, à la fois en exagérant son entente avec lui et les divergences qu'il eut avec les autres. Il l'accuse aussi d'avoir fait une histoire qui n'est qu'une « caricature du marxisme » :

« Seul Trotsky se présente nettement. Lénine est visible dans le fond et on discerne un comité central anonyme et obtus. L'organisation [du parti] de Petrograd, le véritable organisateur collectif de l'insurrection ouvrière, est totalement absente. »[160]

Sa conclusion, classique, est cependant menaçante :

« Le parti saura juger vite et bien cette opération de sape. Le parti demande du travail, pas des discussions nouvelles. Le parti veut une véritable unité bolchevique. »[161]

Le texte de la Pravda n'est cependant qu'un avant-goût. La ligne générale de la riposte des dirigeants du parti va être donnée par L.B. Kamenev dans le discours déjà cité, prononcé pour la première fois devant le comité de Moscou du parti, et répété les 19 et 25 devant des auditoires choisis, publié enfin le 26 dans la Pravda sous le titre « Léninisme ou trotskysme ». Bien entendu, la ligne n'en est pas personnelle ; on peut supposer pourtant qu'il a été choisi pour apporter cette première réponse du fait de sa qualité d'éditeur des Œuvres de Lénine, qui lui confère, au sujet de ce dernier, une autorité intellectuelle particulière.

Le porte-parole des « trois » explique d'abord la nécessité d'une mise en garde publique très large contre « Les Leçons d'Octobre » :

« Cet article est publié sous l'égide du parti par un membre de son bureau politique ; il est évident qu'il peut être compris comme un livre d'études destiné à notre jeunesse et à l'Internationale. [...] Nous ne pouvons plus éviter [la question] depuis que Trotsky lui-même a touché à notre idéologie et au rôle de Lénine dans la révolution d'Octobre. »[162]

Il passe ensuite à l'histoire du parti avant 1917 afin de démontrer sa thèse :

« Pendant toute la longue période au cours de laquelle notre parti s'est préparé à la décisive bataille de classe, forgeant le léninisme, doctrine de révolution prolétarienne et le parti dirigeant de cette révolution, le trotskysme ne fut qu'un aspect, un camouflage du menchevisme. A partir de 1903, c'est-à-dire à partir de la naissance du menchevisme et jusqu'à sa débâcle définitive en 1917, Trotsky joua le rôle d'un agent du menchevisme dans la classe ouvrière. »[163]

Kamenev passe ensuite en revue chacun des épisodes importants de l'histoire depuis 1903 en citant chaque fois les appréciations et jugements portés par Lénine sur Trotsky, ne mentionnant au passage la théorie de la révolution permanente que comme une « phrase révolutionnaire [...] détachée de la véritable lutte de classes ». Il conclut, sur ce point :

« Aucun léniniste digne de ce nom n'admettra que cette lutte systématique contre Trotsky pendant des années, ait pu avoir des motifs individuels. C'est la tendance du trotskysme hostile au bolchevisme et servant en fait le menchevisme que Lénine combattait. »[164]

En ce qui concerne l'adhésion de Trotsky au parti bolchevique, Kamenev écrit :

« J'affirme que Trotsky pense encore avoir eu raison contre Lénine. Il a adhéré au parti avec la conviction qu'il devait, non se mettre à l'école du bolchevisme, mais enseigner en fait au parti le trotskysme. »[165]

Soulignant l'insistance de Trotsky sur l'importance du « réarmement » du Parti bolchevique au printemps 1917, il assure que Trotsky demeure convaincu que c'est Lénine qui est venu à lui – et c'est le sens de sa reconnaissance d'erreurs dans les seules questions d'organisation. Il l'accuse en particulier d'avoir dissimulé « sa sous-estimation du rôle des paysans » dans la théorie de la révolution permanente :

« Trotsky a voulu prendre une revanche pour douze années pendant lesquelles Lénine dénonça l'indigence de sa politique et empoisonner ainsi les esprits de nos jeunes. Nous ne pouvons le permettre. »[166]

Sur Lénine en 1917, tout en reconnaissant, sans l'expliquer réellement, ce qu'il appelle sa « faute » à lui, il assure que les attaques de Trotsky contre Zinoviev et lui visent en réalité Lénine.

Dans le dernier chapitre, « Trotsky dans le parti », Kamenev indique ce qu'il appelle « les deux courants dans l'activité » de ce dernier :

« Lorsque nous le voyons se conformer rigoureusement aux directives du parti, bénéficiant de toute l'expérience collective du parti, avec l'appui de son organisation de masses, il accomplit de grandes choses. Mais, entré dans le parti en individualiste convaincu d'avoir raison contre le parti, il suit aussi un autre courant et démontre qu'il n'est pas un bolchevik. »[167]

Et d'énumérer les « quatre tentatives de Trotsky de corriger le parti ». A Brest-Litovsk, son attitude était commandée par « la sous-estimation du rôle de la paysannerie, voilée par la phrase révolutionnaire ». Dans le débat sur les syndicats, il a voulu « serrer la vis du communisme de guerre », manifestant une fois de plus sa sous-estimation du rôle de la paysannerie et l'attrait qu'ont pour lui « les méthodes de tension et de pression ». Avec la question du plan, il a montré son penchant excessif pour l'administration et le règlement autoritaire des questions économiques. Le dernier débat l'a vu enfin ajouter à ses « fautes » anciennes le désir de « saper », d'affaiblir le noyau de la dictature, le parti, de « discréditer les cadres »…

Après une brève polémique contre les arguments opposés par Trotsky à Lénine en faveur de la « légalité soviétique »[Note du Trad 4] au cours de la préparation de l'insurrection d'Octobre, Kamenev apporte une note d'humour :

« Ainsi, Les Leçons d'Octobre nous enseignent qu'au printemps 1917, Lénine dut opérer un redressement et prendre des armes dans l'arsenal de Trotsky et qu'en octobre, il s'efforça sans succès de diriger une insurrection à laquelle Trotsky devait donner la victoire. »[168]

Tout au long de sa conférence, Kamenev s'est efforcé de tenir compte du prestige, encore immense, de Trotsky dans le parti et le pays. Il écrit qu'après son entrée dans le parti, il a « subi son épreuve de façon brillante » et qu'il l'a « servi de toute sa, force, et de toute sa conscience, ajoutant ainsi des pages glorieuses à sa biographie, et à l'histoire du parti ». Il dément également les rumeurs en circulation a Moscou sur l'interdiction des « Leçons d'Octobre », voire sur l'exclusion de Trotsky.

Pourtant, rappelant que le parti a le monopole de l'organisation politique dans le pays et que les milieux intellectuels petits-bourgeois vont chercher à s'y exprimer, il écrit ces phrases qui ne peuvent qu'annoncer à terme la répression – contre Trotsky et contre bien d'autres –, qu'il en ait ou non conscience :

« Je le dis avec une amertume que tout le parti partagera, mais il faut le dire : Trotsky est devenu l'élément conducteur de la petite-bourgeoisie dans notre parti. Tout son passé, toutes ses manifestations récentes, le prouvent. Il est devenu le symbole de tout ce qui, dans le pays, est opposé au parti. Qu'il le veuille ou non –et sans aucun doute, il ne le veut pas –, il est l'espoir de tous ceux qui veulent s'émanciper de la "férule" du Parti communiste. C'est la conclusion, triste mais inévitable, qui s'impose à quiconque examine les faits du point de vue des classes. »[169]

Le la est donné... Le 21 novembre, une motion du comité de Moscou adoptée sur rapport du même Kamenev, sert de modèle à des centaines d'autres, qui vont être répercutées et orchestrées dans la presse. Le texte de Trotsky y est dénoncé comme « une grossière déformation de l'histoire du bolchevisme et de la révolution d'Octobre ». Continuation de la discussion de l'hiver 1923-1924, il constitue « une tentative de substitution du trotskysme au léninisme », alors que le « trotskysme n'a été qu'un aspect du menchevisme ». Le comité de Moscou voit dans sa publication « la violation par le camarade Trotsky des engagements pris au XIIIe congres et un travail de sape » contre l'unité du parti « ouvrant de nouveau "le danger d'une discussion" ».

L'intervention de Kamenev est doublée et durcie par celle de Staline devant la fraction communiste du conseil central des syndicats, et elles seront toutes deux publiées dans le même numéro de la Pravda[170].

Marquant nettement qu'il ne s'agit pas seulement des « Leçons d'Octobre » mais des « derniers ouvrages littéraires » de Trotsky, le secrétaire général du parti s'attache à détruire, comme il le dit, « plusieurs légendes ». Son intervention, portant sur l'histoire de l'insurrection d'Octobre, constitue une importante escalade dans la voie de la falsification historique :

« Il ne me vient pas à l'esprit de contester l'importance du rôle joué par le camarade Trotsky dans l'insurrection, mais je dois dire qu'il n'y avait joué et ne pouvait y jouer de rôle spécial ; en sa qualité de président du soviet de Petrograd, il ne faisait qu'exécuter la volonté des instances compétentes du parti qui le dirigeaient à chaque pas. »[171]

S'appuyant sur les documents encore inédits du comité central il cite notamment un procès-verbal de sa réunion du 20 octobre 1917 et la décision de créer « un organe central chargé de l'organisation pratique du mouvement », formé de Sverdlov, Staline, Dzerjinski, Boubnov et Ouritsky. Il souligne que cet organe dirigeant de l'insurrection – dont personne n'avait jamais entendu parler, qui ne s'est jamais réuni, mais qui avait probablement pour mission d'assurer la liaison entre le C.C. et le comité militaire révolutionnaire du soviet de Petrograd – avait été constitué sans Trotsky...

Il lui reproche en outre d'avoir « manqué de fermeté et de courage », et « déraillé » dans la période de Brest-Litovsk, ce qui le prive, estime-t-il, du droit d'adresser des reproches à Zinoviev et Kamenev sur leur attitude à la veille d'Octobre. Tout en se défendant de « douter du rôle important joué par lui dans la guerre civile », il n'en souligne pas moins que les victoires de l'Armée rouge sur Koltchak et Denikine n'ont été obtenues, selon lui, qu'en « exécutant des plans différents et opposés de ceux de Trotsky »[172].

Finalement, Staline donne son propre résumé de ce qu'est « le trotskysme » ancien : c'est d'abord la théorie de la « révolution permanente », c'est-à-dire « la révolution sans tenir compte des petits cultivateurs comme force révolutionnaire ». Il rappelle la phrase de Trotsky dans 1905 sur « les traits antirévolutionnaires du léninisme » et cite un passage d'une lettre de celui-ci au menchevik Tchkheidzé en février 1913 :

« Tout l'édifice du léninisme est actuellement bâti sur le mensonge et sur le faux, et porte en lui les germes vénéneux de la décomposition. »[173]

Le second trait du « vieux trotskysme », selon Staline, est sa méfiance à l'égard du Parti bolchevique, la volonté de le détruire au bénéfice de la coexistence, en son sein, des révolutionnaires et des opportunistes.

Le troisième trait est sa volonté de discréditer les dirigeants bolcheviques, a commencer par Lénine, que Trotsky qualifia autrefois d'« exploiteur professionnel de tout ce qu'il y a d'arriéré dans le mouvement ouvrier russe ».

Selon Staline, le « nouveau trotskysme » est plus prudent. Sans défendre ouvertement la révolution permanente, il assure en fait que le bolchevisme s'y est rallié en 1917, derrière Lénine, il oppose le parti d'avant 1917 – la « préhistoire » – à celui d'après 1917 – le « parti historique ». Il oppose les vieux cadres bolcheviques à la jeune génération du parti. Enfin, il s'efforce de minimiser le rôle de Lénine, à propos du débat sur la « légalité soviétique », en le présentant comme « un nain blanquiste » qui conseillait, en Octobre, au parti de « s'emparer du pouvoir par ses propres forces, indépendamment du soviet et à son insu ». La conclusion est martiale :

« On entend parler de représailles contre l'Opposition et du danger d'une scission. Ce sont des niaiseries, camarades. Notre parti est fort et vigoureux. Il n'admettra aucune scission. Quant aux représailles, j'en suis l'adversaire déclaré. Ce n'est pas de représailles que nous avons besoin maintenant, mais d'une action idéologique générale contre le trotskysme.

« Nous n'avons pas voulu cette discussion littéraire. C'est le trotskysme qui nous l'impose par sa poussée antiléniniste. Eh bien, camarades, nous sommes prêts ! »[174]

Ce n'est que le 30 novembre que Zinoviev, sous le titre « Bolchevisme ou Trotskysme », se joint au chœur. Il est plus occupé d'ailleurs à se défendre lui-même, tout en reconnaissant sa « faute » et à nier qu'il ait pu incarner une « aile droite » du parti. Il accuse au contraire Trotsky d'incarner sur le moment « une déviation de droite », et insiste pour « des garanties contre la répétition de tels assauts », et pour des décisions qui lient Trotsky[175].

Les partisans de la direction continuent leur pilonnage sous la forme d'articles et de pamphlets. G.I. Safarov, de Leningrad, écrit « Trotskysme ou Léninisme », dans Leningradskaia Pravda. Kviring, secrétaire du P.C. ukrainien, écrit « Le Parti ne veut pas de discussions », dans Kommunist de Kharkov. Molotov, dans « Des Leçons du trotskysme », s'en prend aux travaux de Trotsky sur Lénine, Kroupskaia. dans « Sur la question des "Leçons d'Octobre" », tout en plaidant l'indulgence à son égard, lui reproche aussi de sous-estimer la paysannerie. L'un des rares anciens de Kazan qui soit devenu très tôt un adversaire déterminé, S.I. Goussev, sous le titre, copié de Trotsky, « Comment la révolution s'est armée », reprend dans la Pravda toutes les attaques lancées contre lui pendant la guerre civile, y compris ce qui concerne l'affaire Panteleiev. Tous ces articles et discours sont réunis en un volume intitulé Za leninizm (Pour le léninisme), qui paraît en janvier 1925 avec une préface du président du Conseil des commissaires du peuple, A.I. Rykov.

L'Internationale n'est pas en reste. Le 30 novembre, le Finlandais O.W. Kuusinen attaque aussi, sous le titre « Un Exposé fallacieux de l'Octobre allemand ». Il attire l'attention sur le fait que les thèses de Radek et Brandler à l'exécutif de janvier de l'Internationale, justifiant la retraite d'Octobre, portent la signature de Trotsky[Note du Trad 5].

Kolarov s'en prend à ses jugements sur la Bulgarie. Béla Kun, sous le titre « Le Trotskysme et le Marxisme révolutionnaire », parle, à propos de la révolution russe, « des marottes d'un cerveau éclectique »... Brandler et Thalheimer condamnent sans vergogne tout ce que Trotsky a écrit sur l'Allemagne.

Le coup le plus dur de toute cette campagne semble pourtant avoir été porté par la double publication, dans la Pravda du 9 décembre 1924, de la lettre de Trotsky à Tchkheidzé de février 1913 et de celle à Olminsky, à ce sujet, du 6 décembre 1921. La première, écrite au moment où les bolcheviks venaient sans scrupules de s'emparer à Petersbourg du titre de la Pravda, publiée à Vienne par Trotsky, inspirée par une profonde indignation, criblait Lénine d'épithètes communes dans les querelles d'émigration. La seconde, adressée au directeur de l'Institut d'histoire du parti, était une réponse dans laquelle Trotsky disait qu'il ne tenait pas à la publication de cette lettre, dans un contexte où elle ne pouvait être comprise... Les hommes qui publiaient ces documents savaient ce qu'ils faisaient. Commentant la publication de sa lettre à Tchkheidzé, Trotsky écrira plus tard :

« N'ayant aucune notion du passé du parti, les masses lurent les déclarations hostiles de Trotsky à l'égard de Lénine. Elles en furent abasourdies. »[176]

Kamenev, présentant ces documents, écrivait pour sa part :

« Que ceux qui doutent et hésitent lisent encore la lettre du camarade Trotsky ! Nous sommes convaincus que cela lèvera finalement leurs hésitations et leurs doutes. »[177]

La violence de la campagne suscite bien des rumeurs, et Souvarine s'en fait l'écho dans sa lettre à Rosmer. Le raisonnement est que la campagne ne peut viser qu'à l'exclusion de Trotsky du parti, du fait du danger que présentent « sa popularité et son rayonnement ». Selon le communiste français, Zinoviev a parlé ouvertement d'exclure Trotsky au comité de Leningrad qui a préféré que les choses viennent « d'en-bas ». A une réunion commune du bureau politique et du présidium de la commission centrale de contrôle, la question a été posée, mais Boukharine a parlé contre et Kroupskaia menacé de quitter le parti si Trotsky était exclu. Cela n'empêche pas la répression de tomber : le directeur du Gosizdat, qui a édité les deux volumes d'Octobre, est remplacé. Voronsky est sommé de démissionner de la direction de Krasnaia Nov'. Souvarine écrit : « Hécatombe de trotskystes ou supposés tels un peu partout. »[178]

Le 8 décembre 1924, Boris Souvarine reprend la plume de Moscou, pour décrire la situation avec la campagne pour discréditer et déshonorer Trotsky, laquelle atteint, selon lui, « un degré de frénésie, d'impudence, de haine inimaginables » :

« Le pays est inondé littéralement de "littérature" (sic) anti-trotskyste. Les mêmes textes sont imprimés et réimprimés dans toutes sortes de journaux [...] etc. Toutes les firmes d'édition rivalisent de servilité. On sort une série de volumes et d'opuscules spécialement consacrés à 1'antitrotskysme : une dizaine sont déjà en cours d'impression. Et c'est une émulation générale chez tous les "flagorneurs" et les "arrivistes" ; chaque jour c'est une nouvelle ignominie. »[179]

Il décrit un parti où personne n'ose voter contre la direction, par peur de l'exclusion, d'une mutation vers la Sibérie ou le Turkestan. Il parle de « débandade » de l'Opposition, mentionne les déclarations de « repentir » comme celle de N.I. Lentzner, un jeune « professeur rouge » qui a précisément préparé l'édition du troisième volume des Œuvres. Pour lui, le silence de Trotsky et de l'Opposition fait que la sympathie pour Trotsky se dilue dans l'ignorance et la peur, mais personne, assure-t-il, ne comprend l'enjeu de la campagne.

Trotsky en effet n'avait pas répondu à ce flot de critiques et d'attaques, de citations sorties de leur contexte et d'interprétations calomnieuses.

Fin novembre 1924 pourtant, il rédigea une réponse à Kamenev, intitulée « L'Objectif de cette explication : nos divergences », dont un exemplaire se trouve dans ses papiers, à Harvard, il s'agit d'un mémorandum de 41 pages qui est reste inédit en Russie et n'est connu en Occident que depuis peu[180]. Le texte, daté du. 30 novembre, est de toute évidence primitivement destiné à publication, Mais il avertit des le début :

« Si je pensais que mes explications pourraient verser de l'huile sur le feu de la discussion ou si les camarades de qui dépend l'impression de cet essai devaient me le dire franchement et directement, je ne le publierais pas, aussi accablant qu'il puisse être pour moi d'être accuse de liquider le léninisme. »[181]

C'est une réponse complète, portant non seulement sur ce qu'il a voulu exprimer dans « Les Leçons d'Octobre », mais sur ce qui, dit-il, en a été compris. Il passe au crible les accusations sur son passé conciliateur qu'il admet, soulignant pourtant que c'est en bolchevik, totalement convaincu que Lénine avait eu raison contre lui, qu'il est venu au Parti bolchevique. Il défend ce qu'il tient pour « l'idée centrale du léninisme » à savoir « le caractère, la nature et la signification du Parti communiste », assure qu'il n'a critiqué ni Lénine ni la formule de la « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie », mais seulement la façon non léniniste dont elle a été comprise par certains, se défend d'avoir lancé contre Lénine l'accusation de « blanquisme », réaffirme le caractère inévitable des crises de la direction révolutionnaire à la veille de la prise du pouvoir et rappelle, pour finir, sa conception du développement industriel, de la nécessaire accélération de son rythme, tout en niant toute «sous-estimation de la paysannerie » de sa part.

Ce texte, modéré de ton, parfaitement honnête, exprimant parfois un douloureux étonnement au sujet des interprétations données à son travail, n'a pas été publié. Tout laisse à penser qu'il a lui-même renoncé à cette publication.

Une fois de plus, la tension personnelle sous les coups politiques prenait la forme de la maladie. Et la même fièvre mystérieuse resurgissait chez lui, fin novembre. Cette fois, il ne se pressa pas de quitter Moscou et attendit la fin de la réunion du comité central, au cas où ce dernier aurait eu des questions à lui poser. C'est en prévision de cette réunion qu'il adressa le 15 janvier, au comité central, une lettre parfois appelée sa « lettre de démission », son bilan du débat sur les « Leçons d'Octobre ». Il y explique d'abord le silence qu'il a observé depuis le début de la campagne contre lui :

« J'ai estimé et j'estime encore qu'il me serait possible d'apporter dans la discussion des objections de principe assez sérieuses contre l'accusation de poursuivre "la révision du léninisme" et "la minimisation du rôle de Lénine". Je me suis refusé à m'expliquer sur ce terrain, non seulement pour des raisons de santé, mais aussi parce que, dans les conditions actuelles de la discussion, toute intervention de ma part, indépendamment de son contenu, de son caractère et de son ton, n'aurait servi qu'à exacerber la polémique, à la transformer en un combat, à lui donner un caractère plus âpre.

« A l'heure actuelle, examinant le développement de la discussion, et bien que beaucoup d'accusations fausses et même des énormités aient été lancées contre moi, j'estime que j'ai bien fait de me taire dans l'intérêt général du parti. »[182]

Il énumère ensuite et réfute brièvement les accusations qu'il ne saurait admettre. Il a précisé, dans « Les Leçons d'Octobre », que le bolchevisme s'était formé entre autres dans une lutte contre les conciliateurs, dont il était :

« Durant les huit dernières années, il ne m'est jamais venu à l'idée de considérer une question sous l'angle du "trotskysme", que je considère comme politiquement liquidé […] C'est d'une façon tout à fait inattendue pour moi que ce mot a surgi au cours de la discussion sur mon livre 1917. »[183]

Il nie catégoriquement que « la théorie de la révolution permanente, qui appartient tout entière au passé », l'ait « déterminé à négliger aussi peu que ce soit les paysans dans les conditions de la révolution soviétique ». Il repousse également l'accusation de « pessimisme » au sujet de l'édification socialiste devant « le ralentissement de la révolution en Occident ». Il souligne qu'il n'a remis en question aucune décision du XIIe congrès, et que ce n'est pas lui qui est revenu, au cours de la dernière période, sur les questions tranchées par le XIIIe congrès.

Il rappelle ainsi que « Les Leçons d'Octobre » reprennent des idées qu'il a exposées à travers de nombreux articles – notamment dans la Pravda –– et discours, auxquels il n'a jamais été présenté d'objections. Il estime également nécessaire de constater qu'aucun de ses ouvrages antérieurs n'a été auparavant interprété, ni par le bureau politique, ni par le comité central, comme une attaque contre le léninisme :

« Je pense particulièrement à mon livre 1905, publié en plusieurs éditions du vivant de Lénine, qui a été chaudement recommandé par la presse communiste et traduit en plusieurs langues dans l'Internationale communiste. Cet ouvrage est maintenant la principale pièce a conviction pour justifier l'accusation d'attaque contre le léninisme. »[184]

La lettre se conclut par une nouvelle – et très sèche – déclaration de soumission à la discipline :

« En ce qui concerne le reproche qui m'a été adressé à plusieurs reprises au cours de la discussion, de vouloir occuper "une position particulière" dans le parti, de ne pas me soumettre a la discipline, de refuser d'accomplir les tâches que me conférerait le C.C., etc., je déclare, catégoriquement que [...] je suis prêt à accomplir n'importe quel travail que le comité central me confierait, à n'importe quel poste, et même sans occuper aucun poste, et, ce qui va de soi, sous n'importe quel contrôle du parti.

« Il est inutile de démontrer qu'après la dernière discussion, les intérêts de notre cause exigent que je sois le plus rapidement possible libéré de mes fonctions de président du conseil révolutionnaire de l'armée. »[185]

Le comité central, après avoir écouté un rapport sur les prises de position des comités et organisations, repousse la proposition de Kamenev et Zinoviev d'exclure Trotsky du bureau politique et adopte une motion Staline acceptant sa démission du commissariat à la Guerre avec une résolution-bilan très dure, contre laquelle votent K.G. Rakovsky et L.G. Piatakov.

La résolution sur « l'action de Trotsky » présente cette dernière comme consistant en « interventions incessantes contre le bolchevisme », appréciées par l'impérialisme comme un signe de décomposition du régime et, dans le pays, comme le centre de ralliement de toutes les forces qui lui sont hostiles :

« Le trotskysme actuel n'est qu'une falsification du communisme à l'instar des modèles "européens" du pseudo-marxisme, c'est-à-dire en fin de compte dans l'esprit de la social-démocratie "européenne". »[186]

Elle rappelle les quatre discussions que le parti a eu à soutenir contre Trotsky sur Brest-Litovsk, sur les syndicats, sur l'appareil et le Plan, enfin sur les principes du bolchevisme.

Ainsi la direction du parti rassemble-t-elle maintenant toutes ses accusations contre Trotsky et sa prétendue « déformation » de l'histoire en une intention qu'elle lui attribue de présenter la plate-forme politique d'une « droite » antiléniniste. La résolution poursuit en effet :

« Après avoir pris connaissance de la lettre de Trotsky adressée au comité central en date du 15 janvier 1925, le plénum du comité central et de la commission centrale de contrôle prend acte que Trotsky se déclare prêt à remplir, sous le contrôle du parti, toute mission qui lui sera confiée, mais constate que, dans cette déclaration, Trotsky ne reconnaît nullement ses fautes et qu'en fait il persiste à défendre sa plate-forme antibolchevique et se contente d'une déclaration formelle de "loyauté". »[187]

Le plénum donne donc à Trotsky « un avertissement catégorique, lui rappelant que l'adhésion au Parti bolchevique requiert une soumission effective et non verbale à la discipline du parti et la renonciation complète à toute lutte contre le léninisme ». Il accepte sa démission du commissariat à la Guerre, renvoie au congrès la décision sur ses responsabilités nouvelles, menace de l'exclure du comité central « en cas de nouvelles infractions ». La discussion « littéraire » est officiellement close. Mais on va continuer, dans le parti et à l'extérieur, à faire connaître la nature antibolchevique du trotskysme, depuis 1903 jusqu'aux « Leçons d'Octobre ».

Ainsi était né, au terme de la « discussion littéraire » le « trotskysme », inventé pour les besoins de leur cause par Kamenev, Staline et Zinoviev et qu'ils opposaient au « léninisme » comme les prêtres opposent le Mal au Bien.

Aucun d'entre eux – et sans doute pas plus Staline que ses alliés ou compères – ne savait que le moment allait venir dans ce pays où des millions d'hommes et de femmes paieraient de leur vie la lutte contre le « trotskysme » et son inévitable conséquence, la perspective de la « construction du socialisme dans un seul pays », les épouvantables souffrances de la collectivisation forcée et de l'industrialisation à outrance.

Car même les hommes qui font à certains moments l'Histoire ne savent pas toujours l'histoire qu'ils font.

XXIX. Lutte de clans, lutte de classes ?[modifier le wikicode]

L'élimination de Trotsky du commissariat du peuple à la Guerre et la condamnation du « trotskysme » marquaient une étape, la fin de la période révolutionnaire.[188] Les plus antisoviétiques des organes de la presse mondiale ne s'y trompèrent pas. Le 20 janvier 1925, le Morning Post écrivait :

« Dans l'intérêt le meilleur de la civilisation européenne, c'est sans doute une satisfaction d'apprendre que le triumvirat l'emporte. »

Le Daily Mail exultait avec plus de cynisme :

« L'élimination de Trotsky du commissariat à la Guerre montre bien que, si les loups ne se dévorent pas entre eux, le bolchevik dévore le bolchevik. »[189]

Les déchirements pourtant continuent, et une nouvelle opposition surgit : l'unité entre les « trois », vainqueurs de Trotsky, ne survit pas a leur victoire.

L'Union soviétique a certes fini par émerger de la crise aiguë qu'elle traverse dans le domaine économique depuis 1923. Les ciseaux refermés de nouvelles menaces se profilent à l'horizon.

Bénéficiaire de l'instauration de la Nep, puis de la famine de 1921-1922 qui l'a élevé au-dessus de la masse rurale, le koulak, paysan aisé, est le gagnant à travers les succès de la Nep et la renaissance du marché. Les paysans aisés, 3 % à 4 % seulement des exploitants, détiennent la moitié des terres cultivées, 60 % des machines et bénéficient d'un quasi-monopole de la vente des grains sur le marché. Ils sont en train de devenir les véritables maîtres du village : ils emploient les quelque 5 millions de travailleurs agricoles – dont 1 500 000 journaliers, payés presque moitié moins qu'avant la révolution. La masse des paysans petits et moyens propriétaires est en outre lourdement endettée auprès d'eux.

Or il apparaît, à partir de 1925, que les koulaks disposent d'un moyen de pression sur le gouvernement en suspendant ou en ralentissant leurs livraisons. Cette année-là, ce stockage provoque une vraie crise de subsistances, et le gouvernement se voit obligé de supprimer les exportations de grains. Du coup, les achats de machines et de matières premières qu'elles devaient financer sont impossibles. Cet élément nouveau force à un réexamen de la politique économique.

Doit-on soumettre les intérêts particuliers du koulak au rythme de l'industrialisation, ou doit-on céder à sa pression, le libérer des contraintes qui lui pèsent, « élargir la Nep » et faire au koulak de nouvelles concessions, pour pouvoir poursuivre l'industrialisation ? Concrètement, cela signifie un choix entre deux attitudes : une politique de pression et de répression forçant le koulak, d'une façon ou d'une autre, à écouler ses récoltes, ou bien l'extension de ses « droits » à la propriété, à l'exploitation et à l'emploi de main-d'œuvre qu'il revendique évidemment, ce qu'on appelle « néo-Nep ». La question est posée dans un débat économique qui a commencé comme une simple discussion académique avec une communication d'E.A. Préobrajensky à l'Académie communiste sur « La Loi fondamentale de l'accumulation socialiste »[190]. Partant d'une comparaison avec la période de l'« accumulation capitaliste primitive » signalée par Marx à l'aube du développement capitaliste, l'ancien porte-parole de l'opposition des Quarante-six formule ce qu'il appelle la « loi fondamentale de l'accumulation socialiste primitive », selon laquelle un Etat arriéré qui s'engage vers le socialisme doit exploiter – au sens économique du terme – la paysannerie et les artisans au bénéfice de l'industrialisation, et diriger l'économie du point de vue, non du consommateur, mais du producteur.

La qualité d'oppositionnel de Préobrajensky est évidemment pain bénit pour les ennemis de Trotsky dont on le sait proche personnellement. C'est Boukharine qui lance la première attaque non dans un bulletin scientifique, mais dans la Pravda, sous le titre « Une découverte nouvelle dans l'économie soviétique, ou Comment ruiner le bloc ouvrier paysan ». Il y attaque la communication de Préobrajensky, qu'il présente comme « les bases économiques du trotskysme » et « l'aspect économique du point de vue antiléniniste ». Il orchestre sur tous les tons « la sous-estimation de la paysannerie » et « l'idéologie de l'atelier » qui « revendique une plus grande pression sur la paysannerie pour la plus grande gloire du prolétariat »[191]. Son second article, « Critique de la plate-forme économique de l'Opposition. Leçons d'Octobre 1923 », s'efforce de démontrer que les positions de Trotsky et de Préobrajensky sont identiques derrière des formulations légèrement différentes. Boukharine assure que c'est bien la formule de Trotsky sur « la dictature de l'industrie » qu'il faut entendre quand Préobrajensky assure qu'on ne saurait échapper à « une croissance forcée de l'accumulation industrielle[192]». Le débat théorique indispensable se perd dans la polémique politicienne. Incontestablement affaibli par l'exploitation faite contre lui des formules de Préobrajensky, Trotsky se tait.

On devine cependant, derrière la polémique, une certaine hésitation parmi les dirigeants... En 1924, on sent dans le parti un courant peu disposé à faire des concessions aux koulaks. Il est nourri notamment par les nombreux incidents provoqués dans les villages par leurs entreprises, rapportés dans la presse par les selkors – ces correspondants paysans qui sont presque toujours des ouvriers communistes. A la suite de sa révélation dans la Pravda, par L.S. Sosnovsky, proche de Trotsky[193], la presse orchestre l'affaire de Dymovka, ce village ukrainien où un selkor a été assassiné pour avoir divulgué les agissements des koulaks locaux.

En 1925 pourtant, c'est la tendance pro-koulak qui commence à l'emporter sous la double influence des troubles ruraux en Géorgie en automne 1924 et de la crise de subsistances de 1925. Kamenev se prononce publiquement, au début d'avril, pour une accumulation paysanne réglementée et pour l'abolition des restrictions à l'utilisation de la terre, la location et l'emploi de la main-d'œuvre qui, dit-il, freinent le développement des forces productives[194]. Il est probable que la direction s'est mise d'accord sur un tel programme quand, le 17 avril 1925, dans un meeting au théâtre Bolchoï, Boukharine fait une déclaration sous une forme fracassante qu'il devra désavouer sans que cela change rien au fond :

« La couche aisée de la paysannerie – le koulak et partiellement le paysan moyen – a maintenant peur d'accumuler. […] Notre politique à l'égard de la campagne devrait aller dans le sens d'une révision, d'une abolition partielle de bien des restrictions qui freinent la croissance de la ferme aisée du koulak. Aux paysans, à tous les paysans, nous devons dire : Enrichissez-vous, développez vos fermes et n'ayez pas peur d'une contrainte sur vous !»[195]

En fait, c'est le début de la politique du « pari » sur le koulak, marquée par l'engagement dans la voie des concessions à ses revendications, cet élargissement de la Nep que le public attribue à l'influence du Boukharine, sur laquelle Zinoviev et Kamenev émettent des réserves et que Staline, prudemment, soutient de loin. Cette position a évidemment des conséquences sur la politique internationale : Rykov, l'un de ses principaux protagonistes, aime à répéter en privé qu'il n'y aura plus désormais de « feu d'artifice en Europe »[196].

A ce moment pourtant, il y avait déjà plusieurs mois que Staline, jusque-là plus réservé, avait adopté une théorie nouvelle en se prononçant, dans la Pravda du 24 décembre 1924, pour la perspective de la « construction du socialisme dans un seul pays », dont Rykov parle depuis le mois d'octobre. En avril 1924 encore, le secrétaire général se contentait de la formule passe-partout selon laquelle, « pour le triomphe définitif du socialisme, l'organisation de la production socialiste, il ne suffit pas des efforts d'un seul pays, particulièrement d'un pays rural par excellence comme la Russie[197] ». En décembre 1924, il assure que l'un des acquis essentiels d'Octobre est que la dictature du prolétariat résulte en Russie « de la victoire du socialisme dans un pays à capitalisme peu développé ». Il appuie cette affirmation par deux citations, coupées de leur contexte, dans lesquelles Lénine parle de « créer la nouvelle société socialiste » et d'« instaurer et d'asseoir solidement le socialisme ».

Il n'a guère de peine ensuite à affirmer que « la théorie de Trotsky [...] s'oppose absolument à la théorie léniniste et à la victoire du socialisme dans un seul pays [...], à l'enseignement de Lénine sur la victoire possible du socialisme dans un seul pays capitaliste ». A la sous-estimation de la paysannerie, il ajoute une accusation supplémentaire :

« Le manque de foi en la force et la vitalité de notre révolution, le manque de foi en la force et la puissance créatrice du prolétariat russe, c'est la base même de la théorie de la révolution permanente. [...] La "révolution permanente" du camarade Trotsky est une espèce de théorie menchevique. »[198]

Il ne semble pas que Staline ait eu à ce moment conscience d'avoir réellement innové sur le plan théorique. Il s'agissait encore, dans son esprit, d'embarrasser Trotsky et de le mettre en difficulté par des arguments polémiques :

« Trotsky nous dit [...] que la révolution ne saurait trouver les forces nécessaires [à la victoire du socialisme] que "sur l'arène de la révolution prolétarienne mondiale". Mais qu'adviendra-t-il si la révolution internationale est retardée dans sa marche ? A cette éventualité, Trotsky ne voit pas de solution, car les antagonismes qui caractérisent la position du gouvernement ouvrier ne disparaîtront que sur l'arène de la révolution prolétarienne mondiale. Il ne s'ouvrirait donc devant notre révolution qu'une seule perspective : dépérir lentement, rongée par ses antagonismes intérieurs, en attendant le jour de la révolution mondiale. »[199]

Il semble bien qu'au bureau politique précédant la réunion de la conférence du parti, en avril, il y ait eu quelques échanges sans gravité sur cette question et sur la question, « plus complexe qu'il ne semblait au premier abord », que Boukharine posa nettement au même moment : « Pouvons-nous construire le socialisme dans un seul pays tant qu'il n'y a pas eu de victoire du prolétariat d'Europe occidentale ? »[200]

L'année 1925 est aussi et surtout celle de l'éclatement du triumvirat, de la rupture entre Staline, soutenu par Boukharine et par la majorité du bureau politique d'un côté, et Zinoviev et Kamenev de l'autre, considérablement affaiblis par le ralliement à Staline du nouveau secrétaire du parti à Moscou, N.A. Ouglanov[201]. Cette rupture fut précédée par sept mois de conflits dans les coulisses de l'appareil, dont la plupart n'ont été révélés finalement que lors des rapports et débats du XIVe congrès, en décembre.

Dans sa réponse lors de ce dernier, Staline cite sept de ces conflits : la proposition d'exclusion de Trotsky du parti, faite par le comité provincial du parti de Leningrad ; la violente attaque de Sarkis, un homme de Zinoviev, contre Boukharine lui reprochant d'avoir organisé correspondants ouvriers et paysans (rabkri et selkori) autour des journaux intéressés et non dans les organisations territoriales du parti ; le projet de publication à Leningrad d'une revue théorique également appelée Bolchevik ; les velléités d'indépendance des Jeunesses communistes de Leningrad et la révocation de trois de leurs dirigeants par le bureau politique du parti ; la publication par Zinoviev de l'article « La Philosophie d'une époque » ; enfin la dénonciation par Leonov des propos hostiles à la direction tenus par P.A. Zaloutsky, secrétaire du comité provincial de Leningrad[202].

Zinoviev et Kamenev, dans le cours du même XIVe congrès, assurent que, de leur côté, ils ont émis des réserves sur la possibilité de la « victoire du socialisme dans un seul pays » en avril et imposent à ce sujet une formule de compromis en vue de la conférence du parti. Ils assurent également avoir critiqué la formule « Enrichissez-vous ! » de Boukharine, finalement condamnée par le bureau politique sur l'insistance de Kroupskaia[203], et s'être inscrits en faux contre les affirmations de son disciple Bogouchevsky sur le caractère « obsolète » et « fantomatique » du danger koulak[204].

En septembre 1925, ces critiques s'expriment de façon voilée en public au milieu de déclarations conformes à la politique officielle. Dans un discours du 4 septembre prononcé à Moscou, Kamenev relève par exemple la question du « contenu social » de la moisson, entièrement contrôlée par les koulaks dont il estime nécessaire de limiter la croissance en aidant les paysans petits et moyens[205]. L'Institut Lénine, placé sous son autorité, publie au même moment un article, jusque-la inédit, de Lénine, écrit en août 1918 et intitulé « Camarades ouvriers ! Marchons au combat décisif ! », qui constituait un appel « à la répression impitoyable des koulaks, ces buveurs de sang, ces vampires, ces pilleurs du peuple, ces spéculateurs qui s'enrichissent de la famine »[206].

De son côté, Zinoviev saisit le prétexte de la publication, à Kharbine, d'un livre de l'émigré N.V. Oustrialov, l'animateur de la revue Smena Vekh, qui prévoit, pour la Russie, à travers la Nep, un retour pacifique et graduel vers le capitalisme et salue la montée, derrière le nepman, du « gros paysan [...] en train de devenir le seul maître de la terre soviétique[207] », après avoir applaudi avec enthousiasme la formule de Boukharine sur l'enrichissement. Sous le titre « La Philosophie d'une époque », Zinoviev assure que le développement de la Nep, combiné au retard de la révolution mondiale, crée un danger de dégénérescence et rappelle que la l'évolution d'Octobre s'est faite « au nom de l'égalité ». Cet article, tel qu'il est finalement publié les 19 et 20 septembre dans la Pravda, est amendé : il a été notamment expurgé, à l'initiative de Molotov et de Staline[208], de ses attaques contre Boukharine.

La deuxième manifestation publique des velléités critiques de Zinoviev est son livre Le Léninisme, publié en octobre avec une préface datée du 17 septembre 1925. Il commence par une série de chapitres, dix au total, tout entiers consacrés, sur le ton habituel de cette polémique, aux attaques contre Trotsky et animés du désir de faire apparaître leur auteur comme l'interprète orthodoxe du léninisme face au « trotskysme ». Puis, à la fin du chapitre X sur « Lénine et la dictature du prolétariat », Zinoviev revient à Oustrialov dont il cite, sans nommer Boukharine, un article où il écrit qu'« Enrichissez-vous ! » est un « mot d'ordre de vie, mot d'ordre d'assainissement, cri intérieur génial[209] ». Il explique que le danger existe réellement – comme Lénine l'a indiqué – d'un « ébranlement de la dictature du prolétariat par les influences petites-bourgeoises et anti-prolétariennes qui s'exercent sur l'appareil d'Etat, sur l'économie et sur le parti »[210].

A l'aide de force citations de Lénine, il définit la Nep comme la création d'un capitalisme d'Etat à travers une retraite qui n'implique nullement la fin de la lutte des classes ; elle implique, au contraire, assure-t-il, la lutte la plus acharnée contre les koulaks avec lesquels « il ne peut y avoir ni de paix [...] ni de milieu » et qui sont « les ennemis implacables du régime soviétique »[211].

Il aborde ensuite la question de la possibilité de la «victoire du socialisme dans un seul pays», soulevée en décembre 1924 par Staline – qu'il ne nomme pas. Considérant que la « victoire définitive du socialisme » ne saurait être que « l'abolition des classes[212] », il présente une nouvelle accumulation de citations et de textes de Lénine pour affirmer que « la révolution prolétarienne ne peut vaincre définitivement dans un seul pays[213] ». Dans le même temps, son souci de poursuivre la polémique contre le « trotskysme » et de démontrer une fois de plus le caractère « antiléniniste » de la « révolution permanente », le conduit à écrire :

« Il ne faut pas se représenter les choses d'une façon trop simpliste. Si l'on nous demande si nous pouvons et devons établir le socialisme dans un seul pays, nous répondons que nous le pouvons et le devons. [...] Dès maintenant et sans attendre, nous travaillons à édifier le socialisme en U.R.S.S. Il est certain que nous pourrions maintenir notre révolution et lui conserver "un certain degré", et même un fort degré de socialisme. Nous devons faire chez nous le maximum pour la révolution mondiale tout en édifiant le socialisme dans un seul pays[214]. »

Les thèmes développés dans les dernières pages sur la nécessaire revitalisation des soviets, la réduction de l'interventionnisme du parti, la nécessité absolue de la démocratie prolétarienne en son sein n'ont évidemment pas de signification en eux-mêmes. Le 4 septembre Zinoviev et Kamenev signent, avec Kroupskaia et Sokolnikov, une « Plateforme des quatre » qui veut faire le parti juge de ses divergences, et qui n'a jamais été publiée.

En revanche, l'affaire Zaloutsky est indicative de l'humeur belliqueuse parmi les apparatchiki de Leningrad et en même temps de la détermination de Staline et de son appareil de ne pas perdre le contrôle de la situation. Secrétaire du comité provincial de Leningrad, ancien ouvrier d'usine, puis cheminot, P.A. Zaloutsky est un homme clé, le bras de Zinoviev dans l'organisation du parti à Leningrad. C'est lui qui, au début de l'année, a été le principal défenseur de la proposition leningradienne d'exclure Trotsky du parti – proposition qu'il a peut-être défendue aussi dans une brochure publique. L'affaire Zaloutsky n'est pas née d'un discours prononcé en public, comme l'a affirmé Isaac Deutscher[215] – imprudemment suivi sur ce point par d'autres –, mais d'une lettre dénonçant ses propos tenus en privé. Elle a été reconstituée par E.H. Carr à partir des allusions et mentions qui en ont été faites au XIVe congrès et dans la presse de l'époque[216].

C'est un nommé Leonov – dont nous ignorons s'il était un militant ordinaire ou un agent provocateur – qui s'est en effet adressé à la direction du parti pour dénoncer les propos que Zaloutsky lui aurait tenus au cours d'une conversation privée en réponse à des questions. Zaloutsky aurait assuré notamment que le parti était en train de « créer un Etat bourgeois » que les dirigeants du comité central appelaient « construction du socialisme », qu'ils traitaient Leningrad « comme une province ». Il aurait prononcé à leur sujet les mots de « dégénérescence » et de « Thermidor », comparant la position de Staline à celle de Bebel, tentant de maintenir la balance égale entre révolutionnaires orthodoxes et « opportunistes »[217]. Selon le rapport de la commission centrale de contrôle, Zaloutsky aurait reconnu l'ensemble des propos qui lui étaient reprochés, sauf les phrases sur « la dégénérescence » et sur « Thermidor », se contentant de dire qu'il ne visait pas tout le comité central, mais particulièrement Boukharine, Molotov et Boubnov[218].

La commission centrale de contrôle, au terme d'une enquête rondement menée, demande au comité provincial de Leningrad la révocation de Zaloutsky, et l'obtient, après un vote disputé : 19 voix contre 16. Aucune explication politique n'est donnée de son déplacement.

Quelle fut la portée publique de ces conflits d'appareil ? Il n'est pas facile de répondre à cette question. Certains auteurs se laissent emporter par leur imagination ou un désir de démonstration. C'est ainsi qu'Isaac Deutscher narre ses développements sur le ton de l'épopée :

« Leningrad répondit (à la politique du pari sur le koulak) par une explosion d'indignation. [...] La controverse dépassa alors le cadre de la politique courante et embrassa les problèmes les plus généraux auxquels elle renvoyait. Avons-nous, oui ou non, demandèrent les militants de Leningrad, fait une révolution prolétarienne ? [...] Ce ne fut pas Zinoviev ou Trotsky, ou quelque autre illustre intellectuel, mais Pierre Zaloutsky, un ouvrier autodidacte, secrétaire de l'organisation du parti à Leningrad qui, le premier, dans un discours public, fit une comparaison significative entre l'état actuel du bolchevisme et le jacobinisme sur son déclin. Ce fut Pierre Zaloutsky qui, le premier, signala le danger "thermidorien" qui menaçait la révolution russe. […] C'est un cri pour la restauration de l'idéal révolutionnaire qui partit de Leningrad. Que nos dirigeants restent fidèles à la classe ouvrière et à l'idéal socialiste ! »[219]

Cette description quelque peu apocalyptique de la situation dans la ville d'Octobre est sans doute destinée à souligner ce que l'auteur considère comme la passivité incompréhensible de Trotsky devant « l'explosion d'indignation de Leningrad ». De nombreux indices attestent, bien entendu, des réserves des dirigeants de Leningrad à l'égard de la politique de Boukharine, soutenue jusqu'alors par Staline. Incontestablement, les ouvriers – et pas seulement à Leningrad – se demandaient, de préférence à voix basse, pourquoi ils avaient fait la révolution et manquaient de pain. Il n'est pas non plus douteux que Zinoviev, une fois décidé à la bataille au congrès, ait cherché à s'appuyer sur l'état d'esprit de sa « base » en reprenant et en développant ses revendications et aspirations, et qu'il ait même cherché à la mobiliser sans en perdre pour autant le contrôle. Mais rien, pour le moment, et surtout pas les déclarations de Zinoviev sur la nécessité de la démocratie ouvrière, ne venait modifier la poigne de fer et la façon parfaitement bureaucratique et même autocratique dont était mené le parti à Leningrad.

Le caractère romancé de l'interprétation de Deutscher apparaît en particulier dans la présentation qu'il fait de l'affaire Zaloutsky. Une conversation privée est présentée comme « un discours public », et un apparatchik endurci comme « un ouvrier autodidacte ». Nous reviendrons ci-dessous sur la question de savoir s'il est possible que Trotsky ait été informé de l'affaire Zaloutsky. Rappelons simplement ici que cet homme, au mois de janvier encore, avait exigé l'exclusion de Trotsky du parti et qu'il ne se souciait pas, apparemment, dans le réquisitoire qu'il dressait contre ses dirigeants, de rendre justice à ceux qui l'avaient précédé dans cette voie.

Il faut également mentionner ici l'interprétation qui a été exposée par le menchevik Valentinov selon laquelle Trotsky aurait été en fait « allié » à Staline depuis son retour du Caucase et à la suite d'une entrevue « secrète » au cours de laquelle il aurait payé sa contribution en acceptant le changement de nom de Tsaritsyne en Stalingrad[Note du Trad 6]... Mais il n'y a pas l'ombre d'un indice à l'appui.

La session du comité central d'octobre à laquelle les « quatre » sont censés avoir soumis la « plate-forme » dont le texte ne nous est toujours pas connu, n'est pourtant pas celle d'une rupture : ni l'un ni l'autre des deux camps en présence ne brûlent ses vaisseaux. Après trois jours de débat, ce sont des résolutions unanimes qui sont finalement adoptées. L'historien britannique E. H. Carr écrit :

« L'accord [...] n'était pas un traité de paix entre les deux fractions. C'était une trêve temporaire [...], mais les deux camps voulaient indubitablement que la trêve se poursuive assez pour couvrir le déroulement du proche XIVe congrès. Mais aucune trêve ne peut obliger les partis à rester inactifs et à s'abstenir d'essayer d'améliorer leurs positions respectives »[220]

Nous ignorons si la version donnée au XIVe congrès du déroulement du meeting du 7 novembre à Leningrad – véritable défi, diront les partisans de Staline, à l'autorité du comité central[221] – est exacte. Mais nous savons que, le 12 novembre, une dure session de neuf heures du comité de Leningrad se termina par une résolution qui s'engageait à soutenir le comité central[222].

Dans les semaines précédant le XIVe congrès, la polémique fait rage entre la Pravda de Moscou et celle de Leningrad, parfois avec les épithètes et les expressions les plus violentes. Le reste du parti vote comme un seul homme pour la majorité du comité central. Bien des observateurs compétents pensent d'ailleurs que la crise épargnera le XIVe congrès et que la direction s'y présentera unie. E. H. Carr écrit :

« Il est significatif que les dirigeants, même s'ils ne peuvent être tenus pour quittes d'une certaine complicité avec les hommes de main des deux côtés, n'aient pas participé à la campagne : on dit que Zinoviev "versa de l'eau chaude" sur les "gauchistes" qui brûlaient d'en découdre, dans les rangs de ses partisans. On préserva l'apparence d'unité au sommet du parti et il semblait possible que le compromis bricolé à la session d'octobre du comité central puisse tenir bon aussi pour le congrès de décembre. »[223]

L'explosion se produit pourtant à la veille de ce congrès, dans le cours, ou plutôt à l'intersection des conférences régionales de Moscou et de Leningrad. A Leningrad, indiscutablement, Zinoviev a tenté de calmer le jeu, lançant un vibrant appel, selon la formule consacrée, à l'organisation pour qu'elle se dresse « comme un seul homme, pour le comité central, pour une seule ligne léniniste, pour le léninisme »[224]. En dépit des violentes attaques contre la direction d'hommes comme Safarov et Sarkis, Zinoviev parvient même, le 3 décembre, à faire adopter une résolution appuyant la ligne du comité central dans un esprit d'« unité léniniste ».[225]

La conférence de Moscou provoque le tournant décisif. Boukharine s'y livre à une attaque virulente et très provocatrice contre « les jeunes dames hystériques du parti[226] » – une attaque ad hominem contre Zinoviev dont la voix tourne au fausset dans les moments d'indignation. Molotov, avec des formes, introduit une comparaison entre l'opposition de Leningrad et celle de 1923. La résolution finale, votée avec la voix de Kamenev lui-même, constitue pourtant une attaque en règle contre Leningrad[227], où son arrivée provoque l'indignation des délégués à la conférence. Zinoviev assure :

« J'affirme qu'il y a là un clair verdict politique, porté pas seulement sur mes propres erreurs, réelles ou imaginaires : ce sont des paroles qui font référence à l'organisation de Leningrad, aux ouvriers de Leningrad. [...] Toute cette affaire est menée sous le mot d'ordre : "Cognez sur les Leningradiens". »[228]

Dès lors, les incidents de séance se multiplient, notamment entre la majorité des délégués et l'envoyé de Moscou, Iaroslavsky. La résolution finale, adoptée à l'unanimité moins trois voix, réfute les accusations de Moscou[229]. A Moscou, Kouibychev insiste sur la gravité de la déviation qui exprime, dit-il, la « peur panique du koulak »[230]. La réponse de la conférence de Moscou à Leningrad ne craint plus de prononcer des noms :

« Nous croyons que le point de vue des camarades Zinoviev et Kamenev exprime un manque de foi dans la force interne de notre classe ouvrière et des masses paysannes qui les suivent. Nous croyons que c'est là un abandon de la position léniniste. »[231]

Les jeux sont-ils fait ? Le 15 octobre, à l'ouverture du comité centrai, la majorité fait aux « quatre » des propositions écrites pour une trêve. Elle propose l'adoption sous une forme atténuée de la résolution de la conférence de Moscou ; la non-publication de l'échange entre les deux conférences ; l'engagement de s'abstenir au congrès de toute polémique entre membres du bureau politique ; le désaveu des articles polémiques de Safarov et de Sarkis ; la réintégration des dirigeants récemment écartés à Leningrad ; l'entrée d'un représentant de Leningrad au secrétariat et dans le comité de rédaction de la Pravda,la nomination, avec l'accord du C.C., d'un nouveau rédacteur en chef de la Leningradskaia Pravda[232]. Zinoviev ne voit dans ces propositions qu' « une exigence de capitulation sans aucune garantie pour l'avenir »[233]. Il ne reste plus qu'à demander, quarante signatures de délégués à l'appui, un co-rapport sur le travail du C.C. pour Zinoviev, qui parlera donc après Staline.

Le congrès est apparu, à bien des égards, comme un combat obscur. Le rapport de Staline est général et plat. Le co-rapport de Zinoviev[234], très mesuré, nomme Boukharine dans la critique, désormais rituelle, de son « Enrichissez-vous ». Il se plaint plus qu'il ne défie, relève justement E. H. Carr, qui n'a pas vu dans son discours « l'appel à l'action d'un dirigeant potentiel »[235].

Trotsky, présent au congrès, garde le silence. Mais le souvenir des polémiques contre lui plane sur le congrès[236]. Boukharine souligne que personne n'a demandé à Zinoviev de confesser publiquement son erreur de1917[237]. Kroupskaia rappelle que le congrès n'est pas tout-puissant et qu'il se doit de chercher la vérité[238]. Lachévitch se plaint qu'on veuille « couper du parti Zinoviev et Kamenev, et se fait interrompre au cri de « liberté des groupements[239] ». Quelqu'un interrompt Kroupskaia pour crier : « Lev Davidovitch, voilà des alliés. » Kamenev va plus loin, dans sa dernière intervention[240]. Il désigne Staline comme le protecteur de la ligne Boukharine, sur le koulak, s'en prend à la « théorie d'un chef », la « fabrication d'un chef », du secrétariat qui « combine organisation et politique et se place au-dessus de l'organe politique » et va jusqu'au bout de sa pensée en proclamant :

« Je l'ai dit au camarade Staline, je l'ai répété maintes fois aux camarades du groupe des vieux-bolcheviks et je le redis au congres : Je suis arrivé à la conclusion que le camarade Staline ne peut remplir le rôle d'unificateur du parti. »[241]

C'est un autre congrès qui commence alors. Quand Zinoviev monte à la tribune pour évoquer la persécution et le demi-état de siège auxquels est soumise l'organisation de Leningrad[242], il est interrompu de cris ironiques : « Et Trotsky ? » Il fait sensation quand il déclare, puis répète dans un silence impressionnant :

« Sans permettre les fractions et tout en maintenant notre position sur les fractions, nous devrions en même temps donner au comité central la directive de replacer dans le travail du parti tous les anciens groupes du parti et leur offrir la possibilité de travailler sous la direction du comité central. »[243]

C'est un signe de la crise que Staline, dans sa réponse, se tienne sur le terrain des sentiments et accuse Zinoviev et les siens de « vouloir le sang de Boukharine »[244]. Il menace pourtant : le parti veut l'unité, « avec les camarades Zinoviev et Kamenev s'ils le désirent, sans eux s'ils ne veulent pas ». La résolution finale est votée par 559 voix contre 65 – le plein des voix de l'Opposition...

L'éclatement du triumvirat et la position abstentionniste adoptée par Trotsky devant cette bataille d'appareil constituent pour Isaac Deutscher l'occasion de dresser un vigoureux réquisitoire – le plus sévère sans doute de tous ceux qui émaillent sa biographie de grand révolutionnaire. Après avoir souligné que Trotsky, qui « tenait là le réalignement politique qu'il avait attendu et l'occasion d'agir », s'est tenu « à l'écart »[245], il juge inexplicable qu'un « observateur aussi bien placé, aussi intéressé et pénétrant que Trotsky ait pu rester ignorant de l'évolution politique et aveugle aux multiples signes qui la révélaient » pourtant[246]. Il devient véhément :

« C'est alors qu'arrivèrent les jours les plus étranges de la vie politique de Trotsky [...]. Du début jusqu'à la fin, ce congrès ne fut qu'une tempête politique, une tempête, telle que le parti n'en avait jamais connue au cours de sa longue et tempétueuse histoire. C'était le sort du parti et de la révolution qui était en jeu. [...] Chaque camp avait les yeux fixés sur Trotsky, se demandant de quel côté il allait se ranger et attendant, le souffle coupé, qu'il prît position. Mais tout au long des semaines que dura le congrès, Trotsky resta muet. Il n'eut rien à dire lorsque Zinoviev [...] rappela le Testament de Lénine [...] ou [...] lorsque la majorité [...], écumant de rage et injuriant Kamenev, acclama pour la première fois Staline comme le chef "autour duquel était uni le comité central ".

« Trotsky ne se leva pas davantage pour affirmer sa solidarité avec Kroupskaia. [...] Trotsky écouta, comme s'il n'était pas concerné, la controverse sur le socialisme dans un seul pays. [...] Jusqu'à la fin, pas un mot ne sortit de la bouche de Trotsky. »[247]

Ici aussi, le polémiste l'emporte sur l'historien sous la plume du biographe : Issac Deutscher force le tableau pour se donner des arguments.

Après sa rechute et la longue cure qu'il avait effectuée à Soukhoum une seconde fois, Trotsky était revenu à Moscou, à la fin d'avril, sans ignorer les efforts de Zinoviev et de ses proches pour obtenir son exclusion. Au mois de mai, il avait été affecté à la présidence du comité des concessions, de l'administration de l'industrie électrique et du conseil scientifique-technique, chargé de l'application à l'industrie de la recherche scientifique. Il se plonge aussitôt dans le travail scientifique, entreprenant de véritables études supérieures scientifiques pour remplir ses fonctions administratives. En son nom, son jeune secrétaire, V. B. Eltsine, transmet ses directives à Victor Serge pour les oppositionnels de Leningrad : « En ce moment, ne rien faire, ne point nous manifester, maintenir nos liaisons, garder nos cadres de 1923, laisser Zinoviev s'user. »[248]

Or une première difficulté l'attendait à Moscou, vraisemblablement machinée par Zinoviev, grâce à l'appareil de l'Internationale. On lui demande de Londres une prise de position sur le livre récemment publié en anglais par Max Eastman, Since Lenin died (Depuis la mort de Lénine). Eastman, lié à lui depuis sa première visite en Union soviétique sur les talons de John Reed, tenait de lui certaines informations qu'il avait publiées dans son livre sur le « testament », sur les tentatives de ne pas publier son dernier article, sur le conflit avec « les trois », sur la lettre adressée à Trotsky par Kroupskaia au lendemain de la mort de Lénine.

Il n'a sans doute pas de peine à formuler au travail d'Eastman le reproche d'utiliser un critère psychologique et non politique et de prononcer des jugements arbitraires et subjectifs, manquant du nécessaire sens des proportions. Mais, sous le chantage du comité central, coincé dans une commission face à Staline, Zinoviev, Kamenev, Boukharine et Tomsky, il est obligé de résoudre une fois de plus, comme l'écrit E. H. Carr, le dilemme de devoir « livrer bataille sur une question secondaire et sur un terrain défavorable ou de se soumettre et de désavouer ses partisans[249] ». Boris Souvarine a rapporté à l'époque, dans une conversation avec Eastman, un témoignage selon lequel Trotsky s'était « battu pied à pied, jusqu'au bout »[250].

Le résultat est là. Le communiqué de Trotsky parle de diffamation, d'affirmations « mensongères et fallacieuses », de « bavardage », « malveillance », « prétendue amitié » avec Eastman[251]. Ce dernier ne se remettra jamais de la blessure ainsi infligée. Si on l'en croit, ce désaveu de Trotsky lui a fait perdre plus d'un ami et il cite à ce propos le témoignage du correspondant anglais Reswick et d'Enoukidze qui pense que l'« idole » a eu tort de « descendre de son piédestal ». En 1928, d'Alma-Ata, Trotsky écrira à Mouralov qu'Eastman avait commencé cette affaire de sa propre initiative – il ignorait alors que Rakovsky avait approuvé l'initiative d'Eastman–- et à ses propres risques, à un moment ou les dirigeants de l'Opposition étaient opposés à l'idée d'engager une lutte politique ouverte :

« C'est pourquoi, sur décision du groupe dirigeant de l'Opposition, j'ai signé la déclaration sur Max Eastman, qui m'a été imposée par la majorité du bureau politique avec l'ultimatum de signer telle quelle la déclaration ou de commencer la lutte ouverte là-dessus. »[252]

Tenu à l'écart des véritables décisions et d'une grande partie de l'information par le doublage des réunions du bureau politique par les réunions « fractionnelles » de la « bande des sept » – les six autres membres du bureau politique plus Kouibychev –, il ne semble pas avoir été surpris, contrairement à ce qu'assure Deutscher, par l'existence d'un conflit au sein du triumvirat[253], mais seulement que ce conflit ait éclaté au grand jour dès le XIVe congrès, en décembre 1925.

Nous possédons des notes prises par lui au cours de la discussion avec ses amis proches. Le 9 décembre 1925, il relève que le conflit a comme racines sociales l'antagonisme entre classe ouvrière et paysannerie, mais que les formes qu'il revêt sont conditionnées exclusivement par le régime du parti, ironise amèrement sur le caractère unanime des résolutions adoptées de part et d'autre, parle d'un conflit confiné aux sommets et de son caractère « schématique, doctrinaire, scolastique même »[254].

Le 14 décembre il se livre à une analyse des mots d'ordre et des divergences exprimées par les deux camps en présence et développe à nouveau ses positions sur le rôle du Gosplan et la nouvelle politique agraire[255].

Les notes prises par Trotsky au cours du congrès – datées du 22 décembre – semblent répondre d'avance aux critiques que formulera plus tard Deutscher. Tout en reconnaissant qu'il y a un élément de vérité dans les allégations officielles selon lesquelles l'opposition de Leningrad s'engage à la suite de celle de 1923, il manifeste clairement que le déroulement du congrès ne l'a pas convaincu de la possibilité d'une alliance à court terme avec ses dirigeants. Evoquant le rôle passé des dirigeants de Leningrad dans la lutte contre le « trotskysme », le régime abominable qu'ils ont fait régner dans le parti à Leningrad depuis des années, il assure même que « le remplacement des dirigeants et l'adoption à Leningrad d'un ton moins arrogant à l'égard du parti dans son ensemble sont incontestablement des facteurs positifs ».

Reconnaissant que les dirigeants de Leningrad ont dû s'adapter finalement à « la sensibilité de classe du prolétariat de Leningrad », il assure, renvoyant dos à dos Moscou et Leningrad :

«La démocratisation de la vie intérieure de ces organisations est une condition indispensable de leur résistance active et couronnée de succès aux déviations paysannes. »[256]

Mais Boris Souvarine cite une lettre non datée d'Antonov-Ovseenko à Trotsky, dans laquelle il lui reproche de n'avoir pas fait au congrès l'intervention décidée contre Zinoviev et Kamenev et d'avoir « cédé, non sans résistance, à l'impatience et à la pression des amis de la fraction »[257]: les choses ne sont pas aussi simples que Deutscher le croit.

Dans une lettre du 9 janvier 1926, en réponse à un message de Boukharine envoyé au lendemain d'une réunion du comité central, Trotsky donne sa propre interprétation de la situation à Leningrad profondément différente de celle que Deutscher lui reproche de ne pas avoir adoptée :

« L'état réel des affaires n'est pas du tout comme vous le voyez. Il est en réalité que le caractère inadmissible du régime de Petrograd n'a été révélé que parce qu'il a éclaté un conflit entre lui et les grands chefs de Moscou, et pas du tout parce que la base à Leningrad aurait protesté ou exprimé son mécontentement. [...] On ne trouve à Leningrad qu'une expression accentuée et plus déformée des caractères négatifs qui sont typiques du parti dans son ensemble. [...] Vous vous rappelez peut-être qu'il y a deux ans, dans une réunion du bureau politique, j'ai dit que les rangs du parti à Leningrad étaient musclés plus que partout ailleurs[258]. »

Le régime de Leningrad, est certes, il le reconnaît, un régime de « super-appareil », mais il ne pense pas que la ville puisse être séparée de Moscou par une frontière :

« Considérez un instant ce fait : Moscou et Leningrad, les deux principaux centres prolétariens adoptent simultanément et en outre à l'unanimité (pensez-y, à l'unanimité !), à leurs conférences de parti, deux résolutions se visant l'un l'autre. Et considérez aussi que l'opinion officielle du parti, représentée par la presse, ne s'arrêtera pas sur ce fait vraiment choquant.

« Comment cela est-il arrivé ? Quels sont les courants sociaux qui se dissimulent au-dessous [...] ? Quelle est donc l'explication ? Simplement ce que chacun dit en silence : l'antagonisme à 100 % entre Leningrad et Moscou est l'œuvre de l'appareil. »[259]

Treize ans plus tard, l'oppositionnel de Moscou Andréi Konstantinov, dit Kostia, rappelle à ses camarades déportés, dans la forêt près de Vorkouta :

« Un exemple frappant de ce qu'était devenu le parti était donné par les réunions de militants du parti quand l'Opposition de Zinoviev entra dans la bagarre. Tous les militants de Leningrad acceptaient unanimement la résolution anti-Staline. En même temps, les militants de Moscou et de son district réunis se déclaraient contre l'Opposition.

« Personne n'avait plus d'opinion à soi – et comme on disait justement, la paroisse est comme le pope. Pour la majorité, ces "paroissiens" étaient des novices, les prêtres soigneusement "filtrés" et corrompus et l'habitude de la docilité était entretenue et renforcée par en haut, par tous les moyens, et toujours plus fermement implantée. »

Telle est donc bien l'opinion de Trotsky – et celle de ses camarades – sur l'« Opposition de Leningrad », compte tenu des éléments et interventions au congrès que Deutscher lui reproche de n'avoir pas immédiatement et chaleureusement approuvés. Cela signifie tout simplement que Trotsky n'a pas partagé l'interprétation des faits que Deutscher lui oppose et au nom de laquelle il juge son attitude inexplicable.

Le 9 janvier 1926, la question de la « démocratie du parti » est encore et toujours pour Trotsky la pierre de touche de la nature sociale des fractions en présence dans le parti.

XXX. Réalignements[modifier le wikicode]

Déjà, le 28 décembre 1925, au comité central, Trotsky et ses deux camarades de l'Opposition de 1923, Rakovsky et Piatakov, ont voté contre le changement de direction de la Leningradskaia Pravda qui leur paraît un abus de pouvoir[Note du Trad 7][260]. Le 5 janvier 1926, il vote au comité central contre les propositions de Staline qui ne sont ni plus ni moins que des représailles contre l'opposition de Leningrad. Comme Kamenev s'étonne de voir Boukharine, hostile dans le passé aux représailles contre les « trotskystes », réclamer contre la nouvelle opposition l'usage du fouet, Trotsky s'écrie, sarcastique : « C'est qu'il y a pris goût ! »[261]

Les représailles vont vite. Molotov est sur place à Leningrad dès le 5 janvier, avec une équipe qui comprend notamment Kirov, Andreiev, Vorochilov et Kalinine, autrefois ouvriers aux usines Poutilov. La délégation de Leningrad au XIVe congrès est mise en accusation pour avoir violé la résolution de la conférence régionale pour « l'unité du parti » et pour n'avoir pas tenu compte du vote « pour Moscou » du rayon ouvrier de Vyborg. En fait, il ne faudra pas quinze jours au groupe Molotov, appuyé sur des « groupes d'initiative » locaux, pour s'emparer de positions que Zinoviev estimait « imprenables »[262].

Multipliant les réunions à tous les échelons, faisant le siège des responsables, faisant alterner promesses et menaces, les hommes de l'appareil central avancent au pas de charge. L'écrivain de langue française Victor Serge, partisan de Trotsky, qui a assisté à l'opération, écrit :

« Il se trouva auprès de chaque comité local des malins qui comprirent que se prononcer pour le C.C., c'était commencer une nouvelle carrière ; d'autre part, le respect, il faudrait dire le fétichisme du C.C., désarmait les meilleurs. […] Pas une parole n'emportait l'adhésion, mais les vaincus s'étaient mis dans un mauvais cas. Le niveau de l'éducation, très bas d'une partie de l'auditoire et la dépendance matérielle de chacun à l'égard des comités du parti assuraient le succès de l'opération. »[263]

Le retournement de l'organisation du parti de l'usine Poutilov rouge – que Zinoviev tenait pour son bastion –, le 21 janvier, marque la défaite de l'appareil leningradien. Un communiqué de victoire de Molotov dans la Pravda du 30 janvier indique que sur 72 907 membres du parti consultés à cette date – 85 % du total –, 70389 – soit 96,3 % – se sont prononcés contre l'opposition qui n'a pour sa part recueilli que 2 244 voix, soit 3,2 %[264]. Zinoviev perd jusqu'à son siège de président du soviet de Leningrad. S.M. Kirov, un apparatchik venu d'Azerbaïdjan, prend en main l'appareil de la « Commune du Nord ». Cet effondrement du « super-appareil » zinoviéviste de Leningrad va évidemment bouleverser les données de la lutte à l'intérieur du parti et poser en termes nouveaux la question des alliances.

Nous avons déjà relevé que Trotsky avait observé durant le XIVe congrès une neutralité absolue : les déclarations, à certains égards positives à ses yeux, des dirigeants de la nouvelle opposition ne pouvaient nullement annuler, selon son jugement, leur crime majeur : avoir littéralement muselé le parti dans le principal centre prolétarien du pays. Les quelques dizaines de membres et sympathisants de l'Opposition de 1923 assistent, muets – et, comme beaucoup d'ouvriers, avec peut-être un sentiment au moins fugitif de « juste retour » – au règlement de comptes du début de janvier : Victor Serge indique que les oppositionnels se présentaient aux réunions de leurs organisations de parti, écoutaient les différentes interventions et partaient avant le vote[265]. Un auteur soviétique contemporain assure que Trotsky envisagea un instant d'intervenir dans la bataille contre Leningrad[266]. T.N. Nisonger, auteur d'une thèse sur l'opposition de Leningrad, mentionne l'appui donné au « groupe d'initiative de Poutilov rouge », fondé par la majorité, par le journaliste Vassili Tchadaev[267], présenté par Victor Serge comme l'un des organisateurs du centre local de l'Opposition de gauche[268].

En fait, des deux côtés, on s'intéressait depuis des mois à s'assurer l'alliance de Trotsky et des siens. On en a de multiples exemples dans les débats du congrès et ses lendemains. Tomsky, tout en défendant Staline contre Kamenev, rappelle aux délégués que Zinoviev et Kamenev avaient été partisans non seulement de frapper Trotsky, mais encore de l'achever par une exclusion, ce qu'il ne jugeait pas correct. Il souligne au passage le mérite de Trotsky qui a toujours fait des propositions concrètes[269]. Le même Tomsky, à Poutilov rouge, rappelle « tout ce que Trotsky a enduré[270] ». Il est à cet égard difficile d'apprécier dans quelle mesure les avances faites à Trotsky en provenance de la majorité du comité central émanaient de l'ensemble ou du seul groupe des proches de Boukharine.

La lettre de Trotsky à Boukharine du 9 janvier[271] répond à une lettre de ce dernier qui semble avoir été un réquisitoire contre l'appareil de Leningrad et une justification de l'offensive du comité central menée selon la formule : « Gagner les gens à la base tout en écrasant la résistance au sommet. » Il reproche à Tomsky de ne pas voir la réalité, du fait de ses « considérations formelles sur la démocratie ». Ce n'est pas là pure manœuvre. En fait, il semble avoir essayé de profiter du procès fait à Zinoviev pour tenter de réviser publiquement le verdict contre Trotsky. C'est ainsi qu'il assure en janvier 1926, à Leningrad :

« Dans les discussions avec Trotsky, j'ai toujours été opposé à ce que la question soit posée en disant que Trotsky était un menchevik. Bien entendu, Trotsky n'est pas un menchevik. Il s'est battu pour la révolution d'Octobre et a réalisé beaucoup de choses pour lesquelles le parti lui doit beaucoup. »[272]

Staline n'est pas prêt à tenir, semble-t-il, le même langage. Zinoviev abattu, il ne se soucie guère de l'alliance de Trotsky. On peut en voir un indice dans la politique du patron de l'appareil de Moscou, N.I. Ouglanov, sous l'égide duquel se dessine très vite une nouvelle campagne de rumeurs et de calomnies contre Trotsky. Ce dernier n'est pas autorisé à prendre la parole devant des auditoires d'ouvriers, mais on fait courir le bruit qu'il donne des conférences payantes et empoche les droits d'entrée. Pis encore, cette campagne commence à revêtir des accents antisémites. Le 4 mars, Trotsky écrit à Boukharine pour lui proposer une vérification en commun des exemples concrets d'antisémitisme qu'il lui narre[273]. Nous ne savons plus rien de ces contacts, la correspondance déposée dans les archives à Harvard s'arrêtant sur un mot de Trotsky à Boukharine en date du 19 mars. L'accord n'était pas possible. L'idée, qui était probablement celle de Boukharine, de permettre à la base de s'exprimer et de critiquer, tout en écrasant toute velléité d'opposition au sommet, n'est, pour Trotsky, qu'un moyen d'élargir la base du régime d'appareil.

D'un autre côté, les avances de l'opposition de Leningrad, si longtemps arrogante dans son antitrotskysme venimeux, se sont exprimées aussi dans le cours du congrès, essentiellement dans la proposition de Zinoviev de réintégrer les « anciens groupes » dans la vie du parti, les interventions de Kamenev quant au fond, de Kroupskaia, et de Lachévitch qui, exaspéré par les cris de « trotskyste » lancés par la salle finit par répondre que Trotsky disait des choses très justes. Il faut bien admettre l'existence du grain de vérité que Trotsky trouvait à cette continuité entre l'opposition de 1923 et celle de Leningrad dans ses notes de décembre 1925 : la réalité sociale de l'Union soviétique pesait effectivement sur les regroupements politiques et leurs programmes.

Il faut cependant relever aussi qu'indépendamment de l'idée personnelle que pouvait avoir là-dessus Trotsky à partir du XIVe congrès, il ne lui aurait sans doute pas été facile de la faire admettre à bref délai et sans discussion à ses camarades de l'Opposition de 1923. Selon les éléments d'information dont nous disposons, les oppositionnels se sont en effet divisés profondément sur les conclusions à tirer de l'explosion du triumvirat. Karl Radek etAntonov-Ovseenko ont été d'actifs partisans de l'alliance avec la majorité du comité central, tandis que Sérébriakov œuvrait pour l'alliance avec les Leningradiens, redevenus des militants ordinaires du parti après l'effondrement de leur édifice bureaucratique[274]. S. V. Mratchkovsky, quant à lui, s'opposait à tout bloc, avec une formule lapidaire : « Staline nous trahira, et Zinoviev nous lâchera[275].» La prédiction était exacte et Mratchkovsky devait en mourir ...

Nous ne savons pas comment se déroulèrent les discussions au sein du noyau dirigeant de l'opposition de gauche. Victor Serge relate la surprise des oppositionnels de Leningrad apprenant que l'accord avait été réalisé entre les deux oppositions[276]. Le rapprochement semble s'être, dans une certaine mesure, fait de lui-même. Au comité central d'avril, dans un premier temps, Trotsky soutient un amendement de Kamenev à la résolution Rykov sur les problèmes économiques[277]. La publication, en février, des Questions du léninisme, où Staline polémiquait lourdement contre Zinoviev sur la question de la politique vis-à-vis du koulak, et, surtout, reprenait les thèmes sur la possibilité de la victoire du socialisme dans un seul pays, contribua peut-être au rapprochement entre les deux oppositions. Le premier contact est évidemment personnel, entre Trotsky et Kamenev. Trotsky ne s'en souvient que pour mentionner ce qu'il appelle « l'optimisme bureaucratique » de son interlocuteur qui lui déclare :

« Il suffit que vous vous montriez avec Zinoviev sur une même tribune : le parti trouvera aussitôt son nouveau comité central[278]. »

D'autres entrevues suivent, avec cette fois Zinoviev et Kamenev, des réunions dont Trotsky indique qu'elles étaient présidées par Sapronov[279]. Trotsky les interrompt en partant, fin avril, pour Berlin où il va tenter de se faire soigner pour sa toujours mystérieuse maladie pendant un long mois[280]. Il raconte dans Ma Vie :

« Zinoviev et Kamenev me firent des adieux presque touchants : ils n'avaient pas du tout envie de rester en tête à tête avec Staline[281]. »

Les négociations, de toute façon, sont allées très vite. Dans Ma Vie, Trotsky est discret à ce sujet :

« La protestation de classe des ouvriers coïncida avec la fronde déclarée du haut dignitaire Zinoviev. [...] Au grand étonnement de tous et avant tout d'eux-mêmes, Zinoviev et Kamenev se trouvèrent forcés de reprendre, l'un après l'autre, les arguments des critiques de l'Opposition et furent bientôt relégués dans le camp des "trotskystes". Il n'est pas étonnant que, dans notre milieu, le rapprochement fait avec Zinoviev et Kamenev ait semblé pour le moins paradoxal. [...] En fin de compte, les questions de cet ordre sont résolues par des appréciations politiques et non psychologiques. Zinoviev et Kamenev reconnurent ouvertement que les "trotskystes" avaient eu raison dans la lutte menée contre eux depuis 1923. Ils adoptèrent les bases de notre plate-forme. Dans de telles conditions, il était impossible de ne pas faire bloc avec eux[282]. »

Les seuls éléments d'information dont nous disposions sur l'état d'esprit de Zinoviev nous viennent de Ruth Fischer, qui se trouvait à cette époque en Allemagne et jouissait de sa confiance. Il lui a dit, au lendemain du XIVe congrès, son sentiment sur Staline, fourrier de Thermidor, son espoir de réveiller les cadres du parti en les regroupant. Ruth Fischer raconte:

« Quand nous parlions d'une alliance avec Trotsky, Zinoviev me répéta souvent qu'il regrettait sincèrement d'avoir combattu Trotsky en 1923 : c'était cette sérieuse erreur qui avait permis à Staline de gagner la première manche. Mais il ne gomma jamais les divergences politiques qui continuaient entre lui et Trotsky. Zinoviev était en train de réviser sa croyance dans l'unanimité "d'airain bolchevique". [...] "Il nous faut trouver un type d'organisation où toutes les tendances du socialisme révolutionnaire puissent trouver assez d'air pour exister". […] Zinoviev discutait aussi quel type de démocratie soviétique devait être légalisé. […] Il était entendu qu'une fois le groupe Staline dépouillé du monopole du pouvoir, le nouveau régime dans le parti ne pourrait se maintenir qu'en faisant appel aux éléments qui voulaient une large extension de la démocratie soviétique[283]. »

Nous n'avons malheureusement aucune indication documentaire – seulement ce témoignage – sur cette conversion de Zinoviev à la démocratie du parti et des soviets, facteur évidemment décisif pour un rapprochement avec Trotsky. Ruth Fischer raconte également comment, presque timidement, Zinoviev aborda avec elle, quelques jours après le congrès, la question de l'alliance avec Trotsky :

« "C'était, disait-il, une lutte pour le pouvoir d'État. Nous avons besoin de Trotsky non seulement parce que, sans son cerveau brillant et sa large audience, nous ne prendrons pas le pouvoir d'Etat, mais parce qu'après la victoire, nous aurons besoin d'une bonne poigne pour ramener la Russie et l'Internationale sur la voie socialiste. En outre, personne d'autre ne peut organiser une armée. Staline ne nous a pas opposé des manifestes, mais le pouvoir et on ne peut l'affronter qu'avec un pouvoir supérieur, non des manifestes. Lachévitch est avec nous, et si Trotsky et nous, nous nous allions, nous gagnerons. Ce que nous voulons, continuait-il, ce n'est pas un coup d'Etat, mais l'éveil de la base du parti et, à travers elle, de la classe ouvrière russe et européenne au danger de l'heure. C'est la classe ouvrière russe qui serait la victime de la contre-révolution." [...] Il fallait gagner la majorité dans le parti, mais il fallait être sûr qu'on pourrait faire face à une tentative de l'empêcher de prendre le pouvoir, par la force, et en venir à bout par la violence. Seule une alliance de tous les oppositionnels pouvait mettre sur pied un tel programme[284]. »

Quand les trois hommes se retrouvent, Zinoviev et Kamenev sont prêts à reconnaître leurs erreurs passées, les méthodes d'appareil qu'ils ont accepté d'employer dans la lutte contre l'opposition de 1923 : ils disent à Trotsky ce qu'ils vont répéter dans le parti, sur la façon dont, avec Staline, ils ont « inventé » le trotskysme, faussé le jeu normal de la démocratie, supprimé la représentation légitime de l'Opposition à la XIIIe conférence. Ces « aveux » sont, pour Trotsky, d'une importance capitale, donnant une base de principes à son alliance avec eux.

Pour sa part, il s'efforce de ménager l'amour-propre de ses nouveaux alliés. Ensemble, ils vont chercher une formule qui permette d'atténuer l'impact des « Leçons d'Octobre » et à Zinoviev et Kamenev de ne pas perdre la face dans cette alliance, après leur virulente dénonciation de la « révolution permanente », à laquelle les textes de la nouvelle opposition ne devront pas faire allusion.

Le résultat de ces négociations préliminaires est particulièrement spectaculaire, tel qu'il se manifeste dans la déclaration de Zinoviev devant le comité central de juillet 1926 :

« J'ai commis bien des erreurs. Je pense que les plus importantes sont au nombre de deux. Ma première erreur, celle de 1917, est connue de tous. […] Je considère ma seconde erreur comme plus dangereuse que celle de 1917, commise en présence de Lénine, corrigée par Lénine et par nous aussi, avec l'aide de Lénine, en quelques jours. [...] Nous disons que maintenant il ne peut y avoir aucun doute que le noyau fondamental de l'opposition de 1923, comme l'a démontré l'évolution de la fraction dominante, a correctement mis en garde contre les déviations de la ligne prolétarienne et la croissance menaçante du régime d'appareil. [...] Oui, sur la question de l'oppression bureaucratique de l'appareil, Trotsky avait raison contre nous[285]. »

De son côté, celui-ci déclare dans les mêmes circonstances et de façon, si l'on peut dire, symétrique :

« Il est incontestable que j'ai lié, dans mes "Leçons d'Octobre", les déviations opportunistes du parti aux noms de Zinoviev et Kamenev. Comme l'a démontré l'expérience de la lutte idéologique menée au sein du comité central, c'était là une erreur grossière. Cette erreur s'explique par le fait que je n'avais pas la possibilité de suivre la lutte idéologique à l'intérieur du "groupe des sept" et de me rendre compte à temps que les déviations opportunistes avaient été provoquées par le groupe dirigé par le camarade Staline contre les camarades Zinoviev et Kamenev[286]. »

Il n'y a plus désormais d'obstacle au travail en commun entre les deux groupes d'oppositionnels. Natalia Ivanovna raconte :

« D'incessantes conférences se tenaient au Kremlin, tantôt chez nous, tantôt dans les appartements de Kamenev ou de Zinoviev ou de Karl Radek. La sincérité de Kamenev et de Zinoviev était évidente, comme leur joie expansive de pouvoir enfin parler à cœur ouvert, discuter tous les problèmes sans arrière-pensée. [...] La collaboration avec Staline, dont il fallait toujours se défier et qui, de par sa formation générale, comprenait mal le langage des idées, leur avait pesé. Kamenev prenait de petites revanches en racontant des anecdotes, en singeant la gaucherie, l'accent, le parler primaire de Staline. Lev Davidovitch s'efforçait alors de détourner la conversation vers d'autres sujets. Il lui déplaisait qu'on rabaissât le débat sur les travers d'une personnalité. "Et puis, commentait-il ensuite, l'homme est déjà assez désagréable à rencontrer. S'il faut encore le singer quand il n'est pas là, c'est trop!"[287]. »

Pourtant, en 1936, après la mort de ses deux camarades, Trotsky évoquait leurs conversations d'alors sur Staline :

« Vous pensez, disait Kamenev, que Staline réfléchit maintenant à la façon de répondre à vos critiques ? Vous vous trompez. Il se demande comment vous détruire [...] d'abord moralement, ensuite physiquement, si c'est possible. Vous calomnier, monter une provocation, fabriquer un complot militaire, organiser un attentat. Croyez-moi, ce n'est pas une hypothèse : il nous arriva au triumvirat de parler en toute franchise, bien que les relations personnelles fussent quelquefois tendues à se rompre. Staline combat sur un tout autre terrain que nous. [...] Rappelez-vous l'arrestation de Sultan-Galiev. [...] Staline en prit l'initiative. Par malheur, nous y avons consenti, Zinoviev et moi. Staline parut dès lors avoir senti le goût du sang ... Sitôt que nous eûmes rompu avec lui, nous rédigeâmes une sorte de testament contenant cet "avertissement" : en cas de mort "accidentelle", considérez Staline comme le responsable. Ce document est déposé en lieu sûr. Je vous conseille d'en faire autant[288]. »

De son côté, Zinoviev mettait Trotsky en garde :

« Vous croyez que Staline n'a pas réfléchi à votre suppression physique ? Il y a pensé maintes fois. Il n'a été arrêté que par cette considération que les jeunes eussent rendu le triumvirat responsable, l'eussent peut-être accusé lui-même, eussent pu recourir aux attentats. Il tenait pour nécessaire de détruire d'abord les cadres de la jeunesse d'opposition. On verrait ensuite. La haine qu'il nous porte, surtout à Kamenev, s'explique du fait que nous savons trop de choses sur lui[289]. »

Presque dès la reprise des relations, ces dernières sont, sur le plan personnel, « extrêmement cordiales et affectueuses », écrit Victor Serge[290], sur le témoignage de Natalia Ivanovna.

L'amitié n'a pas totalement disparu entre Trotsky et son beau-frère, L.B. Kamenev, mari de sa jeune sœur Olga. Ce dernier a quarante-trois ans, mais s'est épaissi, et son collier de barbe blanchissante le vieillit. Fils d'un mécanicien des chemins de fer, il a fait des études de droit et connu ses premières prisons à dix-neuf ans, en 1902. Il a vécu en émigration, revenant à Pétersbourg en 1914 pour prendre la direction de la Pravda. Arrêté, il s'est dissocié du « défaitisme révolutionnaire » préconisé à l'époque par Lénine. Exilé en Sibérie, il en est revenu en avril 1917 et, à la conférence du même mois, s'est, comme on sait, opposé à Lénine, puis à nouveau dans le débat sur l'insurrection. Il est, depuis longtemps, remarquable chez les bolcheviks par la civilité de ses manières, son refus des positions excessives et des excès verbaux. Il a joui de la confiance de Lénine qui, en 1923, l'a chargé d'une mission de confiance en Géorgie. Cet érudit, directeur de l'Institut Lénine, chargé de l'édition de ses Œuvres, est sans doute un tantinet sceptique, en tout cas pas du tout agressif. Il a eu le rôle décisif dans le rapprochement entre les deux oppositions.

G.E. Zinoviev a le même âge que celui qui est depuis 1917 son véritable coéquipier politique ; il n'a pas fréquenté l'école, a été instruit chez son père, petit fermier faisant de l'élevage laitier. Enseignant, puis employé, militant au début du siècle, il a connu Lénine en 1903, milité en Russie à partir de 1905. Arrêté, il a été libéré en raison de sa maladie de cœur. En 1908, il est devenu le proche collaborateur – ses ennemis disent « l'âme damnée » – de Lénine en exil.

Il a sans doute réellement cru qu'il était arrivé à s'imposer comme le successeur de Lénine – ce qui lui paraissait normal – et, dans son désir d'éliminer définitivement l'opposition de Trotsky, n'a probablement pas compris la portée de son exigence de reniement. C'est un homme plus instruit et cultivé qu'on ne le croit généralement, bon vulgarisateur et grand tribun. Il ne manque pas de courage physique, mais perd la tête, panique dans les circonstances difficiles. Il dit à Trotsky qu'il est, comme lui, convaincu que la lutte qui les attend sera longue et dure, mais il croit en réalité à une victoire, sinon facile, du moins proche.

On aurait tort, compte tenu de leur effondrement final, de considérer ces deux hommes comme des personnalités de second ordre. Le 3 janvier 1928, après l'éclatement de l'Opposition unifiée, alors qu'ils sont redevenus ses adversaires politiques, Trotsky les qualifie de « personnalités considérables ». Et ils le sont.

Une partie de leurs collaborateurs sont des hommes simples, vieux-bolcheviks, G.E. Evdokimov, ancien marin puis ouvrier, malheureusement trop porté sur la boisson, I.P. Bakaiev, un combattant, tchékiste de la première cuvée, à la physionomie très Jeune, rieur, M.M. Lachévitch, sous-officier devenu chef d'armée, petit et rond, lui aussi buvant trop, jovial autant qu'intrépide, qui interpelle ses amis : « Mais enfin, c'est nous qui l'avons inventé, le trotskysme ! »[291]

Autour de ce groupe étroitement soudé – sauf Lachévitch, mort prématurément –, ils iront à la mort ensemble – sont venues s'agglomérer des personnalités éminentes. Kroupskaia, la veuve de Lénine, son ombre dévouée une vie durant, s'est engagée avec ceux qui lui semblaient les plus proches du disparu. Sokolnikov, intellectuel très occidentalisé, considéré par tous comme un ultra-modéré, ne semble pas à sa place, et Trotsky dit que sa présence est le résultat d'une erreur[292]. Ivar Temssovltch Smilga a été le benjamin du comité central de 1917, le président du conseil de la Baltique – Centrobalt – le complice de Lénine dans la lutte pour imposer au comité central la décision d'insurrection. Economiste et chef d'armée, il a eu pendant la guerre bien des conflits avec Trotsky. Puis il est devenu l'un des dirigeants de l'économie. Victor Serge l'a vu, assis sur un tabouret dans un logement ouvrier, « intellectuel blond, d'une quarantaine d'années, à lunettes et barbiche, au front dégarni, d'aspect ordinaire, très homme de cabinet »[293].

Nous ne savons rien des pourparlers qui ont été menés, semble-t-il, par Kamenev, pour rallier autour du noyau de ces deux oppositions les groupes divers qui ont été ou sont d'accord avec leurs critiques ou propositions essentielles : les partisans du centralisme démocratique, les « décistes » de V.M. Smirnov et T.V. Sapronov, ce dernier particulièrement actif, les anciens de l'Opposition ouvrière, avec A.G. Chliapnikov – en exil « diplomatique » à Paris – et S.P. Medvedev – dont on va beaucoup parler. Il faut aussi mentionner les oppositions nationales comme celle des communistes géorgiens groupés autour des dirigeants qui ont tenu tête à Staline à partir de 1922 : Boudou Mdivani, lui aussi en exil à Paris, S.I. Kavtaradzé, l'ancien clandestin et tchékiste, Koté M. Tsintsadzé, Lado Doumbadzé, les frères Okoudjava et bien d'autres. Tous ces groupes rallient le front commun qu'on appelle généralement « Opposition unifiée », mais que ses adversaires désignent plutôt comme « le bloc de l'opposition ».

Ce regroupement ne s'est pas fait sans mal. Il existe, entre les groupes ainsi appelés à se réunir, un lourd contentieux, et l'appareil l'utilise évidemment. Ainsi publie-t-il une brochure dans laquelle on a abondamment reproduit ce que chacun de ces groupes a dit des autres à tel ou tel moment dans le passé. En certains endroits, la difficulté est énorme : c'est le cas, évidemment, à Leningrad où l'appareil zinoviéviste a été d'une particulière brutalité avec les « trotskystes » au cours des années précédentes. Victor Serge raconte combien les oppositionnels de Leningrad furent surpris d'apprendre la conclusion de l'accord :

« Comment nous asseoir à la même table que les bureaucrates qui nous avaient traqués et calomniés ? Qui avaient tué la probité et la pensée du parti ? »[294]

Les oppositionnels fidèles à Trotsky n'ont pas oublié les 99,95 % de voix qui ont condamné à Leningrad en 1924, les « Leçons d'Octobre ». Mais Serge est frappé du changement d'attitude des autres : ne sont-ils pas soulagés d'avoir changé de camp ? Les difficultés recommencent quand il faut passer aux dispositions pratiques de fusion. Côté opposition de 1923, on hésite à dévoiler l'identité de tous les dirigeants à ceux qui, la veille encore, ne cherchaient qu'à les écraser[295].

Le Centre de Leningrad délègue Victor Serge à Moscou pour exprimer ses réserves à Trotsky. Ce dernier justifie la fusion par la nécessité d'unir les forces oppositionnelles dans les deux grands centres prolétariens du pays, assure à l'émissaire de Leningrad que la bataille sera difficile mais que les chances de vaincre et donc de sauver la révolution sont grandes. L'unification se réalise finalement avec la venue de deux représentants de Moscou appartenant aux deux « noyaux » : Préobrajensky et Smilga. Au moment où la fusion se fait, l'opposition unifiée compte sur 600 militants et le noyau des partisans de Trotsky – une vingtaine au départ – a réussi à en recruter 400[296].

C'est dans ces conditions que l'Opposition élabore son premier texte commun véritable « déclaration de tendance » adressée au parti pour être présentée au comité central de juillet. Il est signé de treize responsables, cinq membres du comité central (Evdokimov, Kamenev, Piatakov, Trotsky, Zinoviev) et deux suppliants, (A.D. Avdeiev et Lachévitch) et six membres de la commission centrale de contrôle (Bakaiev, Kroupskaia, G.A. Lizdine, N.I. Mouralov, A.A. Peterson et K.S. Soloviev)[297]. Ce texte, qui peut être considéré comme l'acte de naissance de l'Opposition, ne fait aucune allusion aux problèmes théoriques qui séparent les membres de l'Opposition. C'est un texte politique d'actualité.

Il part de l'affirmation selon laquelle la cause des crises qui secouent le parti et du fractionnisme se trouve dans le bureaucratisme qui ferme la bouche des militants et les conduit à se taire par peur de sanctions. La cause du développement du bureaucratisme se trouve dans l'impossibilité d'appliquer d'une autre façon une politique qui vise à réduire dans la société le poids spécifique du prolétariat.

Les exemples les plus clairs de cette politique, poursuit la déclaration, sont fournis par l'attitude du comité central et sa politique de baisse des salaires de fait, de freinage de l'industrialisation et de concessions aux couches les plus aisées du village.

Suivent une analyse des « déformations bureaucratiques dans l'Etat ouvrier » et le rappel de l'avertissement de Lénine sur la nécessite de la défense des travailleurs contre l'Etat, tâche des syndicats. Le texte montre parallèlement les déformations bureaucratiques de l'appareil du parti et décrit ses conséquences dans la vie quotidienne des ouvriers et des paysans comme de la Jeunesse.

Passant au plan international, la déclaration met en garde contre le choix d'alliés opportunistes sur le plan international dans la lutte contre l'impérialisme et l'intervention militaire, et souligne la nécessité d'un redressement de la ligne politique de l'Internationale communiste – indissolublement liée au régime interne qui lui est imposé.

Prenant résolument l'offensive, la déclaration des treize, dans un paragraphe consacré au « fractionnisme », dénonce l'activité de la fraction au pouvoir qui a, de fait, confisqué au parti tous ses droits :

« Il n'est désormais plus douteux que le noyau de base de l'Opposition de 1923 avait à juste titre mis en garde contre les dangers de l'abandon de la ligne prolétarienne et la menace grandissante du régime d'appareil. »[298]

Elle souligne l'émotion provoquée dans le parti par les exclusions – des centaines – d'ouvriers communistes de Leningrad et affirme que, face à la politique de la direction, laquelle pave le chemin pour le regain des influences mencheviques et s.r., il faut de toute urgence rétablir l'unité des rangs du parti sur la base d'un régime sain et démocratique.

Un épisode rapporté par Boris Souvarine permet de comprendre ce que l'Opposition unifiée entend par là : elle ne se présente nullement en direction alternative, mais seulement en agent du retour à l'unité. Préobrajensky confie en effet à Souvarine, au mois de juillet, que l'Opposition, soucieuse de trouver un successeur de Staline acceptable pour tous, a porté son choix sur Dzerjinski, droitier en matière économique et fondateur de la Tchéka. Aux objections de son interlocuteur, il oppose la nécessité de « choisir un homme loyal, reconnu comme tel par toutes les tendances et qui cumulât les qualités d'énergie aux capacités, de travail ». C'est un vieil ennemi de l'Opposition, reconnaît-il, « mais il est honnête »[299].

En fait, l'Opposition, au moins sur le papier, pourrait parfaitement aspirer à briguer la place du groupe dirigeant Staline-Boukharine. La moitié exactement des membres survivants du comité central en 1918, 1919, 1920, est dans ses rangs, ainsi que la majorité du bureau politique de 1919 et 1920. Les hommes qui la composent sont des révolutionnaires prestigieux par leur passé de clandestins, leur rôle dans la révolution, la part qu'ils ont prise dans la guerre civile. Les politiques qui la dirigent ont avec eux des hommes dont l'autorité est immense dans leur milieu et leur prestige grand, bien au-delà du parti : Mouralov, inspecteur général de l'Armée rouge, le critique littéraire A.K. Voronsky, le journaliste L.S. Sosnovsky, l'économiste E.A. Préobrajensky, les diplomatesKrestinsky, Joffé, Rakovsky, Smilga est vice-président du Gosplan, directeur de l'Institut Plekhanov de l'économie nationale. Certains ont encore des fonctions gouvernementales; par exemple, L.N. Smirnov est commissaire du peuple aux P.T.T., A.G. Beloborodov commissaire du peuple à l'Intérieur de la R.S.F.S.R., Lachévitch vice-commissaire du peuple à la Guerre. Et, après tout, Zinoviev est encore le président de l'Internationale communiste.

Ces vieux révolutionnaires n'ont pas oublié les leçons d'illégalité et de travail clandestin que leur ont données leurs années d'expérience de la lutte sous le régime tsariste. Ils en appliquent les règles immédiatement dans leurs communications, leurs contacts, les voyages, la distribution du matériel qui se font, semble-t-il, initialement, sous le couvert de l'appareil de l'Internationale et avec des précautions « conspiratives ». Les réunions, évidemment proscrites dans les locaux du parti, se font dans les logements ouvriers, les assemblées plus larges, comme au temps du tsarisme, en forêt, sous le couvert de promenades.

C'est, ce dernier aspect qui intéresse l'appareil. Aux critiques politiques, il ne veut répondre que par l'accusation d'indiscipline et de fractionnisme, les méthodes policières, les sanctions et le chantage. C'est contre Zinoviev qu'il porte les coups dans un premier temps, dans la mesure où la position de ce dernier lui permet de fournir la couverture d'un travail clandestin des oppositionnels. Un « mouchardage », œuvre d'un dirigeant communiste français, Jacques Doriot, permet d'impliquer dans des tentatives de travail fractionnel à l'étranger deux militants de l'appareil international proches de Zinoviev, A. Gouralski et le Yougoslave Voja Vujović. Un autre collaborateur de l'exécutif de l'I.C., G.Ia. Belenky, est accusé d'avoir organisé la diffusion de la déclaration des Treize et autres documents émanant de l'Opposition, d'avoir pris également des contacts personnels dans le parti dans d'autres villes, notamment à l'occasion d'un voyage à Odessa. C'est sans doute la filature de Belenky qui conduit indicateurs ou policiers à la suite des participants à une assemblée clandestine tenue dans une forêt près de Moscou le 6 juin 1926. La prise est bonne, puisque l'un des orateurs figure parmi les dirigeants de l'Opposition que Staline souhaite frapper dans les premiers : M.M. Lachévitch, suppléant du C.C., vice-commissaire à la Guerre surtout[300].

Dans le même temps, avec l'objectif de discréditer politiquement l'Opposition unifiée et de tenter de dissocier ses composantes, l'appareil publie et orchestre bruyamment des extraits d'une lettre de 1924 envoyée par l'ancien dirigeant de l'Opposition ouvrière S.P. Medvedev, au groupe d'opposition de Bakou[301]. L'auteur, selon la Pravda, préconisait alors, pour sortir de la situation économique, l'octroi d'importantes concessions aux capitalistes étrangers, qualifiait les dirigeants des P.C. étrangers de « petits-bourgeois à la mentalité de larbins », corrompus par l'or de Moscou. Il condamnait, à propos de l'Internationale syndicale rouge « toutes les tentatives de créer ou de maintenir des organisations distinctes "des masses ouvrières" qui sont dans les syndicats, les coopératives et les partis socialistes[302] ». Des extraits choisis de la lettre de S.P. Medvedev sont utilisés comme un brûlot, non seulement contre l'ancien dirigeant de l'Opposition ouvrière, A.G. Chliapnikov, mais, à travers lui, sur l'ensemble de l'Opposition unifiée, identifiée par la propagande de l'appareil à des positions qui ne sont évidemment pas les siennes.

L'opposition unifiée n'a que le temps, avant le comité central de juillet, d'ajouter à sa déclaration des Treize une « déclaration supplémentaire » portant sur l' « affaire Lachévitch », en train d'être transformée, par la volonté de la direction, en une « affaire Zinoviev » par la commission centrale de contrôle à ses ordres[303]. Elle dénonce toute l'affaire comme une partie du plan du groupe Staline pour réorganiser le bureau politique et dont l'ouverture avait été la campagne menée contre Trotsky à Moscou et Kharkov. La proposition du bureau politique, formulée au dernier moment, résulte, selon la « déclaration supplémentaire », de la volonté du groupe Staline de franchir un pas important sur la voie du remplacement de l'ancienne direction léniniste par une nouvelle direction – que le texte, pour la première fois, qualifie de « stalinienne ».

En centrant ainsi ses critiques sur Staline et le groupe dont il est le centre au bureau politique, la « déclaration » donne le sentiment d'avoir été l'expression d'une tentative de division de la majorité. C'est la même interprétation que suggère la déclaration envoyée par Trotsky au bureau politique, en date du 6 juin, à propos de la définition de la démocratie de parti donnée par Ouglanov en contradiction avec les formules de la fameuse résolution du 5 décembre 1923[304]. La bureaucratisation résulte, comme Trotsky l'explique une fois de plus, des rapports de classe et exprime les besoins d'une politique qui pèse contre le prolétariat. Il y aura donc, dans le parti et au sommet de son appareil, crise après crise, dans le processus qui mène de la dictature du parti ouvrier à la dictature de l'appareil bureaucratique sur la classe ouvrière et à l'inévitable dictature d'un seul.

C'est encore Trotsky, au retour de Berlin dans les premiers jours de juin, qui donne le ton des attaques de l'opposition, sur le terrain international auquel il est fait allusion dans la déclaration des Treize. C'est en effet pendant son séjour à l'étranger que se sont produits « deux grands événements européens » : la grève générale britannique et le coup d'Etat militaire de Pilsudski en Pologne – dont il écrira dans Ma Vie qu'ils aggravèrent beaucoup ses dissensions avec la direction stalinienne et donnèrent à la lutte un caractère plus violent encore.

Il s'indigne que les dirigeants des syndicats britanniques, après avoir brisé la grève générale de soutien des mineurs, entamée le 1er mai, continuent de bénéficier du prestige et de l'autorité des syndicats soviétiques à travers l'existence du « comité syndical anglo-russe ». En Pologne, le Parti communiste, sous la direction de Warski, a soutenu de fait le coup d'Etat militaire du maréchal Pilsudski qui va instaurer pour des années dans ce pays un régime fascisant.

Isaac Deutscher, sans donner aucune référence, assure à ce propos que Zinoviev et Kamenev « furent déconcertés par la brutalité avec laquelle Trotsky attaqua le conseil anglo-soviétique » et qu'ils « ne purent être d'accord avec Trotsky » lorsque celui-ci expliqua que les communistes polonais avaient soutenu Pilsudski parce qu'ils entrevoyaient derrière le coup d'Etat la possibilité de la fameuse "dictature démocratique des ouvriers et des paysans”[305] . Il ajoute que Trotsky « promit à Zinoviev et à Kamenev de respecter le tabou de la "dictature démocratique des ouvriers et des paysans” et de ne plus parler de la dissolution du conseil anglo-soviétique” »[306].

Deux documents au moins viennent contredire cette interprétation. Dans Ma Vie, Trotsky écrit que, dès son retour à Moscou, il réclama immédiatement la rupture avec le conseil général des syndicats britanniques et la condamnation du parti polonais – qui ne tarda d'ailleurs pas[307]. Sur la question britannique, il précise : « Zinoviev, après les tergiversations inévitables, se joignit à moi. Radek fut d'un avis contraire. »[308] Par ailleurs, lors du comité central de juillet, un texte sur la grève générale britannique a été présenté, signé non seulement de Trotsky et de Piatakov, mais de Zinoviev, Kamenev et Kroupskaia. Il dénonce « la trahison » de la grève générale par les dirigeants syndicaux et réclame la rupture immédiate avec les syndicats anglais, le départ des syndicats russes du comité syndical anglo-russe. Tout en admettant – et c'est peut-être là une concession, la seule, à Zinoviev, qui avait parrainé en 1925 la naissance de ce comité – que sa constitution a été une décision politique juste, la résolution affirme que son maintien constitue une faute énorme[309].

En tout cas le déroulement du plénum du comité central de juillet – du 14 au 23 – démontre la volonté de la direction de ne pas céder d'un pouce et de passer à l'offensive, au besoin par la provocation. Toutes les résolutions présentées par la minorité sont repoussées. L'atmosphère, tendue, devient parfois violente. C'est ainsi que Dzerjinski, président du conseil de l'Economie, meurt d'une crise cardiaque après une réponse, presque hystérique, aux arguments en faveur de l'industrialisation rapide, de la part de son collaborateur, l'oppositionnel Piatakov. Et c'était l'homme – le seul « honnête homme » dans la majorité, avait dit Préobrajensky – que l'Opposition aurait voulu voir succéder à Staline.

La direction maintenant sa politique, les sanctions pleuvent : Lachévitch est révoqué de ses fonctions de suppléant du C.C. et de commissaire du peuple-adjoint à la Guerre, et Zinoviev est exclu du bureau politique. La direction distribue en outre aux membres de l'assemblée un dossier aux fins d'exclusion contre un obscur économiste, sans doute un zinoviéviste de base, Ia.A. Ossovsky, à qui il est reproché d'avoir écrit pour la Pravda un article intitulé « Le Parti et le XIVe Congrès », dans lequel il préconise la suppression du monopole politique du Parti communiste. Ayant accusé Lachévitch de « conspiration illégale », le comité central peut voter majoritairement une résolution qui accuse l'opposition d'avoir « décidé de passer de la défense légale de son point de vue à la création d'une vaste organisation illégale dans tout le pays, se dressant contre le parti et préparant ainsi la scission »[310].

Cette fois, en tout cas, l'orientation de l'opposition est claire : elle décide d'aller de l'avant sur le plan de l'Internationale et du parti, sans se laisser impressionner par les hurlements et les accusations de fractionnisme qui n'ont pour objectif que de l'effrayer et de l'empêcher de s'adresser aux militants de base. Sur la question d'Ossovsky, refusant le piège, elle déclare, par la bouche de Trotsky, qu'elle n'est pas d'accord avec lui, mais qu'il est intolérable de sanctionner des militants pour des responsabilités qui appartiennent en réalité aux dirigeants et à leur politique fractionnelle ; elle combattra l'exclusion proposée.

L'opposition est décidée à se battre au grand jour, et c'est probablement dès le lendemain de la session du comité central de juillet qu'elle décide de passer à l'offensive en prévision de la XVe conférence dès la fin de septembre en allant dans les cellules défendre son point de vue à travers les dirigeants, comme les statuts du parti lui en donnent le droit.

C'est au début de juin 1926 que Ruth Fischer, dirigeante du parti allemand qui jouit de la confiance personnelle de Zinoviev et se trouve pratiquement retenue à Moscou depuis dix mois, réussit, à l'aide d'une petite comédie, organisée par Zinoviev avec la complicité de Boukharine, à quitter Moscou et revenir en Allemagne[311], où, depuis son départ, les hommes de Staline ont obtenu de beaux succès dans la prise en main de l'appareil du K.P.D. Bien informée, Ruth Fischer, avec Maslow, libéré peu après son arrivée, rejoint leur ami Hugo Urbahns qui a rallié les oppositionnels de gauche, et ils tentent ensemble de constituer l'Opposition unifiée.

L'opposition russe ne manque pas d'appuis à l'étranger où Staline a envoyé dans des missions diplomatiques ou commerciales bien des militants qu'il a ainsi éloignés du champ de bataille. De ces exilés, Ruth Fischer écrit qu'ils « formaient un excellent réseau d'informations du bloc sur les développements dans les autres pays[312] ». Mais il n'y a pas eu de réel effort à cette date pour créer une véritable organisation d'opposition. D'abord parce qu'après sa défaite en janvier 1924 les amis de Trotsky, dont le mot d'ordre en U.R.S.S. était de « ne rien faire », n'allaient pas tenter de s'organiser à l'étranger. Ensuite, parce que les groupes de militants, voire les courants temporaires constitués à l'époque autour d'hommes comme Boris Souvarine, Pierre Monatte ou Alfred Rosmer, voire Maurice Paz dans le parti français, sympathisaient effectivement avec, mais demeuraient sur un plan général et, au fond, personnel et sentimental.

La présence à Paris de Rakovsky à l'ambassade soviétique, d'Aussem au consulat, les séjours de Piatakov, Préobrajensky, Chliapnikov, Mdivani, auraient pu faciliter la création d'une organisation oppositionnelle si les rangs de ces derniers, en France, n'avaient été ravagés par les divisions remontant aux années de persécution des oppositions du P.C.F. par le zinoviéviste Albert Treint.

La situation était, en revanche, plus facile en Allemagne du fait de la quasi-inexistence d'un courant lié à l'opposition de 1923 et de l'importance de la « gauche », courant historique du K.P.D., liée à Zinoviev par une solidarité politique déjà ancienne[313]. On peut même imaginer qu'il était presque aussi difficile aux zinoviévistes allemands d'entrer dans une alliance formelle avec Trotsky qu'il l'avait été pour leurs amis et mentors d'Union soviétique. C'est démontré à l'évidence par la façon dont les oppositionnels allemands de la gauche ont présenté les développements au sein du parti russe : à l'été 1926, ils sont sans doute les seuls à ne pas parler de l'unification de l'opposition, continuent à mentionner à longueur de pages « l'opposition de Leningrad » et se contentent, au détour d'une phrase, de « signaler » que Trotsky s'est « rallié » à cette opposition en dépit des attaques lancées contre lui par ses dirigeants ...

En tout cas, les premiers contacts sont à peine pris avec les représentants des différentes oppositions que l'on va chercher, comme à Moscou, à unifier, que la répression de l'appareil frappe. Un bulletin du groupe d'extrême gauche de Karl Korsch – qui dénie à l'Etat soviétique tout caractère prolétarien et a été exclu un an auparavant révèle sottement les contacts pris. Ainsi informés, les dirigeants ripostent avec détermination : Ruth Fischer et Maslow sont exclus pour « indiscipline » et « scissionnisme »[314].

Les opposants commencent alors une campagne de défense de la démocratie interne en liaison avec la solidarité avec l'Opposition unifiée. Un texte mis au point entre les dirigeants de la gauche, de l'opposition dite de Wedding[Note du Trad 8] et du groupe Korsch, affirmant cette solidarité, se prononce nettement contre la théorie du « socialisme dans un seul pays » et la politique qualifiée d'« opportuniste » de l'Internationale qui en découle. Il revendique une information complète, la publication des documents de l'opposition, l'abandon des pratiques bureaucratiques qui créent « un danger de scission », à commencer par les sanctions qui frappent Zinoviev. Une campagne de signatures significatives de militants et responsables du parti est organisée et menée à bien de main de maître par Werner Scholem. Ce « Manifeste des 700 » est rendu public le 11 septembre 1926, et l'on relève, parmi les signataires, des membres du comité central des députés au Reichstag et à différents Landtag et nombre de responsables importants[315].

L'appareil riposte avec violence ; quotidiennement Die rote Fahne met en accusation les renégats, les scissionnistes « disciples de Dan et de Kautsky » ... La presse russe fait écho. Il faut intimider les opposants, mais aussi s'efforcer de les compromettre les uns par les autres. En réalité, la direction du K.P.D. crie d'autant plus fort qu'elle a peur : l'opposition manifeste, un peu partout dans les assemblées générales, une force réelle que certains évaluent alors à 30 % des militants. Va-t-on assister au développement de l'opposition en Allemagne à partir de celui de l'opposition russe, et l'opposition unifiée va-t-elle ainsi recevoir un renfort bien utile ? Certains commencent à l'envisager.

La constitution d'une force d'opposition réelle dans la classe ouvrière allemande, sur les positions de l'Opposition unifiée russe, pouvait-elle être de nature à changer les rapports de force dans l'Internationale ?

Le déroulement du combat de l'Opposition en U.R.S.S. en décida autrement.

XXXI. En un combat obscur[modifier le wikicode]

Combien sont-ils ceux qui, à l'été 1926, dans les principaux centres, se préparent à la percée en direction de la base ouvrière du parti afin de lui faire connaître les critiques et propositions de l'Opposition ? [316] De 4 000, selon les partisans de la direction, à 8 000 selon ceux de l'Opposition. Staline dira, un peu plus tard[317], que 100 000 membres du parti se sont prononcés pour l'Opposition lors du XVe congrès de 1927 – un moment où bien des défections s'étaient déjà produites – et émet l'hypothèse qu'un nombre au moins égal de membres du parti d'accord avec les thèses de l'Opposition n'a pas pris part au vote pour éviter l'exclusion. Le nombre total de ces dernières, des arrestations, décisions d'exil et d'emprisonnement, à partir de 1928, vient plutôt à l'appui du chiffre le plus élevé : nous retiendrons donc l'hypothèse d'un effectif de 8 000 oppositionnels, en gros pour moitié d'origine « trotskyste » et pour moitié d'origine « zinoviéviste », avec un léger avantage pour les premiers.

Infime minorité par rapport aux 750 000 membres du parti ? Ce n'est pas douteux. Mais la majorité de ces derniers constituent une masse passive, et Isaac Deutscher n'est pas éloigné de la vérité quand il parle d' « environ 20 000 personnes [...] directement et activement engagés dans le débat[318] ». Faut-il ajouter qu'en fonction des risques encourus les oppositionnels sont tous des militants de la meilleure trempe, des hommes de courage et de foi, et que des détachements formés de gens comme eux peuvent soulever des montagnes ?

Nous n'avons que très peu d'informations sur le mode de fonctionnement de la fraction, de sa naissance au mois de septembre 1926. Un seul élément, à la fois sérieux et discutable en fait, nous paraît digne d'être retenu, celui d'un ancien oppositionnel repenti d'Ukraine qui écrit en 1927, évoquant l'orientation tactique de l'Opposition en 1926 :

« En 1926, lorsque j'adhérai à l'Opposition la position était la suivante:

Ne pas intervenir ouvertement.

Créer une fraction organisationnellement formée et centralisée.

Créer des cercles comme cercles de propagande, composés exclusivement de membres éprouvés du parti.

Au cas où le C.C. refuserait d'organiser une discussion, la créer purement et simplement dans les faits.

Dans les cellules où nous aurions la majorité, en tirer aussitôt les conséquences du point de vue de l'organisation (réélection des bureaux, etc.)[319]. »

Il ajoute à ce résumé des indications complémentaires. Il était, selon lui recommandé de ne pas intervenir ouvertement dans le parti et de s'abstenir systématiquement de tout vote contre le C.C., la possibilité étant retenue, dans des cas extrêmes, de voter contre l'Opposition.

Il signale l'existence d'un centre ukrainien de sept personnes avec, au-dessous, des comités de trois, et, encore au-dessous, de cinq membres, au-dessus des groupes de base. Les « cercles » étaient construits sur le principe de la branche d'industrie[320].

Cette description est vraisemblable, corroborée notamment par les considérants attachés à quelques cas d'exclusion publiés dans la presse. Tout va très vite changer cependant.

A partir de septembre 1926, les militants de l'Opposition reçoivent des directives nouvelles. Ils doivent, en vue de la XVe conférence du parti, qui va avoir lieu bientôt, faire connaître systématiquement leur position dans le parti, diffuser les textes de l'Opposition, exposer sa politique, dans les cellules. La première « sortie » a lieu à l'Académie communiste, où Solntsev, Smilga et Radek, le 26 septembre, au cours d'un débat sur les chiffres de contrôle, prennent la parole pour critiquer la théorie de la « construction du socialisme dans un seul pays »[321]. Il a été en outre décidé que les dirigeants de l'Opposition allaient se rendre dans un certain nombre de cellules ouvrières pour y défendre leurs positions. La première incursion de ce genre est un succès : un groupe d'oppositionnels, comprenant notamment Trotsky, Smilga, Sapronov, se rend le 30 septembre à une réunion de la cellule du chemin de fer Riazan-Ouralsk, dont le secrétaire, Tkatchev, est membre ou, au moins, sympathisant de l'Opposition. Ils prennent la parole, comme les statuts en donnent le droit à un membre du comité central, et la cellule vote une résolution largement inspirée de leur point de vue[322]. Ainsi, la première « sortie » apparaît-elle comme une victoire, et les chefs de l'Opposition exultent.

Mais il n'y aura plus d'autre victoire. Le lendemain, 1er octobre, la même opération est tentée dans la cellule de l'usine d'aviation Aviopribor, dans le district Krassnaia Pressnia, qui s'était rangée du côté de l'Opposition en 1923 et compte un noyau de militants oppositionnels autour de Kouzenko et F.F. Petoukhov, Radek, Sapronov, Zinoviev, Trotsky enfin se présentent et prennent la parole sans difficulté jusqu'au moment où surgissent dans la salle le patron de l'appareil de Moscou, Ouglanov, et son second M.N. Rioutine, à la tête d'un groupe de « gros bras » bien décidés à empêcher à tout prix, cette fois, un vote favorable à l'Opposition. Hurlements, huées, sifflets, bousculades, tentatives d'intimidation physique. La motion d'Ouglanov qui se termine par « A bas la discussion imposée ! Pour l'unité léniniste du parti ! Vive le comité central léniniste ! » – l'emporte sur celle de l'Opposition par 78 voix contre 27[323]. C'est, dans les conditions données, un résultat plus qu'honorable. Boris Souvarine le commente :

« A la cellule d'Aviopribor, Trotsky fut longuement acclamé par l'auditoire ouvrier, debout. On ne le dirait pas, à ne connaître que le vote... Mais il ne faut pas oublier comment on "vote" là-bas. Boukharine a décrit la chose dans un exposé fameux : le président annonce une résolution officielle et demande : "Qui est contre ?". "Naturellement, personne n'est contre..." En effet, il faut de l'héroïsme pour lever la main quand on sait risquer le renvoi, le chômage, la perte de son pain, du pain de sa femme et de ses pauvres gosses et quelquefois pire. Personne n'est dupe des "chiffres" que la clique dirigeante a le front de présenter comme le résultat d'une controverse où des auto-camions chargés de saboteurs ont joué le rôle essentiel »[324]

D'ailleurs, au cours des jours qui suivent, l'appareil réussit à empêcher pratiquement les oppositionnels – les « discussionnaires» – de parler. Filés, épiés, les dirigeants de l'Opposition ne peuvent apparaître dans une assemblée du parti sans être suivis des cogneurs de Rioutine et des chahuteurs qui crient sans vergogne : « A bas les gueulards ! » Trotsky raconte :

« A la lutte d'idées se substituait le mécanisme administratif : appels au téléphone, de la bureaucratie du parti, dans les réunions des cellules ouvrières, furieux encombrements d'automobiles, grondements des klaxons, coups de sifflet bien organisés, hurlements au moment où les oppositionnels montaient à la tribune. La fraction dirigeante l'emportait par la concentration mécanique de ses forces, par les menaces, par la répression. »[325]

De son côté, Boris Souvarine, après avoir rappelé la campagne de presse, d'une exceptionnelle violence contre les « scissionnistes », écrit :

« L'atmosphère de pogrom créée par la presse des staliniens ne suffit pas à mater l'Opposition, pourtant désarmée, privée de tribune, mécaniquement réduite à l'impuissance. Il fallait recourir aux grands moyens pour la bâillonner et la ligoter, ne lui laissant que deux doigts pour signer n'importe quoi. Ces moyens, on les imita du fascisme italien : des équipes volantes de brutes excitées furent dépêchées en auto-camions aux réunions où des opposants étaient signalés, avec ordre de couvrir toute voix discordante de sifflets et de hurlements, puis de frapper les tenants de l'Opposition et de les jeter hors de la salle si le tapage et les menaces s'avéraient inefficaces. »[326]

Dans de telles conditions, les militants ouvriers qui auraient pu, dans le calme, débattre et choisir librement, ne se risquaient plus désormais à s'exprimer et assistaient, muets et passifs, à des règlements de comptes dont ils ne comprenaient sans doute même pas l'enjeu. Avant même d'avoir pu écouter et entendre, comprendre, interroger, parler, la base du parti prenait peur et se taisait, une abstention, qui donnait toute sa force à la violence des apparatchiki.

Les décisions pleuvent : Kamenev envoyé au Japon – il refuse – l'ajournement de la XVe conférence au 25 octobre, des exclusions en grand nombre quotidiennement annoncées – dont celles de V.M. Smirnov de Tkatchev et P.I. Gaievsky – convocation de la commission centrale de contrôle pour le 11 octobre, Les cheminots de la cellule Riazan-Ouralsk sont de nouveau réunis et se renient purement et simplement, en votant le texte que leur proposent les dirigeants[327]. Du haut en bas du parti se multiplient les résolutions du même type : contre présence de représentants de l'Opposition dans les réunions, pour « empêcher de troubler le parti dans son travail » par une discussion dont il ne veut pas, contre « la violation inouïe de la discipline du pari [...] de membres du comité central dont le devoir le plus élémentaire est la défense de ses décisions », contre leur activité « scissionniste » et « désagrégatrice » : de toute évidence les membres du comité central oppositionnels sont particulièrement visés[328].

L'échec de la percée et la menace de la répression provoquent une crise sérieuse dans les rangs de l'Opposition. Tout le monde était jusqu'à présent d'accord pour mener la bataille de redressement du parti, jouer le jeu, s'adresser à la base, tenter de la convaincre et au moins d'exiger une discussion véritable. Or l'expérience démontre que ce n'est pas possible.

Un certain nombre de militants, notamment les décistes, y voient la confirmation de ce qu'ils envisageaient déjà avant cette cruelle expérience : le Parti bolchevique, devenu le parti de la bureaucratie, n'est pas redressable, et il faut par conséquent s'engager dans la voie de l'organisation indépendante d'un « nouveau parti ». Ce point de vue est généralement partagé par les militants venus des petites oppositions, mais il semble qu'un homme comme Karl Radek en soit proche…

Zinoviev et Kamenev, de leur côté, ne semblent pas près de se rallier à une telle solution. La constitution d'un « nouveau parti » serait, à leurs yeux, la pire faute pour des oppositionnels. Ils pensent qu'une exclusion du parti est une catastrophe dans la mesure où elle prive un militant de toute possibilité d'agir.

Trotsky s'efforce de sauver les meubles en organisant une retraite qui permette d'éviter l'exclusion, inévitable si l'Opposition continuait sur la lancée de la « percée ». Il espère ainsi préserver l'unité de ses rangs et gagner un temps qu'il estime nécessaire pour pouvoir atteindre le noyau ouvrier du parti et mener à bien victorieusement la politique de redressement.

C'est dans cette perspective que, le 4 octobre 1926, les six oppositionnels membres du comité central : Trotsky, Kamenev, Zinoviev, Sokolnikov, Piatakov et Evdokimov, s'adressent à la direction pour assurer qu'ils veulent liquider les conflits et jeter les bases d'un travail commun. Ils continuent l'offensive en direction des usines de Leningrad où la direction se défend avec le même acharnement. A Tréougolnik, l'orateur de l'Opposition n'a pas pu parler, mais celui de la direction non plus, car les travailleurs ainsi réunis voulaient rentrer chez eux. La Pravda raconte que Zinoviev s'est présenté le 6 octobre a l'usine Poutilov rouge pour une réunion des membres du parti dans ce haut-lieu du bolchevisme. Elle précise que deux autres orateurs ont demandé la parole pour l'Opposition, Zorine et Evdokimov, qui se sont, vu refuser la parole. Zinoviev a demandé une heure, et on lui a généreusement donné un quart d'heure. Il n'a finalement eu que 25 voix contre 1 375. Pierre Pascal note qu'en réalité les présents étaient bien loin d'être aussi nombreux et qu'il y a eu des centaines d'abstentions que la Pravda n'a pas mentionnées[329]. Il ajoute que Zinoviev s'est fait prolonger trois fois son temps de parole, que les partisans de la direction avaient été libérés des ateliers, groupés et conduits à la réunion, que milice et G.P.U. montaient ostensiblement la garde à la porte[330].

Ces violences rendent finalement illusoire toute négociation véritable. Rosmer, dont on sait les liens qu'il entretenait à l'époque avec Rakovsky, commente de Paris en soulignant que les négociations furent d'abord sérieuses, marquant la recherche d'un vrai compromis[331]. Mais avec le début, des violences, il n'était plus possible de contenir l'appareil déchaîné : aucune concession n'était plus possible en direction de l'Opposition, et il fallait donc exiger sa soumission.

Ce nouvel échec, venant après les ouvertures de l'Opposition en vue d'une trêve, renforce encore les positions de l'appareil. Ce dernier a dressé un bilan, qui paraîtra le 14 octobre dans la Pravda. Il fait apparaître qu'il s'est tenu à Leningrad 159 réunions de cellules auxquelles ont pris part 34 180 membres du parti, dont 1 580 ont pris la parole. 153 orateurs ont défendu le point de vue de l'Opposition, laquelle n'a obtenu au total que 325 voix, 0,9 % des votants. A Moscou, sur 52 950 membres du parti ainsi consultés, 75 seulement auraient voté en laveur de l'Opposition, soit 0,3 %[332]. Toutes les résolutions qui affluent vers le comité central et la commission centrale de contrôle condamnent « la discussion imposée » et « l'activité fractionnelle » de l'Opposition. Nombre d'entre elles exigent l'exclusion des dirigeants.

Le 11 octobre, les dirigeants de l'Opposition rencontrent leurs adversaires devant la commission de contrôle. Ces derniers exploitent à fond la situation, s'évertuant à contraindre, sous la menace, l'Opposition à un désaveu. Les conditions posées pour une « trêve » sont draconiennes. Une note de la Pravda du 17 indique les conditions qui ont été posées à l'Opposition unifiée par le comité central ce jour-là : « déclaration de soumission sans conditions à toutes les décisions » des organismes ; « reconnaissance du caractère inadmissible de l'activité fractionnelle menée depuis le XIVe congrès »; reconnaissance que l'Opposition a violé à Moscou et Leningrad les décisions sur l'inadmissibilité d'une discussion ; la fin de toutes les activités fractionnelles, comme renvoi de militants, de documents, la dissolution de toutes les organisations fractionnelles de l'Opposition unifiée ; des déclarations se désolidarisant d'Ossovsky, de Chliapnikov et Medvedev, mais aussi de la « campagne entreprise contre l'Union soviétique et le P.C.U.S., et l'Internationale communiste par Korsch, Maslow, Ruth Fischer, Urbahns et Weber, publiquement solidaires de Zinoviev, Kamenev et Trotsky »; l'arrêt de toute comparaison avec le congrès de Stockholm où bolcheviks et mencheviks s'étaient réunifiés ; la condamnation de tout appui aux « groupes fractionnels » comme ceux de Souvarine en France, Urbahns en Allemagne, Bordiga en Italie.

L'Opposition, le dos au mur, la mort dans l'âme, se décide finalement, sans renier ni ses analyses ni ses propositions politiques, à reconnaître ses « fautes » sur le terrain de l'organisation et de la discipline et, qui plus est, à le faire sans avoir obtenu en échange de garanties que ses adversaires ne seraient prêts à lui donner que si elle renonçait à tout. La « déclaration de paix » signée par les six membres oppositionnels du comité central assure donc que l'Opposition maintient intégralement ses idées. Mais elle reconnaît en même temps de caractère « inadmissible » de ses activités fractionnelles, de ses infractions à la discipline du parti, de ses tentatives pour forcer le parti à la discussion. Pis encore, elle désavoue et condamne formellement ses partisans à l'étranger et particulièrement ce qu'elle appelle « le groupe Maslow-Ruth Fischer-Urbahns-Weber », c'est-à-dire l'Opposition unifiée allemande en voie de constitution[333].

Elle condamne également les conceptions défendues par Ossovsky dans son article pour Bolchevik. Le fameux texte de Chliapnikov-Medvedev tel que l'a cité la Pravda, reprend à son compte la condamnation par Lénine de Chliapnikov et Medvedev. Renouvelant son engagement de soumission aux décisions du congrès et des organes qui le représentent, elle invite ses partisans à faire de même et s'achève sur les affirmations suivantes :

« Chacun de nous s'engage à défendre ses conceptions uniquement dans les formes fixées par les statuts et les décisions du congrès et du comité central de notre parti, car nous sommes convaincus que tout ce qui est juste dans ces conceptions sera adopté par le parti au cours de son travail ultérieur. Au cours des derniers mois, une série de camarades ont été exclus du parti pour telle ou telle infraction à la discipline du parti, pour l'emploi de méthodes fractionnelles dans la défense des points de vue de l'Opposition. Ce qui précède montre la responsabilité politique qui incombe aux signataires pour ces actes. Nous exprimons notre ferme espoir que la cessation véritable de la lutte fractionnelle de la part de l'Opposition permettra aux camarades exclus qui ont reconnu les erreurs commises en ce qui concerne les infractions à la discipline du parti et les intérêts de l'unité du parti, de revenir dans les rangs du parti. Et nous nous engageons à apporter notre aide pour la liquidation de la lutte fractionnelle et la lutte contre toute nouvelle infraction à la discipline du parti. »[334]

Cette déclaration est pour beaucoup une énorme surprise, surtout hors d'U.R.S.S. A. Rosmer écrit que l'Opposition a commis une erreur, qu'elle est « atteinte » : « On ne comprend pas son attitude et c'est ce qui la condamne. On cherche les raisons importantes qui ont motivé cette reculade. »[335] Il s'interroge : l'Opposition n'a-t-elle pas arrêté la lutte par crainte d'une rupture définitive, de provoquer, non le renforcement mais la dislocation du parti ? Ou a-t-elle cherché avant tout à éviter l'exclusion qui constitue « la mort politique » ?

Nombre d'autres militants prononcent le mot de capitulation. C'est évidemment ce que Staline assure, même si son acharnement à détruire ces hommes, qui sont censés avoir capitulé, semble démentir cette affirmation. C'est aussi ce que pensent douloureusement des militants comme le Norvégien Arvid Hansen, courrier de l'Opposition, comme Max Eastman, bien entendu, comme sans doute des milliers d'oppositionnels en U.R.S.S. et dans le monde.

L'histoire ultérieure du parti interdit pourtant de qualifier la déclaration du 16 octobre de capitulation. Elle montre en effet que la capitulation, dans le combat au sein de ce parti, consiste en la condamnation de ses propres idées, ce reniement que Zinoviev exigeait de Trotsky en 1924 et que Staline exigera de lui en 1927. Si c'est une capitulation de reconnaître des erreurs sur le plan de l'activité, mais tout en maintenant intégralement ses idées, qu'est-ce alors que le reniement de ces mêmes idées ?

Des années plus tard, l'ancienne dirigeante du K.P.D. Ruth Fischer, bien éloignée pourtant, à l'époque, du communisme, devait mettre en garde contre l'utilisation des concepts du libéralisme pour une évaluation des conditions de la lutte à l'intérieur du Parti bolchevique : « Il fallait, quand on était pressé trop durement, battre en retraite pour se regrouper et puis attaquer de nouveau. »[336]

Indépendamment des questions de vocabulaire cependant, il faut bien admettre que la « déclaration de paix » du 16 octobre apparaît à bien des militants, dans le meilleur des cas, comme un recul injustifié. Elle est particulièrement ressentie en Allemagne. Elle y porte en effet un coup sévère au regroupement en cours autour du Manifeste des 700 : la condamnation de ses animateurs prive l'Opposition allemande de la solidarité avec l'Opposition russe dont elle a fait l'axe de son agitation dans le parti.

Et puis les tournants brusques ont parfois des conséquences catastrophiques, lorsqu'ils ne peuvent être pris simultanément sur l'ensemble du front. Selon le témoignage de Max Eastman, les dirigeants de l'Opposition unifiée avaient décidé de combiner leur tentative de sortie dans les cellules du parti avec une spectaculaire opération de publication à l'étranger du testament de Lénine. Une nouvelle copie de l'original, conservée par Kroupskaia, avait été faite et envoyée à Boris Souvarine à Paris par Marcel Body. Eastman avait été choisi pour la première présentation du texte intégral, ce qui était à la fois un hommage et quelque chose comme une excuse pour le cruel démenti qu'il avait essuyé pour son livre en 1925[337].

Or c'est le 18 octobre que le New York Times publie le texte du testament et l'article de présentation rédigé par Eastman avec la collaboration de Souvarine. L'occasion est magnifique pour Staline de démontrer le « double jeu » et la duplicité de l'Opposition. Revenant sur l'accord intervenu avec elle, il se fait confier par le bureau politique la présentation à la XVe conférence d'un rapport spécial sur l'Opposition. C'est à cette occasion que se produisit sans discussion possible un incident qui a parfois été situé à une autre date par certains auteurs et dont Natalia Ivanovna s'est faite l'écho :

« Mouralov, Ivan Nikitich Smirnov et les autres étaient réunis un après-midi chez nous, au Kremlin, attendant que Lev Davidovitch rentre d'une réunion du bureau politique. Piatakov revint le premier, très pâle, bouleversé. Il se versa un verre d'eau, but avidement et dit : "J'ai vu le feu, vous savez, mais ça ! C'était pire que tout ! Et pourquoi, pourquoi Lev Davidovitch a-t-il dit ça ? Staline ne le pardonnera pas à ses arrière-neveux !" Piatakov, accablé, ne put même pas nous expliquer clairement ce qui s'était passé. Quand Lev Davidovitch entra enfin dans la salle à manger, Piatakov se précipita vers lui : "Mais pourquoi, pourquoi avez-vous dit ça ? " Lev Davidovitch écarta de la main les questions. Il était épuisé et calme. Il avait crié à Staline : "Fossoyeur de la révolution !" Et le secrétaire général s'était levé et, se dominant à peine, s'était jeté hors de la salle en faisant claquer la porte. Nous comprîmes tous que la rupture était irréparable. »[338]

Les « thèses » présentées par Staline au bureau politique réitéraient la qualification de l'Opposition comme une « déviation social-démocrate » et reprenaient l'ensemble des accusations lancées contre ses dirigeants depuis la discussion de 1923. Deux des points formulés en conclusion étaient particulièrement menaçants : tout en appelant à « défendre par tous les moyens l'unité du parti et combattre toute tentative de recommencer l'activité fractionnelle et de violer la discipline du parti », les thèses indiquaient la tâche de « faire en sorte que le bloc d'opposition reconnaisse le caractère erroné de ses conceptions ». Staline n'était pas satisfait de la « déclaration de paix ». Il exigeait une capitulation[339].

Le comité central du 23 octobre adopte les thèses de Staline[340] et blâme, pour « violation de la discipline », six de ses membres – Trotsky, Zinoviev, Kamenev, Piatakov, Evdokimov, Sokolnikov et Smilga – et la suppléante Klavdia Ivanovna Nikolaieva. Il retire Zinoviev du travail dans l'Internationale communiste, ce qui revient à le révoquer de la présidence. Il sanctionne Trotsky et Kamenev pour, leur « activité fractionnelle » en les excluant du bureau politique où Ils étaient encore respectivement titulaire et suppléant.

Les décisions de la XVe conférence sont donc pratiquement connues d'avance. Ce sera pourtant l'unique circonstance dans laquelle l'Opposition unifiée pourra, bien que brièvement, défendre son point de vue devant le congrès par la bouche de ses trois principaux dirigeants, présents en leur qualité de membres du comité central, Kamenev, Zinoviev et Trotsky. Il semble qu'il y ait eu des divergences entre eux, et que Zinoviev et Kamenev auraient souhaité se taire pour n'être pas accusés de violer la déclaration du 16 octobre. Mais c'est finalement la proposition de Trotsky qui est retenue. Les chefs de l'Opposition s'abstiennent de toute attaque pendant les six premiers jours de débat, du 26 au 31 octobre. Ils interviennent cependant le septième jour, pour se défendre contre les attaques lancées contre eux par Staline dans le cours d'un rapport de six heures[341].

Le secrétaire général a commencé par établir très clairement le cadre dans lequel il entend situer le problème. Il regrette, assure-t-il, que l'Opposition ait cherché, dans sa déclaration, à apparaître comme maintenant intégralement ses positions. Non seulement parce que, prétend-il, en condamnant Ossovsky et Chliapnikov-Medvedev, elle a condamné certaines de ses positions mais parce que, « en maintenant ses conceptions erronées, l'Opposition ne pouvait que se nuire à elle-même ». Salué par des rires satisfaits, il exprime ses intentions dans son style personnel :

« L'Opposition a repoussé notre proposition et formulé sa déclaration de telle façon qu'elle a maintenu ses anciennes positions. Qu'elle avale donc la soupe qu'elle a elle-même fait cuire ! »

Il explique aux délégués que la déclaration pacifique n'est pour l'Opposition que le moyen d'attendre des temps meilleurs pour engager de nouveau le combat. Au terme d'un lourd exposé bardé de citations, Il montre son objectif qui est d'obtenir la capitulation :

«En battant le bloc d'opposition et en le forçant à renoncer à ses menées fractionnelles, le parti a obtenu le minimum nécessaire au maintien de l'unité du parti. Ce n'est pas peu, certes, mais c'est encore insuffisant. Pour réaliser l'unité la plus complète, il faut obtenir que le bloc de l'Opposition renonce à ses erreurs fondamentales. »[342]

Kamenev, modéré, digne et ferme, s'explique sur la déclaration pacifique inspirée par l'état du parti dans le moment. Il réfute point par point les accusations de Staline, malgré de nombreuses interruptions, et conclut en disant que son rapport ne servira pas à faciliter le travail en commun souhaité.

Trotsky, très écouté, obtenant à plusieurs reprises la prolongation de son temps de parole, doit d'abord longuement réfuter les accusations de tout type lancées contre lui. Il est à la fois clair et étincelant. Il prend la responsabilité d'avoir affirmé qu'un « véritable essor de l'économie socialiste » ne sera possible en Russie qu'après la victoire du prolétariat dans les pays les plus importants d'Europe. Il balaie l'argument de Rykov sur le fait qu'en matière industrielle, le pays se rapproche du niveau de 1913 :

« Qu'est-ce que le niveau de 1913 ? C'est le niveau de la misère, de l'état arriéré, de la barbarie. Lorsque nous parlons d'une économie socialiste et d'un véritable essor de l'économie socialiste, cela veut dire qu'il n'y aura plus d'opposition entre la ville et la campagne, qu'il y aura bien-être et contentement général, culture générale. Voilà ce que nous entendons par essor véritable de l'économie socialiste. Nous sommes encore effroyablement loin de cela. Nous avons des enfants vagabonds, nous avons des chômeurs, le village déverse annuellement trois millions de bras superflus, dont un demi-million s'en va dans les villes alors que l'industrie ne peut en accueillir que 100 000 par an. Nous pouvons être fiers des résultats atteints, mais nous n'avons pas le droit de fausser la perspective historique. Ce n'est pas encore un essor véritable de la véritable société socialiste, ce ne sont que les premiers pas sérieux sur ce pont immense qui va du capitalisme au socialisme[343] …»

Il tourne en ridicule un texte de Boukharine qui a posé, dans Bolchevik, la question de savoir s'il est possible d'édifier le socialisme « en faisant abstraction des questions internationales ». Polémiquant en même temps contre Staline, il affirme:

« Je prétends qu'il n'y a pas de raison théorique ou politique de croire que nous réaliserons le socialisme plus facilement avec la paysannerie que le prolétariat européen ne conquerra le pouvoir. […] Je crois encore aujourd'hui que la victoire du socialisme dans notre pays n'est possible qu'en même temps que la révolution victorieuse du prolétariat européen. Cela ne veut pas dire que notre édification n'est pas socialiste et que nous ne pouvons pas, et que nous ne devons pas accélérer cette édification de toute notre énergie. De même que l'ouvrier allemand se prépare à la conquête du pouvoir, nous préparons les éléments socialistes futurs et chaque succès que nous remportons sur cette route facilite la lutte du prolétariat allemand pour le pouvoir, de même que sa lutte facilite le succès socialiste. »[344]

Sa conclusion est à la fois une remarquable synthèse des perspectives politiques de l'Opposition et le point de la situation après la déclaration pacifique :

« Si nous ne croyions pas que notre État est un État prolétarien, avec des déformations bureaucratiques, il est vrai, c'est-à-dire un État qu'il faut rapprocher encore de la classe ouvrière, malgré certaines opinions bureaucratiques fausses ; si nous ne croyions pas qu'il y a, dans notre pays, assez de ressources pour développer l'économie socialiste ; si nous n'étions pas convaincus de notre victoire complète et définitive, il est évident que notre place ne serait plus dans les rangs d'un parti communiste.

« On peut et il faut juger l'Opposition d'après ces deux critères. [...] Celui qui croit que notre Etat n'est pas un Etat prolétarien, que notre édification n'est pas une édification socialiste, celui-là doit mener la lutte du prolétariat contre cet Etat, doit fonder un autre parti. Mais celui qui croit que notre Etat est un Etat prolétarien, avec des déformations bureaucratiques venant de la pression de l'élément petit-bourgeois et de l'encerclement capitaliste ; si l'on croit que notre édification est une édification socialiste, mais que notre politique n'assure pas suffisamment la nouvelle répartition des ressources nationales nécessaires, celui-là doit lutter, avec les moyens du parti et sur sa voie, contre ce qu'il considère comme faux, contre ce qu'il regarde comme dangereux, mais en prenant la pleine responsabilité de toute la politique du parti et de l'Etat ouvrier. [... ]

« Ce qui a caractérisé la lutte de la dernière période à l'intérieur du parti, ce sont ses formes extrêmement aiguës, c'est sa direction fractionnelle. Il est incontestable que cette acuité fractionnelle de la lutte, de la part de l'Opposition – quelles que soient les conditions préalables qui l'aient provoquée – a pu être interprétée par nombre de membres – et cela a été le cas – comme si les divergences d'opinion étaient allées jusqu'à rendre impossible un travail en commun, c'est-à-dire jusqu'à pouvoir conduire à une scission. [...] C'est pourquoi nous avons considéré le moyen – la lutte fractionnelle – comme faux [...] en raison de toute la situation à l'intérieur du parti. Le but et le sens de la déclaration du 16 octobre ont été d'intégrer la défense des opinions que nous soutenons dans le cadre du travail commun et de la responsabilité solidaire de la politique commune du parti. »[345]

Ses derniers mots sont consacrés à la résolution présentée par Staline à la fin de son rapport :

« Quel est le danger objectif de [cette] résolution ? [...] Qu'on nous attribue des opinions d'où sortiraient nécessairement non seulement une politique fractionnelle, mais aussi une politique de deux partis. Cette résolution a objectivement tendance à transformer en chiffons de papier tant la déclaration du 16 octobre, que la déclaration du C.C. sur [...] sa satisfaction. [...] Pourtant, dans la mesure où je peux juger de l'état d'esprit des camarades de ce qu'on appelle l'Opposition, et avant tout des camarades dirigeants, l'adoption de cette déclaration ne nous détournera pas de la ligne du 16 octobre. Nous n'acceptons pas les opinions qui nous étaient imposées, nous n'avons pas l'intention de grossir artificiellement ou d'aggraver les divergences pour préparer ainsi une rechute dans la lutte fractionnelle. Au contraire, chacun de nous, sans minimiser les divergences, emploiera toutes ses forces à les intégrer dans le cadre de travail et de responsabilité commune de la politique du parti. »[346]

La réponse de Staline est menaçante : « Le petit-bourgeois philistin » Trotsky est tout proche d'Otto Bauer. « Le Parti ne peut pas supporter et ne supportera pas » l'indiscipline, la démagogie, le défaitisme...

Au lendemain de cette sévère bataille, cuisant échec pour l'Opposition, un Octobre noir – selon l'expression de Souvarine[347] –, Trotsky jette sur le papier des notes en forme de thèses et réfléchit sur les raisons profondes du cours pris en Russie par l'histoire de la révolution[348].

Il part de ce qu'il tient pour les lois générales de la révolution. Elle est toujours suivie, note-t-il, d'une contre-révolution qui ne rejette jamais la société en arrière, au-delà du point de départ de la révolution. Cette dernière n'est possible que par l'intervention des masses à grande échelle, mais c'est aussi pour cette raison que les espoirs mis par les masses en elle sont toujours excessifs : c'est aussi une loi de l'histoire que la désillusion des masses, suivie de leur rechute dans l'indifférence, pendant la période post-révolutionnaire, au cours de laquelle le « nouveau parti de l'ordre » est renforcé par l'appoint des couches qui ont bénéficié directement de la révolution et montent la garde sur leurs acquis.

Parallèlement, les classes dirigeantes, démoralisées par leur défaite, perdant leur confiance en elles-mêmes, ont laissé la révolution occuper des positions avancées qu'elle n'a pas toujours la force de conserver. Et la conséquence de ce développement contradictoire est que la désillusion des masses devant les résultats immédiats de la révolution et la baisse de l'activité politique de la classe révolutionnaire rendent courage aux classes contre-révolutionnaires.

Après ces considérations sans aucun doute inspirées par l'histoire de la Révolution française, Trotsky en vient à examiner la révolution russe proprement dite. En Russie, les effets combinés de la guerre impérialiste, de la révolution agraire petite-bourgeoise et de la prise du pouvoir par la classe ouvrière ont donné à la révolution une ampleur et une profondeur sans précédent – sur la défaite irrémédiable des formations sociales capitalistes comme précapitalistes.

La force du prolétariat dans le cours de la révolution a reposé essentiellement sur son alliance avec la paysannerie. La classe ouvrière n'a pu prendre et garder les usines et les entreprises que parce que les paysans disputaient les terres des grands domaines à leurs ennemis communs. C'est ce qui fait l'importance de la question paysanne. Le danger d'une restauration capitaliste naît d'une éventuelle séparation de la paysannerie et du prolétariat. Car la paysannerie, sous sa forme de classe précapitaliste, a été ressuscitée par la Nep ; le capital commercial auquel elle a donné naissance crée un danger politique qui s'exprime par les stockages et le refus des livraisons.

Trotsky pense qu'il faudra encore des années pour que les processus économiques trouvent leur expression politique. Pourtant, face à ce danger, il faut de solides positions prolétariennes. Le danger principal que crée le régime du parti, c'est que non seulement il ignore les dangers de classe inhérents à la situation, mais qu'il les tourne en dérision, attaque ceux qui les soulignent, endort la vigilance, abaisse la combativité.

Tirant le bilan de l'échec de la sortie tentée en direction des couches ouvrières du parti, il écrit :

« Il serait faux d'ignorer le fait que le prolétariat aujourd'hui est infiniment moins réceptif aux perspectives révolutionnaires et aux vastes généralisations qu'il ne l'était pendant la révolution d'Octobre et les années qui l'ont immédiatement suivie. Le parti révolutionnaire ne peut s'adapter passivement à tout changement dans l'état d'esprit des masses. Mais il ne doit pas non plus ignorer les altérations provoquées par de profondes causes historiques[349]. »

Il distingue dans la classe ouvrière russe deux générations à bien des égards différentes. Les ouvriers les plus âgés, ceux qui étaient adultes en 1917, sont « plus sceptiques, moins directement sensibles aux mots d'ordre révolutionnaires, moins enclins à faire confiance aux généralisations révolutionnaires ». C'est sur ces sentiments que la bureaucratie s'est appuyée dans sa conquête du pouvoir. C'est contre eux que l'Opposition s'est brisée. Les hommes de cette génération ne sont pas des « carriéristes », ce sont des hommes nerveusement fatigués, épuisés par des années de révolution, de guerre et de guerre civile, qui ont une famille, une relative sécurité et ne redoutent rien tant que de nouveaux bouleversements. On a fait pour ces hommes un épouvantail de la théorie de la « révolution permanente » :

« Cette version de la théorie ainsi utilisée dans ce but n'est en rien reliée aux vieilles discussions, depuis longtemps reléguées dans les archives, mais se contente de brandir le fantôme de nouveaux soulèvements, d'invasions "héroïques", de perturbation de "la loi et de l'ordre ", une menace contre les acquis de la période de la reconstruction, une nouvelle période de grands efforts et de sacrifices[350]

Il en est de même avec l'analyse de la « stabilisation » du monde capitaliste, présentée par les adversaires de l'Opposition comme un argument en faveur de l'ordre et du statu quo.

La nouvelle génération, elle, manque d'expérience. Ses aspirations révolutionnaires sont naturellement canalisées vers les institutions importantes dans lesquelles s'incarnent la révolution, le parti, l'Etat soviétique, la tradition, l'autorité, la discipline et il lui est très difficile de jouer un rôle indépendant sans point d'appui dans la génération précédente ou une institution.

Trotsky relève le rôle particulier joué dans l'ensemble de ce processus d'orientation conservatrice, par la catégorie particulière de bolcheviks, militants clandestins avant la révolution de 1905, plongés dans la vie sociale et la réussite au cours de la période de réaction, ralliés au parti après sa victoire et dont l'influence conservatrice est incontestable. Il résume :

« C'est un semblable concours de circonstances qui, dans la dernière période du développement du parti, a déterminé la réaction du parti et le glissement à droite de sa politique. »[351]

De la même façon :

« L'adoption officielle de la théorie du "socialisme dans un seul pays" signifie la sanction théorique de ces glissements qui se sont déjà produits et la première rupture ouverte avec le marxisme[352]. »

Les éléments d'une restauration bourgeoise résident pour le moment dans la paysannerie qui n'éprouve pas d'intérêts matériels pour le socialisme, les sentiments d'une large fraction de la classe ouvrière la baisse de l'énergie révolutionnaire, la fatigue de l'ancienne génération et l'accroissement du poids spécifique des éléments conservateurs. Les éléments qui s'y opposent sont la peur que le moujik éprouve d'un retour du propriétaire, le fait que le pouvoir et les moyens de production soient entre les mains de l'Etat ouvrier bien qu'extrêmement déformé, le fait enfin que la direction de l'Etat demeure aux mains du Parti communiste, bien que celui-ci « reflète en lui les glissements moléculaires des forces de classe et les changements des sentiments politiques ».

La conclusion de Trotsky est que Thermidor – l'équivalent de la dernière phase de la Révolution française – n'est pas encore un fait accompli. Il y a eu quelques répétitions ici ou là et on en a posé certaines fondations théoriques, mais « l'appareil matériel du pouvoir n'a pas été remis à une autre classe ». La politique du « redressement » demeure donc entièrement valable.

Pierre Pascal raconte :

« Un camarade qui a assisté au discours de Trotsky dit qu'il a si bien maîtrisé son auditoire qu'on lui a prolongé deux fois son temps de parole : Rykov et une partie du bureau ne voulaient pas, la majorité des assistants l'exigea. Après, quand Rykov décrocha le microphone, le temps une fois écoulé, la salle réclama. Le voisin de ce camarade (un militaire) lui disait : "Les mains me démangent." Lui-même était entièrement d'accord. Mais personne n'applaudit. Et le témoin en question a recommandé : "Si vous racontez cela, ne dites pas de qui vous le tenez[353]." »

L'Opposition est défaite, mais elle n'est pas muselée. Quelques semaines plus tard, Trotsky, Zinoviev et Kamenev prennent, tous les trois longuement la parole dans les débuts du VIIe exécutif élargi de l'Internationale communiste. Dans son intervention d'une heure, le 9 décembre 1926, Trotsky s'exprime avec une grande aisance, beaucoup d'ironie et un esprit de repartie très vif dont quelques interrupteurs imprudents font les frais. Dans un exposé d'une parfaite clarté, il se prononce nettement sur ses anciennes divergences avec Lénine. Mentionnant les divergences sur les rapports de classe dans la société russe, les perspectives de la révolution, le menchevisme, les méthodes de construction du parti, il est incontestable, il l'a dit et répété, que c'était Lénine qui avait raison. Il ajoute :

« La théorie artificiellement introduite contre l'intérêt même de cette discussion – celle de la révolution permanente –, je ne la concevais pas, alors même que je n'en voyais pas tous les défauts, comme une théorie universelle, valable pour toutes les autres révolutions, comme une théorie "supra-historique", pour utiliser une expression de Marx dans sa correspondance. J'appliquais le concept de révolution permanente à une étape précise du développement de l'évolution historique de la Russie. »[354]

Il polémique ensuite fermement contre l'emploi contre lui de ce qu'il appelle « la méthode biographique », qu'il juge inapte à résoudre les questions de principe. Il souligne l'erreur de Staline, après la révolution de Février et sa prise de position dans la Pravda en faveur du soutien conditionnel du gouvernement provisoire. Il rappelle ce qu'il appelle l'erreur de Staline sur la question nationale, sur celle du monopole du commerce extérieur, mais il assure que la plus grave est certainement celle du « socialisme dans un seul pays ». A cette dernière il oppose, sans y voir un argument décisif, le fait qu'il faut bien reconnaître que la tradition du marxisme et du léninisme lui est entièrement contraire. C'est précisément la loi du développement inégal de l'impérialisme, que Staline invoque contre lui, qui explique la fausseté de toute tentative de considérer isolément le sort d'un pays indépendamment de l'économie mondiale. Or, après la période de reconstruction, c'est maintenant l'industrialisation qui est à l'ordre du jour. L'industrie lourde, la construction des machines sont la condition préalable de l'édification socialiste. Or précisément, l'industrialisation implique une liaison accrue, non une indépendance, mais « une dépendance croissante à l'égard du marché mondial, du capitalisme, de sa technique, de son économie ».

Ainsi explique-t-il que l'enjeu de la lutte n'est pas, comme Staline l'a affirmé, circonscrit entre le prolétariat et la bourgeoisie de l'Union soviétique. L'édification du socialisme présuppose la suppression des classes, qui n'est concevable qu'à la condition que les forces productives « socialistes » dépassent celles du capitalisme : il n'est pas possible de concevoir une construction du socialisme qui soit indépendante de la révolution mondiale. Pierre Pascal raconte :

« Ce sont les grandes journées du plénum ; il était mort jusque-là, il s'anime aujourd'hui. Hier soir, Trotsky, dit-on, s'est surpassé. Accueilli par de chaleureux applaudissements des invités et de quelques rares délégués, il a parlé d'abord un quart d'heure puis il a demandé de combien de temps il pouvait encore disposer : « Un quart d'heure. » Alors le voilà qui prend ses papiers et descend de la tribune. Le bureau est d'accord pour une demi-heure. [...] L'orateur obtient satisfaction. Il a mis en pièces Remmele, Pepper, surtout, aussi Manouilsky, Smeral enfin. Il a excité le rire irrépressible des délégués à leur adresse, car on peut s'empêcher d'applaudir, mais de rire[355]…»

Quelques jours auparavant, l'observateur français notait dans son Journal :

« Il paraît qu'on regrette fort d'avoir laissé Trotsky parler à la conférence du parti russe, car il a fait une grosse impression et maintenant qu'on rend compte de la conférence dans les cellules, les ouvriers posent des questions embarrassantes : l'Opposition renaît cette fois d'en bas et spontanément. »[356]

C'est peut-être ce phénomène, joint au fait qu'il n'y ait pas d'enjeu immédiat dans le débat à l'exécutif de l'Internationale qui donne son caractère détendu à l'intervention de Trotsky...

Il est en tout cas évident qu'il ne nourrit plus alors aucune illusion sur la possibilité d'un renversement de politique, d'un « redressement » du parti à brève échéance. Il conclut à la nécessité d'une explication patiente, d'un éclairage systématique, de modèles d'explication pour la jeune génération au moment ou elle en aura besoin. Il faut former des cadres et attendre. Il le dit à Kamenev :

« Je ne me sens nullement "fatigué", mais je suis d'avis que nous devons nous armer de patience pour un temps assez long, pour toute une période historique. Il n'est pas question aujourd'hui de lutter pour le pouvoir, mais de préparer les instruments idéologiques et l'organisation de la lutte pour le pouvoir en vue d'un nouvel essor de la révolution. Quand cet essor surviendra, je n'en sais rien. »[357]

Zinoviev et Kamenev sont étreints du même sentiment proche de l'impuissance, mais n'en tirent pas les mêmes conclusions. L'hiver 1926-1927 se présente avec une mise en sommeil de l'Opposition unifiée.

Elle va pourtant resurgir de ses cendres quand retentissent les trois coups qui annoncent une fois de plus une révolution, en Chine cette fois.

XXXII. Dix ans après[modifier le wikicode]

L'activité de l'Opposition unifiée a connu une véritable éclipse pendant l'hiver 1926-1927. D'abord parce qu'ayant renoncé officiellement à ses activités fractionnelles, elle devait se contenter impérativement de ce qui pouvait apparaître, même aux yeux d'« observateurs » attentifs, comme des contacts purement personnels. Ensuite, parce que, assommée par les développements fulgurants qui avaient suivi la déclaration du 16 octobre, elle n'émergea qu'à peine d'un état de stupeur qui, pour certains, confinait à la démoralisation.[358]

Nous n'avons, sur cette période, pratiquement aucun témoignage direct de membre de l'Opposition. Nous en avons, en revanche, de renégats, publiés ou cités dans la presse, et, pour cette simple raison, sujets à caution, puisque ce sont en fait des dénonciations. On peut cependant, par eux, reconstituer certains éléments de l'histoire de l'Opposition dans ces mois de repli.

L'ancien oppositionnel Kritchevsky indique par exemple – et il n'y a sur ce point aucune raison de ne pas le croire – qu'après une discussion à Kharkov sur la question de la déclaration du 16 octobre, contre laquelle se manifesta la majorité de l'organisation, « on reçut comme directives de Moscou de dissoudre la fraction, de suspendre le travail fractionnel et de ne conserver que des liaisons individuelles ». Il ajoute que « ces directives furent discutées et exécutées dans les rayons »[359].

Telle a été généralement l'attitude initiale de l'Opposition après le 16 octobre : elle a renoncé notamment à la publication, même clandestine et limitée, de ses documents propres, textes circulaires, voire notes de discussion interne. A travers les liaisons personnelles la charpente de l'organisation de la fraction subsiste cependant, ou plus exactement, celle des deux volets de la fraction, celui de Trotsky et celui de Zinoviev et de Kamenev, ce dernier étant moins important dans le pays et beaucoup plus à Leningrad.

Avec la reconstitution de la fraction – vraisemblablement au cours des premiers mois de 1926 –, on a probablement changé les hommes clés de son appareil, depuis longtemps repérés par le G.P.U. Kritchevsky signale que les fonctions d'organisateur, remplies en 1926 par I.N. Smirnov, le sont, à partir d'avril 1927, par S.Y. Mratchkovsky[360]. Un autre « renégat », Kouzovnikov, de Sverdlovsk, confirme le rôle joué par ce dernier[361]. Les dirigeants sont accessibles, par une série d'intermédiaires et Kritchevsky indique que, pour rencontrer Trotsky, il a dû passer, après le remplacement de Mratchkovsky par Alsky, successivement par Linovsky, Alsky et Poznansky[362]. Il indique aussi que Trotsky a, pendant la même période, reçu deux autres dirigeants de Kharkov[363]. Lev Kopelev, plusieurs dizaines d'années plus tard, se souvient seulement que l'agent de liaison avec le « centre » dans l'organisation ukrainienne où il se trouvait, était, sous le pseudonyme clandestin de Volodia, le futur grand écrivain Kazakiévitch[364], deux fois couronné plus tard comme « prix Staline » pour ses romans.

Le même Kritchevsky signale que plusieurs des dirigeants de l'Opposition à Kharkov – il cite Loguine et Iakov Livshitz[Note du Trad 9] – se sont opposés à la reconstitution de la fraction et prononcés pour la défense « légale » des idées de l'Opposition qu'ils ont ainsi quittée[365].

L'opposition a poursuivi ses débats politiques internes sur les perspectives, sans parvenir à surmonter totalement les désaccords, qui ne manquent pas. La rupture des décistes, sur la gauche, est acquise depuis la déclaration du 16 octobre, qu'ils tiennent pour une capitulation reposant sur une analyse erronée. V.M. Smirnov, Sapronov et leurs camarades de l'ancienne fraction du centralisme démocratique se sont attelés à la rédaction d'une plate-forme politique dont le C.C. connaît rapidement les premières esquisses. Cette rupture, succédant à celle des animateurs de l'ancienne Opposition ouvrière – Aleksandra Kollontai, en exil diplomatique, emboîte bientôt le pas à Chliapnikov –, laisse en présence les deux formations essentielles, de l'Opposition de 1923, les « trotskystes », et de celle de Leningrad, les « zinoviévistes », sans oublier l'Opposition communiste de Géorgie.

Elles ont chacune leurs problèmes. Chez les trotskystes, il y a de grosses divergences au sujet de la Chine, de la participation du Parti communiste chinois au Guomindang, de la validité de la « révolution permanente », et Radek s'oppose sur ces points à Trotsky. Natalia Ivanovna parle du découragement de Piatakov :

« Piatakov était pessimiste. Il considérait qu'une longue période de réaction s'ouvrait en Russie et dans le monde, que la classe ouvrière était à bout de forces et le parti étranglé, que la bataille de l'Opposition était perdue. Il n'y persévérait que par principe et par solidarité. »[366]

La tension est réelle, par exemple, quand Radek et Piatakov, précisément, s'allient aux zinoviévistes dans le « centre » de la fraction pour interdire à Trotsky de réclamer la sortie du Guomindang et de mettre en avant, pour la Chine, une perspective fondée sur la théorie de la « révolution permanente »[367].

Les zinoviévistes ne sont pas moins divisés. Tout un courant, chez eux, penche pour la liquidation de l'Opposition, le silence et le ralliement en pratique à la majorité. Il semble qu'Evdokimov, l'un des plus prestigieux d'entre eux, ait été tout près de ce point de vue[368]. Ses amis finissent pourtant par le retenir. Pour le comité central de février 1927, Staline rappelle encore une fois le retrait de Kroupskaia, à qui il semble n'avoir arraché que la promesse d'une déclaration. Les autres capitulards sont des personnalités qui sont loin d'être de second ordre : P.A. Zaloutsky, l'homme qui mis le feu aux poudres en 1925[369], le vieux-bolchevik A.S. Badaiev, ancien responsable de la fraction bolchevique à la quatrième Douma, la suppléante du comité central Klavdia Ivanovna Nikolaieva[370], gagnée en route et reperdue.

A l'inverse, des responsables zinoviévistes à l'étranger, particulièrement G.I. Safarov, avec, semble-t-il, le soutien de Kamenev, ambassadeur à Rome, poussent les « communistes de gauche » d'Allemagne à affronter le K.P.D. aux élections partielles, ce qui risque évidemment de les entraîner sur la voie de l'organisation d'un deuxième parti communiste[371].

A la même session de février du comité central, les oppositionnels votent pour une résolution de la direction qui décide de la baisse des prix du commerce de gros, à laquelle ils avaient manifesté précédemment leur hostilité. Est-ce un indice de difficultés internes ? La direction l'assure en tout cas, mettant l'accent sur le fait que c'est Zinoviev qui a pris la parole pour annoncer leur vote favorable, et que Trotsky et Smilga se sont contentés de le suivre sans prendre la parole : les décistes dénoncent ce geste comme « opportuniste ».

Bientôt pourtant, les événements de Chine vont précipiter la reconstitution et surtout la réactivation de l'Opposition unifiée. Victor Serge écrit : « La révolution chinoise nous électrisait tous... [...] Une véritable vague d'enthousiasme soulevait le monde soviétique – du moins les éléments pensants de ce monde[372].» La révolution chinoise s'accélère – et ce sont bientôt les menaces concrètes de la contre-révolution qui vont mobiliser de nouveau les oppositionnels en U.R.S.S. Alors que les ouvriers et paysans chinois passent à l'action avec leurs propres objectifs de classe, les problèmes politiques se cristallisent autour de la question de l'indépendance du Parti communiste. Celui-ci a fait en effet adhérer ses membres en 1922 au parti nationaliste au pouvoir dans le Sud, le Guomindang, et se trouve de fait soumis politiquement au gouvernement et au chef de son armée, le général Tchiang Kai-chek, par ailleurs membre d'honneur du présidium de l'Internationale communiste, dont le comportement révèle, depuis le printemps 1926, qu'il est décidé à écraser le mouvement ouvrier et paysan dans le sang et n'attend que l'occasion.

C'est à l'initiative de l'I.C. que le minuscule parti chinois, dirigé par le prestigieux intellectuel Chen Duxiu, a décidé l'entrée des communistes dans le Guomindang : ils y ont largement recruté et y ont gagné chair et sang. Mais quand ont commencé les grèves ouvrières et les soulèvements paysans, c'est en vain que Chen Duxiu a revendiqué l'indépendance de son parti. Alors que l'armée dirigée par Tchiang Kai-chek se lance dans l'« expédition du Nord » pour abattre les gouvernements des « seigneurs de la guerre », les paysans se soulèvent pour opérer leur jonction avec elle et découvrent que les officiers de cette armée sont très souvent, eux aussi, des propriétaires terriens...

Appliquant à la Chine la vieille formule algébrique de la « dictature démocratique des ouvriers et des paysans » et, apparemment sans en prendre conscience, la théorie menchevique de la « révolution par étapes », Staline et Boukharine – dont l'homme de plume à l'Internationale est précisément l'ancien menchevik Martynov – assurent que le Guomindang est un « parti ouvrier et paysan » qu'ils vont présenter comme « le bloc des quatre classes », dont cette « bourgeoisie nationale » que représente Tchiang Kai-chek. Ils sont fermement opposés à la rupture avec le Guomindang et balaient les inquiétudes des dirigeants du P.C. chinois.

Tchiang Kai-chek, lui, sait que l'alliance ne sera pas éternelle et qu'elle n'aura constitué qu'une étape vers le pouvoir et une réconciliation qu'il espère monnayer avec l'impérialisme. La campagne du Nord est prétexte à « serrer les rangs » et à subordonner les organisations ouvrières et paysannes au gouvernement et a l'armée. Tchiang laisse le seigneur de la guerre de Shanghaï noyer dans le sang une insurrection ouvrière qui lui tendait les bras. Entré finalement en « vainqueur » dans le grand port, il organise minutieusement son coup de force avec l'aide des banquiers étrangers et de la pègre : le 12 avril, c'est le début de la Saint-Barthélemy des communistes chinois[373]. La direction de l'Internationale communiste qui a refusé d'entendre les avertissements de Trotsky, poursuit la même politique en changeant les personnes : Staline et Boukharine appuient l'entrée de ministres communistes dans le gouvernement Guomindang de Wang Jingwel à Wuhan : leur mission est de faire respecter l'ordre par les ouvriers et les paysans. Mission remplie, ils sont congédiés, et Wang se réconcilie avec Tchiang Kai-chek dans le sang de nouveaux massacres...

Trotsky s'est prononcé dès l'origine contre l'entrée des communistes dans le Guomindang et a posé, dès 1926, le problème de leur sortie[374]. Mais il est en minorité là-dessus dans l'Opposition, et nous avons vu que Radek et Piatakov ont voté avec les zinoviévistes contre lui sur ce point. Ce sont ce désaccord capital et cette situation difficile – et non une absence d'intérêt – qui expliquent le silence de Trotsky sur la question chinoise entre avril 1926 et la fin de mars 1927. Il ne se décide en fait à attaquer sur ce point qu'après avoir obtenu là-dessus l'accord de ses camarades et au premier chef de Karl Radek. Ce dernier, qui est recteur de l'Université Sun Yat-sen à Moscou et spécialiste des questions chinoises, lui écrit en effet le 5 mars pour lui faire part de ses graves inquiétudes sur la situation en Chine et sur les risques d'un coup d'Etat militaire du général Tchiang Kai-chek.

Les choses vont des lors très vite. Le 18 mars, a l'Académie communiste, Radek met en question la politique chinoise de Staline-Boukharine. Il prédit qu'à très brève échéance Tchiang Kai-chek va se retourner contre les communistes et trahir la révolution[375]. Trotsky demande à ses camarades du centre de l'Opposition l'autorisation d'intervenir au bureau politique : « Pouvons-nous garder le silence quand c'est la tête du prolétariat chinois qui est en jeu ? »[376] Il obtient là-dessus un feu vert, mais avec de très sérieuses limitations : il ne doit pas poser la question des relations P.C.-Guomindang et bien préciser qu'il s'agit en Chine d'une « révolution nationale-démocratique »[377]. Au bureau politique, le 31 mars, il pose le problème de la création de soviets et de ce qu'il appelle la « totale liberté de lutte de classes pour le prolétariat »[378].

Le 6 avril, dans un discours prononcé devant les communistes de Moscou, Staline répond à Radek en se moquant de ses mots d'ordre « rrrévolutionnaires » :

« Tchiang Kai-chek n'a peut-être aucune sympathie pour la révolution, mais il commande l'armée et ne peut faire autrement que de la mener contre les impérialistes. [...] Il faut utiliser [ces gens] jusqu'au bout, les presser comme un citron et les balancer. »[379]

Le 11 avril. Radek est révoqué de son poste de recteur de l'Université Sun Yat-sen. Le 12, après une soigneuse préparation, Tchiang Kai-chek, on l'a vu, fait un coup d'Etat, donne l'assaut aux locaux et journaux ouvriers, massacre des milliers de communistes et militants des syndicats. La seconde révolution chinoise ne se remettra pas de cette défaite-là[380].

Évidemment, la justesse des prévisions de l'Opposition frappe ceux qui en ont été informés : ils sont peu nombreux, et il faudra d'ailleurs plus d'une semaine avant que soit annoncée à Moscou la nouvelle du coup de Shanghaï dans lequel Staline assure d'ailleurs qu'il voit « une confirmation de la ligne de l'I.C. »[381]. Le désastre de Shanghaï mobilise les militants, les motive pour une reprise du travail oppositionnel pour la lutte contre une politique dont les résultats sont à ce point catastrophiques. En un sens, l'Opposition renaît en Union soviétique des cendres de la révolution chinoise. Trotsky confirmera un peu plus tard que Zinoviev, découragé, tenté par la capitulation, fut réveillé par cette défaite et y puisa un nouveau courage[382].

Pourtant de grandes illusions renaissent aussi avec la volonté de se battre. L'Opposition n'a-t-elle pas eu raison contre Staline, et cela n'est-il pas démontré par les textes? L'erreur de Staline n'est-elle pas évidente à la seule lecture de quelques numéros de la Pravda ? Trotsky raconte :

« Un bon nombre de jeunes camarades croyaient qu'une faillite si évidente de la politique de Staline devait rapprocher la victoire de l'Opposition. Dans les premières journées qui suivirent le coup d'Etat de Tchiang Kai-chek, je versai plus d'un seau d'eau froide sur les têtes de mes jeunes amis, et pas seulement sur ces jeunes têtes. Je démontrais que l'Opposition ne pouvait nullement remonter la pente grâce à la défaite de la révolution chinoise. »

Il l'explique, dans le cadre de l'analyse qui est la sienne des bases de la puissance de Staline :

« Que nos prévisions se soient justifiées, cela nous attirera un millier, cinq ou dix milliers de nouveaux adhérents. Pour des millions d'hommes, ce qui a une signification décisive, c'est le fait même de l'écrasement du prolétariat révolutionnaire. Après l'écrasement de la révolution allemande en 1923, après l'échec de la grève générale anglaise en 1925, la nouvelle défaite ne peut que renforcer le découragement des masses à l'égard de la révolution internationale. Or c'est ce découragement même qui est la source psychologique essentielle de la politique de Staline, faite d'un nationalo-réformisme. »[383]

La « discussion chinoise », un des enjeux du conflit, se poursuit, tout au long de l'année, au comité central, à l'exécutif de l'Internationale. Après le coup d'Etat de Tchiang Kai-chek, la direction Staline-Boukharine reporte ses espoirs sur le « Guomindang de gauche » du gouvernement Wang Jingwei en conflit avec le chef de l'armée, et salue en lui « le gouvernement révolutionnaire au sens bourgeois-démocratique du terme ». Mais la bourgeoisie chinoise se soucie peu de ces conseils : effrayée par la montée des revendications ouvrières et paysannes, elle préfère se rapprocher des propriétaires et des grandes puissances. La réconciliation de Wang Jingwei, de Tchiang Kai-chek et du seigneur de la guerre Feng Yuxiang est aussi la réconciliation avec la Grande-Bretagne. Il ne reste plus à Staline, à partir du mois de juin 1927, que la politique de la censure pour dissimuler ses traces et la préparation cynique, pour la fin de l'année, d'une insurrection-suicide à Canton qui devrait lui servir d'alibi face aux accusations de l'Opposition.

Mais la politique de la censure, c'est-à-dire de la violence, ne se confine pas à la question chinoise, et il est significatif qu'elle inscrive aussi son empreinte dans les questions de la culture, de l'art et de la littérature. Un rapide examen de la chronologie permet d'éclairer cet aspect de la crise du parti.

C'est en effet au début de 1927 que, sous couleur d'appliquer la résolution de 1925 – la résolution du comité central de juin 1925 sur la politique du parti dans le domaine de la littérature –, l'appareil du parti déclenche l'offensive contre l'une des plus importantes personnalités du monde littéraire, le critique A.K. Voronsky, directeur de Krasnaia Nov', vieux-bolchevik et membre de l'Opposition de gauche[384].

La Pravda du 23 février a rendu compte de la soirée organisée à la maison Herzen, à Moscou pour le cinquième anniversaire de la revue[385]. Elle indique qu'y sont lus des messages de Trotsky et de Gorky, mentionne les interventions de Radek, qui parle de « fête de la culture », de Iaroslavsky en personne, de K.G. Rakovsky. Le 3 avril, elle publie une recension élogieuse des Mémoires de Voronsky[386] dont le moins qu'on puisse dire est qu'ils ne donnent pas du bolchevisme une image conventionnelle puisqu'il parle de la « chère bande unie et hardie » qu'ont constituée les bolcheviks d'autrefois.

L'attaque est déclenchée le 30 avril par un article de Goussev, responsable de la presse et de l'édition auprès du comité central[387]. Accusé, en condamnant « les méthodes de commandement » et les manœuvres, d'avoir émis de « funestes croassements », Voronsky se voit reprocher pêle-mêle d'avoir assuré que la révolution devait être le « merveilleux auxiliaire » des écrivains, d'avoir opposé dans la société russe les « nouveaux rustres » aux « constructeurs du socialisme ». Voronsky, coupable d'utiliser « la terminologie trotskyste à la mode », manifeste ainsi, selon Goussev, son « pessimisme, son défaitisme, son manque de confiance en l'édification du socialisme ». La campagne entamée dans la foulée avec les « Notes sur la littérature » de Fritché vise à engager la littérature au service de la lutte... contre l'Opposition de gauche. Tout se met en place, à travers la prétendue « critique ouvrière » pour l'avènement du « réalisme socialiste » et l'octroi de privilèges aux « ingénieurs des âmes » à la plume servile.

Le combat oppositionnel reprend donc sur toute la ligne à partir du mois de mars. Trotsky est évidemment son principal porte-parole, et il faudrait plusieurs volumes pour retracer l'ensemble de ses interventions – celles du moins qui nous sont parvenues.

La discussion de la « question chinoise » est évidemment le thème principal du débat international. L'opposition estime que la direction stalinienne fait preuve d'un opportunisme systématique qui affaiblit la position internationale de l'U.R.S.S. autant que l'Internationale et ses partis.

Mais le débat porte aussi sur le « comité syndical anglo-russe », alliance nouée en 1923 entre syndicats soviétiques et syndicats britanniques, dans lequel les dirigeants de l'U.R.S.S. voient un véritable rempart pour la défense de leur pays. Le comportement du conseil général des syndicats pendant la grève générale britannique de 1926, puis la longue et épuisante grève des mineurs anglais isolés, sont, aux yeux de Trotsky, une véritable « trahison » : l'alliance avec ses représentants au sein du comité anglo-russe lui donne une caution des révolutionnaires russes qu'il propose de refuser en quittant spectaculairement le comité et en dénonçant les partenaires britanniques. Staline et Boukharine refusent d'abandonner ce qu'ils considèrent comme un atout diplomatique : ce sont finalement les syndicalistes britanniques, soucieux de demeurer en ligne avec la politique antisoviétique du gouvernement conservateur, qui quittent le comité.

L'Opposition pense que la situation en U.R.S.S. est dominée par le développement des forces sociales qui aspirent à la restauration du capitalisme et par conséquent par un affaiblissement de la position de la classe ouvrière et des paysans pauvres. En d'autres termes, c'est ce qu'elle appelle la montée du koulak, du nepman et du bureaucrate qui explique l'affaiblissement de la position internationale de l'Union soviétique. C'est elle aussi qui commande la politique intérieure de la direction, soucieuse de ménager les forces montantes, et qui préfère faire « feu à gauche » et saper l'influence de ce que l'Opposition appelle le noyau prolétarien et vieux-bolchevik du parti.

Il faut opposer à cette capitulation permanente devant les forces sociales hostiles une « politique prolétarienne ». Celle-ci exige d'abord l'amélioration des conditions de vie matérielles, politiques et culturelles de la classe ouvrière, dont l'Opposition estime que la précarité est encore accrue par le fait qu'une importante fraction de la plus-value produite par la classe ouvrière se voit dévorée tant par l'appareil bureaucratique parasitaire que par la bourgeoisie qui naît du capital commercial ressuscité par la Nep.

L'opposition défend la nécessité d'une politique nouvelle à la campagne. Il faut défendre contre le koulak le paysan pauvre et la grande majorité des paysans moyens, notamment les délivrer de l'étreinte de son usure. Il faut également accélérer le développement des fermes collectives dans la mesure de l'équipement en machines agricoles et au moyen d'une fiscalité nouvelle et d'une politique de crédit.

Fidèle à ce qui est l'un des traits distinctifs des origines de toutes ses composantes, l'Opposition insiste également sur la nécessité d'accélérer le rythme de l'industrialisation, maintenu très bas par le projet de plan quinquennal de la direction. Gardant l'arme précieuse du monopole du commerce extérieur, l'économie soviétique doit progresser en utilisant systématiquement les réalisations les plus modernes de la technologie capitaliste : elle doit pour cela rejeter consciemment et catégoriquement l'objectif fallacieux d'une économie socialiste isolée. Une industrialisation de cette importance exige évidemment une redistribution du revenu national qui passe par l'augmentation du budget de l'Etat, une fiscalité plus rigoureuse pour le koulak et la nouvelle bourgeoisie, une baisse autoritaire des prix, l'abolition du monopole d'Etat sur la vodka, etc.

L'un des aspects essentiels de la politique « prolétarienne » préconisée par l'Opposition est la revitalisation des soviets à laquelle elle appelle à entraîner la population laborieuse sous le mot d'ordre de la lutte pour une plus grande égalité. L'une des conditions de cette revitalisation est évidemment le respect du principe électif et la fin de la pratique de désignation des responsables des soviets par des organismes du parti.

La lutte contre la bureaucratie, au premier plan dans le domaine des soviets, apparaît comme une nécessité plus pressante encore dans la question nationale, où la dénonciation du « nationalisme » sert l'arbitraire du bureaucrate. L'opposition souligne qu'un traitement correct de la question nationale implique une révision du plan avec l'objectif de gommer les disparités et, de toute façon, une plus grande attention pour les nationalités non russes dans tous les domaines.

La bataille essentielle demeure celle du parti. L'Opposition a conscience d'une détérioration rapide de sa situation au cours des dernières années et la caractérise par ce qu'elle appelle la « déprolétarisation » des cadres et par l'afflux parmi eux d'anciens mencheviks et s.r. aboutissant à une conception nouvelle, bureaucratique, qui a détruit toute démocratie interne. La politique imposée par la direction, censure des critiques, calomnies, falsifications, conduit inévitablement aux exclusions en masse et à la scission. Tout au long de la période et en chaque circonstance importante, l'Opposition formule la revendication de la convocation d'un congrès et de sa préparation en conformité avec les pratiques en vigueur au temps de Lénine. Son objectif est d'ailleurs de ramener le parti au mode de fonctionnement interne qui était le sien « au temps de Lénine ».

On peut relever d'ailleurs que, dans l'ensemble, au cours de tous les combats de l'année 1927, elle se fait de plus en plus le champion du « léninisme » et brandit son drapeau. Dans ses dernières pages, sa plate-forme, rédigée à l'été, assure :

« Le groupe de Staline et Boukharine, tout en s'éloignant de plus en plus des principes de Lénine, essaie de tromper le parti en lui faisant croire qu'il s'agit d'une lutte entre le léninisme et le trotskysme. En réalité, la lutte se déroule entre le léninisme et l'opportunisme stalinien. C'est exactement de la même façon que les révisionnistes, sous le prétexte d'une lutte contre le "blanquisme", ont mené leur bataille contre le marxisme. »[388]

Les dirigeants de l'Opposition pensaient-ils que cette lutte pouvait aboutir à la victoire et qu'ils allaient donc revenir à la tête du parti ? Nous avons vu que Zinoviev et Kamenev avaient nourri cette illusion en 1926 et l'avaient perdue au mois d'octobre. On peut douter qu'ils y soient ultérieurement revenus. Pour ce qui concerne, en tout cas, Trotsky et ses proches camarades d'idées, la réponse est incontestablement négative. Trotsky écrira, moins de trois ans plus tard :

« Le groupe principal de l'Opposition marchait vers le dénouement les yeux ouverts. Nous comprenions trop clairement que, si nous voulions faire de nos idées celles de la nouvelle génération ouvrière, ce n'était pas par de la diplomatie et des arguties, mais seulement par une lutte ouverte, sans nous arrêter devant aucune conséquence pratique. [...] Nous allions au-delà d'une défaite immédiate, préparant avec assurance notre victoire idéologique dans un avenir plus lointain. [...] Il est impossible de couper une fois pour toutes la route aux idées progressistes. Voilà pourquoi, quand il s'agit de la lutte de grands principes, le révolutionnaire ne peut avoir qu'une règle : "Fais ce que dois, advienne que pourra”. »[389]

Quand l'Opposition unifiée reprend son activité, elle est déjà sous le feu des critiques des décistes : la « plate-forme » qu'on appellera « des Quinze » est déjà en circulation[390]. Le texte, élaboré par T.V. Sapronov et V.M. Smirnov, est une charge contre la tactique de l'Opposition, notamment contre son silence dans le débat sur les « Leçons d'Octobre » – dont elle tient d'ailleurs la publication pour une erreur –, l'interprétation de l'attitude des ouvriers au moment de la tentative de percée – où les Quinze voient un alignement sur la direction –, enfin sur la politique de baisse des prix qui a été approuvée au comité central par Zinoviev et Trotsky. La divergence essentielle apparaît quand ils écrivent : « Le C.C. a déjà dépassé, dans sa politique qui consiste à bâillonner le parti, la limite où commence sa liquidation. »[391] Et Iaroslavsky de triompher : « Si le C.C. liquide le parti, il faut que les Sapronov en construisent un nouveau. »[392] Les positions des « Quinze » sont désormais utilisées par l'appareil afin de démontrer « où va l'Opposition »…

Cette dernière, tout en se réorganisant, cherche à mieux se définir et à organiser la base qu'elle estime avoir dans le parti. La « déclaration des 83 », rédigée à la mi-avril, part de la révolution chinoise et du comité anglo-russe, analyse la politique économique qu'elle qualifie de « droitière » et la dégradation de la situation ouvrière qu'elle juge étroitement liée au régime imposé au parti. Face au danger de guerre, elle propose un front uni du parti sur une ligne prolétarienne révolutionnaire. Les incessantes attaques dont elle est l'objet n'ont pas, dit-elle, d'autre signification que « de discréditer et de détruire l'aile gauche prolétarienne, léniniste, du parti ». Elle propose une série de mesures, conformes à la pratique du temps de Lénine, pour la préparation du XVe congrès.

Remise au comité central de mai avec 83, puis 84 signatures de membres du parti – les moins anciens y ont adhéré en 1917 –, elle est destinée à en recueillir finalement 300. L'initiative a été critiquée dans les rangs de l'Opposition, comme le reconnaît, au mois d'août, Trotsky, dans une lettre à N.V.Krestinsky[393], mais il indique qu'elle a finalement été décidée pour atténuer, par la publicité, le coup que Staline était en train de préparer et qu'il ne pouvait pas ne pas porter à l'Opposition après le coup de Shanghai.

L'appareil va trouver différents prétextes pour lancer contre l'Opposition une nouvelle offensive. Le 9 mai, lors d'une réunion, partiellement radiodiffusée, de commémoration du 15e anniversaire de la Pravda, Zinoviev a pris la parole, se livrant, selon Pierre Pascal, à une « critique très violente de la Pravda actuelle : elle n'a plus rien de bolchevik, elle est unilatérale, entre les mains d'une coterie, etc. »[394]. Il évoque le passé « cadet » de Slepkov, « s.r. », d'Astrov. La retransmission est interrompue au moment où les deux camps commencent à s'affronter dans la salle. Toujours selon P. Pascal, « les gens de son bord » disent qu'il « s'est laissé emporter », « a été trop violent, mais excellent, très en forme »[395]. Le même raconte qu'Ouglanov a interrompu Zinoviev : « Vous savez devant qui vous parlez ? Devant des sans-parti. » Il a répondu : « Je sais, mais, dans les réunions du parti, on me fermera la bouche. Il s'agit de sauver la révolution. »[396] La presse commence à donner de la voix. Le bureau politique lui interdit de participer à la réunion de l'exécutif de l'I.C. dont il est pourtant membre élu.

Une première épreuve de force se déroule à l'occasion de cette session de l'exécutif. A deux reprises, les 17 et 18 mai, Zinoviev se voit interdire l'entrée de la salle des réunions par les militaires qui montent la garde devant la porte[397]. Trotsky proteste vainement. Ignazio Silone a raconté comment Staline et ses créatures – Kuusinen, Manouilsky, l'Allemand Thälmann – essaient, avant la session officielle, de convaincre les délégués étrangers qu'il faudra voter pour une résolution qui qualifie de « contre-révolutionnaire » un texte de Trotsky qu'ils n'ont pas lu et que la direction du parti russe a décidé de ne pas traduire et de ne pas distribuer[398]. La résolution n'est finalement pas présentée, car les délégués italiens, Silone et Togliatti, le délégué français Treint et le Suisse Humbert-Droz refusent de voter sur ce texte qu'ils ne connaissent pas et parce que Staline ne veut contre Trotsky que des résolutions unanimes. Mais la tentative même en dit long sur le cynisme des apparatchiki de l'Internationale qui ne se soucient nullement de ce qu'a écrit Trotsky, mais souhaitent seulement être du côté du pouvoir et voter en conséquence. Finalement, et bien qu'il n'y ait pas eu de vote, Zinoviev se trouve exclu de l'exécutif de l'I.C. La campagne commence pour l'exclure aussi du comité central du parti, avant le congrès, et bien qu'il ait été élu par le congrès précédent.

C'est l'occasion pour Trotsky de se manifester une dernière fois en direction de Kroupskaia, qui a rompu avec l'Opposition sans pourtant la dénoncer. Prenant prétexte d'une lettre personnelle dans laquelle elle reproche à Zinoviev de « chicaner » à propos de la Chine, il écrit :

« Nous sommes menacés d'autant plus cruellement que nos prévisions se trouvent confirmées dans les faits. [...] C'est tout à fait logique et inévitable pour l'aile authentiquement marxiste en période de reflux, temporaire mais profond, de la vague révolutionnaire, mais nous sommes les seuls à conserver la filiation des idées du bolchevisme révolutionnaire, les seuls à enseigner, sans Lénine, la méthode léniniste d'analyse de ce qui se déroule et de prévision de "ce qui se prépare". »[399]

L'Opposition comprend qu'elle joue sa tête et elle est décidée à aller jusqu'au bout. P. Pascal, dans son Journal, le 26 mai 1927, relève qu'elle vient de tenir « un congrès pan-russe illégal[400] » – ce qui n'est tout de même pas un mince exploit. Il lui a en tout cas donné assez de cohésion pour engager la bataille. La clé de cette attitude est donnée par les avertissements de Trotsky à Kroupskaia :

« Aujourd'hui, Staline a décidé de substituer à la "lutte jusqu'à épuisement" de l'Opposition menée au cours des six derniers mois une lutte "jusqu'à son extermination". Pourquoi ? Parce que Staline est affaibli : sa faillite sur les problèmes chinois et anglo-russe est évidente, comme sont terribles les conséquences de cette faillite sur la situation internationale. [...] Ce ne sont pas ni des détails, ni de petites corrections, qui sont en jeu, mais la ligne fondamentale du bolchevisme sur les questions majeures. Parler de "chicane", c'est nous proposer de nager dans le sens du courant quand celui-ci va contre le bolchevisme. »[401]

La répression frappe sous la forme de « déplacements » et d'« affectations nouvelles » de militants de l'Opposition, systématiquement appliqués pour « les besoins du service » ! Le bilan est déjà lourd en ce mois de mai 1927 : Piatakov, Préobrajensky, V.V. Kossior,Antonov-Ovseenko, Kamenev, Safarov, les Ukrainiens V.K. Aussen, Kotzioubinsky, N.I. Oufimtsev, Aleksandra Simachko, et bien des vieux-bolcheviks, les jeunes Solntsev, Kaplinsky, Issaiev, Kharine, Pereverzev ont été envoyés en missions diplomatiques ou commerciales à des milliers de kilomètres du champ de bataille.

Or I.T. Smilga, vice-président du Gosplan, vieux-bolchevik dirigeant de l'Opposition, est nommé président de la Banque d'Extrême-Orient à Khabarovsk. Cet exil déguisé est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. L'Opposition lance de bouche à oreille le mot d'ordre de l'accompagner le 9 juin, jour de son départ, à la gare de Iaroslavl à Moscou. Le succès dépassa largement ses espérances. Il y a à la gare, ce jour-là de mille à deux mille personnes venues manifester leur sympathie à l'exilé. Les voyageurs s'informent, s'intéressent à cette agitation. Il y a finalement des discours de Zinoviev et de Trotsky, qui demeure très prudent, met l'accent sur la situation internationale, le besoin d'unité, le dévouement au parti. Il semble que les deux dirigeants de l'Opposition aient hissé Smilga sur leurs épaules pour le porter jusqu'à son wagon.

Immédiatement, ils sont accusés d'avoir porté en public un désaccord interne et d'avoir organisé une manifestation de rue contre le comité central. L'exclusion de Trotsky du comité central est demandée, et nombre d'oppositionnels présents à la gare sont exclus du parti sans autre forme de procès. Quatre officiers de l'Armée rouge – dont Ia.O. Okhotnikov, héros de la guerre civile – sont exclus de l'Académie militaire, dont il allaient sortir[402]. On parle de la révocation de N.I. Mouralov, inspecteur général de l'Armée rouge[403]. Deutscher et Erickson, sans citer de sources, mentionnent un texte favorable à l'Opposition signé à son initiative par de grands chefs militaires, dont Iakir et Poutna[404].

Quand Zinoviev et Trotsky comparaissent devant la commission centrale de contrôle pour cette affaire, Trotsky apparaît comme indomptable. Soulignant les contradictions dans lesquelles la direction s'empêtre dans l'affaire Smilga, il accuse :

« Nous déclarons que nous continuerons à critiquer le régime stalinien tant que vous ne nous aurez pas bâillonnés par des moyens physiques. [...] Nous critiquerons ce régime qui porte en lui la ruine de toutes les conquêtes d'Octobre. [...] Nous critiquerons le régime stalinien comme un régime d'incapacité, de glissement, de faiblesse idéologique, de courtes vues et de manque de perspicacité. »[405]

Saisissant au vol une comparaison faite dans une conversation de couloir par le président de la commission, A.A. Soltz, il la développe, évoque la courbe descendante de la Révolution française dans la deuxième partie de son histoire, les calomnies qui ont présenté Robespierre et ses amis comme des « contre-révolutionnaires » et met ses adversaires en garde : ne craignent-ils pas d'être en train de préparer en Russie le « deuxième chapitre » de la Révolution, celui de Thermidor ?[406]

Le 27 juin 1927, il écrit aux membres du comité central que le parti est en train de vivre « sa crise la plus grave depuis la révolution »[407] : il dénonce les menaces de licenciement, voire la répression étatique qui s'abat sur les oppositionnels dans tout le pays. Il réitère une fois encore la revendication de l'Opposition que ses documents politiques soient publiés et diffusés dans le parti, discutés en vue du XVe congrès, si longtemps reporté et prévu maintenant pour novembre.

Le 11 juillet, dans une lettre à Ordjonikidzé, dont nous ne connaissons qu'un extrait, il proteste contre les accusations de « défaitisme » qui ont été lancées contre lui à la session du 27 juin[408]. Il donne, pour illustrer sa ligne politique, l'exemple de Clemenceau, qui critiqua furieusement les dirigeants de la bourgeoisie française en pleine guerre et put ainsi être finalement l'agent de sa victoire.

Au plénum du C.C. et de la commission centrale de contrôle au début d'août, il obtient quarante-cinq minutes pour intervenir sur la question du danger de guerre. Sa conclusion – c'est de plus en plus souvent le cas – est en forme de réquisitoire :

« L'Opposition pense que la direction de Staline rend la victoire plus difficile. [...] Le parti ? Vous l'avez étranglé. [...] Chaque oppositionnel réel [...] occupera en cas de guerre, au front et à l'arrière, le poste que le parti lui confiera et remplira son devoir jusqu'au bout. Mais pas un seul oppositionnel ne renoncera à son droit et à son devoir, à la veille de la guerre ou pendant la guerre, de lutter pour le redressement de l'orientation du parti [...], car c'est en cela que consiste la condition la plus importante du succès. Je me résume : Pour la patrie socialiste ? Oui ! Pour l'orientation stalinienne ? Non. »[409]

Le 4 août, c'est lui qui rédige la réponse écrite des treize[410] aux allégations menaçantes lancées par Molotov qui accuse l'Opposition de préparer « l'insurrection contre le parti et le pouvoir soviétique ». Il dénonce là une tentative pour habituer le parti à l'idée de la répression, et avertit : « L'Opposition ne va pas se laisser intimider par les calomnies ou les menaces d'extermination physique. »[411]

Le 6 août il reprend la parole[412] pour réfuter la vieille attaque, qui vient d'être reprise par Vorochilov au sujet des exécutions sommaires de communistes qui lui ont été reprochées pendant la guerre civile. Il n'a guère de mal à réfuter l'épisode qui concerne Zaloutsky et Bakaiev, tous deux bien vivants et qui ont été à l'époque défendus par Lachévitch et... Smilga. Mais il lui faut aussi revenir sur le jugement et l'exécution de Panteleiev devant Kazan[413] !

Finalement, peut-être en partie sous les coups de boutoir lancés par l'Opposition dans les débats, la commission centrale de contrôle chargée d'instruire la proposition d'exclusion du comité central de Zinoviev et de Trotsky décide de leur laisser une porte de sortie en leur imposant de s'exprimer par écrit sur trois exigences : le désaveu de la « thèse semi-défaitiste Clemenceau », ainsi que la condamnation de l'accusation sur Thermidor, la fin de la politique de scission et la condamnation de toute scission dans l'I.C. et enfin le renoncement a toute pratique fractionnelle. »[414]

La réponse de l'Opposition, connue sous le nom de « déclaration des Treize » et parfois « déclaration pacifique[415] » a été de toute évidence rédigée par Trotsky, ou au moins avec sa participation active. Elle est d'une remarquable fermeté. Elle réaffirme qu'elle est « absolument et sans réserve pour la défense de la patrie socialiste contre l'impérialisme », mais qualifie d'« erronée » l'interprétation donnée a la « déclaration Clemenceau » : Trotsky y a seulement dit qu'on ne peut pas, même en temps de guerre, renoncer au droit de critique. Sur la question de Thermidor, elle explique qu'elle pense que les éléments thermidoriens grandissent et ont une base sociale. Mais personne n'a dit dans ses rangs que le parti ou sa direction étaient « des thermidoriens » : l'Opposition a seulement demandé que le danger thermidorien soit combattu.

Sur le deuxième point, réaffirmant son hostilité à la scission du parti allemand et à la création d'une organisation de « communistes de gauche », l'Opposition demande la réintégration de tous les exclus qui accepteraient la discipline, « avec la garantie de la possibilité pour eux de défendre leurs vues dans la presse du parti et dans ses rangs et ceux de l'I.C.». Sur la dernière « exigence fondamentale », elle répond très simplement :

« Nous combattrons de toutes nos forces et par tous les moyens toute tendance à créer un second parti. Nous condamnons tout aussi énergiquement et de façon tout aussi catégorique la politique de scission. Nous exécuterons toutes les décisions du parti communiste et de son comité central. Nous sommes prêts à tout faire pour détruire tous les éléments de fraction qui se sont formés du fait que nous avons été obligés, étant donné le régime intérieur du parti, de faire connaître au parti notre pensée véritable, qui était dénaturée dans la presse que lit tout le pays. »[416]

Au terme de leur réponse, les treize réclamaient enfin comme une contrepartie normale la condamnation de plusieurs écrits publics calomnieux dirigés contre l'Opposition, l'arrêt des exclusions, la réintégration des exclus et l'application de ses revendications de démocratie pour la préparation du XVe congres : ce dernier point est censuré lors de la publication du texte !

Point n'est besoin d'une analyse serrée des textes pour comprendre que la réponse de l'Opposition, reposant sur la réalité de ses opinons et expressions, ne constituait même pas un recul. La résolution sur le rapport d'Ordjonikidzé, au nom de la commission centrale de contrôle, adoptée le 9 août, souligne ce qu'elle appelle le caractère évasif et finalement peu satisfaisant des réponses de l'Opposition[417] – en clair, reconnaît sa résistance. Mais, à la surprise générale, elle conclut au retrait de l'ordre du jour de l'exclusion de Trotsky et de Zinoviev, se contentant de proposer contre eux un blâme sévère.

Que s'est-il passé ? Incontestablement il y a eu, pour la répression, de grosses difficultés. Pascal raconte ce qu'il tient d'un informateur très au courant :

« Trotsky disait que l'armée est entre les mains de chefs bourgeois et le prouvait par une correspondance tombée entre ses mains. A ce moment-là, deux soldats, baïonnette au canon, suivis d'Ounschlicht en personne, s'avancent vers la tribune pour lui arracher le papier. "Halte-là ! Croyez-vous m'intimider ? Je livrerai au parti ce que je crois devoir livrer et je garderai ce que je voudrai. Renvoyez ces deux pauvres garçons" …»[418]

Immédiatement à la suite, Zinoviev et Trotsky sont exclus, mais Ordjonikidzé, absent lors de cette séance, s'indigna à son retour:

« "Comment, Zinoviev et Trotsky ne sont pas ici ? Leur place est ici, qu'on aille les chercher!" On alla les quérir en auto ; ils étaient comme par hasard ensemble et l'accord fut conclu. Staline, Molotov et Boukharine étaient pour l'exclusion, mais Ordjonikidzé, Rykov, Kalinine, Tomsky étaient contre. Il y a division chez les Géorgiens. Il paraît d'ailleurs que la déclaration n'a pas été publiée intégralement. »[419]

Une « lettre de Moscou », dans le Bulletin communiste de Souvarine, souligne la modération d'Ordjonikidzé, sa résistance devant les exigences de Staline, le soutien dont il bénéficie, dans son refus d'exclure Trotsky et Zinoviev, de la part des provinciaux de l'appareil qui disent que « le parti ne comprendra pas ». La même lettre assure que l'exclusion de Trotsky et Zinoviev fut votée en l'absence d'Ordjonikidzé, malade, mais que celui-ci, revenu, réussit à renverser la décision. Elle indique :

« L'Opposition finit par déposer une déclaration où elle ne rétracte rien, la direction finit par s'en contenter en déclarant n'avoir pas confiance et personne ne fut exclu ! De sorte que la conclusion seule de la résolution sur le rapport de la C.C.C. ayant été modifiée, on se trouve en présence d'un document entièrement rédigé dans le sens de l'exclusion, de la condamnation à mort politique et se terminant par un rappel à l'ordre ! Mais ce n'est pas tout. Pour porter à son comble l'indescriptible chaos, la Pravda publiant seulement une partie de la déclaration de l'Opposition (tout le passage concernant la répression a été censuré) s'est trompée de texte, a imprimé le premier au lieu du second, rendant le tout complètement inintelligible. »[420]

Le déroulement du plénum est d'une grande violence. Staline assure qu'il faudra une guerre civile pour écarter « les cadres ». Trotsky se fait procureur, brandit le document que Lénine, pour lui marquer sa confiance, lui a remis en main propre, signé en blanc. Il souligne la différenciation politique et sociale entre l'appareil des privilégiés et les travailleurs ordinaires se reflétant dans les deux étages du parti qu'il accuse Staline d'« étrangler », souligne qu'il faut tenir jusqu'à la révolution mondiale, argumente sur la nécessité de préserver le droit de lutter pour le redressement du parti sans tenir compte de la nécessaire « discipline » qui n'est ici qu'un moyen supplémentaire d'enchaîner parti et prolétariat.

De tous les points de vue, le plénum est un échec pour Staline, suffisamment ressenti ainsi pour que l'affaire soit présentée dans les semaines suivantes comme une mesure de temporisation imposée par lui. Plusieurs de ses partisans, à la commission de contrôle, ont fait obstacle à sa volonté de réprimer. Solz a évoqué la tristesse de Robespierre envoyant Danton à la guillotine. Ordjonikidzé a coupé la parole à Iaroslavsky qui tentait de remettre sur le tapis les exécutions de communistes pendant la guerre civile.

Ces hésitations ne tombent pas du ciel. Incontestablement, le frémissement qui s'était traduit par l'afflux de sympathisants à la gare pour le départ de Smilga, se confirme. On commence à s'émouvoir, même dans l'appareil, de méthodes expéditives qui provoquent réprobation et même indignation. Devant une résistance faite surtout d'inertie, les hommes de l'appareil en charge de la répression, freinent. L'historien Michal Reiman a vu les dossiers mentionnant des réunions ouvrières en faveur de l'Opposition à Ivanovo-Voznessensk, Leningrad, Moscou. Le mécontentement ouvrier monte et semble rejoindre l'Opposition[421]. La situation extérieure est tendue avec la rupture des relations avec la Grande-Bretagne. Staline, pourtant talonné par l'échéance du congrès et la nécessité pressante de bâillonner ses accusateurs, doit finalement se résigner à reculer, même si c'est pour mieux sauter.

L'Opposition, elle, connaît un débat passionné. Zinoviev rédige des thèses[422] et, avec ses amis, lance à ses alliés, le 15 août, un véritable ultimatum sur la question du « deuxième parti ». Radek lui oppose ses propres thèses, que Trotsky juge « superbes », ce qui ne l'empêche pas de donner consigne de voter pour celles de Zinoviev, afin, dit-il, de mettre ce dernier dans la situation de « rompre sur des questions de programme et de tactique [...] et non sur les deux dadas qu'il soulevait artificiellement – les "deux partis" et le trotskysme »[423].

Dans ses thèses, Zinoviev souligne que la lutte pour les idées de Lénine implique le risque d'être exclu du parti. Il souligne que le devoir d'un exclu est « de continuer son travail », « non de s'orienter vers la formation d'un deuxième parti, mais de continuer à s'orienter vers le redressement du parti, la correction de sa ligne politique[424] ».

La discussion terminée et l'unité avec Zinoviev préservée au prix de l'acceptation de ses thèses, l'Opposition s'attelle à son travail fondamental, l'élaboration d'une plate-forme politique alternative pour le parti. Ce sera l'objet de son document préparé en vue du XVe congrès et intitulé Plate-forme de l'Opposition. La Crise du parti et les moyens de la surmonter. Ce long texte – une centaine de pages – a été rédigé collectivement avec la volonté affirmée d'en revenir ainsi aux traditions du mouvement ouvrier antérieures à la révolution. Trotsky a écrit le chapitre sur l'Industrialisation. Zinoviev et Kamenev ont écrit ensemble les deux chapitres sur l'Internationale et la politique dans les campagnes. Smilga et Piatakov ont eu également des chapitres à rédiger. Chacun, aussitôt achevée une première rédaction, a été mis en circulation, lu et amendé dans des réunions d'oppositionnels : Trotsky estime à environ deux cents le nombre des membres du parti, vieux ou jeunes, qui ont apporté leur contribution à ce travail[425].

Aussitôt terminée et adoptée par le « centre », la Plate-forme est remise au bureau politique le 3 septembre. Elle ne porte encore à cette date que les treize signatures des membres oppositionnels de la commission centrale de contrôle et du comité central. Le 6 septembre, l'Opposition demande qu'elle soit diffusée comme matériel de congrès.

Dans l'intervalle, une manœuvre de l'Opposition a fait long feu. Elle a repris une initiative de Novgorodtseva, la veuve de Sverdlov et adressé une lettre adjurant les deux fractions de trouver un compromis. Mise en circulation comme document de ce qu'on appelle « le groupe-tampon », baptisée « lettre de la veuve » par Iaroslavsky, parvenue a la discussion le 24 juillet, cette lettre devient le programme d'une « troisième voie ». Partant de l'extinction de la vie politique dans le parti, des violations nombreuses de la discipline, qu'elle déplore, elle propose un « pardon mutuel » et le rétablissement d'une discipline fondée sur la conviction[426]. Autour de Novgorodtseva, une quarantaine de signataires, des proches de Trotsky, comme V.O. Kasparova, ou de Zinoviev, comme G. L. Chklovsky, Ovsiannikov : on parle du ralliement de Smilga, Rakovsky, Ossinsky, à ce « groupe-tampon »[427]. L'opération vise les hésitants, ceux qui ont peur de Staline, mais il lui manque le temps. Staline d'ailleurs n'est pas dupe et agit en conséquence : les gens du « groupe-tampon » refluent la majorité ralliant l'Opposition.

Mais avec la plate-forme, qui est un défi à l'autorité de Staline et un danger, car elle va renforcer l'Opposition, Staline décide de recourir a des méthodes plus radicales. C'est sans doute en ce mois d'août qu'il prend la décision de recourir cette fois directement aux services du G.P.U. non seulement pour trancher dans le parti la question du pouvoir, mais d'abord pour forcer la main à ses propres alliés. Pour ce qui est des « discussions », reprenant les méthodes déjà éprouvées en octobre 1926, il organise de nouveau des « détachements de gros bras » qui se déplacent en camions, sillonnant les quartiers ouvriers pour surveiller les réunions où pourraient se produire des descentes d'oppositionnels. La réponse de la fraction Staline – bureau politique et présidium de la commission centrale de contrôle – est donnée le 8 septembre. Le congrès est repoussé d'un mois. La Plate-forme ne sera pas publiée dans le parti. Staline justifie cette interdiction en expliquant qu'il s'agit d'un document fractionnel, que les fractions sont interdites, et qu'il ne saurait être question de « légaliser une fraction »[428] en publiant un document qui émane d'elle... Pourtant Ordjonikidzé aurait dit que les membres du parti ont toujours le droit d'écrire au comité central individuellement ou collectivement[429]

Pour l'Opposition, il est clair que « le comité central craint comme le feu une discussion et qu'il n'a nullement l'intention de défendre sa ligne politique dans une discussion régulière honnête à l'intérieur du parti ». Trotsky et Zinoviev ajoutent :

« Le groupe de Staline a décidé de ne permettre aucune discussion et de composer seulement de secrétaires le XVe congrès. »[430]

Mais sur ce point l'Opposition est elle aussi irréductible. Ses représentants informent le bureau politique qu'elle va elle-même procéder à la reproduction et au tirage de la Plate-forme interdite. Entreprise difficile, hasardeuse même, aucun moyen d'impression, même simple machine hectographique, n'étant en vente... Sous la direction de S. V. Mratchkovsky, c'est un noyau de militants sûrs, d'anciens tchékistes – Kh.M. Pevzner – et de chefs militaires – Grünstein, Okhotnikov – qui met en route ce que l'appareil appellera avec beaucoup d'exagération « l'imprimerie clandestine » : quelques machines et un duplicateur installés dans une chambre dont les sources indiquent comme le locataire tantôt le communiste de l'Armée rouge Z. M. Gerdovsky, et tantôt un étudiant sans-parti du nom de Chtcherbakov. L'« imprimeur », l'homme qui manie le duplicateur, semble être Okhotnikov, qui vient, comme on le sait, d'être exclu de l'Académie militaire[431].

Dans la nuit du 12 au 13 septembre 1927, un groupe d'agents du G.P.U perquisitionne dans le local et opère un certain nombre d'arrestations, Okhotnikov réussissant à leur faire passer sous le nez le gros des exemplaires terminés. Un rapport du G.P.U du 13 explique qu'il a été mis sur la piste par le fait qu'un sans-parti du nom de Chtcherbakov avait demandé à « un officier de Wrangel » de lui procurer un duplicateur. Il explique en outre que Chtcherbakov était en contact avec un dénommé Tverskoy, lui-même engagé dans la préparation d'un coup d'Etat militaire et qui en avait informé le même ancien officier de Wrangel... La presse aux ordres orchestre immédiatement et triomphe : l'Opposition assure-t-elle est alliée aux pires ennemis de droite de la révolution, les officiers blancs, les wrangéliens...

Il s'agit, on le découvrira très vite, d'une double opération, amalgame policier doublé d'une provocation. Le G.P.U. mentionne en effet le fait que plusieurs militants de l'Opposition – il cite Grünstein, Gerdovsky, Mratchkovsky, Okhotnikov – sont impliqués dans ce qu'il appelle déjà « l'Opposition illégale Chtcherbakov-Tverskoy »: ainsi lie-t-on l'Opposition au coup d'Etat militaire.

Très vite, les protestations indignées des dirigeants de l'Opposition, leur exigence de la publication du nom de l'officier de Wrangel, amènent le chef du G.P.U. Menjinsky à reconnaître par écrit que ledit « ancien officier » est en réalité un agent de toute confiance du G.P.U., dont un communiqué célèbre les services rendus contre les organisations terroristes, dont celle de Savinkov. Par lui et le prétendu Tverskoy, c'est donc le G.P.U. qui se trouve aux deux bouts à l'origine de l'amalgame et de la provocation policière. Qui étaient en réalité les provocateurs ? Le S.R. polonais va soutenir avec quelque vraisemblance que l'« ancien officier de Wrangel », pour lequel on donne, à l'époque, l'alias de Stroilov, était le fameux agent provocateur Oupeninch ; les éléments donnés sur « Tverskoy » par Victor Serge[432] conduisent à penser qu'il s'agissait d'un spécialiste des opérations contre l'Opposition de gauche qui reparut plus tard, vraisemblablement, sous le nom d'Akhmatov[433].

Il faut pourtant souligner que seuls les mensonges passèrent dans la presse et que les révélations sur le fait que le G.P.U. avait monté une provocation contre l'Opposition de gauche n'allèrent pas au-delà d'un cercle de militants et de responsables bien informés, la calomnie, elle, matraquant tout un chacun.

La répression continue de frapper. L.P. Sérébriakov et E.A. Préobrajensky, tous deux anciens secrétaires du parti qui – avec le zinoviéviste LV. Charov – prennent la responsabilité de l'« imprimerie illégale », sont exclus du parti, après Mratchkovsky et ses camarades. Quelques jours après, le vieux militant M.S. Fichelev, directeur de l'imprimerie d'Etat du Gosizdat, est arrêté à son tour pour avoir fait imprimer secrètement quelques milliers d'exemplaires de la Plateforme[434].

Le 27 septembre, Trotsky prend part à l'exécutif de l'I.C. qui a mis à son ordre du jour une demande d'exclusion contre lui, Rakovsky et le jeune Yougoslave Voya Vujović. Une fois de plus, c'est lui qui accuse :

« La plate-forme de l'Opposition donne une estimation réfléchie de cette politique. C'est pour cette raison précisément qu'elle est déclarée un document illégal. Les membres du parti sont soumis à des perquisitions, des exclusions et toutes sortes de mesures de répression physique pour avoir mis en circulation une plate-forme qui critique le comité central deux mois avant le congrès.

« Le report arbitraire du congrès pendant une année, l'interdiction de la discussion, l'utilisation par l'Etat de mesures administratives pour faire pression sur les membres du parti, privant les léninistes de leur pain quotidien parce qu'ils ne veulent pas devenir staliniens – rien de tout cela ne constitue une violation de la discipline ; tout est le cours normal des événements. Mais protester contre cela, lutter contre ces infamies, c'est violer la discipline et persévérer dans l'activité fractionnelle ! »[435]

Il interpelle les hommes qu'il tient pour des larbins :

« Staline vous glisse à l'oreille une solution : exclure du comité exécutif de l'I.C. Trotsky et Voya Vujović. Je pense que vous allez suivre cette suggestion. Qu'est-ce que cela va changer ? Rien ou presque rien. [...] Vous m'accusez d'avoir enfreint la discipline. Mais même votre verdict est déjà prêt : j'en suis certain. »[436]

Pour ne pas tomber dans le piège des réunions du parti et éviter le renouvellement des échecs d'octobre de l'année précédente, les oppositionnels multiplient les réunions avec les travailleurs en dehors du cadre des cellules, qu'ils appellent smytchki (liaisons), dans de petits logements ouvriers, des chambres d'étudiants, des salles occupées par surprise dans un établissement universitaire. Malgré la surveillance policière, le mouchardage, ils connaissent quelque succès. Non seulement des dizaines de personnes s'entassent tous les jours dans des dizaines de réunions de ce type, mais quelques rassemblements sont réussis, par exemple à Kharkov où Rakovsky est un train de galvaniser la résistance ouvrière grâce au prestige acquis lors de la guerre civile.

A Moscou, le 4 novembre, l'Opposition occupe par surprise un amphi de l'Ecole supérieure technique, dans le quartier Bauman, et 2 000 personnes s'y entassent, un nombre égal stationnant à l'entrée faute de place. Les autorités font couper l'électricité, pour empêcher la réunion de se tenir ; on parle donc à la lumière des bougies ; Ouglanov est chassé par les assistants[437]; Trotsky prend la parole, puis s'éclipse: des gens suspects semblent le chercher pour un mauvais coup. Après lui, Kamenev parle « avec intelligence, avec fougue », écrit Victor Serge[438]. On vote une résolution à l'unanimité, une unanimité qui n'est pas celle des réunions officielles, et ceux qui l'ont obtenue sont très fiers.

On tente la même opération sur la grande salle du Palais du Travail de Leningrad, mais Zinoviev recule au dernier moment. Radek refuse d'assumer seul la responsabilité de l'occupation de la salle et prend finalement la tête d'une centaine de manifestants qui vont s'exprimer au théâtre Marie, au congrès des métallos[439]. A Moscou, l'Opposition réussit à tenir deux meetings véritables dans des usines du quartier ouvrier de Krasnaia Presnia, son bastion de toujours : Trotsky y prend la parole avec beaucoup de succès. A Kharkov, Rakovsky prend la parole dans une session officielle du soviet de la République et met la direction du parti en accusation.

Un autre signe encourageant s'est manifesté : le 15 octobre, Zinoviev et Trotsky se rendent à Leningrad pour une session formelle de l'exécutif des soviets – auquel ils appartiennent toujours – qui doit adopter la journée de sept heures, ultime moyen démagogique de contrer l'Opposition. Pierre Pascal raconte le début de cet incident qui devait avoir une portée non négligeable :

« Trotsky et Zinoviev n'ont pas logé comme les autres membres du C.C.E. à l'hôtel. Ils sont allés chez un vieil ouvrier bolchevique de l'usine Poutilov. Et aussitôt une queue s'établit devant la maison [...] pour les voir. »[440]

Sur ce qui s'est passé au cours de la manifestation officielle, dans la rue, Victor Serge, témoin oculaire, donne un récit intéressant :

« La foule ne voyait qu'eux. [...] Le cortège arrivait à la hauteur des hommes légendaires qui n'étaient plus rien dans l'Etat. A cet endroit, les gens piétinaient sur place en silence et des mains se tendaient par milliers, agitant des mouchoirs ou des casquettes. C'était une acclamation muette, vaincue, bouleversante. Zinoviev et Trotsky l'acceptaient avec une joie résolue, croyant y discerner un témoignage de force. "Les masses sont avec nous ! " disaient-ils le soir. »[441]

Trotsky raconte de son côté :

« Dès que les masses surent que nous nous trouvions sur la tribune de l'extrémité, la manifestation changea brusquement d'aspect. [...] Les masses se hâtaient vers nous. Bientôt, autour de notre camion, une digue humaine de milliers d'hommes fut formée. Les ouvriers et les soldats de l'Armée rouge s'arrêtaient, poussaient des cris de bon accueil et n'avançaient que sous la poussée impatiente de la multitude qui était derrière eux. Un détachement de la milice, envoyé vers notre camion pour rétablir l'ordre, fut lui-même saisi par l'ambiance. [...] Des centaines des agents les plus fidèles de l'appareil furent lancés dans la foule. Ils essayèrent de siffler, mais les coups de sifflets se perdaient forcément dans les acclamations des sympathisants. »[442]

Selon ce récit, Zinoviev et lui divergent sur l'interprétation de l'événement :

« Zinoviev, immédiatement, se trouva tout plein d'optimisme et espéra de la manifestation les plus grandes conséquences. Je ne me rattachais pas à son appréciation impulsive. La masse ouvrière de Petrograd montrait qu'elle était mécontente sous la forme de sympathies platoniques à l'adresse des leaders de l'Opposition, mais elle n'était pas encore capable d'empêcher l'appareil de nous régler notre compte. A cet égard, je ne me faisais aucune illusion. D'autre part, la manifestation devait suggérer à la fraction dirigeante d'en finir le plus vite possible avec l'Opposition pour mettre la masse devant le fait accompli. »[443]

Staline relance l'offensive à la séance plénière du C.C. et de la C.C.C. du 23 octobre, déterminé à obtenir cette fois l'exclusion de Zinoviev et de Trotsky du comité central, étape préalable indispensable à la destruction de l'Opposition elle-même qu'il veut réaliser avant le XVe congrès. La séance est d'une violence qui frôle la sauvagerie. Trotsky fait hurler ses adversaires de rage. Il les défie :

« Le prolétariat pense lentement mais sûrement. Notre plate-forme accélérera le processus. En dernière analyse, c'est la ligne politique qui décide, non la main de fer bureaucratique. L'opposition est invincible. Excluez-nous aujourd'hui comme vous avez exclu hier Sérébriakov et Préobrajensky, comme vous en avez arrêté tant d'autres. Notre plateforme se fraiera la voie. »[444]

De son côté, Staline évoque le testament de Lénine pour se targuer de sa « brutalité » à l'égard de ceux qui, assure-t-il, « ruinent le parti »[445]... Comme prévu, le comité central exclut de ses rangs Zinoviev et Trotsky et confirme toutes les décisions du bureau politique sur la date du congrès, la réduction de la durée de la discussion, le refus de publier la Plate-forme.

La bataille est épuisante. Chez les Trotsky, Ljova y est engagé autant que son père, dans les Jeunesses à Moscou d'abord, autour de la Plate-forme ensuite, dans l'Oural où il accompagne Mratchkovsky enfin. Natalia Ivanovna raconte :

« Lev Davidovitch, surmené, et hypertendu, souffrait de malaises physiques, de faiblesses, de température, d'insomnies. "J'ai la tête vidée", lui arrivait-il de dire. Les somnifères mêmes ne lui procuraient pas toujours le sommeil. Avec lui, nos fils et moi souffrions d'insomnies. Le matin, au moment du déjeuner, nous voyions Lev Davidovitch ouvrir les journaux... Il y jetait un coup d'œil, les éparpillait sur la table avec un geste écœuré. Ce n'étaient que mensonges stupides, distorsion des moindres faits, des propos les plus simples, menaces haineuses, télégrammes de tous les pays du monde répétant à l'envi, avec une servilité sans bornes, les mêmes infamies. Qu'avait-on fait de la révolution, du parti, du marxisme, de l'Internationale ? Impossible de rien répondre. »[446]

Les journées et les nuits qui suivent le plénum d'octobre sont pourtant pour Trotsky et ses proches un retour aux sources. Ils vont d'un quartier ouvrier, d'un logement à un autre, visiter des camarades, parler, expliquer inlassablement devant des auditoires passionnés et silencieux, hommes et femmes assis sur le plancher. Victor Serge l'a vu, « nettement vieillissant, presque blanc, cambré, les traits fortement découpés, trouvant toujours la réponse intelligente »[447]. De son côté, Pierre Pascal raconte et dessine ce croquis :

« Ces jours-ci, chez un ouvrier, deux chambres contiguës, communiquant par une porte ouverte : 150 personnes. De cette porte, Trotsky parle. Arrive un membre de la commission de contrôle : il se fait connaître et demande à parler: on lui refuse. "Chez vous, vous avez le loisir de bourrer le crâne ; ici nous sommes chez nous. Vous pouvez écouter, mais ne nous gênez pas." Ainsi fut fait. Trotsky parla, puis s'éclipsa pour aller à une autre réunion[448]."

On fait connaître la Plate-forme, on la lit, on la commente, on la fait signer par les membres du parti pour manifester l'audience qu'elle remporte malgré interdits et menaces. On dit que Zinoviev escomptait 30 000 signatures ; on n'aura le temps que d'en recueillir environ 6 000 et, de toute façon, à ce moment-là, il n'est pas question de livrer les noms des signataires au comité central qui ferait de ces signatures un passeport pour la prison ou l'exil.

La surveillance policière se resserre en effet. Les militants connus sont épiés, filés, leurs domiciles surveillés. Radek rosse à coups de canne le policier qui l'a pris en filature. Cette violence lui vaut d'être exclu du parti par une cellule zélée. Mais c'est trop et elle devra le réintégrer[449].

Le 26 octobre 1927 au soir, se tiennent à Moscou et à Leningrad les assemblées générales de compte rendu du plénum. I.N. Smirnov, toujours commissaire du peuple aux P.T.T., parvient à prendre la parole et se faire écouter, mais Kamenev et Rakovsky – chassé de France comme persona non grata après une féroce campagne antisoviétique de la droite – ne parviennent même pas à se faire entendre et doivent quitter la tribune. A Leningrad, Bakaiev et Evdokimov connaissent le même sort.

C'est sur la base des résultats officiels préparés dans l'appareil que Staline annonce triomphalement les succès remportés par « le parti » sur l'Opposition : elle n'a eu que 29 voix sur 1 718 à Poutilov rouge, 39 à Tréougolnik sur 2 122[450]. Il plastronne :

« Il est tout à fait possible que l'Opposition, au XVe congrès du P.C., n'ait pas un seul représentant, pas un seul délégué. »[451]

Les dirigeants de l'Opposition savent qu'ils n'ont rien à attendre maintenant des votes préfabriqués, alors qu'ils sentent un vrai soutien populaire dans leurs réunions. C'est cela, et la manifestation de sympathie du 15 octobre à Leningrad, qui décident ses dirigeants à jouer leur va-tout en sortant dans la rue. La décision en est prise à la réunion du « centre » tenue chez Smilga, le 4 novembre, sous la présidence de Kamenev avec notamment la participation d'I.N. Smirnov, Rafail, Moussia Magid[452]. Il est décidé de participer à la manifestation officielle. Les oppositionnels arboreront dans le défilé leurs propres pancartes et banderoles avec quelques mots d'ordre : « A bas l'opportunisme », « Appliquez le testament de Lénine », « Contre la scission », « Pour l'unité bolchevique », « A bas le koulak, le nepman et le bureaucrate ».

L'opération est bien préparée du côté de l'Opposition, qui a fixé toute une série de lieux de rassemblement et préparé pancartes et banderoles. Mais elle ne l'est pas moins du côté des forces de l'ordre qui se sont efforcées d'infiltrer des agents afin de connaître le détail des préparatifs. La police va agir préventivement avec beaucoup de brutalité. Des détachements commandés par des hommes de l'appareil, après repérage des groupes de manifestants éventuels, les encerclent, confisquent pancartes et banderoles, et, suivant le nombre des manifestants, les cognent, les pourchassent, les dispersent en évitant les incidents trop voyants.

Une lettre de Pierre Pascal à Boris Souvarine, datée de Moscou du 18 novembre, présente l'affaire de la façon suivante :

« L'opposition a saisi l'occasion des fêtes de novembre pour accomplir une sorte de geste symbolique et manifester en groupes distincts, avec ses propres mots d'ordre. Naturellement elle a été noyée dans la masse et harcelée par des hommes de main spécialement constitués en équipes à cet effet. L'opinion ne comprend rien [...], mais, en général, on sympathise avec l'Opposition parce qu'elle a le courage d'attaquer les puissants du jour, parce qu'elle proclame des vérités sévères contre l'optimisme de commande, parce qu'elle a une vie, une pensée, une activité critique, parce qu'elle parle de démocratie […], parce qu'elle s'identifie dans une certaine mesure à l'avant-garde ouvrière, parce qu'elle a un homme prestigieux à sa tête. »[453]

Pascal poursuit :

« A Leningrad comme à Moscou, on a échangé des horions et des injures, mais à Leningrad, la manifestation a été plus importante et la répression plus violente : plusieurs camarades ont été assommés et c'est tout juste si l'on a évité l'effusion de sang. »[454]

A Leningrad, les oppositionnels, dirigés par Zinoviev et Radek, ont prévu de se rassembler en nombre avant de rejoindre le gros de la manifestation officielle. En prévision de leur intervention, les hommes de la police verrouillent la place des palais, habituellement noire de monde. Une opération éclair permet d'encercler les manifestants de l'Opposition avant leur jonction avec le cortège : ils sont refoulés sans ménagements, contraints de se réfugier dans l'immeuble de l'état-major, aussitôt bouclé[455]. Quand ils réussissent à en sortir, en direction de l'Ermitage, ils ont à subir les charges de la police montée, « comme les charges de police en Occident », note l'impitoyable Pascal[456]. Victor Serge a vu Bakaiev et Lachévitch, uniforme déchiré, se battre contre les policiers[457].

A Moscou, forces de police et gros bras dirigés par des apparatchiki ont attaqué, à la Maison des soviets, l'appartement de Smilga, déchiré les portraits suspendus au balcon, que Kasparova a protégés un temps à coups de balai. Smilga est passé à tabac, Natalia Ivanovna frappée, un portrait de Lénine détruit. Quelques minutes plus tard, le même assaut est dirigé contre la chambre de Préobrajensky à l'hôtel du Grand-Paris[458]. Trotsky a d'abord été gardé à vue chez lui, puis, quand il a réussi à sortir, se déplaçant en auto avec Kamenev aux côtés de Mouralov, dont on connaît l'importance dans l'Armée rouge, il essuie plusieurs coups de feu, et l'une des vitres de sa voiture est cassée par un forcené monté sur le marchepied. Les cent quarante manifestants étudiants partis de l'Université ont réussi à se joindre au cortège. Ils y sont repérés, habilement coupés des autres, isolés par la police qui les retient sous la menace, à l'écart, pendant quatre heures, avant de les lâcher sur la place vide où était la tribune[459]. Deux groupes seulement atteignent la tribune officielle et, devant les dirigeants staliniens, parviennent à déployer leurs banderoles et scander leurs mots d'ordre : ce sont les étudiants chinois de Moscou et les ouvriers du Club allemand qui s'en prennent à Staline. Il y a des prises de parole et des bagarres en plusieurs endroits, rue Mokhovaia, place Strastnaia, devant la gare Alexandre. Les dirigeants sont inquiets. Un rapport secret de Menjinsky les a affolés : il assure que l'affaire est grave et que la garnison de Leningrad n'est pas sûre.

Le soir du 7 novembre, les dirigeants de l'Opposition – une cinquantaine – se réunissent dans l'appartement ravagé de Smilga, sous la présidence de Kamenev. Trotsky présente le rapport : pour lui, il est tout à fait clair que les masses n'ont pas bougé et que les oppositionnels sont isolés. Il faut pourtant continuer le combat et répondre par la fermeté[460]. Une motion d'I.N. Smirnov dans ce sens est adoptée et les zinoviévistes acquiescent. Un message arrive de Leningrad ; Zinoviev est optimiste :

« Toutes les informations suggèrent que toutes ces choses regrettables profiteront beaucoup à notre cause. Nous sommes inquiets de ce qui vous est arrivé. Les smytchki se passent bien ici. Le retournement en notre faveur est important. Nous n'avons pas l'intention de partir d'ici maintenant. »[461]

Pourtant son arrivée, le lendemain, sème la panique. Il est clair que lui-même et ses partisans regrettent d'être allés trop loin et ne feront pas un pas de plus. Est-ce à ce moment que Trotsky et lui échangent de célèbres petits papiers ? « Lev Davidovitch, écrit-il, l'heure est venue d'avoir le courage de capituler. » Et Trotsky de rétorquer, féroce : « S'il avait suffi de ce courage, la révolution serait faite depuis longtemps dans le monde entier[462]

Le chef du G.P.U., Menjinsky, dans deux rapports du 10 novembre 1927, présentés par Staline au C.C., assure que l'Opposition avait préparé un coup d'Etat pour s'emparer du pouvoir et que le plan a été déjoué par les mesures défensives et parce que Trotsky a appelé à retarder cette initiative. Il décrit le plan de l'Opposition, les positions dont ses « groupes de combat » devaient s'emparer, la décomposition du moral de l'Armée rouge[463]. Les hésitants ou les résistants épisodiques – ceux qui pensaient maintenant remplacer Staline par Tomsky – cèdent devant cette pression conjuguée de Staline et du G.P.U., le chantage à la sécurité et à la complicité.

Le 14 novembre, la réunion commune du comité central et de la commission centrale de contrôle prononce l'exclusion de Zinoviev et de Trotsky du parti bolchevique, pour avoir « organisé des manifestations contre-révolutionnaires ». Le pas décisif est franchi.

Dix ans après la révolution d'Octobre.

XXXIII. Le retour du pendule[modifier le wikicode]

Natalia Ivanovna raconte :

« Le soir même de ce 7 novembre 1927, Lev Davidovitch décida que nous devions quitter sur l'heure le Kremlin, sans attendre d'être expulsés ; on s'y trouvait encore comme dans une souricière, l'exclusion du parti n'était plus qu'une question de jours, et la prison était à prévoir ensuite. Nous allâmes demander asile à Beloborodov, qui habitait une Maison des soviets à proximité du Kremlin. [...]. Zinoviev, Kamenev, Radek, recevaient des avis d'expulsion du Kremlin. »[464][465]

Le déménagement de Trotsky chez son ami Beloborodov, alors encore commissaire du peuple à l'Intérieur de la R.S.F.S.R., se fit si vite et si discrètement que, pendant vingt-quatre heures, le G.P.U. constata sa disparition sans parvenir à le localiser dans l'Immeuble du Granovski péréoulok, où il avait, avec Natalia, une chambre donnant sur une petite cour emplie de fleurs[466].

Les zinoviévistes sont en train de lâcher pied. Trotsky le sait, mais ne renonce pas à la nécessaire fermeté. Le 9 novembre, il a encore la force de conviction nécessaire pour les entraîner a signer avec lui une lettre au bureau politique et au présidium de la commission contrôle de contrôle, dans laquelle ils élèvent une protestation contre les irrégularités, brutalités et actions pogromistes commises pendant la manifestation d'anniversaire du 7 novembre 1927. Il raconte les dégâts commis dans l'appartement de Smilga, les portes enfoncées, les meubles brisés. Il dénonce le chef du commando chez Smilga, le commandant de l'école militaire de l'exécutif central, Lajouk. Il dénonce l'organisateur de l'attaque contre l'appartement du balcon de Préobrajenski, Boris Voline, sans doute un agent du G.P.U. nommé Fradkine, l'arrestation illégale des occupants, les coups portés à Natalia Ivanovna. Il dénonce l'activité, tout au long de la journée, de ceux qu'il appelle, en souvenir de l'époque tsariste, les « cent-Noirs »[467].

Le 16 novembre, vieux militant et oppositionnel, son ami A.A. Joffé, se tire une balle dans la tête. Le comité central vient de lui refuser l'autorisation de se rendre à Vienne où il a suivi un traitement – une cure au bromure – qui demande des examens et des soins ultérieurs impossibles à donner à Moscou. Incapable de prendre à la bataille dans le parti la part qu'il souhaiterait, placé dans l'impossibilité de se soigner sérieusement, ce grand malade a choisi de donner le sens d'une protestation politique à sa mort volontaire. Il a laissé à Trotsky une lettre que le G.P.U. a immédiatement emportée, mais dont une copie – peut-être incomplète – lui sera remise sur sa protestation indignée. Il y écrit notamment :

« S'il m'est permis de comparer une grande chose avec une petite, je dirai que l'événement historique de la plus haute importance que constituent votre exclusion et celle de Zinoviev, une exclusion qui doit inévitablement ouvrir une période thermidorienne dans notre révolution, et le fait qu'après vingt-sept ans d'activité dans des postes responsables, il ne me reste plus rien d'autre à faire que me tirer une balle dans la tête, ces deux faits illustrent une seule et même chose : le régime actuel de notre parti. Et ces deux faits, le petit et le grand, contribuent tous les deux à pousser le parti sur le chemin de Thermidor. »

Il ajoute – remarques capitales:

« Vous avez toujours eu raison en politique depuis 1905 et Lénine aussi l'a reconnu. Je vous ai souvent raconté ce que je lui ai entendu dire moi-même : en 1905, c'était vous, pas lui, qui aviez raison. A l'heure de la mort, on ne ment pas, et je vous le répète encore aujourd'hui.

« Mais vous vous êtes souvent départi de la position juste en faveur d'une unification, d'un compromis dont vous surestimez la valeur. C'était une erreur. Je le répète : en politique, vous avez toujours eu raison, et maintenant vous avez plus que jamais raison. Un jour le parti le comprendra, et l'histoire sera forcée de le reconnaître.

« Ne vous inquiétez donc pas si certains vous abandonnent et surtout si la majorité ne vient pas à vous aussi vite que nous le souhaitons. Vous êtes dans le vrai, mais la certitude de la victime ne peut résider que dans une intransigeance résolue, dans le refus de tout compromis, comme ce fut le secret des victoires de Vladimir Ilyitch.

« J'ai souvent voulu vous dire ce qui précède, mais je ne m'y suis décidé que dans le moment où je vous dis adieu. Je vous souhaite force et courage comme vous en avez toujours montré et une prompte victoire. »[468]

Peut-être l'ami de toujours, à l'instant de vérité, a-t-il mis ainsi le doigt sur les deux fêlures dans la splendide armure de Trotsky : la surestimation du compromis, la difficulté à communiquer même avec les amis les plus chers.

L'enterrement de Joffé, le 19 novembre 1927, se transforma en une imposante manifestation dont un auteur samizdat, Natalia Ivanovna, Victor Serge et Pierre Naville ont rendu compte. Victor Serge raconte :

« Le C.C. avait fixé à 2 heures le départ du cortège qui devait conduire la dépouille mortelle du commissariat des affaires étrangères au cimetière de Novo-Diévitchii : si tôt, les gens du travail ne pourraient pas venir. Les camarades retardèrent tant qu'ils purent la levée du corps. Vers 4 heures, une foule lente, foulant la neige en chantant, avec peu de drapeaux rouges, descendit vers le Grand Théâtre. Elle comptait déjà plusieurs milliers de personnes. [...] Grand, le profil aigu, en casquette, le collet du mince pardessus relevé, Trotsky marchait avec Ivan Nikititch Smirnov, maigre et blond, encore commissaire du peuple aux P.T.T., et Khristian Rakovsky. Des militants géorgiens qui avaient, sous leur manteau bleu serré à la taille, belle allure militaire, escortaient ce groupe. Cortège gris et pauvre, sans apparat, mais dont l'âme était tendue et dont les chants avaient une résonance de défi. En approchant du cimetière, les incidents commencèrent. Sapronov, la crinière blanche, hérissée autour d'un visage émacié, passa dans les rangs : "Du calme, camarades, ne nous laissons pas provoquer... On enfoncera le barrage." L'un des organisateurs de l'insurrection de Moscou en 1917 organisait maintenant ce triste combat à la porte d'un cimetière. Nous piétinâmes un moment devant le haut portail crénelé ; le C.C. avait donné l'ordre de ne laisser entrer qu'une vingtaine de personnes. "Alors, répondirent Trotsky et Sapronov, le cercueil n'entrera pas non plus et les discours seront prononcés sur la chaussée. "Il sembla un moment que les barrages allaient éclater. Les délégués du C.C. intervinrent, nous entrâmes. Le cercueil flotta un dernier moment au-dessus des têtes dans le silence et le froid, puis on le descendit dans la fosse. Je ne sais plus quel fonctionnaire apporta les condoléances officielles du C.C. Les murmures montèrent : "Assez ! Qu'il s'en aille !" Ce fut pesant. Rakovsky dominait la foule, glabre et corpulent, la parole claquante, portant loin : "Ce drapeau – nous le suivrons comme toi – jusqu'au bout – nous en faisons – sur ta tombe – le serment !" »[469]

L'auteur du récit samizdat, membre de l'Opposition de gauche russe, est un tout petit peu plus précis : Tchitchérine représente le gouvernement, et c'est l'intervention de M.N. Rioutine qui provoque la colère des assistants. Il raconte la réaction de Trotsky aux cris de protestation :

« Comme s'il sortait d'un rêve, il demanda à Sapronov qui se trouvait à ses côtés : "Pourquoi crient-ils contre lui ?” Je n'entendis pas la réponse de Sapronov, mais, à regarder Trotsky, il était facile de remarquer qu'il n'écoutait pas les orateurs. Plongé dans ses réflexions, il regardait fixement la tombe béante : sa joue gauche était secouée de tremblements nerveux. Quand Tchitchérine annonça que Lev Davidovitch Trotsky avait la parole, le silence se fit tout autour ; même les soldats sur les murailles se figèrent dans l'attente. »[470]

Trotsky est le dernier orateur. Naville se souvient que « le mot biourocrat sonnait entre ses mâchoires comme celui de l'adversaire désigné depuis longtemps »[471]. Le témoin russe se souvient :

« Son discours coulait comme une mélodie triste et vous pénétrait jusqu'au cœur. [...] Jamais il n'en avait prononcé un pareil. [...] Peu à peu la triste mélodie céda la place à un appel à la vie, à la lutte. »[472]

Trotsky appelle ses auditeurs à suivre l'exemple de la vie de Joffé et non de sa mort :

« Il a occupé des postes responsables, mais ce n'était pas un bureaucrate. Le bureaucratisme lui était étranger. [...] Il abordait tous les problèmes du point de vue de la classe ouvrière [...] du prolétariat et de la révolution internationale. [...] Il s'en est allé au moment où, selon ce qu'il pensait, il ne lui restait rien à donner à la révolution que sa mort. Alors, avec fermeté et courage, comme il avait vécu sa vie, il l'a quittée. Quittons-le dans l'esprit où il a vécu et combattu [...] sous le drapeau de Marx et de Lénine sous lequel il est mort. Nous vous le jurons, Adolf Abramovitch Joffé, nous porterons votre drapeau jusqu'au bout. »[473]

L'auteur du récit samizdat raconte que la foule qui se pressait vers Trotsky, après son discours, faillit l'écraser contre un mur et que Lachévitch prit l'initiative de former un cordon de camarades qui réussirent à le dégager. Monté sur des épaules fraternelles, il lança un appel à ne pas manifester et à rentrer chez soi.

C'était la dernière fois qu'il prenait la parole en public sur la terre soviétique...

Les discussions continuent avec les zinoviévistes. Le 20 novembre, Trotsky rédige une note dans laquelle il tente de faire le bilan des smytchki, ces réunions privées que l'appareil traque maintenant, après les manifestations, et que l'Opposition, depuis qu'on a tiré des coups de feu sur l'une d'elles à Kharkov, décide de ne plus organiser. Il affirme pourtant, se plaçant dans la perspective de l'exclusion :

« Quelles que soient les décisions du congrès, l'Opposition se considérera comme une partie du Parti communiste de l'Union soviétique et agira en conséquence. [...] Derrière l'Opposition, il y a déjà une demi-opposition et, derrière elle [...] des sympathisants. L'exclusion du parti de centaines et de milliers d'oppositionnels ne brisera pas les liens qui sont les leurs avec le parti. »[474]

C'est cela même que Zinoviev écrivait dans un texte à usage interne de l'Opposition, au lendemain du plénum de juillet, mais c'est déjà un passé lointain. Le 27 novembre, Trotsky écrit à un certain nombre des militants proches de lui pour leur demander leur témoignage sur ce qu'ils ont entendu concernant l'invention du « trotskysme », de la part de Zinoviev et de Kamenev qui recommencent à utiliser le mot...

C'est probablement Trotsky qui inspire l'ultime tentative, désespérée, de présenter un front uni face à la direction. A son initiative, 121 militants de l'Opposition unifiée – dont la totalité des dirigeants connus – s'adressent au bureau politique, dans un geste qui est une concession à Zinoviev, paniqué par son exclusion et les menaces qui pèsent sur ses camarades :

« Nous ne pouvons pas renoncer aux idées que nous croyons justes et que nous avons soumises au parti dans notre Plate-forme et dans nos thèses : mais, pour sauver l'unité du parti [...], nous déclarons au congrès que nous arrêterons tout travail fractionnel, dissoudrons toutes nos organisations fractionnelles, et appellerons à faire de même ceux qui pensent comme nous dans le parti et l'Internationale communiste. »[475]

Bien des militants, du côté « trotskyste », sont mécontents d'une concession qu'ils estiment inutile, à des hommes qui ne sont sans doute pas loin d'être brisés. Mais pour ces derniers, le XVe congrès en effet ne se dessine plus à l'horizon que comme une exécution capitale. Staline, avec toute la force de celui qui triomphe, reprend l'exigence d'abjuration que le malheureux Zinoviev avait pour la première fois présentée à Trotsky en 1924 :

« L'Opposition doit capituler complètement et sans condition, tant sur le plan politique que sur celui de l'organisation. [...] Ils doivent renoncer à leurs points de vue anti-bolcheviques. [...] Ils doivent dénoncer les fautes qu'ils ont commises et qui sont devenues des fautes devant le parti. Il faut qu'elle nous livre ses cellules, afin que le parti ait la possibilité de les dissoudre intégralement. C'est ainsi, ou bien ils s'éloigneront du parti. S'ils ne s'en vont pas, c'est nous qui les mettrons sur le chemin. »[476]

Dans le cours du congrès, Rakovsky, porte-parole des irréductibles qui refusent toute capitulation, tente d'expliquer pourquoi des militants ne peuvent accepter aucun chantage en forme d'autocritique : il est chassé de la tribune sans avoir pu se faire entendre.

Mais Staline a décidé qu'on laisserait parler Kamenev. Ses camarades et lui ne veulent à aucun prix en effet de ce « deuxième parti » qui serait à leurs yeux la conclusion inévitable de l'exclusion d'une opposition qui conserverait son point de vue. Ils savent désormais qu'il ne leur reste plus qu'à capituler, c'est-à-dire à accepter le reniement exigé par Staline. Kamenev – à la tribune, il a l'air d'un vieil homme – supplie littéralement les 1 679 délégués – parmi lesquels il n'y a pas un seul oppositionnel – de ne pas leur demander plus que de s'incliner en hommes disciplinés. On ne peut, dit-il, exiger d'hommes, de bolcheviks, qu'ils renoncent à leurs opinions personnelles[477]. Mais la commission spéciale du congrès reste d'une totale intransigeance.

Le 17 décembre, au dernier moment, Kamenev et les siens se décident enfin : ils écrivent qu'ils condamnent les idées de l'Opposition – les leurs – comme « erronées et antiléninistes »[478]. Quelques heures plus tard, dans une déclaration écrite, Rakovsky, Smilga, Radek et Mouralov affirment à leur tour :

« Exclus du parti, nous ferons tout pour y rentrer. On nous exclut pour nos idées. Nous les considérons comme bolcheviques et léninistes. Nous ne pouvons y renoncer. »[479]

Les deux groupes qui se séparent ainsi, dans un déchirement tragique, commencent en ce jour, au même moment, deux longs et pénibles voyages, par des itinéraires différents qui vont les conduire pourtant à se retrouver au jour de leur mort, ensemble, face aux mêmes bourreaux.

Victor Serge a rendu visite à Trotsky dans sa petite chambre sur cour sur Granovski Peréoulok. Il raconte :

« Des camarades veillaient nuit et jour dans la rue et dans l'immeuble, surveillés eux-mêmes par des agents du G.P.U. Des motocyclistes observaient les allées et venues des autos. Je montai par un escalier de service ; à l'étage, une porte gardée : "C'est ici." Dans la cuisine, Iakovine, mon camarade, dirigeait le service de défense tout en rédigeant un document. Le Vieux me reçut dans une petite chambre donnant sur cour où il n'y avait qu'un lit anglais et une table chargée de cartes de tous les pays du monde. Vêtu d'une veste d'intérieur usagée, alerte et grand, la haute chevelure presque blanche, le teint maladif, il déployait en cage une énergie acharnée. Dans la pièce voisine, on recopiait des messages qu'il venait de dicter ; dans la salle à manger, on recevait les camarades qui arrivaient de tous les coins du pays et avec lesquels il s'entretenait à la hâte entre deux coups de téléphone. L'arrestation de tous était possible d'un moment à l'autre. Après l'arrestation, quoi ? On ne savait pas, mais on se dépêchait de tirer parti des dernières heures, car c'étaient sûrement les dernières heures. Ma conversation avec Trotsky roula principalement sur l'Opposition internationale dont il fallait à tout prix étendre et systématiser l'action. »[480]

D'autres récits ou descriptions de la vie au temps du séjour chez les Beloborodov font apparaître silhouettes et scènes. Il y a là Maria Mikhailovna Joffé qui poursuit sans transition le combat de son mari, Faina Iablonskaia, maîtresse de maison et « secrétaire générale » de l'Opposition, jeunes et vieux militaires, comme l'élève-officier Arkadi Heller qui est venu monter la garde et qu'on va accuser de tentative d'assassinat sur la personne d'un poète officiel. La maison bruisse de toutes sortes de rumeurs, favorables ou non. Citons le récit de la rencontre devant le Kremlin entre Staline et le « trotskyste » Dimitri Schmidt, ouvrier ajusteur devenu commandant de division, à vingt-huit ans, ancien chef des partisans pendant la guerre civile, un des chefs de l'Armée rouge. C'est Victor Serge qui l'a racontée à Barmine :

« A la veille du congrès du parti de 1927 [ ... ], Schmidt, venu à Moscou, toujours sous l'uniforme de sa division – la grande cape noire, la ceinture aux pendeloques d'argent ciselé, le sabre courbe et le bonnet de fourrure sur l'oreille –, sortant du Kremlin avec Karl Radek, rencontra Staline qui y rentrait. [...] Il l'aborda et, d'un ton mi-railleur, mi-sérieux, l'engueula comme seuls les anciens partisans savent engueuler quelqu'un, je veux dire en termes d'une saveur indescriptible. Pour conclure, il fit semblant de dégainer sa lame courbe en assurant au secrétaire général du comité central qu'il lui couperait un jour les oreilles. »

Et Barmine de commenter « Staline, qui encaissait, gardant son sang-froid, mais pâle et les lèvres pincées, traité de salaud, s'est, à n'en pas douter, souvenu dix ans plus tard de cette menace "terroriste". »[481]. Accusé de « complot militaire », Schmidt disparaîtra en 1936...

C'est dans l'appartement des Beloborodov que Trotsky réussit à dicter le premier texte d'orientation de ce qui s'appellera désormais l'Opposition de gauche, car le qualificatif d'« unifiée » n'a plus sa raison d'être avec la défection de Zinoviev, Kamenev et leurs partisans. Il est intitulé Nouvelle Etape et fait le point de cette « crise du parti » qui reflète en définitive – c'est par là qu'il commence – la crise de la révolution, elle-même provoquée par la modification des rapports de classe.

Le fait majeur, dans l'Union soviétique, est le danger de Thermidor – terme auquel Trotsky donne de toute évidence dans ce texte le sens de « restauration capitaliste ». Il ajoute que Thermidor n'a pas encore eu lieu :

« Ce qui est en train de se passer, c'est la concentration du pouvoir entre les mains de ces organes bureaucratiques qui reposent sur la classe ouvrière, mais qui tendent toujours plus vers les couches supérieures de la petite bourgeoisie des villes et des campagnes et se mélangent partiellement avec elle. »[482]

La lutte contre le danger de Thermidor est donc pour lui une lutte de classes, mais une lutte réformiste, de redressement de la ligne du parti.

La Plate-forme de l'Opposition avait distingué dans le parti, outre la gauche, un groupe de droite –Boukharine, Rykov, Tomsky – exprimant les intérêts des paysans aisés, de l'aristocratie ouvrière et des employés d'Etat ; et un groupe « centriste », celui des Staline, Molotov, Ouglanov, représentant la caste bureaucratique qui essaie de se substituer au parti. C'est évidemment dans le premier que se trouvent, pour l'Opposition, les forces agissant dans le sens de Thermidor, mais le second exprime très concrètement le reflux de la révolution : au cours des dernières années, la partie ouvrière de l'appareil d'Etat s'est rapprochée, dans sa façon de vivre, de la petite bourgeoisie et a subi la pression de l'ennemi de classe, cependant que le prolétariat lui-même manifestait une passivité politique grandissante. Les forces bourgeoises ont accru leur pression sans se heurter à une résistance prolétarienne active. Le moment viendra, bien sûr, où le prolétariat prendra conscience du danger et réagira:

« La gravité de la situation consiste en ce que le régime du parti freine et paralyse l'activité du prolétariat en même temps que la théorie officielle du parti le tranquillise et l'endort. C'est pour cette raison et dans de telles conditions que l'Opposition porte une grande responsabilité. »[483]

Polémiquant contre quelques-uns de ses proches camarades qui pensent que l'exclusion des oppositionnels du comité central signifierait le début officiel de Thermidor, Trotsky assure qu'il s'agit seulement de sa préparation dans le cadre du parti :

« La fraction stalinienne, en abattant la barrière prolétarienne de gauche, est en train, contre son propre gré, de paver la voie à la marche au pouvoir de la bourgeoisie. Mais ce phénomène n'est encore accompli, ni en politique, ni dans l'économie, ni dans la culture, ni dans la vie quotidienne. »[484]

Il demeure convaincu que la poussée ultérieure à droite va mobiliser le prolétariat et amener à l'Opposition des forces nouvelles, comme le ferait toute accélération positive du mouvement révolutionnaire en Occident. La stabilité de l'impérialisme qui condamnerait à l'isolement la révolution russe ne lui paraît guère probable, et c'est pourquoi il pense qu'il faut assurer « la défense et la pratique du bolchevisme véritable, fût-ce, pour un temps, à titre de petite minorité ». Même dans la pire hypothèse, d'ailleurs, le « deuxième parti » serait formé par l'union des éléments bureaucratiques et propriétaires tandis que l'Opposition serait « le prolongement historique du parti bolchevique ».

Pour les mois qui viennent, il faut s'attendre à une offensive accrue des éléments de droite soit à travers le groupe Rykov, soit parce que Staline enfourcherait le cheval de droite et liquiderait Rykov. La pression des nouveaux possédants et des bureaucrates qui leur sont liés sera plus puissante que la pression du groupe Rykov lui-même :

« Il faut, ou bien s'appuyer sur ces nouveaux possédants contre les ouvriers, ou bien s'appuyer sur les ouvriers contre leurs prétentions. »[485]

Dans cette lutte, l'activité de l'Opposition, « la continuité du parti bolchevique authentique », est particulièrement nécessaire.

Les perspectives de l'Internationale sont identiques. Les conditions existent d'une radicalisation de la classe ouvrière mais l'un des principaux obstacles à la croissance et au renforcement des partis communistes est l'orientation de l'Internationale, ainsi que son régime. L'activité de l'Opposition n'en a que plus d'importance.

En réponse à la campagne officielle contre l'Opposition, Trotsky rétorque qu'en réalité le mot d'ordre de Staline contre « un deuxième parti » dissimule l'apparition dans le pays d'une véritable « dualité de pouvoirs » et la naissance d'un parti bourgeois à la droite du parti russe et sous son couvert. L'opposition ne peut mener à bien son travail si elle se laisse intimider par l'épouvantail du « deuxième parti ».

De ce point de vue, la capitulation de Zinoviev et Kamenev a porté à l'Opposition, donc à la cause de la révolution, un coup très rude qui non seulement ne contribue pas à préserver l'unité du parti, mais le démoralise :

« Refuser de défendre ses positions revient en particulier à justifier le comportement de cette large couche de membres du parti corrompus et bornés qui pensent comme l'Opposition mais votent comme la majorité. »[486]

La tentative de Zinoviev et de Kamenev de constituer finalement un « centrisme de gauche » face au « centrisme de droite » de Staline est vouée à l'échec : leur groupe ne pourra plus jouer aucun rôle indépendant, comme le démontre la rechute qui les conduit de nouveau à parler de « trotskysme ».

Trotsky répond également à ceux qui estiment que la trahison de Zinoviev et de Kamenev démontre le caractère erroné du bloc conclu avec eux en 1926. Pour lui, il s'est agi du bloc entre les deux centres prolétariens les plus importants et cette politique aboutit, en U.R.S.S. comme dans l'Internationale, à l'unification des meilleurs éléments de l'Opposition de 1923 et de celle de 1925-1926.

Analysant l'histoire de l'Opposition depuis 1926, il y distingue quatre périodes déterminées par la constitution du bloc et le XVe congrès, avec les dates intermédiaires du 16 octobre 1926 et du 8 août 1927, chacune étant marquée dit-il, par « une montée de l'activité oppositionnelle » puis, à un certain niveau, « un ralentissement accompagné de déclaration de refus de l'activité fractionnelle. » Il explique ce caractère cyclique par les conditions générales du pays et du parti, le fait que l'appareil soit « armé de toutes les méthodes et de tous les moyens de la dictature », l'Opposition ne disposant que de la propagande :

« L'appareil tente de transformer ces armes de propagande en formes embryonnaires de fraction d'abord, de parti et de guerre civile ensuite. L'opposition refuse de s'engager sur cette voie. Elle atteint chaque fois la limite où l'appareil la place devant la nécessité de renoncer aux méthodes et procédés de propagande qu'elle utilisait. »[487]

Il poursuit, contre des critiques qui sont pour nous sans visage :

« Ceux qui critiquent la tactique suivie par l'Opposition, son caractère de « marche en zigzag » raisonnent comme si elle déterminait librement sa tactique, et font abstraction de la pression frénétique d'une masse d'ennemis, de l'omnipotence de l'appareil du glissement politique de la direction, de la passivité relative des masses ouvrières, etc. Il n'est possible de comprendre la tactique de l'Opposition, avec ses inéluctables contradictions internes que si l'on n'oublie pas qu'elle nage contre le courant, luttant contre des difficultés et des obstacles jusque-là inconnus dans l'histoire. »[488]

Ce texte, remarquablement calme et mesuré au lendemain d'une bataille aussi tendue et passionnée, se termine par des formules qui sont à la fois des appels à la réflexion et de simples conseils :

« Aucun manuel n'enseigne les moyens de redresser une dictature prolétarienne placée sous le coup de Thermidor. Il faut chercher la méthode en partant de la situation réelle. Ces moyens seront trouvés si l'orientation fondamentale est juste. »[489]

Les conseils, eux, sont simples : les oppositionnels doivent se donner une formation solide, militer avec sérieux et conscience dans le parti et, exclus, dans les organisations prolétariennes et soviétiques en général, en appeler à l'Internationale.

Trotsky écrit aussi, sur la même ligne, une lettre au représentant de l'Opposition en Allemagne, N.N. Pereverzev. Saisie par le G.P.U. avant son départ, elle est publiée, avec un autre texte sous le titre de « Lettres à Pierre », dans la Pravda du 15 janvier 1928 et présentée comme la preuve irréfutable de la poursuite d'activités fractionnelles sur le plan national et international[490].

Tout ce travail s'effectue dans la hâte et la précipitation. On attend les mesures de répression qui ne peuvent manquer de s'abattre sur les oppositionnels exclus et qui, en effet, ne tardent pas. Dans un premier temps, l'appareil préfère ne pas afficher ouvertement son intention d'éloigner de force les opposants de Moscou : puisqu'ils se déclarent malgré tout fidèles et disciplinés, on leur propose des postes qui équivalent à un véritable exil, en Bachkirie, au Kazakhstan, en Extrême-Orient, dans la région arctique. On propose à Trotsky de partir de son plein gré vers Astrakhan et à ses camarades des postes mineurs dans toute l'étendue de l'U.R.S.S., à des milliers de kilomètres du centre politique du pays. Pendant quelques jours, au début de janvier, Rakovsky et Radek négocient avec Ordjonikidzé, essaient d'éviter le départ pour Astrakhan de Trotsky dont la santé ne supporterait pas le climat. Mais celui-ci est ferme : les oppositionnels n'accepteront leur nouvelle affectation que si les autorités font la démonstration qu'il ne s'agit pas d'une déportation déguisée. Le 3 janvier, convoqué par le G.P.U, il refuse de déférer. Quelques jours plus tard, le 12, jetant le masque, le G.P.U. l'informe qu'en vertu de l'article 58 du Code pénal – qui prévoit la répression des activités contre-révolutionnaires –, il va être déporté à Alma-Ata, la date de son départ étant fixée au 16 janvier 1928. Il demande l'autorisation de pouvoir emmener avec lui ses collaborateurs Sermouks et Poznansky, ce qui lui est refusé. En revanche, Lev Sedov est autorisé à accompagner son père.

Le 15 janvier, veille du départ, il est interrogé par un journaliste amené par Radek, Paul Scheffer, du Berliner Tageblatt. Le journaliste ne note aucun indice de surveillance policière, mais une grande agitation, interroge Trotsky qui se dérobe à toute question concernant la politique intérieure de l'U.R.S.S., poussant le souci du détail jusqu'à parler du « départ en voyage » d'un camarade qui vient annoncer sa déportation. Il se contente d'inviter Scheffer à lui rendre visite à Alma-Ata[491].

Natalia Ivanovna a raconté la folle journée et surtout la folle soirée du 16 janvier, les bagages, « le chaos des choses et des effets [...], un enchevêtrement de meubles, de caisses, de linge, de livres et la foule interminable des visiteurs, des amis qui sont venus faire leurs adieux »[492]. Des hommes, des femmes passent, des inconnus, qu'on embrasse, avec qui on échange des souhaits, qui apportent des fleurs, des sucreries, des vêtements chauds, des livres. Finalement les bagages sont enlevés. Les amis s'en vont, aussi, attendre à la gare, où le départ du train est prévu pour dix heures. La famille, réunie dans la salle à manger des Beloborodov, attend l'arrivée des gens du G.P.U. A leur place, un coup de téléphone du G.P.U., sans explication : le départ est retardé de quarante-huit heures. Que se passe-t-il ? L'explication arrive une demi-heure plus tard, avec des jeunes d'abord, Rakovsky et d'autres ensuite. Natalia Ivanovna résume leurs récits :

« Il y avait à la gare une manifestation formidable. Les gens attendaient. On criait: "Vive Trotsky !" Mais on ne voyait pas Trotsky. Où était-il? Devant le wagon qui lui était destiné, une foule tumultueuse. De jeunes amis avaient fixé sur le toit du wagon un grand portrait de L.D. Ce fut accueilli par des "hourras" d'enthousiasme. Le train s'ébranla. Une secousse. Une autre. Le convoi était avancé [...] et s'arrêta subitement. Des manifestants étaient allés en courant au-devant de la locomotive, d'autres s'étaient accrochés aux wagons et avaient arrêté le train, réclamant Trotsky. Le bruit courut dans la foule que les agents du G.P.U. auraient introduit subrepticement Trotsky dans un wagon et l'empêcheraient de se montrer à ceux qui lui faisaient cette conduite. L'émotion dans la gare était indescriptible. Il y eut des bagarres avec la milice et les agents du G.P.U., il y eut des victimes de l'un et de l'autre côté; des arrestations furent faites. Le train eut une heure et demie de retard. »[493]

L'auteur des Mémoires d'un bolchevik-léniniste, publiés en samizdat, fait, dans les années soixante-dix, un récit en tous points comparable : convocation, transmise par Iablonskaia, pour les adieux à Trotsky, gare de Kazan, à dix-neuf heures, 10 000 personnes qui y répondent, le désordre dans la gare, les bagages de Trotsky entassés, sa chienne enchaînée, le wagon aux rideaux blancs rattaché au train et l'inquiétude, les meetings improvisés, la course avec le train quand il démarre, les efforts des provocateurs pour « emmener » une manifestation au Kremlin.

Dans la soirée, plus tard, les bagages revenaient de la gare, d'autres amis arrivaient à la maison de Beloborodov et Iablonskaia. La vérité se faisait jour : le nombre de manifestants avait décidé Staline à reporter le départ, et celui-ci allait avoir lieu par surprise, dans la plus grande discrétion[494] ...

C'est en effet au début de l'après-midi du 17 que les agents du G.P.U. reviennent en force – sept voitures selon l'auteur du texte samizdat –, sous le commandement de l'officier Kichkine, au moment où ne se trouvent plus, avec Trotsky et Natalia Ivanovna, que leurs deux fils, Lev et Sergéi, Maria Mikhailovna Joffé et Faina Viktorovna Iablonskaia, leur hôtesse, et pas de garde, puisque tout le monde croit le départ remis à une date bien ultérieure. Les gens du G.P.U apportent avec eux un mandat d'arrêt et de départ immédiat, sous escorte, en direction d'Alma-Ata. Les hommes du G.P.U. empêchent les Trotsky d'appeler et de répondre au téléphone, n'ont aucune explication du changement de date. Ce n'est que de justesse et par hasard que les hôtes de la maison parviennent à informer Beloborodov de ce qui est en train de se passer chez lui. Finalement, pour bien montrer que la déportation n'est pas une mesure consentie par ceux qui en sont victimes, Trotsky décide d'obliger les policiers à employer ouvertement la violence. La famille et les deux femmes s'enferment à clé dans une chambre. Natalia Ivanovna raconte :

« Les pourparlers avec les agents du G.P.U. eurent lieu à travers une porte fermée à clé. Les agents ne savaient que faire, hésitaient, consultèrent leurs chefs par téléphone, reçurent enfin des instructions et déclarèrent qu'ils allaient faire sauter la porte, étant donné qu'ils devaient exécuter les ordres reçus. L.D. pendant ce temps, dictait une instruction sur la conduite que devait suivre dans la suite l'Opposition. Nous n'ouvrions pas. On entendit un coup de marteau. La vitre de la porte se brisa en éclats, un bras s'allongea qui portait les galons d'un uniforme.

— Tirez sur moi, camarade Trotsky, tirez ! répéta d'une voix émue et pressante Kichkine, ancien officier qui avait plus d'une fois accompagné L.D. dans ses tournées sur le front.

— Ne dites pas de bêtises, Kichkine, répondit tranquillement L.D.; personne n'a l'intention de tirer sur vous ; faites ce que vous avez à faire. »[495]

Entrés dans la pièce, les agents se heurtent à la résistance passive de Trotsky, le chaussent, lui enfilent sa pelisse, le coiffent de son bonnet, l'emportent dans leurs bras dans l'escalier. Ljova, qui doit être déporté avec son père, sonne à toutes les portes, criant qu'on « emporte le camarade Trotsky ». Une auto du G.P.U. emporte la famille Trotsky et son hôtesse F. V. Iablonskaia non pas vers la gare de Kazan d'où doit partir le train, mais vers la petite station de Faustovo, près de Iaroslavl, déserte : elle est entourée de forces de police ; seuls quelques cheminots sont au travail, à qui Ljova crie de constater comment « on emporte le camarade Trotsky ». Sérioja calotte un agent du G.P.U. qui l'a pris au collet pour l'empêcher de suivre ses parents. Les hommes du G.P.U. portent Trotsky dans leurs bras jusqu'à un wagon stationné sur une voie de garage et dont tous les compartiments, sauf un, sont occupés par les gens du G.P.U. Les voyageurs forcés n'ont même pas leur bagage personnel. Le wagon, seul derrière une locomotive, part vers 2 heures de l'après-midi.

Par le chemin de fer de ceinture, le petit convoi rejoint alors, dans une petite gare à une cinquantaine de kilomètres de Moscou, le train postal Moscou-Tachkent parti normalement de la gare de Kazan. A 5 heures, Sérioja, qui veut poursuivre ses études et a choisi de ne pas partager l'exil de ses parents, les quitte, avec Iablonskaia, qui rejoint son mari. Le long voyage commence dans l'express, qui a été retardé d'une heure et demie pour attendre ces voyageurs imprévus. Natalia Ivanovna raconte :

« Nous continuâmes le voyage. J'avais de la fièvre. L.D. avait de l'entrain, il était presque gai. La situation était devenue nette. L'ambiance générale devint calme. L'escorte était prévenante et polie. On nous fit savoir que nos bagages partaient avec le train suivant et qu'à Frounzé – terminus de notre trajet en chemin de fer – ils nous rattraperaient ; cela voulait dire au neuvième jour de notre voyage. Nous n'avions avec nous ni linge ni livres. Avec quel soin affectueux pourtant, Sermouks et Poznansky n'avaient-ils pas empaqueté les livres, les choisissant minutieusement, les uns pour la route, les autres pour les travaux des premiers temps ! Avec quelle sollicitude Sermouks avait emballé les accessoires de bureau, connaissant ses goûts et ses habitudes à la perfection ! Que de voyages n'avait-il pas faits, pendant les années de la révolution, avec L.D., en qualité de sténographe et de secrétaire ! [...] Cette fois, nous étions partis pour un très long voyage sans un seul livre, sans un crayon, sans une feuille de papier. […] Nous étions en wagon sans aucun bagage, comme si nous nous rendions simplement d'un quartier de la ville dans un autre. Vers le soir, nous nous allongeâmes sur les banquettes, posant la tête sur les accoudoirs. A la porte entrouverte du compartiment se tenaient les sentinelles. »[496]

Dans les jours qui suivent, il apparaît que le chef de l'escorte, l'officier Barytchkine, est bien connu de Trotsky, qu'il l'a plusieurs fois accompagné à la chasse. Ljova, qui n'est pas déporté et jouit de sa liberté de mouvements, descend aux arrêts, fait de menues emplettes dans les gares. Mais c'est l'escorte qui, à Samara, achète pour ses illustres prisonniers du linge de rechange, des serviettes de toilette, des brosses à dent et du dentifrice. Les dîners sont commandés d'avance dans les restaurants des gares.

A Arys, les voyageurs ont une bonne surprise : Ljova, qui circule dans le train, découvre, au buffet, installés devant une partie d'échecs, Sermouks et Poznansky qui ont pris le train de la veille, assisté sans se montrer à la manifestation et finalement sont descendus pour rejoindre le bon train du lendemain. Ljova, sans leur avoir parlé, se précipite dans le compartiment de ses parents. Il raconte :

« Joie générale. L.D. lui-même a de la peine à se fâcher de ce qu'ils ont fait : ils ont contrevenu à ses instructions et, au lieu de pousser plus loin leur voyage, ils ont attendu à la vue de tous, courant un risque inutile. Après m'être entendu avec L.D., je rédige pour eux un billet que j'espère pouvoir leur remettre quand il fera sombre. L'instruction comporte ceci : Poznansky se séparera de son compagnon, partira pour Tachkent immédiatement et attendra un signal. Sermouks poursuivra jusqu'à Alma-Ata sans entrer en communication avec nous. Passant sans m'arrêter devant Sermouks, je réussis à lui donner rendez-vous derrière la gare dans un lieu discret qui n'était pas éclairé. Poznansky y vient… »[497]

Le voyage a été très long à cause de la neige. C'est le dixième jour, au terme du voyage en train, à Pichpek (rebaptisée Frounzé), que les bagages les rejoignent et qu'ils peuvent enfin lire le livre que Sérioja leur a recommandé sur le Turkestan. Il reste encore plus de 250 kilomètres à parcourir pour atteindre Alma-Ata. Le petit groupe part en autobus, prend la route enneigée, passe la première nuit dans une isba glaciale, après n'avoir parcouru qu'une trentaine de kilomètres. Le lendemain, le franchissement de la passe du Kurdai est sans doute le moment le plus pénible du voyage à cause du froid terrible qui y règne. Un peu plus loin, on abandonne le camion pour une voiture venue d'Alma-Ata avec un chauffeur et un représentant des autorités locales. Finalement, au terme d'une équipée qui les a menés en une semaine de Pichpek à Alma-Ata, les Trotsky arrivent vers 3 heures du matin et sont logés dans deux chambres à l'hôtel Djetys, rue Gogol, « un garni, écrit Natalia Ivanovna, qui datait évidemment du temps de Gogol »[498]. On a perdu en route deux valises contenant notamment les livres sur l'Inde et sur la Chine.

Quatre jours après leur arrivée, nouvelle joie :

« Un beau matin, nous entendîmes dans le corridor la voix bien connue [de Sermouks]. Comme elle nous était chère ! Nous écoutions à travers la porte les paroles de Sermouks, son ton, ses pas. Cela nous ouvrait de grandes perspectives. On lui donna une chambre dont la porte était juste en face de la nôtre. Je sortis dans le corridor, il me salua de loin... Nous n'osions pas encore entrer en conversation, mais nous nous réjouissions en silence de ce voisinage. Le lendemain, en catimini, nous le fîmes entrer dans notre chambre, nous lui apprîmes en toute hâte ce qui s'était passé et nous convînmes de ce qu'il y aurait à faire pour notre avenir commun. Mais cet avenir ne devait pas être de longue durée. Le même jour, à dix heures du soir, arriva le dénouement. Tout était calme dans l'hôtel. L.D. et moi étions assis dans notre chambre, la porte était entrouverte sur le corridor glacé, car le poêle de fonte nous chauffait intolérablement. Ljova était dans sa chambre. Nous entendîmes les pas légers, circonspects, les pas d'hommes qui marchent en bottes de feutre, dans le couloir. Aussitôt nous nous mîmes à l'écoute tous les trois. "Ils sont venus", pensai-je très rapidement. Nous entendîmes qu'on entrait sans frapper dans la chambre de Sermouks, qu'on lui disait : "Dépêchez-vous", que Sermouks répondait : "Je peux au moins mettre les valenki ?" Il était en pantoufles. Ce furent encore des pas légers, à peine perceptibles et le silence se rétablit. »[499]

N.L Sermouks venait de disparaître de leur vie, sans qu'ils sachent jamais comment il était mort. De son côté, I.M. Poznansky était au même moment arrêté à Tachkent : cheminant de prison en camp, il allait être, lui aussi, fusillé, sans que Trotsky le sache, au printemps de 1938, dans une clairière près de Vorkouta. G.V. Boutov, qui avait également tenté de rejoindre Trotsky, avait été arrêté à Tachkent : ramené à la prison Bourtyka, de Moscou, il allait être l'une des premières victimes de cette nouvelle vague.

Arrivé une première fois à Moscou, menottes aux mains, sous escorte policière, à l'hiver 1899, Trotsky en est donc reparti pour n'y plus jamais revenir en ce mois de janvier 1928, sans menottes, mais sous une escorte policière plus importante sans doute pour l'ancien dirigeant de l'insurrection d'Octobre et chef de l'Armée rouge, qu'elle ne l'avait été pour encadrer l'étudiant révolutionnaire inconnu, animateur des cercles ouvriers de Nikolaiev. C'est là sans doute un signe banal de la destinée d'un homme qui a choisi de combattre pour la révolution. Mais l'élément de tragédie est donné par le fait que ce sont les siens, ses anciens compagnons d'armes, qui l'envoient maintenant en exil.

Trotsky a emmené avec lui Natalia Ivanovna et Ljova, venu de son plein gré, avec le consentement du G.P.U. Il est désormais éloigné de tous les autres qui ont été et sont encore les siens. Sa fille aînée, Zinaida, est en Crimée, avec une fillette et un petit garçon de dix-huit mois. La cadette, Nina, est à Moscou avec ses deux enfants : son mari, Man Nevelson, attend sa déportation au même moment. Leur mère, Aleksandra Lvovna, est à Leningrad où elle enseigne aux enfants des éléments de sociologie. Les amis, les camarades, les frères de combat, sont dispersés aux quatre coins de l'Orient et de l'Extrême-Orient soviétiques, loin des chemins de fer et près des aurores boréales et du pôle du froid. Ses collaborateurs, les « perles » de son secrétariat, ont été mis hors d'état de nuire. G.V. Boutov, emprisonné, doit faire face à une monstrueuse accusation, dont il tentera de se dégager par une grève de la faim. Après Poznansky et Sermouks, V.S. Eltsine prend le chemin de la déportation. Des proches, il ne reste plus en liberté que « les veuves », comme écrit Iablonskaia[500], le vieil Eltsine, Boris Mikhailovitch, père de Viktor, et le jeune G.Ia. Iakovine qui, abandonnant son domicile et son travail à Leningrad, a plongé dans la clandestinité à Moscou. Il reste aussi beaucoup d'inconnus, dont le G.P.U. n'a pas encore eu le temps, malgré ses moyens, de déceler la qualité et le dévouement.

Pendant que Trotsky voyageait interminablement, l'un des soucis de Staline a été de compléter la capitulation de Zinoviev et de Kamenev en faisant pression sur eux pour une condamnation plus nette encore du « fractionnisme » de Trotsky, à l'occasion de la publication de ses lettres à Pereverzev. C'est deux jours après l'arrivée de Trotsky à Alma-Ata – mais il ne le saura que beaucoup plus tard – que la Pravda a publié la longue lettre qui a été extorquée aux deux anciens dirigeants de l'Opposition unifiée.

Ceux que Trotsky va désormais appeler, pendant des mois, « les mousquetaires », l'attaquent et voient dans les documents la preuve que la fraction trotskyste continue sa lutte, ce qui équivaut politiquement à la voie du « deuxième parti » à laquelle ils opposent la leur, qu'ils appellent « capitulation devant le parti ». L'attitude de Trotsky et de l'Opposition signifie, selon eux, qu'ils pensent que Thermidor a été accompli. Ils ajoutent :

« L'essentiel réside dans le fait que le groupement politique qui est arrivé à de telles conclusions doit nécessairement, dans la situation concrète donnée, devenir une arme des forces de la petite bourgeoisie contre l'U.R.S.S. »[501]

Ils s'adressent aux oppositionnels restés auprès de Trotsky :

« Le courage politique, la conséquence politique ne consistent pas à suivre avec entêtement un chemin qui s'éloigne de plus en plus du P.C. et de l'I.C. Il faut se décider à arrêter. Il faut se décider à faire demi-tour. [...] Le parti, à l'instar de Lénine, acceptera des opinions de la minorité tout ce qui est confirmé par la vie et tout ce qui se révèle juste au point de vue de la révolution prolétarienne. »

Ils adjurent, pour conclure, tous les anciens oppositionnels de se soumettre pour arriver à « un rassemblement absolument complet du parti »[502].

Sans doute Staline et les siens escomptent-ils que la distance – l'espace russe que l'on imagine difficilement en Europe occidentale – et l'isolement dans lequel ils espèrent le maintenir, va permettre, sinon de briser, du moins de neutraliser celui que ses jeunes camarades commencent à appeler « le Vieux » – et de démoraliser ses partisans pour les engager sur la voie de Zinoviev.

Ils commettent à cette occasion deux erreurs graves. La première, qu'il leur faudra des années pour corriger – et ils auront à payer cher cette correction –, est d'avoir autorisé la présence auprès de Trotsky de son fils aîné. En effet, Ljova a, sans hésiter, quitté sa compagne et son petit garçon quand il a compris que la seule possibilité d'aider, de protéger ses parents exilés était de les accompagner. Et c'est sur ses épaules que va reposer tout l'aspect matériel du combat politique mené pendant une année à Alma-Ata. La seconde erreur est d'avoir sous-estimé la fermeté de Trotsky et les conséquences qu'elle allait avoir, dans le contexte soviétique d'alors, pour ses positions politiques.

« Cette fermeté, écrit Victor Serge, faisait de Trotsky, à une époque d'usure morale, un homme exemplaire dont la seule existence, fût-il bâillonné, rendait confiance en l'homme. Le dénigrement n'avait plus de prise sur son nom, la calomnie et l'injure prodiguées à flots, finissaient par se retourner contre elles-mêmes, impuissantes, en lui faisant une étrange auréole nouvelle ; et lui qui n'avait jamais su former un parti – ses capacités d'idéologue et d'organisateur étant d'un ordre tout à fait différent de celles des secrétaires d'organisation – acquérait, par la vertu de sa force morale et de sa pensée, quelques milliers de dévouements indéfectibles. »[503]

XXXIV. Alma-Ata[modifier le wikicode]

C'est donc après un voyage mouvementé que Trotsky, sa compagne et son fils aîné arrivent au nouveau lieu de résidence qui leur est assignée, Alma-Ata, à 4000 kilomètres de Moscou, capitale de la République du Turkestan depuis peu. « Ville orientale, écrit Isaac Deutscher, connue pour ses jardins et ses vergers, c'était surtout une sordide bourgade kirghize, endormie loin de la civilisation, exposée aux tremblements de terre, aux inondations, aux vents glacés comme aux vagues de chaleur torride.[504]

Ces vagues de chaleur s'accompagnaient d'épais nuages de poussière qui apportaient la malaria et toutes sortes de vermine. »[505]

A son arrivée, Natalia Ivanovna a été frappée par la neige, « belle, blanche, pure, sèche », qui garde « sa fraîcheur » tout l'hiver[506], car la circulation est très réduite. Au printemps, elle va être remplacée par d'immenses tapis de coquelicots, sur la steppe, d'un rouge vif sur des dizaines de kilomètres. En été, ce seront les pommes rouges, la grande spécialité du pays, mais aussi les poires. Natalia Ivanovna décrit un verger sur les collines, les tapis bariolés de fruits, encore sur les arbres, alignés sur la paille et, partout, l'odeur de la pomme et de la poire mûres.

Le spectacle est agréable à l'œil, mais la situation sanitaire est loin d'être brillante. Alma-Ata n'a ni service des eaux ni électricité dans la presque totalité des logements et dans les rues, et pas de chaussée. La malaria sévit, et Trotsky, après Natalia, est officiellement inscrit, au mois de mars, sur la liste officielle des « malariens », ayant droit à la quinine. Mais il y a aussi des cas de peste, d'autres de lèpre et, en été, de vraies meutes de chiens enragés. Natalia Ivanovna a observé :

« Au centre, au marché ; dans la boue, sur les marches des boutiques, les Kirghizes se chauffaient au soleil, cherchant sur eux certains insectes (les poux). »[507]

En mai, Trotsky écrit qu'il faut sérieusement réviser l'idée qu'on se fait d'Alma-Ata en tant que ville méridionale. Le printemps y est tardif, et une chute de neige à la fin du mois d'avril a endommagé les cerisiers. Ville qui s'étage en terrasses superposées, d'autant plus malsaines que l'on descend, Alma-Ata est surtout, comme toute la région d'ailleurs, le domaine « d'une poussière horrifiante »[508].

Trois semaines après leur arrivée, à la suite de maintes protestations et de télégrammes provocants envoyés aux autorités de Moscou, les exilés se voient enfin attribuer un logement au centre de la ville, 75, rue Krassine. D'abord la moitié d'une maison, puis la maison tout entière, quatre pièces au total. Elle a l'électricité, ce qui est exceptionnel ; cela signifie seulement que, dans la tranche horaire où celle-ci est en principe distribuée – entre 7 heures du matin et minuit – il n'est pas certain qu'il faudra, aux heures d'obscurité, vivre à la lueur des chandelles ou de la lampe à kérosène.

Il a fallu, avant d'emménager, restaurer un peu le bâtiment et en particulier une cheminée démolie qui a été longue à reconstruire. Bientôt la maison ressemble à toutes les autres où Trotsky a jusqu'à présent vécu : un entassement de cartons, de livres, de textes, de dossiers, de coupures de presse et l'inévitable machine à écrire qui crépite la majeure partie de la journée et souvent de la nuit.

La vie est difficile à Alma-Ata. Le pain y manque en permanence, malgré les promesses réitérées des autorités. Les autres denrées alimentaires et les produits industriels font aussi défaut. On fait la queue partout et toujours, souvent en vain. Les prix sont très élevés, sujets à des hausses brutales. Au marché libre le poud de farine, qui a tourné pendant des mois autour de 10 roubles, a brusquement flambé et dépassé 25 roubles. Les autorités s'ingénient cependant à ce que les Trotsky ne manquent de rien, et les amis envoient des vivres : Natalia Ivanovna, comme L.D., évoquent l'envoi de farine blanche de P.S. Vinogradskaia. A la librairie, Trotsky n'a rien trouvé qui puisse lui servir dans son travail. Les livres de la bibliothèque, eux, empilés à même le sol, attendent qu'on veuille bien les classer. Le courrier est d'une extraordinaire lenteur, du fait des trajets par route depuis Pichpek, des tempêtes de neige fréquentes en hiver, et des séjours prolongés des lettres dans le « cabinet noir » du G.P.U. Trotsky demande à ses amis qu'on lui envoie des journaux étrangers et même de Moscou, au besoin d'Astrakhan, car on ne les trouve pas à Alma-Ata. Une lettre met au minimum un peu plus d'un mois pour venir de Moscou, parfois, nous le verrons, beaucoup plus[509].

Au printemps, les exilés ont appris que, dans la zone des collines à l'abri de la malaria qui dominent la ville, et qu'on appelle « Les orchidées », il est possible de louer pour l'été des datchas, ou en réalité des baraques de bois ou de lattes entrelacées, « vanneries ». Ils en ont loué une pour l'été, dans un verger ouvert sur les montagnes enneigées du Tian Chan. Le toit de chaume laisse passer les pluies d'orage. La salle de travail de Trotsky est une baraque de bois où les plantes s'insinuent à travers les planches des parois. Natalia Ivanovna raconte à propos de ce refuge d'été :

« Un invalide nous apportait de la ville, à cheval, la correspondance. Vers le soir, fréquemment, L.D. partait avec son fusil et son chien, gagnait les montagnes et accompagné, tantôt par moi, tantôt par Ljova. On rentrait rapportant des cailles, des rosiers, des bartavelles ou des faisans. Tout allait bien jusqu'à l'accès habituel de malaria. »[510]

Il est au moins un domaine où Trotsky est enchanté des possibilités offertes par sa nouvelle région d'accueil : la chasse et la pêche. Il a avec lui sa chienne Maya, mais s'avoue assez vite déçu, car, assure-t-il, le gibier a été, au cours des dernières années, « impitoyablement massacré ». On chasse les oiseaux sauvages, le canard surtout, mais également le faisan, l'oie et le cygne. Pas très loin, près du lac Balkhach, se trouvent des léopards des neiges et même des tigres. Malgré une déclaration initiale d'« intentions pacifiques et de non-agression » à leur égard, il envisagera une expédition contre ces derniers.

Il est allé à la chasse une première fois avec Ljova, à la mi-mars, pendant deux jours, au bord de l'Ili, à une quarantaine de kilomètres d'Alma-Ata. Il a tué quatorze canards, mais enduré des piqûres d'insectes variés, dormi dans d'épouvantables huttes kirghizes, sans aucune aération, un véritable cauchemar. Il repart au début d'avril, passant cette fois une semaine sous la tente par des températures de l'ordre de –10°. Les deux chasseurs ramènent deux oies et une quarantaine de canards.

Pour Trotsky, c'est une véritable détente. Après cette semaine-là, il écrit à I.N. Smirnov, avec qui il avait souvent guetté le vol des canards dans les marais proches de Moscou :

« Ce voyage m'a donné un extrême plaisir tout entier concentré dans un retour à la barbarie : dormir en plein air, manger à ciel ouvert du mouton préparé dans un seau, ne pas se laver, ne pas se déshabiller et par conséquent ne pas s'habiller, tomber de cheval dans une rivière [...], passer presque les vingt-quatre heures de la journée sur un petit pilotis au milieu des eaux et des roseaux – tout cela ne peut être vécu que rarement. »[511]

Très vite cependant, il doit reprendre le rythme hallucinant de son travail habituel. Il écrit le 24 mai à Préobrajensky :

« Depuis mon retour de la chasse, c'est-à-dire depuis les derniers jours de mars, je reste à la maison sans bouger, devant un livre ou la plume à la main, à peu près de 7 ou 8 heures du matin jusqu'à 10 heures du soir. »[512]

Les autorités de Moscou, qui ont accepté de déporter sa chienne Maya avec lui, autorisent aussi l'envoi de la totalité de sa bibliothèque, et surtout de ses archives dont personne n'ignore l'importance historique, mais surtout politique, notamment à cause de son abondante correspondance avec Lénine pendant la guerre civile.

Aidé de Ljova et d'une jeune femme autorisée à lui donner quelques heures de travail à la machine à écrire, il accomplit, en quelques mois, un travail énorme. C'est à Alma-Ata qu'il rédige les textes capitaux qui prendront place dans le volume L'Internationale communiste après Lénine, sa lettre au VIe congrès, sa « Critique du projet de programme de l'Internationale communiste ». D'Alma-Ata, les deux hommes envoient, entre les mois d'avril et d'octobre 1928, environ 800 lettres politiques – pour 1 000 reçues – et 550 télégrammes, le plus souvent en réponse à des groupes que l'on appelle « colonies » de déportés.

Le G.P.U. n'empêche pas les communications entre les déportés – il lit toutefois lettres et télégrammes au jour le jour, mais il les freine, parfois énormément. Trotsky entretient une correspondance suivie avec I.N. Smirnov et Rakovsky, bien entendu, mais aussi avec Beloborodov, Sosnovsky, Mouralov, Préobrajensky, Karl et Revecca Grünstein, V.O. Kasparova, Mratchkovsky, Ichtchenko, Radek évidemment et des militants moins connus : P.S. Vinogradskaia, Valentinov, R. Ioudine, Rafail (Farbman), les Géorgiens M.N Okoudjavaet Koté Tsintsadzé... Nous reviendrons sur cette correspondance, personnelle, mais de plus en plus politique.

Et puis, c'est le drame. Le 9 juin 1928, Nina – Ninoutchka –, sa fille cadette, meurt à Moscou de ce qu'on appelait alors « la phtisie galopante », tuberculose à l'évolution extrêmement rapide. Obligée de s'aliter et d'abandonner le travail de l'opposition, elle a parlé de ses ennuis de santé dans une première lettre que son père a reçue au début d'avril, puis, comprenant qu'elle est condamnée, a écrit le 20 mars une lettre qui ne parvient à destination que le 1er juin... après soixante-treize jours : le cabinet noir du G.P.U. était-il embouteillé ou avait-il voulu s'éviter les tracas que n'aurait pas manqué de lui valoir une démarche de Trotsky pour revoir une fois encore sa fille mourante ? Il apprend finalement la nouvelle par un télégramme de Rakovsky, en date du 15 juin, lui-même informé par... la presse :

« Reçu hier ta lettre sur grave maladie de Nina. Télégraphié à Aleksandra Georgievna à Moscou. Aujourd'hui ai appris par les journaux que Nina a terminé le court trajet de sa vie révolutionnaire. Tout avec toi, cher ami, beaucoup de peine, mais espace infranchissable nous sépare. T'embrasse bien des fois fortement. Khristian. »[513]

Le 24 juin, dans une lettre-circulaire, il écrit « aux camarades » :

« La nouvelle de la mort de ma fille m'a surpris pendant que je travaillais au projet de programme, et sa mémoire coïncidera toujours pour moi avec les problèmes de la révolution internationale. J'ai dédié ce travail, consacré à la base du programme du Parti communiste, à la mémoire de ma fille qui était une jeune membre du parti, très ferme et loyale, notre solide et sûre camarade d'idées. Nous avons reçu et nous recevons des télégrammes de sympathie de nombreux amis. Merci beaucoup. »[514]

Il faut attendre le 14 juillet pour trouver sur la mort de Ninotchka dans une lettre à Khristian Rakovsky, une note personnelle :

« Cher Khristian Georgévitch, je ne t'ai pas écrit depuis une éternité. [...] Après mon retour de l'Ili où j'ai eu la première nouvelle de la gravité de l'état de Nina, nous sommes allés immédiatement nous installer dans une datcha. C'est là que, quelques jours après, nous avons reçu la nouvelle de la mort de Nina. Tu comprends ce que cela signifiait pour nous. Mais il fallait sans perdre de temps préparer nos documents pour le VIe congrès de l'I.C. C'était difficile. Mais d'autre part, la nécessité de faire ce travail coûte que coûte […] nous a aidés à dominer notre accablement. »[515]

Cette même lettre donne les premières informations sur ce qui va être la deuxième tragédie familiale de Trotsky ; Zina, « Zinouchka », sa fille aînée, a soigné Nina pendant les trois mois de son agonie, et le docteur Getié exige son départ immédiat pour un sanatorium. Les enfants de Nina s'en vont chez Aleksandra Lvovna. Une protestation de Trotsky au G.P.U., quelques mois plus tard, nous apprend qu'il a reçu de Zina une lettre qui a mis quarante-trois jours, qu'elle est non seulement malade, mais exclue du parti et sans travail.

Quelques mois après la mort de Nina, Trotsky est de nouveau frappé par la mort tragique d'un de ses proches collaborateurs, Georgi Vassiliévitch Boutov. Ingénieur de formation, Boutov, que Natalia a décrit « pâle et petit » et aussi « excellent organisateur », a été l'un des hommes du train, le chef de cabinet du conseil supérieur de la Guerre. Il est resté proche de Trotsky pendant la période de lutte de l'opposition et a tenté de le rejoindre à Alma-Ata. Arrêté à Tachkent et déporté, il a été ensuite de nouveau arrêté en déportation et ramené à Moscou, emprisonné à Boutyrki.

On ne sait pas de quoi il est alors accusé exactement par le G.P.U. : probablement d'espionnage dans le cadre d'une entreprise du type de celle de « l'officier de Wrangel », ce que Staline fera plus tard à grande échelle dans les « procès de Moscou ». Il avait riposté par le seul moyen à sa disposition dans cette prison : une grève de la faim pour réclamer le respect de ses droits de citoyen soviétique, protestation morale contre l'arbitraire policier. Mais il n'était pas d'une santé très robuste. Transporté à l'infirmerie de la prison, il y était mort, cinquante jours après le début de sa grève de la faim[516].

Dans une lettre au G.P.U., Trotsky parle de ce « camarade droit, modeste, irréprochable et héroïque ». Il ne peut pas ne pas se souvenir, à ce moment-là, de M.S. Glazman, lui aussi placé devant de terribles accusations, qui s'était évadé par la mort, en 1924, des griffes du G.P.U., dans des conditions analogues. Il ne peut pas ne pas penser non plus à la prédiction de Piatakov : Staline élimine l'un après l'autre tous ses proches, qu'ils soient siens par le sang ou par les idées.

Après les fatigues et les fièvres du voyage, Trotsky s'est retrouvé solide au printemps et à l'été, avec de bonnes doses de quinine. A l'automne, tout se gâte. L'affaire s'ébruite, et Ouglanov, à Moscou, se permet d'ironiser sur « le malade imaginaire ». Un long télégramme de Natalia Ivanovna, le 20 septembre, met les choses au point. Trotsky, dès avant sa déportation, souffrait d'une colite et de la goutte dont on ne peut espérer qu'il guérisse à Alma-Ata. Est venue s'y ajouter la malaria qui lui donne, de temps à autre, de grosses migraines :

« Il y a des semaines et des mois pendant lesquels son état s'améliore. Viennent ensuite des semaines et des mois d'indispositions graves. Tel est le véritable état de choses. »[517]

Pour en terminer avec les aspects personnels du séjour à Alma-Ata, il est évident que Trotsky y retrouve des projets littéraires. Il pense d'abord à une histoire depuis l'Octobre russe, de l'Orient, mais les ouvrages de base dont il a besoin ont été perdus. Il commence alors à réunir des documents pour son autobiographie, comme nous l'apprend une lettre qu'il adresse en mai à Aleksandra Lvovna pour lui demander son aide : il en est déjà à l'époque d'après Nikolaiev, la prison, la condamnation.

Il cherche aussi des travaux « alimentaires » et en trouve. Grâce notamment à Riazanov, l'homme de l'Institut Marx-Engels, qui a été tour à tour son allié et son adversaire et qui reste lié à lui par une grande estime réciproque. C'est pour lui que Trotsky entreprend la traduction du pamphlet de Karl Marx, Herr Vogt, qui le laisse rêveur : Marx a consacré 200 pages à une misérable calomnie ; ne va-t-il pas, lui, être obligé de consacrer à Staline une encyclopédie de nombreux volumes ? Il traduit aussi de l'anglais une brochure d'Hodgskin, revoit les traductions en russe de Marx et Engels pour leurs Œuvres en préparation par l'Institut. Le travail de traducteur ne lui convient pas vraiment, et il peine, mais les honoraires ainsi assurés permettent de financer les échanges postaux, donc l'activité politique. Et celle-ci est considérable.

La principale découverte d'Alma-Ata a sans doute été, pour Trotsky, son fils Lev, Ljova. Le jeune homme – bien que père de famille, il a vingt-deux ans à peine – a été jusqu'à présent associé de près à la vie publique d'un père qu'il admire et aime passionnément. Il a exercé des responsabilités au sein de l'opposition – et pas seulement dans le secteur spécifique des Jeunesses. Mais il révèle l'ampleur de ses capacités sous la pression de la nécessité dans cet exil où, sans lui, Trotsky eût sans doute été condamné à l'impuissance politique. Sa mère raconte :

« Notre fils fut chargé surtout d'établir nos relations avec le monde extérieur. Il avait la direction de notre correspondance. L.D. le dénommait tantôt ministre des Affaires étrangères, tantôt ministre des Postes et des Télégraphes. Notre correspondance prit bientôt un développement formidable, et le poids en retombait surtout sur Ljova. Il était également garde du corps. C'était lui aussi qui rassemblait les documents dont L.D. avait besoin pour ses travaux : il fouillait les réserves de la bibliothèque, se procurait les vieux journaux, recopiait des textes. Il menait tous les pourparlers avec les chefs de l'endroit, s'occupait d'organiser des chasses, veillait sur le chien et sur l'état des armes. Il étudiait avec assiduité la géographie économique. [...] Plus tard, [il] trouva aussi une dactylo. »[518]

En fait, outre qu'il était à Alma-Ata l'homme à tout faire, particulièrement les tâches pratiques, Lev Sedov fut pour l'opposition un véritable secrétaire à l'organisation. Les longues listes de déportés, rangés colonie par colonie, avec indication des dates de la correspondance reçue, les adresses où écrire, les modifications par transfert, que l'on trouve à Harvard et Stanford, sont son œuvre. Il entretient, à son compte d'ailleurs, toute une correspondance avec des déportés qui n'écrivent pas directement à son père. Il est sans doute le seul à savoir qui est qui, qui a fait quoi, ce que chacun pense et où en est chacun.

C'est en vieux routier de la clandestinité qu'il a réussi, en liaison avec le « centre » de Moscou, que dirige B.M. Eltsine, à organiser les liaisons clandestines. A huit reprises, un courrier apportera de Moscou des documents, des lettres, des informations confidentielles et rapportera commentaires, conseils ou directives. Un voyageur parti de Moscou fait le trajet jusqu'à Pichpek par train. Il rencontre là un ouvrier de Moscou, Mikhail Bodrov, venu s'installer comme charretier, méconnaissable derrière une grande barbe de moujik, qui fait alors le voyage, avec son attelage, jusqu'à Alma-Ata. Là, il rencontre au marché un fonctionnaire de la ville, proche de l'opposition et que Sedov a déniché au bout de quelques semaines : nous ne le connaissons que par l'initiale D. Ce dernier et Sedov se rencontrent dehors par les nuits pluvieuses ou dans l'établissement de bains, des rencontres réduites le plus souvent à un changement de mains des paquets. Les relations ordinaires entre Sedov et D. se font par un code, en relation avec la place des pots de fleurs sur les fenêtres de la rue, se réduisant à la fixation du lieu et du moment du rendez-vous attendu[519].

C'est en définitive par Sedov et grâce à lui qu'existe à Alma-Ata un état-major politique de l'opposition de gauche, que Trotsky est informé, qu'il peut s'exprimer, bref qu'il peut poursuivre le combat.

Pour se battre, Trotsky a besoin d'informations et de sa plume. La situation est changeante dans cette année d'exil à Alma-Ata que Moshé Lewin appelle, d'une excellente formule, « l'année sans boussole »[520]. La défaite puis l'exclusion de l'opposition de gauche ont laissé en tête à tête dans le parti ceux que Trotsky appelle les « droitiers » et les « centristes ». En outre, les thermidoriens et les « oustrialovistes », comme il dit, voient dans son élimination un encouragement pour eux et un appel à l'initiative.

Dès la fin de l'année, à peine éteints les derniers lampions du XVe congrès, la crise du ravitaillement resurgit : alors que 1927 voit l'une des meilleures récoltes de la décennie, les livraisons de blé n'atteignent pas la moitié de celles de 1926. Les paysans qui disposent de surplus – le « koulak », paysan aisé, mais aussi nombre de paysans moyens[521] – recommencent la « grève des livraisons », préférant ne pas vendre que vendre à un prix dérisoire. La famine menace à nouveau les villes, d'autant plus que la doctrine officielle sur l'alliance entre les ouvriers et les paysans empêche toute initiative des fonctionnaires pour contraindre, tout recours aux méthodes de coercition, réputées « trotskystes » et nuisibles à « l'alliance »...

Trotsky n'a pas encore été emmené de force que le bureau politique, dans une séance tenue le 6 janvier 1928, décide d'adopter des « mesures d'urgence » communiquées au parti, mais non rendues publiques. Il est décidé, entre autres, d'appliquer au paysan qui stocke sa récolte l'article 107 du Code criminel qui permet la confiscation des stocks des spéculateurs et la distribution du quart aux paysans pauvres du village, pour encourager la dénonciation.

Mais les livraisons ne s'améliorent pas, et les dirigeants doivent se résoudre à révéler la crise. Avec un rapport de Staline, la Pravda du 15 février titre : « Le Koulak relève la tête. » L'article dénonce l'existence, dans le parti et dans l'appareil d'État, des éléments « qui ne voient pas les classes au village, qui ne comprennent pas la base de notre politique de classe, qui cherchent à faire du travail sans offenser personne au village, qui veulent vivre en paix avec le koulak et, de façon générale, rester populaires dans toutes les couches du village »[522].

C'est donc le signal de la reconnaissance de l'existence des éléments « droitiers », « à l'idéologie koulak », dont l'opposition avait montré les progrès et la pression grandissante. On rend publique la décision d'appliquer l'article 107 et d'autres mesures rigoureuses : emprunts forcés baptisés « lois d'auto-imposition », renforcement de la surveillance du prix du pain, interdiction de l'achat et de la vente directs au village. Dix mille travailleurs sont mobilisés pour aller dans les campagnes combattre « la campagne du stockage ». La résistance paysanne se durcit ; il y a de véritables insurrections, notamment au Nord-Caucase[523], mais finalement, les mesures d'urgence portent leurs fruits : le blé est récupéré, les villes sont nourries.

Avec le plénum d'avril, on semble revenir en arrière. Le comité central condamne « déformations et excès » dans l'application des « mesures d'urgence », autorise de nouveau vente et achat directs au village, supprime les patrouilles, assouplit les règles pour les emprunts forcés, interdit toute confiscation autre qu'en vertu de l'article 107. Tout en reconnaissant la pression que les producteurs exercent sur le marché, les dirigeants du parti se défendent d'avoir fait en janvier un pas vers un retour au « communisme de guerre ». Staline lui-même assure que la Nep demeure la base de la politique économique « pour une longue période historique ». Pourtant, la montée en épingle de l'affaire de Chakhty – où des techniciens sont accusés d'avoir saboté la construction industrielle au Donetz – suggère une orientation différente, et surtout une volonté de s'en prendre aux positions de Rykov. A la fin mai, devant les académiciens et autres universitaires, Staline parle de la transition nécessaire dans les campagnes vers les fermes collectives et aussi de la nécessité de ne pas retarder le développement de l'industrie lourde – ce qui est en contradiction absolue avec l'état d'esprit de « néo-Nep » opposé au cours des discussions de 1927 aux arguments de l'opposition de gauche.

Ouvert au sommet, le conflit devient public, et les échos sont très vite entendus à Alma-Ata, d'où Trotsky les diffuse parmi ses amis. Ouglanov critique Staline et assure qu'il n'a pas utilisé les bonnes statistiques[524]. Boukharine parle – visant Staline – d'un nouveau « danger trotskyste[525] », cependant que Slepkov, à Leningrad, travaille les cadres contre Kirov[526]. Staline s'empare d'une lettre du commissaire aux Finances, M.I. Froumkine, qui a protesté contre les méthodes trop pressantes de collecte du blé, pour faire du malheureux l'incarnation, pour le moment unique, du « danger de droite » dans le parti, dont il fait répéter la condamnation à l'infini suivant la pratique désormais rituelle[527].

En juillet, le comité central manifeste la réalité et en même temps l'âpreté du conflit entre « les centristes » et « les droitiers ». Trotsky en a reçu – par son camarade B. Volotnikov – le compte rendu sténographique[528]. Il y a eu une vive discussion entre Rykov et Kaganovitch[529], une charge de Staline contre Sokolnikov et Ossinsky, l'extrême droite[530]. Le 10 juillet, Boukharine fait une intervention dramatique dans laquelle il proclame son inquiétude devant la possibilité de mobilisation des koulaks et de leurs alliés contre le régime. Il veut bien lutter contre le koulak, mais seulement par une fiscalité mieux ajustée, et se prononce contre toute politique « trotskyste » de coercition qui constituerait une menace pour la fameuse « alliance » ouvriers-paysans[531]. La résolution finale est un texte bien balancé qui condamne à la fois les excès dans les mesures d'urgence et la « déviation droitière », la « sous-estimation » du koulak et son utilisation comme un épouvantail[532]. Qui l'a emporté, réellement ? Les comptes rendus de la presse, un discours de Rykov le 13 juillet[533], donnent à beaucoup, notamment à Trotsky et à la plupart de ses camarades, le sentiment que le pendule est maintenant revenu vers la droite et que celle-ci est plus forte que jamais.

Dès le lendemain du plénum, le 11 juillet 1928, Sokolnikov organise une rencontre entre Kamenev et Boukharine – dont Trotsky est très vite informé[534]. Paniqué, voire terrorisé, Boukharine se confie à Kamenev et le met en garde contre une sous-estimation de Staline qu'il présente comme un maniaque meurtrier, un Gengis Khan. A travers Kamenev, on sent qu'il tend aussi la main à Trotsky.

C'est dans ces conditions que se réunit, du 17 juillet au 1er septembre, le VIe congrès de l'Internationale communiste. Boukharine, qui conserve en principe la direction, y admet l'existence d'un « danger de droite », mais exprime en privé ses inquiétudes, sinon ses terreurs. En fait, l'appareil de l'I.C. lui échappe totalement, dirige le congrès dans son dos et fait admettre l'idée qu'il existe une nouvelle déviation, intermédiaire en quelque sorte : « l'opportunisme de droite » caractérisé par la sous-estimation de la « déviation de droite » !

En septembre le conflit est devenu public avec un discours d'Ouglanov devant le comité de Moscou[535], qui met le feu aux poudres. La Pravda sonne la charge contre lui[536]. Plusieurs de ses collaborateurs sont déplacés. Sévèrement censuré en octobre pour ses « erreurs » par le comité de Moscou, où Staline vient parler, le 19, de la « déviation de droite[537] », Ouglanov est limogé en novembre[538]. La seule organisation locale importante qui était aux mains des droitiers leur échappe ; Slepkov, le jeune collaborateur de Boukharine, est expédié en Yakoutie[539].

A la fin de décembre, au congrès des syndicats, c'est Tomsky pour qui sonne le glas : le vote d'une résolution qui désavoue sa politique et l'élection à la direction de cinq dirigeants du parti, dont Kaganovitch[540].

On peut suivre dans la correspondance de Trotsky, à travers ses commentaires, les appréciations qu'il porte sur les développements politiques, le rapport de force entre les deux groupes en présence. Au début de mai, il pose la question de savoir s'il faut soutenir un « tournant à gauche » ; il s'agit de toute évidence des « mesures d'urgence » dont tout un chacun peut constater l'application. A la fin du même mois, dans une lettre à Beloborodov, il ouvre la discussion sur la politique du parti, « tournant à gauche » ou « manœuvre bureaucratique[541] » : il dispose de toute évidence d'informations précises sur le plénum d'avril. Le 22 juillet, il écrit en postface à sa lettre au VIe congrès de l'Internationale communiste une note sur « le plénum de juillet et le danger de droite »[542]: il estime que Rykov vient de déployer le drapeau de la « droite » et qu'il ouvre la voie aux forces de classe ennemies, la nouvelle bourgeoisie des « nepmen » et des « koulaks ».

Le 12 septembre, dans une lettre adressée à l'un de ses anciens collaborateurs, le « droitier » Iakov Chatounovsky, un ancien du train[543], il répond de fait aux propositions d'alliance, collaboration, voire bloc, qui émanent de Boukharine en vue d'un rassemblement contre Staline : il faut rendre ses droits au parti, réduire son budget de 5 %, réintégrer groupes et fractions exclus et leur donner la parole, introduire le vote secret. Sa réponse est nette :

« Sur la base de ces propositions, nous sommes prêts à négocier avec la droite, parce que la réalisation de ces pré-conditions élémentaires de principe du parti donnerait au noyau prolétarien la possibilité de demander des comptes non seulement aux droitiers, mais aussi aux centristes, à savoir les principaux soutien et protection de l'opportunisme dans le parti. »[544]

Le 21 octobre 1928, dans une lettre-circulaire, il informe ses camarades des entretiens qui se sont déroulés entre Boukharine et Kamenev le 11 juillet précédent puis retransmet l'information donnée par « Anton » sur la rencontre d'oppositionnels de Moscou avec Kamenev[545]. Saluant les positions positives de ce dernier, il en tire la conclusion qu'il faut cogner sur lui d'autant plus fort.

Les archives de Harvard permettent de mesurer l'étendue de sa documentation et la précision de ses informations, mais pas toujours de connaître sa réaction. Très bien informé sur le déroulement du congrès et la vie dans les couloirs du VIe congrès de l'Internationale communiste, il a par exemple reçu de Moscou un rapport détaillé sur les réactions de l'Italien Palmiro Togliatti et du Français Maurice Thorez à la lecture de sa « Critique du Projet de Programme » qui suscite en eux des réactions plutôt favorables[546]. Il remarque aussi l'intervention du délégué du P.C. indonésien, sous le nom d'Alfonso, et son contenu oppositionnel[547].

Nous étudierons dans un chapitre ultérieur les analyses de Trotsky sur la situation en U.R.S.S., ses discussions avec les autres déportés et le fonctionnement, par lettres se déplaçant à toute petite vitesse, de cette opposition qui s'intitule maintenant avec fierté « fraction bolchevik-léniniste ».

Mais, dans les premiers mois d'Alma-Ata, il a consacré beaucoup de temps et de soin, proportionnellement beaucoup plus, au texte intitulé « Critique du Projet de Programme de l'Internationale communiste », un texte capital et qui, par-dessus le marché, a été diffusé de façon discrète et limitée, mais réelle, aux délégués étrangers de ce congrès.

La « Critique du Projet de Programme », rédigée, indique Trotsky, en deux semaines, porte la date du 28 juin. Elle est dédiée à la mémoire de Nina, « morte à son poste à vingt-six ans ». Il commence par rappeler que le programme de l'Internationale doit être un programme de révolution internationale, partant de l'analyse des conditions et tendances de l'économie et de l'état politique du monde. C'est, rappelle-t-il, l'existence d'une économie mondiale qui fonde l'idée même de ce parti communiste mondial qu'est l'Internationale communiste.

Il considère à cet égard comme significatif le fait que le projet de programme n'ait pas suffisamment pris en compte le fait majeur de la conquête de l'hégémonie mondiale par les Etats-Unis, devenus ainsi à la fois le fer de lance de la contre-révolution et le gardien de l'ordre mondial, et un facteur important d'explosion :

« Une grande crise aux États-Unis sonnerait à nouveau le tocsin des guerres et des révolutions. [...] Les situations révolutionnaires ne manqueront pas. Leur issue dépend du parti international du prolétariat. »[548]

C'est de même au souci de justifier la théorie stalinienne du « socialisme dans un seul pays » qu'il attribue l'absence, dans le projet de programme, de toute référence au mot d'ordre des « Etats-Unis soviétiques d'Europe ». Citant abondamment des textes de Lénine – qu'il remet dans leur contexte – ainsi que de Staline et Boukharine avant 1924, il montre qu'ils s'inscrivent alors dans un programme et une tradition théorique réellement internationalistes, ceux du bolchevisme.

Depuis la découverte, par les deux derniers, en 1924, du « socialisme dans un seul pays », c'est un tournant méthodologique radical qu'ont opéré les dirigeants de l'I.C. : partant désormais du cadre national de la seule Union soviétique, ils opèrent d'une façon qui constitue un vrai retour en arrière, ce qu'il qualifie, non sans ironie, de « déviation social-démocrate ».

Soulignant l'étroite dépendance de l'U.R.S.S. à l'égard du marché mondial, Trotsky rappelle aussi que le caractère essentiel de l'impérialisme est la contradiction entre les forces productives et les frontières nationales. C'est cette réalité qui, selon lui, donne l'aspect à la fois utopique et réactionnaire du « socialisme dans un seul pays », lequel engendre d'ores et déjà ce qu'il appelle « des errements social-patriotiques ».

Dans la deuxième partie de son travail, il traite de « la stratégie et la tactique à l'époque impérialiste ». Il constate l'absolue insuffisance du projet de programme sur une question stratégique, celle de l'insurrection pour laquelle il ne propose que des lieux communs:

« Le caractère révolutionnaire de l'époque ne consiste pas en ce qu'elle permet de faire la révolution – c'est-à-dire de s'emparer du pouvoir – à chaque instant. Il est constitué par des oscillations brusques et amples [...], d'une situation directement révolutionnaire [...] à la victoire d'une contre-révolution fasciste ou semi-fasciste, de cette dernière à un régime provisoire du juste milieu. »[549]

L'une des conséquences de cet état de fait est que « toute variation brusque de la situation politique vers la gauche remet la décision entre les mains du Parti communiste » :

« S'il laisse échapper le moment critique où la situation change, elle se transforme en son contraire. Dans de telles conditions, le rôle de la direction prend une exceptionnelle importance. »[550]

Aussi Trotsky pense-t-il qu'en réalité la cause fondamentale de ce qu'on appelle « la stabilisation » est politique : il s'agit de la contradiction entre l'ébranlement du monde capitaliste et « la faiblesse, l'impréparation, l'irrésolution des partis communistes »[551], ainsi que les erreurs de leurs directions. On peut prévoir de nouvelles situations révolutionnaires dont le développement dépend totalement des P.C. Montrant le rôle de la personnalité de Lénine en 1917, il conclut qu'en Hongrie, en Italie, en Allemagne comme en Autriche et en Chine, c'est le facteur subjectif, « un parti révolutionnaire de masse », qui a manqué, « ou bien que ce parti n'a pas de direction perspicace et courageuse »[552].

Il entreprend alors un bilan de ce qu'il appelle le processus révolutionnaire depuis 1917. Il écrit qu'au cours de la première période, de 1917 à 1921, le mouvement révolutionnaire des masses était suffisant pour renverser la bourgeoisie. Mais la social-démocratie a volé au secours de cette dernière et les partis communistes n'ont pas réussi à grandir suffisamment avant le reflux de la vague révolutionnaire.

Le tournant est constitué par l'action de mars 1921 où le K.P.D. tente de lancer l'offensive alors que les masses sont en plein recul. Le IIIe congrès de l'Internationale communiste, constatant l'insuffisance des P.C., lance le mot d'ordre de la conquête des masses, préalable à la lutte pour le pouvoir. Trotsky souligne la différence entre cette conception – qui était celle de Lénine – et celle de Boukharine, cette « théorie de l'offensive » qu'il appelle « théorie de la révolution en permanence », sans retraites ni compromis. Il rappelle aussi qu'à l'époque de son conflit avec Boukharine sur cette question, en 1921, Lénine n'avait pas hésité à constituer une fraction qu'il appelait « la droite ».

Ce sont les événements d'Allemagne en 1923 qui ouvrent la troisième période. La direction communiste n'a pas perçu à temps le changement de situation provoqué par l'occupation de la Ruhr et ne s'est pas adaptée à ce « tournant brusque ». Pour Trotsky, l'échec de la révolution allemande en 1923 est « un exemple classique de situation révolutionnaire manquée » : les masses, du fait du retard des communistes à tourner et de leur manque de conviction, ne sont pas allées au combat. Ainsi se sont manifestés avec éclat les deux dangers qui guettent, selon lui, un parti communiste devant la « prise du pouvoir » : en 1921, le parti allemand a en quelque sorte « devancé » le développement de la révolution et, en 1923, il a retardé sur lui. Mais un autre phénomène s'est manifesté en 1923, une sorte de loi générale, comme semble l'exprimer sa récurrence : la direction révolutionnaire a connu une crise grave à la veille du passage à l'insurrection.

La quatrième période commence à la fin de 1923. La direction de l'I.C. sous-estime l'importance de la défaite de 1923, qui est pour elle un « épisode ». Elle nie également toute « stabilisation » et même l'existence de « l'été de la Saint-Martin »[553] que connaît la social-démocratie. Le projet de programme ne comporte aucune appréciation ni des événements de 1923 ni du Ve congrès de l'I.C. Il ne souffle mot sur l'erreur qui a consisté à annoncer l'arrivée d'une « ère démocratico-pacifique »[554], puis, inversement, à identifier social-démocratie et fascisme. Au passage, il a rappelé la politique de l'Internationale paysanne, l'alliance avec des politiciens comme Radić et La Follette, le mot d'ordre de « partis ouvriers et paysans », la trop longue survie du « comité syndical anglo-russe ».

Bien qu'au cours des années précédentes la direction de l'Internationale ait souvent élevé la manœuvre à la hauteur d'un principe comme le démontre sa politique d'alliance avec le Guomindang, le projet de programme reste muet sur ce point[555]; il n'aborde pas non plus les problèmes de la guerre civile, de l'armement, et ne parvient jamais, sur bien des questions vitales, à dépasser les considérations abstraites.

On sait que, pour Trotsky, c'est seulement le fait que le régime du parti ne soit pas démocratique qui peut expliquer une ligne aussi fausse, résultat, en dernière analyse, de la pression des forces ennemies. Or, sur ce point, il relève l'apparition dans le projet d'une idée nouvelle. Jusqu'à présent, en effet, le centralisme démocratique donnait la règle, la façon dont on devait, dans le parti, discuter, critiquer, élire, destituer, diriger. Or il est désormais justifié, comme s'il était un régime en soi, par ce que le projet de programme appelle « l'ordre révolutionnaire le plus strict »[556]. Traitant des « fractions et groupements », Trotsky assure : « La vie des idées dans le parti ne saurait se concevoir sans groupements provisoires sur le terrain idéologique. »[557]

Tout en justifiant par les circonstances de l'époque la décision du Xe congrès, en mars 1921, d'interdire fractions et groupements, il s'élève contre son interprétation et son application en tant que principe absolu :

« La tâche n'est pas d'interdire les fractions mais bien de faire en sorte qu'elles n'existent plus. Pourtant, l'esprit de fraction n'a jamais encore autant ravagé le parti, autant morcelé son unité, que depuis que Lénine a quitté la barre. »[558]

Après avoir rappelé que le Parti bolchevique a vécu et grandi, pendant deux décennies, sous un régime où les fractions étaient autorisées et existaient, y compris à l'époque d'Octobre, il voit dans l'existence d'une fraction dirigeante, celle de l'appareil, le caractère essentiel du parti depuis la mort de Lénine :

« Ordre fermé sur lui-même et incontrôlable, disposant des ressources exceptionnelles de l'appareil, non seulement du parti, mais aussi de l'Etat, transformant un parti de masse en instrument de camouflage et faisant de celui-ci un outil subalterne, utilisé dans des manœuvres d'intrigants. [...] C'est ainsi que se développe l'usurpation du pouvoir vers l'appareil, laquelle constitue le plus terrible des dangers aussi bien pour le parti que pour la dictature du prolétariat. »[559]

Le résultat est le foisonnement des fractions et l'émiettement de la fraction dominante. Cet état de choses n'est pas limité à l'U.R.S.S. et a été étendu à toutes les sections de l'I.C. à travers ce qu'on a appelé la « bolchevisation ». La sélection des dirigeants des P.C. s'effectue désormais en fonction de leur servilité à l'égard des dirigeants de la fraction au pouvoir en U.R.S.S. Trotsky conclut sur ce point capital :

« Il faut chasser impitoyablement du programme l'idée même que les partis vivants et actifs puissent être subordonnés au contrôle de "l'ordre révolutionnaire" d'une bureaucratie inamovible du parti et de l'Etat. Il faut rendre ses droits au parti lui-même. Il faut que le parti redevienne un parti. »[560]

La dernière partie de la « Critique du Projet de Programme » est consacrée aux enseignements de la révolution chinoise, une mise au point dont Trotsky éprouve d'autant plus la nécessité que la pression des amis de Zinoviev l'avait empêché, en 1927, de s'exprimer totalement à ce sujet.

Il explique qu'au moment où la lutte de millions d'opprimés chinois mettait à l'ordre du jour la lutte pour la dictature du prolétariat, la direction de l'Internationale lui a oppose le mot d'ordre de « dictature démocratique des ouvriers et des paysans ». Or l'histoire récente vient de montrer qu'en Chine il n'y a pas d'autre « dictature démocratique » possible que celle qu'exerce... le Guomindang. Trotsky voit une condamnation de cette ligne dans le développement concret de l'insurrection de Canton en décembre 1927. Déclenchée de façon bureaucratique, aventuriste dans ses perspectives, elle a pourtant ouvert une perspective révolutionnaire dans la mesure où elle cherchait à mobiliser : et elle a précisément réalisé la mise hors-la-loi du Guomindang, entamé la lutte contre la bourgeoisie et le koulak chinois :

« La troisième révolution chinoise, malgré le grand retard de la Chine ou plutôt à cause de ce retard par rapport à la Russie, ne verra pas de période "démocratique" [...] et sera forcée dès le début d'opérer le grand bouleversement et la suppression de la propriété privée dans les villes et dans les campagnes. »[561]

Ainsi, sans toutefois prononcer le mot lui-même, Trotsky s'est-il décidé à appliquer à la révolution chinoise la théorie de la révolution permanente.

En dernière analyse, Trotsky était arrivé, avec l'aide de Lev Sedov, à secouer les chaînes dont Staline croyait l'avoir chargé. L'impact dont bénéficia la « Critique du Projet de Programme » permet de mieux en rendre compte, et notamment les réactions à sa lecture de l'Américain Cannon et du Canadien Spector, délégués au VIe congrès de l'Internationale communiste.

Les deux hommes appartiennent au noyau communiste des « Workers Parties » qui sont officiellement les sections de l'I.C. au Canada et aux Etats-Unis. Spector est un des pionniers du mouvement communiste au Canada, et ce jeune homme est alors destiné à l'exécutif de l'I.C.[562]. James P. Cannon, vétéran socialiste, ancien des I.W.W., est, avec William Z. Foster, l'un des dirigeants d'une des fractions du parti américain, responsable de son organisation de défense, l'International Labor Defense. Les deux hommes sont liés, et ils ont lu ensemble la « Critique ». Les idées développées par Trotsky dans ce texte constituent la réponse à leurs doutes, leurs interrogations, leur réflexion. Ils décident donc de le sortir d'Union soviétique pour le ramener aux Etats-Unis. Tous les exemplaires sont numérotés et doivent être restitués. Qu'à cela ne tienne, ils enivrent le délégué australien et lui dérobent son exemplaire : c'est celui qu'ils emporteront dans leurs bagages après avoir rendu le leur aux organisateurs du congrès[563].

Le 18 novembre 1928, Cannon et les communistes américains gagnés par Spector et lui, dans l'intervalle, publient le premier numéro de l'organe de l'Opposition de gauche en Amérique du Nord, The Militant. C'est le point de départ de l'Opposition de gauche aux Etats-Unis et dans bien d'autres pays.

La voix d'Alma-Ata a réussi à se faire entendre à l'autre bout du monde : Trotsky n'est décidément pas bâillonné.

XXXV. La fraction des bolcheviks-léninistes[modifier le wikicode]

Au lendemain de leur exclusion du parti, les partisans de Trotsky dans l'Opposition unifiée qui vient d'éclater, ne cachent pas que, quoi qu'il leur arrive, ils se considèrent toujours comme membres du parti et qu'ils se sont organisés clandestinement, par la force des choses, en fraction des bolcheviks-léninistes.[564]

Dans leurs rangs, on peut distinguer trois secteurs, bien que communiquant, à sens unique et à leur corps défendant, il est vrai. Il y a d'abord ceux que L.S. Sosnovsky a baptisés « les nouveaux colons de la troisième génération » : ce sont les exilés, ou encore déportés, qu'on trouve dans une centaine de « colonies » dispersées à travers la Sibérie et l'Asie centrale, centres urbains, voire villages, où ils sont tenus à résidence. Et il y a ceux de « l'autre côté », ou encore « de l'extérieur », comme disent les exilés, ceux qui sont restés, hommes et femmes pas encore arrêtés, « libres », militant désormais dans la clandestinité. Enfin il y a ceux qu'on a envoyés en prison, soit après condamnation, soit pour instruction de leur procès, les bolcheviks-léninistes de ces prisons qu'on appelle « isolateurs » et qui recrutent en permanence dans les deux premières catégories.

Nous savons peu de choses sur les prisons en 1928, sur le sort qu'y connaissent les oppositionnels arrêtés. Tout un groupe de militants, dont S.V. Mratchkovsky[565], Ia A. Kievlenko[566] et d'autres, ont été accusés de « complot militaire » et emprisonnés pendant presque deux mois ; ils se plaignent surtout du surpeuplement des cellules. Ils ont été relâchés faute d'aveux, de témoins à charge, de preuves. Ils sont immédiatement déportés. Plusieurs militaires ont également été arrêtés, accusés d'avoir médité un attentat contre le poète officiel Demian Bedny. Ce sont Arkadi Helier, Boulatov, Lado Enoukidzé – neveu d'Avelii, secrétaire de l'exécutif des soviets[567]. Ils sont finalement relâchés et déportés comme les autres. Ceux qui sont en prison sont concentrés dans les isolateurs[Note du Trad 10], à Verkhné-Ouralsk, Tchéliabinsk, Tobolsk, y sont mêlés aux prisonniers de droit commun, soumis à de dures conditions.

Nous connaissons bien mieux l'organisation clandestine, celle des gens « de l'extérieur » comme disent les déportés. Les rapports fournis à Trotsky, les bulletins clandestins conservés dans ses archives, les informations données par les autorités après certains coups de filet[568], nous permettent d'en de reconstituer de grandes lignes.

Il y a d'abord Moscou, où se trouve le « centre », apparemment très actif, qui publie plusieurs numéros d'un bulletin substantiel, des tracts, des déclarations et des proclamations. C'est lui qui réussit à maintenir, pendant la plus grande partie de l'année 1928, le contact avec Trotsky et avec Alma-Ata. Son responsable signe ses rapports « Otets » (le papa) ou encore « Staritchok » (Le petit Vieux) : c'est le vieux-bolchevik Boris Mikhailovitch Eltsine, père de Victor Borissovitch, un homme usé par la vie, probablement atteint de tuberculose osseuse, ce qui lui a valu d'être initialement épargné par les arrestations.

Parmi ses collaborateurs, nous avons quelques noms, parfois la silhouette d'hommes peu ou pas connus : M.S. Blumenfeld, un ancien membre de la direction des Jeunesses communistes, Sokrat Gevorkian, jeune chargé de cours d'économie à l'Université de Moscou, sont des hommes de la génération de 1917. Un peu plus âgés, Khanaan Markovitch Pevzner, un ancien tchékiste, grand mutilé de la guerre civile, qui a reçu la responsabilité de la direction des publications, Grigori Iakovlévitch Iakovine, historien de l'Allemagne, militant de Leningrad. Ce dernier nous est connu par deux témoignages, celui de Victor Serge[569] et celui de Rosa Léviné-Meyer[570]. D'autres ne sont que des noms qu'on rencontre dans les papiers d'archives, souvent des militants dont le rôle est important, comme V. Ianoutchevsky ou B. Volotnikov ; dont nous ne savons rien de plus.

Il existe d'autres « centres », dans d'autres villes, ainsi qu'on peut s'en rendre compte par les arrestations annoncées ou la provenance des informations en circulation. C'est le cas à Moscou, Leningrad, Kiev et Kharkov, Bakou et Tiflis, à Odessa, Dniepropetrovsk, Nikolaiev, Saratov, Ivanovo-Voznessensk, Krasnoiarsk, Ekaterinoslav, Krementchug, Rostov, Toula, Kostroma, Briansk, Nijni-Novgorod, Tver, Zaporoje, etc.

Ainsi disposons-nous d'informations relativement abondantes sur l'activité de l'opposition de gauche. Ses militants ont animé des actions et en ont rendu compte : leur trace a été conservée dans les archives de Harvard et Hoover.

Il y a mobilisation ouvrière, par exemple, en juin 1928, à Krementchug, dans les ateliers de construction de wagons, contre une réforme du système des salaires. Les travailleurs des ateliers de réparation des tramways de Dniepropetrovsk menacent de se mettre en grève à la suite de la décision de supprimer pour eux une gratuité des transports acquise depuis... 1905.

Beaucoup de ces éléments concernent des votes ou des prises de position hostiles à la direction du parti dans des organismes ouvriers : a l'usine Vek, de Kharkov, à Spartak, de Kazan, dans une usine de Kiev[571], des ouvriers réunis en assemblée générale qualifient d'« opportunistes » les décisions du plénum de juillet. Nombre de discussions se déroulent aussi autour de la campagne sur « l'autocritique », où l'on évoque parfois ceux qui ont formulé des critiques et ont été déportés et où l'on prévoit le sort des nouveaux critiques[572]. Dans le cours d'une assemblée des ouvrières du textile d'Ivanovo-Voznessensk, une ouvrière cite l'exemple de sa propre fille, licenciée pour avoir formulé des critiques. Début septembre, il y a une grève à l'usine Kolomensky, puis à l'usine textile Khalturinskaia, de 5 000 ouvriers[573]. On revendique ici ou là de véritables élections, une hausse des salaires.

A partir de juillet 1928, les oppositionnels commencent à s'exprimer librement dans des assemblées ouvertes. Ils demandent la fin de la répression, obtenant parfois un nombre de voix significatif : à la fin de juillet, à l'usine Ilyitch du quartier de Zamoskroretchie, à Moscou, 19 voix pour la réintégration des exclus contre 270[574]. A la fabrique Krasnaia Oborona, l'oppositionnel Nefel obtient 72 voix – sur 256 votants – pour une résolution qualifiant d'« anti-ouvrière » la politique du soviet de Moscou[575]. A la suite de leurs interventions, des oppositionnels sont élus dans des commissions, des postes syndicaux, au comité d'usine, à Pervy Mai, fabrique de thé, à Tilmensi, à la tannerie de Bogorodsk[576].

L'Opposition rédige aussi des bulletins d'information de plusieurs pages – on en trouve trois à Harvard – ainsi que des tracts, diffusés pendant une coupure du courant, ou affichés, parfois diffusés par les soins de sympathisants. Certains tracts répondent ponctuellement à des mesures de répression : le 20 octobre à Kiev, pour protester contre des arrestations, à la même époque, à l'usine de Moscou Aviakhim, pour protester contre le licenciement de Gr. M. Novikov, oppositionnel connu, ancien organisateur des partisans contre Koltchak[577]. A l'occasion du onzième anniversaire de la révolution d'Octobre, c'est un tract de 10 000 exemplaires que sort l'Opposition de gauche à Moscou[578].

Pour l'année, nous avons l'exemple d'au moins deux actions organisées contre la répression. A Tiflis, le 3 mai, lors de l'arrestation des dirigeants oppositionnels en Géorgie et de leur envoi en déportation[579], à Kiev le 27 octobre après l'arrestation de plusieurs oppositionnels connus dans leurs usines[580].

Les rapports adressés à Trotsky et Sedov donnent le sentiment que l'Opposition de gauche progresse dans le pays, notamment parmi les ouvriers ; en outre, on trouve de plus en plus de mentions, dans la correspondance, de militants qui ont pris leurs distances en 1927 et qui redeviennent actifs. Des éléments nouveaux rejoignent aussi l'Opposition.

Dans ces conditions, la répression frappe dur et à coups répétés. Les Géorgiens ont été arrêtés plus tard que leurs camarades de Russie ou d'Ukraine. Quelques jours après, une lettre d'un des plus brillants produits de la jeune génération des « professeurs rouges », B.S. Lifshitz, relate le déroulement de ce qu'il appelle non sans volonté d'humour, « la Saint-Barthélemy » : 150 arrestations rien qu'à Moscou[581]. Un bulletin de Moscou portant la date du 22 novembre 1928 donne un bilan d'arrestations récentes. Il y aurait eu, entre fin octobre et début novembre, plus de 300 arrestations connues : 80 oppositionnels ont été arrêtés à Leningrad, 51 à Kharkov, 47 à Kiev parmi lesquels plusieurs vieux-bolcheviks et un vrai leader ouvrier, Korfman, 28 à Odessa, 16 à Tiflis, 15 à Saratov[582]. Parmi les 150 arrestations opérées à Moscou, on relève des noms familiers au lecteur des archives Trotsky : B. Volotnikov, G. Ia. Iakovine, et un « Eltsine » qui pourrait être le vieux Boris Mikhailovitch[583]. La relève est assurée puisque le « centre » continue, comme l'atteste la publication de ce bulletin, précisément.

Combien d'oppositionnels arrêtés, déportés ou incarcérés ? Trotsky et les siens, en recoupant chiffres officiels et informations privées, arrivent à un total de 8 000 pour la seule année 1928 : il semble que le secteur clandestin de l'Opposition n'ait cessé de grossir par afflux de nouvelles recrues, mais qu'il ait tout de même perdu éléments anciens et nouveaux sous les coups de la répression. Le rapport entre oppositionnels déportés et arrêtés s'est révélé également instable, nombre de déportés ayant été arrêtés.

Ce sont les cadres de l'Opposition, entre 1 000 et 2 000 militants considérés comme « irréductibles » qui, au lendemain de la capitulation de Zinoviev et Kamenev, ont été déportés, c'est-à-dire assignés à résidence dans une localité éloignée, à partir de janvier 1928. Ils ne sont pas tous là cependant. Comme les zinoviévistes, quelques-uns ont échappé à la déportation par une capitulation précipitée, généralement prévisible, mais qui produit de l'effet lorsqu'il s'agit de personnalités connues. C'est le cas de Piatakov, que l'on savait depuis longtemps démoralisé, mais dont les aveux frappent ; c'est aussi le cas d'Antonov-Ovseenko et de N.V. Krestinsky[584]. Un groupe assez important d'anciens zinoviévistes, originaires des Jeunesses, qui n'ont pas suivi leurs dirigeants en décembre 1927, est compris dans la première vague d'arrestations et de déportations : on les appelle les « sans-chefs ». Leurs chefs de file sont pourtant G.L Safarov et le Yougoslave Voya Vuyović – ancien militant actif des J.C. en France. Le groupe fait une déclaration publique en avril 1928[585], ce qui assure, non sans mal d'ailleurs, le retour d'exil de ses membres.

Tous les autres militants tant soit peu connus de l'Opposition font partie des exclus déportés au début de 1928, avec seulement quelques exceptions : Victor Serge, Andrés Nin, Aleksandra Lvovna Sokolovskaia, B.M. Eltsine. Khristian Rakovsky est à Astrakhan, où les lettres de Moscou parviennent en six jours et les journaux en trois. Sérébriakov est à Semipalatinsk, Smilga à Kolpatchevo, Préobrajensky à Ouralsk, Radek à Tobolsk, Mouralov à Tara, Sosnovsky à Barnaoul, I.N. Smirnov à Novo-Bajazet, Beloborodov à Oust-Koulom, Mratchkovsky à Voronej. Rares sont ceux qui sont à proximité d'une ligne de chemin de fer. On a choisi de les mettre à l'écart. Les petites villes et les villages où les oppositionnels sont autoritairement installés ne leur laissent pas souvent la possibilité de bénéficier d'un confort élémentaire ou des bienfaits de la culture. Pour les autres, les obscurs et les sans-grade ou du moins les sous-officiers, on dénombre une centaine de lieux de résidence. Au total, on dénombre, d'après les papiers de Harvard, selon le décompte d'I. Longuet, 108 « colonies », c'est-à-dire 108 groupes locaux de déportés se réclamant de l'Opposition. Les jeunes collaborateurs de Trotsky ont droit eux aussi à la déportation : Sermouks et V.B. Eltsine sont à Oust-Vym, Poznansky à Kotlas, N.V. Netchaiev à Kolpatchevo.

Dans un premier temps, on voit s'établir une sorte de correspondance politico-personnelle en direction et en provenance d'Alma-Ata. Trotsky signale le 28 février 1928 que, de tous les déportés qu'il a joints par télégramme, seul Sérébriakov ne lui a pas encore répondu : en fait, il s'est contenté d'écrire[586], et ne va pas tarder à capituler. Dans un second temps, l'organisation s'est nettement perfectionnée. Les colonies de Russie d'Europe sont organisées autour de Rakovsky, celles du Nord autour de Mratchkovsky ; celles de Sibérie et d'Asie soviétique autour de Sosnovsky. Les « centres » intermédiaires redistribuent les documents qui leur parviennent d'Alma-Ata en distribuant eux-mêmes ceux qui leur paraissent intéressants.

Le matériel politique qui circule ainsi comprend naturellement les « lettres aux amis », véritables lettres-circulaires de Trotsky ou de responsables comme Rakovsky, Sosnovsky ou autres, et une foule de documents émanant d'individualités ou de groupes d'oppositionnels. Il semble que le même système ait été appliqué dans le domaine des informations, opération capitale, dans laquelle nous découvrons des hommes nouveaux, amis de Sedov, comme Ia. A. Kievlenko à Kainsk, Boris N. Viaznikovtsev à Tiumen, Vsévolod Patriarkha, à lénisséisk, F.S. Radzévitch, déporté à Termez, ou encore le jeune Bulgare Vassil Sidorov, fils d'un vétéran social-démocrate « tesnjak », qui anima la colonie de Roubtsovsk.

Les déportés sont autorisés à travailler s'ils en trouvent la possibilité. La majorité n'y parvient pas. C'est le cas seulement de quelques privilégiés, servis par leurs talents propres, leur nom ou la chance. Le métallo leningradien Chtykhgold construit des maisons en briques. L'élève-ingénieur Viaznikovtsev enseigne les mathématiques. Son camarade d'études Kantorovitch est dans l'administration des kolkhozes. Rakovsky, comme Trotsky, a des contrats avec le Gosizdat. Enfin les plus connus, Rakovsky, Préobrajensky, I.N. Smirnov, Mouralov, sont employés par les organismes du Plan. Ceux-là sont dans une situation matérielle correcte. La majorité vit très difficilement, l'allocation de 30 roubles par mois, que leur verse le G.P.U., suffisant à peine.

L'activité « littéraire » comme disent les Russes, est importante. Nombre de déportés écrivent non pas pour passer le temps, mais parce qu'ils ont enfin la possibilité de le faire. Il y a par exemple en circulation une « Critique du projet de programme de l'I.C. », très appréciée de Trotsky, rédigée par Dmitri Lapine, dont nous ne savons rien. Nous savons que Sosnovsky a écrit une Politique agraire du centrisme, Smilga un livre sur Les Conquêtes du prolétariat en l'an Xl de la Révolution, Préobrajensky une Sociologie du monde capitaliste. Nous sommes informés de nombreux travaux et projets : Dingelstedt, qui a fait une thèse sur la question agraire aux Indes, travaille maintenant sur les structures sociales de ce pays ; Radek s'est lancé dans une grande biographie de Lénine ; Smilga travaille sur les théories de Boukharine et de son « école » ; Préobrajensky fait des recherches sur l'économie médiévale, V.B. Eltsine sur la Révolution française ; Vilensky-Sibiriakov revient à la Chine et Boris S. Livshitz étudie les cycles de l'économie capitaliste.

Il semble que Rakovsky ait été l'un de ceux qui aient le plus travaillé dans les débuts de son exil. Khristian Georgévitch a été embauché à Astrakhan par l'administration du Plan à la commission régionale, comme « spécialiste-économiste » à 180 roubles. Son écrit le plus célèbre de cette période est sa lettre à Valentinov du début d'août 1928, que Trotsky fit diffuser à toutes les « colonies » et qui sera plus tard connue sous le titre Les Dangers professionnels du pouvoir. Il y montre la corruption de la fraction de la classe ouvrière qui a donné naissance à la bureaucratie et à l'appareil du parti, la formation d'une couche privilégiée appuyée sur la détention du pouvoir qu'elle a usurpé en profitant de la passivité et d'une certaine indifférence des masses. Il souligne au passage le rôle décisif du « régime du parti », l'un des principaux enjeux dans la lutte contre la dégénérescence.

Mais, de façon générale, Rakovsky travaille beaucoup à Astrakhan, où il contracte aussi la malaria. Il y mène de front la rédaction d'une biographie de Saint-Simon, un examen des origines du socialisme utopique, une Histoire de la guerre civile en Ukraine, des travaux commandés pour des éditions soviétiques, et des mémoires qui, selon ce qu'il écrit à Trotsky, comportent des souvenirs sur les principales personnalités et les congrès de la IIe Internationale. Ces travaux ont été menés à bien, saisis par le G.P.U., et aucune information les concernant n'a été donnée en février 1988 quant à leur existence au moment où était officiellement annoncée la réhabilitation de Rakovsky.

Ce tableau trop rapide ne laisse pas d'être impressionnant. Ces hommes de générations diverses n'ont pas souvent, au cours de leur vie, trouvé assez de temps pour jeter quelques idées sur le papier. Certains d'entre eux, au contraire, ont vécu de leur plume. Mais ni les uns ni les autres n'ont cessé d'être mus par des idées et c'est sans doute ce qui leur inspire confiance dans leurs propres forces.

Maria Mikhailovna Joffé a peut-être raison quand elle écrit de Moscou à Alma-Ata : « Qui ne fait pas carrière boit de la vodka. [...] Seuls les oppositionnels continuent à penser vraiment. »[587] En déportation, en tout cas, ils pensent et ils écrivent et cette discussion se déroule sous nos yeux à travers les documents le plus souvent manuscrits qu'ils échangent.

C'est une lettre de Nadejda Ostrovskaia, partie de Voronej qui, la première, annonce à Alma-Ata la nouvelle que Préobrajensky considère que la direction du parti vient d'opérer « un tournant à gauche »[588]. C'est la première information sur la naissance de la tendance de ceux qu'on appellera dans un premier temps les « conciliateurs », Préobrajensky et Ichtchenko, renforcés au bout de quelque temps par Radek.

Son premier texte, en mars, est, à vrai dire, assez prudent. Les « mesures d'urgence » sont la réplique à l'offensive des paysans riches et la traduction en Russie de l'aggravation de la lutte des classes en Europe. Le « cours gauche » peut avorter rapidement, ce qui est peu vraisemblable, car il faudrait alors aller bien plus à droite que ce dont rêvent des droitiers partisans d'une néo-Nep. Le plus vraisemblable est donc, selon lui, le « retour à une politique agraire léniniste » qui prendrait appui sur « une montée des paysans pauvres et moyens contre les éléments capitalistes ».

Dans cette deuxième éventualité, il faudrait, selon lui, que « l'Opposition de gauche, collectivement, aille au-devant de la majorité du parti, indépendamment des stupidités et des bassesses qu'elle endure ». Il propose la rédaction d'un texte dans lequel l'Opposition de gauche, enregistrant les aspects positifs de la nouvelle politique, proposerait à la direction son soutien pour la mener à bien sans demander « la réintégration des bolcheviks-léninistes ni mentionner la répression ». Pour la mise au point de cette déclaration, l'Opposition de gauche devrait demander à la direction l'autorisation de tenir une conférence lui permettant de se concerter. Préobrajensky suggère que Trotsky et Rakovsky se chargent de cette demande. Préobrajensky insiste sur la nature de la politique dans laquelle Staline s'est engagé : le « tournant à gauche », assure-t-il, reflète comme un « miroir déformant » les positions défendues par l'Opposition de gauche[589].

Même son de cloche chez Ichtchenko, qui assure que « la lutte à la campagne » a commencé avec « l'apparition d'un tournant à gauche ». L'issue de la bataille sera décidée pour lui par la place occupée par l'Opposition au moment décisif. Il assure :

« Une telle situation nous offre la possibilité de prendre un cours plus concret pour réintégrer le parti et ne pas reporter cette réintégration dans un délai indéfini. Un maintien prolongé de l'Opposition hors du parti serait très dangereux pour la dictature du prolétariat. »[590]

La discussion est ainsi immédiatement ouverte. Certaines répliques sont très vives. F.N. Dingelstedt écrit :

« Les mesures sont provoquées par la menace de famine et de crise économique. [...] La montée du chômage, le ralentissement de l'industrialisation continuent : où est-il, ce nouveau cours ? »[591]

Smilga, dès le 4 avril, est presque aussi cinglant :

« Le zigzag actuel ne peut être considéré comme un cours gauche conséquent. La terreur que la direction fait peser sur l'Opposition de gauche ne peut apporter de résultat sérieux pour le redressement de la ligne du parti. »[592]

Sosnovsky est sur la même ligne dure, rejetant catégoriquement l'idée même d'un tournant.

Mais une tendance nouvelle se dégage, intermédiaire entre les deux premières. Rakovsky, par exemple, accepte parfaitement l'analyse faite par Préobrajensky des deux variantes possibles. Elle signifie pour lui que l'Opposition doit « s'appuyer sur le zigzag à gauche et sur l'activité des travailleurs pour transformer ce zigzag en véritable politique à gauche ». Mais on ne saurait y parvenir par une alliance avec la direction, mais seulement « par un travail avec la base ». Critiquant les propositions pratiques de Préobrajensky, Khristian Georgévitch rétorque qu'une « réintégration aujourd'hui ne peut se produire qu'au prix d'une capitulation » : la nécessaire déclaration doit être adressée aux travailleurs et non aux dirigeants[593].

C'est une position un peu analogue que défend Valentinov. Pour lui, on prépare à Moscou « le dernier acte de Thermidor », et les propositions pratiques de Préobrajensky conduisent à la capitulation : pourtant l'Opposition de gauche pourrait « soutenir les auteurs des mesures d'urgence s'ils se tournaient vers les masses et coupaient ouvertement avec la droite du parti »[594].

Le 30 avril cependant, V.O. Kasparova se fait la porte-parole de ceux des déportés, encore passablement nombreux, semble-t-il, qui « ont de la peine à analyser la situation » et ne savent pas très bien où ils en sont[595].

C'est après avoir laissé se développer une discussion dont les témoignages et comptes rendus, notamment par Valentinov et Sosnovsky, donnent le même tableau pour différentes régions, que Trotsky se décide à formuler une position qui, tout en s'opposant aux démarches préconisées par Préobrajensky et Ichtchenko, ne coupe pas les ponts. Sa lettre du 9 mai donne le cap.

Pour lui, les mesures contre les koulaks constituent un pas, « inconséquent, contradictoire, mais tout de même incontestable » dans la direction de la politique de l'Opposition, donc la bonne voie. Il affirme :

« Il faut le dire clairement et nettement. Mais, en premier lieu, ne pas exagérer la portée de ce pas – à l'expérience, il faut être plus prudent sur les tournants –, sans avances superflues, expliquer succinctement les raisons, la mécanique et l'idéologie du tournant. »[596]

A la question de l'origine du « tournant » – il accepte le terme –, il y a une nécessité objective. Qui l'a créée ? Il répond :

« Il va de soi que c'est nous, en tant qu'unique expression consciente d'un processus inconscient. S'il n'y avait pas eu notre présence, les difficultés économiques actuelles auraient conduit à un gigantesque succès des partisans d'Oustrialov. »[597]

D'accord avec l'analyse de classe, l'appréciation théorique donnée par Préobrajensky de la nouvelle politique, il met en garde toutefois contre la tendance à penser que la question du koulak pourrait se régler sur le seul terrain de la campagne alors qu'elle le sera sur celui de l'industrialisation, de la direction correcte de l'Internationale, de la formation des cadres. Quant à l'attitude pratique, il dit nettement d'abord :

« Sommes-nous prêts à soutenir le mouvement actuel ? Absolument. De toutes nos forces et par tous les moyens. Considérons-nous que ce mouvement augmente les chances d'assainissement du parti, sans heurts trop grands ? Oui, nous le pensons. Sommes-nous prêts à coopérer précisément dans cette voie ? Entièrement et sans réserve. »[598]

C'est aussi ce qu'il propose de dire, sur un ton très calme, dans la déclaration qu'il faut envoyer au congrès de l'Internationale communiste et où l'Opposition doit, selon lui, exiger une réintégration dont toute la situation confirme qu'elle est plus que légitime[599]. Trotsky a-t-il convaincu ? On peut en douter. A la fin de mai, Préobrajensky écrit :

« Nous avons basé notre tactique en 1927 sur la pire variante, nous avons misé sur le pessimisme. Nous devons maintenant en avoir une autre, nous devons nous risquer du côté de l'optimisme. Si Thermidor ne s'est pas réalisé, il faut s'en réjouir et aller vers un rapprochement avec le parti. Sinon nous nous transformerons en petite secte de " léninistes véritables"… »[600]

Quelques jours plus tard, il précise qu'il est totalement erroné d'affirmer, comme l'a fait Trotsky, que c'est l'action de l'Opposition qui a provoqué le tournant, alors que, de toute évidence, il est le résultat, l'initiative des « koulaks ». Il dévoile le fond de son orientation en affirmant :

« La capacité de la majorité de la direction à chercher une issue pour un retour à une politique léniniste a été démontrée dans les faits par sa lutte contre les koulaks. »[601]

V.B. Eltsine, à l'opposé, dresse contre Préobrajensky et les conciliateurs un réquisitoire qui montre qu'il ne partage pas les soucis diplomatiques ou pédagogiques de Trotsky à l'égard de ce dernier et de ceux qui pensent comme lui. Déjà, le 16 mai, il écrivait à Trotsky que « le centrisme est deux fois plus dangereux quand il joue à une politique de gauche »[602]. Quelques jours après, dans une lettre circulaire, il s'en prend à ce qu'il considère de toute évidence comme les racines de la position de Préobrajensky.

Pour lui, il ne s'agit pas d'un conflit d'idées dans l'appareil et ses coulisses, mais de la lutte de classes. Les causes de la dégénérescence de l'appareil du Parti et de l'Etat, qui ont mené à la politique et à l'idéologie koulak, sont évidemment des causes sociales. Le glissement à droite n'a pas été le résultat d'une évolution dans les idées, mais d'un déplacement de la direction du parti prolétarien au pouvoir vers la petite bourgeoisie rurale et urbaine, de la pression du capitalisme international. Parlant des années 1926 et 1927, il écrit :

« Notre lutte était une tentative de la part de l'avant-garde du prolétariat de nous opposer à ce processus; et, dans cette lutte, nous nous sommes heurtés à l'inertie et à la passivité des masses ouvrières, lesquelles, à leur tour, étaient le résultat de facteurs d'ordre intérieur et international. »[603]

La plus lourde des erreurs serait de croire que le parti puisse être sauvé en dehors de l'initiative et du mouvement de la classe ouvrière elle-même. C'est pourquoi il faut s'opposer à tout ce qui – de toute évidence il vise la « conférence autorisée » préconisée par Préobrajensky – relève de la conciliation avec l'appareil, donc les forces de classe adverses et des combinaisons au sommet. Il faut soutenir les mesures de lutte contre les koulaks et en même temps critiquer sans ménagements et dénoncer la politique générale de ceux qui les prennent :

« Seule une montée puissante du mouvement ouvrier international et l'accroissement de l'activité et de la capacité de défense des ouvriers russes insufflera un vent nouveau dans la vie politique du prolétariat et du parti russe. »[604]

La définition par V.B. Eltsine de ce qu'il considère comme une politique juste à l'égard des « centristes » apparaît comme un peu plus « à gauche » que celle que donne Trotsky :

« Notre tâche est de combattre le danger de droite et de démasquer aujourd'hui le centrisme pour avoir demain derrière nous les masses ouvrières réveillées. »[605]

Les divergences paraissent se creuser sur un autre point, celui de la politique allemande. En mars, le congrès de fondation de l'organisation des « communistes de gauche » – les gens de l'Opposition unifiée en Allemagne – le Leninbund, ont décidé d'aller aux élections en présentant leurs propres candidats contre ceux du K.P.D. Un fort courant se dessinait dans leurs rangs, dès l'automne de 1927, pour cette tactique que Trotsky a critiquée dans une lettre adressée sans doute en janvier, à ce qu'on appelle « le groupe Fischer-Maslow ». Devant cette initiative, que Trotsky considère comme un pas vers un « deuxième parti », Radek propose d'envoyer à Die rote Fahne un télégramme se désolidarisant de cette candidature et propose à Trotsky de le cosigner, ce qu'il refuse[606]. Radek envoie alors seul son télégramme.

Son initiative est très mal reçue dans les rangs des oppositionnels en exil. Les déportés de Kainsk lui écrivent une lettre très sèche, lui rappelant qu'il s'agit, entre militants, de « prévenir les erreurs avant », alors que lui se contente de les « juger après coup ». Ils reprochent à sa prise de position de reposer sur une information insuffisante : tout en étant pour leur part hostiles à la lutte pour un « deuxième parti » et une « IVe Internationale », ils ne pensent pas que la candidature du Leninbund ait forcément ce sens. Ils demandent brutalement à Radek ce qu'il dirait si des oppositionnels allemands s'adressaient directement à Staline pour le désavouer lui. Ils soutiennent que son télégramme n'a fait que « démoraliser » les rangs de l'Opposition et, l'interrogeant sur la rumeur qui veut qu'il ait écrit à Zinoviev et Kamenev, lui assurent que ce serait là « une trahison »[607].

Le camp des « conciliateurs » compte donc une recrue de plus, et, cette fois, ils vont s'opposer à Trotsky dans la question de la déclaration de l'Opposition au VIe congrès de l'Internationale communiste. Après sa lettre-circulaire du 9 mai qui en pose les principes, c'est une nouvelle discussion qui commence entre les « colons ».

Préobrajensky, dans une lettre à Trotsky du 2 juin, insiste pour que soit opérée une distinction nette entre la situation générale mondiale du mouvement ouvrier et les résultats négatifs dus directement aux erreurs de l'I.C.: « Il vaut mieux critiquer moins mais mieux », écrit-il, paraphrasant Lénine. Il faut nommer le « tournant gauche » pour ce qu'il est, un pas en avant positif, mais constater en même temps que la direction a maintenu sa position sur la question de la démocratie interne et qu'elle est exactement sur les mêmes positions que lors de l'offensive koulak. Il ne veut toujours parler ni de « réintégration » ni de « démocratie » et propose de terminer ainsi la déclaration :

« Nous voulons faire la paix avec la majorité du parti sur la base du nouveau cours. Nous demandons au congrès de nous réintégrer dans le parti pour que nous y menions nos tâches loyalement, sans activité fractionnelle. »[608]

La réponse de Trotsky est une vigoureuse contre-attaque. Dans sa « lettre aux amis » du 24 juin, il s'en prend à l'idée de la conférence, lancée par Préobrajensky, qu'il juge ridicule. Il cite Sosnovsky et Rakovsky qui opposent tous les deux à Préobrajensky leur méthode, aborder les questions politiques du point de vue du régime du parti :

« C'est précisément maintenant l'unique critère juste et valable. Non parce que le régime du parti est la source indépendante de tous les autres phénomènes et processus [...]. Mais, dans la mesure où le parti est l'unique instrument au moyen duquel nous puissions agir sur les processus sociaux, pour nous, le critère du sérieux et de la profondeur du mouvement, c'est avant tout la réfraction de ce tournant dans le parti. »[609]

C'est à ce moment-là que Radek intervient pour la deuxième fois, de façon tout à fait indépendante, puisque, sous le prétexte que le temps manque, il envoie un projet à huit oppositionnels annonçant que, s'il ne peut y avoir discussion, il l'enverra sous son seul nom au congrès. C'est un geste de défiance qui va lui valoir beaucoup d'animosité dans les colonies[610].

Concernant la situation en U.R.S.S., le projet de déclaration de Radek semble moins diplomatique que celui de Préobrajensky. Il faut souligner, assure-t-il, que la crise de la collecte des grains a révélé le caractère de la politique officielle. Cependant le C.C. a, selon lui, « reconnu la réalité du danger koulak » et « appelé à le combattre », ce qui est important. Il propose d'organiser le prolétariat agraire, d'épurer le parti et l'appareil soviétique des éléments pro-koulaks, d'en changer la composition sociale, d'approfondir l'autocritique, de réintégrer l'Opposition. Sur le plan international, il souhaite une révision des positions anciennement défendues en Chine. Pour lui, les thèses passées de l'Opposition méconnaissent le rôle de la paysannerie dans les pays à « capitalisme naissant » comme l'Inde et la Chine. Le projet Radek assure – mais finalement ce passage ne sera pas retenu :

« Si l'Histoire nous démontre que certains dirigeants du parti avec lesquels, hier encore, nous croisions le fer, valent mieux que les idées qu'ils défendaient, personne n'en sera plus heureux que nous. »[611]

Au moment où il a connaissance de ce projet de Radek, Trotsky vient de terminer sa propre « déclaration » au VIe congrès et sa « lettre » qui se conclut par une phrase d'une inspiration très différente de celle du texte de Radek :

« Des fonctionnaires bien intentionnés voient la solution de la plus grande des tâches historiques dans la formule : " Nous devons changer de façon décisive. " Le parti doit répondre : " Ce n'est pas vous qui devez réaliser le changement, c'est vous qu'il faut radicalement changer et, dans la plupart des cas, relever de vos fonctions et remplacer ". »[612]

La différence est notable. Une consultation improvisée dans les colonies fait apparaître une centaine de voix pour le projet de Trotsky contre trois à celui de Radek. Bombardé de télégrammes et de lettres de reproches des colonies, Radek explique qu'il n'a envoyé son texte que parce que le courrier ne lui avait pas apporté le projet de Trotsky. Il retire son propre texte et signe celui de Trotsky.

Ainsi se ressoude temporairement le front de l'Opposition. Le déroulement du plénum de juillet a facilité considérablement la chose. Pour tous les observateurs et en particulier la presque totalité des protagonistes de la discussion, ce plénum constitue une victoire pour la droite et l'enterrement du « cours à gauche » ; Seul Ichtchenko continue d'œuvrer pour un rapprochement qui, dans le nouveau contexte, apparaît dès lors comme un pur et simple ralliement de sa part à la direction. Les éléments qui ont combattu les conciliateurs triomphent. Dingelstedt écrit :

« L'Opposition doit rejeter toute illusion d'une régénération de l'appareil du parti par un compromis avec la direction actuelle. »[613]

Une lettre de Viktor Borissovitch Eltsine montre qu'il reste des traces de cette rude bataille :

« La série des lettres, projets de déclaration, thèses et nouvelles thèses, de E[vgenii] A[leksandrovitch] [Préobrajensky] K[arl] B[ernhardovitch] [Radek] et I[var] T[enissovitch] [Smilga], etc. commence à dépasser les bornes. Notre patience a des limites historiques étroites. Nous avons "supporté" les premières thèses d'E.A., puis la lettre de K.B. (qu'il ne m'a pas envoyée), enfin nous avons supporté trop longtemps les thèses d'E,A., profondément opportunistes, qui n'ont rien à voir avec une politique marxiste. »[614]

C'est à peu près à la même époque que Radek rédige son travail intitulé « Développement et signification du mot d'ordre de la dictature du prolétariat »[615], dans lequel il s'efforce de démontrer que Trotsky interprète faussement comme un ralliement à sa théorie de la « révolution permanente » le passage de Lénine en 1917 du mot d'ordre de « dictature démocratique des ouvriers et des paysans » à celui de « dictature du prolétariat »[616]. C'est à ce long traité que Trotsky va commencer à répondre dans le texte finalement publié sous le titre La Révolution permanente. Mais, pour l'instant, il est avant tout préoccupé de renforcer l'unité de l'Opposition, sérieusement secouée par ces bourrasques.

Trotsky est très désireux en effet d'apaiser le conflit, d'autant qu'il a la certitude que le plénum de juillet, zigzag à droite, sera suivi de toute une série d'autres zigzags et accès de fièvre. Il est convaincu de la nécessité de conserver dans les rangs de l'Opposition Préobrajensky et, peut-être plus encore, Radek. Il ne désespère même pas de regagner Ichtchenko, même quand celui-ci se rend à Moscou, de toute évidence dans l'espoir d'un marché avec Iaroslavsky. Dans une lettre adressée à Smilga, Trotsky parle des « malentendus » qui les ont séparés et de la responsabilité de la poste dans la multiplicité des « déclarations » au VIe congrès[617].

Dans une lettre à V.D. Kasparova, il avoue avoir essuyé de vifs reproches de la part des jeunes, pour son attitude trop conciliante à l'égard de Préobrajensky, et confesse complaisamment avoir peut-être fait preuve d'un excès de diplomatie. Il reconnaît aussi que Radek, finalement, a bien mérité les volées de bois vert qu'il a reçues des mêmes jeunes, assure cependant qu'il fait tout ce qu'il peut pour verser sur les vagues l'huile qui les aplanira[618].

La discussion a été pour lui très enrichissante ; elle lui a personnellement appris énormément, et elle a contribué de façon déterminante à la formation de la jeune génération oppositionnelle. Il en voit une preuve concluante dans les progrès numériques de l'Opposition au sein de la classe ouvrière et de la jeunesse, et aussi dans le ralliement à la déclaration de l'Opposition au congrès de l'IC. d'éléments ouvriers jusque-là décistes. Sa correspondance avec S.A. Ashkenazi[619] et surtout l'Ukrainien Rafail (R.B. Farbman)[620], montre le prix qu'il attache à la conquête de cadres ouvriers.

En réalité, sa façon d'envisager les choses du point de vue de la perspective historique lui vaut une évidente supériorité sur ses interlocuteurs : il a les yeux fixés sur un horizon mondial et des décennies. Comment pourrait-il en outre se laisser impressionner par des hommes qui, dans le meilleur des cas, ne pourront que suivre les traces de Zinoviev et Kamenev, qui leur sont bien supérieurs. Les problèmes sont ailleurs : c'est, de toute évidence, son appui que Boukharine a sollicité en juillet 1928 dans ses confidences d'homme paniqué, dans l'appartement de Kamenev.

C'est le 11 juillet 1928 qu'a eu lieu cette rencontre, organisée par Sokolnikov, qui cherche à empêcher Kamenev et Zinoviev de soutenir Staline et cherche à les amener à un « bloc » avec Boukharine. Boukharine apparaît très troublé, agité, tourmenté : les choses sont allées très loin, et il pense qu'avant deux mois, l'un ou l'autre des groupes Staline et Boukharine recherchera l'alliance des zinoviévistes et des trotskystes. Il parle des émeutes paysannes, des membres du comité central qui soutiennent la droite – dont Iagoda –, de ceux qui l'ont trahie – comme Vorochilov et Kalinine. Ses réflexions sur la personnalité de Staline sont celles d'un homme aux abois : c'est un « Gengis Khan » qui va leur « couper la gorge », qui n'est intéressé que par le pouvoir et qui est bien plus éloigné des autres fractions qu'elles ne le sont les unes des autres. Il apparaît clairement, à travers le compte rendu de cet entretien, que Boukharine cherche aussi l'alliance de Trotsky contre Staline. Trotsky va répondre de façon indirecte[621].

Il saisit en effet l'occasion de la lettre d'un « droitier » du parti, son ancien collaborateur Ia. M. Chatounovsky, pour aborder le problème de l'éventualité d'une alliance avec les droitiers. Au terme de ce long texte, il énumère les conditions d'organisation d'un véritable congrès du parti, jusques et y compris le vote secret pour la désignation des délégués, ce qui le conduit à rappeler, comme nous l'avons indiqué plus haut que « les centristes » sont « les principaux soutien et protection de l'opportunisme dans le parti »[622].

Il revient avec autant de netteté que de fermeté sur la question, après la levée de boucliers provoquée par sa proposition, inattendue pour beaucoup. Presque en même temps se manifeste un nouveau signe de l'aggravation de la crise dans le parti. Le 22 septembre, à la suite d'une rencontre fortuite place du Théâtre à Moscou, Kamenev invite chez lui deux dirigeants trotskystes de la capitale. Un compte rendu parvient quelques semaines plus tard à Alma-Ata. Le correspondant, qui signe ce message « Anton », rend compte de ce qu'a dit Kamenev :

« Tout va être revu au plénum d'octobre. Il en résultera soit un pas en avant vers Thermidor, sans détour, soit un pas en avant masqué aux yeux des masses. Il estime que l'analyse par L.D. du plénum de juillet est tout à fait juste. [...] Il dit que L.D. devrait rédiger un document où il dirait :

"Appelez-nous ! Nous travaillerons ensemble !" Mais il ne le fera pas et restera à Alma-Ata tant qu'on ne viendra pas le chercher en train express. Mais quand ils enverront le train, la situation dans le pays sera telle que Kerensky pourra se mettre sur le perron. »[623]

Dans une lettre du 21 octobre consacrée à des problèmes généraux, Trotsky se contente d'enregistrer ces avances avec une ironie mordante et conclut :

« Qu'il chante, sans peur de Iaroslavsky, atteste que l'emprise de l'appareil s'affaiblit et que les chances de l'Opposition grandissent. Nous le portons à son crédit. Mais on ne peut conclure que ceci : il nous faut cogner deux, trois, dix fois plus fort sur les capitulards. »[624]

La veille, il a envoyé à Radek une lettre très sèche, celui-ci ne lui ayant apparemment pas envoyé le texte sur la dictature qu'il a mis en circulation.

Les derniers mois de 1928 ne sont plus ceux d'une intense discussion, mais des mois d'élaboration et de réflexion après la tempête. Trotsky, déjà très isolé par le « blocus », revient sur la nécessité, révélée par les discussions, d'approfondir l'analyse, non seulement de la situation dans le parti et l'appareil, mais des perspectives mêmes de la « marche à Thermidor » que l'Opposition entend combattre. Sur les conséquences du plénum de juillet, après l'élimination d'Ouglanov de la direction à Moscou, il écrit :

« Après avoir cédé politiquement et s'être assuré une majorité, Staline attaque sur le terrain de l'organisation. »[625]

Pour lui le sort de la bataille entre centristes et droitiers est réglé : les chefs de ces derniers reculeront devant l'affrontement. Mais la question demeure de savoir comment peut concrètement se réaliser dans le pays le « danger de droite ». Trotsky suggère une variante qu'il appelle celle du « bonapartisme » – une concentration supérieure du pouvoir s'élevant au-dessus des masses. Pour la première fois, il entrevoit comme alternative à la victoire de la droite – Thermidor pur et simple – une victoire temporaire des centristes, laquelle résulterait de « la conjonction de l'appareil centriste avec les appareils gouvernementaux de répression ». Il en vient à la conclusion que « le centrisme ne représente après tout qu'une variété de la tendance conciliatrice [...] avec la société bourgeoise qui s'efforce de renaître »[626].

Dans la lutte au sommet qui s'annonce, il dénonce l'illusion de l'aile conciliatrice de l'Opposition : les centristes s'appuieront sans doute sur des transfuges de l'Opposition, en aucun cas sur l'Opposition elle-même. Cette dernière doit aller hardiment au-devant des masses et avant tout les aider partout à abattre les défenses mises en place contre leur intervention par les bureaucrates :

« L'axe de notre politique intérieure consiste à maintenir réellement le pouvoir entre les mains du prolétariat ou, plus exactement, à lui restituer ce pouvoir usurpé par l'appareil et à affermir ultérieurement la dictature du prolétariat sur la base d'une amélioration systématique des conditions d'existence de la classe ouvrière. »[627]

Faisant un pas de plus vers l'abandon, pas encore définitif, de la notion de Thermidor utilisée jusqu'à présent, il se penche sur la question de la nature de ce qu'il appelle toujours « le centrisme ». Il en désigne la base sociale dans le développement de la bureaucratie soviétique qui devient toujours plus indépendante de la classe ouvrière et dépendante de la bourgeoisie. Il réaffirme la ligne de la nécessaire indépendance de l'Opposition :

« Les bolcheviks-léninistes n'ont qu'une voie à suivre, mobiliser les éléments vivants et capables de vivre pour leur parti, souder le noyau prolétarien du parti, mobiliser la classe ouvrière tout entière. [...] La campagne centriste actuelle contre la droite doit montrer à tous les révolutionnaires prolétariens la nécessité et le devoir de décupler leurs efforts pour suivre une ligne indépendante, forgée par toute l'histoire du bolchevisme, et qui s'est avérée juste à travers toutes les colossales épreuves des événements de ces dernières années. »[628]

L'opération Alma-Ata apparaît donc en définitive comme un cuisant échec pour Staline. Trotsky n'a pas été ni isolé ni muselé. Non seulement il a réussi à préserver, malgré les distances, l'unité de l'Opposition, mais il se montre capable de mener l'offensive politique, de galvaniser les adversaires de Staline, et apparaît de plus en plus comme le recours. L'une des preuves de l'échec de l'entreprise stalinienne est sans aucun doute l'instauration de ce que les déportés vont appeler le « blocus postal » : la correspondance ne leur est même plus transmise – sauf les rares lettres de capitulards. « Les neiges se figèrent sur notre isolement », écrit Natalia Ivanovna.

Le 16 décembre, un fondé de pouvoir spécial du G.P.U., Volynsky, se présente à la maison d'Alma-Ata. C'est l'homme qui a réussi à repérer D., à le faire arrêter, à interrompre la communication entre les Trotsky et le « centre de Moscou ». Il apporte un message qui constitue un véritable ultimatum, cité de mémoire par Trotsky :

« Le travail de vos partisans dans le pays a pris ces derniers temps un caractère nettement contre-révolutionnaire : les conditions dans lesquelles vous êtes placé à Alma-Ata vous donnent l'entière possibilité de diriger ce travail ; en conséquence le collège du G.P.U a décidé d'exiger de vous l'engagement catégorique d'arrêter votre activité ; autrement le collège sera obligé de modifier vos conditions d'existence, en ce sens qu'elle vous isolera complètement de la vie politique et que, par conséquent, sera posée la question du transfert de votre résidence en un autre endroit. »[629]

Convaincu que l'ultimatum du G.P.U. annonce son arrestation et un emprisonnement dont durée et issue sont imprévisibles, Trotsky refuse de donner une réponse écrite. Mais il adresse, le 16 décembre 1928, au comité central du parti et à l'exécutif de l'Internationale une lettre destinée en réalité au monde et à la postérité :

« On me demande de renoncer à toute activité politique : cela veut dire que l'on me demande de renoncer à la lutte pour les intérêts du prolétariat international, lutte que je mène sans arrêt depuis trente-deux ans, c'est-à-dire depuis que je suis arrivé à la vie consciente. La tentative faite pour représenter cette activité comme "contre-révolutionnaire" vient de ceux que j'accuse devant le prolétariat international d'avoir foulé aux pieds les choses mêmes de l'enseignement de Marx et de Lénine, d'avoir violé les intérêts historiques de la révolution mondiale, d'avoir brisé avec les traditions et les testaments d'Octobre, dans une préparation inconsciente, mais d'autant plus périlleuse, de Thermidor. »[630]

Il affirme qu'il ne renoncera pas « à la lutte contre le régime étouffant du parti », « l'aveuglement de la direction », « la politique économique de l'opportunisme ». Evoquant la répression qui s'est abattue sur l'Opposition depuis 1923, il écrit :

« Depuis six ans, en UR.S.S., nous vivons dans les conditions d'une réaction croissante contre Octobre, et par conséquent d'une préparation des voies pour Thermidor. L'expression la plus achevée et la plus évidente de cette réaction à l'intérieur du parti, c'est la sauvage persécution qui est exercée contre l'aile gauche et l'écrasement de son organisation. »[631]

Il oppose à « l'incurable faiblesse de la réaction de l'appareil », qui « ne sait pas ce qu'il fait », puisqu'il se conforme « aux commandes » des classes hostiles, la « force historique de l'Opposition » qui « voit nettement la dynamique des forces de classes, prévoit le lendemain et le prépare consciemment »[632].

A la phrase sur les conditions de son existence et la menace de l'isolement de la vie politique, il rappelle qu'il est exilé à quatre mille kilomètres de Moscou, deux cent cinquante de la première voie ferrée, dans une localité de malaria, de peste et de lèpre, où les journaux arrivent en dix jours au plus tôt et où le trajet des lettres se compte en mois. Il rappelle l'arrestation de Sermouks et de Poznansky, coupables d'avoir voulu partager son exil, le retard des lettres lui apportant des nouvelles de la maladie de ses filles. Rappelant le jugement de Lénine sur la brutalité et la déloyauté de Staline, il montre le durcissement des méthodes employées contre l'Opposition, la fatale grève de la faim de Boutov, « la violence, les sévices, les tortures physiques et morales appliquées aux meilleurs militants bolcheviques pour leur fidélité aux traditions d'Octobre ».

Rappelant les efforts incessants, depuis 1923, pour le réduire au silence, d'une façon ou d'une autre, il rappelle sa déclaration au VIe congrès de l'Internationale communiste : l'exigence de renoncer à l'activité politique ne peut venir que « d'une bureaucratie définitivement dévoyée ». Sa conclusion est nette :

« A chacun sa destinée. Vous voulez continuer à mettre en œuvre ce qui vous est inspiré par les forces de classes hostiles au prolétariat. Nous connaissons notre devoir. Nous l'accomplirons jusqu'au bout. »[633]

Un mois s'écoule ensuite dans l'isolement le plus total et le blocus postal intégral. Les journaux que reçoivent les exilés font la plus large place à la polémique contre « la droite ». Boukharine s'exprime encore de temps en temps. Ses « Notes d'un économiste », publiées dans la Pravda du 30 septembre, constituaient une attaque évidente contre Staline. Dans un discours du 28 novembre, il a porté une attaque, dans des termes qui rappellent ceux de Trotsky, contre « les fonctionnaires du parti qui se transforment en bureaucrates », contre les chefs provinciaux devenus « des idoles bureaucratiques », n'ayant que mépris pour ceux dont ils ont la charge.

La décision d'exiler Trotsky est finalement prise au bureau politique à la mi-janvier. Boukharine l'a combattue. Selon un procès-verbal d'un bureau politique ultérieur, Staline aurait argumenté de la façon suivante :

« Trotsky doit être exilé à l'étranger 1) parce que, tant qu'il reste dans le pays, il est capable de diriger idéologiquement l'Opposition et sa force numérique ne cesse d'augmenter ; 2) afin qu'il puisse être discrédité aux yeux des masses comme complice de la bourgeoisie dès son arrivée dans un pays bourgeois ; 3) afin de le discréditer aux yeux du prolétariat mondial : la social-démocratie, sans aucun doute, utilisera contre l'U.R.S.S. son exil et volera au secours de Trotsky, "victime de la terreur bolchevique" ; 4) si Trotsky attaque la direction en faisant des révélations, nous pourrons le présenter comme un traître. Tout cela parle en faveur de la nécessité de l'exiler. »[634]

Volynsky est resté sur place à Alma-Ata en attendant les instructions, après sa visite du 16 décembre. Le 20 janvier, il se présente de nouveau au domicile des exilés, porteur d'un extrait de procès-verbal du collège du G.P.U. accusant Trotsky « d'activité contre-révolutionnaire s'étant manifestée dans l'organisation d'un parti antisoviétique illégal dont l'activité, ces derniers temps, vise à provoquer des manifestations antisoviétiques et à préparer une lutte armée contre le pouvoir soviétique », et décidant en conséquence son expulsion d'Union soviétique. La journée du 21 est consacrée à la préparation des bagages : Trotsky et Ljova n'iront pas, comme ils l'ont envisagé, chasser les tigres prédateurs qui, venus du Balkhach, remontent l'Ili et se rapprochent d'Alma-Ata. Le 22, au petit matin, commence l'interminable voyage[635].

Il va durer vingt-deux jours. Un autobus emporte d'Alma-Ata les voyageurs, leur escorte et les bagages. Mais le tracteur envoyé à leur rencontre ne peut lui faire franchir la passe du Kourdai. Il faut continuer en traîneaux légers jusqu'à Pichpek où l'on prend le train. C'est dans les parages d'Aktioubinsk que Trotsky apprend, d'un des hauts fonctionnaires du G.P.U. qui l'accompagnent, qu'il va être expulsé en Turquie – ce à quoi il oppose un nouveau refus. A Riajsk, Serioja et la femme de Ljova, Ana, montent dans le train pour la fin du voyage. Mais celui-ci est interrompu : pendant onze jours et onze nuits, le train s'arrête, probablement dans la région de Koursk, par un froid terrible, dans l'attente d'instructions probablement. Trotsky a-t-il lu l'article de Boukharine paru dans la Pravda du 24 janvier 1928 sur le « testament politique » de Lénine, un testament politique que Boukharine, sans le dire, n'oppose pas aux idées de Trotsky ? Il ne le commentera pas. En revanche, il note que c'est pendant cette période qu'il a appris l'arrestation de nombreux oppositionnels présentés comme « le centre », les Géorgiens Kavtaradzé et Boudou Mdivani, le critique littéraire A.K. Voronsky, l'ancien marin de Cronstadt V.S. Pankratov, les militaires Dreitser, Gaievsky, Enoukidzé, au total 350 arrestations dans la région de Moscou, 350 pour plusieurs grandes villes, Leningrad, Kharkov, Odessa, Dniepropetrovsk, sans compter les arrestations de déportés[636]. C'est maintenant en prison qu'on trouve le plus grand nombre de « bolcheviks-léninistes » et nous disposons d'une description des conditions sordides dans lesquelles une centaine d'entre eux sont incarcérés à Tobolsk, tandis que Verkhné-Ouralsk, Souzdal, Tehéliabinsk commencent à se remplir.

Trotsky n'a sans doute pas su non plus à l'époque que, le 30 janvier, les bolcheviks-léninistes de Moscou ont publié le compte rendu des conversations de juillet de l'année précédente entre Boukharine et Kamenev qui vont permettre à Staline une nouvelle et furieuse attaque contre Boukharine[637], une publication qui est peut-être une provocation.

Le train arrive à Odessa le 10 février 1929, et Trotsky ne peut regarder que de loin cette ville où il a fait ses études secondaires, ses premières armes de militant à son adolescence et pas mal de mois de prison. Après de nouvelles tergiversations dues au fait que le port est bloqué par les glaces, Trotsky, Natalia Ivanovna et Ljova sont finalement embarqués sur le vapeur Ilych qui va les débarquer à Constantinople le 12 février. A son arrivée, Trotsky remet aux autorités turques une déclaration écrite expliquant qu'il entre dans leur pays contre son gré.

Il ne reviendra jamais en U.R.S.S.

XXXVI. Critique des vaincus[modifier le wikicode]

Nombre d'auteurs contemporains – particulièrement des journalistes – ne semblent pas concevoir l'histoire événementielle en dehors de sa personnification systématique et transforment tout développement en conflit de personnalités. Pour eux, de façon générale, l'expulsion de Trotsky du territoire d'Union soviétique est l'expression significative de sa défaite personnelle face à Staline. Et ils ne comprennent pas, parce que leurs critères d'appréciation ne leur permettent pas de comprendre.[638]

Aucun d'eux, bien entendu, n'est prêt à croire que, comme le disait Trotsky à Skliansky, Staline était « la plus éminente médiocrité du parti »[639] : pour eux, une médiocrité ne parvient pas au pouvoir et ne le garde pas. Certains aussi apprécient en Staline la poigne policière, la ruse, la brutalité, la détermination sans scrupules, le goût de la vengeance, mais ne comprennent pas non plus.

C'est que la personnalité exceptionnelle de Trotsky, ses capacités d'écrivain, de tribun, d'entraîneur d'hommes, de stratège et de chef politique, la stature qu'il a acquise pendant la révolution et la guerre civile, l'immense popularité dont il jouit, à peine inférieure à celle de Lénine, bref, tout cela rend incompréhensible sa défaite aux yeux de ceux qui croient que la victoire récompense toujours les « plus forts ».

C'est ainsi que bien des tenants, conscients ou non, de la philosophie napoléonienne des « gros bataillons » s'interrogent sur le fait que Trotsky, pendant les années de lutte de l'Opposition, jusqu'en 1925, ne chercha jamais à utiliser sa position de commissaire du peuple aux Affaires militaires et de chef de l'Armée rouge.

Ainsi posent-ils la question soulevée par tous les observateurs et historiens, à toutes les étapes de sa lutte. Cherchait-il réellement à remporter la victoire ? La croyait-il possible en dehors d'un soulèvement des masses et d'une révolution européenne qui, n'ayant pas eu lieu, devrait être considérée comme une utopie ? N'a-t-il pas délibérément négligé d'employer certaines armes, d'abattre des atouts, de négocier à temps des alliances ?

Nous examinerons d'abord la question – que Trotsky jugeait « très naïve » – de savoir pourquoi, avant janvier 1925, date à laquelle il a été délibérément mis à l'écart, Trotsky n'a pas tenté d'utiliser son autorité sur l'armée pour freiner le processus de « dégénérescence » du parti et de l'Etat. Il n'a jamais répondu qu'en passant ; sa réponse la plus détaillée est contenue dans une lettre[640] à un jeune socialiste français, Fred Zeller, qui lui avait posé précisément cette question parmi d'autres.

Après avoir rappelé son analyse générale, la montée de la dictature de la bureaucratie soviétique à travers l'appareil du parti et de l'Etat, il souligne que l'appareil militaire n'est après tout qu'une « fraction de l'appareil bureaucratique » dont en général il ne diffère guère[641]. Bien entendu, officiers et cadres de l'Armée rouge ont travaillé, pendant les années de guerre civile, sous la pression de l'avant-garde ouvrière. Il ajoute aussitôt :

« Mais c'est précisément après la victoire et le retour à une situation de paix que l'appareil militaire tenta de devenir la fraction la plus influente et la plus privilégiée de tout l'appareil bureaucratique. Un homme qui se serait appuyé sur les officiers pour prendre le pouvoir n'aurait pu être qu'un homme prêt à aller au-devant de leurs convoitises de caste, c'est-à-dire à leur assurer une position privilégiée, leur donner grades et décorations. »

La réponse est donc parfaitement nette :

« Il n'est pas douteux qu'il aurait été possible d'opérer un coup d'État militaire contre la fraction Zinoviev-Kamenev-Staline, etc. sans aucune difficulté et sans verser même une goutte de sang, mais le résultat d'un tel coup d'Etat aurait été d'accélérer le rythme même de cette bureaucratisation et du bonapartisme contre lesquels l'Opposition de gauche avait engagé le combat. »[642]

L'explication ne laisse guère place à une quelconque discussion. A moins de reprocher à Trotsky d'avoir eu des idées et des principes et de ne pas avoir été intéressé par le pouvoir en lui-même et pour les avantages matériels qu'il procure, indépendamment de son contenu politique, il faut lui en donner acte. Commentant, en 1930 déjà, sa mise à l'écart de la direction de l'armée, dans Ma Vie, sans crainte de provoquer l'indignation des adorateurs du sabre pour trancher les nœuds gordiens de la politique, il écrivait :

« Je cédai mon poste militaire sans combattre et même avec un sentiment de soulagement, songeant à enlever à mes adversaires le moyen d'insinuer que je formais le plan d'utiliser l'armée à mes fins. Pour justifier leurs actes, les épigones m'avaient d'abord attribué des desseins fantastiques de cette sorte et, ensuite, finirent par y croire à moitié. [...] La guerre était finie [...]. Les questions d'économie [...] absorbaient mon temps et mon attention beaucoup plus que les problèmes militaires. »[643]

Nous avons déjà fait à plusieurs reprises des allusions aux critiques d'Isaac Deutscher à l'égard de celui dont il écrivit la biographie à l'époque de la « déstalinisation ». Nous laisserons de côté les questions purement tactiques, déjà amplement examinées, comme celle de l'opportunité de la publication de la lettre de décembre 1923 sur le « cours nouveau » ou des rappels de l'attitude de Zinoviev et Kamenev au moment de l'insurrection dans les « Leçons d'Octobre ».

Il nous semble utile, en revanche, de revenir sur les critiques formulées par le même auteur sur la politique de Trotsky en direction de Zinoviev et de Kamenev, avant le XIV° congrès, avec Boukharine, quand celui-ci commença à affirmer son hostilité à Staline et, du même coup, à l'égard de Staline qui, au cours de cette période, fit à l'Opposition des avances aussi discrètes qu'incontestables.

Pour ce qui est de la situation en 1925, dans les mois qui précèdent le XIV° congrès, nous avons déjà mentionné l'indignation de Deutscher face à la reconnaissance par Trotsky, devant la commission Dewey, de la surprise que provoqua en lui l'explosion de la crise, son déroulement et son incertitude devant cette évolution, et nous en avons précisé conditions et limites. Deutscher juge pour sa part que Trotsky, dans ces circonstances, se montra « ignorant de l'évolution politique et aveugle aux multiples signes qui la révélaient » et que son attitude résulta alors de ce qu'il appelle vertement « un défaut d'observation, d'intuition et d'analyse »[644].

Il nous présente donc le tableau d'un Trotsky se bouchant les yeux et les oreilles, rêvant dans un autre monde, « certain de sa supériorité » et « plein de mépris pour ses adversaires », « oubliant à moitié que ces mêmes hommes étaient aussi des dirigeants d'un grand pays et d'un grand parti et que ce qu'ils disaient et faisaient avait une immense portée historique »[645]. Et de conclure en affirmant : « Si Trotsky devait s'allier avec Zinoviev et Kamenev, c'était le moment ou jamais. »[646]

Il nous semble que les arguments avancés par lui à l'appui de cette affirmation situent très clairement à la fois ses divergences de fond, principielles, fondamentales, avec Trotsky et le choix délibéré qu'il fait, en tant qu'historien et biographe, de ne pas informer son lecteur des arguments et raisons de l'homme dont il a choisi d'écrire la biographie. Il énumère en effet ce qu'il considère comme les atouts de Zinoviev, « l'appareil administratif de Leningrad et de sa province », « un groupe considérable de partisans ardents », le contrôle de « journaux influents », des moyens matériels, bref « une puissante forteresse »[647]. Il se prend à rêver : « Une alliance entre Trotsky et Zinoviev, si elle s'était produite avant la défaite de Zinoviev, aurait eu une puissance formidable. »[648]

Mais ce n'est ni par sottise, ni par aveuglement, ni moins encore par distraction, que Trotsky n'a ni pu ni voulu contracter cette alliance à ce moment. La « forteresse » de Leningrad était alors – et Deutscher ne l'ignorait pas – une partie de l'appareil bureaucratique monstrueux que l'Opposition combattait, et elle était aussi absolue, aussi arbitraire et pour tout dire au moins aussi répugnante que l'appareil de Moscou et du reste de l'U.R.S.S. On ne peut pas non plus ne pas ajouter qu'elle était la partie de l'appareil qui avait porté contre l'Opposition de 1923 et jusqu'à une date très récente les coups les plus durs, les attaques les plus basses, les accusations les plus cyniques, et littéralement hurlé à la mort contre elle, tout en l'écrasant dans son propre fief.

Non seulement Trotsky ne pouvait, sans se déshonorer comme dirigeant aux yeux de ses propres partisans, renier son combat en s'alliant à une fraction de l'appareil, renier ses camarades en s'alliant à leurs pires persécuteurs, passer l'éponge sur un passé sale et récent, au nom d'une alliance hypothétique. Mais personne ne le lui a proposé et c'est plus tard que se révéla le fond de la querelle.

En revanche, nous l'avons vu, il s'est engagé sans hésiter dans une alliance avec Zinoviev et Kamenev, dès qu'elle est devenue politiquement et moralement possible. C'est-à-dire après que Zinoviev, dépouillé de sa fausse puissance d'apparatchik en quelques jours, eut publiquement rompu avec la direction et sa politique, dévoilé devant les militants la nature des moyens employés pour venir à bout de l'Opposition en 1923 et reconnu la déloyauté et la brutalité de la persécution lancée avec sa participation contre ses militants et partisans.

En ce qui concerne la grande bataille de 1926-1927 contre l'Opposition unifiée et la direction Staline-Boukharine, Isaac Deutscher va plus loin encore en attribuant à Trotsky la responsabilité de la « mesure tactique » qu'il qualifie d'« acte de folie suicidaire »[649] et qu'il définit, sans l'ombre d'une citation ou d'une référence de texte à l'appui, par la phrase suivante :

« Toute l'attitude de l'Opposition fut commandée par le principe suivant : "Avec Staline contre Boukharine ? Oui. Avec Boukharine contre Staline ? Jamais" »[650]

Ne rechignant ni devant les mots ni devant les épithètes, Isaac Deutscher parle, à propos de Trotsky, de son « imagination saturée par ses connaissances historiques », de sa « sous-estimation manifeste du pouvoir de Staline » et finalement d'« un prodige d'aveuglement de la part d'un homme qui se distingua si souvent par sa clairvoyance prophétique (sic) », tout en s'excusant de porter de tels jugements sur la base des développements ultérieurs, alors ignorés de Trotsky.

De la même façon, abordant les questions des rapports entre l'Opposition, d'une part, « centristes » et « droitiers » de l'autre en 1928, le biographe écrit à propos des lendemains du plénum de juillet :

« Rykov avait dit devant le comité central que, pour les trotskystes, la tâche la plus urgente était d'empêcher une victoire de la droite. Et Trotsky répondait que c'était bien là en effet le premier devoir de l'Opposition. »[651]

La vérité est pourtant que Trotsky ne disait nullement, dans ce texte, qu'il était prêt à s'allier avec Staline contre la droite. Sa réponse était exactement celle-ci :

« Notre tâche principale, maintenant, est d'empêcher la victoire de la droite. Pour y arriver, il ne faut pas endormir le parti comme le font les Zinoviev, Piatakov et autres, mais sonner l'alarme dix fois plus fort. »[652]

Traduire par « soutien à Staline » la politique de Trotsky devant les zigzags à gauche est évidemment un peu plus qu'une simplification abusive. La démarche fait précisément bon marché de la lutte menée, à ce moment précis, contre les conciliateurs, désireux eux, effectivement, de « soutenir Staline » à partir du début de 1928. Elle se heurte aussi à la réponse, faite dans la lettre à Chatounovsky, aux avances de Boukharine, par l'affirmation de la priorité de la lutte pour un régime correct du parti. La vérité est que Trotsky fut de tout temps prêt à soutenir toute mesure qu'il jugeait positive, d'où qu'elle vînt – mais en aucun cas à « soutenir » Boukharine ou Staline, la droite ou le centre, et de conclure quelque « bloc » que ce fût qui aurait fait de lui et de l'Opposition la caution de l'étranglement de la démocratie et par conséquent du parti lui-même – et qu'il n'oublia pas la critique de Joffé.

Nous pensons, pour notre part, que Deutscher obscurcit la question qu'il prétend régler, quand il écrit que les trotskystes étaient en 1928 divisés entre « ceux qui jugeaient de leur plus grand devoir de soutenir l'orientation de gauche de Staline, devoir que Trotsky ne cessait de leur répéter » et ceux qui avaient surtout « tendance à combattre Staline, comme Trotsky leur demandait également de le faire »[653]. Ces deux « exigences » étaient en réalité moins schématiquement contradictoires qu'il n'est suggéré. La vérité de la divergence, si l'on préfère, la contradiction réelle, se trouvait ailleurs. D'un côté, Radek et Préobrajensky, attentifs aux rapports de forces au sommet de l'appareil, considéraient comme essentiel le règlement des questions de politique économique et croyaient toujours possible une réforme par le haut. De l'autre, Sosnovsky, Rakovsky lui-même, considéraient le régime bureaucratique du parti, résultat de la pression des classes ennemies, comme la pierre de touche non seulement du développement à venir de son noyau prolétarien, mais, de façon générale, la clé de la possibilité ou de l'impossibilité d'une politique prolétarienne.

On peut évidemment penser que les uns ou les autres se trompaient. Il paraît pourtant difficile de nier, à la lecture de la correspondance d'Alma-Ata adressée à Trotsky, que c'est bien ainsi que les oppositionnels voyaient et vivaient leurs divergences.

Soyons juste cependant. La confusion introduite dans cette question par Isaac Deutscher dans la biographie de Trotsky ne relève pas exclusivement de sa seule responsabilité. Elle trouve son origine dans sa difficulté à comprendre l'analyse des fractions dans le parti, telle qu'elle a été faite par Trotsky, ainsi que du contenu, quelque peu incertain d'ailleurs, donné à cette époque, par les protagonistes à la notion même de Thermidor.

La division du parti en une droite, une gauche et un centre appliquée au Parti bolchevique par Trotsky n'est pas une innovation. C'est généralement la grille d'analyse qui a été appliquée aux partis par les marxistes du XX° siècle, particulièrement au parti ouvrier « modèle », le Parti social-démocrate allemand d'avant 1914. L'analyse marxiste traditionnelle de ce dernier parti faisait apparaître la droite « révisionniste », les gauches, révolutionnaires, et le centre, incarnés chacun à sa façon par Kautsky, Bebel et Friedrich Ebert.

C'est – malgré ses évidentes insuffisances – ce mode d'analyse que Trotsky projette sur le Parti bolchevique parvenu au pouvoir. Les déplacements des hommes ont rendu difficile l'enrichissement du schéma : Boukharine passait de la position de « communiste de gauche » à l'extrême droite, Zinoviev et Kamenev, étiquetés « de droite » en 1917 et encore en 1923, se retrouvaient « à gauche » en 1926. Pourtant on peut dire que les choses se stabilisent à partir de 1926. A droite, il y a le « franc-tireur » qui la symbolise, Boukharine, et les bureaucraties distinctes de l'Etat derrière Rykov, des syndicats derrière Tomsky et les défenseurs officieux porte-parole du koulak, moins éminents. Trotsky et ses amis de 1923 puis, avec eux, Zinoviev, Kamenev et les leurs forment le noyau principal d'une gauche représentée aussi par de petits groupes « ultras ». Depuis 1923, Staline, comme Ebert, araignée au centre de sa toile bureaucratique, incarne le « centre ». Ce n'est cependant que petit à petit que ce dernier, se dégageant de ce qu'on appelait le bloc Staline-Boukharine, apparaît comme une force qui non seulement mène sa politique propre, mais commence à l'affirmer.

L'analyse marxiste ne se borne cependant pas à la description des groupes et tendances ainsi caractérisés sommairement : elle s'efforce de dégager, pour mieux les appréhender, leurs bases sociales, les forces sur lesquelles elles s'appuient dans la société, le terreau où elles plongent leurs racines. Et Trotsky poursuit ici le parallèle.

Dans la social-démocratie allemande, la droite s'appuie directement sur la bourgeoisie et la petite bourgeoisie, avec laquelle elle collabore et rêve dans les institutions parlementaires ; reflet de leur pression, elle exprime aussi les intérêts de l'aristocratie ouvrière, la couche privilégiée de travailleurs qualifiés qui rêvent plus d'ascension sociale que d'égalité. La gauche – de Rosa Luxemburg à Ledebour et Liebknecht – veut maintenir la tradition révolutionnaire et internationaliste et représenter la classe ouvrière profonde, et particulièrement ses couches les plus pauvres, exploitées. Le centre enfin, autour du secrétariat du parti, exprime intérêts, aspirations, idéologie de la couche nouvelle de la « bureaucratie ouvrière », docile aux directives, championne de l'« unité », dévouée à la « paix » et hostile aux « discussions et aux divisions » : c'est ainsi que le centre devient peu à peu l'expression politique d'une bureaucratie qui s'est élevée au-dessus du parti, a confisqué ses droits, s'est érigé en arbitre avant de devenir un souverain incontrôlé.

L'analogie entre le Parti social-démocrate allemand avant 1914 et le Parti bolchevique après 1917 a pourtant ses limites propres, y compris dans l'application de cette grille. La différence principale est sans doute que le Parti bolchevique n'est pas, comme le S.P.D., un parti ouvrier dans une société bourgeoise, mais un parti unique, situé en aval d'une révolution qui a abattu les classes dirigeantes, détruit les fondements de la puissance de la bourgeoisie, mais se trouve être en même temps l'unique espace politique dans lequel puissent s'exprimer et s'expriment – même de façon très déformée – les forces sociales dans toute leur diversité.

En ce sens, centre et gauche tiennent sur le terrain des généralités, des principes, des langages plus proches les uns des autres que dans le Parti social-démocrate allemand à la veille de la guerre. En revanche, la droite, à la différence de la droite social-démocrate, n'est qu'indirectement en liaison avec sa propre base sociale. L'influence que subissent, la pression que ressentent, les Rykov, Boukharine, Tomsky et autres n'est pas directement celle des nouveaux propriétaires et nouveaux bourgeois, koulaks ou nepmen, mais celles des fonctionnaires placés en dessous d'eux qui ont à régler les problèmes que soulèvent leurs revendications. Le symbole de la volonté de restauration capitaliste, l'émigré Oustrialov, champion de la voie graduelle et pacifique de la dissolution du socialisme dans la Nep, n'est évidemment pas membre du parti.

Il apparaît très vite à l'observateur d'aujourd'hui, chercheur ou historien, que la droite, par certaines prises de position spectaculaires – le célèbre « Enrichissez-vous ! » de Boukharine ou quelques audaces intellectuelles de certains de ses disciples, comme Slepkov –, monopolise l'attention de la gauche vigilante, alors que la réalité du pouvoir, donc celle des concessions, au koulak par exemple, se trouve incontestablement à la tête de l'appareil bureaucratique qui structure et soutient le centre. Peut-on dire sans choquer les amoureux d'unanimité que les lamentations sur l'aveuglement de Trotsky font sourire, quand on songe à l'imprenable « forteresse » de Leningrad, tombant après quelques jours d'une bataille purement verbale, comme un vulgaire château de sable, en janvier 1926 ? Il ne semble pas douteux également que les bases bureaucratiques de la droite – l'appareil syndical ou soviétique – se révèlent aussi totalement impuissantes face au patron de l'appareil que l'organisation de Moscou, quand son secrétaire Ouglanov est balayé en 1928.

Jacques Caillosse, auteur d'un remarquable travail universitaire sur la question du Thermidor soviétique[654], a fort bien résumé la façon dont Trotsky s'est laissé, à un moment donné, dépasser par la réalité soviétique :

« La correspondance intime que Trotsky perçoit entre les forces les plus réactionnaires de la société, porteuses de Thermidor, et la droite boukharienne lui masque l'émergence, à partir de l'appareil du parti lui-même, comme couche sociale conservatrice : la bureaucratisation du parti et de l'Etat – dont il dénonça pourtant très tôt les dangers – s'effectue au-dessus du jeu des contradictions politiques entre la droite et la gauche, qui est essentiellement pris en considération par le trotskysme de cette période. »[655]

Jacques Caillosse souligne qu'au cours des années de la collectivisation et de l'industrialisation forcées, Trotsky continua d'interpréter la politique stalinienne en fonction du schéma dont il était prisonnier et qui considérait que le principal antagonisme opposait la gauche et la droite, et à donner du centre stalinien « une interprétation trop exclusivement politique », alors qu'il « existait déjà comme expression d'une réalité sociale précise : la bureaucratisation du parti et de l'Etat »[656]. Encore Trotsky échappait-il dans une large mesure à la pression que subissaient ses camarades privilégiant, les uns l'aspect négatif (la critique) et les autres l'aspect positif (le soutien du gouvernement) sans voir le lien dialectique de cette contradiction[657].

Ainsi s'expliquent pourtant en grande partie les ravages causés dans les rangs de l'Opposition par les capitulations de 1929 et l'obstination des irréductibles eux-mêmes à voir en Boukharine un adversaire plus dangereux que Staline ?

Il existe, nous l'avons indiqué, un autre point sur lequel il est possible de trouver, sinon une explication, du moins une excuse, à la confusion qui prévaut chez les commentateurs. Comme Trotsky l'a reconnu lui-même en 1935, l'emploi du mot de « Thermidor » – une formule algébrique pas toujours comprise de façon identique – et l'analogie avec la Révolution française – pas toujours bien connue – ont introduit pas mal de confusion au cœur de la discussion et peut-être singulièrement obscurci, au moins a posteriori, enjeux et perspectives.

C'est devant la commission centrale de contrôle, le 24 juin 1926, que Trotsky a introduit le terme et la comparaison. Bien entendu, il a été aussitôt repris au vol, rejeté par le groupe au pouvoir comme une calomnie et une injure. Il est devenu finalement, dans l'échange des arguments ou des invectives, l'un des mots clés du débat, un enjeu de la lutte quotidienne, une image abhorrée ou tournée en ridicule de l'avenir, servant à bien des sauces.

Trotsky ne semble pas avoir donné, tout au long de cette période, exactement la même signification au mot de Thermidor. Dans le mémorandum du 26 novembre 1926 à destination de ses alliés zinoviévistes, il assure que « Thermidor n'est pas un fait accompli » dans la mesure où « l'appareil matériel du pouvoir n'est pas, écrit-il, passé aux mains d'une autre classe » (souligné par moi. P.B.)[658]. Attaqué en juillet dans la Pravda par Maretsky dans une série intitulée « Le prétendu Thermidor et le danger de dégénérescence », il rédige, en réponse, une note qui commence par l'affirmation qu'il faut savoir si « un retour thermidorien » à un régime bourgeois est du domaine des possibilités[659].

Pourtant, la définition plus poussée qu'il donne de Thermidor fait apparaître qu'il n'identifie pas totalement « avènement de Thermidor » et « restauration du capitalisme ». Dans le même texte, en effet, il écrit :

« Qu'est-ce que Thermidor ? Une descente d'un degré sur l'échelle de la Révolution – un léger glissement à droite du pouvoir –, résultat d'un changement crucial ou d'une rupture dans la psychologie de la révolution. »[660]

Poursuivant l'analogie historique, il montre également que les thermidoriens règlent leurs comptes avec Robespierre, dans des changements qui ont lieu à l'intérieur du même parti dirigeant, les Jacobins, cependant que, « bien en dessous, se développent de profonds réaménagements des forces de classe »[661].

Thermidor ainsi présenté est-il par lui-même le point de rupture, l'avènement de la contre-révolution? Pas exactement, répond Trotsky, qui y voit « une forme particulière de la contre-révolution réalisée par étapes avec utilisation, dans une première étape, d'éléments du même parti dirigeant », Plus loin, il précise que Thermidor est « un glissement de classe au siège du pouvoir, marqué non par le remplacement d'un parti par un autre, mais par le réalignement à l'intérieur d'un seul et même parti »[662].

Notons qu'il ne parle plus de passage du pouvoir à une autre classe, passage qui ne s'est d'ailleurs pas réalisé en 1794, puisque la bourgeoisie est restée au pouvoir à travers tout le Thermidor français, comme dans la période précédente. La présentation de « Thermidor » ne varie désormais plus guère : il existe un « danger thermidorien », une menace de Thermidor dont les éléments s'accumulent dans la société et dont la base sociale ne cesse de s'agrandir. Ces éléments exercent une forte pression sur le parti qui la subit sans pour autant qu'on puisse le qualifier de « thermidorien ». La Plate-forme indique que « la tâche objective d'un régime thermidorien serait de mettre les postes clés entre les mains de la gauche des nouvelles classes possédantes ». Celles-ci cependant continueraient, en cas de victoire de Thermidor, à se dissimuler, le rôle du régime thermidorien étant précisément de « couvrir la prise du pouvoir par la bourgeoisie d'un écran de formes soviétiques auxquelles les masses sont habituées. »

La déclaration envoyée par Trotsky au VI° congrès de l'Internationale communiste apporte une définition plus affinée du « danger de droite » :

« Il s'agit moins du danger d'une contre-révolution bourgeoise achevée et agissant ouvertement que de celui d'un Thermidor, c'est-à-dire d'un coup d'Etat ou d'une poussée contre-révolutionnaire partielle qui, précisément parce qu'elle est inachevée, peut encore se dissimuler assez longtemps sous des formes révolutionnaires, tout en revêtant, quant au fond, un caractère nettement bourgeois. […] Dans ce cas, le retour de Thermidor à la dictature du prolétariat ne pourrait s'effectuer qu'à travers une nouvelle révolution. »[663]

Polémiquant par lettre contre Radek, le 17 juillet 1928, il donne une définition nouvelle, par la forme, non par le fond, quand il fait de Thermidor « un exemple d'une contre-révolution partielle, coup d'Etat mené à bien entièrement sous le drapeau révolutionnaire, mais ayant en réalité un caractère nettement contre-révolutionnaire »[664].

L'année 1928 est une année d'échanges écrits entre les déportés qui permet de suivre ce que les discussions privées ne montrent pas, les échanges, les influences qui expliquent parfois infléchissements et évolutions. La lettre de Rakovsky à Valentinov est de ce point de vue un jalon dans la réflexion de Trotsky[665]. Son ami Khristian Georgévitch ne renie pas l'analogie avec la Révolution française qu'il connaît bien, mais l'approfondit au contraire à partir d'observations sur la passivité de la classe ouvrière soviétique et son indifférence politique. Il pose à partir de là les problèmes de la différenciation interne d'une classe arrivée au pouvoir à la suite d'une révolution, car il pense que c'est là que se trouve la clé des obstacles que rencontre aujourd'hui la révolution russe, sa crise. Dans le cas de la révolution soviétique, le reflux inhérent à tout lendemain de révolution, la fatigue et l'usure, l'insuffisance du niveau culturel font que c'est seulement une partie de la classe ouvrière qui est devenue l'agent du pouvoir. Une différenciation d'abord seulement fonctionnelle, devenue ensuite une différenciation sociale, dont il évoque certains aspects.

La comparaison avec la Révolution française apporte bien des éléments de compréhension. Rakovsky montre que la réaction politique y a commencé, bien avant Thermidor, par le transfert du pouvoir entre les mains d'un groupe toujours plus restreint de citoyens. Le processus qu'il appelle « la désagrégation jacobine » s'explique par « l'ivresse du pouvoir », la tendance à s'enrichir, le contact avec les éléments des classes privilégiées de l'Ancien Régime, bien sûr, mais aussi la liquidation par Robespierre et ses amis du principe électif, la généralisation du système des nominations qui ont creusé un gouffre entre les dirigeants et des masses qui ne se sentent plus concernées.

Ce sont des phénomènes analogues qui se sont produits en Russie dans les lendemains de la révolution et de la guerre civile. La classe ouvrière proprement dite a profondément changé, perdu une partie des éléments de son avant-garde. La bureaucratie est devenue « une catégorie sociale nouvelle »[666], pas encore étudiée bien que, Rakovsky insiste, cela constitue « un phénomène sociologique »[667] de la plus haute importance. Aucune analyse de la situation n'est possible, aucune perspective ne peut être tracée sans tenir compte de son existence en tant que force disposant d'une large autonomie et contrôlant souverainement l'appareil du parti et de l'Etat, l'ensemble donc des organisations soviétiques.

C'est à la fois sous l'influence de ce riche débat, dont la lettre de Rakovsky n'est sans doute que l'élément le plus novateur, et de la discussion plus détendue ouverte après le plénum de juillet sur les rapports entre la droite et le centre, que Trotsky arrive à formuler une analyse plus affinée. Dans sa lettre circulaire du 21 octobre 1925[668], il montre que les événements depuis le début de l'année ont finalement donné la mesure de la faiblesse de la « droite du parti », de toute évidence incapable de se jeter « dans l'eau froide », d'appeler au combat uni les nouveaux propriétaires et de jouer le rôle de vrais thermidoriens. Il pense que Thermidor est, au fond, au bout de la politique de la droite et du centre : la « voie thermidorienne » peut être directe avec Rykov ou zigzagante avec Staline, c'est bien à Thermidor qu'elle mène. Bien qu'en bon combattant – et non pas en incorrigible optimiste –, il ne fasse pas de pronostic qui laisse de côté les éventuels résultats du travail de sa propre fraction – il n'est pas loin d'écrire que la victoire de Thermidor – voire d'un coup « thermidorien bonapartiste » – passera selon toute vraisemblance, par l'appareil des « centristes » et une dictature, qui peut être ou non militaire, et s'appuiera dans le pays sur le koulak, tout en s'élevant au-dessus des classes et en développant l'autonomie des organismes de répression. Dans un article qui sera publié en France, « La Crise du bloc centre droite »[669], il trace une perspective à long terme :

« Le film de la révolution se déroule à l'envers et le rôle de Staline s'y termine là où commença celui de Kerensky. Le kerenskysme résume la transition du capitalisme au bolchevisme, le stalinisme victorieux ne pourrait marquer que le retour au capitalisme. »[670]

Quelques semaines plus tard, dans une lettre au déciste Borodai, il évoque la façon schématique et même scolastique dont Boukharine a cru pouvoir accabler l'Opposition sur la question de Thermidor :

« Ou bien il y a Thermidor et vous, l'Opposition, vous devez être défaitistes, ou bien vous êtes vraiment défensistes, alors reconnaissez que tous les discours sur Thermidor ne sont que bavardage. »[671]

L'analyse ne se fraie que lentement sa voie dans une réalité nouvelle et à bien des égards surprenante. Après avoir assuré que la victoire du stalinisme ne pourrait mener qu'à la restauration du capitalisme, il décrit la situation en U.R.S.S. comme contradictoire et marquée par un processus de « double pouvoir » : le pouvoir échappe au prolétariat, mais il n'est pas pour autant passé dans les mains de la bourgeoisie et c'est cette contradiction qui explique « la monstrueuse prédominance de l'appareil bureaucratique oscillant entre les classes »[672].

A court terme, il tire de cette analyse une double conclusion : d'une part, la bourgeoisie ne pourrait s'emparer du pouvoir que, par un coup d'Etat contre-révolutionnaire, d'autre part l'appareil d'Etat s'appuie toujours sur le parti et par conséquent sur son « noyau prolétarien », ce qui maintient la voie de la réforme ouverte au prolétariat.

L'analyse n'est pas bonne et Trotsky devra corriger une formule imprécise qui le conduit à des erreurs graves de perspective. Six ans plus tard, le 1° février 1935, dans un article intitulé « Etat ouvrier, Thermidor et bonapartisme »[673], il revient sur la notion de Thermidor et l'usage qu'en a fait l'Opposition en 1926-1928. En réalité, le Thermidor de 1794 n'était pas une contre-révolution et n'a jamais envisagé de restaurer la propriété seigneuriale. Les changements nombreux et importants qui ont marqué la période thermidorienne en France de Robespierre à Bonaparte, se sont effectués sur la base de la nouvelle société et du nouvel Etat.

En utilisant «Thermidor » comme synonyme de première étape de la contre-révolution dirigée contre les bases économiques et sociales de l'Etat ouvrier soviétique, l'Opposition de gauche a décollé de la réalité et a mis en garde contre un Thermidor qui s'était en réalité déjà produit. Il écrit :

« L'écrasement de l'Opposition de gauche signifie, dans le sens le plus direct et le plus immédiat, le passage du pouvoir, des mains de l'avant-garde révolutionnaire aux mains des éléments les plus conservateurs de la bureaucratie et des sommets de la classe ouvrière. 1924, voilà l'année du commencement du Thermidor soviétique. »[674]

Il reste que l'emploi du mot dans une acception erronée a faussé la discussion et obscurci la position de l'Opposition de gauche. Ne s'en étonneront que ceux qui ne cherchent ici qu'à relever post facto des erreurs de jugement et des fautes tactiques.

En réalité, il faut bien admettre que les problèmes politiques qui se posaient en U.R.S.S. à partir de 1923 étaient entièrement nouveaux et n'avaient jamais été abordés auparavant, ni par la vie, ni par les livres historiques ou théoriques. La révolution d'Octobre, première révolution victorieuse sous la direction d'un parti ouvrier, n'avait pas d'antécédent, ni sur le plan de son contenu ni sur celui de sa dégénérescence. Et peut-être était-il plus difficile encore de l'analyser, de la comprendre, de saisir les perspectives ouvertes sur l'avenir par sa crise, quand on était, comme Trotsky, sujet et objet de cette histoire.

A qui Rakovsky adresse-t-il une discrète critique dans sa lettre à Valentinov, sous couleur de s'en prendre à Zinoviev et Kamenev ?

« Je dois faire un aveu : je ne me suis jamais laissé emporter par l'espoir qu'il suffirait aux chefs d'apparaître dans les assemblées du parti et les réunions ouvrières pour entraîner avec eux la masse du côté de l'Opposition. J'ai toujours considéré de telles espérances, qui venaient du côté des chefs de Leningrad, comme une survivance de l'époque où ils prenaient les ovations et les applaudissements officiels pour l'expression du sentiment véritable des masses en les attribuant à leur popularité imaginaire.

[...] Il aurait fallu pourtant prendre comme point de départ, comme prémisse, que l'œuvre d'éducation du parti et de la classe ouvrière est une œuvre difficile et de longue haleine, d'autant plus que les cerveaux doivent être encore nettoyés de toutes les impuretés qu'y ont introduit notre pratique des soviets et du parti et la bureaucratie de ces mêmes institutions. »[675]

Ajoutons que la question de l'appréciation des rythmes – et par conséquent des formes de la lutte contre la bureaucratie stalinienne – ne contribue pas à éclairer ce débat capital dans lequel s'exprime aussi la quintessence de la position de chacun. Lorsque Rakovsky, dans sa lettre à Valentinov, affirme l'impossibilité d'une réforme du régime interne du parti par la bureaucratie et qu'il ne s'attend pas personnellement à une renaissance du mouvement des masses avant de nombreuses années, Deutscher n'en conclut-il pas que, « bien que Rakovsky ne le dise pas », « la bureaucratie [...] resterait pendant plusieurs dizaines d'années peut-être la seule force susceptible de décider et d'entreprendre une réforme de la société soviétique ? »[676]. Or c'est là l'opinion de Deutscher en 1954, du temps de Khrouchtchev, non celle de Rakovsky, en 1928, dont le biographe reproche à Trotsky de n'avoir pas saisi « les implications assez pessimistes »[677] ...

Il reste que, indépendamment des jugements portés sur eux, Trotsky comme Rakovsky savaient que leur travail militant ne pouvait servir qu'à la préparation d'un avenir dont ils n'avaient pas les clés en mains. Révolutionnaires professionnels, ils savaient que personne ne « fait » la révolution, qu'on peut seulement la servir ou la combattre.

Ce n'est pas en tout cas un hasard ordinaire qui fait qu'au moment où Trotsky prenait conscience que l'avenir du prolétariat soviétique passait par celui de la révolution mondiale, Staline l'expulsait dans le monde capitaliste.

  1. Il n'y a pas d'étude d'ensemble sur les questions traitées dans ce chapitre.
  2. Moshé Lewin, Dernier combat, p. 142.
  3. Victor Serge, V. M., p. 156.
  4. M.V., III, p. 240 ; Staline, p. 524.
  5. Ibidem, p. 241.
  6. Trotsky, Œuvres, 22, p. 115. Lettre à Malamuth (21 octobre 1939).
  7. Ibidem, p. 155
  8. M.V., III, p. 241.
  9. Oeuvres, 22, pp. 115-116.
  10. M.V., III, p. 243.
  11. Lettre à Malamuth (19 novembre 1939), Œuvres. 22, p. 154.
  12. M.V., III, p. 243.
  13. Trotsky, Lénine, pp. 227-229.
  14. Deutscher, op. cit., II, p. 189 ne donne pas de référence pour cette lettre qui n'est pas dans les archives.
  15. Ibidem. p. 242
  16. « Le Super-Borgia du Kremlin. » Œuvres, 22, pp. 66-84
  17. Publié dans Voprosy Istorii KPSS, n° 2, 1963, traduction française Cahiers du Monde russe et soviétique n° 2, 1967, pp. 264-328.
  18. Staline, Sotch., VI, pp. 46-51.
  19. M.V., III, p. 248.
  20. Valentinov « Le Mausolée de Lénine » Le Contrat social n° 5, I, novembre 1957.
  21. Pravda, 30 janvier 1924.
  22. Compte-rendu de la XIIIe conférence, pp. 516 sq.
  23. « La Révolution trahie » in De la Révolution, pp. 586-587.
  24. M. Joffé, One Long Night, Londres, 1978, pp. 71-72.
  25. Zapad i Vostok, Moscou, 1924, p. 27
  26. M.V., III, p 244.
  27. Note du Département d'Etat, 3 septembre 1956, p. 3.
  28. Borissov, « Homme et symbole. » Naouka i Jizn. septembre 1987.
  29. Note absente de l'original. (NdE).
  30. Note absente de l'original. (NdE).
  31. Note absente de l'original. (NdE).
  32. Note absente de l'original. (NdE).
  33. Note absente de l'original. (NdE).
  34. Note absente de l'original. (NdE).
  35. Note absente de l'original. (NdE).
  36. Note absente de l'original. (NdE).
  37. Note absente de l'original. (NdE).
  38. Note absente de l'original. (NdE).
  39. Note absente de l'original. (NdE).
  40. Note absente de l'original. (NdE).
  41. Note absente de l'original. (NdE).
  42. Note absente de l'original. (NdE).
  43. Note absente de l'original. (NdE).
  44. Note absente de l'original. (NdE).
  45. Note absente de l'original. (NdE).
  46. Note absente de l'original. (NdE).
  47. Note absente de l'original. (NdE).
  48. Note absente de l'original. (NdE).
  49. Note absente de l'original. (NdE).
  50. Note absente de l'original. (NdE).
  51. Note absente de l'original. (NdE).
  52. Note absente de l'original. (NdE).
  53. Note absente de l'original. (NdE).
  54. L'ouvrage de base pour les autres personnes que Trotsky utilisé ici est le livre de G. Haupt et J. J. Marie, Les Bolcheviks par eux-mêmes. Paris, 1968, où les traductions des notices biographiques de l'Encyclopédie Granat sont complétées et « mises à jour ».
  55. V. Serge, M.V., I, p. 95.
  56. Trotsky, « Derrière les Murs du kremlin », Œuvres, t. 16, p. 48.
  57. Ibidem, pp. 48-49.
  58. Rosmer, Moscou sous Lénine, pp. 63-64.
  59. Victor Serge, V.M., I, pp. 138-139.
  60. « Derrière les Murs… » op. cit., p. 47.
  61. M.V., III, pp. 224-225.
  62. Max Eastman, The Young Trotsky (ci-après Y.T.), p. 77.
  63. Clare Sheridan, Russian Portraits, traduction française, Cahiers Léon Trotsky, n° 2, 1979, pp. 53-64.
  64. Ignazio Silone, Sortie de Service, Paris, 1966, p. 103.
  65. M.V., III, pp. 107-108.
  66. V. Serge, V.M., I, p. 141.
  67. Ibidem, p. 140.
  68. Clare Sheridan, op. cit., p. 64.
  69. A. Barmine, op. cit., p. 113.
  70. V. Serge, V.M., I, pp. 96-97.
  71. Ibidem, p. 140.
  72. P. Broué, « Rako.», Cahiers Léon Trotsky, n° 17, 1984, pp. 7-35, & n° 18, 1984, pp. 3-21.
  73. Trotsky, « Derrière… », op. cit., p. 56.
  74. Dossier Rakovsky-Insarov, ministère de l'Intérieur, Paris.
  75. Panaït Istrati, Vers l'autre flamme, Paris, 1980, p. 66.
  76. Haupt et Marie, op. cit., pp. 164-168.
  77. Ibidem. pp. 215-218.
  78. Larissa Reissner, op. cit., p. 56.
  79. V. Serge, M.R., p. 257.
  80. V. Serge, V.M., I, p. 142.
  81. Haupt & Marie, op. cit., pp. 306-311.
  82. V. Serge, V.M., I, p. 142.
  83. Haupt & Marie, op. cit., pp. 181-197.
  84. Ibidem, pp. 232-233.
  85. Ibidem, pp. 198-200.
  86. Ibidem, pp. 147-150.
  87. Ibidem, pp. 259-265.
  88. Ibidem, pp. 321-343.
  89. Ibidem. pp. 174-179.
  90. V. Serge, V.M., I,, p. 142.
  91. Maria Joffé a raconté sa mort, op. cit., p. 14. Voir également Mémoires d'un bolchevik-léniniste, Paris, 1970, p. 21.
  92. Bajanov, op. cit., p. 74, assure que l'« accident » qui coûta la vie à Skliansky fut préparé et exécuté par les services dirigés par Iagoda.
  93. M.V., III, p. 246.
  94. Cf. supra.
  95. A. Rosmer. Moscou …, pp. 129-130.
  96. Les deux ouvrages essentiels sont ici Literatura i Revoljucija, Moscou, 1924, traduction française, Littérature et Révolution, Paris, 1964 (ci-dessous, L.R.), et Voprosy Byta, Moscou 1924, traduction anglaise élargie, Problems of Everyday Life, New York, 1973.
  97. Zapad i Vostok. Moscou, 1924, comprend notamment « Sur la route de la Révolution européenne », un discours prononcé à Tiflis le 11 avril 1924 et « Où en sommes-nous ? » du 21 juin 1924, tous deux consacrés à la révolution allemande et aux causes de sa défaite.
  98. Pravda, 14 mars 1923.
  99. Ibidem.
  100. Pravda, 10 juillet 1923.
  101. Ibidem.
  102. Ibidem.
  103. Ibidem.
  104. Ibidem.
  105. L.R., p. 161.
  106. Ibidem. p. 163.
  107. Ibidem, p. 164.
  108. Ibidem, p. 166.
  109. Ibidem.
  110. Ibidem, pp. 166-167.
  111. Ibidem, p. 169.
  112. Ibidem, p. 173.
  113. Ibidem, p. 188.
  114. Ibidem, pp. 189-190.
  115. Ibidem, p. 194.
  116. Pravda, 10 juillet 1923.
  117. Pravda, 29 juin 1923.
  118. Ibidem.
  119. Ibidem.
  120. Ibidem.
  121. Ibidem.
  122. Pravda, 12 juillet 1923.
  123. Ibidem.
  124. Ibidem.
  125. Ibidem.
  126. Ibidem.
  127. Ibidem.
  128. Ibidem.
  129. Pravda, 14 avril 1923.
  130. Ibidem, 14 août 1923.
  131. Ibidem, 14 juillet 1923.
  132. Ibidem.
  133. Ibidem, 4 avril 1923.
  134. Ibidem, 15 mai 1923.
  135. Ibidem.
  136. Ibidem.
  137. L.R., pp. 215-217.
  138. Souvarine à Rosmer, 24 juin 1924, Archives Souvarine (ci-dessous A.S.).
  139. Souvarine à Rosmer, ibidem.
  140. Ilya Vardine, Bolchevik, 9 septembre 1924.
  141. Bolchevik n° 11, 20 septembre 1924.
  142. La première traduction française de « Leçons d'Octobre » est celle des Cahiers du Bolchevisme, n° 5, pp. 313-336 et n° 6, pp. 396-411. Nous renvoyons ici à Staline contre Trotsky, Paris, 1965, pp. 31-82.
  143. Ibidem, p. 32.
  144. Ibidem, p. 31.
  145. Ibidem, p. 33.
  146. Ibidem, p. 76-77.
  147. Ibidem, pp. 37-38.
  148. Ibidem, p. 35.
  149. Ibidem, p. 79.
  150. Ibidem, p. 80.
  151. Ibidem, p. 65.
  152. Ibidem, p. 67.
  153. Deutscher, op. cit., II, p. 213.
  154. Ibidem, p. 211.
  155. E. H. Carr, Socialism in One Country, III, pp. 33-34.
  156. Trotsky, Note, novembre 1927, A.H., T 3122.
  157. B. V. Eltsine à Trotsky, 2 janvier 1928, T 3122.
  158. Souvarine à Rosmer, 24 novembre 1924, A.S.
  159. Pravda. 2 novembre 1924.
  160. Ibidem.
  161. Ibidem.
  162. Kamenev, « Léninisme ou trotskysme » Pravda, 26 novembre 1924. Une traduction française se trouve dans Cahiers du bolchevisme. N° 5 & 6, décembre 1924.
  163. Ibidem.
  164. Ibidem.
  165. Ibidem.
  166. Ibidem.
  167. Ibidem.
  168. Ibidem.
  169. Ibidem.
  170. Staline, « Trotskysme ou Léninisme », Pravda, 26 novembre 1924.
  171. Ibidem.
  172. Ibidem.
  173. Ibidem.
  174. Ibidem.
  175. Zinoviev, « Bolchevisme ou trotskysme » Pravda, 30 novembre 1924.
  176. M.V., III, p. 250.
  177. Pravda, 9 décembre 1924.
  178. Souvarine à Rosmer, 24 novembre 1924, A.S.
  179. Souvarine à Rosmer, 8 décembre 1924, A.S.
  180. Trotsky, « Nos divergences » ,A.H., T 2969. Il manque 13 pages sur les 54 annoncées.
  181. Ibidem.
  182. Ibidem.
  183. Ibidem.
  184. Ibidem.
  185. Ibidem.
  186. Pravda. 20 janvier 1925.
  187. VKP (b) Resoljutsiakh. II, pp 107-113.
  188. La documentation pour ce chapitre est très dispersée. Un bon résumé des développements se trouve dans E. H. Carr, Socialism, II. Pour une analyse contemporaine très riche, voir Boris Souvarine, « Le XIVe congrès bolchevik », Bulletin communiste, 25 décembre, 1er, 8, 15, 22 et 29 janvier 1926. Le point de vue officiel pour les années 1923-1927, de l'historiographie post-stalinienne, brejnévienne, se trouve dans V. M. Ivanov et A. N. Chmelev, Leninizm i idejno-polititcheskii razgrom trockizma. Leningrad, 1970.
  189. Ces journaux britanniques sont cités par A. Rosmer, « La Légende du trotskysme », La Révolution prolétarienne, 2 février 1925, p. 7.
  190. La communication a été publiée d'abord dans Vestnik kommunistitcheskoj Akademi. puis comme deuxième chapitre de Novaia Ekonomika, Moscou, 1926, traduction française, Nouvelle économique, Paris, 1966.
  191. Pravda, 12 décembre 1924.
  192. Bolchevik, 15 janvier 1925.
  193. « Dymovka, pas exceptionnel », Pravda, 2 novembre 1924.
  194. Kamenev, Stati i Retchi, XII, 1926, pp. 132-133.
  195. Pravda, 24 avril 1925.
  196. Cité par Valentinov, « Boukharine, sa doctrine, son école », Le Contrat social, novembre/décembre 1962, n° 6, p. 333.
  197. Staline, « Problèmes du Léninisme » a bien été réédité dans Les Questions du Léninisme, mais amputé de la phrase ci-dessus. La référence est ici à l'édition de 1924 de la Librairie de l'Humanité.
  198. Staline, Pravda, 24 décembre 1924.
  199. Ibidem.
  200. Boukharine, cité par E. H. Carr, Socialism, II, p. 43.
  201. Bajanov, op. cit., pp.176-177, donne des détails sur ce ralliement.
  202. Compte rendu du XIVe congrès, pp. 502-505.
  203. Ibidem.
  204. Bogouchevsky, « Du koulak rural et du rôle de la tradition dans la terminologie », Bolchevik, n° 9/10, 1er juin 1925, pp. 59-64.
  205. Pravda, 17 et 18 septembre 1925.
  206. Lénine, Œuvres, t. 28, p. 53.
  207. N. N. Oustrialov, Pod znakom Revoljutsii (1922), p. 148, cité par E. H. Carr, Socialism, I, p. 97.
  208. Pravda, 19 & 20 septembre 1924 : les passages supprimés ont été donnés par Ouglanov dans son intervention au XIVe congrès (compte rendu, pp. 195-196).
  209. Leninizm, Leningrad, 1925 ; traduction française, Le Léninisme, Paris, 1926, à laquelle nous faisons référence, p. 186.
  210. Ibidem, p. 235.
  211. Ibidem, p. 232.
  212. Ibidem, p. 247.
  213. Ibidem, p. 265.
  214. Ibidem, pp. 275-276.
  215. Deutscher, op. cit., II, p. 333.
  216. Carr, Socialism, pp. 112-114.
  217. La lettre de Leonov est citée au XIVe congrès, pp. 358-360.
  218. E. H. Carr, Socialism., II, p. 113.
  219. Deutscher, op. cit., II, pp. 333-334.
  220. E. H. Carr, op. cit., p. 111.
  221. Cité au XIVe congrès, pp. 922-923.
  222. Ibidem, pp. 219-220.
  223. Carr, op. cit., p. 118.
  224. Leningradskaia Pravda, 5 décembre 1925.
  225. Ibidem, 9 décembre 1925.
  226. Pravda, 10 décembre 1925.
  227. Ibidem, 8 décembre 1925.
  228. Cité au XIVe congrès, p. 172.
  229. Pravda, 20 décembre 1925.
  230. Ibidem, 18 décembre 1925.
  231. Ibidem, 20 décembre 1925.
  232. Staline, Sotch., VII, p. 389 ; XIVe congrès, pp. 506-507.
  233. Ibidem, p. 297.
  234. Ibidem, pp. 97-129.
  235. Carr, Socialism, II, p. 133.
  236. Ibidem. pp. 130-132.
  237. Boukharine, XIVe congrès, p. 150.
  238. Kroupskaia, ibidem, pp. 158-166.
  239. Lachévitch, ibidem, pp. 185-186.
  240. Kamenev, ibidem, pp. 244-275.
  241. Kamenev, ibidem ; Mikhail Chatrov cite plus largement ce passage de l'intervention de Kamenev dans Dalche, dalche...
  242. Zinoviev, ibidem, pp. 422-469.
  243. Ibidem. pp. 467-469.
  244. XIVe, congrès, pp. 504-505.
  245. Deutscher, op. cit., II, pp. 338-339.
  246. Ibidem, p. 339.
  247. Ibidem, pp. 345-347.
  248. V. Serge, M.R., p. 229.
  249. Carr, Socialism., II, pp. 63-64.
  250. M. Eastman, Love and Revolution, p. 449.
  251. Bolchevik n° 16, 1er septembre 1925, pp. 67-70.
  252. Trotsky à Mouralov, 11 septembre 1928, A.H., T 2538.
  253. Deutscher, op. cit., II, p. 339.
  254. « Notes de Journal », 9 décembre 1925, A.H.. T 2972.
  255. « Notes », 14 décembre 1925, A.H.. T 2974.
  256. « Notes », 22 décembre 1925, A.H., T 2975.
  257. B. Souvarine, Staline, Paris, 1935, p. 388. La lettre d'Antonov-Ovseenko a été lue par Rykov au Xe congrès du P.C. Ukrainien (Pravda, 26 novembre 1927).
  258. Trotsky à Boukharine, 9 janvier 1926, A.H.. T 2976.
  259. M. Joffé, One Long Night, p. 73.
  260. Voprosy Istorii, n° 4, 1966, p. 587.
  261. Trotsky le cite dans sa lettre du 9 janvier 1926 à Boukharine, A.H., T 2976.
  262. Nisonger, op. cit., pp. 58-139, donne un récit très complet.
  263. V. Serge, M.R., p. 232.
  264. Pravda, 30 janvier 1926.
  265. V. Serge, M.R., p. 232.
  266. Gaisinsky, op. cit., p. 138.
  267. Nisonger, op. cit., p. 222.
  268. V. Serge, M.R., pp. 226-228 & 238.
  269. XIVe congrès, pp. 276-290.
  270. Cité dans Biulleten Oppositsii, N° 29/30, septembre 1932, p. 31.
  271. Trotsky à Boukharine, 4 mars 1926, A.H., T 868.
  272. Cité par Carr, Socialism, II, p. 271.
  273. Trotsky à Boukharine, 4 mars 1926, A.H., T 868.
  274. La lettre d'Antonov-Ovseenko en ce sens est citée par Rykov au congrès du P.C. d'Ukraine (Pravda, 26 novembre 1927), celle de Radek par Trotsky (Biulleten Oppositsii n° 54-55, mars 1937, p. 11). Pour Sérébriakov, voir la réponse de Trotsky, 2 avril 1926, A.H., T 873, à une lettre de lui que nous n'avons pas.
  275. M.V., III, p. 257.
  276. V. Serge, M.R ., p. 232.
  277. Le débat est reconstitué dans Carr, op. cit., I, pp. 325-328. Texte des amendements Trotsky dans Bulletin communiste n° 22/23, oct.-nov. 1927, pp. 359-365.
  278. M.V., III, p. 258.
  279. Trotsky à Borodai, 11 novembre 1928, A.H., T 3651.
  280. M.V., III, p. 298.
  281. Ibidem, pp. 259-260.
  282. Ibidem, pp. 257.
  283. R. Fischer, op. cit., pp. 545-546.
  284. Ibidem, p. 548.
  285. Déclaration de Zinoviev, A.H., T 286.
  286. Trotsky, compte rendu dans Cahiers du Bolchevisme. 20 décembre 1926, p. 2191.
  287. V. Serge, V.M., p. 169.
  288. Trotsky, « Episode significatif », Œuvres 12, pp. 31-32.
  289. Ibidem, p. 32.
  290. V. Serge, V.M., p. 160.
  291. Ibidem, p. 161.
  292. Trotsky, note, 22 décembre 1925, A.H., T 2975.
  293. V. Serge, M.R., p. 234.
  294. Ibidem, p. 232.
  295. Ibidem, p. 233.
  296. Ibidem.
  297. « Déclaration des treize », A.H., T 880a.
  298. Ibidem.
  299. Ce texte de Boris Souvarine est cité dans sa version française originale dans Le Contrat social, mai 1960, n° 3, p. 189. Le texte du Sotsialistitcheskii Vestnik n° 4 d'avril 1960 est une traduction en russe de ce texte.
  300. VKP(b) Rezoljiutsiakh, II, pp. 281-282.
  301. Pravda, 10 juillet 1926.
  302. Extraits dans Pravda, lettre intégrale dans A.H., T 804.
  303. « Déclaration supplémentaire », A.H ., T 880b.
  304. Trotsky au bureau politique, 6 juin 1 928, A.H ., T 2986.
  305. Deutscher, op. cit., II, p. 365.
  306. Ibidem.
  307. M. V., III, p. 266.
  308. Ibidem.
  309. Résolution, juillet 1927, A.H., T 881.
  310. Pravda, 25 juillet 1926.
  311. R. Fischer, op. cit ., pp. 565-566.
  312. P. Broué, « Gauche allemande et Opposition russe », Cahiers Léon Trotsky, n° 22, 1986, pp. 4-25.
  313. Ibidem, p. 7.
  314. Ibidem, p. 7-8.
  315. Note absente de l'original. (NdE).
  316. La documentation de ce chapitre est tout à fait éclatée. Voir cependant P. Broué, « La Lutte de l'Opposition unifiée », chap. X de Le Parti Bolchevique, pp. 229-272, et surtout Anna Di Biagio, « L'ultima battaglia dell'opposizione (1926-1927) », Studi di Storia sovietica, Rome, 1978, pp. 87-223.
  317. Staline, discours au plénum du C.C., 19 novembre, Pravda, 24 novembre 1928.
  318. Deutscher, op. cit., II, p. 373.
  319. Kritchevsky, Pravda, 1er décembre 1927.
  320. Ibidem.
  321. Ibidem, 9 octobre 1926.
  322. Ibidem, 3 octobre 1926.
  323. Ibidem, 8 octobre 1926.
  324. B. Souvarine, « La "Défaite" de l'Opposition », La Révolution prolétarienne, 23 novembre 1926, p. 5.
  325. M.V., III, p. 267.
  326. B. Souvarine, « La " Défaite "... », p. 3.
  327. Cahiers du Bolchevisme, janvier/décembre 1927, pp. 2112-2118.
  328. Pravda du 3 au 17 octobre 1926.
  329. P. Pascal, Mon état d'âme. Journal de Russie 1922-1926, p. 178.
  330. Ibidem, p. 279.
  331. A. Rosmer, « Après la défaite de l'Opposition », La Révolution prolétarienne, 26 décembre 1926, p. 17.
  332. Pravda, 14 octobre 1926.
  333. Ibidem, 17 octobre 1926.
  334. Ibidem.
  335. Rosmer, « Après la défaite », p. 17.
  336. Ruth Fischer, op. cit., p. 570.
  337. Eastman, Love…, p. 452.
  338. V. Serge, V.M., pp. 172-173.
  339. Staline, « Thèses », Pravda, 26 octobre 1926.
  340. Ibidem.
  341. Cahiers du Bolchevisme, 20 décembre 1926, pp. 2189-2221.
  342. Ibidem, p. 2220.
  343. Trotsky, ibidem, p. 2262.
  344. Ibidem, p. 2268.
  345. Ibidem, pp. 2268-2269.
  346. Ibidem, p. 2269.
  347. « Octobre noir » est le titre d'un article de Souvarine de novembre 1927 dans le Bulletin communiste n° 122-123.
  348. Trotsky, Mémorandum, 26 novembre 1926, A.H., T 3015.
  349. Ibidem.
  350. Ibidem.
  351. Ibidem.
  352. Ibidem.
  353. P. Pascal, État d'âme…, note du 6 novembre 1926, p. 194.
  354. Trotsky au C.E. de l'I.C., 9 décembre 1926, A.H., T 3016.
  355. P. Pascal, Etat d'âme, note du 10 décembre 1926, p. 219.
  356. Ibidem, note du 29 novembre 1926, p. 208.
  357. Cité par Trotsky, « La Soif du Pouvoir », (3 janvier 1937), Œuvres., 12, p. 57.
  358. Voir les remarques concernant le chapitre précédent. Ajouter le livre de Michal Reiman, Die Geburt des Stalinismus: die Ud.S.S.R. am Vorabend des "Zweiten Revolution”; Francfort, 1979.
  359. Kritchevsky, Pravda, 1er décembre 1927.
  360. Ibidem.
  361. Kouzovnikov, Pravda, 23 novembre 1927.
  362. Kritchevsky, Pravda, 1er décembre 1927.
  363. Il s'agit de Rosengaus et Lochtchénov, ibidem.
  364. Lev Kopelev, No Jail for Thought, Londres, 1977.
  365. Kritchevsky, loc. cit.
  366. V. Serge, V.M ., p. 173.
  367. Trotsky à Shachtman, 10 décembre 1930, A.H.., 10286.
  368. Kouzovnikov, loc. cit.
  369. Déclaration de P. Zaloutsky, Pravda, 15 mars 1927.
  370. Corr. Int. n° 26, 23 février 1927, p. 364.
  371. Trotsky à loudine, 26 mai 1928, A. H . T 1530.
  372. V. Serge, M.R., p. 236.
  373. H.R. Isaacs, The Tragedy of the Chinese Revolution. trad. fr. de la deuxième édition, La Tragédie de la Révolution chinoise, Paris, 1979, particulièrement le chap. 11, « Le Coup du 12 avril ».
  374. Warren Lerner, Karl Radek, the Last Internationalist. Stanford, 1970, p. 142.
  375. Vujović, appendice à Trotsky, Problems of the Chinese Revolution, New York, 1962.
  376. Trotsky, « Note », 22 mars 1927, A.H., T 3033.
  377. Le récit de cette histoire a été fait par Trotsky dans une lettre à Shachtman du 10 décembre 1930,.A.H., 10286. Ce texte n'a longtemps été connu que par des larges extraits dans la préface de Shachtman à Problems... , pp. 18-19.
  378. Trotsky au bureau politique, 31 mars 1927, A.H., T 3036.
  379. China Press, 14 avril 1927.
  380. Isaacs, op. cit., pp. 219-245.
  381. Ibidem, p. 235.
  382. M.V., III, p. 268.
  383. Ibidem, p. 269.
  384. Laure Idir-Spindler, « La Résolution de 1925 à l'épreuve de la pratique », Cahiers du Monde russe et soviétique. XXI, n° 3-4, juillet/décembre 1980, pp. 361-399.
  385. Pravda, 23 février 1927.
  386. Compte-rendu d'Eaux vives et marécages dans Pravda, 27 avril 1927, par A. Lejnev.
  387. Pravda, 30 avril 1927. La réunion de reprise en main de la revue avait eu lieu le 18 avril précédent et avait été marquée par l'entrée de Fritché, l'homme de l'appareil dans la rédaction de Krasnaia Nov'. (Cf. Idir-Spindler, loc. cit.,n. 42, p. 396). C'était la préhistoire du triomphe du « réalisme socialiste ».
  388. La Plate-forme politique de l'Opposition russe, Paris, 1927, p. 46.
  389. M.V., III, p. 270.
  390. Trotsky, « Perspectives de la révolution mondiale », 27 juin 1927, A.H., T 964.
  391. Cité par Iaroslavsky, Corr. Int. n° 85,18 août 1927,27 juin 1927.
  392. Ibidem.
  393. Trotsky à Krestinsky, 12 août 1927,A.H., T 996.
  394. P. Pascal, Russie 1927, Mon Journal de Russie, Lausanne, 1982, p. 118.
  395. Ibidem, p. 119.
  396. Ibidem, p. 120.
  397. Ibidem, p. 123-124.
  398. Ignazio Silone, Sortie de Service, Paris, 1966, pp. 96-98.
  399. Trotsky à Kroupskaia, 17 mai 1928,A.H., T 951.
  400. Pascal, op. cit., p. 129.
  401. Trotsky à Kroupskaia, loc. cit.
  402. La Révolulion défigurée, in D.L.R., p. 179.
  403. Ibidem, p. 178.
  404. J. Erickson, The Soviet High Commando, p. 286.
  405. D.L.R., p. 177.
  406. Ibidem, pp. 185-189.
  407. Trotsky au C.C., 27 juin 1927, A.H., T 962.
  408. Cité par Staline, Sotch.. X, p. 52.
  409. Trotsky devant le C.C. et la C.C.C., D.L.R., p. 210.
  410. Ibidem, pp. 265-269.
  411. Ibidem, pp. 268.
  412. Ibidem, pp. 271-290.
  413. Cf. p. 258.
  414. Corr. Int. n° 85, 18 août 1927, pp. 1164-1166.
  415. « Déclaration des treize » ibidem et A.H., T 993 a.
  416. Ibidem.
  417. Corr. Int. n° 85, p. 1164.
  418. P. Pascal, op. cit., p. 180.
  419. Ibidem.
  420. « Lettre de Moscou : la session du comité central avant, pendant, après », Bulletin communiste n° 20/21, juillet-septembre 1927, p. 333 .
  421. Reiman, op. cit., p. 47.
  422. Zinoviev, « Bilan du plénum d'août », A.H., T 998.
  423. Trotsky à Radek, 20 octobre 1928, A.H.,T 2820.
  424. Cité par Trotsky, « Nouvelle Etape », Œuvres (2e série), p. 43.
  425. Discours à l'exécutif de l'I.C., 27 septembre 1927, A.H., T 3094.
  426. Iaroslavsky, Pravda. 24 juillet ; traduction française « Le nouveau et le vieux bloc de l'Opposition », Corr. Int., n° 81, 3 août 1927, pp. 1102-1104.
  427. B. Souvarine, Staline, p. 398.
  428. Staline, Corr. Int., n° 114,12 novembre 1927, p. 1641.
  429. P. Pascal, op. cit., p. 202.
  430. Trotsky & Zinoviev à la C.C.C. de l'exécutif de l'I.C., 12 septembre 1927, A.H., T 1015.
  431. « Un Point d'Histoire », Cahiers Léon Trotsky n° 4, octobre 1979, pp. 21-35.
  432. V. Serge, M.R., p. 265.
  433. Pravda, 26 octobre 1929.
  434. Zorine à Boukharine, septembre 1927, trad. fr. dans Cahiers Léon Trotsky n° 4, octobre 1979, pp. 23-26.
  435. Trotsky, discours au plénum, 27 septembre 1927, A.H., T 3094.
  436. Ibidem.
  437. Ordjonikidzé, XVe congrès, pp. 437-438.
  438. V.Serge, V.M., p. 173.
  439. V. Serge, M.R., p. 241.
  440. P. Pascal, op. cit., p. 235.
  441. V. Serge, M.R., pp. 238-239.
  442. M.V., III, pp. 272-273.
  443. Ibidem, p. 273.
  444. D.L.R., p. 220.
  445. Staline, Corr. Int., n° 114, 12 novembre 1927, p. 1639.
  446. V. Serge, V.M., p. 173.
  447. V. Serge, M.R., p. 239.
  448. P. Pascal, op. cit., p. 244.
  449. Ibidem, pp. 241 & 245.
  450. Corr. Int. n° 110, 2 novembre 1927, p. 1.
  451. Ibidem.
  452. Kouzovnikov, loc. cit.
  453. Pascal, Bulletin communiste. octobre-novembre 1927.
  454. Ibidem.
  455. V. Serge, M.R., p. 247.
  456. Pascal, op. cit., p. 251.
  457. V. Serge, M.R., p. 247.
  458. Kouzovnikov, loc. cit.
  459. Ibidem & Trotsky, « Demande d'enquête » 8 novembre 1927,A.H., T 1048.
  460. Cité par Reiman, op.cit., pp. 65-67.
  461. M.V., III, p. 275. Voir aussi Trotsky, note, 8 novembre 1 927,A.H., T 3103 a, et lettre du 9 novembre 1927, T 1048.
  462. V. Serge, M.R., p. 352.
  463. Cités par Reiman, op. cit .. pp. 237-242.
  464. Outre les biographies actuelles, on trouvera le meilleur exposé des positions de Trotsky dans « Nouvelle étape », Œuvres, 1 (2e série), pp. 25-50.
  465. V. Serge, V.M., II, pp. 175-176.
  466. Ibidem, p. 176.
  467. Au bureau politique, 9 novembre 1927, A.H., T 1048.
  468. D.L.R., pp. 641-644.
  469. V. Serge, M.R., pp. 250-251.
  470. V. Serge, M.R., pp. 250-251.
  471. P. Naville, Trotsky vivant, p. 23.
  472. Mémoires, p. 91.
  473. Trotsky, « Discours sur la tombe de Joffé », 19 novembre 1927, A.H., T 3108.
  474. Note, 20 novembre 1927 A.H., T 3105.
  475. Pravda, 3 décembre 1927.
  476. Staline, Corr. Int., 17 décembre 1927, p. 1921.
  477. Kamenev, XVe congrès, pp. 251-252.
  478. Comple-rendu du XVe congrès, p. 1337.
  479. Ibidem, p. 1338.
  480. V. Serge, M .R., pp. 253-254.
  481. A. Barmine, Vingt Ans au Service de l'U.R.S.S., Paris 1939, p. 382. On trouve un récit très proche de cet incident dans Rappoport & Alekseiev, High Treason, p. 237.
  482. « Novyi Etap. », A.H., T 3109, traduction française dans « La Nouvelle Etape », Trotsky, Œuvres, I (nouvelle série), p. 26.
  483. Ibidem, p. 29.
  484. Ibidem, p. 33.
  485. Ibidem, p. 39.
  486. Ibidem, p. 45.
  487. Ibidem, p. 48.
  488. Ibidem, p. 48-49.
  489. Ibidem, p. 49.
  490. Pravda, 15 janvier 1928, traduction française dans Œuvres, I (nouvelle série), pp. 54-63. Staline affirme que ces lettres révèlent l'activité « anti-parti » scissionniste de Trotsky.
  491. Paul Scheffer, Sieben Jahre Sowjetunion, Berlin, 1930, pp. 158-161.
  492. M.V., III, pp. 281.
  493. Ibidem, p. 282.
  494. Mémoires d'un bolchevik-léniniste, pp. 121-122.
  495. M.V., III, pp. 283-284.
  496. Ibidem, p. 286.
  497. Ibidem, p. 288-289.
  498. Ibidem, p. 291.
  499. Ibidem, p. 291-292.
  500. Iablonskaia à N.I. & L.D. Trotsky, 26 février 1928, A.H., T 1158.
  501. Lettre de Zinoviev et Kamenev, Pravda, 26 janvier 1928.
  502. Ibidem.
  503. Victor Serge, M.R., pp. 254-255.
  504. Nous revenons, pour ce chapitre, à des sources « privées » les souvenirs de Natalia Ivanovna dans Vie et mort de Trotsky, de Victor Serge, à Ma Vie, et à la correspondance des archives de Harvard.
  505. Deutscher, op cit., II, p. 532.
  506. M.V., III, p. 294.
  507. Ibidem.
  508. Trotsky, lettre circulaire, 16 mai 1928, A.H., T 1470.
  509. Tous ces renseignements proviennent d'une analyse de la correspondance de Trotsky et Sedov contenue dans la « partie ouverte » avant 1980 des archives de Harvard.
  510. M.V., III, p. 296.
  511. Trotsky à I.N. Smirnov, début avril 1928, A.H., T 1255.
  512. Trotsky à Préobrajensky, 24 mai 1928, A.H., T 1516.
  513. Rakovsky à Trotsky, 24 juin 1928, A.H., T 1694 et M.V., III, p. 301.
  514. Trotsky, lettre circulaire, 24 juin 1928, A.H., T 1770.
  515. Trotsky à Rakovsky, 14 juillet 1928, A.H., T 1943.
  516. M.V., III, p. 293, V. Serge, V.M., II, p. 10.
  517. M.V., III, pp. 306-307.
  518. Ibidem, pp. 293-294.
  519. Trotsky, « Léon Sedov » op. cit., 16, pp. 181-182.
  520. M. Lewin, La Paysannerie..., pp. 239 sq.
  521. Ibidem, p. 197.
  522. Lettre du C.C. du 13 février, Pravda, 15 février 1928.
  523. A.H., T 1834, 1901.
  524. Trotsky, lettre circulaire, 4 septembre 1928, A.H., T 1422.
  525. Ibidem, T 1588.
  526. Ibidem.
  527. Pravda, 3 juillet 1928.
  528. Compte-rendu du C.C., A.H., T 1897.
  529. Ibidem, T 1900.
  530. Ibidem.
  531. Intervention de Boukharine au C.C., A.H., T 1901.
  532. VKP(h) Rezoljutsiakh. II, p. 515.
  533. Pravda, 15 juillet 1928.
  534. Compte-rendu, rédigé probablement par Kamenev de son entretien avec Boukharine, A.H., T 1897.
  535. Pravda, 21 septembre 1928. Or le discours d'Ouglanov avait été prononcé le 11 septembre : il avait donc été « retenu » pendant dix jours.
  536. Pravda, 15 & 18 septembre 1928 : les attaques suivent le discours, mais précèdent sa publication.
  537. Pravda, 20 octobre 1928.
  538. Pravda, 28 novembre 1928.
  539. Trotskystes de Moscou à Trotsky, A.H., T 2442.
  540. On trouve un bon résumé de l'épisode dans Daniels, Conscience…, pp. 345-348.
  541. Trotsky à Beloborodov, 23 mai 1928, A.H., T 1509.
  542. A.H., T 3126, La Critique du Projet de Programme, dans une traduction nouvelle, Œuvres, l, nouvelle série, pp. 210-416.
  543. Trotsky à Chatounovsky, 12 septembre 1928, A.H., T 3132, traduction française, dans D.L.R., pp. 221-243.
  544. Ibidem, p. 243.
  545. Trotsky, lettre circulaire, 21 octobre 1928, A.H., T 3146.
  546. Rapport A.H., 15665 (ancienne « partie fermée »).
  547. A.H., T 3117.
  548. Trotsky, Œuvres, I (2e série), p. 217.
  549. Ibidem, p. 281.
  550. Ibidem, p. 282.
  551. Ibidem, p. 283.
  552. Ibidem, p. 284-285.
  553. Ibidem, p. 303.
  554. Ibidem, p. 305.
  555. Ibidem, p. 330-331.
  556. Ibidem, p. 341.
  557. Ibidem, p. 342.
  558. Ibidem, p. 344.
  559. Ibidem, p. 344-345.
  560. Ibidem, p. 353.
  561. Ibidem, p. 375-376.
  562. William Rodney, Soldiers of the International, Toronto, 1968, pp. 169-170.
  563. James P. Cannon, History of American Trotskyism, New York, 1944, pp. 49-51.
  564. La première recherche systématique menée dans la correspondance de Trotsky et Sedov à Alma-Ata est celle d'Isabelle Longuet, La Crise de l'Opposition de gauche en 1928-1929, Paris VIII, mém. de maîtrise, département d'études slaves. Mais sur le contexte du parti et du gouvernement, on a intérêt à se reporter au livre très documenté de Michal Reiman, Die Geburt des Stalinismus, Francfort/M., 1979.
  565. Mratchkovsky à Trotsky, 14 avril l928, A.H., T 1310.
  566. Kievlenko à Sedov, 14 mars 1928, A.H., T 1211.
  567. Trotskystes de Moscou à Trotsky, A.H., T 1175.
  568. Archives Hoover, Fonds Nikolaievsky.
  569. Victor Serge, M.R., p. 227.
  570. Rosa Léviné-Meyer, « Iakovine et Pankratova », in Inside German Communism, Londres, 1977, pp. 209-213.
  571. Lettre de Moscou, septembre 1928, A.H., T 2439.
  572. Lettre de Moscou, 13 septembre 1928, A.H., T 2560.
  573. Lettre de Moscou, 7 septembre 1928,7 septembre 1928, A.H., T 2502.
  574. Lettre de Moscou, fin juillet 1928, A.H., T 2001.
  575. Lettre de Moscou, 1er novembre 1928, A.H., T 2854.
  576. Lettre de Moscou, septembre 1928, A.H., T 2533.
  577. Lettre de Moscou, 13 septembre, A.H., T 2560.
  578. Lettre de Moscou, mi-novembre, A.H., T 2875.
  579. Tsintsadzé à Trotsky, 17 mai 1928, A.H., T 1476.
  580. Lettre de Kiev, novembre 1928, A.H., T 2849.
  581. Livshitz à Trotsky, 28 mai 1 928, A.H., T 1552.
  582. Lettre de Moscou, 22 novembre 1928, A.H., T 2898.
  583. Pravda, 29 février 1928. Piatakov, « Déclaration ».
  584. Antonov-Ovseenko, « Déclaration , Pravda, 4 avril 1928.
  585. Pravda, 31 mai 1928.
  586. Trotsky, lettre circulaire, 28 février 1928. A.H., T 1161. En fait, Sérébriakov avait écrit, mais le 25 février seulement.
  587. Lettre non datée de M. Joffé, A.H., T J090.
  588. Ostrovaskaia à Trotsky, 20 février 1928, A.H., T 1139.
  589. Préobrajensky,« Le cours de gauche », A.H., T 1262.
  590. Ichtchenko à Trotsky, avril l928, A.H., T 1254.
  591. Dingelstedt à Trotsky, 8 juillet 1928, A.H., T 1891.
  592. Smilga à Trotsky, 4 avril 1928, A.H., T 1273.
  593. Valentinov à Trotsky, 14 avriI1928, A.H., T 1309.
  594. Valentinov à Trotsky, 19 avril 1 928, A.H., T 1326.
  595. Kasparova à Trotsky, 30 avril 1928, A.H., T 1377.
  596. Trotsky, lettre circulaire, 9 mai 1928, A.H., T 3112.
  597. Ibidem.
  598. Ibidem.
  599. Ibidem.
  600. Préobrajensky à Trotsky, fin mai 1928, A.H., T 1497.
  601. Préobrajensky, juin 1928, A.H., T 1593.
  602. V.B. Eltsine, 16 mai 1928, A.H., T 1464.
  603. V.B. Eltsine, début juin 1928, A.H., T 1587.
  604. Ibidem.
  605. V.B. Eltsine, début juin 1928, T 1587.
  606. Radek à Trotsky, 18 avril 1928, A.H., T 1325.
  607. Lettre de Kainsk, mai 1928, A.H., T 1404.
  608. Préobrajensky à Trotsky, 2 juin 1928, A.H., T 1606.
  609. Trotsky, lettre circulaire, 24 juin 1928, A.H., T 3114.
  610. Lettre-circulaire de Radek, 24 juin 1928, A.H., T 1780 a.
  611. Projet de déclaration de Radek, 24 juin 1928, ibidem, T 1780 b.
  612. Lettre au VIe congrès de l'I.C.
  613. Dingelstedt à Trotsky, 8 juillet 1928, A.H., T 1891.
  614. V.B. Eltsine à Trotsky, 20 août 1928, A.H., T 2310.
  615. Radek, A.H., T 2324.
  616. I. Longuet, op. cit., p. 93.
  617. Trotsky à Smilga, 4 septembre 1928, A.H., T 2480.
  618. Trotsky à Kasparova, 30 août 1928, A.H., T 2419.
  619. Trotsky à Ashkenazi, 30 août 1928, A.H., T 2420.
  620. Trotsky à Rafail, 10 novembre 1928, A.H., T 2874.
  621. Notes de Kamenev sur sa rencontre avec Boukharine, 11 juillet 1928, A.H., T 1897.
  622. Trotsky à Chatounovsky, 12 septembre 1928, A.H., T 3132.
  623. Anton à Trotsky, 22 septembre 1 928, A.H., T 2630.
  624. Trotsky, lettre circulaire, 21 octobre 1928, A.H., T 3146.
  625. Ibidem.
  626. Ibidem.
  627. Ibidem.
  628. Ibidem.
  629. M.V., III, p. 309.
  630. Ibidem, p. 310.
  631. Ibidem, p. 311.
  632. Ibidem, pp. 311-312.
  633. Ibidem, p. 314.
  634. Lettre de Moscou, 22 mars 1929, Biulleten Oppositsii n° 1, p. 3.
  635. M.V., III, p. 315.
  636. Pravda, 23 février 1929.
  637. Staline « Le groupe Boukharine et la déviation de droite », 9/10 février 1929, Sotch.., XI, p. 319.
  638. Ce chapitre de synthèse fait emprunt à tous les ouvrages cités.
  639. M.V., III, p. 245.
  640. Trotsky, « Pourquoi Staline a vaincu l'Opposition », 12 novembre 1935, Œuvres, 7, pp. 97-107.
  641. [4] Ibidem, p. 102.
  642. Ibidem, p. 103.
  643. M.V., III, p. 254.
  644. Deutscher, op. cit., II, p. 340.
  645. Ibidem.
  646. Ibidem, p. 344.
  647. Ibidem.
  648. Ibidem.
  649. Ibidem.
  650. Ibidem, p. 425.
  651. Ibidem, p. 573-574.
  652. Lettre circulaire, 22 juillet 1928, A.H., T 3126.
  653. Deutscher, op. cit., II, p. 553.
  654. J. Caillosse, La Question du Thermidor soviétique dans la pensée politique de Léon Trotsky, D.E.S. Rennes, 1972.
  655. Ibidem, pp. 89-90.
  656. Ibidem, p. 93.
  657. Ibidem, p. 94.
  658. Trotsky, Mémorandum, 26 novembre 1928, A.H., T 3015.
  659. Trotsky, Note, été 1928, A.H., T 3068.
  660. Ibidem.
  661. Ibidem.
  662. Ibidem.
  663. Contre le Courant, octobre 1928, Œuvres, II.
  664. Trotsky, lettre circulaire, 17 juillet 1928, A.H., T 3125.
  665. Rakovsky à Valentinov, 2 août 1928, A.H., T 2206, traduction française dans Cahiers Léon Trotsky, n° 18, juin 1984, pp. 81-95.
  666. Ibidem, p. 89.
  667. Ibidem, p. 90.
  668. Trotsky, lettre circulaire, 21 octobre 1928, A.H., T 3146.
  669. Trotsky. La Crise du Bloc Centre-Droite, novembre 1928, A.H., T 3144.
  670. Ibidem.
  671. Trotsky à Borodai, 11 novembre 1928, A.H., T 3150.
  672. Ibidem.
  673. Trotsky, « État ouvrier, Thermidor et Bonapartisme », Œuvres, 5, pp. 68-69.
  674. Ibidem, p. 77.
  675. Rakovsky, loc. cit., p. 92.
  676. Deutscher, op. cit., II, p. 587.
  677. Ibidem, p. 589.
  1. Dans son article « On refait un visage au petit Judas », Sovietskaia Rossia. 27 septembre 1987, le docteur en sciences historiques V.M. Ivanov écrit : « En 1917, la fortune du père de Trotsky s'élève à près d'un million [de roubles]. Quand la révolution éclate, le fils aide le père à "faire son beurre" dans la capitale en proie à la famine. » Mais Angelica Balabanova raconte que Trotsky n'avait même pas pu procurer à son père une paire de souliers.
  2. Bajanov assure que l'accident qui coûta la vie à Skliansky fut préparé et exécuté par les services et, plus précisément, Iagoda.
  3. Deutscher écrit à tort, op. cit., II, pp. 227-228, que Trotsky partit en congé à l'été 1922 après avoir refusé le poste de vice-président et profita de ce congé pour achever Littérature et Révolution. Les documents des archives montrent qu'en réalité le congé lui avait été donné en septembre 1922 pour préparer les documents du IVe congrès de l'I.C. et qu'il le fit.
  4. Rappelons que Trotsky souhaitait que le pouvoir soit pris au nom des soviets et à leur initiative, et que Lénine soupçonna pendant un temps cette position de dissimuler une hostilité réelle à l'insurrection. L'histoire lui donna tort et l'insurrection se déroula sous le drapeau des soviets.
  5. Dans une lettre à Albert Treint, le 13 septembre 1931, Trotsky expliquera qu'il fut sollicité par téléphone de signer les thèses une demi-heure avant la réunion : Radek n'avait pas le temps de les lui lire mais l'assura que leur contenu était conforme à ses idées sur la question.
  6. La controverse s'est déroulée en 1959 dans les colonnes du Sotsialistitcheskii Vestnik : l'article de Valentinov a paru dans le n° 2/3 de février-mars, une réponse de N.I. Sedova dans les numéros 8/9 d'août-septembre, une lettre au sujet de Bajanov dans le numéro 12, le tout étant conclu par une mise au point de Souvarine dans le n° 4 d'avril 1960.
  7. On utilise ici T. Nisonger, The Leningrad Opposition of 1925-1926 in the Communist Party of the Soviet Union, thèse, Columbia, 1976, et Gaisinsky, Borba s uklomani ot Generalnoj linii partii, Moscou, 1931. Le premier volume de Challenge of the Left Opposition 1924-1925, New York, 1981, présente les textes essentiels de Trotsky.
  8. Wedding est le nom d'un quartier ouvrier de Berlin où le K.P.D. était aux mains d'une opposition de gauche qui avait un contact avec les oppositionnels russes.
  9. Ia.A. Livshitz sera l'un des condamnés à mort au deuxième procès de Moscou, où il « avouera » sa participation active en tant que « trotskyste » à des crimes et actes de sabotage.
  10. L'« isolateur » est une prison formée de cellules d'isolement où le détenu est en principe seul. Mais le grand nombre de détenus rendait l'isolement impossible et les détenus étaient à plusieurs dans les cellules surpeuplées de ces prisons qui n'étaient « isolateurs » que de nom.