Cinquième partie. Le dernier exil : « Planète sans visa »

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XLIX. Séjour libre en France[modifier le wikicode]

Le 24 juillet 1933, le vapeur italien Bulgaria qui amène de Constantinople Trotsky avec Natalia, ses collaborateurs et son dernier visiteur, s'arrête en mer au petit matin sur instructions de la police marseillaise.[1] Il est alors rejoint au large par une vedette de la police à bord de laquelle est monté Lev Sedov[2]. Déjouant ainsi les journalistes qui les attendent au débarquement à Marseille, Trotsky et Natalia mettent pied à terre dans le petit port de pêche de Cassis où un commissaire de la Sûreté générale notifie à Trotsky un permis de séjour en France qui ne prévoit – agréable surprise – aucune restriction ni aucune condition particulière ...

Ils en repartent aussitôt en voiture, avec un collaborateur de Raymond Molinier, Raymond Leprince et un jeune étudiant militant, Jean de Lastérade, vers leur destination finale en France, laquelle doit rester secrète : il s'agit de Saint-Palais, près de Royan, où ils arrivent dans l'après-midi du 25 après un repos d'une nuit dans la petite bourgade de Tonneins. La villa qui va être le premier domicile français de Trotsky en son dernier exil se trouve à une dizaine de kilomètres au nord de Royan, au-dessus d'une falaise et à proximité d'une plage. C'est une maison isolée au milieu d'un grand jardin et qui, les jours où l'océan est agité, justifie le nom qu'elle porte : « Les Embruns ». Un incendie provoqué par les flammèches échappées d'une locomotive et qui a embrasé les broussailles proches, retarde l'installation et inquiète les arrivants[3]. Mais l'anonymat a été bien respecté et les traces brouillées au débarquement : les envoyés spéciaux des journaux parisiens se ruent pendant un temps vers la petite station thermale de Royat où une « fuite » a annoncé la présence de Trotsky et où certains assureront même qu'ils l'ont « vu » avec le dirigeant soviétique Litvinov !

Jeanne et Véra Lanis, la compagne de Raymond Molinier accueillent les nouveaux arrivants. Le lendemain, Ljova se rend à Saintes pour accueillir Van à la gare. C'est ce dernier qui règle, avec le préfet, à La Rochelle, la question de la résidence légale de Trotsky, laquelle doit, pour les uns et les autres, demeurer secrète. Bientôt d'autres voyageurs de Prinkipo, Rudolf Klement, puis Sara Weber, qui repartira bientôt rejoindre son mari. Outre Jeanne et Véra, chargées de la cuisine et du ménage, on a fait appel à d'autres militants pour aider à assurer les gardes. Yvan Craipeau, un des animateurs des Jeunesses de l'Opposition, l'étudiant en médecine Jean de Lastérade, le métallo Savall, le maître d'internat Jean Beaussier viennent passer quelques semaines et prendre part aux premières discussions sur le « tournant ». Un peu plus tard arrive un militant allemand originaire de Dantzig, Willy Schmuszkovitz, qui enchante tous les hôtes de la maison par son talent de pianiste.

Dès le 27 juillet, un débat a été organisé, entre les camarades présents, sur la nouvelle perspective. Van se souvient des hésitations de Trotsky sur la question « secondaire et subordonnée » du nom de la future Internationale :

« Quatrième Internationale ? Ce n'est pas très agréable. Quand on a rompu avec la Deuxième Internationale, on a changé les fondements théoriques. Ici, non, nous restons sur la base des quatre premiers congrès. On peut aussi proclamer : l'Internationale communiste, c'est nous ! Et nous appeler Internationale communiste (bolcheviks-léninistes). Il y a du pour et du contre. Le titre de Quatrième Internationale est plus net. Il y a peut-être là un avantage pour les larges masses. S'il s'agit de la sélection plus lente des cadres, il y a probablement avantage de l'autre côté : Internationale communiste (bolcheviks-léninistes)[4]. »

Un extrait du procès-verbal de cette réunion « familiale » est publié dans un bulletin intérieur ronéotypé de la section américaine.

Le débat est lancé dans toutes les sections, et Trotsky, désormais, a la possibilité d'y intervenir rapidement et même, à certains égards, directement : c'est un avantage énorme dont il éprouve beaucoup de satisfaction, bien que l'opposition ne se manifeste pas avec une grande vigueur et que le « tournant » soit finalement accepté sans réelle difficulté par la majeure partie des oppositionnels.

L'un des avantages de la résidence en France est, bien entendu, que Trotsky peut maintenant rencontrer militants et responsables, se former une opinion sans avoir besoin d'un intermédiaire, convaincre par la parole au lieu d'écrire, bref, avoir une action militante. Il faut cependant prendre des précautions. Le P.C.F. est menaçant. Dans L'Humanité du 25 juillet, on parle du « boyard contre-révolutionnaire voyageant avec sa valetaille » ; une légende le montre « entouré de ses domestiques » ... Le 25, l'un des rédacteurs les plus répugnants de L'Humanité, P. Laurent-Darnar, a parlé du « repaire » du « nouveau garde blanc », tandis qu'un communiqué du bureau politique a appelé toutes les organisations du parti à « prendre toutes dispositions » pour exprimer leur mépris « pour le renégat » en réplique à sa « provocation ». Parlant de l'arrivée à Marseille, Laurent-Darnar assure : « M. Trotsky, couvé par la flicaille de France, s'avère agent méprisable du gouvernement[5] » Il n'est pas douteux que le P.C.F. peut un jour conduire à la résidence des Trotsky, des agresseurs, voire des tueurs.

C'est cette préoccupation qui explique le luxe de précautions pris pour le choix et l'acheminement des visiteurs, militants ou personnalités privilégiés que Raymond Molinier contacte à Paris et dont il organise le voyage, sans que les intéressés connaissent avant leur arrivée leur destination exacte. Il y a bientôt plusieurs dizaines de personnes qui sont ainsi dans la confidence et connaissent la résidence de Trotsky. Il semble bien qu'aucune fuite ne se soit pourtant produite, malgré des paniques soudaines et des inquiétudes permanentes : la retraite de Saint-Palais ne sera pas connue de la presse, ni du G.P.U., à qui cette information fera d'ailleurs cruellement défaut, au moment de la préparation des procès de Moscou.

C'est Trotsky qui est, au premier chef, responsable des imprudences commises dans ce domaine, mais qui se révéleront finalement sans conséquence. Il insiste beaucoup auprès de ses jeunes camarades pour être mis en contact direct avec des militants communistes, oppositionnels ou susceptibles de le devenir, appartenant à la base, des « ouvriers », y compris, bien entendu, et même surtout quand ils sont encore membres du Parti communiste. Parmi les visiteurs de la maison, on compte des oppositionnels comme l'ostréiculteur Courdavault, d'Oléron, le cheminot du Blanc Louis Saufrignon, le plombier, devenu jardinier, Mary Philippe, l'instituteur Roger Turquois, mais aussi des militants ordinaires du P.C. comme le chauffeur de taxi Cureaudeau et le marchand de vélos Jean Gourbil.

Le gros des visiteurs est composé cependant par les militants des diverses organisations de l'opposition. Ils viennent d'abord pour de simples rencontres, des réunions d'éclaircissements, puis pour des discussions et des concertations. L'Opposition française, la Ligue communiste et, avec elle, l'Opposition internationale, connaissent une nouvelle crise avec les réserves, puis l'hostilité déclarée au tournant du « groupe juif » parisien que va bientôt appuyer un dirigeant de la Nouvelle Opposition Italienne (N.O.I.), Mario Bavassano, dit Giacomi, un ancien de l'appareil militaire de l'I.C. Ils sont soutenus en sous-main par le secrétaire international (du S.I.) le Grec Yotopoulos-Vitte, et rompent en octobre pour constituer l'Union communiste à laquelle ils ont rallié quelques-uns des premiers visiteurs de Trotsky, Lastérade, Beaussier et Savall notamment.

On voit donc beaucoup de monde aux Embruns. A part Raymond Molinier et Ljova qui vont et viennent, la quasi-totalité des militants parisiens importants, Français ou étrangers, viennent séjourner ou seulement passer. On voit Frankel, l'Allemand Bauer (Ackerknecht), l'Italien Blasco (Tresso) et son compatriote Leonetti, tous trois figures de proue du secrétariat international, les Belges Léon Lesoil, géomètre des mines et Georges Vereeken, chauffeur de taxi, tous les deux anciens membres du comité central du Parti communiste belge, le jeune Suisse Walter Nelz (Ost) venu de Zurich à bicyclette[6], le tout jeune Allemand Walter Held, de passage entre Prague et Amsterdam, Pierre Naville, bien entendu, l'Allemand Karl Erde, doublement clandestin, dans la société et dans le K.P.D., ancien responsable du M. Apparat, l'appareil militaire du parti allemand. Il vient aussi une délégation du « groupe juif », dont nous ne connaissons pas la composition, et le jeune Torielli qu'on appelle Pierre Rimbert, qui a quitté la Ligue et combat le tournant, et l'un des militants ouvriers du Nord, Eugène Devreyer.

D'autres militants viennent pour des raisons teehniques. Le docteur Breth, l'oncle de Jirf Kopp, est venu de Reichenberg faire un bilan de la santé de Trotsky et éclaircir, si possible, la question de ses accès de fièvre. Le coiffeur René Lhuillier vient de Paris pour lui couper les cheveux. Jean Meichler et Henri Molinier, comme Maurice Segal et Raymond Leprince, collaborateurs de Raymond Molinier dans les affaires, sont souvent là aussi, en qualité de chauffeurs ou pour des tâches matérielles qui ne manquent pas.

Au moment de la conférence de Paris – dont il sera question dans un chapitre particulier – c'est un défilé, à Saint-Palais, de représentants des différentes organisations socialistes de gauche, avec plusieurs responsables de l'I.L.P. (Independent Labour Party) britannique, Jennie Lee, John Paton, C.A. Smith, les Néerlandais de l'O.S.P. (Parti socialiste indépendant), Jacques de Kadt et P.J. Schmidt, et, venu seul, le dirigeant du R.S.A.P. (parti révolutionnaire socialiste ouvrier) néerlandais, Henk Sneevliet, et celui du Parti socialiste ouvrier allemand, le S.A.P., Jakob Walcher, vieux militant syndical massif et solide ; un peu plus tard, c'est l'économiste du S.A.P., Fritz Sternberg, avec qui Trotsky discute pendant plusieurs jours de la situation mondiale.

André Malraux vient le 7 août ; les deux hommes ont deux entretiens successifs et parcourent ensemble les vastes horizons. Sur la base des éléments donnés par Malraux, van Heijenoort et Jean Beaussier, Gérard Roche a fait une mise au point : les deux hommes ont parlé de l'art, du cinéma et de la danse, du christianisme, des rapports entre communisme et individualisme, de la campagne de Pologne en 1921, de la situation mondiale, de la mort – dans laquelle Trotsky voit « un décalage d'usure, celle du corps et celle de l'esprit », sans quoi il n'y aurait pas de résistance et la mort serait simple[7].

Trotsky reçoit aussi la visite de Maurice Parijanine, le traducteur en français des grandes œuvres du début de l'exil, celle de l'ingénieur américain John Becker, qui est devenu l'un des principaux agents d'information et de liaison de Sedov avec l'U.R.S.S. Un autre visiteur est Julian Gumperz, ex-militant du parti allemand, candidat au financement d'une revue commune des groupes d'opposition.

Un élément nouveau dans la vie de Trotsky à cette époque, c'est la détérioration de ses relations, tant personnelles que politiques, avec Raymond Molinier, et la crise sérieuse qui les oppose. D'abord parce que Molinier a eu une attitude ambiguë avec les adversaires du tournant. Ensuite parce que Trotsky est informé pour la première fois concrètement, par un homme en qui il a toute confiance, l'Italien Blasco, de la nature – violences et chantage – des méthodes employées, pour faire de l'argent, par l'Institut français de recouvrement qui est le bastion des « affaires » de Molinier.

Guéri de son lumbago, Trotsky connaît à Saint-Palais quelques semaines de très bonne santé et d'activité intense. Il sort peu cependant, seulement pour de brèves promenades en voiture sur les chemins entre les vignes. Mais il passe plus de temps dans le jardin où il joue beaucoup avec les deux bergers allemands amenés par Raymond Molinier pour la garde, Benno et Stella. A la fin d'août pourtant, il est repris par de nouveaux accès de la fièvre mystérieuse dont il n'a jusqu'à présent souffert que dans les moments de tension, au cours de batailles politiques intenses. Il passe des journées entières au lit, ruisselant de sueur, et écrit à Natalia, partie quelques semaines pour se soigner et visiter des amis, des lettres plutôt mélancoliques.

C'est avec joie qu'il a retrouvé Ljova, à cause de qui il a vécu, sans le dire, des mois d'angoisse, dans les derniers temps de son séjour allemand et après la mort de Zinaida. Les retrouvailles ont sérieusement rapproché le père et le fils, dont l'accord politique sur le tournant et ses conséquences semble avoir été total, par-dessus le marché. Le 19 septembre 1933, à la veille du départ de Ljova pour Paris, Trotsky écrit à Natalia cet émouvant aveu :

« Je regrette que Ljova s'en aille ; ici, on me traite très bien, mais, tout de même, il n'y a personne qui soit tout à fait mien[8]. »

C'est Ljova qui soulève, dans une des lettres échangées à la hâte entre les deux hommes pendant l'été, la nécessité d'une clarification de ce qu'il appelle « la question russe », loin, selon lui, d'avoir été réglée par l'affirmation de la nécessité d'un « nouveau parti bolchevique ». La formation en U.R.S.S. d'un nouveau parti n'implique-t-elle pas la perspective d'une « nouvelle révolution » ? Ne faudra-t-il pas arracher par la force le pouvoir à la bureaucratie, même s'il ne s'agit pas d'une révolution sociale ? Ne serait-il pas nécessaire, à la lumière de la nouvelle orientation, de revenir sur la question de la nature sociale de l'Union soviétique pour aider les militants qui, sur ce point au moins, ne voient plus clair[9] ?

Trotsky, pendant ces semaines, a finalement tranché la question de ce que sera son prochain travail et s'est décidé pour un Lénine qui devrait être l'œuvre de sa vie. Il a commencé à rassembler des matériaux et à penser à l'architecture générale de l'œuvre, mais se rend aux arguments de Ljova, sans résistance, et consacre les dernières semaines de son séjour à Saint-Palais – les heures du moins où la fièvre l'épargne – à l'élaboration du travail que lui a demandé Ljova et qu'il titre « La IVe Internationale et l'U.R.S.S. La nature de classe de l'Etat soviétique[10]. »

Polémiquant un peu tous azimuts – contre Lucien Laurat, Simone Weil, Urbahns et tous les anciens communistes qui s'efforcent peu ou prou de donner une définition nouvelle de la nature de l'Etat soviétique, il place au centre de son analyse celle de la bureaucratie dont il considère qu'elle n'est pas une classe et que son monopole du pouvoir en U.R.S.S. ne modifie pas le caractère social « ouvrier » des bases de l'économie et de la société dans ce pays. Il écrit :

« La classe, pour un marxiste, représente une notion exceptionnellement importante et d'ailleurs scientifiquement définie. La classe se détermine non pas seulement par la participation dans toute la distribution du revenu national, mais aussi par un rôle indépendant dans la structure générale de l'économie, par des racines indépendantes dans les fondements économiques de la société. Chaque classe (féodaux, paysannerie, petite bourgeoisie, bourgeoisie capitaliste, prolétariat) élabore ses formes particulières de propriété[11]. »

Or la bureaucratie ne présente, selon lui, aucun des traits sociaux qui permettent de la considérer comme une classe :

« Elle n'a pas de place indépendante dans le processus de production et de répartition. Elle n'a pas de racines indépendantes de propriété. Ses fonctions se rapportent, dans leur essence, à la technique politique de la domination de classe. La présence de la bureaucratie, avec toutes les différences de ses formes, et de son poids spécifique, caractérise tout régime de classe. Sa force est un reflet. La bureaucratie, indissolublement liée à la classe économiquement dominante, est nourrie par les racines sociales de celle-ci, se maintient et tombe avec elle[12]. »

A ceux qui, comme Lucien Laurat, s'appuient sur le fait que la bureaucratie dévore une part importante du revenu national, pour la définir comme une nouvelle « classe exploiteuse », Trotsky répond que la bureaucratie existe aussi dans les pays capitalistes où elle engloutit aussi une part importante du revenu national, sans constituer pour autant une classe indépendante de la classe dominante. Sur la bureaucratie stalinienne, il écrit :

« Elle engloutit, dissipe et dilapide une partie importante du bien national. Sa direction revient extrêmement cher au prolétariat. Elle occupe une situation extraordinairement privilégiée dans la société soviétique, non seulement au sens de droits politiques et administratifs, mais aussi au sens d'énormes avantages matériels. Cependant les appartements les plus grands, les beefsteaks les plus saignants et même les Rolls-Royce ne font pas encore de la bureaucratie une classe dominante indépendante[13]. »

Après avoir souligné que l'inégalité sociale est une forme inévitable dans un régime de transition de « l'héritage monstrueux du capitalisme », il écrit :

« La bureaucratie ébranle les attaches morales de la société soviétique, engendre un mécontentement aigu et légitime des masses et prépare de grands dangers. Néanmoins, les privilèges de la bureaucratie en eux-mêmes ne changent pas encore les bases de la société soviétique, car la bureaucratie tire ses privilèges, non de certains rapports particuliers de propriété, propres à elle, en tant que "classe", mais des rapports mêmes de possession qui furent créés par la révolution d'Octobre[14]. »

Sur l'analyse de l'Union soviétique dans son état du moment, il conclut :

« Quand la bureaucratie, pour parler simplement, vole le peuple ..., nous avons affaire non pas à une exploitation de classe, au sens scientifique du terme, mais à un parasitisme social, quoique sur une très grande échelle[15]. »

Pour être parfaitement clair avec les perspectives, il ajoute :

« Si aujourd'hui en U.R.S.S. apparaissait au pouvoir un parti marxiste, il restaurerait le régime politique, changerait, purifierait et dompterait la bureaucratie par le contrôle des masses, transformerait toute la pratique administrative, introduirait une série de réformes capitales dans la direction de l'économie, mais en aucun cas il n'aurait à accomplir un bouleversement dans les rapports de propriété. c'est-à-dire une nouvelle révolution sociale[16]. »

L'appareil stalinien défend certes le régime né d'octobre, qui est la source de ses privilèges, par ses méthodes propres, mais il en prépare l'effondrement avec l'étranglement du parti et des syndicats qui signifient l'atomisation du prolétariat, l'étouffement administratif des antagonismes sociaux. A l'avenir, la véritable guerre civile pourrait éclater, « non pas entre la bureaucratie stalinienne et le prolétariat », mais entre « le prolétariat et les forces actives de la contre-révolution » et ce serait alors la victoire du parti prolétarien sur la contre-révolution qui assurerait l'élimination de la bureaucratie.

Trotsky ne croit pas à la possibilité pour le pouvoir soviétique de se maintenir longtemps sur la base des seules forces de classe intérieures : l'avenir de l'U.R.S.S., il le répète encore, dépend de la victoire de la révolution mondiale – et la victoire de celle-ci dépend de la formation de nouveaux partis communistes et de la nouvelle Internationale qu'il s'est décidé à appeler « IVe Internationale ».

C'est cette dernière qui constitue pour lui la clé de l'avenir, y compris du destin de l'Union soviétique :

« Le jour où la nouvelle Internationale montrera aux ouvriers russes non pas en paroles, mais dans l'action, qu'elle est, et elle seule, pour la défense de l'Etat ouvrier, la situation des bolcheviks-léninistes à l'intérieur de l'Union soviétique changera en vingt-quatre heures. La nouvelle Internationale proposera à la bureaucratie stalinienne le front unique contre les ennemis communs. Et si notre Internationale représente en soi une force, la bureaucratie ne pourra pas, à la minute du danger, se refuser au front unique. Que restera-t-il alors des mensonges et des calomnies accumulés pendant de nombreuses années[17]? »

Cette mise au point sur l'Union soviétique, réclamée par Ljova, vient clore pratiquement la période de Saint-Palais.

Nous avons peu d'éléments sur le voyage qui a suivi l'été de Saint-Palais, une détente recommandée par les médecins et souhaitée vivement par Natalia et L.D. comme un séjour à deux dans la solitude. Revenue de Paris en voiture le 8 octobre avec Henri et Raymond Molinier, Natalia retrouvait un L.D. qui n'avait pas encore changé son aspect physique pour s'assurer l'anonymat dans leur escapade. Ce n'est que le 9 au matin, après avoir renoncé à se teindre les cheveux, que Trotsky rasa lui-même sa barbiche, ce qui, effectivement, le rendait difficilement reconnaissable.

A 11 heures du matin, le couple Trotsky prend la route, avec Henri Molinier et Jean Meichler. Ils arrivent à Bordeaux à 16 heures et s'y arrêtent, du fait d'une avarie de moteur : ils vont coucher à l'hôtel Faisan, place de la Gare. Après une vaine attente pour la réparation de la voiture, les voyageurs se décident à en louer une autre et repartent le 11 octobre, passant la nuit à Mont-de-Marsan. Ce n'est que le 12 qu'ils arrivent à Bagnères-de-Bigorre. Henri Molinier, reparti pour Paris, est remplacé par Jeanne, qui arrive le 17 octobre. Nous savons que Trotsky continue de lire les journaux, mais s'abstient totalement d'écrire. Nous savons qu'ils ont fait une excursion à Lourdes, ce qui l'amènera à écrire un peu plus tard dans son Journal d'Exil :

« Quelle grossièreté, quelle impudence, quelle vilenie ! Un bazar aux miracles, un comptoir commercial de grâces divines. La grotte elle-même fait une impression misérable. C'est naturellement là le calcul psychologique des prêtres : ne pas effrayer les petites gens par les grandioses dimensions de l'entreprise commerciale : les petites gens craignent une vitrine trop magnifique. En même temps, ce sont les plus fidèles et les plus avantageux acheteurs. Mais le meilleur de tout, c'est cette bénédiction du Pape, transmise à Lourdes... par la radio. Pauvres miracles évangéliques, à côté du téléphone sans fil !.. Et que peut-il y avoir de plus absurde et de plus repoussant que cette combinaison de l'orgueilleuse technique avec la sorcellerie du super-druide de Rome ! En vérité, la pensée humaine est embourbée dans ses propres excréments[18]. »

Après ce séjour de repos, les voyageurs, toujours accompagnés de Meichler, prennent le 31 octobre l'autobus du retour pour Tarbes et, de là, pendant la nuit, le train pour Orléans où Raymond Molinier les attend en voiture. Tandis que Jean Meichler continue sur Paris, Raymond conduit les deux voyageurs à Barbizon, dans la villa louée pour eux par Henri Molinier, qui les attend sur place avec Van, le 1er novembre 1933.

C'est encore Van qui décrit la maison, aujourd'hui démolie, à la lisière de la petite ville de Barbizon, en Seine-et-Marne, à une cinquantaine de kilomètres de Paris, connue par ses peintres et extrêmement calme alors. Il écrit :

« Henri Molinier avait loué une villa qui se trouvait sur un petit chemin longeant la forêt. La villa Ker-Monique avait deux étages ; les pièces étaient petites, les escaliers et les couloirs étroits. Nous nous sentions entassés dans cette maison, ce n'était plus l'espace de Prinkipo ou de Saint-Palais. La chambre et le bureau de Trotsky étaient au premier étage. Le jardin n'était pas grand. La villa n'était guère qu'un pavillon de banlieue, mais l'endroit était calme[19]. »

L'immense supériorité de la nouvelle demeure est évidemment dans sa proximité de Paris et la grande facilité des déplacements, en voiture ou en autobus, qui permettent d'éviter les foules des gares de chemin de fer. Du coup, le mode de vie est presque à l'opposé de celui de Saint-Palais. Il n'y a plus de visiteurs, même camarades. La population permanente de la maison est composée de L.D. et Natalia, Rudolf Klement, Sara Weber, Jean van Heijenoort et sa compagne, Gaby Brausch, qui s'occupe de la cuisine et du ménage avec Natalia, et avec l'aide, une fois par semaine, de Barbara, de son vrai nom Deborah Seidenfeld-Stretielski, compagne de Blasco, appelée « la Blascotte ». En février, il faut tout réorganiser. Sara Weber est rentrée précipitamment aux Etats-Unis. Van et Gaby vont se fixer à Paris où les attendent des tâches politiques. A leur place viennent s'installer Otto Schüsster et sa femme Gertrud Schröter ; un militant polonais, Max Gavenski, vient de temps en temps pour dactylographier en russe[20].

Les seuls visiteurs sont des visiteurs réguliers : Henri Molinier, qui connaît la villa puisqu'il l'a trouvée et louée, Ljova et Jeanne qui viennent le plus souvent en voiture, afin de mieux repérer et semer d'éventuels suiveurs indiscrets. Trotsky ne se prive pas de prendre personnellement des contacts. Seulement c'est lui qui se déplace désormais, une fois, parfois deux fois par semaine, pour se rendre à Paris, à des rendez-vous arrangés pour lui par Ljova.

Dans les cas les plus importants, les rencontres ont lieu dans l'appartement de Gérard Rosenthal, mais il a également des rendez-vous dans certains cafés de la porte d'Italie, à d'autres domiciles privés et même dans le local de la Ligue communiste, où, sans être vu, grâce à des portes entrouvertes, il assiste à des discussions politiques qui lui apprennent beaucoup.

Il n'est sans doute pas possible de dresser la liste complète de ses rencontres. Du mouvement oppositionnel il a voulu connaître les provinciaux et particulièrement les ouvriers du Nord Albert Cornette, Devreyer. Il a des réunions avec le secrétariat international, celui de la Ligue française, et celui de l'organisation allemande où il rencontre pour la première fois le jeune Allemand des Sudètes Erwin Wolf.

Pour les autres, il faut se contenter d'énumérer les personnes mentionnées dans la correspondance de Sedov. La députée communiste allemande Maria Reese, amie d'Ernst Torgler, responsable de la fraction K.P.D. au Reichstag, en train de rompre avec ce dernier parti. L'ancienne secrétaire de Rosa Luxemburg, Fania Jezerskaia, qui offre ses services techniques. L'homme d'affaires du pays sudète Friedrich Bergel, qui finance le mouvement et y milite aussi sous le nom de Barton. L'avocat Otto Neustedtl, dit Erich Löffler, du même groupe de Reichenberg, le « groupe Rops », formé d'hommes de professions libérales qui collectent beaucoup d'argent. Le vieux militant communiste juif Hershl Mendel Sztokfisz, venu de Pologne, où il est l'un des dirigeants de l'Opposition. Le député socialiste belge Paul-Henri Spaak, leader de la gauche du parti ouvrier (P.O.B.). Le journaliste Willi Schlamm a ouvert à Trotsky la porte du prestigieux hebdomadaire allemand de Prague, Neue Weltbühne. Ce dernier va aussi rencontrer à sa demande le jeune socialiste italien Carlo Rosselli, fondateur et dirigeant du mouvement Giustizia e Libertà , les anciens dirigeants du K.P.D. et de la Gauche allemande, Ruth Fischer et Maslow, et son ancien secrétaire à Prinkipo, Robert Ranc. Des personnalités de « gauche » du mouvement ouvrier français, comme Simone Weil et Daniel Guérin. On peut ajouter à cette liste les noms des visiteurs étrangers membres de l'opposition, comme le jeune Belge Georges Fux ou l'Américain Albert Glotzer.

Certaines de ces rencontres ont été couronnées de succès. Trotsky certes n'a convaincu – le voulait-il ? – ni Paul-Henri Spaak ni Carlo Rosselli, mais il a décidé au travail en commun et Ruth Fischer et son compagnon Maslow. Il a gagné à sa fraction l'Allemande Maria Reese et convaincu de la justesse du « tournant » le vétéran venu de Pologne. Cette activité, ses succès personnels contribuent sans doute beaucoup à son moral : pour la première fois depuis des années, il occupe un poste qui lui permet de contribuer directement et personnellement à la construction de l'organisation, de payer de sa personne, de collaborer directement à la marche en avant.

Cette situation était-elle durable ? On peut en douter. Les adversaires de Trotsky ne le lâchaient pas des yeux. Au lendemain des violentes manifestations communistes du 9 février 1934, la presse hitlérienne lançait une violente campagne contre lui, le présentant comme l'instigateur des « troubles et de l'agitation » en France. Son ancien secrétaire Jan Frankel, avec qui il était en contact suivi et qu'il avait chargé d'explorer les possibilités d'un « travail de fraction » à l'intérieur de la S.F.I.O., reconnu par un policier parmi les manifestants du 12 février à Paris, fut aussitôt expulsé de France. Le cercle, en fait, se resserre sur lui.

De la part du gouvernement français, Trotsky ne peut raisonnablement s'attendre à ce qu'il ferme les yeux sur son activité, aussi discrète soit-elle, comme l'ont fait les gouvernements à direction radicale qui se sont succédé depuis son arrivée en France. Après la démission de Daladier, au lendemain de l'émeute des Ligues, le 6 février 1934, l'ancien président de la République Gaston Doumergue a constitué le 9 février un « gouvernement d'union » qui ne comprend, bien entendu, ni socialistes ni communistes. Le maréchal Pétain est ministre d'Etat ; le ministre de l'Intérieur est Albert Sarraut, radical, auteur de la célèbre formule : « Le communisme, voilà l'ennemi. » L'aggravation des tensions politiques et sociales rend l'asile de Trotsky de plus en plus précaire.

Il restait encore à Trotsky à vivre à Barbizon un épisode particulièrement douloureux pour lui : la double capitulation des derniers des « vieux » de l'opposition maintenus en déportation par Staline, L.S. Sosnovsky, dont la lettre de renonciation – un authentique reniement – parut dans la Pravda du 9 février et surtout Khristian Georgévitch Rakovsky, dont le télégramme fut publié le 20 février. Immédiatement prévenu, Trotsky fait, dès le 21 février, une déclaration sur la capitulation de son vieil ami. Il écrit :

« Rakovsky n'a nullement "capitulé" dans le sens de Zinoviev, Kamenev et consorts. Il n'a pas renié un seul mot des idées au nom desquelles il combattait avec nous. Il n'a pas reconnu de prétendues fautes commises par l'Opposition de gauche. Il n'a pas proclamé la justesse de la politique dirigeante. Dans les conditions de l'U.R.S.S. que nous connaissons tous, ce trait essentiel de la déclaration de Rakovsky est d'une éloquence exceptionnelle. Il ne fait qu'accentuer le fait que Rakovsky, théoriquement et politiquement, n'a rien à abdiquer ni à abjurer de son passé.[21] »

Rakovsky déclare arrêter un combat qu'il avait en fait cessé depuis des années, dans un isolement absolu et sans aucune perspective. Il faut bien entendu, selon Trotsky, non seulement regretter, mais condamner cette déclaration. Mais c'est peut-être avec un certain soulagement qu'il écrit :

« Nous enregistrons la déclaration purement formelle du vieux lutteur qui, par toute sa vie, a montré son dévouement inébranlable à la cause révolutionnaire, nous l'enregistrons avec douleur et nous passons à l'ordre du jour, c'est-à-dire la lutte doublement vigoureuse pour de nouveaux partis de la nouvelle Internationale.[22] »

En fait, Trotsky a été abusé par l'extrait publié, peut-être à dessein, du télégramme de son ami, et il est difficile, après la publication du texte intégral de la déclaration de Rakovsky dans les Iszvestia du 23 février, d'écrire qu'il ne s'agit pas d'une « capitulation » : c'est probablement pour cette raison que, fait sans précédent, The Militant du 10 mars publie le texte amputé de ses deux premiers paragraphes.

Trotsky n'a maintenant plus d'illusions. Le 19 mars 1934, il écrit à son fils :

« Au moment même de la victoire de Hitler en Allemagne, nous allions répétant – et avons répété ensuite plus d'une fois – que sans succès de la révolution en Occident, le régime bureaucratique sur le terrain du socialisme national ne pourrait que se renforcer en U.R.S.S. Les quinze mois écoulés ont confirmé cette prévision. La reddition de Rakovsky et de Sosnovsky représente l'une des manifestations de la réaction nationale ou plutôt du désespoir international. On ne peut tenir les positions des communistes internationalistes aujourd'hui que si l'on garde sous les yeux la perspective mondiale. ... Les anciens oppositionnels en U.R.S.S. étaient hermétiquement coupés de ces perspectives. Leur capitulation est bien entendu pour nous un certain coup moral, mais si l'on pense à toute l'affaire et à la situation individuelle de chacun d'eux vivant littéralement dans une bouteille cachetée – on n'a jamais rien vu de semblable dans l'histoire mondiale du mouvement révolutionnaire –, alors on sera forcément plutôt étonné qu'ils aient tenu ou tiennent sur leur position jusqu'à maintenant[23]. »

Le 31 mars, il revient en public sur la question et, après avoir fait quelques points d'histoire et rappelé les conditions de détention de Rakovsky, il poursuit :

« La déclaration de Rakovsky est l'expression d'un désespoir et d'un pessimisme subjectif. Est-il possible de lutter pour le marxisme quand la réaction triomphe sur toute la ligne ? On peut, sans aucune exagération, dire que c'est grâce à Hitler que Staline a vaincu Rakovsky. Cependant cela signifie seulement que la voie choisie par Rakovsky conduit au néant politique. ... En Rakovsky, nous regrettons l'ami politique perdu. Mais nous ne nous sentons pas affaiblis par sa défection, laquelle, bien qu'elle constitue une tragédie personnelle, apporte une confirmation politique irréfutable de la justesse de notre analyse. L'Internationale communiste est morte en tant que facteur révolutionnaire. Elle n'est capable que de corrompre les idées et les caractères.[24] »

Le coup est pourtant très dur avec la disparition de l' « ami de trente ans », irrémédiablement perdu, dont Trotsky entrevoit peut-être, sans l'imaginer vraiment, le sort tragique qui sera le sien.

C'est en tout cas un signe infaillible de la profondeur de sa douleur que l'ordre donné à Van, quelques jours plus tard, de brûler, avec de vieux papiers, la photo de « Rako » déporté, envoyée par ce dernier en 1932 : « Tenez, vous pouvez brûler cela aussi[25]. »

Dans son Journal d'Exil, à la date du 25 mars 1935, il écrit avec une totale lucidité :

« Rakovsky était au fond mon dernier lien avec l'ancienne génération révolutionnaire. Après sa capitulation, il n'est resté personne. Bien que ma correspondance avec Rak-ovsky eût cessé – pour raisons de censure – à partir de mon exil, néanmoins, la figure de Rakovsky était restée un lien en quelque sorte symbolique avec les vieux compagnons de lutte. Maintenant il ne reste personne. Le besoin d'échanger des idées, de débattre ensemble des questions, ne trouve plus, depuis longtemps, de satisfaction. Il ne reste qu'à dialoguer avec les journaux, c'est-à-dire à travers les journaux, avec les faits et les opinions.[26] »

C'est, semble-t-il, accidentellement, qu'a éclaté, en avril 1934, « l'affaire Trotsky », même si son développement et son exploitation n'ont pas relevé du hasard. Au point de départ, il y a d'abord là curiosité, voire l'inquiétude, provoquées à Barbizon, toute petite ville, par des hôtes bizarres ayant des accents étrangers, qui vivent repliés sur eux-mêmes, boivent beaucoup de lait et ne fréquentent guère la population locale. On murmure qu'il s'agit de trafiquants, voire de faux-monnayeurs, on parle de « drogue » et de « traite des blanches ». Les gendarmes de la brigade de Ponthierry – dont Barbizon dépend – sont alertés, intrigués à leur tour. Ils commencent à exercer sur les habitants de la villa une surveillance discrète, attendant patiemment un prétexte pour une intervention qui leur permettrait d'en savoir plus[27].

L'occasion leur en est fournie par une double négligence de Rudolf Klement. Circulant sans éclairage sur son vélomoteur dans la soirée du 12 avril, il est interpellé par les gendarmes de Ponthierry et ne peut produire de papiers d'identité ; il est alors gardé à vue dans les locaux de la gendarmerie où l'on examine avec intérêt et stupeur les documents dont il est porteur, à savoir le courrier de Trotsky adressé à Trotsky ou Sedov, à la poste restante de la rue du Louvre à Paris, d'où il revient. Des lettres de, Bruxelles, concernant le travail russe, d'Athènes, de Plzen, des Etats-Unis, des bulletins intérieurs divers, « des documents volumineux » en russe[28]. C'est plus qu'il n'en faut.

Aucun doute n'est possible pour les gendarmes de Ponthierry : ils ont mis la main sur le repaire de Trotsky. Alerté par leurs soins, le procureur de la République de Melun s'adresse immédiatement au contrôleur général des services administratifs, au ministère de l'Intérieur, afin de savoir dans quelles conditions exactes Trotsky a été autorisé à résider en France. Malveillant ou mal informé, le fonctionnaire qu'il obtient au téléphone lui assure que Trotsky a bel et bien été autorisé à résider en France pour raisons de santé, mais à la condition expresse de s'établir en Corse. Cette information est fausse, et plusieurs hauts responsables de la police sont parfaitement informés de sa résidence à Barbizon – à laquelle ils ont donné leur accord, l'ensemble des négociations ayant été menées entre Henri Molinier et un haut fonctionnaire de la Sûreté générale, Henri Cado. Mais aucun des fonctionnaires informés ne démentira publiquement la version invoquée de l'infraction à la résidence autorisée en Corse seulement.

Pendant la nuit, des conversations téléphoniques entre le procureur général, le préfet de Seine-et-Marne et de hauts responsables de la Sûreté générale aboutissent à la décision d'organiser une descente de justice à la villa Ker-Monique, pour s'y assurer de l'identité de ses habitants, dans le cadre d'une information ouverte pour la circonstance, contre Klement « et autres », pour « vol, complicité et recel ». Interrogé par le procureur, Trotsky dément avec indignation la version de l'autorisation de séjour limitée à la Corse. Peu importe cependant que le procureur le croie ou ne le croie pas, vérifie ou ne vérifie pas au bon endroit, à la Sûreté générale. Il est trop tard : prévenus par l'écrivain André Billy, les reporters de la grande presse s'abattent sur Barbizon. Il est désormais difficile, pour des fonctionnaires couards, de rétablir la vérité, et ils ne la rétabliront pas.

Trotsky racontera avec humour, un an plus tard, ce qu'il appelle alors « l'assaut des pouvoirs à Barbizon » :

« Ce fut le plus comique quiproquo qu'on puisse imaginer. L'opération était dirigée par Monsieur le procureur de la République de Melun – un haut personnage du monde de la justice – accompagné l'un petit fonctionnaire du tribunal, d'un greffier écrivant à la main, d'un commissaire de la Sûreté générale, de mouchards, de gendarmes, de policiers, au nombre de plusieurs dizaines. L'honnête Benno, la molosse, tirait éperdument sur sa chaîne. Stella lui faisait écho de derrière la maison. Le procureur me déclara que toute cette armée était venue à cause ... d'une motocyclette volée. ... II était bien le procureur de la République ! Ces hauts dignitaires, il ne faut jamais les regarder de trop près. II s'était présenté chez moi, soi-disant pour une affaire de motocyclette volée ..., mais me demanda d'emblée quel était mon vrai nom. ... De tous ces visiteurs, seul le greffier, un vieil homme, donnait une impression sympathique. Quant aux autres[29] ... »

Le procureur constate que le passeport de Trotsky comporte la mention « autorisé à résider en Seine-et-Marne » apposée par la Sûreté générale, et le précise dans son rapport. La presse, elle, se déchaîne : Trotsky a reçu le procureur avec deux revolvers sur son bureau, s'est vanté d'être « un vieux conspirateur », parle de « la vie étrange dans la maison », de son activité en faveur de la IVº Internationale, preuve qu'il poursuit sur le territoire français des activités politiques incompatibles avec son statut d'étranger ! Le comble de la lâcheté est atteint quand, le même 16 avril, sur proposition du ministre de l'Intérieur Albert Sarraut, le Conseil des ministres décide d'annuler l'autorisation de séjour en France de Trotsky, « ce dernier n'ayant pas observé les devoirs de neutralité politique comme il s'y était engagé au moment où on lui accordait l'hospitalité en France[30].

Ainsi se termine ignominieusement le « séjour libre » de Trotsky en France démocratique, par une décision qui satisfait la presse nazie. Van a raconté les derniers jours à Barbizon, le départ clandestin de Trotsky, dans la soirée du 15 avril et son installation secrète dans un pavillon de Lagny, loué par Sedov à titre de précaution, le siège de « Ker-Monique » par les journalistes auxquels il donne le change, son opération d'intoxication des inconnus qui ont mis sur écoutes le téléphone de la maison. Il raconte aussi la foule haineuse du dimanche, les forcenés qui tentent d'escalader la grille et hurlent leurs menaces : il confesse que, pendant toutes les années vécues près de Trotsky, c'est seulement en ces jours qu'il eut peur[31].

Le gouvernement français s'est mis dans une situation difficile. Il cherche un compromis. Formellement expulsé, Trotsky ne le sera pas en fait et ne sera pas non plus interné. Après avoir, semble-t-il, envisagé de l'envoyer à Madagascar ou à la Réunion, le gouvernement Doumergue décide qu'il pourra rester sur le territoire dans des conditions agréées par les autorités qu'elles lui laissent proposer lui-même.

Expulsé juridiquement sans l'être physiquement, vivant en France sans visa, privé de ressources et de toute possibilité d'en appeler à une opinion publique intoxiquée par les clameurs chauvines qui dénoncent en lui l'homme couvert de sang qui a « trahi » les Alliés à Brest-Litovsk, il n'a jamais été aussi démuni et presque sans défense.

Il ne baisse pourtant pas les bras.

L. Première percée avec les « quatre »[modifier le wikicode]

Après avoir expliqué la portée du tournant qu'il proposait, Trotsky s'est personnellement mis au travail comme le lui permettaient les nouvelles conditions de sa résidence.[32]

Il est nécessaire, à ce point du récit, de l'interrompre au moment de la décision d'expulsion pour tenter de dresser un bilan de ses efforts pour établir les fondations de la IVe Internationale.

Dès son installation en France, profitant de la liberté de manœuvre qui lui est laissée initialement par le secret de son séjour, il s'est tourné vers les organisations socialistes de gauche pour chercher à construire avec elles ou à partir d'elles le cadre nécessaire à la nouvelle Internationale et à de nouveaux partis.

Les organisations socialistes de gauche sont, à cette époque, nombreuses et variées. L'Independent Labour Party (l'I.L.P.)[33] est la plus ancienne. Ce parti, fondé en 1898, a été lui-même à l'origine du Labour Party auquel il est resté adhérent jusqu'en 1932, puis « désaffilié » après la crise du Labour qui a suivi le ralliement de son chef Ramsay MacDonald à la politique d'Union nationale. En 1933, l'I.L.P., sous la poussée d'une base ouvrière frustrée d'espérances par la défaite électorale du Labour et l'absence de perspectives, semble hésiter entre un cours révolutionnaire autonome, confusément exprimé par une génération de jeunes comme Fenner Brockway et un rapprochement avec l'Internationale communiste qui lui fait une cour assidue par-dessus la tête du P.C. britannique.

Deux des organisations socialistes de gauche les plus importantes sont aussi les plus récentes. Le S.A.P. allemand[34] a compté jusqu'à 30 000 membres avant l'avènement de Hitler, bien qu'il n'ait jamais réussi à avoir d'audience électorale[35]. Il vient de passer sous la direction d'un groupe de communistes oppositionnels venant de la K.P.O. opposition du P.C. - brandlérienne, animé par Walcher et Frölich, ce dernier interné début 1933[36]. Ses Jeunesses sont animées par le jeune Willy Brandt. Né au début de 1932 d'une scission à gauche du parti social-démocrate néerlandais, l'O.S.P. - parti socialiste indépendant, qui s'aligne sur le S.A.P. et est animé par l'ancien communiste Jacques De Kadt et l'ancien dirigeant social-démocrate P.J. Schmidt[37].

Ces partis ont entamé en 1932 un processus de regroupement international auquel Trotsky n'a pas accordé sur le coup une grande attention, mais que le « tournant » place maintenant au centre de ses préoccupations. Avec le D.N.A. - le Parti ouvrier norvégien exclu en 1923 de l'Internationale communiste et resté, depuis, libre de toute affiliation internationale - et le minuscule Parti indépendant polonais, I.L.P., S.A.P., O.S.P., ont constitué une « Communauté de travail internationale » l'I.A.G.[38].

Ce nouveau centre international n'est pour le moment qu'une organisation composite, réunissant des organisations bien différentes par leur histoire et le sens de leur développement. De toute évidence le S.A.P. et l'O.S.P. vont à gauche, cependant que le D.N.A. se rapproche de la IIe Internationale en même temps que de la victoire électorale et des portefeuilles ministériels dans le gouvernement royal. Tel qu'il est cependant, il contribue, par sa seule existence, à aggraver la crise qui fait rage dans les organisations de l'opposition brandlérienne internationale, où d'importantes minorités et parfois des sections entières, comme dans le cas du P.C suédois de Karl Kilbøm, exclu en bloc de l'IC en 1929, ne supportent plus la politique de «neutralité » vis-à-vis des questions russes, ni la politique de « redressement ».

Le pas décisif s'est produit en juin 1933, quand la direction clandestine du S.A.P. allemand s'est prononcée en faveur de la constitution d'un « nouveau parti» et d'une « nouvelle Internationale ». A sa suite, la conférence de Bruxelles de l'I.A.G., constatant la «faillite» des deux Internationales existantes et se prononçant en conséquence pour la « recréation du mouvement ouvrier international », a convoqué à Paris pour la fin août une conférence internationale des organisations socialistes et communistes qui se trouvent en dehors des deux grandes Internationales.

Trotsky a très rapidement pris la mesure de l'I.A.G. Ce regroupement hétérogène peut se révéler très vite le principal obstacle à la constitution d'une nouvelle Internationale, en tant que formation « centriste », bloquant l'évolution à gauche de partis comme le S.A.P. et l'O.S.P. en les liant à des partis opportunistes et parlementaristes comme le D.N.A. tout en fournissant à celui-ci une bonne couverture à gauche. Il ne s'agit pas pour autant, selon lui, de dénoncer systématiquement ce regroupement, mais de proposer une solution alternative aux formations de gauche qui l'ont rejoint.

Pour le moment, il n'a pas de mal à convaincre ses propres camarades d'accepter les premières implications du tournant. Le plénum du secrétariat international, réuni à Paris les 19 et 20 août 1933 adopte cette politique et à une large majorité, approuve les négociations qui vont s’ouvrir a Saint-Palais entre Trotsky et des représentants des principales organisations socialistes de gauche.

Celles-ci commencent le 18, avec l'arrivée de Sneevliet et de Walcher. Avec le R.S.P. néerlandais - Parti socialiste révolutionnaire - du premier[39], l'Opposition de gauche a collaboré régulièrement dans les années précédentes. L'obstacle à l'unification a disparu depuis le tournant et l'abandon de la politique de « réforme ». Sneevliet se fait fort de rallier son parti et de collaborer à l'entreprise en direction du S.A.P., ce qui signifie pour lui, à court terme, la fusion avec l'O.S.P. Parti socialiste indépendant - de P.J. Schmidt et la formation d'un parti socialiste et révolutionnaire au Pays-Bas.

Le compte rendu de la discussion entre Trotsky et Walcher[40], établi par ce dernier, ne relève pas au premier abord de grosses difficultés, puisque le S.A.P. a pris, sur le terrain des principes, une position rigoureusement identique à celle de Trotsky. On prévoit donc une fusion rapide du S.A.P. et des anciens oppositionnels allemands, organisés maintenant dans les I.K.D. Le gros de la discussion entre les deux hommes porte sur la meilleure façon d'organiser ensemble la nouvelle Internationale.

Il est normal que Walcher ait encore les yeux tournés vers les partenaires internationaux de Brandler - la « droite » de l'I.C.[41] -, qu'il connaît bien. Trotsky accepte bien volontiers son point de vue sur la nécessité d'essayer de détacher des brandlériens et de gagner à la politique de la nouvelle Internationale le P.C. de Suède, le groupe norvégien de Mot Dag - exclu du P.C - et la K.P.O. de Suisse, tous les trois proches de la L.C.I. - nouveau nom de l'ancienne Opposition de gauche - et du S.A.P., tant sur la question russe que sur celle des nouveaux partis et de la nouvelle Internationale[42]. Le désaccord subsiste en tout cas sur la question d'une collaboration avec les brandlériens. Walcher souhaite inviter ces derniers à collaborer à la création de la nouvelle Internationale, ce à quoi Trotsky, qui les considère comme une couverture des staliniens, est résolument opposé[43].

Il y a également désaccord entre Trotsky et Walcher sur la question du D.N.A. Tous deux portent certes la même appréciation sur la nature et la politique de cette organisation, son orientation à droite et ses perspectives purement électoralistes. Mais Walcher souhaite la ménager, ne pas précipiter « artificiellement » une rupture qui, assure-t-il, ne serait pas comprise des ouvriers norvégiens qui sont tous, pour le moment, derrière ce parti[44].

Walcher n'accepte pas non plus l'analyse par Trotsky des tendances historiques de l'Internationale communiste, l'étiquette « de gauche » qu'il se donne à lui-même, celle de « droite » qu'il attribue à Brandler - et autres. Il rappelle que, bien qu'étiqueté comme « droitier », il a bel et bien réussi à gagner au communisme une organisation social-démocrate d'origine[45]. Il conteste aussi l'interprétation par Trotsky du fiasco d'octobre 1923 en Allemagne et continue à justifier la décision de retraite prise alors par Brandler[46]. Il justifie enfin, contre Trotsky, la politique qui a inspiré initialement la formation du comité syndical anglo-russe[47]. Ce sont là sans doute des frictions inévitables entre organisations issues de fractions longtemps hostiles et d'une histoire riche en conflits : plus inquiétante peut-être est la réserve exprimée par Walcher, au nom de son parti, contre ce qu'il appelle « le pouvoir personnel » de Trotsky dans l'Opposition de gauche[48] : n'exprime-t-il pas ici, sinon sa propre résistance, du moins les réticences de nombre des camarades de son organisation à l'égard d'un homme qu'ils ont longtemps combattu et qu'ils redoutent ?

Ces divergences n'empêchent pas les deux hommes d'avancer et de se mettre d'accord sur les grandes lignes d'une résolution à présenter à la conférence de Paris sur la nécessité et les principes de la nouvelle Internationale. Impressionné par ce que Walcher lui a dit sur la conquête du S.A.P. par ses partisans, Trotsky suggère l'emploi d'une méthode identique pour accélérer le développement politique de l'I.L.P., et propose de demander au petit groupe de l'opposition britannique, constitué l'année précédente, d'entrer dans l'I.L.P. pour y travailler à la différenciation interne et vertébrer ainsi l'opposition révolutionnaire qui s'y cherche. Il suggère aussi à Walcher d'utiliser l'influence qu'il peut avoir sur le groupe du Mot Dag pour lui proposer une opération semblable d'entrée dans le parti travailliste norvégien, le D.N.A, pour y animer un courant de « gauche ».

Le résultat des entretiens de Saint-Palais avec Walcher et Sneevliet, et, un peu plus tard, avec de Kadt et P.J. Schmidt, ainsi qu'à deux reprises avec plusieurs dirigeants de l'I.L.P., est la rédaction et la signature, par Bauer, Walcher (sous le nom de Schwab), Sneevliet et P.J. Schmidt de la « déclaration » qu'on appellera « des quatre » leurs quatre organisations, Opposition de gauche, S.A.P., R.S.P., O.S.P. - sur « la nécessité et les principes d'une nouvelle Internationale[49] ».

Écrite par Trotsky sous forme de projet, amendée par ses différents partenaires, brève et concise, la déclaration commune part de l'affirmation que la crise a mis à l'ordre du jour la lutte révolutionnaire pour le pouvoir et la dictature du prolétariat. Condamnant la théorie du « socialisme dans un seul pays » et l'attitude « attentiste » de partis social-démocrates comme celui d'Autriche[50], elle constate l'« effondrement » de l'Internationale communiste et assure que tout exige « de façon impérative le rassemblement de l'avant-garde prolétarienne dans une nouvelle Internationale », sans le moindre esprit de conciliation à l'égard du réformisme et du stalinisme, sans la moindre concession aux principes révolutionnaires, « questions de l'insurrection », « dictature du prolétariat », « forme soviétique de l'Etat », etc.[51].

Elle se prononce pour la défense de l'U.R.S.S., « Etat ouvrier », contre l'impérialisme et la contre-révolution intérieure. Elle rappelle l'absolue nécessité de la démocratie dans le parti, « liberté de critique », « élection des responsables du haut en bas », « contrôle sur l'appareil[52] » et d'une vie interne reposant sur le centralisme démocratique, et informe de la création d'une commission permanente chargée d'élaborer un programme et des thèses et de centraliser les préparatifs en vue de la nouvelle Internationale.

* * *

L'accord intervenu sur ce texte était aux yeux de Trotsky un événement important, une brèche dans le mur qui isolait jusqu'à présent son organisation. Moins de deux mois après avoir, pour la première fois, signalé l'importance des organisations socialistes de gauche dans la perspective du tournant vers une nouvelle Internationale, il se retrouvait allié avec deux d'entre elles sur cette perspective clairement énoncée. La rapidité avec laquelle se développait ainsi la politique qu'il avait préconisée était sans doute, en même temps qu'un encouragement incontestable, la seule confirmation possible, à ses yeux, de la justesse de sa ligne.

Ce n'était, bien entendu, qu'un premier pas, L'I.L.P. ne suivait pas, et c'était une manœuvre consciente et délibérée de son dirigeant, John Paton, qui avait empêché le texte de devenir une résolution, distribuée en tant que telle à tous les participants, réduisant ainsi sa diffusion et peut-être sa portée immédiate[53]. Plus grave peut-être, aux yeux de Trotsky, le S.A.P., et l'O.S.P. avaient accepté de voter la résolution de la majorité, avec des formations opportunistes, et de participer au comité créé au terme de la conférence, Trotsky écrivait cependant à ce sujet qu'il ne fallait pas exagérer ce désaccord :

« Il serait complètement faux, à partir de là, de renoncer à la tentative honnête de collaborer avec ces deux alliés, Leur participation à un bloc avec nous est une indication sur l'avenir, leur participation au comité un reflet du passé[54]. »

Les difficultés commençaient aussitôt tant dans le S.A.P. que dans l'Opposition de gauche et finalement dans l'O.S.P. et le R.S.P.

La correspondance de Walcher montre en effet qu'il se heurte dans les sommets de son organisation à une certaine résistance. C'est lui qui fait ainsi rebondir la question de la collaboration avec les brandlériens - non abordée pour la conférence où ils n'étaient pas - en proposant de les associer au projet de revue théorique qui est déjà en préparation avec le S.A.P. et la Ligue communiste internationaliste comme noyau, Il insiste longuement dans sa correspondance sur la nécessité de ne pas pousser à la rupture avec le D.N.A. par des initiatives « prématurées[55] ». De toute évidence, le S.A.P. tient à la cohésion de l'I.A.G., la communauté internationale, et redoute un éclatement de cette dernière qui le laisserait en tête à tête avec Trotsky, Celui-ci rétorque en expliquant que c'est aux révolutionnaires de prendre l'initiative et que la question de l'I.L.P., comme celle du D.N.A., sont des questions de principe et non de tactique. Evoquant son propre conflit avec Lénine au temps du bloc d'août, il accuse les amis de Walcher de lui opposer des arguments dans lesquels il voit les pires relents de l'ancien « trotskysme[56] ». Et, sans plus attendre, dans de grands articles explicatifs, il entreprend d'introduire le débat sur et dans l'I.L.P,, en les faisant publier dans l'organe de la section américaine. Les désaccords ne sont pas moins sérieux dans les rangs de l'ancienne Opposition de gauche, devenue au plénum de septembre la Ligue communiste internationaliste (L.C.I.).

Les premiers éclatent précisément avec la minuscule section britannique, qui refuse l'application du tournant, sous la forme préconisée par Trotsky, de l'entrée de ses militants dans l'I.L.P. Vitte, qui a approuvé la décision à Paris, l'a combattue en Grande-Bretagne où il s'est appuyé sur la résistance conservatrice de militants exclus une année auparavant du C.P.G.B. et encore pleins des préjugés d'un militant du P.C. à l'égard d'une formation « centriste » qui a, au temps de Lénine, refusé de rejoindre l'Internationale communiste naissante.

Les résistances se révèlent également très vives dans la Ligue française. Le tournant, âprement critiqué de l'extérieur par Landau et par ceux qui sympathisent avec lui, a été néanmoins bien accepté par les militants, faute d'autre perspective. Mais les oppositions se manifestent dès qu'il se concrétise avec la déclaration des Quatre et la participation à la conférence de Paris. Les opposants parlent de manœuvres sans principe, de combinaisons au sommet, d'orientation en direction de la social-démocratie. Trotsky se défend comme un beau diable, évoque Zimmerwald et Kienthal, le vote de Lénine avec Bourderon, explique qu'il n'a fait aucune concession de principe à ses nouveaux alliés et que chacun conserve le droit de « critique réciproque sur la base d'une égalité complète ». Il résume le débat dans la Ligue française en une formule lapidaire :

« En avant, vers une vaste arène, celle de la IVe Internationale, ou en arrière, vers les petits cercles cuisant dans leur jus[57]. »

Le mois d'octobre consacre plusieurs ruptures dans les rangs de la L.C.I. : celle du groupe juif qui fonde, comme nous l'avons vu, l'Union communiste ; celle du Grec Vitte qui rentre dans son pays pour essayer d'entraîner avec lui son organisation des archiomarxistes. Déjà se dessine la scission de la petite section anglaise, dont la majorité refuse obstinément l'entrée dans l'I.L.P.

Installé à Barbizon, Trotsky dispose cependant des moyens d'intervenir à nouveau personnellement et directement dans le cours de la politique de regroupement qu'il a préconisée et commencé à appliquer.

Au plénum de la L.C.I. qui se tient à Paris les 18 et 19 novembre[58], avec notamment la participation de Sneevliet, il intervient pour défendre sa ligne. Sur la question de la fusion des partis néerlandais, il relève l'hostilité manifeste d'une partie des dirigeants de l'O.S.P., les propos méprisants tenus par des gens comme Sal Tas et de Kadt à l'égard du « marxisme instruit », qui le visent personnellement. A l'accusation d'« ultimatisme » lancée par l'O.S.P., il propose au R.S.P. de répondre par un ultimatum d'avoir à choisir entre le D.N.A. et le R.S.P. et le refus d'aller à la fusion sur une base ambiguë[59].

En ce qui concerne l'unification entre l'I.K.D. et le S.A.P., Trotsky estime que l'attitude du S.A.P. n'est pas exempte d'un certain machiavélisme. A la proposition de discussion faite à l'été par l'Opposition de gauche, il n'y a pas eu de la part du S.A.P. d'autre réponse qu'un accord général de principe. Maintenant, cependant, le S.A.P. réclame la discussion sur... l'attitude sectaire des représentants de l'Opposition de gauche à la conférence de Paris et... un organe théorique en commun avec les brandlériens, ce qui, selon Trotsky, équivaut à une rupture. Il s'interroge et répond :

« La IVe Internationale se développera-t-elle selon la ligne de l'organisation des Quatre ou bien à travers la Ligue des communistes internationalistes ? Ceux qui ont des principes viendront à nous parce que nous sommes l'unique détachement qui comprenne clairement la situation et les perspectives. […] L'épisode des Quatre est un épisode important, mais nous sommes une organisation permanente. Si nous faisions des concessions, le bloc des quatre deviendrait un frein. C'est un purgatoire par lequel passeront plusieurs organisations[60]. »

Pour le moment, sa perspective continue à passer par les Quatre :

« C'est notre tâche de faire un produit fini avec la matière brute du S.A.P. Et cc que nous sommes en train de faire avec le S.A.P. et l'O.S.P. se répétera demain avec l'I.L.P. et Kilbøm. [...] Il faut une conférence internationale. La conférence des Quatre constitue un pas important en ce sens[61]. »

Dans les semaines qui suivent, Trosky décide, en attendant la conférence, de lancer une offensive dans le secteur des Jeunesses en mobilisant les forces internationales de la L.C.I. en vue de la conférence internationale organisée par l'O.S.P. dont les jeunes ouvriers constituent la base active[62]... Il accepte finalement le report de la conférence des Quatre réclamé par le S.A.P. qui demande le renvoi de novembre à février, mais insiste et obtient la tenue d'une « conférence préparatoire » à laquelle il va personnellement participer.

C'est le 30 décembre 1933 que celle-ci se tient, à Paris, rue Auguste-Comte dans une pièce prêtée par le docteur et Mme Weil, parents de Simone Weil. Le lieu a été tenu secret jusqu'au dernier moment. Trotsky, une fois de plus, complètement rasé et les cheveux aplatis, est difficilement reconnaissable. Walcher et son lieutenant Boris Goldenberg, Sneevliet et de Kadt se réunissent avec lui et quatre autres délégués de la L.C.I., Bauer, Leonetti (Feroci), Pierre Frank et Pierre Naville, Lev Sedov, sous la présidence de Bauer, avec Rudolf Klement (Steen) comme secrétaire de séance.

Si l'on en croit le compte rendu[63], ce sont les représentants de la L.C.I. qui ouvrent le feu. La réunion tout entière se déroule dans une atmosphère de tension, avec des fréquentes interruptions, des formules assassines, des répliques dures de part et d'autre. L'Allemand Bauer, tourné vers les alliés, leur dit sans ambages qu'ils doivent choisir entre l'I.A.G., devenue dans le langage courant « le bureau de Londres » et le D.N.A, d'un côté, le bloc des Quatre de l'autre[64].

Trotsky développe le point de vue exposé ainsi, d'entrée, par son jeune camarade, dans son style offensif, avec des expressions qu'il affectionne, « parler à coups de fouet », « opérer au rasoir ». Il explique aussi aux gens du S.A.P. et de l'O.S.P. qu'ils doivent choisir, ce qui signifie pour lui qu'ils doivent rompre avec le bureau de Londres. Critiquant au passage le comportement en Norvège, à l'égard du D.N.A., du jeune Willy Brandt, dirigeant du S.A.P., il reprend en conclusion le thème de la nécessaire explication sur la nouvelle Internationale et accuse le S.A.P. d'avoir saboté le projet de revue théorique[65].

Walcher répond avec brutalité. L'Opposition de gauche, dit-il, a changé de politique, mais pas de pratique, comme elle l'a manifesté à Paris où ses délégués se sont distingués par les méthodes « sectaires et stériles bien connues » qui sont les siennes. Il répète qu'il faut inviter, pour la revue, les brandlériens, parce qu'il existe, derrière leurs dirigeants qui refuseront, « des milliers d'excellents camarades ». Il refuse d'accepter que l'on pose « au rasoir » la question « bureau de Londres ou bloc des Quatre ». II considère que tous les arguments employés aujourd’hui par Trotsky contre sa politique auraient pu l'être contre l'entreprise de conquête du S.AP. - qui a pourtant été une réussite[66].

A son tour le Néerlandais de Kadt reproche à l'Opposition de gauche de chercher à imposer ses propres principes. Il l'accuse de ne considérer la IVe Internationale que comme un « élargissement de la L.C.I. ». II ne croit pas personnellement que S.AP. et O.S.P. demeureront longtemps dans le bureau de Londres, mais se déclare certain qu'on ne peut « rien faire à coups de fouet ». Pour lui, L.C.I. et R.S.P. constituent une « Internationale distincte au sein de la nouvelle Internationale[67] ».

Après Sneevliet, qui souligne les désaccords dans le bloc des Quatre, et aussi entre le S.A.P. et l'O.S.P., et assure que « c'est avec du « sectarisme » qu'on a fait l'histoire du monde[68] », Trotsky reprend la parole pour rappeler qu'à la conférence de Paris il a fallu « l'aide de l'O.S.P. » et « la complaisance du S.A.P. » pour empêcher le vote sur la résolution des Quatre, ce qui devrait inciter Walcher à plus de modération dans ses accusations contre les « sectaires »... Concernant la revue et la proposition Walcher d'y associer Brandler, il répond simplement :

« Pourquoi pas Manouilsky, le patron, à la place de son laquais Brandler ? Il y a certainement, derrière lui aussi, bien des braves gens[69]. »

Il essaie pourtant de calmer les choses et de ramener la discussion à ces questions qu'elle peut régler :

« Il ne s'agit pas aujourd'hui de savoir quand fonder la IVe Internationale, mais de travailler avec deux fois plus de vigueur à sa construction. Ce serait un non-sens que de proclamer quelque chose qui n'est pas mur[70]... »

Tourné vers de Kadt, il rappelle des notions élémentaires :

« Chacun a le droit et le devoir de chercher à convaincre les autres. Personne ne nous prendrait au sérieux si nous n'essayions pas de faire de nos principes ceux de la nouvelle Internationale. Nous ne voulons forcer ni rien, ni personne et encore moins les faire passer en contrebande[71]. »

Walcher assure que le bureau de Londres, n'est « qu'une source d’Information », puis il attaque de nouveau l’Opposition de gauche qui, comme le P.C., à force de dénoncer, n'a fait que s'isoler. Il parle à nouveau, en termes voilés, de la « dictature » de Trotsky dans son organisation, assure que la stérilité de l'Opposition de gauche ne provient pas seulement du fait qu’elle est une ancienne fraction du P.C. et souligne « l'écart entre ses bonnes intentions et le caractère dérisoire de ses réalisations organisationnelles[72] »...

La résolution finale fixe une date pour la conférence proprement dite : qui, des participants de la pré-conférence internationale, y croit véritablement ? La question est posée...

L'« épisode » du bloc des Quatre est-il terminé ? On pourrait le supposer, mais ce n'est pas l'opinion de Trotsky qui rédige le jour même un communiqué sur la « conférence préparatoire », dans lequel il donne l'essentiel des propositions qu'il y a faites, tout en indiquant qu'elles ont été « acceptées en substance ». Le 5 janvier, il met la dernière main à son troisième article dans The Militant sur la question de l'I.L.P :, qu'il intitule « Pour la IVe Internationale ». On ne peut pas ne pas voir une justification de son attitude au sein du bloc, quand il écrit :

« Des accords pratiques, temporaires, de combat avec des organisations de masse, même dirigées par les pires réformistes, sont pour un parti révolutionnaire inévitables et obligatoires. Mais des alliances politiques durables avec des dirigeants réformistes, sans programme défini, sans tâches concrètes, sans la participation des masses elles-mêmes à des actions militantes, constituent le pire type d'opportunisme[73]. »

Le 11 janvier, dans un texte qu'il présente comme une réponse à une lettre des militants du S.A.P., il revient sur ces problèmes sur l'histoire de l'Opposition de gauche, sur l'accusation de « sectarisme » lancée contre elle par les dirigeants S.A.P.istes. Tout en affirmant qu'il n'y a pas eu rupture entre le S.A.P. et la L.C.I. et qu'il n'est pas question de mettre un terme au travail commun, il assure :

« Ce serait une prétention inadmissible, pour ne pas parler d'aventurisme, que de proclamer que la nouvelle Internationale a déjà été établie. Bien sûr, nous n'exigeons pas cela. Nous construisons seulement les fondations et préparons la charpente. Mais sur cette charpente, en ce moment même, nous déployons le drapeau de la IVe Internationale afin que tous sachent quel type de construction nous sommes en train de bâtir. Que l'un de ceux qui participent à cette construction arrive demain à la conclusion que ce travail est au-dessus de ses forces ou pas à son goût, nous en serons désolés, mais nous continuerons à dresser les murs. Dans l'intérêt, du travail en commun, nous sommes prêts à faire des concessions raisonnables sur toutes les questions pratiques, mais nous ne faisons pas dépendre le destin de la IVe Internationale de la bonne volonté de tel ou tel de nos alliés.[74] »

Le 22 février, dans un article intitulé « Centrisme et IVe Internationale », toujours destiné au Militant, il esquisse une phénoménologie du centrisme, ou plus exactement des « innombrables nuances de centrisme » qui se sont, selon lui, à peu près partout substituées aux formes traditionnelles du « réformisme classique ». Il conclut :

« Il faut traiter avec la plus extrême attention ces groupes qui avancent effectivement vers nous, prêter l'oreille attentivement et patiemment à leurs critiques, leurs doutes et hésitations ; les aider à évoluer vers le marxisme ; ne pas s'effrayer de leurs caprices, de leurs menaces, de leurs ultimatums (les centristes sont toujours capricieux et susceptibles) ; ne leur faire aucune concession sur les principes. Et, encore une fois, ne pas craindre de dire ce qui est[75]. »

* * *

Dans les derniers mois du séjour de Barbizon, en tout cas, après le report sine die de la conférence internationale, sur la base du silence obstiné du S.A.P., le climat n'est guère à la collaboration entre les quatre.

Trotsky est bien décidé à ne faire aucune concession sur le terrain des principes. Un article de Jacques de Kadt, dans De Fakkel. sur le programme de la nouvelle Internationale, lui suggère un article en forme de lettre dans lequel il présente le point de vue du dirigeant de l'O.S.P. comme un « attentat contre le marxisme », une remise en question de la théorie de classe de la société, un mode de pensée idéaliste et métaphysique[76]. La réponse du même journal de l'O.S.P. à son article « Le Centrisme et la IVe Internationale » lui permet une discussion plus concrète, notamment sur les transformations de la social-démocratie en « centrisme » et l'appui que donnent au réformisme, à travers le bureau de Londres et le D.N.A, les réformistes d'Amsterdam qui, dit-il, se prennent pour des révolutionnaires[77]. Il indique clairement qu'il ne croit pas à la possibilité de gagner à la IVe Internationale la majorité des dirigeants de l'O.S.P. mais qu'il est certain de retrouver sur le même chemin la majorité de ses militants ouvriers.

La conférence des jeunes, organisée par l'O.S.P., sur laquelle Trotsky avait placé beaucoup d'espoirs et investi pas mal d'efforts, se déroule très mal à tout point de vue. Pauvrement organisée, sans précautions particulières et dans un secret total, c'est-à-dire sans aucune publicité protectrice, elle est encerclée un petit matin, dans l'auberge de jeunesse de Laren, où elle se tient, par la police hollandaise, qui retient tous les présents sans papiers et livre notamment trois militants du S.A.P. - dont deux trouveront la mort - à la police de Hitler[78]. Trotsky a des mots durs pour ceux qui traitent une conférence internationale comme « un pique-nique[79] » et voit un rapport étroit entre cette négligence sur le plan de l'organisation et ce qu'il appelle « le flou idéologique du centrisme[80] ».

Il est également déçu par les résultats politiques de la conférence telle qu'elle s'est terminée, après cette tragédie, dans une salle de l'université libre de Bruxelles, où le jeune Walter Held s'est fait manœuvrer par Willy Brandt en acceptant, pour commencer, qu'aucune référence aux organisations communistes ne soit faite dans son titre. La résolution ne comprend pratiquement pas d'allusion, et en tout cas pas d'analyse, à propos du « centrisme » ni a fortiori, de critique. La partie qui traite de la IVe Internationale parle de la nécessite de « dépasser » la IIe et la IIIe, une « expression menchevique classique », souligne-t-il. Il s'indigne que la résolution ne, mentionne pas « la IVe Internationale », mais la formule bien vague d’« une nouvelle Internationale ». Or il découvre que le document qu'il incrimine a été rédigé par une commission spéciale formée de Brandt et du bolchevik-léniniste Held. Ses remarques sont sèches[81]. Il écrit au Jeune Allemand :

« En politique, il s'agit en premier lieu d'affirmer son propre point de vue et non de s'empresser de passer sur les positions de l’adversaire[82]. »

Le seul élément positif qui parvienne à sa connaissance, pendant cette période, lui vient des Etats-Unis, où ses camarades de la C.L.A. - Communist League of America - ont tenté d’appliquer, dans les conditions de leur pays, les perspectives ouvertes par le tournant. Après des négociations avec les éléments réunis autour de Ben Gitlow, qui sont en rupture avec le groupe brandléren de Lovestone, ils se sont rapprochés d'un groupe spécifiquement américain, l'American Workers Party (A.W.P.), animé par l'ancien pasteur A.J. Muste, ancien directeur du fameux collège ouvrier de Brookwood, qui a formé, depuis les années vingt, bien des cadres du mouvement syndical nord-américain. L'A.W.P. regroupe des militants ouvriers expérimentés et des jeunes, occupe des positions syndicales et organise les chômeurs. La fusion que la C.L.A lui propose et dont il accepte le principe ouvre aux anciens oppositionnels la perspective de la fin de leur travail de « propagande » et du début d’un travail de « masse ». Mal informé, trop éloigné pour avoir une opinion personnelle, Trotsky ne peut qu'en prendre acte, et vraisemblablement, se réjouir de la capacité d'initiative de ces disciples, à la fois si lointains sur le plan de la géographie et si proches sur le plan des idées[83].

Dans les premiers mois de 1934, sa politique reçoit des confirmations qui paraissent beaucoup plus importantes que la crise du bloc momentané des Quatre. L'initiative des ligues factieuses françaises, le 6 février a déclenché au sein du mouvement ouvrier un réflexe défensif qui revêt bientôt l'envergure d'une vague de fond et commence à dicter ses conditions aux appareils politiques des deux grands partis. Pendant les journées décisives, Trotsky a pu lui-même suivre de près les progrès de ses camarades, leur stature nouvelle, leur autorité « unitaire » toute fraîche, notamment dans les rangs de la fédération socialiste de la Seine autour du social-démocrate de gauche Marceau Pivert et particulièrement au sein des Jeunesses socialistes de l'Entente de la Seine où se développent des courants de gauche tous plus ou moins confusément orientés vers la perspective du combat donc, à terme, selon lui, de la construction de la IVe Internationale. La dissidence, à Saint-Denis, du rayon prolétarien de Jacques Doriot qui se prononce, contre la politique de division ouvrière, pour le front unique avec les socialistes, lui fait entrevoir la possibilité d'un soulèvement, plus précoce qu'il ne l'avait cru, dans les rangs du Parti communiste français.

Même s'il reste sceptique devant le discours révolutionnariste que dispense désormais en Espagne le vieux leader socialiste réformiste Largo Caballero, il n'ignore pas que cette volte-face du vieux dirigeant reflète une profonde radicalisation des masses[84]. Il est particulièrement attentif à l'évolution des Jeunesses socialistes d'Espagne autour de jeunes dirigeants comme Santiago Carrillo. Elles se déclarent favorables au « bolchevisme ». se prononcent pour la « bolchevisation » du Parti socialiste. Elles se sont prononcées pour la IVe Internationale et le portrait de Trotsky est accroché au mur des bureaux de certains de leurs dirigeants[85].

* * *

Conscient que se noue en France une situation qui peut, à brève échéance, entrer dans une phase révolutionnaire, Trotsky espère à ce moment pouvoir jouer, dans le pays décisif qu'elle est désormais, le rôle de catalyseur et de conseiller qu'il n'a pu vraiment jouer en Allemagne, du fait de son éloignement. Il s'efforce d'armer ses camarades en les conseillant, notamment en vue des combats armés et des affrontements qu'annonce l'ensemble de la situation. Il travaille avec eux à la préparation d'un « programme d'action », teste les nouveaux éléments, rencontre ceux qui s'approchent. Bien sûr, la clandestinité reste de rigueur. Pourtant, nous l'avons vu, cette période se termine avec l'affaire de Barbizon. C'est de nouveau en exilé et dans les pires conditions matérielles pour un travail politique que Trotsky va devoir faire face à ses tâches de dirigeant. L'errance recommence.

LI. L'expulsé sans visa[modifier le wikicode]

Le 26 avril 1934 commence la pitoyable équipée de l'expulsé sans visa. Les autorités françaises ne veulent pas de Trotsky à Lagny, trop proche de Paris. Il faut donc en partir. Mais où aller ?[86]

Les comptes serrés tenus pendant cette période pour les repas au restaurant, chambres d'hôtels, locations de voitures, dépenses diverses comme les lorgnons brisés, nous permettent de reconstituer les trajets avec une certaine précision[87]...

Le 27 au petit matin, ou peut-être le 26 au soir, Trotsky et Natalia Ivanovna quittent Lagny en voiture avec Jean Meichler et Reymond Molinier. Ils laissent Natalia à Paris, où elle va rester avec Ljova, et reprennent la route. A midi, ils sont à Saulieu, à l'hôtel de la Poste. Nous les perdons ensuite de vue pendant les trois jours suivants pendant lesquels nous savons que, de son côté, Henri Molinier continue de négocier avec l'Intérieur où l'on parle d'assigner Trotsky a résidence a la Réunion ou à Madagascar.

Il semble que, le 3 mai, ils aient quitté Dijon, où ils avaient fait une halte et soient allés à Saint-Boil en Saône-et-Loire pour rendre visite à un ancien dirigeant de la Fédération unitaire de l'enseignement, ancien cadre communiste, Jean Aulas, qui s’offre a leur donner l’hospitalité[88]. Mais la maison serait un piège en cas d'attaque armée, et il faut reprendre le sac. Le 4 mai, les trois voyageurs arrivent à Chamonix où ils descendent à l'hôtel Claret-et-de-Belgique. Raymond Molinier rentre à Paris le 5. La police française craint-elle que l'expulsé s'expulse lui-même ? Elle trouve Chamonix trop proche de la frontière suisse. C'est probablement par ses soins que la nouvelle filtre, dans la presse, de la présence de Trotsky. Il faut donc repartir. Raymond Molinier reprend la route le 11 mal avec Natalia Ivanovna et Van. Le soir ils sont à Bourg-en-Bresse, au Grand-Hôtel Terminus, et c’est vraisemblablement au moment où l'information paraît dans la presse qu'ils sont à Chamonix. Le 12 mai, les cinq se retrouvent à Grenoble où ils couchent au Grand-Hôtel : c’est dans cette région, correspondant aux exigences de la Sûreté, « pas à moins de 300 kilomètres de Paris, pas à plus de 30 kilomètres d’un chef-heu de département, pas dans une région industrielle », que l'on cherche une maison à louer. En attendant, L.D, et Natalia, avec leur « neveu » Van, vont s'installer à La Tronche dans la pension Gombault. On s'inquiète bientôt : la patronne n'est-elle pas liée à l'Action française ? Le 28 mai, la découverte que L'Illustration publie une photo du couple Trotsky relance le déménagement perpétuel[89].

Le 28 au soir, Trotsky couche au Royal Hôtel, place Bellecour à Lyon, avec Van qui l'a accompagné depuis Grenoble, tandis que Natalia Ivanovna, conduite par Raymond Molinier dans une nouvelle Ford d'occasion, part à la recherche d'un abri dans la région grenobloise... L'épisode est bref. Le 1er juillet, Van retourne à Paris, Raymond Molinier est venu chercher Trotsky et le conduit en voiture à Saint-Pierre de Chartreuse où il s'installe avec Natalia, Véra Lanis et Raymond Molinier, dans une petite maison au bout du village. On espère que cet asile-là va durer. Max Gavenski vient même quelques jours avec sa machine à écrire à caractères cyrilliques[90]. Les exilés continuent à utiliser les papiers, de vrais faux papiers, au nom de Lanis, que le préfet leur a fait tenir au moment de l'épisode de La Tronche.

Mais le préfet de l'Isère, M. Susini, n'est pas content du choix. Saint-Pierre est un « nid clérical », le maire son « ennemi personnel[91] » : la présence de Trotsky pourrait être utilisée contre le gouvernement aussi bien que contre lui. Il faut chercher encore et ailleurs, Le bon Maurice Dommanget, qui avait suggéré le nom d'Aulas, suggère maintenant Gilbert et France Serret, instituteurs en Ardèche, mais le préfet de ce département met son veto : les Serret sont logés dans l'école, donc dans un bâtiment public[92], Van se rend en Hollande, pour rencontrer Sneevliet, en Belgique, où il parle de la question à Paul-Henri Spaak qui se dit prêt à faire personnellement entrer Trotsky en Belgique, illégalement en cas de besoin, dans sa propre voiture[93]. Le séjour à Saint-Pierre prend fin aussi brusquement que celui de Chamonix, de la même façon, par un entrefilet dans la presse, évidente menace préfectorale[94].

On est revenu au point de départ. Molinier s'en retourne vers Paris avec Natalia. Trotsky et Van prennent l'autobus pour Lyon, probablement à la fin de juin et vont de nouveau y vivre à l'hôtel. C'est alors qu'intervient la solution. Sur de nouvelles indications de Maurice Dommanget, Henri Molinier ouvre la négociation avec le préfet Susini sur un nouveau refuge que celui-ci, cette fois, agrée : les Trotsky vont être autorisés à habiter dans la maison particulière de l'instituteur Laurent Beau, lui aussi de la Fédération unitaire, à Domène, à quelque dix kilomètres de Grenoble. Les deux voyageurs arrivent à la maison Beau, route de Savoie, le 10 juillet. Ils vont y demeurer un peu moins d'une longue année.

On peut, sans difficulté, ajouter au cadre chronologique, ainsi précisé sur certains points par rapport au livre de van Heijenoort, quelques vignettes extraites de son minutieux travail.

Natalia, vêtue de noir et Trotsky arborant un large brassard de deuil pour écarter les fâcheux et prendre, sans surprendre, leurs repas dans leur chambre à la pension Gombault[95], L'inspecteur Gagneux, de la Sûreté générale, qui se fait passer pour un agent d'assurances et vit aussi dans la même pension, s'arrangeant pour s'absenter le dimanche à l'heure de la messe et conseillant aux Trotsky d’en faire autant pour ne pas attirer inutilement l’attention[96]. Trotsky, Natalta et Van écoutant le sermon dominical a l’église Samt-Andre de Grenoble, et Trotsky s'inquiétant de savoir, si le prêtre parle aussi bien que Gérard Rosenthal[97]. Trotsky au cinéma le soir a Lyon, lisant Charles Fourier dans une bibliothèque, dictant du courrier dans un jardin public, regardant les enfants jouer, « taciturne et inquiet », car la situation lui pèse[98].

Nous connaissons mieux la vie chez les Beau, tant par les lettres de Trotsky à son fils que par quelques allusions du Journal d'Exil et par des témoignages, directs ou indirecte, de ses hôtes. Instituteur, ancien du P.C., toujours membre de la fédération Unitaire, Laurent Beau est franc-maçon. Il consacre tout son temps libre, en dehors de sa classe, à la recherche, la présentation, l'édition et la diffusion de documents pédagogiques et n'est guère disponible. Il n'est plus, du tout militant, et la conversation entre l’exilé et lui s’éteint vite. L’hostilité de Trotsky à son égard n'a jamais désarmé, alors que Natalia parlera de « ces excellentes gens ». A la suite, nous dit Van, d’un conflit sur les frais d'aménagement d'une salle de bains, Trotsky note dans son Journal a la date du 12 février 1935 :

« Il n'y a pas de créature plus répugnante que le petit-bourgeois en train d'amasser du bien. Jamais je n’ai eu l’occasion d’observer ce type d'aussi près que maintenant[99]. »

C'est de toute évidence sur la base de son expérience de vie chez Beau que Trotsky écrit à Victor Serge, à propos des militants de la Fédération unitaire de l'enseignement, ces phrases dont Deutscher assure sans vergogne qu'elles se rapportent aux camarades français de Trotsky :

« J'ai vécu toute une année parmi ces gens-là. [...] Ce sont des petits-bourgeois jusqu'au bout des ongles, leurs maisons, leurs jardins et leurs voitures leur tiennent mille fois plus à cœur que le sort du prolétariat. [...] J'ai vu leur façon de vivre, non seulement je l'ai vue, mais je l’ai sentie. [...] Cette odeur-là ne me trompe pas[100]. »

Son Journal d'Exil compte d'autres notations significatives. Ainsi le 17 février 1935 :

« Notre vie ne diffère que très peu de celle de prisonniers dans leur prison : enfermés dans la maison et la cour, on ne vient pas plus souvent nous voir qu'aux heures de visite d'une prison. Depuis quelques mois, on a installé, il est vrai, un appareil de T.S.F. mais cela existe maintenant, paraît-il, dans certaines prisons[101]… »

Dans une lettre à Ljova, il se plaint amèrement du froid qui règne dans cette maison - 12° seulement dans la pièce ou il est censé travailler - parie de son « rapace » propriétaire[102]. Natalia se plaint qu'elle ne peut respecter le régime alimentaire de L.D., les hôtes que l'hébergement leur revient cher. Il y a quelque injustice dans les plaintes du côté de Trotsky : Laurent Beau, en l'accueillant dans sa maison, n'avait pas pour autant épousé sa cause ni renoncé à ses propres intérêts, et personne ne pouvait lui demander de le faire. L'acrimonie de Trotsky s'explique, selon les souvenirs oraux de Van, par le fait qu'il a découvert que son hôte est franc-maçon, comme le préfet, qui l'a autorisé à résider à Domène, et par le sentiment qu'il a d'avoir été pris au piège et fait prisonnier, puisque personne ne lui avait parlé de cette appartenance commune...

Deux militants parisiens de confiance, le technicien de la métallurgie Alfred Bardin et le postier Joannès Bardin, dit Boitel, ont, dès l'arrivée de Trotsky à Domène, imaginé un plan savant pour établir des relations discrètes entre lui et eux, donc la direction parisienne. Ils ont un frère, Alexis, professeur de dessin industriel à l'Ecole Vaucanson, membre de la S.F.I.O., également franc-maçon et qui, de ce fait, n'a pas de difficulté à obtenir la permission de visiter les exilés et de conduire Natalia à Grenoble ou le couple en promenade, ce qui lui permet de remplir la mission que lui ont confiée ses frères. Or Trotsky s'est attaché à le gagner et y a sans peine réussi. C'est lui qui révèle l'appartenance maçonnique de son hôte et du préfet : la rancune de la famille Beau à son égard ne semble pas être éteinte encore aujourd'hui... Il faut dire cependant nettement qu'absolument rien n'est venu étayer l'idée de Trotsky que son logeur était aussi son geôlier : tout indique au contraire, dans l'état de la documentation connue, que Laurent Beau et les siens ont, autant qu'ils l'ont pu, protéger Trotsky et qu'ils y sont tant bien que mal parvenus : il faut souhaiter que l'Histoire soit avec eux plus équitable que ne le fut Trotsky.

Chez eux, en tout cas, et malgré d'inévitables handicaps du fait de l'absence de tout secrétariat permanent, Trotsky est tout de même parvenu à poursuivre son activité politique, à recevoir ses camarades français et étrangers - Vereeken, Sneevliet, Erwin Wolf et l'Américain Cannon qu'il y rencontre pour la première fois -, à tenir une réunion du plénum du secrétariat, à recevoir le dirigeant socialiste Marceau Pivert et d'autres encore que nous ignorons, tout cela sous le nez de l'inspecteur Gagneux : aucun « geôlier» n'eût été assez libéral pour lui permettre pareille activité, et Laurent Beau était, incontestablement, un homme généreux.

* * *

Le monde ne s'est pas arrêté de tourner avec l'expulsion théorique de Trotsky et le début de sa « grande vadrouille » sur le territoire français. Il y a eu plusieurs meetings pour protester contre la mesure qui l'a frappé : à Lille, le 18 mai, sous la présidence du député-maire S.F.I.O. Roger Salengro ; à Paris, salle Albouy, où un millier de personnes acclament André Malraux qui vient d'écrire dans Marianne ces lignes inoubliables :

« Nous devons reconnaître un des nôtres en chaque révolutionnaire menacé ; ce qu'on chasse en vous au nom du nationalisme, au moment où il n'y a pas assez de respect pour les rois d'Espagne protecteurs des sous-marins allemands, c'est la Révolution. Il y aura cet été à Deauville de quoi refaire le parterre des rois de Voltaire ; mais il y a, hélas, dans les bastions et les hôtels misérables de quoi faire une armée de révolutionnaires vaincus. Je sais, Trotsky, que votre pensée n'attend que de la destinée implacable du monde son propre triomphe. Puisse votre ombre clandestine qui, depuis presque dix ans, s'en va d'exil en exil faire comprendre aux ouvriers de France et à tous ceux qu'anime cette obscure volonté de liberté rendue assez claire par les expulsions, que s'unir dans un camp de concentration, c'est s'unir un peu tard : il y a trop de cercles communistes où être suspect de sympathie pour vous est aussi grave que de l'être pour le fascisme. Votre départ, les insultes des journaux mondiaux montrent assez que la révolution est une. Que faudra-t-il encore pour que sachent combattre ensemble ceux qui vous regardent partir en silence, tandis que les guette avec un amer sourire une absurde fatalité qui sait - pas plus qu'eux-mêmes - combien les mêleront les mêmes ennemis, au fond fraternel de la mort[103]. »

Dans la même période s'est terminée victorieusement la grève de Toledo, dirigée par les militants de l'A.W.P. de Muste. La grève des camionneurs de Minneapolis dirigée par les vieux communistes oppositionnels Skoglund et V.R. Dunne et le jeune Emell Dobbs, a rebondi. En France, Jacques Doriot a été exclu du Parti communiste. Hitler, dans la Nuit des Longs Couteaux, a massacré les S.A. devenus encombrants et compromettants pour ses relations avec la grande bourgeoisie allemande. A Amsterdam, le 1er juillet, dans le quartier ouvrier de Jordaan, chômeurs et jeunes ont sauvagement affronté la police. Schmidt, qui a été solidaire des émeutiers, se retrouve en prison pour l'avoir écrit. Sal Tas et Jacques de Kadt l'accusent d'« aventurisme ». Mais la base militante de l'O.S.P. - Parti socialiste indépendant - s'indigne et les chasse. Comme Trotsky l'avait prévu, la fusion entre l'O.S.P. et le R.S.P. de Sneevliet - membre de la L.C.I. est ainsi rendue possible par le développement même de la lutte de classes et la pression des travailleurs sur la base de l'O.L.P.

* * *

Ballotté d'hôtel en pension, de maison d'amis en demeure inconnue, de village en grande ville, Trotsky s'est cramponné de son mieux à l'actualité. C'est de Saint-Pierre-de-Chartreuse qu'il a écrit, le 16 juin, qu'il faut s'attendre à un tournant brusque des staliniens sur la question du front unique, du fait de la peur qu'éprouvent leurs dirigeants « d'une éventuelle jonction de Saint-Denis et de la Ligue communiste[104] ». Il s'attend alors à un accord S.F.I.O.-P.C.F. qui ne tardera pas et qu'il jugera un « astucieux complot des deux bureaucraties dont " l'unité d'action " consistera en assurances mutuelles des pressions de chacune à travers une lutte en commun contre les nécessités réelles de la lutte de classes[105] ».

Quelques jours plus tard, toujours de Saint-Pierre, il formule pour la première fois la proposition de ce qu'il appelle un « tournant décisif[106] ». La pression des masses, estime-t-il, a modifié de fond en comble la situation politique en imposant l'accord P.C.-S.F.I.O. dont il prévoit la signature imminente. La Ligue, sous peine d'être rejetée avec irritation par les travailleurs, doit prendre, dans le front unique exigé par les masses, une place organique, c'est-à-dire, du fait de sa faiblesse, dans l'un des deux partis qui concluent cet accord et constituent ce front. Et ce ne peut être que dans la S.F.I.O, où il préconise donc l'entrée des militants de la Ligue y constituant une « fraction bolchevique-léniniste» avec son organe La Vérité : il faut pour cela, écrit-il, « audace, rapidité, unanimité[107] ».

Dans les jours qui suivent, il matraque littéralement de courrier, d'articles et d'arguments, toujours affinés ou renouvelés, ses camarades de la Ligue communiste. Le jour même de son installation à Domène, il écrit, sous le titre « L'Evolution du Parti socialiste S.F.I.O.[108]», le premier article public portant sur la perspective de ce qu'on appellera l'« entrisme », à partir du « tournant français », un article évidemment non signé. Il y décrit le développement en parallèle, mais en sens inverse, de la crise de l'Etat bourgeois et du Parti socialiste, qui ne cesse, selon lui, de renforcer dans ce dernier la démocratie interne et rend possible la pénétration profonde dans les rangs des ouvriers socialistes.

Bien entendu - c'est devenu une règle à laquelle on ne déroge pas -, cette nouvelle proposition déclenche une crise dans les rangs de la Ligue internationale comme dans ceux de la Ligue française. Une minorité, conduite par Lhuillier, refuse par principe l'entrée dans le Parti socialiste, qu'elle considère comme une capitulation devant la social-démocratie. Une autre, avec Pierre Naville, Gérard Rosenthal, Blasco, s'insurge contre les méthodes employées dans la Ligue par Raymond Molinier pour faire appliquer le nouveau tournant. Se séparant de leurs camarades, ceux-là entreront aussi, mais indépendamment, dans les rangs de la S.F.I.O. La crise touche enfin la Ligue sur le plan international. Bauer et la majorité de ses camarades des I.K.D. s'élèvent contre le « tournant français » : eux aussi vont s'en aller, et Bauer va rejoindre le S.A.P. Au secrétariat international, c'est la fronde. Ruth Fischer, récemment cooptée à la demande de Trotsky, Sneevliet, Leonetti, sont hostiles au « tournant français », de même que le Belge Vereeken.

Dans les conditions difficiles de Domène, Trotsky n'est cependant pas totalement impuissant. Il réussit à recevoir les opposants qui veulent s'entretenir avec lui, les camarades qu'il veut influencer ou orienter. Il peut charger, par exemple, l'Américain Cannon - qu'il rencontre, rappelons-le, pour la première fois - d'une mission de réconciliation avec Naville comme avec Bauer. Il anime un plénum qui permet de reprendre en main l'organisation internationale, de retenir Vereeken par la manche en septembre, alors que ce dernier se prépare à claquer la porte. Il est, en revanche, impuissant à l'égard des Espagnols qui rejettent à l'unanimité ses propositions d'entrer dans le P.S.O.E., et particulièrement les Jeunesses : il est vrai que ces derniers ne se déplacent pas pour le rencontrer, à la différence des militants de sections plus lointaines.

Au mois de décembre, quand les dégâts se révèlent limités et la crise circonscrite, les progrès réalisés à travers l'opération entriste sont évidents : le « Groupe bolchevik-léniniste » (G.B.L.) de la S.F.I.O. occupe des positions importantes dans l'Entente des Jeunesses socialistes de la Seine dont il influence plusieurs dirigeants et où il recrute de jeunes militants. Il a l'oreille de Marceau Pivert, l'un des dirigeants de l'aile gauche de la S.F.I.O. et de la Fédération de la Seine. Il s'implante en province dans des localités nouvelles et double rapidement ses effectifs.

Trotsky donne alors son appui à Léon Lesoil qui est, depuis plusieurs semaines, convaincu de la nécessité d'appliquer en Belgique la politique de l' « entrisme » dans le parti ouvrier belge. Prudemment, dans un premier temps, il s'agit seulement de faire entrer les « Jeunesses léninistes » dans la Jeune Garde socialiste, l'organisation de jeunesse du P.O.B. où Lesoil est convaincu qu'il est possible de progresser rapidement et surtout de gagner un des dirigeants nationaux de cette organisation[109]. Celui-ci, son responsable dans le Borinage, le jeune Walter Dauge, est doué d'un vrai tempérament de tribun et exerce une influence incontestable dans ce pays minier.

La bataille de « l'entrisme » a absorbé, dans ces conditions, une bonne partie du temps de Trotsky, éclipsant, dans son travail, d'autres questions qui ne sont sans doute pas moins importantes. Il ne mentionne, par exemple, qu'au passage dans ses travaux les événements d'octobre en Espagne, la grève générale manquée, l'insurrection ouvrière dans les Asturies, bien que ces événements et la radicalisation grandissante de la Jeunesse socialiste espagnole conduisent certains dirigeants de la Gauche communiste (Izquerda comunista) a reposer la question de l' « entrisme» dans le P.S.O.E.

Il ne dit mot de l'évolution spectaculaire du D.N.A., le Parti travailliste norvégien, qui confirme ses pronostics : l'un de ses dirigeants n'a-t-il pas, au lendemain de la « conférence scandinave » des formations socialistes, lancé dans Arbeiderbladet, le 20 août 1934, un appel à « un front commun contre les frères jumeaux, le communisme et le fascisme » ?

Il ne commente pas non plus les trois grandes grèves - Toledo, Minneapolis, San Francisco - qui marquent le réveil du mouvement ouvrier américain et font bénéficier de l'élan tout neuf de la classe les petites formations qui les ont encadrées. A la fin de 1934, l'American Workers Party (A.W.P.), formation de cadres syndicaux et d'organisateurs de chômeurs, que dirige l'ancien pasteur A.J. Muste, fusionne avec l'Opposition américaine, la Communist League of America (C.L.A.) de Cannon et Shachtman : le Workers Party of the United States (W.P.U.S.), qui en résulte, est au fond la première des nouvelles organisations révolutionnaires préconisées à partir du tournant de 1933 et de l'orientation vers le Bloc des Quatre. Pour les Etats-Unis, c'est un fait important que la naissance d'un parti de deux mille membres, dont des cadres syndicaux et nombre d'anciens dirigeants du P.C. et des Jeunesses.

Mais il n'est pas le seul. En Hollande, amputé de sa droite après les émeutes de Jordaan, l'O.S.P. - le P.S. « indépendant » - reprend les négociations de fusion avec le R.S.P. de Sneevliet - le P.S. « révolutionnaire ». Elles aboutissent, en mars 1935, à la naissance du R.S.A.P. - Parti socialiste révolutionnaire ouvrier - qui annonce cinq mille membres, avec P.J. Schmidt comme président, Henk Sneevliet comme secrétaire, et qui dispose d'une base ouvrière. C'est également le fruit un peu retardé de la conclusion du « Bloc des Quatre ».

Le W.P.U.S. n'a aucune affiliation internationale, et le R.S.AP. conserve l'affiliation de l'O.S.P. au bureau de Londres. Cela permet d'ailleurs de relancer la politique de rassemblement pour la IVe Internationale.

Après un article de sévère polémique contre le S.AP., sur «l'alchimie centriste », Trotsky rédige à Domène, dans les derniers jours de mai 1935, un texte qu'il appelle « le Manifeste de la IVe Internationale », qu'on appellera la « Lettre ouverte aux organisations et groupes révolutionnaires prolétariens », qui assure cette relance et tire des arguments nouveaux du développement politique depuis 1935[110]. Le texte sera ultérieurement signé de P.J. Schmidt et Sneevliet, au nom du R.S.A.P., d'A.J. Muste et Cannon pour le W.P.U.S., de Spector et Jack MacDonald, pour le Workers Party canadien, du G.B.L. français, et, pour la L.C.I., sous les pseudonymes de Crux, Dubois et Feroci, respectivement Trotsky, Ruth Fischer et Leonetti. Tous - sauf Muste - ont été des dirigeants importants de leurs P.C. respectifs. L'accent est mis dans l'argumentation sur la continuité historique :

« La succession même des Internationales a sa propre logique qui coïncide avec la montée historique du prolétariat. La Ie Internationale a mis en avant le programme scientifique de la révolution prolétarienne, mais elle a été victime de son manque de base de masse. La IIe Internationale est sortie des ténèbres, a éduqué et mobilisé des millions d'ouvriers, mais, à l'heure décisive, elle a été trahie par la bureaucratie parlementaire et syndicale, corrompue par le capitalisme prospère. La IIIe Internationale a donné pour la première fois l'exemple d'une révolution prolétarienne victorieuse, mais elle a été broyée entre les meules de la bureaucratie de l'Etat soviétique isolé et de la bureaucratie réformiste d'Occident. Aujourd'hui, la IVe internationale, dressée sur les épaules de ses devancières, enrichie par l'expérience de leurs victoires et de leur défaites, mobilisera les travailleurs de l'Occident et de l'Orient pour l'assaut définitif contre les bastions du capitalisme mondial[111]. »

C'est aussi pendant son séjour à Domène que Trotsky réussit à écrire sur la France deux articles d'analyse et d'orientation, « Où va la France ? », en octobre 1934, et « Encore une fois, où va la France ? », en mars 1935. Il y polémique contre la politique de l'Internationale et la politique du Front populaire qui cherche à exclure toute perspective révolutionnaire. Il lance un appel brûlant à l'organisation et à l'action, à « se tourner vers les masses, leurs couches les plus profondes », faire appel « à leur raison et leur passion », rejeter la prétendue « prudence » qui n'est que le pseudonyme de la couardise. Les mouvements profonds qu'il devine dans la classe ouvrière française signifient pour lui l'ouverture prochaine de grands mouvements de la classe et d'une situation pré-révolutionnaire. Il faut s'y préparer.

De ce travail-là, il prend aussi sa part à la base. Par Laurent Beau, il a connu un autre instituteur, également ancien du P.C et militant de la C.G.T.U., Raoul Faure, qui enseigne à Noyarey et avec qui il mène des discussions politiques[112]. Par lui, il réussit à obtenir un rendez-vous, le 8 août 1934 à Noyarey, avec les dirigeants de la Fédération de renseignement de la C.G.T.U., Dommanget, Aulas, Serret, de retour de leur congrès de Montpellier. Il ne réussit pourtant pas à les convaincre d'avoir une politique audacieuse unitaire sur le plan syndical et de se joindre aux efforts de ses camarades à l'intérieur de la S.F.I.O.

Il a plus de succès avec Alexis Bardin. Le jeune enseignant s'est mis au travail et a réussi à créer dans la S.F.I.O. grenobloise un « groupe b.l. » auquel appartiennent notamment le dirigeant des Jeunesses et un métallo influent parmi ses camarades de l'usine Picard-Pictet, Gustave Serinda. Par Bardin, en tout cas. Trotsky réussit à exercer une réelle influence, le temps de son séjour, sur le secrétaire de l'Union départementale C.G.T. de l'Isère, le typographe Marcel Satre. Ce dernier entre bientôt en conflit avec la direction nationale sur la question de l'unité dont il se fait le champion, tout en restant méfiant à l'égard de la politique des dirigeants de la C.G.T.U. : la petite histoire retiendra que c'est Trotsky qui rédigea l'intervention du délégué de l'Isère au comité confédéral national de la C.G.T. en mars 1935 pour lequel Alexis Bardin avait été mandaté par les dirigeants de l'Union départementale de la C.G.T. de l'Isère[113].

* * *

A partir de décembre cependant, l'actualité va ramener Trotsky vers l'Union soviétique où se noue bientôt pour lui un nouveau drame personnel, autour du dernier de ses enfants resté au pays, Sergéi Lvovitch, dit Sérioja.

Le 1er décembre 1934 en effet, le secrétaire du parti et patron de l'appareil de Leningrad, S.M. Kirov. est assassiné devant son bureau à l'intérieur du bâtiment de Smolny. L'assassin a été arrêté immédiatement ; c'est un membre du parti, ancien militant des Jeunesses communistes, L.N. Nikolaiev. Il est jugé quelques jours plus tard, à huis clos, en compagnie de plusieurs anciens dirigeants des Jeunesses communistes de Leningrad, également anciens zinoviévistes, qui sont condamnés à mort et exécutés en même temps que lui. Dans la foulée, Zinoviev, Kamenev et leurs proches sont arrêtés, accusés d'avoir été instigateurs ou complices.

Un décret, adopté précipitamment quelques heures après le meurtre, prive les accusés de terrorisme des droits ordinaires de la défense : il prévoit l'accélération de la procédure, la suppression des appels et des recours en grâce, l'exécution immédiate des sentences de mort. C'est le début de la répression de masse en U.R.S.S. qui va culminer, les années suivantes, avec les procès de Moscou et la gigantesque épuration appelée Ejovtchina, du nom du chef de la police de Staline à l'époque, N.l. Ejov.

L'attitude de Trotsky à l'égard du meurtre de Kirov est de prime abord surprenante. Dans cette affaire où, des années plus tard, les successeurs de Staline eux-mêmes laisseront entendre que les traces des assassins remontent jusqu'à la personne même de Staline, Trotsky a manifesté, sur le coup et les années suivantes, une surprenante réserve.

On peut relever par exemple qu'il ne fait, dans aucun des articles consacrés à cette affaire et à ses lendemains, allusion à des rumeurs dont nous savons par ses archives qu'il a eu connaissance. Selon celles-ci, Kirov aurait été opposé à la politique de Staline et en particulier au maintien et au renforcement de la terreur politique. Dans une lettre à Lev Sedov[114], puis un article[115], Trotsky signale au passage une déposition de G.I. Safarov devant le tribunal qui juge Zinoviev et Kamenev : l'ancien animateur du « groupe des sans-chefs », y explique qu'en 1932, le bloc des oppositions a développé une activité quasi publique, puis s'est replié dans la clandestinité après les premières mesures répressives prises à l'occasion de la diffusion de la plateforme Rioutine. Trotsky, en revanche, sans commenter le contenu de cette déposition révélatrice, se contente d'indiquer que son auteur a toutes les chances de devenir le principal témoin à charge dans le prochain procès.

La thèse défendue par lui sur l'affaire Kirov est que, dans son désir de contribuer à la préparation d'un amalgame policier contre l'Opposition de gauche et lui, Staline et le G.P.U. ont joué avec le feu en laissant se développer les projets criminels de L.N. Nikolaiev, dont on sait qu'arrêté porteur d'une arme et de croquis indiquant les itinéraires suivis quotidiennement par Kirov, il avait été remis en liberté, muni de son arme ! Les éléments que les commentateurs ultérieurs, Khrouchtchev compris, interpréteront comme des indices du rôle du G.P.U. dans l'organisation et le développement d'un « complot » authentique dont Staline tirait les fils ne sont, aux yeux de Trotsky, qu'autant d'imprudences dans l'entreprise policière qui consistait à se servir du projet de Nikolaiev - selon lui, acte d'isolé - pour compromettre l'Opposition de gauche. Pour lui, le meurtre de Kirov n'était en définitive qu'un accident, le résultat d'une défaillance du G.P.U., perdant le contrôle de son intrigue mais tuant ainsi Kirov seulement par accident.

Cette discrétion est exagérée par rapport aux informations dont Trotsky disposait, qu'il n'a pas livrées et qu'il n'a jamais discutées. Elle traduit à notre avis une ferme volonté de ne pas compromettre certains amis ou alliés, voire simples contacts, en reconnaissant publiquement qu'il détenait en effet certains éléments d'information, notamment sur l'attitude de Kirov à l'égard de Staline et par conséquent sur les sérieuses raisons politiques qu'avait Staline pour supprimer Kirov[116]. Au lieu d'axer sa polémique vers le cœur de la politique russe et le conflit d’appareil qui le secoue durement comme va le montrer, dans les années suivantes, l'ampleur de la répression -, il développe l'épisode du « consul de Lettonie », présenté dans un premier temps comme intermédiaire entre lui et Nikolaiev, et montre à partir de là, la volonté des dirigeants staliniens de développer un amalgame contre l'Opposition de gauche, à partir de l'assassinat et des premiers procès dont il a été le prétexte.

Le procès contre Zinoviev et Kamenev, en janvier 1935, leur condamnation à tous deux pour « complicité morale » dans le meurtre de Kirov, lui permettent, en revanche, des commentaires très neufs, l'affirmation que le régime stalinien est désormais condamne à déchaîner contre ses adversaires, même seulement potentiels, la « terreur bureaucratique » et que de nouveaux procès, avec de nouveaux amalgames judiciaires, sont inévitables. Constatant l'échec de l'opération montée par Staline contre l'Opposition a la suite du meurtre de Kirov, il se garde bien d'en tirer des leçons d'optimisme et des raisons de se réjouir : pour lui, c'est précisément parce que Staline a totalement échoué dans cette entreprise qu'on peut être certain qu’il recommencera de nouveaux amalgames, qu'il s'efforcera cette fois de mieux réussir.

Tirant à la fin du mois de janvier 1935, le bilan de ces premiers mois de répression, dont il ignore encore le caractère de masse et l'ampleur réelle, il l'intègre dans ce qu'il considère comme le tournant à droite amorcé en U.R.S.S. depuis un an et demi vers le marché et une sorte de néo-Nep[117]. Il pense que la répression contre la gauche est absolument indispensable à l'approfondissement de ce tournant vers la droite, particulièrement sensible en politique étrangère. Il verra une confirmation éclatante, quelques semaines plus tard, dans les commentaires donnés par Staline au pacte franco-soviétique et la caution donnée à la politique de réarmement des dirigeants français[118]. Plus que jamais, à ses yeux, la clé de la situation en Union Soviétique se trouve en dehors de l'U.R.S.S., entre les mains du prolétariat mondial et donc dans les conditions de construction de la IVe Internationale[119].

* * *

Pourtant, depuis janvier 1935, la question soviétique n'est plus seulement, pour les hôtes de la maison Beau, une question de politique, et d'analyse théorique : elle est aussi l’angoisse d’une mère et d’un père pour le sort de leur enfant, dont on peut suivre le développement à travers le Journal d'Exil.

On sait que Sergéi - dont l'opposition au père a fait un savant et un technicien apolitique sans pour autant atteindre ses sentiments filiaux - n'a pas voulu suivre ses parents en exil. Après des études supérieures de mathématiques et de mécanique et un brillant diplôme d'ingénieur, rattaché à l'Ecole supérieure technique, il y est devenu enseignant. Resté en contact épistolaire avec sa mère et son frère aîné, en contact direct avec sa famille en U.R.S.S. et avec ses propres neveux à la garde d'Aleksandra Lvovna, ainsi qu'avec son neveu Ljulik Sedov, élevé par sa mère Ana, il s'est séparé de sa première femme Lélia. Il ne semble pas avoir été inquiété pendant les six premières années de l'exil de ses parents, ni individuellement ni dans son activité professionnelle. La dernière lettre que ces derniers ont reçue de lui datait du 12 décembre 1934.

Trotsky relève l'absence de nouvelles à la date du 2 avril 1935[120], et aussi que Sérioja, dans la dernière lettre qui leur est parvenue, parlait de « bruits alarmants dans son entourage[121] ». Il semble que personne ne l'ai vu ensuite à Moscou, et Trotsky pense qu'il a été exilé. Le 13 avril, il relève « avec quelle intuition et quelle pénétration N[atalia] imaginait Sérioja en prison[122] ». Cette inquiétude se double de celle que fait naître l'incertitude sur le sort d'Aleksandra Lvovna, probablement arrêtée et déportée, et l'incertitude sur ce qui a pu arriver aux trois enfants qu'elle gardait, les deux de Nina et la petite fille aînée de Zina. Il confie à sa femme que la vie qu'ils ont connue à Domène avant l'arrivée des informations qui les concernent lui « paraît presque belle, sans soucis[123] ». Il connaît le goût du sang et de la vengeance de Staline, sait bien qu'il n'hésitera pas à le frapper à travers son enfant, mais il cherche pourtant à se rassurer : Staline ne risque-t-il pas de se trahir, de se discréditer[124] ?

Le 5 avril, il relate une conversation avec Natalia qui a émis l'hypothèse qu'« on » avait oublié Sérioja et qu'on s'est souvenu de lui comme d'un gage possible, d'un otage. Il ajoute, montrant qu'il ne mesure pas encore l'ampleur de la répression qui s'est abattue sur l'Union soviétique après l'assassinat de Kirov :

« Peut-être après tout n'est-il rien arrivé à Sérioja, tandis qu'A[leksandra] L[vovna], à soixante ans, a été expédiée quelque part dans l'Extrême-Nord[125]. »

Le 9 avril, arrive de Ljova une carte d'Aleksandra Lvovna, datée du 30 mars 1935[126]. Le 10, Trotsky note :

« Aucune nouvelle de Sérioja, et peut-être n'y en aura-t-il pas avant longtemps. La longue attente a émoussé l'anxiété des premiers jours[127]. »

Le 8 mai, il note qu'une lettre de Moscou parle du « petit désagrément » qui est arrivé à Sérioja : « De Sérioja lui-même, pas de nouvelles[128]… » En relisant sa dernière lettre, celle du 12 décembre 1934, il s'est aperçu qu'il y a une allusion à la « situation générale », « extrêmement difficile » : c'est bien de la situation politique que parlait le garçon. Quels véritables regrets Trotsky exprime-t-il, quand il écrit :

« S'il y avait chez Sérioja un intérêt politique actif, un esprit de fraction, toutes ces pénibles épreuves se justifieraient. Mais ce ressort intérieur lui manque totalement. Ce qui arrive lui est d'autant plus pénible[129]… »

C'est finalement le 1er juin 1936 qu'il donne la clé :

« Il y a trois jours, nous avons reçu une lettre de notre fils : Sérioja a été arrêté, il est en prison, ce n'est plus une hypothèse, c'est maintenant à peu près certain, et c'est communiqué directement de Moscou... Il a été arrêté, vraisemblablement, environ au moment où la correspondance s'est interrompue, c'est-à-dire à la fin de décembre ou au début de janvier. Une demi-année a presque passé depuis ce temps... Pauvre gosse... Et pauvre, pauvre Natacha[130].... »

C'est le même jour que Natalia envoie à la presse mondiale sa « lettre sur mon fils[131] ». Le 8 juin, par la visite de sa fille Lina, ils apprennent que leur vieille amie Anna Konstantinovna Kliatchko a dû quitter Moscou en hâte pour avoir essayé d'obtenir des informations sur le sort de Sérioja. Le 7 juin 1935, il note :

« Chaque fois que je pense à Sérioja, c'est avec un serrement de cœur. Quant à N[atalia], elle ne " pense " pas, elle porte constamment en elle un profond chagrin[132]. »

Il ajoute : « Tout se passe comme si nous l'avions offert en sacrifice. Et c'est cela[133]… »

Il ne sera jamais plus question de Sérioja sous la plume de son père de ce point de vue affectif, sinon pour indiquer qu'il ignore tout de son sort. Déporté au terme de plusieurs mois de prison, il semble qu'il ait été arrêté en déportation et qu'il ait été envoyé au camp de Vorkouta où il participa à la grève de la faim organisée par les « trotskystes ». Natalia, après la guerre, pourra correspondre avec des hommes qui l'ont connu au camp de Vorkouta dont il a été extrait en 1938 pour être conduit à Moscou et finalement exécuté.

On ne peut douter qu'avant de recevoir la dernière balle, le plus jeune des enfants de Trotsky eut à subir des interrogatoires poussés dont le G.P.U. avait le secret et qui avaient déjà brisé tant de révolutionnaires. Bien qu'il fût privé de ce que son père appelait « le ressort intérieur[134] », à savoir la conviction et la lucidité politique, il tint, à la différence de beaucoup d'autres. Parce qu'il était le fils de Trotsky ?

LII. Asile en Norvège socialiste[modifier le wikicode]

Les élections norvégiennes voient la victoire du Parti travailliste, le D.N.A., qui, le 20 mars 1935, forme un gouvernement homogène.[135] Immédiatement, l’avocat de Trotsky, Gérard Rosenthal se rend à Oslo, rencontre Havldan Koht et Trygve Lie, respectivement ministres des Affaires étrangères et de la Justice. Tous deux se montrent réticents, font allusion à la puissance de l'opposition conservatrice et, plus discrètement, à l'U.R.S.S.[136].

Quand il repart, le journal du nazi Quisling a eu le temps de demander sur trois colonnes ce qu'est venu faire en Norvège l'avocat de Trotsky. Pour l'instant, le relais est assuré, et la pression est organisée sur le gouvernement par les amis de Trotsky qui sont sur place :

Olav Scheflo, un ancien de l'I.C., l'écrivain Helge Krog, traducteur de Ma Vie, et le réfugié allemand Walter Held[137].

Trotsky, averti vers la fin de mai, pense qu'il faut sauter sur l'occasion : si la tension s'aggravait en France, le gouvernement n'hésiterait plus à l'expédier très loin :

« La Norvège, bien sûr, n'est pas la France : langue inconnue, petit pays a l’écart de la grand route, retard dans le courrier. Mais tout cela vaut mieux que Madagascar[138]. »

Van apporte finalement la nouvelle le 8 juin 1935 : un télégramme d'Oslo annonce le visa. Il faut partir d'urgence pour Paris afin de négocier le transit.

On doit prendre le bateau à Anvers le surlendemain. Après deux journées-bagages fiévreuses, de brefs adieux aux hôtes c'est l'heure du départ dans la gare de Grenoble presque vide. Van est avec les voyageurs. Bardin, délégué au congrès de Mulhouse de la S.F.I.O., n'est pas là. La seule délégation d'adieu, c'est le commissaire de la Sûreté et, surprise, le préfet lui-même, venu incognito s'assurer personnellement, d'un autre quai, du départ de ses hôtes encombrants. Le voyage dure toute la nuit ; Trotsky et Natalia ont un compartiment pour eux et s'étendent sur les banquettes. Van monte la garde devant la porte[139].

Accueillis à la gare de Lyon par Ljova, les voyageurs sont immédiatement conduits à l'appartement du docteur Rosenthal, le père de Gérard. Mais ils ont à peine posé les valises que les problèmes commencent. Le consulat de Norvège de Paris n'a aucune instruction pour donner un visa. Les amis d'Oslo, appelés par téléphone, confirment le recul gouvernemental, la crainte du gouvernement d'une ingérence de Trotsky dans les affaires norvégiennes, son incapacité d'assurer sa sécurité[140]. Il n'est plus question d'embarquer le lendemain, mais la permission de séjour à Paris expire le soir même. Les autorités françaises du ministère de l'Intérieur pensent qu'on a essayé de leur forcer la main. Elles sont en tout cas très fermes : il n'est pas question de revenir à Domène, car le nouveau ministre de l'Intérieur, Joseph Paganon, sénateur de l'Isère, ne veut pas de Trotsky dans son département. Finalement, Henri Molinier obtient un nouveau délai de 48 heures[141].

Sur les conseils de ses amis norvégiens - Scheflo notamment -, Trotsky télégraphie le 11 au gouvernement norvégien. Il s'engage à « ne pas intervenir dans la vie publique en Norvège » et déclare que, si le visa lui était accordé, le gouvernement ne serait pas plus « responsable de sa sécurité personnelle qu'il ne l'est de celle de n'importe quel autre étranger[142] ». Le 12, Scheflo a pris l'avion pour arriver juste avant le début du Conseil des ministres à Oslo[143]. Trotsky envoie un second télégramme où il rappelle qu'il a quitté sa résidence sur une promesse des autorités norvégiennes et que les autorités françaises ne le croient pas : « Je suis malade et ma femme est malade[144]. » Il demande une décision immédiate. Quelques heures plus tard, Walter Held téléphone, enfin : le visa est accordé pour six mois. Le Zentral Passkontor - la toute-puissante direction des passeports - le confirme, le jour même, par télégramme. Deux conditions : Trotsky et sa femme ne devront se livrer à « aucune activité politique ou agitation en Norvège ou contre un État ami de la Norvège », et ils devront obtenir l'accord du gouvernement pour le lieu de leur résidence, le gouvernement ne garantissant pas leur sécurité personnelle plus que celle de tout autre étranger[145].

A Paris, on s'agite de nouveau ; le 13, le visa norvégien est délivré, le visa de transit belge renouvelé, les places retenues pour le 15 à Anvers sur le bateau norvégien Paris.

Malgré l'agitation générale, la tension, la panique parfois, Trotsky a profité de cet arrêt forcé et de l'obligeance du docteur Rosenthal pour discuter de la situation dans la S.F.I.O. et les Jeunesses, s'informer sur le congrès de Mulhouse, faire la connaissance de jeunes qu'il ne connaît pas encore : Parisot, Hic, David Rousset, Rigal, Marcel Baufrère. C'est à minuit et quart, dans la nuit du 13 au 14, que les voyageurs prennent à la gare du Nord le train pour Anvers avec papiers, billets, réservations en règle. Van les escorte et aussi, pour la circonstance, le Catalan Jean Rous, l'un des nouveaux dirigeants du G.B.L., avec lequel Trotsky veut s'entretenir des problèmes de l'organisation française. Le voyage est sans histoire. A Anvers, où ils descendent à l'hôtel Excelsior, ils retrouvent Jan Frankel, qui arrive de Prague. Dans la journée passée à Anvers, Trotsky rencontre plusieurs ouvriers de Charleroi chez un camarade, l'ouvrier diamantaire Lodewjk Polk, puis s'entretient avec Franz Liebaers, un socialiste de gauche, animateur de l'organisation de lutte contre la guerre.

A 20 heures, L.D. et Natalia, accompagnés de Van et Frankel, embarquent sur le petit vapeur Paris. Après deux nuits et trois jours, c'est l'arrivée à Oslo où l'officier de police enregistre leur groupe, « un Français, un Tchécoslovaque et deux Turcs[146] » : l'anonymat tient bon ! Les amis les attendent au port et les conduisent en voiture jusqu'à Ringerike où ils vont passer quelques jours dans un petit hôtel très calme, à Jevnaker. Le 23 juin enfin, ils peuvent s'installer, grâce aux bons offices de Scheflo, dans la maison d'un vieux militant du D.N.A., le journaliste et député Konrad Knudsen, au lieu-dit Wexhall, dans la périphérie de la petite ville de Honefoss, à une soixantaine de kilomètres au nord d'Oslo. L'hôte est souvent absent, mais l'hôtesse, Hilda, est là, avec ses deux enfants, le jeune Bognar, quatorze ans, et sa sœur aînée, la blonde Hjordis, vingt et un ans, qui va, à leur suite, s'engager dans la tragédie. La maison, écrit Natalia, était spacieuse, « précédée d'une vaste cour dont l'entrée, sur la route, demeurait ouverte la nuit comme le jour[147] ». Pour une fois, l'exilée semble avoir mieux vu le paysage que la maison elle-même ; elle écrira :

« L'hiver norvégien a la beauté immaculée des ciels purs, des neiges étincelantes, des sombres sapins enneigés. Quand tombe le soir, des flammes pourpres se répandent sur l'étendue blanche et le ciel flamboie un moment[148]

Les Trotsky disposent de deux pièces confortables, la chambre à coucher et le bureau de L.D.[149]. Il est impossible d'être plus nombreux sans gêner les Knudsen, et la décision est prise de réduire le secrétariat et de se passer de garde[150] : la sécurité semble totale, et Trotsky va même se promener seul dans les bois. Dès le 25 juin Van repart pour la France et va s'occuper de faire expédier bagages et livres restés à Domène.

Bientôt d'ailleurs, il faut revoir la position de Jan Frankel. Celui-ci révèle à Trotsky qu'il a fait gratter sur son passeport la mention de son expulsion de France en février 1934. Le grattage a été fait par un vrai spécialiste, mais les questions posées par la police le 16 août font craindre qu'une enquête révèle cette opération : la prudence impose une séparation, car la découverte d'une falsification des papiers de son collaborateur rejaillirait évidemment sur Trotsky. On décide donc le départ de Frankel[151].

La décision est sage. Le 17 octobre 1935 en effet, une lettre de l'ambassade norvégienne à Paris, adressée au Passkontor qui l'a interrogée, relate l'épisode de l'expulsion de Frankel à la suite de la manifestation du 12 février 1934 : le bureau central répond le 9 novembre que Frankel a quitté la Norvège[152]. C'est le 16 novembre qu'arrive, pour le remplacer, Erwin Wolf, Allemand des Sudètes, fils d’un commerçant en gros de Reichenberg, ancien étudiant à Berlin où il a adhéré à l'Opposition en 1932, émigré en 1933 en France et entre au comité de l'étranger des I.K.D. en 1933.

Le jeune homme est évidemment suivi d'un rapport très précis de l'ambassade norvégienne à Paris, puisé aux meilleures sources de la police française[153], un peu romancées tout de même puisqu'elles situent le centre International des « trotskystes» à Prague[Note du Trad 1]. Trésorier des I.K.D. en 1934, Wolf a permis d'empêcher Bauer d'avoir la majorité et le journal Unser Wort. Ce garçon, brillant intellectuel, vit des rentes que lui fait son frère à qui il a laissé sa part du fonds familial. Il à moins d'expérience que Frankel, mais se révèle non seulement un gros travailleur, mais un agréable compagnon, ouvert et très vivant, auquel les Trotsky vont s'attacher personnellement. Bientôt naît une idylle qui va devenir un grand amour, entre lui et la fille de leurs hôtes, la blonde Hjordis Knudsen. C'est là un lien supplémentaire entre les deux familles qui partagent la maison de Wexhall.

Trotsky a décrit plus tard la vie qu'ont menée Natalia Ivanovna et lui-même pendant les dix-huit mois de leur asile tranquille en Norvège.

« Notre existence était tout à fait paisible et régulière, on pourrait même dire petite-bourgeoise. On s'était vite habitué à nous. Des rapports presque silencieux, mais bien amicaux, s'étaient établis entre nous et notre entourage. Une fois par semaine, nous allions au cinéma, avec les Knudsen, voir les productions de Hollywood, vieilles d'un couple d'années. Nous recevions de temps à autre des visites, principalement l'été : nos visiteurs appartenaient le plus souvent à la gauche du mouvement ouvrier. La T.S.F. nous tenait au courant de ce qui se passait dans le monde ; nous avions commencé à nous servir de cette invention magique et insupportable trois ans auparavant. [...] L'arrivée de la poste était à Wexhall le moment crucial de la journée. Nous attendions avec impatience, vers une heure de l'après-midi le facteur invalide qui, l'hiver en traîneau, l'été à bicyclette, nous apportait un lourd paquet de journaux et de lettres portant des timbres de toutes les parties du monde[154]. »

* * *

Le séjour norvégien de Trotsky commence sans histoires. Pour la première fois depuis le début de son exil, il vit au grand jour, au vu au su de tout un pays, comme en Turquie, mais, comme à Domène, sans la moindre garde. Mieux, la porte de sa maison reste ouverte jour et nuit. L'accueil officiel a été plutôt favorable. L'organe du parti au pouvoir, Arbeiderbladet, écrit que le peuple norvégien est honoré de la présence de Trotsky dans son pays et que tout peuple démocratique devrait considérer comme un devoir agréable de lui donner asile.

Le 19 juillet, arrivent à Wexhall trois visiteurs officiels : le journaliste d'Arbeiderbladet, Ole Colbjørnsen, est accompagné de Martin Tranmael, chef historique du Parti travailliste, le D.N.A., et du ministre de la Justice. Ce dernier, Trygve Lie, avocat de trente-neuf ans, membre du parti, en a été le conseiller juridique avant de prendre un portefeuille ministériel. En 1921, il a rendu visite à Moscou à l'exécutif de l'I.C., dans une délégation, et a été reçu par Lénine, Zinoviev et Trotsky. Considéré comme un redoutable juriste et un négociateur habile, il sera plus tard choisi comme secrétaire général de l'O.N.U. Il aura beau répéter à Isaac Deutscher lors de leur entrevue en 1962 que Trotsky était « un grand homme » avec une logique terrible et lui un « ministre jeune et inexpérimenté[155] », il va manifester dans l'affaire Trotsky un cynisme de politicien professionnel.

Les trois visiteurs sont venus à Wexhall pour souhaiter la bienvenue à leur hôte et le présenter au public norvégien. Trygve Lie assurera plus tard qu'il avait aussi pour mission de s'assurer que Trotsky avait bien compris la portée de ses engagements[156]. L'exilé n'a pas apprécié que cet entretien commençât par un rappel, fait par le ministre, de ses engagements de non-ingérence dans la vie politique, et il a demandé à ses interlocuteurs si ces engagements n'impliquaient pas aussi le refus de l'interview qu'ils sollicitaient. Il semble également qu'il n'ait pas apprécié le fait que le photographe d'Arbeiderbladet lui demande de poser avec les « camarades ministres » : le destin photographique fera bien les choses, pour les uns et les autres, puisque les photos seront ratées...

Les conditions de son séjour en Norvège permettent à Trotsky de recevoir toutes sortes de visites, plus facilement, bien sûr, pendant la belle saison que lorsque le pays est sous la neige. Il reçoit Raymond Molinier, très brièvement ; la section française est en crise. Il reçoit aussi un étudiant en Beaux-Arts, Fred Zeller, dirigeant de l'Entente des Jeunesses socialistes de la Seine, qui vient d'être exclu pour avoir refusé d'abandonner les positions antimilitaristes traditionnelles de son organisation et vient de faire également l'expérience du ralliement des Russes à l'union sacrée en France, au cours d'un entretien avec des dirigeants du Komsomol qui ont cherché à le gagner[Note du Trad 2]. Ce brillant sujet rejoindra effectivement Trotsky et, après la guerre, sera l'un des dirigeants de la franc-maçonnerie française[157].

Deux Canadiens viennent de Londres, Ken Johnstone (Alexander) et Earle Birney (Robertson), qui sera après la guerre l'un des plus grands poètes de son pays. Pour l'instant, les deux hommes entretiennent Trotsky de problèmes concernant le mouvement britannique, comme le chauffeur de taxi londonien Sam Collins et le comptable Arthur Cooper, venus eux aussi.

Des Américains sont parmi les visiteurs connus : Max Shachtman et A.J. Muste, l'ancien pasteur devenu l'un des dirigeants de la section américaine. Mais il y a des inconnus comme celui qu'on appelle Max Sterling - mari de celle qu'on connaîtra plus tard sous le nom de Raya Dunayevskaya -, et surtout le jeune journaliste Harold R. Isaacs. Ce dernier revient de Chine, où il a rompu avec le P.C. et milité avec les trotskystes clandestins ; avec sa compagne, l'enseignante Viola Robinson, il vient interviewer Trotsky, après Sneevliet, dans le cadre de la préparation du livre La Tragédie de la Révolution chinoise, qui fera de lui un auteur et professeur important, des années plus tard.

Trotsky reçoit aussi le militant allemand Friedrich Kissim de Dantzig, venu offrir ses services, le docteur Breth de Reichenberg, oncle de Kopp, dont la science du diagnostic, exceptionnelle, ne peut percer le secret des fièvres. Il reçoit également des amis norvégiens : le journaliste et homme de théâtre Håkon Meyer, l'écrivain Helge Krog, l'étudiant Ottesen, des amis de Konrad Knudsen et de Scheflo, le jeune Allemand Walter Held - qu'il retrouve à cette occasion - avec sa jeune femme norvégienne Synnøve Rosendahl et son ami et chauffeur Nils Kare Dahl. Il n'est pas certain qu'il se soit aperçu qu'il fait l'objet d'une étroite surveillance policière de la part du Zentral Passkontor, ni qu'une lettre a été volée sur son bureau par un prétendu agent immobilier, en réalité un homme de Quisling[158].

Le climat norvégien est sain. Pourtant Trotsky est de nouveau malade à la fin d'août 1935. Le 19 septembre, il est hospitalisé à Oslo pour une période d'observation : pour la première fois depuis l'époque de la prison d'Odessa, il est seul dans sa chambre avec la Bible, dont nous ignorons malheureusement s'il l'a feuilletée ou dédaignée. Il quitte l'hôpital le 20 octobre, soulagé de sa fièvre, mais pas éclairé sur la nature de son mal.

Peu avant Noël, cherchant, comme à Prinkipo, une détente dans l'activité physique, il part, avec les enfants Knudsen et quelques amis, dans une expédition à skis. Mais d'abondantes chutes de neige, des températures rigoureuses, le bloquent dans un chalet isolé. Son manque d'entraînement fait du retour une expédition difficile. Parti à son secours, N.K. Dahl le trouve quand même sorti d'affaire par ses propres moyens, mais l'alerte a été chaude[159].

A quelques jours près, l'installation de Trotsky en Norvège a coïncidé avec un événement si longtemps attendu qu'il n'a plus guère de signification propre : le VIIe congrès de l'Internationale communiste, sept ans après le VIe, plus de deux ans après la catastrophe allemande, accrédite pour l'ensemble des pays la politique de Front populaire inaugurée en France. Trotsky lui consacre plusieurs articles, visiblement à contrecœur : le VIIe congrès ne fait que confirmer le diagnostic qu'il a déjà formulé nettement : l'Internationale n'est plus qu'un cadavre qui encombre la route du prolétariat mondial.

* * *

Une fois de plus, pourtant, la lutte pour la IVe Internationale va être ralentie par des crises politiques de gravité variable qui éclatent dans les sections de la L.C.I.

Aux États-Unis, un groupe d'anciens de l'American Workers Party (A.W.P.) de Muste, est parti bruyamment en avril 1935. Animé par Louis Budenz, il se dirige tout droit vers le parti communiste. Puis l'hostilité au tournant d'un vétéran du P.C. et de l'Opposition, Hugo Oehler, semble rééditer la crise de 1934 en Europe au sujet de l'« entrisme » et du « tournant français » qu'il dénonce comme opportunisme le plus pur. Il livre bataille pour exclure des signataires de la « Lettre ouverte » groupes et organisations qui, comme le G.B.L., sont membres de la IIe Internationale. A.J. Muste lui-même est hostile à l'« entrisme » dans le Parti socialiste américain envisagé par Cannon et Shachtman. Un « groupe-tampon », avec Weber et Glotzer, met en question les « méthodes » de Cannon. Trotsky se dépense pour éviter une scission, reçoit longuement le Canadien Spector, porte-parole de la minorité. Il réussit finalement à convaincre tout le monde au début de 1936, de tenter l'expérience de l'entrisme dans le parti socialiste des Etats-Unis, que sa « vieille garde » droitière vient de quitter et qui se radicalise très vite.

En Belgique, Vereeken a fait scission dès que la majorité, sous l'impulsion de Lesoil, a décidé, au début de 1935, d'entrer à son tour dans le P.O.B. A l'été, la tendance de gauche de l'Action socialiste, qui a perdu son porte-drapeau, P.-H. Spaak, séduit par un portefeuille ministériel dans un gouvernement d'union, éclate. Tandis que le docteur Marteaux, proche du P.C., réussit à conserver l'hebdomadaire de la tendance, le jeune Walter Dauge donne une vigoureuse impulsion à l'Action socialiste révolutionnaire qui s'oriente vers la création d'un nouveau parti et manifeste qu'elle a une réelle influence de masse dans le Borinage.

Le Parti ouvrier révolutionnaire néerlandais (R.S.A.P.), à peine né, est secoué par une crise où Trotsky n'a sans doute pas tort de voir la main des dirigeants du Parti ouvrier socialiste (S.A.P.) allemand : les amis de ce dernier engagent contre la direction de P.J. Schmidt et Sneevliet une bataille fractionnelle féroce. Le départ de la minorité, avec l'organisation de jeunesses notamment, laisse le nouveau parti exsangue.

En Grande-Bretagne, où le petit groupe entré en 1933 dans l'Independent Labour Party (I.L.P.) est devenu le Marxist Group, c'est aussi la crise. Une importante fraction de ses militants estime avoir épuisé les possibilités de l'entrisme dans le Labour Party que pratiquent depuis plusieurs années les anciens de la « majorité » qui avait refusé en 1933 l'entrisme dans l'I.L.P. Le morcellement, ici, est maximal.

En Espagne, ce sont les militants de Madrid, les plus attachés à Trotsky et à l'Opposition internationale, qui ont tranché le débat. Nin avait proposé un compromis : « entrisme » dans la plus grande partie du pays, mais, en Catalogne, fusion des formations socialistes et communistes d'opposition en un nouveau parti. C'est ainsi que les dirigeants de la Izquierda comunista, avec Andrés Nin et Andrade, sont entrés dans le Parti ouvrier d'unification marxiste (P.O.U.M.) constitué en septembre 1935. Jean Rous, qui a visité Barcelone, est optimiste et envisage une évolution positive, mais en fait les relations sont au point mort entre les dirigeants espagnols d'un côté, Trotsky et le secrétariat de l'autre et les rares lettres des premiers sont plutôt aigres-douces.

Mais c'est avec les Français que surgissent les plus graves difficultés. Les succès initiaux de l'entrisme, la croissance du Groupe bolchevik-léniniste (G .B. L.) constitué dans la S.F.I.O. l'élargissement de l'horizon des militants avaient donné à l'exilé les plus grands espoirs : une tentative de Staline d'acheter les dirigeants de la Jeunesse socialiste de la Seine n'avait-elle pas échoué devant la vigilance des trotskystes « entrés » ? Les difficultés commencent à partir du moment où la bureaucratie de la S.F.I.O., engagée maintenant dans l'alliance avec le P.C., commence à réprimer sur sa gauche les perturbateurs. Et l'homogénéité du G.B.L. ne résiste pas à cette pression.

Trotsky, avant son départ de Domène, a déjà eu des heurts assez sérieux avec Raymond Molinier. Il constate ensuite la réticence la La Vérité, organe du G.B.L., à publier la « Lettre ouverte », puis son refus de la publier intégralement à cause de la référence à la IVe Internationale. Il pense que ceux qui invoquent des raisons de « tactique » pour justifier ces tergiversations sont des militants qui subissent la pression du milieu social-démocrate auquel ils se sont adaptés. Après l'exclusion-surprise brutale - dans tous les sens du terme - des dirigeants de l'Entente des Jeunesses socialistes de la Seine, par la conférence nationale réunie à Lille en juin 1935, la division des « bolcheviks-léninistes » apparaît en pleine lumière : nombre de ses dirigeants sont prêts à faire à la direction de la S.F.I.O. les concessions nécessaires pour pouvoir rester dans ce parti, alors même que Trotsky considère que les soulèvements ouvriers spontanés de Brest et de Toulon en août sonnent le glas de la politique « entriste » et exigent la construction d'un pôle indépendant.

Ce conflit, qui oppose essentiellement Trotsky et Raymond Molinier, va exploser à travers la querelle sur ce qu'il est convenu d'appeler l'« organe de masses ». Après avoir fait un bout de chemin avec Marceau Pivert dans la fondation de la Gauche révolutionnaire de la S.F.I.O. - dont la raison d'être est pour le moment de retenir dans la S.F.I.O. les éléments révolutionnaires -, Raymond Molinier, balayant les arguments de discipline d'une direction qu'il juge incapable, prépare lui-même un nouveau périodique, « organe de masses », La Commune, qui paraît en décembre. C'est la rupture avec Trotsky qui n'aura plus désormais de mots assez durs pour qualifier le comportement et même la personnalité de celui qui avait été, en 1930, à l'origine de sa rupture personnelle avec Alfred Rosmer.

Pour la première fois, Trotsky, dans une lettre à Sedov, sollicitant du secrétariat un congé politique[160], exprime ouvertement son immense lassitude et son exaspération devant les luttes fractionnelles ces « répugnantes vétilles[161] » qui absorbent son temps et l'empêchent de travailler, alors qu'elles n'ont pas de sens et mènent à l'impasse ceux qui s'y engagent totalement. Un certain replâtrage intervient par la suite et, à la veille des grèves de juin 1936, les différents groupe trotskystes s'unifient dans un Parti ouvrier internationaliste (P.O.I.) Il est clair pourtant que, même alors, Trotsky ne fait nullement confiance à la direction du P.O.I. au point qu'il cherchera, avec l'aide de Van, le moyen de publier, indépendamment d'elle, ses premier articles sur le mouvement de grève de juin 1936[162].

On peut, à cette date, constater l'importante dégradation du mouvement depuis le départ de Trotsky pour la Norvège. De façon générale, les premières décisions de pratiquer l'entrisme, même si elles ont abouti à un développement numérique, n'ont pas amené les sections à une rupture décisive avec ce que Trotsky appelle « un certain poison » hérité de l'Internationale communiste, les luttes fractionnelles exacerbées, les combats de clique, la dérision de la pratique démocratique.

L'Opposition de gauche a certes attiré à elle des hommes et de femmes dévoués, brillants, courageux, mais ils sont restés marqué par leur passé dans les P.C. bureaucratisés de l'époque zinoviéviste et par l'atmosphère sectaire des groupes qu'ils constituent. La secte, qui vit sur elle-même par la force des choses, avec ses valeurs propres, à contre-courant et fière de l'être, a tendance à ne vouloir ni déboucher ni grandir : il lui suffit d'avoir raison. Forteresse assiégée, elle aspire surtout à être fidèle à elle-même et à résister aux « pressions » et aux intrigues de l'ennemi de classe qu'elle invente au besoin : elle réduit trop souvent la politique à la propagande et la propagande au stéréotype.

Les symptômes du mal sont très apparents au sommet. Le « secrétariat » pour la IVe Internationale, créé par les Cinq après leur « lettre ouverte », avait été confié aux Néerlandais P.J. Schmidt et Sneevliet : il ne prend aucune initiative et ne semble même pas avoir connu un début de fonctionnement. Le secrétariat international, lui, a ressenti comme un coup à son autorité la décision de pratiquer l'entrisme aux Etats-Unis, prise en dehors de lui et après consultation du seul Trotsky. Depuis ce moment, Sneevliet s'est retiré sur l'Aventin, et Ruth Fischer a cessé toute activité. Le secrétariat repose sur les frêles épaules de Rudolf Klement, aidé, dans les loisirs que leur laissent leurs problèmes « nationaux », par le Français Jean Rous, Leonetti et Ljova. C'est le travail acharné de ce dernier qui a permis, pendant la dernière période, la réalisation d'une importante avancée, avec l'agitation menée sur la question de la répression en U.R.S.S. contre les révolutionnaires et en particulier les révolutionnaires étrangers, et la constitution d'un comité ad hoc.

C'est encore de Norvège que Trotsky, aidé par ses collaborateurs Wolf et Held, mais aussi par ses visiteurs, notamment A.J. Muste et Shachtman, prépare, pendant les mois de juin et de juillet 1936, la conférence internationale, qu'on appellera de « Genève », et les textes essentiels qui vont consacrer la naissance à Paris, salle Pleyel, du « mouvement pour la IVe Internationale », finalement formé exclusivement de groupes et de partis se réclamant de la fraction des « bolcheviks-léninistes ». C'est à partir des informations entendues à la radio sur le grand mouvement gréviste en France qu'il écrit ses articles dont les premiers seront saisis avec le journal La Lutte ouvrière sur décision du ministre socialiste de l'Intérieur du gouvernement Léon Blum de Front populaire, Roger Salengro, celui-là même qui, deux ans auparavant, avait présidé le meeting de Lille contre son expulsion.

Trotsky écrit: « La Révolution française a commencé[163]. » Il célèbre la fin de l'isolement de la révolution espagnole. Pour lui, le spectacle que donne la France, « volonté de lutte de l’ensemble du prolétariat, mécontentement profond des couches inférieures de la petite bourgeoisie, confusion dans le camp du capital financier », constituent ce qu'il appelle « les prémisses de la révolution prolétarienne[164] ». Il écrit :

« Ce qui s'est passé, ce ne sont pas des grèves corporatives, ce ne sont même pas des grèves. C'est la grève. C'est le rassemblement au grand jour des opprimés contre les oppresseurs, c'est le début classique de la révolution[165]. »

Il souligne le trait, déjà remarqué au cours des révolutions antérieures, de la croissance très rapide des organisations traditionnelles, la S.F.I.O., les syndicats, le P.C. C'est là, assure-t-il, « un symptôme sûr de l'existence d'une crise révolutionnaire[166] » et, en même temps, le signe de leur entrée dans leur agonie.

Il ne formule aucun pronostic sur le rythme des développements révolutionnaires à venir : l'exemple espagnol, depuis 1931, démontre bien que ce sont les dirigeants des organisations ouvrières qui sont, par leur politique, les véritables sauveurs du capitalisme menacé. Comme en Espagne, la clé de l'avenir, en France et en Belgique, est la direction révolutionnaire, car, écrit-il, « les tâches de la lutte révolutionnaire se ramènent inéluctablement à une seule : la construction d'une nouvelle direction réellement révolutionnaire capable d'être à la hauteur des tâches et possibilités de notre époque[167] ». Il va voir dans les « journées de juillet » en France et dans la révolution ouvrière et paysanne en Espagne en riposte au pronunciamiento des généraux Mola, Sanjurjo et Franco, la confirmation de ce qu'il répète depuis des mois : la politique de « défense de la République » des partis du Front populaire ne « défend pas la République », mais, au contraire, ouvre la voie au fascisme et à la dictature militaire que seule la révolution ouvrière peut écraser définitivement.

Pour la première fois sans doute depuis des années, il considère la situation mondiale, à la fin de juillet 1936, d'un œil résolument optimiste. Les masses ouvrières sont en train de se mobiliser de nouveau ; elles peuvent renverser le cours réactionnaire ouvert par la victoire hitlérienne en Allemagne et la marche à la guerre, l'extension de la vague fasciste jusqu'alors apparemment irrésistible.

Pour cette « nouvelle montée », comme il l'écrit, de petits partis révolutionnaires se sont constitués, facteur objectif et subjectif à la fois : le P.S.R., Parti socialiste révolutionnaire de Belgique, avec Walter Dauge et Léon Lesoil, le P.O.I., Parti ouvrier internationaliste, de France, où coexistent Molinier, Naville et Jean Rous. Le message qu'il reçoit de ce dernier, de Barcelone, lui fait espérer la reprise de la collaboration avec Andrés Nin et Andrade, placés par les circonstances à la tête du P.O.U.M.

De grandes espérances qui vont être vite déçues.

* * *

La sortie d'Union soviétique de trois anciens oppositionnels détenus apporte, pendant le séjour de Norvège, des éléments d'information à Trotsky sur ses camarades d'U.R.S.S. C'est à l'été de 1935 que l'ancien commissaire de l'Armée rouge et instructeur politique du parti arménien A.A. Davtian (que Sedov appellera Tarov), membre de l'Opposition unifiée, emprisonné à Verkhnéouralsk puis déporté, s'évade d'Union soviétique et arrive en Perse d'où il se met en communication avec Sedov. Quelques mois plus tard, le Croate Ante Ciliga, citoyen italien, lui aussi ancien membre de l'Opposition de gauche en U.R.S.S. en même temps que dirigeant du P.C. yougoslave, ancien détenu à Verkhnéouralsk, qui a rencontré Sérioja en déportation à Krasnoiarsk, est libéré sur intervention du gouvernement italien. Au printemps de 1936 enfin, c'est Victor Serge, ancien membre de l'Opposition de gauche et de sa commission internationale, qui est libéré au terme d'une campagne menée en Occident dans les milieux intellectuels et syndicaux.

De ces trois revenants, Trotsky reçoit confirmations et informations. Confirmations sur les débats politiques dans les isolateurs et la fidélité politique des oppositionnels. Informations dont certaines sont douloureuses. Ainsi la nouvelle du décès d'Eleazar Solntsev, l'un des plus doués de la jeune génération des bolcheviks-léninistes, mort en janvier 1936 des suites d'une grève de la faim entreprise pour protester contre une nouvelle condamnation administrative par le G.P.U. qui vient de le frapper. Trotsky apprend aussi que survivent quelques-uns de ses vieux camarades : B.M. Eltsine, malade, déporté à Orenbourg et ferme comme un roc, I.N. Smirnov, intraitable dans le terrible pénitencier de Souzdal[168]. Il a aussi quelques éléments concernant le sort de Sérioja et de bien des hommes et femmes qui lui sont chers.

De ces informations et de ce qu'il apprend à la lecture des journaux russes et des coupures de presse que lui envoie Ljova, il tire des conclusions qu'il exprime au début de 1936 sur ce qu'il appelle « la section soviétique » de l'organisation internationale[169]. L'analyse des chiffres donnés dans les rapports sur l'épuration publiés dans la presse le conduit à une évaluation globale de 20 000 membres du parti exclus comme « trotskystes ou zinoviévistes » - et, parmi eux, à peine quelques centaines, voire dizaines de militants ayant appartenu à l'Opposition de 1923 à 1927. Il en déduit que, « même aujourd'hui, la IVe Internationale a déjà en U.R.S.S. sa section la plus forte, la plus nombreuse et la mieux trempée[170] ». Une conclusion que beaucoup discuteront...

Il supporte mal que son article sur cette question ne soit pas traduit en français et publié. Victor Serge ne partage pas du tout son estimation, qu'il juge exagérée, l'étiquette de « trotskyste » donnée par la bureaucratie ne correspondant pas, selon lui, à une position politique. Il est pourtant au moins d'accord avec lui sur ce point : le travailleur français qui suit la presse des bolcheviks-léninistes n'ignorera rien de ce qui est pour lui « les chamailleries de Molinier », mais n'a jamais vu ni entendu le nom de Iakovine[171].

Est-ce vraiment le hasard - une demande de Max Eastman, à court d'argent, d'une réédition américaine de l'Histoire de la Révolution russe, avec une nouvelle préface - qui est à l'origine du livre sur l'U.R.S.S. qui s'appellera La Révolution trahie[172] ? Trotsky assure, dans sa correspondance, que c'est cette préface, remaniée, élargie, sans cesse creusée, qui est devenue le livre le plus important de ses dernières années, intitulé primitivement Où va l'U.R.S.S. ? et débaptisé par son éditeur français[173].

C'est vraisemblablement ainsi qu'il a vécu cette expérience, sous la poussée de la nécessité de corriger, d'éclairer, de fignoler son explication du phénomène stalinien, de la nature sociale et des perspectives de l'U.R.S.S. Déjà il avait exprimé ce besoin dans une étude qui est en quelque sorte le prologue intellectuel de La Révolution trahie, l'article intitulé « Etat ouvrier, Thermidor et bonapartisme[174] », déjà mentionné.

Cette mise au point lui paraît nécessaire au moment où Staline suit, depuis deux ans déjà, un cours qu'il estime « droitier » et qu'on qualifie souvent de « thermidorien ». Rappelant, sans le nommer, l'opinion de Préobrajensky en 1929, il assure que c'est bien en définitive « la meilleure variante » qui s'est trouvée réalisée dans le développement de l'U.R.S.S., il relève :

« Le développement des forces productives s'est fait non dans la direction du rétablissement de la propriété privée, mais sur la base de la socialisation, par la voie d'une direction planifiée[175]. »

L'analogie avec Thermidor a pourtant, en définitive, plus obscurci qu'éclairé la question : le mot a été employé comme s'il était synonyme de la restauration capitaliste en U.R.S.S. Or, historiquement, Brumaire, comme Thermidor, ont eu une signification politique et sociale certes, mais se sont accomplis exclusivement sur la base de la nouvelle société et du nouvel Etat bourgeois. Thermidor fut une réaction, mais sur la base sociale de la révolution.

En ce qui concerne l'U.R.S.S., Trotsky part d'une contradiction, née d'une double constatation. Du fait de l'inégalité, des privilèges de la bureaucratie, la société soviétique est plus proche du régime capitaliste que du communisme. Par ailleurs, l'Etat soviétique demeure l'arme historique de la classe ouvrière, dans la mesure où c'est lui qui assure le développement de l'économie et de la culture qui crée les conditions de la liquidation de la bureaucratie et de l'inégalité sociale.

Rappelant que la domination sociale d'une classe, en d'autres termes sa « dictature », peut revêtir des formes politiques très variables et bien différentes les unes des autres, il en tire la conclusion que la « dictature de la bureaucratie » est l'une des formes politiques de la « dictature du prolétariat », forme réactionnaire, bien sûr, puisqu'elle s'est établie sur la ruine de la démocratie ouvrière et se maintient par la terreur et puisqu'elle affaiblit le système social sur lequel elle s'est développée en parasite.

Rétrospectivement, il apparaît très clairement à Trotsky que le passage à la droite du régime - l'aristocratie et la bureaucratie ouvrière du pouvoir politique, à savoir le véritable Thermidor soviétique a été réalisé depuis longtemps et que la période proprement thermidorienne a commencé effectivement en 1924, avec la défaite de l'Opposition de gauche. Le développement des forces productives, l'industrialisation et la collectivisation, ont, depuis, élargi la couche des privilégiés, soutiens de la politique des dirigeants qui l'incarnent et défendent ses intérêts.

Il introduit ici sa deuxième « retouche » importante à sa théorie de l'U.R.S.S. :

« " Bolchevique " par ses traditions, mais ayant au fond depuis longtemps renié ses traditions, petite-bourgeoise par sa composition et son esprit, la bureaucratie soviétique est appelée à régler l'antagonisme entre le prolétariat et la paysannerie, entre l'Etat ouvrier et l'impérialisme mondial : telle est la base sociale du centrisme bureaucratique. de ses zigzags, de sa force, de sa faiblesse et de son influence si funeste sur le mouvement prolétarien mondial. Plus la bureaucratie deviendra indépendante, plus le pouvoir se concentrera entre les mains d'un seul individu, plus le centrisme bureaucratique se changera en bonapartisme[176]. »

Il souligne que la politique de Staline contre l'Opposition de gauche est une lutte contre les travailleurs en même temps que le développement d'une nouvelle aristocratie, montre comment Staline a concentré dans ses propres mains tout le pouvoir : ce régime ne peut être appelé autrement que « bonapartisme soviétique ». Pour lui, donc, « le sort de l'U.R.S.S. en tant qu'Etat socialiste dépend du régime politique qui viendra remplacer le bonapartisme stalinien ».

La route est ainsi dégagée, mais tout n'est pas dit. Après s'être plongé en septembre 1935 dans la préface réclamée par Eastman, Trotsky n'en émerge vraiment qu'en août 1936 avec un livre de plusieurs centaines de pages, La Révolution trahie.

Il commence par analyser ce qu'il appelle l'acquis, les résultats de l'industrialisation, les indices de la production industrielle, des résultats dont aucun pays arriéré n'a pu obtenir de semblables dans l'histoire en aussi peu de temps :

« Le socialisme a démontré son droit à la victoire non dans les pages du Capital, mais dans une arène économique qui couvre le sixième de la surface du globe, non dans le langage de la dialectique, mais dans celui du fer, du ciment et de l'électricité[177]. »

Il en indique immédiatement les limites qui se manifestent avant tout par la faiblesse de la productivité du travail et les prix de revient plus élevés que ceux du marché mondial. L'agriculture demeure arriérée, très en dessous des pays capitalistes. La technique moderne ne donne pas non plus en U.R.S.S. les mêmes fruits. La qualité des produits industriels demeure médiocre aussi bien en ce qui concerne les machines que les produits de consommation courante. Certains secteurs accusent un dramatique retard : transports ferroviaires, réseau routier, construction de logements, qui touchent les masses. Le rendement individuel et la production par tête d'habitant présentent des indices très bas. Trotsky en conclut que la « phase préparatoire », celle de l'emprunt et de l'assimilation des techniques et conquêtes culturelles de l'Occident, est appelée à se prolonger pendant « toute une période historique ».

Il retrace ensuite l'histoire du développement économique, à travers ses différentes phases, les zigzags de la direction, sa politique d'« élargissement de la Nep » contre l'Opposition qu'elle accusait d'être « super-industrialiste » et finalement le tournant brusque vers le « plan quinquennal en quatre ans » et la « collectivisation complète », insistant au passage - le fait était inconnu à l'époque en général - sur les épouvantables pertes en vies humaines dues, selon lui, aux « méthodes aveugles, hasardeuses et violentes » utilisées pour l'imposer de force à des masses paysannes hostiles.

Abordant la question « Le socialisme et l'Etat », il souligne que Marx, quand il qualifiait de « socialisme » le « stade inférieur du communisme », entendait par là une société dont le développement économique serait déjà supérieur à celui du capitalisme avancé. Il définit le régime soviétique non comme « socialiste », mais comme « transitoire » ou encore « préparatoire ». Dans le domaine de l'Etat, le trait le plus spectaculaire de la situation en U.R.S.S. est qu'en dépit des prévisions théoriques de Marx, d'Engels et de Lénine sur le « dépérissement de l'Etat » et la destruction de la machine bureaucratique, la bureaucratie est devenue une force incontrôlée et toute-puissante.

L'explication, à ses yeux, en est très simple. L'obligation qui pèse sur l'Etat soviétique, né dans un pays particulièrement arriéré, de maintenir les normes bourgeoises et inégalitaires de répartition, donne à l'Etat ouvrier le caractère original d'être un « Etat bourgeois sans bourgeoisie », avec un caractère double et contradictoire : socialiste dans la mesure où il défend la propriété collective, et « bourgeois » dans la répartition des biens. Il relève :

« L'expérience a montré ce que la théorie n'a pas su prévoir avec une netteté suffisante : si " l'Etat des ouvriers armés " répond pleinement à ses fins quand il s'agit de défendre la propriété socialisée contre la contre-révolution, il en va tout autrement quand il s'agit de régler l'inégalité dans la sphère de la consommation. [...] Pour défendre le droit bourgeois, l'Etat ouvrier se voit contraint de former un organe du type " bourgeois ", bref, de revenir au gendarme, tout en lui donnant un nouvel uniforme[178]. »

Ainsi s'éclaire la première contradiction entre le programme du bolchevisme à l'époque de Lénine et la réalité du régime de Staline :

« Si l'État, au lieu de dépérir, devient de plus en plus despotique, si les mandataires de la classe ouvrière se bureaucratisent, tandis que la bureaucratie s'érige au-dessus de la société rénovée, ce n'est pas pour des raisons secondaires telles que les survivances psychologiques du passé, etc., c'est en vertu de l'inflexible nécessité de former et d'entretenir une minorité privilégiée, tant qu'il n'est pas possible d'assurer une égalité réelle[179]. »

Relevant l'absence de toute allusion à ces problèmes vitaux dans la littérature théorique du marxisme avant la révolution et à ses débuts, il estime qu'on se trouve là en présence d'une « sous-estimation manifeste des difficultés futures » qui s'explique par le fait que le programme bolchevique reposait entièrement sur la perspective de la révolution internationale.

Dans l'intervalle, les succès économiques ont aggravé l'inégalité, et la bureaucratie, de « déformation», est devenue un système de gouvernement.

Abordant le « Thermidor soviétique », Trotsky énumère les raisons de la victoire de Staline : arriération et pauvreté exigeant l'intervention du « gendarme », reflux du prolétariat après la guerre civile, déception devant les résultats d'années d'espérances et de sacrifices, désillusion après la tension, renaissance de l'individualisme, développement de l'arrivisme, démobilisation d'une armée de cinq millions d'hommes habitués à obéir et à commander. La jeune bureaucratie soviétique n'a cessé de gagner en autonomie et en assurance à partir de l'accumulation des défaites de la révolution mondiale.

A l'Opposition de gauche et ses perspectives révolutionnaires, elle a opposé la « propagande du repos » qui cimentait le bloc des fonctionnaires et des militaires et dont Trotsky pense qu'elle trouvait un écho réel chez les ouvriers fatigués et surtout dans les masses paysannes. Choisi par la bureaucratie à qui il donnait toute garantie par son passé et son aptitude à maîtriser ses rangs et à les unifier, Staline est devenu son chef incontesté :

« La bureaucratie n'a pas seulement vaincu l'Opposition de gauche, elle a vaincu aussi le parti bolchevique. Elle a vaincu le programme de Lénine, qui voyait le danger principal dans la transformation des organes de l'État, " de serviteurs de la société en maîtres de la société ". Elle a vaincu tous ses adversaires - l'Opposition, le parti de Lénine - non à l'aide d'arguments et d'idées, mais en les écrasant sous son propre poids social. L'arrière-train plombé s'est trouvé plus lourd que la tête de la révolution. Telle est l'explication du Thermidor soviétique[180]. »

Il reste à expliquer la dégénérescence du parti bolchevique, cause et conséquence de celle de l'Etat soviétique, à travers sa bureaucratisation.

Trotsky rappelle le fonctionnement du parti selon les règles du centralisme démocratique, la libre critique et la lutte des idées formant le contenu intangible de sa démocratie. Il souligne que l'histoire du bolchevisme est en réalité l'histoire d'une lutte permanente entre ses fractions et qu'il ne saurait en être autrement pour « une organisation qui se donne pour but de retourner le monde et qui rassemble sous ses enseignes des négateurs, des révoltés, des combattants de toute témérité ». L'autorité de la direction lui vient seulement de ce qu'elle a le plus souvent raison.

Staline et les siens utilisèrent pour leur cause la décision exceptionnelle de 1921 d'interdire les fractions. Avec celle du « socialisme dans un seul pays » apparut la théorie selon laquelle, pour le bolchevisme, c'est le comité central qui est tout. Trotsky écrit ces lignes qui constituent une véritable autocritique :

« En libérant la bureaucratie du contrôle de l'avant-garde prolétarienne, la " promotion Lénine " porta un coup mortel au parti de Lénine. Les bureaux avaient conquis l'indépendance qui leur était nécessaire. Le centralisme démocratique fit place au centralisme bureaucratique. Les services du parti furent remaniés du haut en bas. L'obéissance devint la principale vertu du bolchevik[181] ».

Citant longuement ses vieux camarades Sosnovsky et surtout Rakovsky à propos de sa fameuse lettre à Valentinov d'août 1928, Trotsky illustre concrètement ce qu'il appelle « les causes sociales de Thermidor », les aspirations et les appétits de nouveaux notables désireux de se dérober à tout contrôle et à toute critique.

Sur la base d'une étude attentive de la presse soviétique, il s'attache à étudier l'accroissement de l'inégalité et des antagonismes sociaux, à décrire misère et luxe, spéculation et différenciation à l'intérieur du prolétariat et entre kolkhozes. Il évalue à 400 000 ou 500 000 personnes le milieu dirigeant proprement dit, des « chefs » qui couronnent une pyramide de privilégiés :

« Si l'on ajoute aux émoluments tous les avantages matériels, tous les profits complémentaires à demi licites et, pour finir, la part de la bureaucratie aux spectacles, aux villégiatures, aux hôpitaux, aux sanatoriums, aux maisons de repos, aux musées, aux clubs, aux installations sportives, on est bien obligé de conclure que ces 15 % à 20 % de la population jouissent d'autant de biens que les 80 % à 85 % restants[182]. »

Thermidor est également visible au foyer, où la femme est restée asservie au joug séculaire ; le droit à l'avortement est redevenu un privilège pour celles qui peuvent payer ; la prostitution refleurit ; la réaction s'abrite derrière des phrases moralisantes sur la nouvelle famille... C'est aussi une véritable guerre à la jeunesse que le régime a déclenchée : enseignement d'hypocrisie, de formalisme et de conformisme, atmosphère étouffante de la servilité. Le bilan n'est pas moins tragique par rapport aux espoirs de 1917 quand il s'agit de l'oppression nationale et culturelle grand-russiennes, la chappe de plomb qui pèse sur la création littéraire et artistique, la censure et le prétendu « triomphe » intellectuel de ceux que Trotsky désigne comme « les médiocres, les lauréats et les malins ».

Dans le domaine de la politique internationale, les défaites accumulées par la bureaucratie stalinienne ont fini par créer une situation dans laquelle cette dernière n'a plus comme objectif que le maintien conservateur du statu quo. A cet égard, Trotsky tient l'entrée de l'U.R.S.S. à la S.D.N. comme une capitulation devant une institution contre-révolutionnaire. De même, la transformation de l'Armée rouge, la résurrection du corps des officiers ne lui paraissent pas dictées par des besoins militaires, mais seulement par les besoins politiques des dirigeants. Au statu quo, il propose de substituer le mot d'ordre des « Etats-Unis socialistes d'Europe ».

Posant enfin la question de la nature sociale de l'Etat, il s'efforce de démontrer, comme il l'a déjà fait, que la bureaucratie n'est pas une classe, et que la question du caractère social de l'U.R.S.S. n'a pas encore été tranchée par l'Histoire. Il écrit :

« L'U.R.S.S. est une société intermédiaire dans laquelle : a) les forces productives sont encore trop insuffisantes pour donner à la propriété d'Etat un caractère socialiste: b) le penchant à l'accumulation primitive, né du besoin, se manifeste à travers tous les pores de l'économie planifiée ; c) les normes de répartition, de nature bourgeoise, sont à la base de la différenciation sociale ; d) le développement économique, tout en améliorant lentement la condition des travailleurs, contribue rapidement à former une couche de privilégiés ; e) la bureaucratie, exploitant les antagonismes sociaux, est devenue une caste incontrôlée, étrangère au socialisme ; f) la révolution sociale, trahie par le parti gouvernant, vit encore dans les rapports de propriété et dans la conscience des travailleurs ; g) l'évolution des contradictions accumulées peut aboutir au socialisme ou rejeter la société vers le capitalisme ; h) la contre-révolution en marche vers le capitalisme devra briser la résistance des ouvriers ; i) les ouvriers marchant vers le socialisme devront renverser la bureaucratie[183]. »

La perspective qu'il ouvre pour l'U.R.S.S. est donc celle d'une révolution contre la bureaucratie, qu'il décrit ainsi :

« La révolution que la bureaucratie prépare contre elle-même ne sera pas sociale comme celle d'octobre 1917 : il ne s'agira pas de changer les bases économiques de la société, de remplacer une forme de propriété par une autre. [...] La subversion de la caste bonapartiste aura naturellement de profondes conséquences sociales ; mais elle se maintiendra dans les cadres d'une transformation politique[184]. »

Il esquisse le programme de cette révolution politique :

« Il ne s'agit pas de remplacer une coterie dirigeante par une autre, mais de changer les méthodes mêmes de la direction économique et culturelle. L'arbitraire bureaucratique devra céder la place à la démocratie soviétique. Le rétablissement du droit de critique et d'une liberté électorale véritable sont des conditions nécessaires du développement du pays. Le rétablissement de la liberté des partis soviétiques, à commencer par le parti bolchevique, et la renaissance des syndicats y sont impliqués. La démocratie entraînera dans l'économie la révision radicale des plans dans l'intérêt des travailleurs. La libre discussion des questions économiques diminuera les frais généraux imposés par les erreurs et les zigzags de la bureaucratie. Les entreprises somptuaires, Palais des soviets, théâtres nouveaux, métros construits pour l'épate, feront place à des habitations ouvrières. Les " normes bourgeoises de répartition " seront d'abord ramenées aux proportions que commande la stricte nécessité, pour reculer, au fur et à mesure de l'accroissement de la richesse sociale, devant l'égalité socialiste. Les grades seront immédiatement abolis, les décorations remisées aux accessoires. La jeunesse pourra librement respirer, critiquer, se tromper et mûrir. La science et l'art secoueront leurs chaînes. La politique étrangère renouera avec la tradition de l'internationalisme révolutionnaire[185]. »

Ces idées pouvaient apparaître totalement utopiques aux observateurs spécialisés pendant la fin des années trente. Elles surgiront cependant, vingt années plus tard exactement, en Pologne et en Hongrie au cours d'un soulèvement ouvrier de masses contre la bureaucratie, et particulièrement en octobre 1956.

LIII. La descente aux enfers[modifier le wikicode]

Pendant les six premiers mois de 1936, tandis que Trotsky travaille à La Révolution trahie dans le calme de Wexhall, une nouvelle tragédie se prépare, qui va le frapper de plein fouet au début du mois d'août.[186]

En janvier, à Moscou, le chef du département politique secret du N.K.V.D., G.A. Moltchanov, a réuni une quarantaine des meilleurs agents pour leur expliquer qu'ils vont être détaches sur une affaire de conspiration, où il s'agit de faire avouer les chefs. Staline en personne supervise l'enquête, menée sur place par N.L Ejov, son homme de confiance[187].

Trois cents détenus, anciens oppositionnels, sont extraits a la même époque des camps et des prisons et dirigés sur les prisons de Moscou : il faut trouver parmi eux une trentaine de gens dociles dont on utilisera les « aveux » pour faire plier les récalcitrants. Pour faire bon poids, on les mélange à une dizaine d'agents dont la mission sera aussi d'« avouer » pour confondre les autres et de contrôler en prison le comportement des futurs accusés et coupables. Si certain parmi eux résistent, on les exécute sans jugement pour l’édification des autres, et seuls leurs « aveux » figureront dans le scénario des procès. C’est vraisemblablement ce qui se passe avec Gaven, l’un des visiteurs de Sedov en 1932, après Holzman.

Mais tout ne va pas tout seul avec les « chefs » présumés de la conspiration, les plus importants au moins des dirigeants du « bloc des oppositions » de 1932, Zinoviev, Kamenev et I.N. Smirnov, eux aussi extraits de leur prison pour être conduits a Moscou et y être spécialement « préparés » par des techniciens de l’obtention des aveux : ils tiennent bon, pendant des semaines, refusent le chantage, les menaces et même les arguments politiques.

Il faut donc aller plus loin. Zinoviev, qui est asthmatique, est maintenu des jours entiers dans une cellule surchauffée. On met sous le nez de Kamenev les aveux d'un de ses anciens camarades qui impliquent son jeune fils dans un attentat contre Staline[188]. Mis, en présence l’un de l'autre et autorisés à se parler, les deux hommes s’effondrent enfin. Ils acceptent de collaborer avec les enquêteurs après que Staline leur a promis - ou fait promettre - qu'aucun vieux-bolchevik ne sera exécuté, l'objectif du procès étant seulement d'atteindre Trotsky qui, comme chacun sait, est hors de la portée des tribunaux[189].

L'ex-trotskyste et lieutenant d'I.N. Smirnov, S.V. Mratchkovsky, a, lui, « claqué », comme disent les enquêteurs, après 90 heures d'interrogatoire ininterrompu[190]. Il essaie d'entraîner avec lui Smirnov, qui tient bon pendant encore plusieurs semaines, mais qui s'effondre à la fin en apercevant sa fille en prison, entourée de gardes qui l'entraînent[191]. Il se décide alors à faire au moins une partie des aveux qu'on exige de lui pour éviter à son enfant bien-aimée de payer la note de sa résistance. Le tout dernier des accusés à céder est aussi l'un des dirigeants du groupe des « trotskystes ex-capitulards », Ter-Vaganian, un autre lieutenant d'I.N. Smirnov, qui signe ses « aveux » le 14 août[192]. Dès lors on peut avancer et préparer le scénario du procès avec ses acteurs. Les enquêteurs préparent les « aveux » de chacun, complètent, corrigent, modifient, font apprendre par cœur, montrent les dents...

Le 5 août, Trotsky, à Wexhall, trace le dernier mot de son manuscrit et envoie les exemplaires correspondants aux traducteurs français et américain. Le même jour, Natalia et lui, avec le couple Knudsen, prennent la route, dans la même voiture, pour un congé de détente de deux semaines dans le sud, au bord de la mer, à Stangnesholmen. Dès le lendemain matin, alors qu'ils sont encore en route, ils apprennent que, pendant la nuit, un commando de fascistes norvégiens du parti de Quisling a pénétré dans la maison Knudsen et tenté de s'emparer des archives. Les agresseurs, désorientés par la résistance déterminée de la jeune Hjørdis, ont dû battre en retraite devant l'arrivée des voisins en emportant tout de même quelques papiers[Note du Trad 3].

Poursuivant leur route, les voyageurs, peu rassurés, découvrent bientôt qu'ils sont filés par une autre voiture dans laquelle se trouve notamment l'un des dirigeants du parti de Quisling, l'ingénieur Neumann et son secrétaire Franklin Knudsen. Ils réussissent à semer leurs poursuivants, mais, d'ores et déjà, les vacances s'annoncent mal sous l'avalanche des violences verbales de la presse de droite, déchaînée contre Trotsky qu'elle accuse de mener une activité politique en Norvège, sur la base d'une lettre à Schüssler volée à Wexhall et reproduite jusque par la presse nazie allemande.

Le 13 août, les vacanciers doivent interrompre un jour leur repos pour recevoir le chef de la police criminelle, Reidar Sveen, venu en avion recueillir la déposition de Trotsky sur le raid des fascistes : il l'interroge notamment sur le contenu de la lettre volée et publiée, et sur le contenu des accusations de la presse nazie qui l'accuse d'activité « criminelle ».

Dans la soirée du 14 août, quand Knudsen entend à la radio une information sur le procès qui va s'ouvrir à Moscou, d'un « centre terroriste trotskyste-zinoviéviste », Trotsky observe qu'il doit encore être question d'une « grosse saloperie », sans comprendre de quoi il peut s'agir.

Le 15 au matin, Monsen, ami de Knudsen et journaliste a Kristiansand, apporte aux vacanciers le texte intégral de la dépêche Tass. Trotsky confessera plus tard :

« Prêt à tout, je n'en pouvais croire mes yeux tant la conjonction de la vilenie, de l'impudence et de la bêtise dans ce document me parut invraisemblable[193]. »

Il dicte en hâte une première déclaration et reprend le chemin de Wexhall : les vacances sont terminées, le cauchemar commence.

* * *

Le premier procès de Moscou s'ouvre le 19 août. Sur les bancs des accusés : Zinoviev, Kamenev et plusieurs de leurs collaborateurs de toujours à Leningrad, Evdokimov, Bakaiev et autres. Ivan Nikititch Smirnov est là aussi, avec Mratchkovsky et Ter-Vaganian. Autour de ces deux noyaux, des prisonniers qui ont été brisés à temps et les six inconnus qui sont de toute évidence les instruments de la police. Trotsky et les siens scrutent les photos de presse a la recherche du visage d'un Mill, d'un Well ou d'un Frank-Gräf.

Devant eux des juges militaires - l'un d'eux siégera au tribunal de Nuremberg. Le procureur est Andréi E. Vychinsky, ancien menchevik rallié à la fin de la guerre civile, ancien recteur de l'Université de Moscou, qui s'y est distingué par son efficacité dans la chasse aux étudiants trotskystes. Au début de 1988, un juriste soviétique, Arkadi Vaksberg, a ajouté dans un article, de Literatournaia Gazeta, quelques éléments biographiques supplémentaires : président de tribunal de district à l'été de 1917, il a lancé un mandat d'arrêt contre Lénine suspect d'être un « agent allemand[194] ». Un demi-siècle après Trotsky et ses amis, l'auteur soviétique souligne :

« L'enchaînement tragique de l'histoire a voulu que ce soit précisément lui, Vychinsky, qui, vingt ans après, devenu procureur général, accusait les compagnons de Lénine d'avoir voulu s'en débarrasser et requérait contre eux la peine de mort[195]. »

Il en donne un portrait saisissant :

« De petite taille, trapu, de grandes oreilles ; une belle chevelure grisonnante de fines moustaches en brosse. Des lunettes a la monture superbe. Derrière les lunettes, un regard tenace, acéré, pénétrant. Ses yeux qui clignaient à peine étaient d'acier[196]. »

L'auteur de l'article se souvient de l'orateur, « combinaison d'un académisme d'un scientisme et d'une culture recherchée avec une vulgarité injurieuse exprimée avec naturel et aisance ». Staline, qui a fait sa carrière, a découvert en lui « des qualités incomparables : il était mauvais, cruel, prêt à tout[197] »...

Ce sanguinaire metteur en scène se déchaîne contre ces bolcheviks qui ont été, toute sa vie, ses adversaires et remplace les preuves qu'il n'a pas par des grossièretés et des injures répugnantes. Aux « histrions », « criminels », « bouffons », « chiens enragés à abattre sans pitié » de l'historiographie traditionnelle, Vaksberg ajoute, au hasard : « l'amas fétide de débris humains », les « dégénérés invétérés », les « clébards vénéneux », les « satanés salauds[198] ». Il poursuit :

« Il ne faut pas seulement anéantir physiquement les accusés ; il faut les humilier et les offenser. Tel est le rêve du dirigeant suprême. En le réalisant, Vychinsky a créé un type inconnu jusqu'alors de procès criminel où il n'y a tout simplement pas le moindre besoin de preuves. A quoi bon des preuves quand il s'agit de " charognes puantes "[199] ? »

L'acte d'accusation est simple. Les accusés ont, selon lui, constitué fin 1932 un « centre unifié trotskyste-zinoviéviste » terroriste sur la base de « la reconnaissance de la terreur individuelle contre les dirigeants ». On assure qu'ils ont préparé une série d'attentats contre Staline, Vorochilov et d'autres dirigeants, et que c'est un groupe agissant sur leurs ordres qui a préparé et perpétré l'assassinat de Kirov. Tout cela, bien entendu, a été réalisé sur les « directives » de Trotsky avec la participation active de son fils Lev Sedov...

Le public est trié sur le volet, et il y a de curieux « hasards » comme la présence « accidentelle » de l'avocat britannique D. N. Pritt, qui se portera garant pour l'accusation et les juges. Les correspondants de presse donnent pourtant du déroulement des débats une image saisissante. Les accusés récitent des leçons et « avouent » à qui mieux mieux. Ils mettent en cause des absents : Lominadzé, qui s'est suicidé, mais on l'ignore ; G. I. Safarov, déjà en prison et totalement brisé ; l'ancien dirigeant syndical M. P. Tomsky, compagnon de Boukharine, qui se suicide après avoir été dénoncé. Accusateurs et témoins parlent de « directives terroristes » prétendument apportées en U.R.S.S. par le vieux-bolchevik L P. Gaven - qui a été ou qui va être exécuté ; on met en cause d'autres dirigeants et militants, civils et militaires. Le seul des accusés qui semble avoir nié au moins une partie des accusations et maintenu quelque résistance est I.N. Smirnov.

Il semble qu'aux premières nouvelles du procès, Trotsky comme Sedov aient été pour le moins décontenancés, sinon désorientés. C'est du moins ce qui apparaît à la lecture des lettres qu'ils échangent après les premières informations. Sedov a identifié en Holzman l'« informateur » envoyé en 1932 par Smirnov à Berlin, mais ne peut comprendre pourquoi les deux hommes nient la vérité et avouent une chose qui ne correspond pas à la réalité et qu'ils inventent[200]. Trotsky, lui, se demande si Gaven n'était pas un agent provocateur qui aurait vraiment apporté à Smirnov, au lieu de son message, des directives terroristes fabriquées ad hoc par les faussaires de Staline pour faire croire qu'elles émanaient de lui[201]. Le père et le fils se creusent la mémoire au sujet d'un des accusés du groupe des « inconnus », dans lequel ils reconnaissent seulement ce V. P. Olberg qui s'était porté volontaire pour aller en Turquie assurer le secrétariat[202], Sedov s'irrite contre Smirnov au point d'envisager une déclaration dans laquelle il dirait tout simplement la « vérité » sur leurs contacts - ce qu'il ne fera pas[203], En fait, ni le père ni le fils ne comprennent, dans les premiers jours, le mécanisme de l'affaire : l'habillage de faits et de rencontres, de réunions et de rendez-vous réels liés à la constitution du « bloc des oppositions » de 1932, et leur habillage en faits et gestes d'un « bloc terroriste », ce qui permet de massacrer ces opposants politiques comme s'ils étaient terroristes[204].

Au centre des aveux, ceux de l'accusé E. S. Holzman. Cet homme, qui a été l'intermédiaire entre Sedov et Smirnov, a rencontré plusieurs fois le premier à Berlin et échangé avec lui mots de passe et de code pour les rendez-vous, apporté lettres, documents, informations. Il assure que, sur les conseils de Sedov, il s'est rendu à Copenhague en 1932 lors du séjour de Trotsky dans cette ville[205]. Après avoir retrouvé Sedov dans le hall de l'hôtel Bristol, il dit l'avoir accompagné « à la maison de Trotsky » sur laquelle il ne donne aucun détail. Et d'assurer que celui-ci lui a alors donné des directives terroristes et d'abord celle d'assassiner Staline[206]. L'accusé Nathan Lourié « avoue » avoir eu depuis longtemps des contacts avec un proche collaborateur de Himmler, chef des S.S.[207]. L'accusé fritz David « avoue » que Trotsky, qu'il aurait rencontré - mais il ne dit ni où ni quand ni comment - l'a chargé aussi d'assassiner Staline pendant le XVIIe congrès[208].

Vychinsky se déchaîne contre les vieux-bolcheviks à sa merci, et le compte rendu officiel le cite abondamment : « poignée infâme et impuissante de vils traîtres et d'assassins », « poignée infime de vils aventuriers », qui ont tenté de « piétiner les meilleures fleurs les plus parfumées » du « jardin socialiste », « chiens enragés », « misérables pygmées », « roquets[209] ». Il conclut son réquisitoire par la phrase célèbre à laquelle les journaux des partis communistes du monde entier font écho avec empressement : « Je demande que ces chiens enragés soient fusillés tous jusqu'au dernier[210]. »

La sentence est prononcée le 24 août à 2 h 30 du matin. Les seize accusés sont condamnés à mort[211].

On croit généralement alors, chez les gens bien informés - et Sedov semble l'avoir cru - que les condamnés seront épargnés, et le bruit circule à Moscou que le rétablissement, en toute hâte, d'une procédure d'appel, permettra une telle issue et a servi à acheter la sagesse dont ont fait montre, jusqu'au bout, les accusés. Trotsky assure qu'il était convaincu que tout finirait par des exécutions, car seul l'assassinat des accusés ferait prendre l'accusation au sérieux :

« J'eus pourtant de la peine à admettre les faits quand j'entendis le speaker de Paris, dont la voix trembla à ce moment, annoncer que Staline avait fait fusiller tous les accusés parmi lesquels il y avait quatre membres de l'ancien comité central bolchevique. Ce n'est pas la férocité de ce massacre qui me bouleversa : si cruelle qu'elle soit, l'époque des guerres et des révolutions est notre patrie dans le temps. Je fus bouleversé par la froide préméditation de l'imposture, par le gangstérisme moral de la clique dirigeante, par cette tentative de tromper l'opinion sur la terre entière, en notre génération et en la postérité[212]. »

Mais, quand au petit matin du 25 août, au bas de chez lui, dans la rue Lacretelle à Paris, Lev Sedov découvre la nouvelle qui occupe la « une » de tous les journaux, l'exécution des seize, il éclate bruyamment en sanglots. L'homme qui a raconté la scène, dont il a été l’unique témoin, est son proche collaborateur, Mordka Zborowski, dit Etienne - qui est aussi et surtout l'agent de Staline chargé de sa surveillance[213]

* * *

Il serait erroné, pour évaluer la réaction personnelle de Trotsky, de ne s'appuyer que sur ses commentaires militants destinés au public, voire à ses partisans. Il ne faut pas en particulier se laisser abuser, de ce point de vue, par les dures polémiques et les sévères commentaires auxquels il s'est livré à propos des « capitulations » passées des accusés et de la dernière, leur comportement devant leurs juges et Vychinsky[214]. Trotsky juge sans indulgence la conduite politique de ces hommes - y compris de I.N. Smirnov, dont il avait accueilli avec joie le retour vers l'Opposition -, mais ce sont, en dépit de tout, ses camarades, et ils ont été ses frères de combat. Il ne peut qu'éprouver chagrin et compassion devant l'état auquel ils ont été réduits, devant leur humiliation et leur triste destin... Ici, la politique rejoint le sentiment, loin de s'y opposer. Le Kamenev qui courbe l'échine pour s'aplatir devant Staline est le beau-frère de Trotsky, le mari de sa jeune sœur Olga, son ancien adversaire et partenaire, son camarade de parti pendant des décennies ; mais n'a-t-il pas été aussi, de tous les hommes de la vieille garde bolchevique, le plus proche de Lénine personnellement ? Ce que Trotsky ressent sans doute le plus durement dans la dégradation publique de ces hommes, c'est qu'elle atteint profondément l'image du Parti bolchevique, de Lénine, de la révolution de 1917, de ce passé qui est sa fierté et sa raison d'être, « en sa génération comme en la postérité[215] »...

Bientôt pourtant, au choc du procès et de l'exécution des condamnés dans des conditions abominables dont la rumeur parviendra jusqu'à lui de Moscou, vient s'ajouter la menace qui pèse sur sa sécurité, l'angoisse devant la possibilité de se voir réduit à l'impuissance, de ne pouvoir défendre ni son honneur ni la mémoire de ses camarades.

Trois facteurs se combinent en effet contre lui : la pression de Moscou, la haine des nazis, la faiblesse, pour ne pas dire la lâcheté du gouvernement norvégien qui recule devant les pressions extérieures et laisse les hauts fonctionnaires pro-nazis prendre les vraies décisions à sa place.

Sur la pression du gouvernement de Moscou, sur la visite de l'ambassadeur lakoubovitch à Havldan Koht, nous disposons d'informations officielles contradictoires. C'est le 29 août 1936 qu'a eu lieu la démarche. La presse soviétique publie le 30 août le texte de la déclaration que Iakoubovitch aurait remise au ministre norvégien. Il y souligne le caractère inopportun de la prolongation du séjour de Trotsky dont il assure que le procès de Moscou a démontré qu’il se livrait a une activité terroriste et rappelle les délibérations de la S.D.N. sur la collaboration entre Etats contre le terrorisme. Mais le 4 septembre, l'ambassadeur de France écrit à Yvon Delbos, ministre des Affaires étrangères, qu'il n'y a pas d'aide-mémoire soviétique[216]...

L'Union soviétique est pour Oslo un partenaire commercial non négligeable, et des sanctions, voire un boycott, ne seraient pas difficiles : les armateurs norvégiens ne tiennent nullement a prendre un tel risque pour un exilé rouge et n'ont pas manqué de le faire savoir. Moscou ne réclame pas, à proprement parler, l'expulsion de Trotsky, non plus que son extradition, qui exigerait un acte judiciaire contradictoire et donnerait donc la parole au révolutionnaire russe. Trygve Lie, le ministre norvégien de la Justice, s'est défendu comme un beau diable face à Deutscher, tout en devenant accusateur de lui-même :

« Ils n'ont jamais demandé l'expulsion de Trotsky. Ils ne nous ont jamais menacés de représailles économiques. Nous avons agi de notre propre initiative, pour nos motifs propres, a cause de notre situation intérieure, des élections et à cause du comportement de Trotsky. Une fois seulement Iakoubovitch, l'ambassadeur soviétique, est venu me voir au ministère de la Justice, mais c'était déjà après que j'ai fait interner Trotsky. Il est venu, mais je ne l'ai même pas laissé parler, et avant qu'il ait dit quoi que ce soit, je lui ai souri et lui ai dit : " Nous nous sommes occupés de l'affaire Trotsky. J'ai ordonné son internement. " Iakoubovitch a souri, et il est parti sans un mot. Ce fut tout[217]. »

Au demeurant Staline est vraiment satisfait dans la mesure où le gouvernement, dans son inquiétude, a réduit Trotsky au silence. La note de Trygve Lie à Iakoubovitch, le 3 septembre, relève que Trotsky, du fait de la chronologie, n'a pas pu préparer en Norvège l'assassinat de Kirov, mort depuis longtemps quand il est arrivé en Norvège. Il rappelle les conditions de son isolement, sanctionnant l’infraction commise aux conditions de son séjour... Le zèle du gouvernement d'Oslo apparaît clairement dans cette phrase empressée :

« Le gouvernement norvégien tient à faire remarquer que, déjà avant la démarche russe il a soumis Trotsky (et sa femme) à un contrôle qui rend totalement impossible toute action de sa part qui serait susceptible de porter atteinte ou de menacer les intérêts de l'Etat russe[218]. »

Commentant les démarches soviétiques, le chargé d'affaires français à Moscou Jean Payart relève :

« Les Soviets chercheront à amener le gouvernement norvégien à renforcer sa surveillance sur l'activité trotskyste. Ils chercheront même - et cela est tout à fait dans la ligne des préoccupations staliniennes - à s'arroger un droit de regard direct sur cette activité[219]. »

Il ne faut pourtant pas négliger la puissance des nazis norvégiens et de la haine qu'ils portent à Trotsky : au cours d'une mission en Russie soviétique pendant la guerre civile, leur chef, Vidkun Quisling, a pu apprécier le chef de l'Armée rouge... Le bureau central des passeports - dont le chef est Konstad - joue à cet égard un rôle décisif. Dès l'agression contre la maison de Wexhall et comme si l'affaire avait été montée dans une sorte de complicité ou au moins de connivence, il s'efforce de démontrer que Trotsky n'a pas respecté son engagement de ne « pas faire de politique ». A défaut de pouvoir, comme les nazis, qui agissent au grand jour, réclamer aussi l'expulsion, les hauts fonctionnaires nazis ou sympathisants fournissent au gouvernement socialiste les arguments policiers et les mesures administratives pour bâillonner Trotsky.

Sentant venir le vent, celui-ci avait, dès le 19 août, adressé une lettre ouverte à Reidar Sveen, au sujet des questions que ce dernier lui avait posées dans le cours de son interrogatoire de Stangnesholmen. Rappelant que le gouvernement norvégien connaissait ses idées quand il avait pris la décision de l'accueillir, il protestait contre l'intérêt porté par la police norvégienne à ses ouvrages et à sa correspondance dans lesquels il ne pouvait qu'exprimer des vues qui n'étaient du goût ni des fascistes ni des staliniens. En ce qui concernait les accusations monstrueuses lancées contre lui à Moscou, il revendiquait le droit de se défendre, proposant une commission d'enquête ou un tribunal public qui lui permettrait de faire face et de démasquer ses accusateurs[220].

Le 25 août, le chef du bureau central des passeports, Konstad, adresse au ministre de la Justice un rapport dans lequel il affirme, sur la base de la publication à l'étranger de l'article de Trotsky « La Révolution française a commencé », que ce dernier a ainsi violé les engagements qu'il a pris pour obtenir un visa en Norvège[221]. Ce haut fonctionnaire - d'autant plus zélé qu'il est un sympathisant de Quisling, lequel fera de lui un juge de sa Haute Cour - en rajoute en expliquant que les visites de personnes qui sont politiquement en accord avec Trotsky et viennent lui demander son opinion, sont aussi des violations des engagements qu'il a pris[222].

Cette ardeur et ce zèle suffisent apparemment pour que le ministre socialiste charge alors Konstad de la rédaction des conditions nouvelles à imposer à Trotsky. Konstad prépare alors un texte qu'il proposera à l'exilé de signer : celui-ci s'engagerait à s'interdire, en toutes circonstances, d'écrire des articles « sur des questions politiques, sociales et culturelles », dirigées « contre quelque gouvernement que ce soit[223] ». Trotsky raconte sa visite, aux côtés du chef de la police :

« Le 26 août, tandis que huit agents en bourgeois occupaient la cour de la maison, le chef de la police Askvig et un fonctionnaire du bureau des passeports chargé de la surveillance des étrangers se présentèrent chez nous. Ces visiteurs importants m'invitèrent à signer l'acceptation de nouvelles conditions de résidence en Norvège. Je prendrais l'engagement de ne plus traiter dans mes écrits des sujets de politique actuelle et de ne pas donner d'interviews. Je consentirais à ce que toute ma correspondance, à l'arrivée comme au départ, soit visée par la police. Sans faire la moindre allusion au procès de Moscou, le document officiel ne mentionnait, pour m'imputer une activité répréhensible, qu'un article sur la politique française, publié dans l'hebdomadaire américain Nation et ma lettre ouverte au chef de la police criminelle, M. Sveen. Le gouvernement norvégien usait manifestement des premiers prétextes venus pour dissimuler la cause véritable de son changement d'attitude[224]. »

Le lendemain 27, il est conduit sous escorte à Oslo afin d'être interrogé comme témoin dans l'affaire du raid des nazis contre Wexhall. Il raconte :

« Le juge d'instruction ne s'intéressait guère aux faits ; par contre, il m'interrogea pendant deux heures sur mon activité politique, mes relations, mes visiteurs. De longs débats s'engagèrent sur la question de savoir si je critiquais dans mes articles les autres gouvernements. Il va de soi que je ne le contestai pas. Le magistrat estimait que cette façon de faire était en contradiction avec l'engagement que j'avais pris d'éviter toute action hostile à d'autres Etats. [...] Il ne pouvait me venir à l'esprit que, me trouvant en Norvège, je ne pourrais publier dans d'autres pays des articles nullement en contradiction avec les lois de ce pays[225]. »

A sa sortie du cabinet du juge, il est conduit au ministère de la Justice, où Trygve Lie lui propose le texte, rédigé par Konstad, acceptant la restriction de ses droits[226]. Trygve Lie raconte :

« Vous auriez dû voir le regard qu'il me lança quand je lui dis [de signer]. C'était un homme fier, vous savez. Il se leva et dit : " Pensez-vous que moi, Lev Trotsky, avec mon passé, avec ce que j'ai fait, je vais vous signer semblable document[227] ? " »

Le ministre bafouille quelque explication sur les élections. Trotsky éclate de rire et maintient son refus, déclarant qu'il préfère être arrêté. Il va être exaucé[228]-[229].

Le jour même, sans les laisser prendre contact avec Trotsky, la police arrête Jean van Heijenoort et Erwin Wolf - sur lesquels elle a accumulé les informations des polices de Belgique et de France -, essaie de leur faire déclarer, en les menaçant, en cas de refus, de les déporter en Allemagne nazie, qu'ils quittent volontairement la Norvège. Finalement ils sont expulsés le lendemain, 28 août, avec une particulière brutalité[230]. La mesure qui vise à isoler Trotsky et à le priver des moyens de travailler, donc de se défendre contre les accusations de Moscou, est très significative. D'abord de la détermination du gouvernement d'Oslo de démontrer à l'Union soviétique et à sa propre opposition de droite et d'extrême droite, sa « fermeté » à l'égard de l'exilé. Ensuite du poids dans la vie politique norvégienne, sous un gouvernement socialiste, des chefs nazis ou sympathisants de la police et de la haute administration.

Le jour même de l'arrestation de leurs jeunes amis, Trotsky et Natalia étaient devenus prisonniers sur place dans la maison de Wexhall, isolés des Knudsen, le téléphone coupé. Le 29 août, nous l'avons vu, une démarche de l'ambassadeur soviétique Iakoubovitch proteste contre l'activité antisoviétique de Trotsky[231]. Le 31, le gouvernement adopte un décret - qu'on appellera décret ou loi Trotsky n° 1 - lui permettant d'interner un étranger qui ne peut être expédié dans un autre pays[232] !

Le 2 septembre, Trotsky et Natalia Ivanovna sont transférés à Sundby, près de Hurum, un village à une trentaine de kilomètres d'Oslo où ils vont vivre trois mois et vingt jours sous la surveillance permanente de treize policiers. Avocat et ami des prisonniers, Gérard Rosenthal raconte ce qu'il vit lors de sa visite, quelques jours plus tard :

« A Sundby, l'automne était brumeux et pluvieux. Au fond d'un jardin boueux et désolé, dont les arbres dépouillés ne présentaient que leurs branches, on passait devant une cahute qui servait de latrines. Le rez-de-chaussée de la petite maison en bois délabrée servait de corps de garde. Dans la lumière vive, une douzaine de policiers, sans leurs vareuses, les bottes retirées, leurs armes pendues aux râteliers jouaient aux cartes dans la fumée des pipes. [...] La pièce, petite et basse de plafond, où séjournait Trotsky était triste et sombre. Natalia était calme, silencieuse et abattue. Je retrouvais Trotsky, le teint plus gris, plus fermé et préoccupé seulement d'efficacité[233]. »

Les internés sont placés dans des conditions qui ont été déterminées par le ministre de la Justice : isolement et surveillance stricte, contrôle de la correspondance au départ comme à l'arrivée, autorisation de recevoir livres ou journaux, visiteurs, etc. Gérard Rosenthal poursuit :

« Trotsky était tragiquement muré dans cette baraque, alors que les pires accusations déferlaient contre lui et qu'il se trouvait dans l'impossibilité de libérer l'indignation et le besoin de se faire entendre qui brûlaient en lui. La radio lui avait été retirée. Toutes les lettres passaient par la censure. Les écrits et les mémoires qui mettaient à néant les accusations extravagantes de Moscou étaient simplement confisqués et détruits[234]. »

Le véritable geôlier de Trotsky, avec le ministre socialiste Trygve Lie, qui ne se salit les mains que pour signer les arrêtés, est le chef du Bureau central des passeports, qualifié, depuis le 31 août, pour trancher souverainement de toute question concrète concernant le sort de Trotsky. Ce Leif Ragnvald Konstad, dont Trotsky rappelle que « la presse libérale » le « qualifiait poliment de semi-fasciste », a reçu la récompense de son acharnement : le résultat final de l'agression de Wexhall et de sa « surveillance » n'est-il pas que le sort de l'exilé est maintenant entre ses mains ?

De ce point de vue, les intentions du gouvernement sont particulièrement claires. Il s'agit de le ligoter et de le bâillonner le plus totalement possible, afin de satisfaire aux exigences de Moscou. Quand, le 6 octobre, Trotsky fait déposer une double plainte en diffamation contre le journaliste nazi Harlof Harstad de Fritt Folk et le stalinien B.W. Christiansen, d'Arbeideren, le gouvernement socialiste riposte avec un « décret Trotsky n° 2 » rétroactif..., interdisant à un « étranger interné » de déposer une plainte devant un tribunal norvégien pendant la durée de son internement !

Sur les conditions de son internement, l'intéressé fait de pénétrantes remarques :

« M. Konstad n'exerçait d'ailleurs que le contrôle de notre vie spirituelle (radio, correspondance, journaux). Nos personnes étaient confiées à deux hauts fonctionnaires de la police, MM. Askvig et Jonas Lie. L'écrivain norvégien Helge Krog, à qui l'on peut se fier, les appelle tous deux des fascistes. Ils furent plus corrects que Konstad. Mais l'aspect politique de tout ceci n'en est pas modifié. Les fascistes tentent un raid sur ma demeure. Staline m'accuse d'être l'allié des fascistes. Pour m'empêcher de réfuter ses impostures, il obtient de ses alliés démocrates mon internement. Et il en résulte que l'on nous enferme, ma femme et moi, sous la surveillance de trois fonctionnaires fascistes. Aucune fantaisie de joueur d'échecs n'imaginera meilleure disposition des pièces[235]. »

L'un des aspects les plus dramatiques de la situation de Trotsky dans la période de son internement est la faiblesse de sa défense légale assurée sur place par le vieil avocat Puntervold, membre du parti au pouvoir, à qui Trotsky reproche sa cupidité, le coût exceptionnellement élevé de ses honoraires et sa totale inactivité, le qualifiant pardessus le marché de « vieil ivrogne ». Le seul service réel qu'il ait rendu à son illustre client est d'avoir, quelques jours après la décision d'internement, embauché Walter Held comme secrétaire, rendant ainsi possible une liaison entre l'interné et l'état-major militant qui essaie, autour de Ljova, d'organiser la défense. C'est grâce à son amicale complicité, dans ces conditions difficiles, que Ljova réussit, le fatidique 9 novembre, à faire parvenir à son père un bouquet de roses rouges.

Quarante-huit heures plus tard, le ministre socialiste de la « justice » atteint de nouveaux sommets dans l'arbitraire et le déni de justice. Il écrit dans une lettre à Me Puntervold :

« Le ministère de la Justice, après en avoir conféré avec le gouvernement, a décidé de s'opposer à toute tentative de Léon Trotsky d'entreprendre des actions légales devant un tribunal étranger tant qu'il reste en Norvège.

« Si Trotsky désire entreprendre une action légale, ce doit être après avoir quitté ce pays.

« Il lui est conseillé de demander immédiatement un permis de résidence dans un autre pays.

« Toute communication écrite de Trotsky doit à l'avenir ne contenir que des informations factuelles.

« Comme le lieu de résidence actuel de Trotsky et l'entretien d'une garde coûtent au public une dépense considérable, il doit être prêt à être envoyé, dans un avenir proche, à un lieu de résidence qui réduira considérablement ces dépenses.

« Oslo le 11 novembre 1936

« Trygve Lie

« Jørgen Scheel»

Le socialiste Helge Krog, qui cite ce document, dans un article consacré à l'affaire Trotsky, commente simplement :

« Oui, relisez-le - il faut en croire vos yeux ! Trygve Lie, le ministre de la Justice, a réellement écrit cette lettre à l'avocat de Trotsky[236]

Amis et camarades prennent des initiatives pour aider le proscrit à tourner l'interdiction de plaider. En Suisse, Walter Nelz et ses amis du M.A.S. engagent l'avocat des Droits de l'homme, Erwin Strobel, pour entamer des poursuites contre les organes de l'I.C., Die kommunistische Internationale et Vorwärts, qui ont repris les thèmes de l'accusation de Moscou.

A Prague, un Comité international pour le Droit et la Vérité, dirigé officiellement par l'écrivain et poète impressionniste Sonka et animé par Jan Frankel et Anton Grylewicz, réunit le concours de nombre d'intellectuels et cadres du mouvement ouvrier pour faire la lumière sur le procès. Il s'est assuré les services du plus grand avocat des Droits de l'homme du pays, Bedfich (ou Friedrich) Bill.

A Paris, le comité pour l'enquête sur les procès de Moscou - prolongement des efforts de Sedov pour la défense des prisonniers politiques en U.R.S.S. - fonctionne sous l'impulsion de Gérard Rosenthal et Andrée Limbour. Il attire des intellectuels et des syndicalistes. A la demande de Sedov, Marcel Martinet rédige un « Appel aux hommes » sur lequel se groupent des signataires.

Les camarades américains de Trotsky, entrés depuis peu dans le Parti socialiste, profitent des liens ainsi noués pour constituer, avec une audience réelle, un Comité américain pour la défense de Léon Trotsky (A.C.D.L.T.) dont le premier objectif est d'obtenir le droit d'asile pour l'exilé privé de liberté en Norvège et menacé dans sa sécurité, à partir du moment où Staline fait en outre pression pour son expulsion.

C'est par la force des choses que Léon Sedov se trouve placé au centre des tâches de la défense de son père. A travers un réseau de correspondants en Europe, il mène sa propre enquête, recherche documents et témoins pour établir un certain nombre de faits et l'impossibilité de certains autres.

Il s'agit dans un premier temps de prouver qu'un certain nombre des affirmations de Moscou sont fausses, concernant par exemple ses prétendues rencontres à Copenhague, ou la présence de Sedov dans cette ville lors du voyage de son père. Il faut réunir témoignages et documents, se procurer des attestations écrites, dépouiller avec soin la presse mondiale pour découvrir les éléments d’information importants. Pour ne prendre qu'un seul exemple, pour pouvoir prouver ce qui est vrai, à savoir que Sedov n'est pas allé a Copenhague, il faut non seulement trouver témoins et documents - feuilles de présence à l'école par exemple - qui attestent de sa présence a Berlin dans le même temps et retrouver les traces administratives de toutes les démarches entreprises auprès du gouvernement français pour obtenir la permission de se rendre en France, après leur départ de Copenhague, afin d'y rencontrer ses parents au cours de leur voyage. L’élément le plus important est pourtant apporté par un quotidien, sur un point auquel les amis de Trotsky n'ont, de toute évidence pas pensé tant ici la faute de fabrication du procès est énorme : c’est le danois Sozialdemokraten, le 1er septembre, qui attire en effet l'attention sur le fait que l'hôtel Bristol, prétendu lieu de rendez-vous d’un accusé avec Sedov, n'existe plus depuis longtemps puisqu’il a été démoli en… 1917.

Sedov, pressé par son père, qui lui demande de faire ce qu’il ne lui est désormais plus possible de faire lui-même, commence simultanément la préparation d'une brochure, ce qui le conduit à la fois à préciser le système de défense et à faire une très sérieuse étude critique du compte rendu du procès. Pour des raisons évidentes de sécurité et par souci de ne rien dire qui puisse porter attente aux systèmes de défense des hommes aux mains du G.P.U qui n’ont pas encore nié, Sedov décide de nier pratiquement l'existence de tout ce qui ressemble au bloc des oppositions de 1932. Pour la commodité de la défense Smirnov - que Sedov reconnaît avoir rencontré, mais en banalisant la conversation - est traité par lui comme un ordinaire « capitulard » de 1929, séparé de Zinoviev par de simples nuances, et tous les accusés de Moscou présentés ainsi comme des adversaires politiques de Trotsky, ce qu'ils ont été à une certaine époque mais n'étaient plus exactement en 1932.

Dans le compte rendu officiel du procès, Sedov relève contradictions et dérobades, résumés plus que tendancieux. A travers, une étude systématique des personnes, accusés ou témoins, mentionnées comme complices par le procureur, doublée d'un examen attentif de la numérotation des dossiers des accusés, il fait la démonstration que nombre d'hommes qui devraient logiquement figurer sur le banc des accusés sont absents, alors que leur cas n'est pas expressément disjoint. Ainsi entrevoit-il le mécanisme de l'enquête et la comparution finale des seuls accusés brisés, ceux qui résistent ayant été probablement exécutés pour l'édification de ceux qui seraient tentés de les imiter.

Ce travail de Sedov aboutit, a la fin d’octobre, à la rédaction d’une solide brochure intitulée Livre rouge sur le Procès de Moscou, immédiatement traduite en français par Van.

Quelques voix isolées se joignent dans le monde à celle de la défense. Des articles du menchevik russe S. M. Schwarz apportent leur pierre à la démolition de la thèse de l'accusation de Moscou[237]. Friedrich Adler écrit une brochure percutante sur les « nouveaux procès en sorcellerie ». Des journalistes, des écrivains, s'interrogent sur la validité des aveux, les méthodes de « préparation » des accusés. Mais il existe au fond un très solide consensus et, chacun à sa manière, Churchill et Hitler, apportent sa caution au crime de Staline.

De toute façon, les voix de la défense demeurent faibles, perdues dans les fracas de la propagande officielle du gouvernement de Moscou, relayée par l'appareil des différents partis communistes et des organisations d' « amis de l'U.R.S.S. » à des titres divers. S'y ajoutent d'innombrables pressions dont le mécanisme n'est pas toujours facile à mettre au jour, mais dont les effets sont, en revanche, tout à fait spectaculaires. En quelques semaines, deux des principaux avocats engagés dans le combat contre le procès vont faire défection. A Prague, F. Bill abandonne ce travail, après un cambriolage qui s'est produit à son domicile et les interventions de nombre de ses amis ; Me Strobel, l'avocat suisse, invoque les « vastes conséquences politiques » qu'il lui faut « prendre en considération » pour se dégager de ses engagements.

Le plus gros succès des amis du procureur est cependant remporté à cette époque en France, terrain névralgique du combat, avec la prise de position de la Ligue des Droits de l'homme et le rapport présenté en son nom par l'avocat Rosenmark. « Document effarant », écrit Gérard Rosenthal, des décennies plus tard, « le rapport Rosenmark est entièrement fondé sur le crédit total qu'il accorde aux aveux (ahurissants) des victimes[238] ». Rosenmark juriste, avocat, n'hésite même pas à écrire :

« La hantise que nous avons tous de l'erreur judiciaire n'existe que si l'accusé nie son crime, s'il crie jusqu'au bout son innocence[239]. »

Trotsky, pour sa part, ne doute pas un instant que la clé de cet épisode, qui constitue pour lui un revers réel, ne se trouve pas, effectivement, dans le caractère à la fois obtus et prétentieux de l'expert juridique de la Ligue, mais dans la politique du Front populaire dans laquelle cette dernière est profondément engagée depuis l'origine. Il stigmatise son attitude dans un article rédigé à Sundby et sorti clandestinement dans la couverture d'un ouvrage de Max Eastman :

« L'" expertise " de l'avocat Rosenmark sur le procès est l'un des documents les plus scandaleux de notre temps. Sa publication solennelle marque d'une tache indélébile la Ligue française des Droits de l'homme dont le nom même, dans les circonstances présentes, a quelque chose de dérisoire[240]. »

Il est en effet prêt à croire - ce qui est probablement la vérité - que l'auteur du rapport ignore tout du problème politique qu'il prétend trancher en juriste et ne soit tout simplement qu'un « philistin borné ». Mais il pense qu'il y a plus, dans cette affaire, que « la médiocrité du philistin multipliée par le crétinisme juridique[241] ». Car c'est la Ligue qui lui a confié ce rapport et l'a rendu public...

Un seule fois, pendant cette période, Trotsky a la possibilité de s'exprimer en public à l'occasion, le 11 décembre, de sa comparution comme témoin dans l'affaire du vol de documents des nazis dans sa maison. Très à l'aise, il explique posément dans quelles conditions le gouvernement norvégien le maintient dans l'impossibilité de se défendre des accusations conjointes des nazis et de Staline. Répondant aux amis de l'U.R.S.S. à la Rosenmark, il explique le mécanisme des « aveux », arrachés après des années de capitulations, à des hommes qui ont fait le premier pas dans cette voie en reniant leurs propres idées sur l'injonction de la direction du parti. Il montre les procès pour ce qu'ils sont : la défense d'un régime menacé par la faillite de ses propres dirigeants. Sa conclusion est un réquisitoire contre le gouvernement socialiste norvégien :

« J'accuse le gouvernement norvégien de fouler au pied les principes les plus élémentaires du droit. Le procès des seize ouvre une série de procès analogues où se joueront non seulement mon honneur et ma vie et ceux des miens, mais aussi l'honneur et la vie de centaines de personnes. Comment peut-on, dans ces conditions, m'interdire à moi, accusé principal et témoin le plus informé, de faire connaître ce que je sais ? C'est entraver sciemment la marche de la vérité. Quiconque, par menaces ou violence, empêche un témoin de dire la vérité, commet un crime grave, sévèrement puni par la loi norvégienne, j'en suis convaincu. Il est fort possible que le ministre de la Justice prenne contre moi, après ma déposition d'aujourd'hui, de nouvelles mesures : les ressources de l'arbitraire sont inépuisables. Mais j'ai promis de vous dire la vérité, toute la vérité et j'ai tenu parole[242]. »

Trygve Lie ne releva pas ce défi. Il lui suffisait sans doute d'avoir muselé son hôte ...

Déjà, au moment de l'agression des nazillons contre la maison de Wexhall, Trotsky s'était posé la question d'un lien éventuel entre ses agresseurs et le G.P.U., les services secrets soviétiques, également - sinon plus - intéressés encore par sa correspondance et la possibilité de compromettre son asile, voire tout simplement de le priver de moyens de défense. Il l'explique au tribunal le 11 décembre :

« On comprendrait bien que la Gestapo ait tenté de mettre la main, avec le concours de ses amis politiques en Norvège, sur ma correspondance. Mais une autre explication est tout aussi plausible. Le G.P.U., en préparant le procès de Moscou, ne pouvait manquer de s'intéresser à mes archives. Organiser un raid avec des " communistes ", c'eût été se mettre trop en évidence. Il était plus commode de se servir des fascistes. Le G.P.U. a d'ailleurs des agents dans la Gestapo, comme la Gestapo en a au sein du G.P.U. Les uns et les autres ont pu se servir de ces jeunes gens pour l'exécution de leurs plans[243]. »

Entre l'agression nazie et le départ de Trotsky de Norvège, la collusion entre l’Union soviétique et l’Allemagne nazie est patente en ce qui concerne les prises de position publiques de ces deux pays et des organisations politiques qui en dépendent. Les unes et les autres affirment défendre la Norvège et ses lois contre un révolutionnaire sans foi ni loi pour les secondes, un contre-révolutionnaire terroriste pour les premières. Les unes et les autres sont d'ailleurs d'accord non seulement dans les accusations qu'elles lancent, dans leurs injures et leurs menaces, mais aussi dans la revendication d'expulsion de Norvège de Trotsky, qui ouvrirait pour lui tous les risques y compris celui d'un rapt par l’Union soviétique où l'attendrait un assassinat judiciaire. L’accord fondamental sur ce point entre Staline et Hitler est donné par un commentaire de Quisling en personne sur l'action de ses jeunes adeptes contre la maison de Wexhall :

« Il aurait été plus simple de le livrer à la légation russe. Ils l'auraient probablement expédié à Moscou dans une urne[244]. »

Ainsi la collusion entre hitlériens et staliniens, déjà relevée au lendemain de février 1934, se manifeste-t-elle une deuxième fois, en cette année 1936, comme elle le fera encore au moment de l'assassinat de Trotsky. On peut vraiment se demander, en 1936, si le nœud coulant ne s'est pas déjà resserré autour du cou de Trotsky grâce à cette alliance, seulement « objective » et pas encore formalisée et si de ce fait, la planète n'est pas devenue définitivement « sans » visa pour Trotsky.

L'internement à Sundby lui a brutalement fermé la porte presque entrouverte à l'époque de la Catalogne en pleine révolution, où le P.O.U.M. d'Andrés Nin avait réclamé publiquement le droit d'asile pour l'exilé. Il n'existe plus désormais aucune chance d'obtenir un visa européen, et, par conséquent, des chances infinitésimales pour Trotsky de trouver de nouveau des conditions de vie analogues à celles de la Turquie où il avait pu gagner sa vie avec sa plume.

Ce pays existe-t-il ? Ce n'est pas la Norvège socialiste. Quel autre ? C’est la question que se posent avec angoisse dans le monde entier les camarades de Trotsky. C'est celle que vont tenter de résoudre en la posant les membres américains de son Comité de défense (A.C.D.L.T.) qui concentrent leur action sur la question d'un asile pour lui. Ils décident, de la poser au président de la République mexicaine, ce Lázaro Cárdenas, qui ne ressemble à aucun autre chef d'Etat ou de gouvernement, puisqu'il vient de refuser d'adhérer à l'accord de non-intervention et livre des armes à l'Espagne républicaine.

A l'égard de ces hôtes qui lui paraissent si méprisables Trotsky n'est qu'arrogance et défi. Trygve Lie raconte qu'il lui a dit, plein de sarcasme :

« Vous et votre Premier ministre pantouflard, vous serez tous des réfugiés, chassés de votre pays dans deux ans. »

Et l'ancien ministre de la Justice, mauvais joueur, d'ajouter :

« Nous avons été réfugiés et nous avons été chassés de notre pays, et nous nous sommes souvenu de ses paroles, mais c’était quatre ans après, pas deux[245]… »

La légende veut que, moins mesquin que Trygve Lie, le roi Håkon ait rappelé en 1940 à ses ministres la « malédiction » de Trotsky pour leur lâcheté[246], quand il s'embarqua avec eux, sous un ciel bas, dans un monde de désespoir, pour fuir les Panzer de Hitler et se réfugier en Grande-Bretagne...

LIV. Résurrection au Mexique[modifier le wikicode]

Le départ pour le Mexique, dont Trotsky apprend la possibilité le 16 décembre 1936, est pour lui un saut dans l'inconnu.[247]

Il a certes eu dans le passé de brefs contacts épistolaires avec ce pays, échangeant notamment des lettres avec le Nord-Américain Russell Blackwell, dit Rosalio Negrete, puis ce jeune homme inconnu qui sera, beaucoup plus tard, le grand romancier José Revueltas[248], en 1934 enfin avec le peintre mexicain mondialement connu Diego Rivera.

C'est aux États-Unis qu'on a pensé à l'éventualité de l'asile au Mexique, après une consultation des animateurs de l'A.C.D.L.T. avec la journaliste et ethnologue Anita Brenner, dont la famille vit au Mexique et qui connaît personnellement le président Cárdenas : elle juge possible une réponse positive.

Nous possédons aujourd'hui l'indiscutable témoignage d'Octavio Fernández sur la façon dont a été demandé et obtenu le visa mexicain de Trotsky[249]. Le 21 novembre, Anita Brenner télégraphie, avec l'accord des amis américains de Trotsky, qu'il s'agit d'une « question de vie ou de mort » que de savoir si « le vieux Barbiches », comme dit le télégramme, peut venir « se soigner au Mexique[250] ». C'est incontestablement pour Trotsky la démarche de la dernière chance. Une réunion urgente du bureau politique de la section mexicaine de la IVe Internationale, tenue aussitôt, remet l'affaire aux mains de Diego Rivera et de l'enseignant Octavio Fernández, dirigeant de l'organisation. L'après-midi même, les deux dirigeants de la petite organisation sont reçus dans le bureau du ministre secrétaire d'Etat des Communications, le général Francisco J. Múgica.

Vieux révolutionnaire clandestin, devenu général pendant la révolution et la guerre civile, l'un des orateurs les plus écoutés à la Constituante d'Aguascalientes en 1917, membre du P.C. mexicain à ses débuts, Múgica, qui s'est heurté pendant plusieurs années, au temps où il était gouverneur du Michoacán, aux intérêts pétroliers nord-américains, a été, pendant nombre d'années, exilé comme gouverneur du pénitencier des îles Marias. Il est revenu au premier plan avec l'élection de son ami le général Cárdenas, qui est aussi, d'une certaine façon, son disciple. Secrétaire d'Etat aux Communications, il est, en 1936 l'un des conseillers les plus écoutés du président. Comme bien des Mexicains de sa génération, il se reconnaît dans la révolution russe en tant que révolutionnaire mexicain, et voit en Trotsky un général révolutionnaire, donc l'un des siens[251].

Il ne saurait hésiter devant la démarche de Fernández et Múgica et écrit aussitôt au président une lettre dans laquelle il indique que les deux hommes vont lui présenter une demande qu’il fait sienne et dont il souhaite qu'il l'accueille favorablement. Rivera et Fernández se mettent en route immédiatement, dans la voiture du peintre, afin de rencontrer le président, alors en train de procéder à des mesures de réforme agraire dans la région de la Laguna. Arrivés a Torreon, ils apprennent que le train Olive, dans lequel le président a pris place, va bientôt arriver. Ils n'ont plus qu'à attendre que la lettre de Múgica fasse son effet. Ils sont reçus très vite. Octavio Fernández raconte :

« Dès qu'ils furent introduits dans le bureau présidentiel, le général Cárdenas, sans préambule et laconiquement, leur dit a peu près ce qui suit : " M. Trotsky peut venir au Mexique. Le gouvernement que je représente lui accordera l’asile de réfugié politique [...] en raison des circonstances qui mettent sa vie en danger, comme vous l’assurez. On lui donnera toutes les garanties nécessaires […] Il ne sera pas prisonnier[252] " » .

Et le président d'ajouter qu'il ne pose aucune condition à Trotsky, et demande seulement à ses partisans de s'abstenir, lors de son arrivée, d'organiser des manifestations qui pourraient provoquer des contre-manifestations.

La décision de Cárdenas est incontestablement prise pour des raisons de principe et résulte de son attachement réel au droit, d’asile en tant que droit démocratique universel. Il le manifeste avec éclat, dans les jours qui suivent, en résistant aux objections de son ministre des Affaires étrangères, le général Hay, et de nombre de ses conseillers[253], et en maintenant fermement sa décision face aux montagnes de télégrammes qui lui parviennent de tout le pays de la part du Parti communiste, des syndicats de la C.T.M. et des organisations contrôlées par ces deux organisations.

La nouvelle est accueillie par Trotsky et Natalia Ivanovna avec autant de soulagement que d'appréhension : le risque d'une expulsion sans visa et par conséquent d'une extradition de fait ou de droit en U.R.S.S. disparaît, mais l'avenir mexicain n'est pas pour autant clair. De Paris, Sedov adresse de vifs reproches a ses camarades américains[254] parce qu'ils sont en train, dit-il, d'envoyer son père dans un pays où Shachtman reconnaît que, pour quelques dollars, on peut se procurer un assassin[255]. Van Heijenoort, lui, revenu à Paris, se précipite vers la bibliothèque Sainte-Geneviève pour y acquérir des rudiments de connaissances sur ce pays lointain dont il se doute qu’il va être amené à le visiter prochainement[256].

L'un des principaux sujets d'inquiétude de Trotsky et de Natalia Ivanovna porte sur les conditions de la traversée de l'Atlantique en bateau, dont ils ignorent totalement dans quelles conditions elle va se faire et dont ils pensent, non sans raison, qu'elle se prête facilement à l'organisation criminelle d'un « accident » puisqu'ils vont, pendant des jours, échapper totalement au contrôle de l'opinion publique, de la presse, même hostile, et, en tout cas, à la protection de leurs camarades[257]. Cyniques, les autorités norvégiennes préviennent Held que, s'il embarque avec eux, il n'aura pas de visa de retour - un sacrifice que les Trotsky refusent[258].

Or toutes ces craintes sont vaines. La traversée, sur le pétrolier Ruth, se fait de bout en bout sur une mer calme, où Trotsky peut même travailler à des articles consacrés à différents aspects du procès de Moscou et qui constitueront d'importantes fractions de son livre Les Crimes de Staline. Son capitaine, Hagbart Wagge, a laissé aux voyageurs sa cabine personnelle. L'officier de police norvégien Jonas Lie - futur chef de la police et des S.S. sous l'occupation - qui les accompagne, leur a fait remettre entre ses mains le revolver de Trotsky et leur interdit l'usage de la radio pour communiquer[259] : à bord, ils sont encore sur le territoire norvégien et il le leur fait sentir.

Du coup, l'arrivée à Tampico apporte aux voyageurs inquiets de bonnes surprises. Un groupe monte les accueillir sur le bateau : au premier rang, le visage bien connu de Shachtman. On leur présente Frida Kahlo, qui représente Diego Rivera, hospitalisé, George Novack, secrétaire de l'A.C.D.L.T. Mais il y a aussi le représentant du président de la République, le général Beltrán, une meute de journalistes avides. A la gare les attend le train présidentiel Hidalgo, qui va les conduire vers Coyoacán, faubourg de la capitale, et cette « maison bleue » que Frida met à leur disposition. Ebloui par le soleil et les couleurs après cette sortie brutale du froid norvégien et des brumes atlantiques, Trotsky note :

« Ce n'est pas sans émoi que nous débarquâmes sur la terre du Nouveau Monde, chaude en janvier. [...] Le contraste entre la Norvège septentrionale et le Mexique tropical ne se faisait pas sentir uniquement dans ce climat. Sortis d'une atmosphère écœurante et de lassante incertitude, nous rencontrions partout l'attention et l'hospitalité[260]. »

Natalia Ivanovna confiera à Victor Serge qu'elle a vu sa nouvelle maison comme une « nouvelle planète » :

« Une basse maison bleue, un patio rempli de plantes, des salles fraîches, des collections d'art précolombien, des tableaux à profusion[261]… »

En fait, pour les nouveaux hôtes du Mexique, après de longs mois d'angoisse et d'enfermement, c'est la découverte soudaine d'un monde éclatant de vie, une véritable résurrection.

* * *

La résurrection d'un être humain, c'est presque toujours un nouvel amour. Pour Trotsky, dans ce Mexique des couleurs, il eut pour nom Frida Kahlo, la jeune épouse du peintre Diego Rivera.

Cette jeune femme de vingt-neuf ans, elle-même très grand peintre également, victime d'une infirmité accidentelle qui lui fait souffrir mille morts, est une femme aussi belle qu'intelligente, au regard de feu, « d'apparence si fragile par sa silhouette menue », écrit Olivia Gall, « mais en même temps si directe et si puissante dans son langage et son regard, d'allure si élégante et si orgueilleuse, si belle et si mexicaine dans sa tenue et sa coiffure, tellement unique[262] ». Rien d'étonnant qu'elle ait charmé Trotsky : au milieu « de la gaieté de ses toiles, de ses rubans, de ses bijoux », elle fut le symbole de l'accueil de ce pays si beau et si chaleureux. Van, qui fut le confident de Frida, raconte la naissance de cette idylle. Trotsky et elle parlent anglais, et Frida brandit à l'américaine le mot « love ».

« Trotsky, apparemment, fut pris au jeu. Il se mit à lui écrire des lettres. Il glissait la lettre dans un livre et remettait le livre à Frida, souvent en présence d'autres personnes, y compris Natalia ou Diego, en lui recommandant de le lire[263]. »

Ce flirt devient au mois de juin une liaison qui provoque bien des tempêtes : même si personne n'est au courant de leurs rencontres secrètes dans l'appartement de Cristina, la sœur de Frida, rue Aguayo[264], on le soupçonne dans leur entourage. Jan Frankel, qui se permet de remontrer au « Vieux » que sa conduite pourrait provoquer des catastrophes et qu'elle est dangereuse aussi bien pour sa sécurité que pour la cause, est fermement prié de quitter la maison et les fonctions qu'il a commencé à remplir en 1930[265]. De son côté, Natalia souffre énormément : la tension entre elle et L.D. provoque crises et éclats, aboutit même à une séparation temporaire, Trotsky allant, le 7 juillet, s'installer dans une hacienda de San Miguel Regla. Van pense que c'est au cours de la visite que lui rend Frida, le 11 juillet, qu'ils ont décidé d'un commun accord de mettre fin à leur romance[266]. Ella G. Wolfe n'a jamais oublié la lettre envoyée par Trotsky à Frida après leur rupture, un des textes, m'a-t-elle dit, les plus beaux et les plus émouvants qu'elle ait jamais lus, des mots d'amour aussi d'un collégien de dix-sept ans[267]. L'affaire est pourtant bien terminée, et l'on peut suivre dans la correspondance entre Trotsky et Natalia, publiée par Van, le renouveau explosif de tendresse de L.D. pour Natalia, après cette rupture consciemment consentie avec Frida[268].

Van précise à ce sujet - et ce n'est pas inutile - que Diego Rivera ne se doute de rien, et il s'en réjouit, car, écrit-il, « le moindre soupçon de sa part aurait provoqué une explosion[269] » aux conséquences incalculables. On peut estimer que les amants surent freiner à temps sur une voie dangereuse. Hayden Herrera, biographe de Frida, pense qu'elle retira beaucoup de satisfaction de cette aventure avec un personnage historique de la stature de Trotsky, mais qu'elle ne l'aima pas[270]. Quant à Trotsky, ses sentiments ne nous sont attestés par aucun document, et l'on peut seulement tenir pour certain qu'il ne joua pas.

Diego Rivera, lui, a un peu plus de cinquante ans quand Trotsky arrive au Mexique. Il est non seulement un peintre mondialement connu, l'un des plus grands artistes révolutionnaires de sa génération de peintres mexicains, mais aussi un homme hors du commun. Immense et très corpulent, il couronne son corps éléphantesque d'une tête souriante de crapaud très lippu : il est si laid qu'il fascine les femmes les plus belles, celles qui rêvent d'étreintes avec la bête. Sa vitalité, son humour, sa vivacité surprenante en font un compagnon extraordinaire malgré ses sautes d'humeur. Avec un entrain inépuisable, il est aussi un intarissable conteur et raconteur. Il abreuve d'histoires et de fables le cercle de ses admirateurs, capable aussi bien de faire le récit de ses imaginaires exploits de la guerre civile que de narrer par le menu sa récente conversion à un régime cannibale, tranches de chair féminine fraîche enveloppée dans des tortillas, plus tendre, assure-t-il, que celle du plus tendre des porcelets[271]. Il a été jusqu'à présent l'homme des grandes polémiques et des grands scandales.

Il a vécu dix ans à Paris, après un séjour en Espagne, et a visité l'Union soviétique, ayant beaucoup appris avant de revenir dans son pays et d'y apparaître comme le plus grand des peintres typiquement mexicains de ce qu'on appelle les murales, les fresques murales. Il a décoré des chefs-d'œuvre de son art puissant les murs du Palais national à Mexico, avant de devenir le peintre d'un continent à San Francisco, à New York, dans l'immeuble de Radio-City à Detroit, où il décore le centre Rockefeller - et où ses fresques sont détruites par leur « propriétaire » sous le prétexte que l'artiste y a représenté Lénine[272].

Cet immense artiste, qui a longtemps été payé au tarif des peintres en bâtiment, est devenu très riche : il a été également un des pionniers du Parti communiste, et même un de ses dirigeants avant d'en être exclu en 1929. Il reste, à travers les vicissitudes du mouvement syndical, un militant syndicaliste ardent dans le bâtiment. Il a été un moment l'amant de la belle Italienne Tina Modotti et l'a défendue quand elle a été soupçonnée, dans l'affaire de l'assassinat à Mexico du communiste cubain Julio Antonio Mella[273]

D’abord lié à l'opposition communiste de droite de Jay Lovestone aux Etats-Unis, il a évolué ensuite vers l'Opposition de gauche et y a financièrement contribué dès 1934, ce qui lui a valu une brève correspondance avec Trotsky[274]. Son tempérament volcanique d'artiste le rend capable des plus grands élans et d'un dynamisme qui force tous les obstacles, mais lui vaut aussi de brutales périodes de découragement et de dépression. Militant dévoué, mais irrégulier, inconstant et fantasque autant que fonceur, il est convaincu d'avoir de grandes capacités de dirigeant politique, brigue des responsabilités qu'il risque pourtant d'oublier pour un croquis, tente ensuite désespérément de se faire pardonner en finançant généreusement des activités politiques, avec évidemment une préférence pour celles qu'il a lui-même préconisées. Il est depuis quelque temps membre de la petite L.C.I., la section mexicaine de la IVe Internationale.

Natalia Ivanovna est, de toute évidence, réservée quand elle l'évoque dans ses Souvenirs : elle a néanmoins vu en lui un hôte prévenant, un ami chaleureux, dévoué et enthousiaste. Pour elle, L.D., « parfois séduit, parfois amusé par l'imagination effervescente » du peintre, aime en lui « l'artiste pénétré, dans ses meilleures fresques en tout cas, d'un sentiment passionné, quoique assez élémentaire, de la lutte sociale[275] ». Mais elle est, pour une fois, au-dessous de la réalité.

Diego semble avoir exercé sur Trotsky une sorte de fascination, sans doute du fait de sa maîtrise de son art, de la façon dont le Mexicain le plus humble se retrouve dans ses œuvres, de la passion qu'il apporte à son travail, de son engagement total dans son métier et sa folie de peindre, au moins autant que du goût que l'exilé peut avoir pour son œuvre. Celui-ci, normalement, ne se répète guère : il revient pourtant sans cesse sur la comparaison qu'il fait entre le rôle de Diego Rivera auprès de lui, pour la IVe Internationale, et celui du poète Freiligrath auprès de Marx, ou de Gorky auprès de Lénine. Allant plus loin, dans une lettre du 12 juin 1938, il qualifie Diego de « plus grand artiste de l'époque contemporaine » et de « révolutionnaire implacable » :

« Nous devons montrer envers Diego Rivera au moins la même attention que Marx eut pour Freiligrath et Lénine pour Gorky. Diego Rivera dépasse Freiligrath et Gorky de beaucoup par son importance dans le domaine de l'art et, ce qui est un cas absolument unique dans l'histoire, ce grand peintre est un vrai révolutionnaire, tandis que Freiligrath n'était qu'un petit-bourgeois " sympathisant " et Gorky un compagnon de route un peu équivoque[276]. »

Van, qui a bien connu Rivera, souligne sa versatilité et se dit quelque peu sceptique sur ses convictions « trotskystes ». Avec des compagnons comme lui, le peintre se montrait volontiers anarchisant, mais, semble-t-il, jouait devant Trotsky un personnage plus orthodoxement marxiste[277].

Trotsky n'a jamais rencontré le général Cárdenas, bien que celui-ci ait eu à son adresse des gestes d'une déférence assez exceptionnelle, comme l'invitation à assister dans une tribune au défilé militaire pour la fête nationale mexicaine[278] : toute rencontre même privée entre eux eût nourri des rumeurs qui n'avaient pas besoin d'aliments pour être malfaisantes sur la collusion entre le président et l'illustre « bolchevik » devenu son hôte à la grande fureur des milieux conservateurs.

Son lien avec les milieux du pouvoir au Mexique est, dès les prémisses de son arrivée, le général Múgica, dont le rôle a déjà été déterminant dans l'obtention du visa et qui veille, pendant tout son séjour, à sa sécurité, à la stabilité de son refuge, et assure le contact discret, mais nécessaire, entre le palais présidentiel et celui qu'il appelle, avec une vraie déférence, « dón León[279] ». De proches collaborateurs de Múgica, l'ancien député, gouverneur et secrétaire d'Etat à l'Intérieur, chargé à l'époque du contrôle de la presse, Agustín Arroyo, ou Juan de Díos Bojorquez, font partie des relations personnelles de Trotsky, lui rendent visite, le reçoivent, l'informent[280]. Múgica a fait mieux encore en déléguant, en quelque sorte, auprès de Trotsky, l'un de ses proches : ancien combattant de la révolution mexicaine, au cours de laquelle il a combattu sous Emiliano Zapata, lui aussi haut fonctionnaire au ministère des Communications, Antonio Hidalgo va devenir, pendant le séjour de Trotsky, non seulement un authentique ami personnel - c'est un homme un peu plus jeune tout de même - mais probablement un proche compagnon d'idées[281].

Les circonstances politiques ont empêché le développement de relations très étroites entre Trotsky et ses camarades de la section mexicaine. Il a dû, dès son arrivée, les prier de respecter son engagement de « non-ingérence ». Les risques d'être impliqué, malgré tout, dans la vie politique mexicaine, l'ont conduit à les mettre à l'écart. Reste une exception : Octavio Fernández, jeune maître d'école, animateur infatigable de la L.C.I. et de la « deuxième génération » des trotskystes mexicains, qu'il a rejoints en 1933, entrant au P.C.M. comme oppositionnel pour en être exclu peu après comme « trotskyste », en 1934[282]. C'est lui qui, avec Diego Rivera, est allé chercher le visa. C'est lui, qui, avec les militants du P.O.U.M., dont le vétéran David Rey (Daniel Rebull Cabré), a organisé militairement la sécurité du « Vieux » dans les premiers jours, monté devant sa porte la première garde de nuit[283]. Leurs relations politiques et personnelles n'ont jamais cessé. Trotsky aime à se retrouver dans les fêtes de famille Fernández, avec les frères et les sœurs d'Octavio, sa mère et son vieux père qui raconte à l'ancien chef de l'Armée rouge ses souvenirs de la révolution et de la guerre civile[284].

Eloigné, par la force des choses politiques, des militants de la L.C.I. mexicaine, à l'exception de Diego Rivera et de Octavio Fernández, Trotsky se trouve pourtant au centre d'un cercle amical d'intellectuels sympathisants. La préparation de la lutte contre les procès de Moscou l'amène ainsi à se lier avec l'un des intellectuels mexicains les plus distingués de sa génération, l'ex-Nicaraguayen Francisco Zamora. Journaliste, chroniqueur de la révolution mexicaine, fondateur de la presse moderne au Mexique avec l'Excélsior, il a été professeur d'économie et a introduit l'œuvre et la pensée de Marx dans le pays : à l'arrivée de Trotsky, il est secrétaire, chargé des « études techniques », dans le premier comité exécutif de la C.T.M. et se rapproche de l'exilé quand Lombardo Toledano lance la centrale syndicale contre lui[285]. Francisco Zamora a introduit dans la maison de Coyoacán et présenté à Trotsky son jeune frère Adolfo, avocat, et sa femme, une Française : les hommes peuvent parler français, et il naît entre eux, malgré la différence d'âge, une véritable amitié[286].

D'autres hommes, sans être des amis, sont des camarades précieux. Olivia Gall mentionne José Ferrel, qui n'a pas trente ans, mais déjà une solide réputation de traducteur littéraire du français[287]. Rodrigo García Treviño, ancien capitaine pendant la guerre civile, libraire, militant du P.C., exclu, professeur à l'école d'économie de l'Université nationale autonome, a lui aussi abandonné la direction de la C.T.M. et un rôle important dans sa presse, avec le début de la campagne contre Trotsky : sa connaissance profonde de ce milieu lui permet de beaucoup contribuer à la sécurité de l'exilé[288].

Pour en terminer avec cette rapide description de l'entourage de Trotsky au Mexique, de son « environnement humain », il faut évidemment mentionner ceux de ses anciens secrétaires qui ont repris du service auprès de lui dans ces circonstances où leur expérience donnait confiance. Jan Frankel est parti après l’incident que l’on sait, a propos de l'aventure de Trotsky avec Frida, mais son prochain mariage avec la romancière américaine Eleonore Clark, qu'il a connue à Coyoacán, rendait de toute façon la séparation inévitable. Van, de plus en plus homme-orchestre, de plus en plus irremplaçable, reste jusqu'en novembre 1939 : après avoir perdu Gaby, repartie en France après un incident avec Natalia il a trouvé une compagne américaine, Bunny, et l'accompagne aux Etats-Unis. Quelques mois plus tôt est arrivé Otto Schüssler - avec sa compagne Gertrude Schröter, la cuisinière de Barbizon - qui restera jusqu'à la fin. En août 1939, avec le jeune Siéva - le fils de Zina, toute la famille qui reste désormais à Trotsky -, arrivent Marguerite et Alfred Rosmer. Ils partiront, eux, avant la fin, conduits au bateau, sans s'en douter, par l'homme qui assassinera Trotsky et qui les comble d'attentions.

Dans la première période, ce sont les militants mexicains, enseignants, électriciens, peintres en bâtiment, forgerons, maçons, qui assurent garde et maintenance. On trouve dans les archives de Múgica une autorisation de port d'armes pour deux bonnes dizaines d'entre eux[289]. Il faudra ultérieurement les remplacer par des Nord-Américains dont la majorité ont été envoyés par la section américaine, fraction dans le Parti socialiste en 1937, Socialist Workers Party ensuite, et dont quelques-uns - Alex Buchman, Christy Moustakis sont venus en visiteurs la première fois. Ces hommes sont de qualité inégale. Bernard Wolfe, qui fut le premier, ancien étudiant de Yale, ne semble pas avoir accepté l'inévitable rigueur de la discipline de la maison. Mais d'autres vont tenir et développer avec Trotsky des relations personnelles. C'est le cas de l'enseignant Charles O. Cornell, de Rae Spiegel - la future Raya Dunayevskaya, qui connaîtra la notoriété pour ses livres -, et c'est surtout le cas du dernier des secrétaires de Trotsky qui devint son ami, Joseph Hansen, dit familièrement Joe. Né dans une famille de Mormons, gagné à la C.L.A. alors qu'il était étudiant à l'université de l'Utah, il a travaillé pour le compte de l'organisation dans la presse, syndicale et politique, de San Francisco, jusqu'en 1937. Il est arrivé à Coyoacán en septembre de cette même année et a rapidement gagné la confiance de Trotsky.

D'autres, comme Harry Robins, auteur, des décennies plus tard, de témoignages douteux et caution des calomnies contre Joe Hansen étaient sans doute d'un bois différent. Mais on aimera beaucoup, à la maison de Coyoacán, l'officier de la Garde nationale Henry Malter, qui est venu faire les plans de fortification et de défense de la nouvelle maison, le tapissier Sol Lankin, Walter Ketley et bien d'autres. On s'interrogera sans doute encore longtemps sur la personnalité de Robert Sheldon Harte, un jeune homme de vingt-trois ans en qui plusieurs auteurs ont vu, sans argument décisif, un « agent » plutôt qu'un gamin, qui paya de sa vie son inexpérience, comme Trotsky le pensa.

Un couple d'Américains entre à cette époque dans l'intimité de la famille Trotsky : Charlie et Lillian Curtiss. Charlie - de son vrai nom Sam Kurz -, originaire de Chicago, a appris dans l'organisation le métier de linotypiste et a déjà milité au Mexique dans les années trente, quand il revient en 1938 comme représentant du secrétariat international, pour régler la « question mexicaine ». C'est Charlie - à Mexico, Carlos Cortes - qui assure presque seul la fabrication de la revue Clave, dont Trotsky, avec l'aide de José Ferrel, des frères Zamora notamment, réussit à faire la première revue marxiste latino-américaine. Pendant ce temps, Lillian sert de dactylo anglaise à Trotsky[290]. Après leur départ, ils resteront au nombre des correspondants fidèles, sinon des visiteurs épisodiques, comme Sara Weber ou Rae Spiegel. Certains jeunes Américains entrent « en trotskysme » par le tourisme : ainsi Christy Moustakis, diplômé d'histoire et chômeur qui parcourt le Mexique, rencontre dans la capitale un groupe de collaborateurs de Trotsky, visite la maison et s'engage... Il vient aussi des latino-américains : le Chilo-Argentin Espinoza. Le Péruvien Velásquez, poète et diplomate, et l'ouvrier argentin Mateo Fossa un ancien ministre bolivien, des Cubains...

Les visiteurs d'origine européenne sont peu nombreux dans cette période et à une époque où l'Atlantique constitue encore un obstacle. On relèvera l'universitaire français Etiemble, la journaliste Henriette Célarié, une jeune enseignante, militante du P.O.I., Sophie Gallienne.

La colonie des réfugiés d'Europe apporte à Trotsky visiteurs et camarades. Il collabore avec joie à la préparation de recueils de textes de Marx avec le marxologue Otto Rühle et entretient avec lui et sa femme Alice[291] des relations amicales ; il fréquente aussi leur gendre, Sulzbachner, dit Fritz Bach, qui a créé le service des statistiques après avoir été un dirigeant des Jeunesses communistes en Suisse.

Nombre de visiteurs viennent des Etats-Unis. Ce sont d'abord les dirigeants de la section américaine, Cannon, Shachtman, Vincent R. Dunne, mais aussi les dirigeants des Jeunesses, le tribun et écrivain noir C.L.R. James, la vieille militante de Boston, le docteur Antoinette Konikow, des militants ouvriers de Minneapolis, y compris Farrell Dobbs, l'avocat Francis Heisler et son fils des intellectuels de simples touristes aussi. Beaucoup sont munis d’une recommandation du S.W.P. Les pratiques de certains journalistes ont désagréablement surpris Trotsky, et les conditions d'interview sont désormais très strictes.

Pour beaucoup, le passage à Coyoacán devient une sorte de rite. On y voit le grand reporter Henry Knickerbocker, comme le débutant sans vergogne Alvin M. Josephy Jr, le grand acteur de Hollywood Edward. G. Robinson et sa Jeune femme Gladys, le syndicaliste A. Plotkin, des anciens du P.C. comme Melech Epstein. Editeurs de revue, éditeurs tout court, comme Alan C. Collins et Noël F. Busch, viennent prendre contact directement avec un auteur illustre mais peu commode. Même des hommes aussi peu recommandables aux yeux d'un bolchevik qu'Henry Allen, sénateur, ancien responsable de la campagne présidentielle de Hoover, et une femme aussi suspecte d'être liée aux services soviétiques qu'Alice Harris, arrivent à se frayer un chemin jusqu'à Trotsky et à l'affronter verbalement dans sa propre maison.

* * *

Dans ce pays où tant d'hommes et de femmes ont pour lui des visages d'amis, Trotsky a aussi des ennemis.

La droite mexicaine, anticommuniste et antisémite, est remarquable par la bassesse et la virulence de ses attaques[292]. Mais elle est loin d'avoir autant d'écho que ses adversaires qui sont au Mexique les porte-parole de Staline, le Parti communiste mexicain et surtout la centrale syndicale Confederacion de Trabajadores de Mexico (C.T.M.), dirigée par Vicente Lombardo Toledano.

Le Parti communiste mexicain est évidemment au premier rang de ceux qui ont protesté avec une bruyante indignation contre l'asile accordé à Trotsky par un président dont ils soutiennent pourtant la politique, après l'avoir vilipendé et couvert d'injures, depuis que le VIIe congrès de l'Internationale communiste s'est vu orienter dans le sens d'un soutien sans faiblesse aux gouvernements nationalistes des pays semi-coloniaux dont on peut espérer qu'ils se rangeront, dans le cours de la prochaine guerre mondiale, dans le camp des adversaires du « fascisme ». Mais il est numériquement très faible, affaibli par les palinodies auxquelles il s'est livré, pendant des années, sur les instructions de Moscou.

De ce point de vue, l'allié le plus sérieux de Moscou, dans la campagne menée au Mexique contre Trotsky, n'est pas le Parti communiste mexicain, mais le principal dirigeant du mouvement syndical lié à Cárdenas et à son parti, la C.T.M., son « lider » Vicente Lombardo Toledano. L'homme, issu d'une grande famille bourgeoise, pieux et élevé dans la perspective de la réussite personnelle, a commencé par d'éclatants succès sur le plan universitaire et un début de carrière d'enseignant. Entré comme avocat et technicien dans le mouvement syndical, il a réussi rapidement à devenir un « chef », passant de l'aile gauche de la C.R.O.M. (Confederación Regional Obrera Mexicana) « gouvernementale » à la direction de la C.T.M. Un temps engagé dans un flirt avec les disciples de Trotsky, qu'il a même envisagé de rencontrer en Norvège en 1935, il est revenu, cette année-là, de Moscou profondément marqué par le congrès de l'Internationale communiste, dont il célèbre les résultats avec une foi et un enthousiasme surprenants chez un homme jusque-là plus réservé et sceptique. Le réquisitoire qu'il dresse contre Trotsky, dès l'arrivée de ce dernier, n'est pas celui d'un partisan du communisme ou même d'un proche du P. C., mais celui d'un homme gagné, quoi qu'il arrive, à la politique extérieure de l'Union soviétique[293].

Dans la personne de Trotsky, le « collaborationniste » qu'est Lombardo Toledano, furieusement attaché au Front populaire, combat la théorie selon laquelle « le prolétariat se suffirait à lui-même pour réaliser ses propres desseins ». et selon laquelle « il faut combattre systématiquement le gouvernement en tant que représentant de la bourgeoisie », « théorie » dont il assure qu'elle est « rigide, antidialectique, aux résultats funestes »[294]. Il accuse Trotsky d'être l'ennemi du peuple chinois, du gouvernement espagnol et du prolétariat mexicain, et, du seul fait qu'il « attaque la théorie du Front populaire », de coïncider avec « les idées et les actes du fascisme », ce qui en fait au Mexique un « ennemi du peuple[295] »!

Répondant, dans un autre travail, à la question: « Lombardo Toledano était-il un agent du G.P.U.? », nous avons donné une réponse à laquelle nous n'avons aujourd'hui rien à changer: « Force est, faute d'autres éléments, d'admettre qu'en tout cas il ne se serait pas comporté autrement s'il l'avait été[296]. »

* * *

Il reste à savoir ce que fut, en dépit et peut-être à cause de son engagement de non-ingérence dans la politique du Mexique, ce qu'on peut appeler la « politique mexicaine » de Trotsky. Olivia Gall a reconstitué avec beaucoup de soin les grandes lignes de cette politique, à travers une analyse serrée des textes qu'il a consacrés à la révolution mexicaine[297] et des études d'Octavio Fernández, qu'il a longuement discutées avec ce dernier[298].

La clé de la nature de la révolution mexicaine est évidemment pour lui l'arriération historique du Mexique. La révolution mexicaine, comme la révolution russe de février 1917, a été une révolution « avortée », mais, à la différence de cette dernière, elle ne s'est pas transformée en révolution socialiste. Trotsky relève ici ce qu'il considère comme la contradiction fondamentale au Mexique : la révolution a triomphé en ce sens que la bourgeoisie a pris partout la place de l'aristocratie féodale cléricale et que la production capitaliste s'est étendue à tous les secteurs. Mais elle a été incapable de mener à bien aucune de ses tâches en liaison avec les intérêts des masses populaires.

Selon lui, les millions de paysans misérables « n'ont pas vu leur situation se résoudre », et la bourgeoisie nationale, malgré ses aspirations nationalistes continue d'être et ne peut pas cesser d'être « un simple appendice de l'impérialisme[299] ».

Pour autant, il n'est pas possible de se contenter pour définir le régime cardéniste d'une définition sommaire. Celui-ci n'est ni démocratique ni dictatorial, et il n'est pas non plus « bonapartiste » ou « césariste », selon la définition donnée par Marx ou Gramsci. Pour sa part, Trotsky expose et développe ce qu'il considère comme une nouvelle catégorie de régime dans les pays dominés par l'impérialisme, « le bonapartisme sui generis ».

« Étant donné que, dans les pays arriérés, le rôle principal n'est pas joué par le capitalisme national, mais par le capitalisme étranger, la bourgeoisie du pays occupe du fait de sa position sociale, une position insignifiante et en disproportion avec le développement de l'industrie. Tenant compte que le capital étranger n'importe pas d'ouvriers mais qu'il prolétarise la population indigène, le prolétariat du pays commence bientôt à jouer le rôle le plus important dans la vie du pays. Dans ces conditions, dans la mesure où le gouvernement national essaie de résister au capital étranger, il est obligé de s'appuyer plus ou moins sur le prolétariat[300]. »

Il explique par ailleurs :

« Le gouvernement louvoie entre le capital étranger et le capital indigène, entre la faible bourgeoisie nationale et le prolétariat relativement puissant. Cela confère au gouvernement un caractère bonapartiste sui generis particulier. Il s'élève pour ainsi dire au-dessus des classes. En réalité, il peut gouverner soit en se faisant l'instrument du capital étranger et en maintenant le prolétariat dans les chaînes d'une dictature policière, soit en manœuvrant avec le prolétariat, en allant même jusqu'à lui faire des concessions et conquérir ainsi la possibilité de jouir d'une certaine liberté à l'égard des capitalistes étrangers[301]. »

Les grandes conquêtes du gouvernement mexicain de Lázaro Cárdenas appartiennent à la deuxième catégorie : les expropriations des chemins de fer et de l'industrie pétrolière ne sont pas des mesures « socialistes », mais seulement, selon Trotsky, des mesures « hautement progressistes de défense nationale » dans la lutte pour « l'indépendance nationale, politique et économique ». Il compare Cárdenas à Abraham Lincoln et à Washington, qui ont accompli, avant lui, pour leur propre pays, un travail comparable.

Il écrit que le gouvernement Cárdenas est « le seul gouvernement courageux et honnête » de son époque. Il ne s'identifie pas pour autant à lui, bien qu'il souligne :

« Bien que Staline porte le nom de communiste, il fait en réalité une politique réactionnaire ; le gouvernement du Mexique, qui n'est pas communiste, même dans la plus petite mesure, fait une politique progressiste[302]. »

Les arguments qu'il emploie pour défendre la nationalisation par Cárdenas du pétrole mexicain contre les intérêts de l'impérialisme, le refus du chantage exercé sur le Mexique par les pétroliers qui l'accusent de vouloir vendre son pétrole à Hitler méritent de prendre place parmi les plus belles pages de la lutte anti-impérialiste dans l'entre-deux-guerres, avec celles dans lesquelles il analyse, en Amérique latine, ce qu'il appelle « la politique du poing d'acier » recouverte d'un « gant de velours et de proclamations d'amitié et de démocratie[303] ».

Pour lui, la lutte entre « fascisme » et « démocratie » revêt au Mexique un caractère bien précis :

« La démocratie pour le Mexique, par exemple, signifie l'effort d'un pays semi-colonial pour s'arracher d'une dépendance servile, donner la terre aux paysans, élever les Indiens à un niveau plus poussé de civilisation, etc. Les taches démocratiques du Mexique ont un caractère progressiste et révolutionnaire[304]. »

Le « fascisme », lui, dans les pays latino-américains, est « l'expression de la dépendance la plus servile de l'impérialisme étranger[305] ».

L’intérêt de Trotsky, pendant son séjour au Mexique, s'est porté aussi vers les syndicats dont il est l’un des premiers à relever leur tendance à s'intégrer à l'Etat, et ainsi à dégénérer et à perdre leur caractère d’organisation représentative des travailleurs - une dégénérescence que l'on ne peut combattre, selon Trotsky, qu'en luttant pour restaurer la démocratie syndicale. Au cours d'une passionnante discussion avec García Treviño, il se rallie au point de vue de ce dernier sur le caractère progressiste d'une « gestion ouvrière des entreprises nationalisées », dont il perçoit cependant les dangers. Sous la signature de Diego, il fait aussi l'analyse de la politique de Staline au Mexique, faisant des gens du P.C.M. des « cardénistes ou anticardénistes, selon les objectifs de Moscou[306] ».

* * *

Trotsky est-il, intervenu dans la vie politique du Mexique au sens où il s’était engagé à ne pas le faire ? Certainement pas.

Il aimait le Mexique, ses ciels, ses volcans, ses ravins et surtout ses couleurs. Il aimait son peuple, les femmes aux fichus, les paysans silencieux et vigilants, les combattants de la révolution qui le prenaient pour un des leurs, l'univers des Fernández. Il aimait ses arbres et ses fleurs, était passionné par ses cactus, par son histoire, par cette civilisation indienne qui ne ressemble à aucune autre. Il estimait ses dirigeants et particulièrement son président, car il appréciait leur attachement aux principes, leur fidélité à l'idéal démocratique révolutionnaire pour lequel ils avaient combattu dans leur jeunesse.

Sa seule intervention fut sans doute de les aider quand ils le lui demandèrent, c’est-à-dire de leur donner son opinion sur la nationalisation des pétroles, puis sur le « plan sexennal » quand il fut élaboré.

Il a été loyal avec un gouvernement et des dirigeants qui l'étaient avec lui. Et il a aimé un pays qui lui a permis de renaître et lui a donné trois années de vie et de lutte.

LV. Le révolutionnaire et le philosophe[modifier le wikicode]

Rien ne permettait sans doute, au début des années trente, d'imaginer que seraient un jour associés pour la postérité les noms de Léon Trotsky et de John Dewey.

Né en 1859, de vingt ans plus âgé que Trotsky, Dewey fut l'un des plus grands philosophes et pédagogues de son temps, et son influence s'étendait bien au-delà des frontières de ce pays, notamment à la Chine, où il avait vécu, et en Union soviétique, où sa pédagogie avait compté nombre de disciples. Professeur à l'Université de Michigan, puis de Chicago, il avait enseigné à l'Université de Columbia à New York de 1905 à 1929, et exercé une influence profonde sur plusieurs générations d'intellectuels. Il prit sa retraite l'année où Trotsky fut expulsé d'Union soviétique.

D'abord disciple de Hegel, Dewey avait fortement subi l'influence de Darwin, et c'est à partir de cette double influence qu'il avait développé sa conception « instrumentaliste » de la pensée en tant qu'activité organique d'adaptation et de survie, mise en action pour suppléer à la défaillance de l'instinct ou de l'habitude, vérifiée par et dans la pratique. Il plaçait au centre de sa conception l'« intelligence créatrice » qui cherchait à transformer les conditions de vie.

Ses conceptions philosophiques avaient déterminé ses conceptions sur l'éducation et ses conceptions politiques, celles d'un « libéral », à l'américaine, c'est-à-dire d'un démocrate authentique avec de fortes tendances socialistes. Très éloigné de Trotsky, mais attaché à la liberté et aux principes de démocratie, il avait été amené, à soixante-dix-sept ans, à devenir, en 1936, l'animateur du comité de défense de Trotsky (A.C.D.L.T.) et à prendre, en 1937, la tête de la commission d'enquête sur le procès de Moscou.

Il devait écrire à son ami Max Eastman, au retour de son voyage a Mexico, que sa rencontre avec Trotsky avait été pour lui « une expérience intellectuelle unique », la « plus intéressante de sa vie[307] ».

* * *

Depuis 1917, Trotsky jouit d'un grand prestige chez les intellectuels américains : il incarne chez eux, comme le note T.R. Poole « la cohabitation romantique du théoricien et de l'homme d'action », « l'esprit étincelant qui pouvait conduire une armée victorieuse[308] ». Aussi n'est-il pas étonnant que le comité de défense fondé en octobre 1936 par quatre libéraux, dont Dewey, et deux dirigeants socialistes, ait rencontré un tel écho et suscite les adhésions de journalistes, écrivains, publicistes connus à la signature prestigieuse.

Comment Dewey, qui est tout de même un vieil homme s'est-il décidé à se lancer dans cette bataille en commençant par prendre la tête de la commission préparatoire qui allait à Coyoacán recueillir le témoignage de l’exilé ? Nous savons que James P. Cannon et George Novack se sont employés à le convaincre et que c'est vraisemblablement Sidney Hook qui a emporté ses dernières hésitations[309]. Mais c'est probablement l'énorme pression du Parti communiste américain et de ces compagnons de route pour l'empêcher de s'y engager qui a décidé Dewey à mener en personne une bataille dont l'enjeu lui était ainsi souligné de façon aussi éclatante[310].

La rencontre de Dewey et de Trotsky est circonstancielle. En se rendant à Mexico, Dewey va certes commencer la défense de Trotsky, mais surtout, bien au-delà de la personne de l'exilé, celle des principes qui sont les siens. Il défend ses propres convictions libérales contre le stalinisme qu'il identifie au fascisme. A la différence de Trotsky, il ne pense pas que le stalinisme soit une monstrueuse déformation du bolchevisme : il le tient au contraire pour son développement naturel. Trotsky, lui, comprend que ce vieil homme, qui est, au fond, son adversaire, lui apporte la protection de sa réputation, de son intégrité et de sa fermeté principielle et il fait avec lui le bout de chemin qui doit lui permettre de porter à Staline et à l'édifice des procès de Moscou un coup dont ils ne se remettront pas.

* * *

Le second procès de Moscou commence en effet peu après l'arrivée de Trotsky au Mexique avec, dans le box des accusés deux de ceux qui l'ont renié avec le plus d'éclat et n'ont sans doute jamais regretté de l'avoir fait, Radek et Piatakov, et aussi un vieil ami - qui lui ne l'a jamais renié et dont nous ignorons le cheminement par lequel il a été amené, brisé, sur le banc des accusés -, l'intrépide N. I. Mouralov.

Une fois encore, le procès voit s’accumuler accusations et auto-accusations cherchant à impliquer Trotsky dans l'organisation du terrorisme, du sabotage, de l’espionnage et de la trahison[311]. Les accusés sont présentés et se présentent comme les membres d'un « centre de réserve » aux ordres de Trotsky. Ce dernier est accusé d'avoir mené des pourparlers avec les dirigeants nazis, cherché à précipiter la guerre pour prendre le pouvoir : « agent du fascisme », il aurait donc pris part y compris à l’activité d’espionnage, et c’est sur son ordre que N. I. Mouralov aurait organisé un attentat - manqué - contre Molotov[312].

Piatakov est l'une des deux vedettes du procès. L’homme, qui a été un révolutionnaire de premier plan - il est nommé dans le testament de Lénine -, a rompu avec Trotsky très tôt, en 1928, et s'est absorbé depuis dans les tâches techniques. Son nom n’a jamais été prononcé à propos du bloc, de la renaissance de telle ou telle opposition, voire d'une fronde occasionnelle. Il explique au tribunal qu’il était informé des relations entre Sedov et I. N. Smirnov depuis 1931, ayant lui-même rencontré Sedov à Berlin grâce à Smirnov[313]. En 1935, il s'est rendu, selon son interrogatoire, à Berlin pour tenter d'entrer en contact avec Trotsky. Il assure que, muni d'un passeport allemand, il est allé en avion en Norvège, où il l'a rencontré dans une maison de la banlieue d'Oslo. Trotsky lui aurait parlé de ses contacts avec les dirigeants nazis, notamment Rudolf Hess, et de ses perspectives de démembrer l'U.R.S.S. en cas de guerre[314].

L'autre accusé vedette, Karl Radek, est très disert et par moments provocant. Ses aveux complaisants mentionnent des noms de personnes qui vont être arrêtées si elles ne le sont déjà. Il assure avoir reçu - mais « malheureusement » pas conservé - trois lettres de Trotsky avec des « directives terroristes[315] », confirme la thèse de l’accusation au premier procès, affirme avoir été informé des préparatifs de l'assassinat de Kirov. On murmure à Moscou qu’il a été arrête à cause de ses articles sur l'Espagne et de ce qu'il a dit sur la défense de sa révolution quand Staline se préparait à approuver la non-intervention[316].

D'autres avouent avoir saboté les mines, les chemins de fer, l’industrie chimique. Certains s'accusent d'avoir été au service de l'Okhrana, et plusieurs tentent de démontrer leurs propres liens avec des services d'espionnage.

On note quelques incidents. Piatakov résiste à des accusations précises[317]. Radek a une passe d’armes victorieuse avec le procureur à qui il rappelle, non sans insolence, que l'accusation et tous les aveux reposent sur son témoignage et celui de Piatakov[318]. Nous ne connaissons pas l'objectif de ce qui semble avoir été un vrai chantage. Si Piatakov est condamné à mort et presque aussitôt passé par les armes, Radek sauve sa tête pour le moment.

Destiné à boucher les « trous » du premier procès, a étayer les lézardes dans l'édifice de l'accusation - ce que Trotsky appelle désormais « l'amalgame stalinien » -, le deuxième procès de Moscou n’avait pas plus de cohérence interne et n’avait pas été mieux préparé. Les lacunes de l'information du G.P.U. le conduisent à faire avouer aux accusés des rencontres matériellement impossibles. Ainsi, Trotsky n’a pas pu rencontrer le journaliste soviétique Vladimir Romm au Bois de Boulogne, au moment où il était à Saint-Palais. Plus grave encore, il apparaît que le voyage de Piatakov est matériellement impossible, et que son vol pour la Norvège ne peut avoir eu lieu. Ce n'est pas trente minutes qu'il y a entre sa maison - où Piatakov dit l'avoir rencontré et l'aéroport d'Oslo, et celui de Kjeller n'a vu aucun atterrissage dans cette période d’enneigement ! Après avoir tenté de replâtrer sa déposition par des « témoignages », il ne reste plus à Staline qu'à faire fusiller Piatakov, comme Trotsky l'avait prévu.

Celui-ci s'impatiente quelque peu du retard de Dewey à se décider, de ses « hésitations a descendre des hauteurs de la philosophie vers les bas-fonds des impostures judiciaires[319] ». Lui-même prend l'engagement de se livrer à l'Union soviétique si une commission d'enquête impartiale conclut à sa culpabilité[320]. Il s'irrite aussi de la lenteur avec laquelle la commission se met en place, de la façon dont sont formulés ses objectifs. Il demeure sceptique devant ce qu'elle appelle « les principes fondamentaux de vérité et de justice », dont elle ajoute que « le sacrifice a toujours conduit et ne peut conduire qu'au chaos moral, social et politique et à la réaction », parle de « conception formelle, morale et politique », reproche à ses camarades américains de se situer sur le même terrain que l'allié libéral[321].

Quand se met en place pourtant le mécanisme de la commission d'enquête, Trotsky prescrit à ses camarades du monde entier de subordonner leurs propres efforts à ceux de la commission dont il fait désormais le centre unique de la lutte contre les procès de Moscou[322].

La composition de la commission n'est en réalité qu'une demi-victoire. La personnalité du professeur Dewey, sa renommée dans le monde entier, l'estime et le respect dont il jouit en tant qu'homme de science sont un atout considérable. Les amis de Trotsky auraient voulu cependant gagner à la commission d'autres personnalités indiscutables et se sont heurtés à des refus désagréables, notamment celui des historiens Charles A. Beard et Carl Becker, qui leur opposent l'argument selon lequel il serait impossible de « prouver le négatif », c'est-à-dire d'assurer que tel ou tel événement n'a pas eu lieu[323]. La présence d'hommes de cette dimension, rompus en outre aux techniques de l'examen des documents de l'enquête, aurait constitué un apport précieux. Moralement, en tout cas, la caution de Dewey suffisait à fonder l'autorité de la commission.

La première tâche consiste à se rendre à Coyoacán pour recueillir le témoignage de Trotsky et le soumettre à un contre-interrogatoire. Dans cette perspective, on constitue une « commission préliminaire », a partir du noyau de la commission proprement dite : à côté de Dewey, la secrétaire Suzanne La Follette, journaliste libérale et un autre journaliste, spécialiste du mouvement ouvrier, Ben Stolberg. L'anarchiste italien et prestigieux combattant des Droits de l'homme, Carlo Tresca, initialement prévu, ne se joint pas au voyage, faute d'avoir la certitude que les autorités des Etats-Unis le laisseront s'il en sort, revenir dans ce pays dont il n'est pas citoyen. En revanche, au dernier moment, la commission s'adjoint un autre journaliste, qui connaît bien le Mexique pour y avoir vécu pendant la guerre : Carleton Beals avait été de ces réfugiés nord-américains fuyant la conscription, ces slackers, qui avaient été, au début des années vingt, parmi les pionniers du Parti communiste dans ce pays. Au Mexique, Otto Rühle, ancien député social-démocrate allemand, puis dirigeant du K.P.D. et du gauchiste K.A.P.D., devait se joindre aux travaux.

La commission s'était entourée aussi d'un grand nombre de collaborateurs, son avocat John F. Finerty, qui avait plaidé autrefois pour Sacco et Vanzetti, et des intellectuels américains, Herbert Solow, journaliste d'un immense talent, John McDonald et sa femme, le peintre Dorothy Eisner, le romancier James T. Farrell, le secrétaire sténographe Albert Glotzer, de Chicago et des collaborateurs du comité de défense, George Novack et Pearl Kluger. Venait également des Etats-Unis l'avocat de Trotsky, lui aussi de Chicago, Albert Goldman. C'est le 2 avril 1937 que Dewey et un petit groupe de collaborateurs montèrent à bord du train « Sunshine Special » qui les emmenait à Mexico où l'équipe technique les avait précédés. Ils arrivèrent le 6 avril[324].

Dewey ne rencontre pas Trotsky à son arrivée. Il pense qu'un contact personnel, avant le début des audiences, serait de « mauvaise politique ». Il rencontre, en revanche, la presse, passionnée par sa présence et a de longues séances de travail avec Goldman qui lui assure que Trotsky est tout à fait d'accord pour se conformer à la conception de conduite des audiences qui est celle de la commission. Les deux hommes ne se trouveront en tête à tête qu'à la fin des audiences, chez l'Américaine de Mexico, Mrs Robert Latham George, belle-mère de Charles R. Walker, membre du comité de défense et responsable des relations avec la presse[325].

Les séances se déroulent dans la maison où habitait Trotsky, avenue de Londres, du 10 au 17 avril, au total, treize sessions de six jours et demi. Devant un public très réduit - quelques dizaines de journalistes et quelques invités -, la commission procède à l'interrogatoire - l'audition, si l'on préfère - de Trotsky. Celui-ci est assisté par son avocat Albert Goldman dont le rôle est important, car il lui pose aussi des questions. Il a, à côté de lui, à sa table, Natalia Ivanovna et aussi Jan Frankel et Jean van Heijenoort, ses secrétaires chargés des documents à produire et à citer, le Tchécoslovaque étant également appelé à témoigner. L'ensemble de ce qui est dit est pris en note par Albert Glotzer. C'est lui dont le témoignage, cité par Alan Wald, donne l'atmosphère de ces audiences historiques :

« Je suis arrivé à Mexico sortant du triste mars-avril de Chicago pour passer à l'air ensoleillé du Mexique qui semblait se mettre au service des audiences. Nous avions une sorte de joie à être là, tous les présents comprenant véritablement l'importance historique de ses audiences. Ceux d'entre nous qui avaient des conceptions politiques étaient transportés de joie à cause de l'occasion qu'elles donnaient à Trotsky d'abattre la crédibilité des accusations de Moscou. Ceux d'entre nous qui s'étaient engagés dans cette campagne avant le Mexique savaient que L.D.T., comme saint Georges, allait détruire le dragon du stalinisme et son initiateur. C'est pourquoi nous pensions vivre un grand événement[326]. »

A l'ouverture de la première session, le samedi 10 avril, John Dewey fait une brève et remarquable intervention. Après avoir rappelé que la commission, comme des millions de travailleurs, croit que personne ne peut être condamné sans qu'il lui soit permis de se défendre, il rend hommage au gouvernement mexicain dont « la large interprétation de la signification de la démocratie politique » a rendu possible cette enquête. Il conclut par une brève et impressionnante justification :

« J'ai consacré ma vie au travail de l'éducation que j'ai conçue comme le moyen de diffuser les lumières dans l'intérêt de la société. Si j'ai finalement accepté le poste responsable que j'occupe aujourd'hui, c'est parce que j'ai compris qu'en agissant autrement je n'aurais pas été fidèle à l’œuvre de ma vie[327]… »

Le travail commence alors, essentiellement un contre-interrogatoire de Trotsky par les deux avocats, le sien et celui de la commission. Le tribunal écoute avec une attention passionnée, à la treizième session, la déclaration finale de l'exilé, prononcée en anglais. Les questions portent sur les accusations de Moscou, les faits et gestes, les idées politiques, l'histoire de l'U.R.S.S. et les conceptions de l'Opposition, le courrier de Trotsky et ses visiteurs. En même temps, la commission recueille la documentation présentée par Trotsky pour étayer ses réponses, témoignages réunis dans le monde entier, souvent transmis par Sedov, documents divers comprenant nombre de reproductions et de traductions des archives personnelles de l'exilé. Documentation impressionnante non seulement pour la réfutation des accusations portées à Moscou mais pour l'histoire de l'Union soviétique, et par exemple la prétendue hostilité entre Lénine et Trotsky. Les témoignages cités par Alan Wald dans sa remarquable étude font cependant apparaître que les participants furent surtout impressionnés par Trotsky lui-même, son éloquence dans une langue qu'il ne connaissait pourtant pas parfaitement, sa conviction, sa capacité de convaincre et de séduire, sa combativité et sa disponibilité. Le 15 avril, Dewey raconte :

« C'est hier qui a été jusqu'à maintenant la journée la plus intéressante. " Vérité, justice, humanité " et tout le reste des raisons de venir ici reculent à l'arrière-plan devant le simple intérêt écrasant pour cet homme et pour ce qu'il a à dire[328]. »

De son côté, James T. Farrell écrit à une de ses correspondantes :

« Trotsky a démoli de fond en comble les macabres fables des procès de Moscou pour tout être humain susceptible de raisonner et qui n'a pas besoin que son opinion soit forgée pour lui par des gens qui sont à des milliers de kilomètres, de l'autre côté de l'océan. Il a présenté des documents qui provoquent plus qu'un doute raisonnable. Il a construit logiquement son affaire, et bien qu'il ait répondu aux questions pendant presque six heures par jour depuis samedi, son témoignage se tient comme un monument logique des plus extraordinaires[329]. »

Un incident sérieux se produit pendant les audiences avec le commissaire américain Carleton Beals. Après avoir posé une question surprenante parce que passablement indiscrète sur la localisation des archives de Trotsky - question. dont la réponse n’avait d’intérêt que pour d'éventuels voleurs -, le journaliste, invoquant sa propre expérience mexicaine, affirme que Borodine, envoyé spécial de l’Internationale communiste au Mexique en 1919 avait reçu de Trotsky personnellement une mission de subversion contre le gouvernement mexicain d'alors[330]. Trotsky réagit tout de suite : une telle affirmation n'a de sens que si l'on cherche à compromettre son asile au Mexique en « révélant » que, lors de sa demande de visa, il a dissimulé une activité subversive menée dans le passé[331]. La commission est unanime à condamner le comportement de Beals qui démissionne alors et adressera à la presse communiste et sympathisante des articles de petite polémique contre Trotsky et ceux qu'il appelle « ses compères » de la commission[332].

On connaît le bilan de ce travail de la commission préliminaire à Coyoacán : la démonstration irréfutable que les affirmations de Vychinsky et du tribunal de Moscou ne peuvent être retenues sur plusieurs points décisifs pour la cohérence même de l’accusation.

Trotsky démontre d'abord sans réplique que Sédov ne pouvait être présent à Copenhague à la date où Holzman prétendait qu’il l’avait conduit chez Trotsky ; il démontre du coup que Holzman ne s’est pas rendu à Copenhague et qu'il n'a donc pu y rencontrer Trotsky et recevoir de lui des directives terroristes. La démolition de l’hôtel Bristol - dans lequel Holzman prétendait avoir rencontré Sedov -, et sa disparition depuis 1917 n'ajoutent qu'un élément de grotesque à une accusation en miettes.

De la même façon, appuyé non seulement sur des témoignages mais sur des documents officiels émanant des autorités françaises, Trotsky démontre l'impossibilité de la rencontre qu’il aurait eue, selon les aveux de Moscou, avec le journaliste soviétique Romm au Bois de Boulogne à Paris où il peut prouver qu'il n'a pu se rendre. En même temps que la rencontre avec Romm disparaissent donc les fameuses « instructions terroristes » qu'il lui aurait remises pour qu’il les transmette à Radek…

Enfin il réduit également à néant la possibilité même du voyage aérien de Piatakov de Berlin à Oslo en décembre 1935, en montrant que les aveux de ce dernier ont été fabriqués de toutes pièces et n’ont pas, même replâtrés, résisté aux premières questions et critiques. Avec ce voyage aérien s'effondrent aussi les affirmations sur les prétendues confidences de Trotsky au sujet de ses relations avec Rudolf Hess, l'organisation par les nazis de ce voyage de Piatakov, dont les staliniens avalent fait le pilier de l’accusation au deuxième procès.

Les audiences à Coyoacán de la commission préliminaire d’enquête sur les procès de Moscou, la destruction, l'une après l'autre, des accusations lancées dans les procès de Moscou contre Trotsky, font en outre la démonstration que Charles Beard et Carl Becker assuraient tenir pour « impossible » : celle du «négatif ». Elles mettent en effet de façon irréfutable en évidence que ni Trotsky, ni son fils, ni les vieux-bolcheviks accusés et jugés n'ont été, ni directement ni indirectement, les auteurs d'assassinats, d'actes de terrorisme, d'espionnage, de sabotage et de haute trahison, et que les prétendus témoignages et aveux sur ce point sont faux, résultent de fabrications, de falsifications délibérées, ont été extorqués par la violence ou sous la menace. C'est là un résultat considérable qu'il semble bien que l'opinion publique occidentale a été longue à accepter. Thomas Ray Poole a bien montré comment la presse des Etats-Unis a occulté les résultats de la commission et les a présentés avec ironie jusqu'à la publication, en août 1937, du livre L'Affaire Trotsky, un gros volume de 600 pages qui va confondre ses détracteurs.

Ce travail en lui-même est une confrontation d'idées passionnante. Ainsi ces réflexions de Trotsky en réponse à Ben Stolberg, une sorte de bilan de la révolution, loin des « bergeries » sur la société sans classes :

« L'humanité n'a pas réussi jusqu'à présent à rationaliser son histoire. C'est un fait. Nous, êtres humains n'avons pas réussi à rationaliser nos corps et nos esprits. Il est vrai que la psychanalyse essaie de nous enseigner à harmoniser notre corps et notre mental, mais sans grand succès jusqu'à présent. Mais la question n'est pas de savoir si nous pouvons atteindre la perfection absolue de la société. Pour moi, la question est de savoir si nous pouvons faire de grands pas en avant. Non rationaliser le caractère de notre histoire, parce qu'après chaque grand pas en avant l’humanité fait un petit détour et même un grand pas en arrière. Je le regrette beaucoup, je n'en suis pas responsable (Rires). Après la révolution, après la révolution mondiale, il est bien possible que l'humanité soit fatiguée. Pour certains, pour une partie d'entre eux, une nouvelle religion peut apparaître, et ainsi de suite. Mais je suis certain, en général, que ce serait un très grand pas en avant, comme la Révolution française. Bien sûr, elle a fini par les Bourbons, mais tout le monde analyse cette victoire par l'enseignement des leçons de la Révolution française. »

Sur cette question de fond, l'inévitabilité de la dégénérescence, il ne se dérobe pas. Dewey lui demande s'il y a quelque raison de penser que la dégénérescence de la dictature du prolétariat en « dictature du secrétariat » n'est pas inévitable. Il répond :

« C'est une excellente formule. Je dois répondre que, même la dictature du prolétariat, aujourd'hui en Russie, c'est un progrès très important en comparaison avec la dictature du tsar. C'est la première chose. […] Deuxièmement, c'est précisément parce que la dictature du secrétariat est provoquée par l'arriération du pays et son isolement, la réponse est que les pays les plus civilisés et pas isolés auront une dictature démocratique plus saine et plus démocratique et pour moins de temps[333]. »

A plusieurs reprises, il revient sur la question du « parti unique » et du monopole du P.C. en U.R.S.S. pour assurer qu'il s'est agi seulement à l'origine d'une « mesure de guerre » et que le régime qu'il souhaite instaurer par la révolution politique autoriserait plusieurs partis, n'excluant nullement, en fonction des circonstances et d'une grande stabilité du régime, un parti pro-capitaliste.

Le travail de la commission préliminaire était la partie la plus spectaculaire de la commission d'enquête. Il n'en fut néanmoins qu'une partie et il y eut d'autre sessions et audiences.

C'est sous son égide, avec la collaboration du comité français, que se déroula du 2 mai au 22 juin 1937, à Paris, l’activité dune « commission rogatoire » présidée par le socialiste italien Modigliani. Elle entendit et recueillit le témoignage capital de Lev Sedov, ceux du couple Pfemfert, de Bauer, tous liés à Sedov en 1932, époque où Moscou l'accusait d'être allé à Copenhague. Elle entendit également celui de Victor Serge, ancien déporté, recueillit celui de Davtian, dit « Tarov », évadé d'U.R.S.S. en 1935[334].

Quelques jours plus tard, est organisée à New York une nouvelle sous-commission constituée par Suzanne LaFollette, Stolberg, Altred Rosmer, l'ancien député du K.P.D. Wendelin Thomas et Carlo Tresca. Elle entend le témoignage de personnes vivant aux Etats-Unis et ayant visité Trotsky à différentes reprises au cours de son exil : parmi elles, A.J. Muste, Max Shachtman, Herbert Solow, Harold R. Isaacs et bien d'autres[335].

C'est alors que commence le travail herculéen de l'infatigable secrétaire du comité de défense et de la commission d’enquête, Suzanne LaFollette. Après un voyage éclair en Europe pour compléter la documentation de la commission, elle fait à peu près seule malgré les protestations de Pearl Kluger et Solow, ainsi exclus de fait de cette phase finale - le travail de préparation, classification, vérification comparaison avec les accusations et déductions, avec un soin admirable et un résultat inattaquable. Ce travail s'étend sur les mois de juillet et août 1937.

Les sessions de la commission plénière peuvent alors commencer, en septembre. Elle a, cette fois, sa composition définitive. En dehors des membres de la commission préliminaire - Dewey, Stolberg et Suzanne LaFollette - elle réunit Tresca, Wendelin Thomas et Rosmer, déjà cités, les libéraux E.A. Ross et John Chamberlain, et, après le refus pour raisons personnelles du général Villareal, l’unique membre mexicain, Francisco Zamora. Depuis le mois d'avril, Trotsky et ses collaborateurs à Coyoacán, Sedov à Paris, ont continué leurs recherches de documents et de témoignages nouveaux, apporté leurs commentaires, dans une correspondance nourrie avec leurs amis de New York et avec Suzanne LaFollette.

C'est finalement le 21 septembre que celle-ci présente devant la commission plénière des conclusions qui vont être adoptées après une riche discussion. Ce sont elles qui servent de base au rapport final dont la rédaction définitive est confiée à Dewey, à Suzanne LaFollette et à Ben Stolberg.

Le sillon creusé par la commission Dewey a déjà donné des fruits. A l'été 1937, un groupe de jeunes intellectuels venus de la mouvance communiste mais qui ont été influencés par le comité de défense et le travail de la commission d'enquête - Philip Rahv, Dwight Macdonald et autres - reprennent la revue Partisan Review dont ils veulent faire une revue marxiste indépendante du P.C.[336].

Par ailleurs, l'atmosphère politique commence à changer aux Etats-Unis après la parution de L'Affaire Trotsky d'une part, et surtout après la publication dans la presse libérale de deux importants articles particulièrement convaincants rendant compte de ce livre : celui d'Edmund Wilson, le grand romancier, dans Nation[337], et surtout celui de l'ancien dirigeant communiste Bertram D. Wolfe, dans The New Republic[338]. L'effet du second fut d'autant plus considérable que Bertram D. Wolfe avait cru en 1936 aux aveux des accusés du premier procès. Maintenant, en dépit de ses désaccords avec Trotsky, il reconnaissait, sur la base de la lecture du compte rendu des sessions de Coyoacán, qu'il s'était lourdement trompé et que c'était Trotsky qui avait eu raison.

En dépit de la mauvaise volonté évidente d'une grande partie de la presse mondiale, la route était désormais ouverte pour que les conclusions de la commission rencontrent un large écho.

Le verdict « non coupable » - si l'on peut employer ce mot en la circonstance - est finalement rendu le 12 décembre, annoncé publiquement dans un meeting organisé à New York par le comité de défense. Les conclusions expliquent avec minutie toutes les impossibilités relevées dans les affirmations et accusations de Moscou et qualifient les procès eux-mêmes d'impostures.

Les « procès de Moscou » ne sont pas pour autant terminés. Des séances à huis clos - où l'on peut penser que les accusés n'avouent pas - vont faire disparaître les chefs les plus capables de l'Armée rouge autour de Toukhatchevsky et Iakir, les communistes géorgiens autour de Mdivani, de vieux militants comme l'ancien secrétaire de l'exécutif des soviets, le Géorgien A.S. Enoukidzé.

Il y aura un troisième procès public, en mars 1938. Cette fois ce sont les « droitiers » Boukharine et Rykov qui comparaîtront, avec l'ancien chef du G.P.U. Iagoda et certains de ses collaborateurs, avec aussi plusieurs médecins du Kremlin et l'ombre de celui qui a été l'ami de Trotsky, Kh. G. Rakovsky. L'échec est peut-être plus patent encore. Pendant toute une demi-journée, l'accusé Krestinsky renie ses aveux[339]. Boukharine ridiculise à plusieurs reprises le procureur et refuse d'avouer avoir voulu tuer Lénine et fait de l'espionnage[340]. Derrière les aveux des hommes du G.P.U. sur « l'assassinat de Kirov » apparaissent l'ombre de Staline et l'explication du meurtre de Kirov[341].

Bien entendu, Trotsky continue sa polémique contre le stalinisme, démonte une fois de plus les accusations, les invraisemblances des aveux, et son travail de démolition ne saurait être minimisé, mais on peut néanmoins penser que les travaux de la commission Dewey ont, en définitive, porté déjà un coup décisif à ce type d'amalgame et de procès. Le troisième procès de Moscou sera le dernier de ce type avant la guerre.

Expérience faite, Staline préfère assassiner dans le secret des prisons les hommes dont il veut se débarrasser tout en faisant publier dans sa presse mondiale que ces hommes ont « avoué ». Ceux qui affirment croire aux aveux sont des gens qui veulent croire ou font semblant, mais la parade publique ne peut plus désormais gagner des convictions. C'est l'un des acquis indiscutables du travail de la commission.

Sans doute les effets s'en font-ils sentir aujourd'hui encore même dans l'esprit de femmes et d'hommes qui ignorent jusqu'au nom de Dewey. Elle est sensible dans les réhabilitations qui ont commencé en U.R.S.S. en février 1988 avec celles de Boukharine, Rykov, Rakovsky et des autres victimes du troisième procès, Iagoda excepté.

* * *

Ainsi, la rencontre, à l'occasion des procès de Moscou, entre le révolutionnaire et le philosophe a-t-elle eu une portée historique. Et elle a eu une suite dans le domaine de l'histoire des idées.

Au cours des mois suivants, les deux hommes, qui se sont déjà jaugés mutuellement dans le cours de l'action commune s'affrontent en effet dans un bras de fer suffisamment discret pour ne pas compromettre les résultats de leur travail.

A la fin de la dernière session de la commission préliminaire, Trotsky avait remercié Dewey, non sans rappeler ses propres convictions :

« L'expérience de ma vie, qui n'a manqué ni de succès ni d'échecs, n'a pas détruit ma foi dans l'avenir clair et radieux de l'humanité : bien au contraire, elle lui a donné une trempe indestructible. Cette foi dans la raison, dans la vérité, dans la solidarité humaine, que j'emmenai avec moi à l'âge de dix-huit ans dans les quartiers ouvriers d'une ville russe de province, Nikolaiev, je l'ai conservée pleinement et complètement. Elle est devenue plus mûre, mais non moins ardente. Le simple fait que votre commission ait pu être formée, le fait qu'à sa tête se trouve un homme dont l'autorité morale est inébranlable […], ce fait m'apparaît comme renforçant, de façon toute nouvelle et véritablement magnifique, l'optimisme révolutionnaire qui constitue l'élément fondamental de ma vie[342]. »

Cette réponse de Trotsky à Staline était aussi un coup de chapeau à Dewey et celui-ci se contenta de dire : « Tout ce que je pourrais ajouter serait plat[343]. »

Mais il ne pouvait pas ne pas y avoir de suite à la rencontre entre le révolutionnaire et le philosophe. Dans son discours au meeting de l'hôtel Mecca, à New York, le 12 décembre 1937, en présentant le verdict de la commission qu'il présidait, John Dewey ne put s'abstenir d'exprimer son opinion selon laquelle le stalinisme était en quelque sorte un développement naturel du bolchevisme. Trotsky n'apprécia pas du tout. Le 26 janvier 1938, il écrivit à Jan Frankel, installé à New York :

« Contrairement à l'opinion de certains camarades, je dois dire qu'il n'était pas très loyal, de la part du Vieux, de clamer ses propres opinions politiques au nom de la commission. C'était doublement déloyal parce que je lui avais confié la lecture de mon câble qui, malheureusement, s'abstenait de toute affirmation politique. Ce que Dewey a dit ne représentait pas la décision de la commission et était contraire à l'opinion de certains de ses membres : Rosmer, Zamora, dans une large mesure, Rühle et, je crois, Tresca aussi. Tous les membres n'étaient pas des libéraux. Tous ne croient pas que le déclin et la dégénérescence de la bureaucratie soviétique disqualifient le communisme et que le déclin de la démocratie prouve la vitalité du libéralisme. [...] Je vais expliquer cela dans un article écrit contre Dewey[344]. »

Trotsky sentait juste. Le 19 décembre 1937, dans une interview au Washington Post avec Agnès E. Meyer - dont il semble qu'il n'ait pas eu connaissance -, Dewey assurait qu'il tirait des débats de Coyoacán des conclusions auxquelles on ne peut imaginer que Trotsky pouvait souscrire :

« La grande leçon qu'il faut tirer de ces extraordinaires révélations, c'est l'effondrement complet du marxisme révolutionnaire. Et je ne pense pas qu'un communiste confirmé puisse aboutir quelque part à partir de la conclusion que, puisqu'il ne peut plus croire en Staline, il doit maintenant reporter ses espoirs sur Trotsky[345]. »

Invitant à réfléchir « sur les moyens de la réflexion sur le changement social et les méthodes véritablement démocratiques pour aller vers le changement social », Dewey assurait que Trotsky avait répondu de façon « évasive » à sa question de savoir s'il existait « des éléments rationnels permettant de croire qu'une révolution prolétarienne dans un autre pays serait plus couronnée de succès que celle de Russie[346] ».

Isaac Deutscher, qui y a vu une réponse aux critiques des anarchistes sur Cronstadt, n'a pas compris que « Leur Morale et la nôtre », paru pour la première fois dans The New International du S.W.P. américain, était en réalité « l'article contre Dewey » annoncé[347]. Pour Trotsky, la fin, l'abolition de l'exploitation de l'homme par l'homme justifiait les moyens qui permettaient de s'en rapprocher : il opposait cette morale de classe à la morale kantienne qu'il considérait comme l'expression de la morale de la petite bourgeoisie.

A la demande de The New International, John Dewey répondit à Trotsky dans « Les Moyens et la Fin ». Montrant que Trotsky utilisait le mot « fin » dans deux acceptions différentes, le philosophe s'en prenait surtout à la conception de son interlocuteur de la lutte de classes comme « loi des lois de l'histoire » au lieu de la tenir comme « un moyen sur la base de l'interdépendance des moyens et des fins ». Le vieil homme attaquait sans aucun ménagement le bolchevisme et Trotsky avec lui :

« La croyance selon laquelle une loi de l'histoire détermine la façon particulière dont la lutte doit être menée semble certainement tendre vers une doctrine fanatique et hypermystique de l'utilisation de certains moyens pour la faire aboutir[348]. »

S'attachant à la dégénérescence de la révolution russe, le philosophe allait jusqu'à assurer qu'elle s'expliquait mieux si l'on remarquait que « les moyens en furent déduits d'une prétendue loi scientifique au lieu d'être l'objet d'une recherche et d'un choix en fonction de leur relation à la libération de l'humanité[349] ».

On comprend la définition donnée par John Dewey, des années plus tard, de Trotsky à qui, bien que de vingt ans plus âgé, il devait survivre dix-neuf ans :

« C'était un personnage tragique. Une telle intelligence naturelle, si brillante, enfermée dans des absolus[350] ! »

On ne trouvera pas sous la plume de Trotsky de jugement aussi tranché sur la pensée du grand philosophe américain. Trotsky savait trop, en effet, quelle importance avait eue, pour lui et pour sa cause, à un moment précis de l'histoire, la position prise par ce vieux libéral, dont il s'était fait admirer, mais qu'il n'avait pas convaincu.

LVI. La grande traque[modifier le wikicode]

Il faut, à ce point du récit, quitter le domaine des idées et de la politique, même malodorante, pour se plonger dans l'univers, moins connu, très proche du « milieu », des services secrets qui constituent l'un des éléments les plus importants de la conspiration stalinienne contre Trotsky.[351]

Nous ne manquons pas d'informations fiables sur cette question, pourtant par nature difficile à éclairer. Les services ont en effet connu à la fin des années trente une crise sévère et la défection d'agents importants comme ceux qui furent connus en Occident sous les noms de Reiss, Krivitsky et Orlov.

Plusieurs enquêtes de police, dont les conclusions ont été rendues publiques nous ont apporté de précieux éléments d'information. La véritable histoire reste pourtant à écrire, car les responsables des archives des pays dits démocratiques continuent à défendre les secrets - sans que les raisons de cette attitude soient claires[Note du Trad 4].

* * *

Le chapitre qui commence ici est consacré à la grande traque contre les révolutionnaires menée en ces années principalement en Europe par les agents du département politique spécial de ce N.K.V.D. que Trotsky s'obstine alors à appeler du nom ancien de G.P.U. L'agent du G.P.U. est homme de l'ombre, et la description qui suit de l'action des hommes de Moscou est évidemment une reconstitution a posteriori.

C'est dans le vivier de l'émigration blanche que les services secrets staliniens ont recruté leurs agents les plus précieux, et notamment les tueurs qu'ils ont lancés contre Trotsky et ses amis, après leur avoir, dans un premier temps, envoyé leurs provocateurs. Le double enlèvement du général Koutiépov en 1930, puis du général Miller en 1937 ont fait apparaître des aspects bien intéressants sur l'utilisation par Staline de la main-d'œuvre blanche pour les opérations d'enlèvements et d'exécutions sommaires. Dans les années vingt, c'est probablement l'officier letton Eduard Oupeninch, connu sous le nom d'Opperput dans l'affaire du Trust. cette organisation antisoviétique créée de toutes pièces par... Moscou, qui a été, dans l'affaire de la plate-forme de l'opposition, le fameux « officier de Wrangel ». Le général fasciste Turkul, ainsi que le mari de la cantatnce Plévitzkaia, le général N. V. Skobline, adjoint du général Miller, sont également des agents soviétiques[352].

Plus ou moins tolérés et protégés par les polices et les services de renseignements occidentaux, constituant une véritable petite société employant des hommes dans toutes les professions, les organisations blanches d'émigrés, pénétrées d'agents doubles ou triples, constituent un milieu extraordinaire pour de telles activités. Faut-il ajouter qu'on imagine sans peine qu'un officier de Wrangel, un vrai, devenu agent des services soviétiques par cupidité, nécessité, amour de l'aventure ou au terme d'un chantage, ne devait pas éprouver un chagrin excessif lorsqu'il s'agissait de liquider un « communiste », fût-il d'opposition, et surtout s'il était proche de Trotsky, ennemi n° 1 des hommes de cette espèce ?

Le G.P.U. en cette période est présent dans l'entourage de Lev Sedov[353]. Nous avons aperçu déjà sa silhouette auprès de lui, rue Lacretelle, quand il a découvert à la une l'exécution des seize et éclaté en sanglots en pleine rue.

L'homme qui est à ses côtés, ce jour-là comme bien d'autres, et qui rend compte au G.P.U. de tous ses faits et gestes, s'appelle Mordka Zborowski. Né en 1908, fils de parents russes émigrés à Lodz, il est venu en France pour y faire des études supérieures. Il s'installe d'abord à Grenoble où il travaille comme polisseur de pierres tombales, puis dans un hôtel, où il est homme à tout faire. C'est dans cet hôtel qu'il rencontre, selon lui, un dénommé Afanassiev, citoyen soviétique, qui lui conseille de revenir en Union soviétique pour y faire ses études dans de bonnes conditions[354]. Le jeune Mordka, qui prétend avoir été déjà membre du P.C. en Pologne, accepte de demander à l'ambassade d'U.R.S.S. à Paris la permission du « retour » et s'entend répondre qu'il faut la « mériter»[355]. A-t-il, comme on l'a dit, été, dès 1934, en contact avec l'organisation de l'« Union pour le rapatriement » qui abrita en fait un nid d'agents du G.P.U. ? Ou, comme il le prétend, a-t-il aussitôt été mis en contact avec un responsable secret des services - un communiste polonais - qui lui prescrit d'adhérer à la Ligue communiste, à Paris, où il se fixe désormais et milite obscurément, tout en fournissant régulièrement à l'homme auprès de qui l'ambassade l'a introduit, des rapports généraux sur l'activité des « trotskystes » français pendant l'année 1934 ?

C'est apparemment en 1935 que Zborowski reçoit de ses chefs hiérarchiques une mission plus précise et, de toute évidence, plus importante que la précédente. Il s'agit d'essayer de se rapprocher de Lev Sedov et de se lier à lui[356]. La première partie de l'opération se révèle d'une dérisoire facilité, la marche d'approche se réduisant pour lui à la rencontre - sans aucune difficulté - de Jeanne Martin, laquelle, apprenant par ses soins que le russe est sa langue maternelle, lui propose immédiatement de travailler avec « Durand », dont elle ne lui dit pas qu'il s'agit de Lev Sedov, ce qu'il comprend vite[357]. C'est alors qu'il commence à collaborer avec le fils de Trotsky, sans connaître ni son adresse ni celle de ses correspondants, traduisant pour lui des textes ou des lettres dont il ne sait rien par ailleurs, gagnant peu à peu sa confiance personnelle[358].

C'est, selon lui, en mars 1936, que s'interrompt la routine de ce travail de renseignements. Il est mis en contact par les services avec un personnage de toute évidence important, vraisemblablement le haut fonctionnaire du G.P.U. Mikhail Spiegelglass, visiblement engagé dans la préparation du procès de Moscou. Celui-ci montre à Zborowski une liste d'une vingtaine de noms - il dira en 1955 se souvenir de ceux de Zinoviev, I. N. Smirnov, Olberg, Kurt Landau - au sujet desquels il doit chercher dans les papiers de Sedov des traces éventuelles ; Spiegelglass lui explique que ces hommes conspirent contre l'U.R.S.S., qu'ils ont partie liée avec Sedov et que la surveillance qu'il exerce pourrait peut-être permettre de les démasquer. Bien entendu, Zborowski exécute sa mission avec tout autant de zèle, mais n'obtient guère de résultats[359]. En revanche, il obtient d'un dirigeant trotskyste français l'adresse personnelle de Sedov - 26, rue Lacretelle - et se présente chez lui, à son grand mécontentement. Quelques mois plus tard, on constatera qu'un groupe d'agents du G.P.U. est installé dans l'appartement contigu, au numéro suivant de la rue Lacretelle[360].

Zborowski est l'agent de renseignements du G.P.U., mais il existe à Paris un groupe d'intervention et d'action qui opère à plusieurs reprises sur ses indications et avec qui il ne semble pas avoir eu de rapports directs. La couverture de cette bande se trouve rue de Buci, dans le VIe arrondissement, dans les locaux d'une organisation de Russes blancs dénommée « Union pour le rapatriement ». Parmi ses responsables, Piotr Schwarzenberg, qui part pour l'Espagne en 1936, et l'ancien officier blanc Sergéi Efron, mari de la poétesse Maria Tsvitaieva. Il y a dans ce groupe des Russes blancs, comme Dmitri Smirensky, Anatoli Tchistoganov, des Français comme Ducomet et Martignat, dont nous ne savons rien, et un curieux personnage de la pègre internationale, le Monégasque Roland Abbiate, dit François Rossi[Note du Trad 5]. C'est peu avant son départ en 1936 que Schwarzenberg introduit dans le groupe sa maîtresse - une jeune Suissesse de vingt-huit ans qui veut, elle aussi, mériter d'aller habiter en Union soviétique -, Renata Steiner, qui va devenir spécialiste des filatures[361].

A l'été de 1936, le groupe est sur Sedov. Quand celui-ci - que Jeanne Martin rejoindra un peu plus tard - se rend pour un petit séjour de repos dans la pension de famille que dirige, avec son mari, le peintre André Savanier, Hélène, la jeune femme dont il est épris, Renata Steiner vient en touriste y prendre, elle aussi, des vacances, cherche à se lier avec le jeune homme et conserve d'étroits rapports avec deux hommes de la bande qui l'ont accompagnée à Antibes où ils séjournent à l'hôtel[362]. La filature antiboise doit être interrompue avec le retour brusque de Sedov pour Paris, à la suite de l'annonce du premier procès de Moscou.

Il ressort des aveux de Renata Steiner, faits plus tard devant un juge d'instruction suisse, qu'elle s'est beaucoup intéressée, au cours des mois suivants, aux faits et gestes d'un réfugié d'Europe orientale, M. Bardach dont on sait seulement qu'elle devait surveiller les visiteurs et faire rapport sur chacun d'entre eux. Elle est déjà bien payée, a touché par exemple pour l'épisode d'Antibes 2 000 francs net, tous frais payés. On saura plus tard que son activité de filature est dirigée vers la surveillance d'un contact possible d'un important agent du G.P.U. à l'étranger qu'on soupçonne de songer à faire défection.

La bande parisienne est-elle mêlée à l'affaire du cambriolage, dans la nuit du 8 au 9 novembre 1936, de l’annexe parisienne, rue Michelet, de l'Institut international d'histoire sociale d'Amsterdam ? Il est certain que Zborowski a signalé à ses chefs le dépôt de ces paquets de coupures de presse et de journaux et même de correspondance - les lettres entre Trotsky et Andrés Nin font partie des documents volés - que Sedov, sur les instructions de son père, avait fait déposer dans cette institution, pour qu’ils y soient en sécurité. Mais il dit s’être plaint d'une opération qui le compromettait. L’affaire a été, en tout cas, menée par des hommes qui disposent d’un matériel ultra-moderne. C'est également un homme de la bande, Tchistoganov, dit Lunettes, qui file Sedov pendant l’enquête. Celui-ci le fait arrêter par la police en plein Palais de Justice, où il l’a suivi, mais l’affaire demeure sans suite, la plainte de Sedov n’étant pas officiellement prise au sérieux[363].

La bande se déplace de nouveau, quelques mois plus tard, toujours sur la base d'informations qu'elle tient de Zborowski. Elle est en effet informée que Sedov doit se rendre par le train à Mulhouse aux environs du 20 janvier pour y rencontrer à l'hôtel de Paris un avocat et des camarades suisses sur la question, toujours d'actualité, du procès intenté à Bâle[364]. La surveillance, qui s'étale sur plusieurs jours, est vaine car Sedov malade, a décommandé le rendez-vous : c'était bien, en tout cas, au minimum, son enlèvement qui était préparé là et un assassinat, probablement en Union soviétique même, après un interrogatoire poussé.

Dans le courant de l'année 1937 cependant, une autre affaire va accaparer la bande parisienne des tueurs du G.P.U., et elle va cette fois déboucher sur un meurtre. Un communiste polonais, membre des services secrets, Ignacy S. Poretski, dit Ludwig, chargé notamment en 1936 de la fourniture clandestine d'armes à l'Espagne républicaine, est arrivé en effet à la conclusion que lui dictent les procès de Moscou : que Staline est bel et bien le fossoyeur de la révolution, et que c'est Trotsky qui a raison contre lui[365]. Il annonce donc sa rupture au Néerlandais Sneevliet, qu'il connaît depuis longtemps, professionnellement, et adresse au comité central du P.C. de l'U.R.S.S. une lettre de rupture, dans laquelle il annonce son ralliement à la IVe Internationale[366]. Il demande en outre un rendez-vous à Sedov qu'il doit rencontrer, avec Sneevliet, dans les premiers jours de septembre, à Reims.

La bande d'Efron et Abbiate est tournée tout entière contre lui désormais. Repéré dans son refuge suisse par la trahison d'une de ses anciennes collaboratrices du service, l'Allemande Gertrude Schildbach, il est intercepté à Chamblandes, près de Lausanne, et assassiné. Son cadavre, muni de papiers d'identité au nom du citoyen tchécoslovaque Hans Eberhardt, est formellement identifié, au bout de quelques jours, par sa compagne, Elsa Bernaut, et par Sneevliet sous le nom d'Ignace Reiss qui lui est resté pour l'histoire. L'enquête de la police suisse permet de démasquer les gens de la bande parisienne, d'Efron à Abbiate en passant par Renata Steiner, mais elle ne réussit à mettre la main que sur les exécutants et les « seconds couteaux ». Elle montre aussi qu'Abbiate et Martignac se sont rendus, en mars 1937, à Mexico et qu'ils s'y sont notamment intéressés aux conditions matérielles de la résidence de Trotsky.

Abbiate, dont on découvre qu'il a été identifié comme un agent soviétique aux Etats-Unis et qu'il a de la famille à Moscou, se volatilise ; Sergéi Efron et Vadim Kondratiev[Note du Trad 6], chef de l'équipe de rechange, qui a attendu, l'arme en poche, le succès de l'opération, mais a été repéré par la police suisse, ont pris la fuite. On ne saura qu'un demi-siècle plus tard, avec certitude, qu'ils se sont réfugiés en U.R.S.S. et qu'ils y ont été fusillés pour s'assurer de leur discrétion définitive. Il faudra en effet les révélations de l'ancien agent soviétique Henkine[367] pour apprendre leur mort et la confirmation du rôle important joué dans la bande du G.P.U. de Paris par un tueur spécialisé dans la disparition des cadavres, Nikolai Podzniakov, à l'égard duquel la police française en était restée aux soupçons. L'enquête révèle aussi la complicité de plusieurs diplomates soviétiques de l'ambassade de Paris, dont Lydia Grosovskaia, que la police du Front populaire a laissé filer sous son nez.

Un ouvrage récent consacré aux « agents de Staline » apporte quelques pistes nouvelles et des noms de personnes susceptibles d'avoir appartenu aux services secrets soviétiques et d'avoir été mêlées à plusieurs meurtres dont celui de Reiss. Alain Brossat désigne notamment Konstantin Rodzévitch, ancien officier rouge puis combattant d'Espagne et Vera Traill, la fille de l’ancien ministre Goutchkov[368].

Ému par les circonstances de l'assassinat de Reiss - dont il juge qu'il a été imprudent en ne donnant pas à sa rupture le maximum de publicité -, Trotsky est également frappé par le fait qu’un bureaucrate de haut rang ait choisi la IVe Internationale. Quelques mois plus tard, quand le diplomate Boutenko choisira de faire à son tour défection pour se rallier au régime fasciste Italien, il opérera une distinction, au sein de la bureaucratie, entre la « fraction Reiss », prête a rallier la IVe Internationale, et la « fraction Boutenko » gagnée d’emblée à l'impérialisme et à la réaction.

1937 marque en U.R.S.S. le début de la grande purge connue sous le nom d'Ejovtchina - du nom du successeur de Iagoda, et chef du N.K.V.D., N. L. Ejov. Selon la formule de L. Schapiro, c’est la « victoire de Staline sur le parti[369] ». Les chiffres sont impressionnants : 1 108 délégués au XVIIe congrès, sur 1 968, sont arrêtes pour« crimes contre-révolutionnaires », ainsi que 98 membres du comité central sur 139 : presque tous sont passés par les armes, et plusieurs centaines de milliers de cadres du Parti communiste à tous les niveaux connaissent le même sort.

On annonce la mort, d'une crise cardiaque, d'Ordjonikidzé, vieux compagnon de Staline et longtemps son complice : s’il ne s’est pas suicidé, on l'a assassiné[Note du Trad 7]. Les condamnations à mort se succèdent : on annoncera celles du diplomate Karakhane, des dirigeants et oppositionnels géorgiens Mdivani et Okoudjava, les principaux dirigeants du P.C d'Ukraine et de Biélorussie, des anciens et des nouveaux dirigeants des Jeunesses, la plupart des oppositionnels mentionnés dans les pages qui précèdent. Lominadzé s'est suicidé quand la police secrète l'a convoqué. Préobrajensky comme Slepkov, Rioutine comme Smilga sont abattus en secret. Effroyablement torturé, le général Dimitri Schmidt, qui n'est plus « présentable », est achevé. Gaven, l'ancien « émissaire » de Trotsky, est fusillé sur une civière. Parmi les fusillés, on compte encore les anciens chefs de l’administration politique de l'armée, Antonov-Ovseenko, Boubnov, Jan Gamarnik, le dirigeant de l'I.C Piatnitsky, le Hongrois Béla Kun, des dizaines de communistes allemands, le Suisse Fritz Platten, l’ancien ambassadeur en Norvège Iakoubovitch, des chefs de P.C nationaux, plus d’officiers du rang que n'en a jamais perdu l'armée dans, une guerre et la presque totalité des chefs militaires, dont toute la génération d’Octobre et de la guerre civile. Juristes, historiens, philosophes et pédagogues, mathématiciens, physiciens, biologistes paient un lourd tribut. Le grand metteur en scène Meyerhold, le romancier Isaac Babel périssent également. Il faut arrêter cette énumération, faute de place...

La question se pose de savoir si les hommes ainsi exterminés étaient aux yeux du peuple des traîtres, comme on le lui assurait, ou simplement des dirigeants démonétisés, au sort desquels il demeurait indifférent. Seules les archives du N.K.V.D. peuvent donner une réponse à cette question. Les seules qu'il soit possible de consulter en Occident, celles de Smolensk, présentées en un volume par l'historien américain Merle Fainsod[370], donnent de sérieuses indications sur le nombre de ceux que les rapports qualifient de « contre-révolutionnaires », mais en qualifiant leurs activités ou leurs propos avec assez de détails pour permettre une caractérisation politique.

En 1936, dans le cours d'une discussion officielle de la nouvelle Constitution, alors qu'il est question du procès Zinoviev, un ouvrier, le charpentier Stepan Danine, appuyé par les ouvriers de sa brigade, s'exprime nettement :

« Il nous faut permettre l'existence de plusieurs partis politiques chez nous : ils seront mieux à même de relever les erreurs du Parti communiste.

« L'exploitation n'a pas été éliminée chez nous ; les communistes et les ingénieurs emploient et exploitent des domestiques.

« Les trotskystes Zinoviev et Kamenev ne seront pas fusillés - et il ne faut pas qu'ils le soient, car ce sont des vieux-bolcheviks[371]. »

A un agitateur du parti qui lui demande qui il considère comme « vieux-bolchevik », un ouvrier de Smolensk répond : « Trotsky ». Un jeune ouvrier, membre du Komsomol, proteste dans une réunion contre les « calomnies » à l'adresse de Zinoviev, qui, assure-t-il, a « tant fait pour la Révolution[372] ». On découvre chez une kolkhozienne, à « Octobre rouge », en juin 1936, un portrait de Trotsky[373]. Le directeur du kolkhoze « Combinat rouge », Lustenberg, se voit reprocher d'avoir fait un rapport favorable sur « un trotskyste » et de se taire obstinément au moment où la propagande, à la veille du premier procès de Moscou, se déchaîne contre les « trotskystes »[374].

Merle Fainsod relève la présence, au milieu de bien d'autres, d'une lettre d'ouvriers qu'il trouve « incohérente » et que nous aurions tendance à juger « ambiguë » - et sans doute l'est-elle délibérément. Ils parlent de ces « communistes qui se sont bureaucratisés, sont gonflés de vanité, sont devenus de grands magnats, se sont coupés des masses et ne veulent rien entendre » et à cause de qui « nos grands tribuns bolcheviques vont mourir ». Le secrétaire régional, lui, ne s'y trompe pas : il a mis la lettre de côté et y a consigné ses remarques sur « la méthode de l'ennemi[375] ».

Ces éléments - que Trotsky ne connaissait pas - démontrent clairement que la grande épuration n'était pas seulement une opération d'appareil en coulisse, mais, par ses objectifs, son ampleur, ses formes, une véritable guerre civile préventive, comme il le disait alors.

* * *

Le bras séculier de la bureaucratie, le « service spécial » du N.K.V.D., ne s'arrête pas aux frontières de l'Union soviétique. L'année 1937 est aussi celle où l'organisme que Trotsky continue à appeler le « G.P.U. » étend son activité au monde entier, dirigeant son effort contre ceux que Staline désigne à sa vindicte comme « trotskystes ».

La liste est longue également des meurtres qui lui sont attribues en Espagne à travers ses agences locales qu'on appelle les tchékas. Sous l'autorité d'hommes comme les Soviétiques Orlov et Eitingon (général Kotov) de l'Italien Vittorio Vidali, dit « comandante Carlos », de l'Allemand Herz, du Hongrois Geroe, de l'italo-Américaine Tina Modotti et d'autres, se succèdent enlèvements et meurtres d'adversaires politiques de Staline.

On connaît assez bien quelques affaires qui n’ont pourtant jamais été officiellement élucidées sur le plan judiciaire. Le fils du menchevik russe Rafail Abramovitch, Marc Rein, correspondant en Espagne d'un journal scandinave, a disparu de son hôtel à Barcelone, sans laisser de traces, vraisemblablement enlevé, puis assassiné ou transporté en U.R.S.S.[Note du Trad 8]. Kurt Landau, qui est venu en Espagne rejoindre le P.O.U.M., est longuement pourchassé par les limiers de Staline et, à son tour, disparaît. C'est le même scénario qui se répète avec le jeune allemand Hans Freund, dit Moulin. Le plus énorme scandale est provoqué par l'enlèvement, des mains de la police qui le détenait officiellement, d'un vétéran du Parti communiste espagnol, ancien secrétaire de l'Internationale syndicale rouge et ancien militant de l'Opposition de gauche espagnole puis russe. Ami de Trotsky, traducteur de ses œuvres en espagnol, Andrés Nin, secrétaire national du P.O.U.M., arrêté en juin 1937 à Barcelone par la police officielle, livré aux services, soumis à un interrogatoire terrible dans une prison privée d'Alcalá de Hénarès et finalement exécuté, selon l'ancien ministre Jesús Hernández, sur ordre du responsable de l'opération, le communiste italien Vidali[376]. De Berneri, anarchiste hostile à la collaboration gouvernementale, arrêté, avec son ami Barbieri, par des hommes en uniforme de policiers, munis de cartes en règle, on retrouvera seulement le cadavre, vingt-quatre heures plus tard.

L'un des meurtres d'Espagne, celui d'Erwin Wolf, atteint tout particulièrement Trotsky[377]. Cet homme jeune, qui a trente-quatre ans au moment de sa disparition, militant depuis 1932, a été son secrétaire à Wexhall, de novembre 1935 à juillet 1936. Il a gagné sa confiance et son amitié. Il est devenu le compagnon de Hjørdis Knudsen que les Trotsky aiment tendrement. A la conférence de juillet 1936, au sein du secrétariat international ensuite, il a été l'homme de confiance de Trotsky qu'il a conquis par ses initiatives sur la question des procès de Moscou et la publicité qu'il a su donner à son propre témoignage dans le Manchester Guardian. Arrivé à Barcelone à la fin de mai, il y réorganise le groupe bolchevik-léniniste et se prépare à rentrer en France, quand il est arrêté le 27 juillet et libéré le jour même, ses papiers étant en règle. Mais l'homme du G.P.U. à Barcelone, le Hongrois Gerö, est désormais sur sa trace et ne le lâche plus. Wolf est arrêté une seconde fois le 28 juillet, et l'on suit quelque temps sa trace dans les cellules des tchékas catalanes. Il est officiellement « libéré » le 13 septembre, mais personne ne l'a revu. Des rumeurs parlent de son expédition en Union soviétique, de son exécution après d'épouvantables tortures. U.R.S.S. ou Espagne, Wolf, en tout cas, n'a pas parlé aux mains des bourreaux. Trotsky évoque amèrement, à son sujet, le sort de ses anciens secrétaires : Glazman, qui s'est suicidé en 1924 ; G.V. Boutov, mort d'une grève de la faim en 1928, Sermouks, Poznansky, V.B. Eltsine, dont il est sans nouvelles. Natalia envoie à Hjørdis, qui s'est battue jusqu'au bout, des lettres émouvantes et dignes.

Le G.P.U. opère également en Tchécoslovaquie. C'est un complot préparé par ses agents et une intoxication de la police et des magistrats tchécoslovaques qui y vient à bout du Comité pour le Droit et la Vérité, jugé embarrassant. Le vieil émigré allemand Anton Grylewicz est la victime de cette provocation : après la découverte d'une valise lui appartenant et qui contient des papiers pouvant faire croire à une affaire d'espionnage, il est arrêté en février 1937, inculpé d'espionnage et mis au secret. Les sympathisants du comité dont il est l'un des animateurs, effrayés, s'en détournent. Les juges tchécoslovaques, ayant décelé la provocation, rendent un non-lieu, et il est libéré en novembre. Dans l'intervalle, le comité est mort, et probablement aussi l'agent Bartanyi, qui a dissimulé les papiers dans sa valise et s'est enfui en U.R.S.S. quand l'affaire a éclaté[378].

Une grosse affaire éclate en Amérique, avec l'arrestation à Moscou d'un nommé Donald L. Robinson, présenté comme un espion « trotskyste » en liaison avec les Japonais, les trotskystes américains et des membres de la commission Dewey. La réaction très vive des camarades de Trotsky, l'enquête du remarquable journaliste qu'est Herbert Solow révèlent bientôt qu'il s'agit d'une machination destinée seulement à compromettre la commission Dewey par un procès public à Moscou où Robinson jouerait le rôle d'accusé docile. Mais l'homme, qui ne s'appelle pas Robinson, et s'est appelé successivement aux Etats-Unis A.C. Rudewitz et A.A. Rubens, ne sera jamais identifié[379].

En revanche, l'enquête sur l'origine de son faux passeport fait apparaître les complicités dont il a bénéficié et l'aide d'un réseau du G.P.U. On se demandera, au cours de l'année 1938, si l'affaire Robinson a un lien avec la disparition de la vieille militante Juliet Stuart Poyntz, une intellectuelle américaine passée au G.P.U., enlevée en plein New York et disparue pour toujours : le militant libertaire italo-américain Carlo Tresca, qui l'affirme, met en cause deux anciens du P.C. américain qu'il accuse d'être passés au G. P. U., Shachno Epstein et George Mink, mais ils ne seront jamais retrouvés[380]. Le nom de Whittaker Chambers, plus tard un des « informateurs» sur le réseau du G.P.U. aux Etats-Unis, apparaît dans l'enquête de Solow ; elle met en relief de façon saisissante les éléments qui incitent à croire à la préparation, dans cette entreprise manquée, d'un amalgame entre les trotskystes et la Gestapo dont l'arrestation de Robinson à Moscou aurait été le point de départ...

Toutes les entreprises du G.P.U. ne se terminent pas sur un avortement, comme l'affaire Robinson-Rubens. Lev Sedov, mort dans une clinique parisienne en février 1938, a-t-il été victime du G.P.U. ? Tout semble l'indiquer, en dépit des conclusions en sens inverse d'une enquête récente et, de ce fait, fragile[381]. Le fils aîné de Trotsky, épuisé par les privations et le travail, malheureux en ménage et épris d'une femme mariée qui vit loin de lui, houspillé par son père qui n'est que rarement satisfait de son travail, a été hospitalisé pour une appendicite ; sur décision d'un médecin, qui est la belle-sœur d'une autre de ses collaboratrices, Lola Estrine, il l'a été dans la clinique Mirabeau tenue en principe par des Russes blancs, rue Narcisse-Diaz, dans le XVe arrondissement. En réalité le propriétaire de l'établissement est un personnage éminemment suspect, le docteur Boris Girmounski, ancien médecin de la Tchéka, sorti légalement d'U.R.S.S. et qui l'a achetée comptant pour un prix très coquet. C'est Zborowski lui-même qui a amené Sedov à la clinique et il a informé les services de cette hospitalisation.

Sedov meurt quelques jours plus tard, victime, selon certains, d'une occlusion intestinale mal soignée et, selon les bavardages de certains agents de la C.I.A., d'une orange empoisonnée apportée par Zborowski. Son état, au cours des dernières heures, était tel, en tout cas, qu'un simple verre d'eau eût suffi à le tuer. Trotsky, que la mort de son fils aîné a très durement frappé, ne doute pas, après les premiers résultats de l'enquête sur sa mort, qu'il s'agisse d'un nouveau coup des tueurs de Staline.

Jean van Heijenoort, prévenu à la maison de Coyoacán, par des journalistes, du décès de Sedov, s'est rendu avec Diego Rivera à Chapultepec où Trotsky s'est temporairement installé. Il raconte :

« Lorsque nous entrâmes dans la pièce où se trouvait Trotsky, Rivera s'avança et lui annonça la nouvelle. Trotsky, le visage durci, demanda : " Est-ce que Natalia le sait ? - Non ", dit Rivera. Trotsky répliqua : " C'est moi-même qui le lui dirai ! " Nous partîmes rapidement. Je conduisais. Rivera était à côté de moi. Trotsky, assis à l'arrière, se tenait droit et silencieux. A Coyoacán, il s'enferma immédiatement avec Natalia dans leur chambre. Ce fut de nouveau la réclusion que j'avais connue à Prinkipo lors de la mort de Zina. Par la porte légèrement entrouverte, on leur passait du thé. Le 18, à une heure de l'après-midi, Trotsky me remit quelques feuillets écrits de sa main en russe, qu'il me demanda de faire taper, de traduire et de distribuer aux journalistes. Dans ces lignes, il réclamait une investigation sur les circonstances de la mort de son fils[382]. »

Il écrit ensuite, d'un seul jet, son ultime hommage « à Lev Sedov, le fils, l'ami, le militant », qui se termine par ces lignes se suffisant à elles-mêmes :

« Adieu, Lev! Adieu, cher et incomparable ami ! Ta mère et moi ne pensions pas, ne nous sommes jamais attendus à ce que la destinée nous impose la terrible tâche d'écrire ta nécrologie. Nous vivions avec la ferme conviction que, longtemps après notre départ, tu serais le continuateur de notre cause commune. Mais nous n'avons pas su te protéger. Adieu, Lev ! Nous léguons ton irréprochable mémoire à la jeune génération de travailleurs du monde. Tu auras droit de cité dans les cœurs de tous ceux qui travaillent, souffrent et luttent pour un monde meilleur[383]. »

La mort tragique de Ljova marque aussi le début d'une terrible crise dans les rapports de Trotsky avec Jeanne, d'abord au sujet de la remise des archives que Trotsky considère comme siennes et que Jeanne prétend garder en tant que légataire universelle de Ljova alors qu'elle appartient au P.C.I. concurrent, de Raymond Molinier. L'affaire se prolonge et rebondit plus douloureusement encore au sujet de la garde de Sieva, le petit garçon de Zina, élevé jusqu'alors à Paris par son oncle et Jeanne. L'affaire passe devant les tribunaux, fait l'objet d'un scandale dans la presse[384]. Il faudra toute l'énergie de Marguerite Rosmer et l'acharnement de Gérard Rosenthal pour retrouver finalement « le garçonnet », comme dit Trotsky, dans l'établissement religieux où Jeanne a cru pouvoir le cacher comme pensionnaire sous le nom de Stève Martin[385]. Après bien des rebondissements, c'est en août 1939 que le jeune Sieva, escorté par Alfred et Marguerite Rosmer, arrive enfin à la maison de Coyoacán.

A cette date-là, les quatre enfants de Trotsky sont morts. Ce petit Volkov est tout ce qui lui reste de sa famille, et il ne connaîtra jamais le sort de ses autres petits-enfants disparus avec Maria Lvovna, la sœur d'Aleksandra...

* * *

Au moment où Ljova meurt, en février 1938, le militant espagnol M. Fernández Grandizo, qui, sous le nom de G. Munis, dirige depuis 1936 les bolcheviks-léninistes espagnols, est arrêté, avec son camarade italien venu de Marseille, Domenico Sedran dit Adolfo Carlini. Les deux hommes sont inculpés d'un meurtre qu'ils n'ont pas commis, celui d'un agent du G.P.U. venu en Espagne pour y infiltrer les organisations trotskystes et le P.O.U.M. et a réussi, semble-t-il, au moins une partie des deux opérations : Léon Narvitch, recruté en Belgique et transféré ensuite en France, puis en Espagne[386].

Quelques mois plus tard, c'est encore le service secret soviétique qui se profile derrière l'accusation, lors du procès des dirigeants du P.O.U.M., « procès de Moscou en Espagne », selon une expression heureuse : les documents présentés par l'accusation portent la marque de leur fabrication. Pourtant des hommes que Trotsky a bien connus, Juan Andrade, David Rey, qu'il a même rencontrés à Mexico à son arrivée, sont condamnés à de lourdes peines de prison[387].

1938 est aussi l'année de l'affaire Klement, parfaitement réussie puisque la police n'a pu, semble-t-il, relever aucune piste et parce que le meurtre, incontestable, n'a même pas connu un début de châtiment[388]. Rudolf Klement, qui avait été le secrétaire de Trotsky à Prinkipo, puis à Barbizon, était devenu, en juin 1934, secrétaire administratif du secrétariat international dont il portait sur ses frêles épaules la charge écrasante[389]. Solitaire et secret, renfermé, il vivait dans une solitude misérable marquée par les veilles et les privations - et peut-être une liaison homosexuelle qui put lui être fatale[390]. Il était en tout cas incontestablement suivi par le G.P.U. comme l'étaient, avant lui, Sedov et Reiss. Le 8 juillet, dans le métro parisien, il se fait voler sa serviette contenant des documents politiques, imprudemment déposée dans le filet à bagages. Une semaine après, il disparaît de son domicile. On ne le retrouvera que par petits morceaux et seulement en partie. Découpé par un professionnel - un boucher, disent les enquêteurs -, son cadavre a été jeté dans la Seine en plusieurs paquets, dont ceux qui ont été retrouvés ont permis de l'identifier.

Le G.P.U. a signé son crime en adressant à un certain nombre de camarades de Klement une lettre dans laquelle il est fait état de la « collaboration » de Trotsky « avec le fascisme » et de la« banqueroute de la IVe Internationale ». Cette prétendue lettre de rupture n'explique nullement le cadavre alors, qu'elle porte, dans la forme et le fond, les marques de son origine, comme le démontre Trotsky. J .-P. Joubert a magnifiquement montré depuis, à la lecture de L’Humanité, comment, à travers ses comptes rendus de l'enquête, l'organe central du P.C.F. « couvre les traces des tueurs », ce qu'il n'aurait pas à faire s'il ne s'agissait pas des gens du G.P.U.[391]. On pourra discuter longtemps encore pour savoir si la lettre est de la victime, écrite sous la menace, ou, au contraire, l'œuvre d'un habile faussaire, mais cela ne change rien au fond, le meurtre de Klement.

C'est à la même époque que la jeune trotskyste américaine Sylvia Ageloff arrive à Paris et qu'elle y rencontre l'agent du G.P.U. Ramón Mercader et devient sa maîtresse. La rencontre a été organisée à New York avec beaucoup de soin et préparée par deux intermédiaires, une jeune militante du P.C. américain qui a voyagé avec Sylvia et une femme des services qui a pris le relais à Paris.

Une enquête sur ces gens révélerait la présence à ce moment à Paris de la mère de Mercader, Caridad et de son compagnon, le dirigeant du N.K.V.D. N.la Eitingon, qui porte alors le pseudonyme de Kotov. Elle révélerait aussi les liens de Ramón Mercader avec un agent français du N.K.V.D., Daniel Béranger et avec sa femme. L'homme avait, en 1935, tenté de gagner les dirigeants des Jeunesses socialistes, où il s'était infiltré, à la politique de Moscou et avait organisé une rencontre entre eux et les dirigeants des J.C. russes venus clandestinement en France. Mais il est probable que la police française ignorait ces hommes et ces détails. Quant aux militants internationaux liés à Trotsky, ils accueillirent amicalement le compagnon de Sylvia, qui rencontra ainsi à Paris, au moins, l'Américain James P. Cannon, venu pour la conférence de septembre, et sans doute quelques autres.

Là encore, les enquêtes ultérieures n'ont rien révélé. Mercader a-t-il été mêlé au meurtre de Klement, comme l'a fait supposer son absence de Paris au moment de la disparition de l'ancien secrétaire de Trotsky ? Cherchait-il, dès cette époque, en se liant avec Sylvia, comme l'avaient décidé ses chefs au plus haut niveau, un accès ultérieur à la maison de Trotsky, qu'elle devait effectivement lui ouvrir en 1940 ? Il faut se contenter de ces questions sans réponses.

On peut également se demander dans quelle mesure l'entourage de Trotsky aurait pu mieux se protéger et surtout le protéger de l'entreprise qui se tramait dans l'ombre. La réponse ne fait aucun doute : il eût peut-être suffi d'un peu de continuité dans les précautions. L'affaire Zborowski en est la preuve. Des hommes comme Naville le soupçonnent ouvertement et le disent. Trotsky reçoit une lettre anonyme - elle émane en réalité de Feldbine, dit Alexandre Orlov - qui lui révèle son rôle et les rapports qu'il entretient avec les « services » à Paris[392]. Rien de cela n'est vérifié, alors qu'une simple filature aurait permis de découvrir ses rencontres et les hommes qu'il retrouvait régulièrement. Mais on ne sait même pas - et c'est finalement peu probable - si la lettre de Trotsky sur cette affaire est arrivée en France[393].

Seul, semble-t-il, le hasard permet à Trotsky et à ses amis d'avoir la quasi-certitude du rôle exact joué dans le passé par Roman Weil et Sénine. La certitude ne viendra qu'après la guerre, quand ces deux-là, ainsi que Zborowski, seront démasqués par les services secrets américains...

Trotsky n'avait guère confiance dans les autorités policières et judiciaires de la France sous le gouvernement du Front populaire pour faire le ménage sur leur territoire et se débarrasser des agents du G.P.U. Déjà, en 1937, il avait suggéré au juge d'instruction chargé de l'enquête du vol de ses archives d'interroger l'homme qu'il présentait comme le représentant du G.P.U. dans le P.C.F. et son principal agent en France, Jacques Duclos. Le 24 août 1938, il s'adressa au juge d'instruction chargé de l'enquête sur la mort de Sedov et lui dit qu'il ne trouvait, de la part des autorités françaises, aucun désir de faire la lumière sur cette affaire comme, de façon générale, sur toutes celles où le G.P.U. était impliqué :

« Iagoda a conduit l'une de mes filles à une mort prématurée et l'autre au suicide. Il a arrêté mes deux gendres qui, par la suite, ont disparu sans laisser de traces. Le G.P.U. a arrêté mon fils cadet, Serge, sous l'invraisemblable accusation d'avoir empoisonné des ouvriers : après quoi le prisonnier a disparu. Le G.P.U., par ses persécutions, a poussé au suicide deux de mes secrétaires, Glazman et Boutov, qui ont préféré mourir que de faire, sous la dictée de Iagoda, des déclarations déshonorantes. Deux autres de mes secrétaires russes, Poznansky et Sermouks, ont disparu en Sibérie sans laisser de traces. Tout récemment, le G.P.U. a enlevé en France un autre de mes anciens secrétaires, Rudolf Klement. La police française le retouvera-t-elle ? Voudra-t-elle le rechercher ? Je me permets d'en douter. La liste des personnes énumérées ci-dessus ne comprend que les personnes les plus proches de moi. Je ne parle pas des milliers et des dizaines de milliers d’hommes qui ont péri en U.R.S.S. des mains du G.P.U. Comme " trotskystes "[394]. »

Trotsky sentait juste, bien qu'il ne fût en possession d'aucune information concernant le massacre systématique en U.R.S.S. de ses camarades d'idées. Ce n'est que dans les années soixante, plus de vingt ans après sa mort qu'ont été publiées sur ce point les premières informations, complétées en 1978 par Maria Mikhailovna Joffé, unique rescapée d'une génération exterminée.

Bien des « trotskystes » connus ont disparu en 1938 au moment où commença le dernier acte de la tragédie. Nous ignorons, par exemple, ce que fut, en 1935 le procès au cours duquel des hommes dont nous connaissons les noms, comme Solntsev et Iakovine, des compagnons de déportation de Victor Serge, Pankratov et Pevzner, furent impliqués. Nombre d'entre eux ont vraisemblablement disparu dans le cours des préparatifs des procès de Moscou où l'on ne peut douter que les dirigeants du G.P.U. auraient éprouvé beaucoup de satisfaction à présenter un « trotskyste » authentique, ce que la résistance acharnée de ces derniers rendit finalement impossible. Certains sont peut-être morts de maladie, d'épuisement, sans que personne puisse transmettre l'information. Au nombre de tous ces « disparus », mentionnons Pankratov et Pevzner, justement, Man Nevelson et P.I. Volkov, les maris de Nina et Zina, et les anciens proches collaborateurs de Trotsky, V.B. Eltsine et N.I. Sermouks.

En revanche, ce sont des noms très connus de nos lecteurs que nous retrouvons au cours de l'année 1936 quand les « trotskystes » sont regroupés dans la nébuleuse des camps de la Petchora, au-delà du cercle polaire, autour du bagne de Vorkouta. Il y a là des hommes et des femmes qui ont été les dirigeants de la fraction dans les isolateurs et dans les camps : I.M. Poznansky est là, ainsi que V.V. Kossior, Grigori Iakovine et F.N. Dingelstedt, les anciens de Leningrad, Sokrat Gevorkian, les frères de Tsintsadzé, les étudiants Melnais et Slitinsky, des femmes qui ont joué un rôle important comme Moussia Magid, Ida Choumskaia, M.M. Joffé et la vieille amie personnelle de Natalia Ivanovna, la compagne d'Aleksandr Beloborodov, Faina Viktorovna Iablonskaia, professeur d'histoire à l'Institut du journalisme au temps de Lénine. On trouve aussi à leurs côtés des membres des familles de victimes des procès, assimilées au trotskysme : la sœur de Zinoviev, un médecin, Varvara, la fille d'I.N. Smirnov, Sonia, la fille de Dreitsel. Ces hommes et ces femmes se sont battus jusqu'au bout. Citons à ce sujet un article qui résume ce combat :

« Le menchevik M. B., rescapé de Vorkouta, dépeint ces militants - ses adversaires politiques - qu'il évalue à plusieurs milliers, dont mille dans le camp où il vivait lui-même : ils refusent de travailler au-delà de huit heures, ignorent systématiquement le règlement, de façon organisée, critiquent ouvertement Staline et la ligne générale, tout en se déclarant prêts à la défense inconditionnelle de l'U.R.S.S. A l'automne de 1936, après le premier procès de Moscou, ils ont organisé meetings et manifestations de protestation, puis fait décider en assemblée générale, après intervention de leurs dirigeants, une grève de la faim. Leurs revendications sont, selon Maria M. Joffé : 1) Le regroupement des politiques, avec séparation des éléments criminels de droit commun ; 2) La réunion des familles dispersées dans des camps différents ; 3) Un travail conforme à la spécialité professionnelle ; 4) Le droit de recevoir livres et journaux ; 5) L’amélioration des conditions de nourriture et de vie. Le menchevik M. B. ajoute la journée de huit heures, l'envoi hors des régions polaires des invalides, des femmes et des personnes âgées. Le comité de grève élu comprend G.Ja. Iakovine, Sokrat Gevorkian, Vasso Donadzé et Sacha Milechine, tous bolcheviks-léninistes, les trois premiers vétérans des grèves de la faim de 1931 et 1933 à Verkhnéouralsk[395]. »

Tous les éléments d'information se recoupent : la grève, commencée le 27 octobre 1936, date symbolique, dure cent trente-deux jours, tous les moyens étant employés pour la briser, de l'alimentation forcée à l'arrêt du chauffage par des températures extérieures de -50°. Les grévistes tiennent, et, au début mars, l'ordre vient de Moscou de satisfaire les revendications et de commencer la réalimentation des grévistes sous contrôle médical.

Les autorités n'ont pas l'intention de tenir leurs promesses, et tous les abus recommencent après quelques mois de trêve. finalement les « trotskystes » et ceux qui les ont accompagnés dans la grève de la faim sont regroupés à Vorkouta dans une vieille briquetterie entourée de barbelés, militairement gardée jour et nuit. Nous avons quelques bribes d'information sur ce dernier asile des militants de la fraction bolchevik-léniniste. Un vieux détenu raconte:

« Nous avions un journal oral, La Pravda derrière les barreaux, nous avions de petits groupes, des cercles où il y avait beaucoup de gens intelligents et instruits. De temps en temps on publiait une feuille satirique. Vilka, le délégué de notre baraquement, était journaliste, les gens dessinaient des illustrations sur le mur. On riait aussi. Il y avait beaucoup de jeunes[396]. »

Maria Mikhailovna Joffé, elle, atteste :

« La briquetterie avait réuni sous son toit délabré le meilleur de l'élite créatrice des camps ; le peuple des esprits vaillants et courageux. Avec leurs arguments et leur entraînement, leur capacité à donner des réponses logiques, parfois prophétiques, ils avaient apporté un dynamisme de vie dans l'existence statique intolérable de cette boîte incroyablement gelée et pleine de malades[397]… »

C'est un matin de mars 1938 que commence pour eux le dernier voyage. Trente-cinq détenus reçoivent une ration de tabac et l'ordre de se tenir prêts pour un « transport ». Les trente-cinq, hommes et femmes, bolcheviks-léninistes, sont emmenés dans une clairière, alignés le long de fosses préparées à l'avance et exécutés sur place à la mitrailleuse. Ils chantent jusqu'à ce que leurs corps s'effondrent enchevêtrés par grappes. Le commandant du camp, Kachkétine, est présent. C'est lui qui a donné l'ordre de tirer : il veillera, tous les jours qui suivent, à l'exécution de ces prisonniers-là, jusqu'au dernier. Nous retiendrons encore, des images transmises par Maria Joffé, celle de la mort de Faina Iablonskaia, « belle et qui gardait la tête haute malgré ses mains liées derrière le dos[398] », au-dessus du manteau rouge de sang de l'ancienne komsomol Raia V. Loukinova gisant sans vie dans la neige.

Les haut-parleurs des camps donnent la liste des exécutés: le nom de Iakovine vient en premier, suivi des membres du comité de grève, Donadzé, Milechine, Gevorkian... M. M. Joffé a échappé à ce massacre-là : le commandant Kachkétine, caressant des rêves de grandeur, se l'était gardée sous la main dans l'espoir de lui arracher des « aveux » qui eussent pu lui valoir un avancement juteux. Convoqué par Staline avant d'avoir abouti, il est fusillé en arrivant à Moscou, sans doute comme témoin gênant et trop bien informé de ce massacre de masse.

Maria Mikhailovna l'a écouté éructant après boire, et évoquant le discours de Staline au plénum d'août 1927 sur la croissance de l'Opposition, « ces cadres qu'on ne pourrait extirper que par la guerre civile[399] ». Et elle comprend alors ce qu'elle n'écrira que quarante ans plus tard :

« Émergeant de ces paroles, que Kachkétine avait apprises par cœur, la tragédie commençait par des tortures, des meurtres, des exécutions de masse de plusieurs milliers de trotskystes à Vorkouta et Kolyma - et la complète destruction de la génération d'Octobre et de la guerre civile " infestée par l'hérésie trotskyste "…

« Puisqu'il y a " de plus en plus d'oppositionnels " dans le parti et que c'est une menace directe pour l'autorité du Grand Homme - il n'y a pas de temps à perdre. Aussi invoque-t-on pour les représailles les raisons les plus incroyables et les plus extraordinairement monstrueuses : tentatives d'assassinat, préparation de l'insurrection armée jusqu'à des négociations secrètes avec les pays capitalistes. Jusqu'à ces procès impossibles, impensables.

« Ce sont en réalité les procès de Lénine, de Trotsky et de la Révolution d'Octobre[400]. »

* * *

Trotsky n'a jamais connu les conditions de ce massacre... On peut cependant penser qu'il s'est douté du sort de ses camarades et de ses amis. L'expérience de la guerre civile, qui l'a vacciné contre la nausée devant les holocaustes, le protège-t-elle aussi contre le sentiment désespérant que Victor Serge disait la vérité quand il lui parlait en 1936 de ces hommes voués au massacre :

« Une seule autorité subsiste : la vôtre. Vous avez là-bas une situation morale incomparable, des dévouements absolus[401]. »

Depuis 1936, en vérité, à travers Lev Sedov comme à travers Ignace Reiss, à travers Klement comme Poznansky, à travers Erwin Wolf comme Iakovine, c'est vers lui qu'est tournée ce qu'il appelle « la gueule des Mausers ».

LVII. L'anti-modèle d'Espagne[modifier le wikicode]

Trotsky a été tenu à l'écart des mois décisifs de la guerre d'Espagne par son internement en Norvège. Il n'a repris sa liberté de commentaire qu'au Mexique, à un moment où les jeux étaient, dans une large mesure, déjà faits.[402]

Sa correspondance fait apparaître qu'il a rêvé d'écrire un livre pour lequel il a accumulé une sérieuse documentation, mais auquel il a dû finalement renoncer faute d'éditeur[403]. Le terrain espagnol était pour lui comme une pierre de touche pour les différentes formations politiques[404]. Le premier, il sut, avec une totale clarté, faire la démonstration que placés en face d'une nouvelle révolution, les dirigeants staliniens se comportaient délibérément et résolument, franchement et ouvertement, en force contre-révolutionnaire. De la sorte, il a voulu voir dans la guerre d'Espagne le laboratoire dans lequel se sont élaborés quelques-uns des produits les plus délétères du siècle, à l'aube de la Seconde Guerre mondiale. Seule sans doute l'ombre gigantesque de ce conflit a pu, pour un temps, en occulter le déroulement et dissimuler la signification du jeu politique mené en Espagne qui aboutit au tragique final de sa révolution ouvrière et paysanne.

* * *

Trotsky a beaucoup écrit sur l'Espagne dans le cours de son dernier exil, beaucoup plus - infiniment plus - que dans tout le cours antérieur de son activité d'écrivain politique. Non seulement parce qu'il y a des camarades d'idées avec qui il correspond et qu'il tente d'aider dans leurs efforts de construction, mais parce que, dès le lendemain de la chute de la dictature de Primo de Rivera, il a pressenti l'explosion prochaine de la révolution dont le faire-part sera adressé au monde le 16 avril 1931 avec la fuite et l'abdication d'Alphonse XIII.

C'est pour l'Opposition de gauche espagnole qu'il achève en janvier en 1931 un travail sur « La Révolution espagnole et les tâches communistes », le retard historique de l'Espagne - rançon d'une avance conquérante précoce -, une situation dans laquelle on a assisté en même temps à la décomposition des anciennes classes dominantes et à l'impossibilité de la cristallisation d'une société bourgeoise nouvelle. Les germes révolutionnaires résident dans l'existence d'un prolétariat numériquement réduit mais très concentré, dans l'effroyable misère d'une paysannerie révoltée, dans la sottise de toutes les classes dirigeantes candidates au pouvoir, dans leur impuissance et leur stérilité, leur couardise devant les deux piliers de la réaction héritée du passé : l'Eglise catholique et la caste des officiers.

Esquissant les grandes lignes du programme de la révolution, Trotsky relève l'importance de la question agraire et du problème de la confiscation des propriétés foncières, de la séparation de l'Eglise et de l'Etat et de la confiscation des richesses de la première, du mot d'ordre de large autonomie des régions nationales en réponse au « séparatisme » bourgeois, de la lutte pour les Cortès constituantes révolutionnaires, du mot d'ordre de l'armement des ouvriers et des paysans, et d'un programme avancé de revendications et de législation sociale.

Énumérant toutes les tâches concrètes de la révolution qui vient, Trotsky conclut :

« La solution victorieuse de toutes ces tâches exige trois conditions : un parti, encore un parti et toujours un parti. […] De toute façon, le parti doit être créé. Il doit être uni et centralisé 3. »

En fait, comme on sait, la « renaissance » du P.C. en Espagne se révélera, aux mains de l'Internationale stalinisée, un puissant instrument de division. La crise du mouvement communiste atteint aussi l'Opposition de gauche. Repoussant les propositions de Trotsky d'entrer dans le Parti socialiste ouvrier espagnol (P.S.O.E.) radicalisé à la suite de ses Jeunesses, les militants de l'Opposition se retrouvent finalement dans le P.O.U.M. (parti ouvrier d'unification marxiste), essentiellement implanté en Catalogne, avec les éléments un peu hétéroclites rassemblés par Joaquín Maurín : ouvriers révolutionnaires dressés contre le stalinisme, éléments d'une opposition plus « droitière », socialistes « catalanistes », etc. Au début de juillet 1936, il n'y a plus d'organisation oppositionnelle en Espagne, seulement des contacts personnels avec des militants qui sont dans le P.O.U.M. ou les J.S. et quelques isolés, moins d'une dizaine sans doute au total. L'évolution des Jeunesses socialistes a été brisée net par le ralliement au stalinisme - à travers la constitution de la Jeunesse socialiste unifiée, J .S. U. - de leurs dirigeants, Santiago Carrillo en tête[405].

* * *

Quand le soulèvement d'un certain nombre de généraux, autour de Sanjurjo et de Franco et avec l'appui des groupes de droite et d'extrême droite déclenche, le 18 juillet 1936, du même mouvement la guerre civile et la révolution ouvrière et paysanne qu'il avait l'ambition de prévenir, Trotsky n'est pas surpris. C'est, à ses yeux, la politique de conciliation et de collaboration du Front populaire, son souci, sinon de se rallier du moins de ne pas mécontenter le corps des officiers qui a permis à la conspiration de se développer sans obstacle ; c'est, pour lui, sa couardise qui a permis aux éléments fascisants d'épurer à coups de revolver l'armée de ses éléments socialistes ou socialisants les plus décidés.

Dans les heures du soulèvement, chaque fois que cette politique a prévalu, les organisations ouvrières ont empêché la résistance armée de s'organiser, les ouvriers et les paysans ont été écrasés comme à Séville et à Saragosse. Quand les ouvriers ont réussi à résister les armes à la main, puis à contre-attaquer, ils ont dû le faire en passant par-dessus les organisations du Front populaire et le Front populaire lui-même. Dans la flotte de guerre, dans tous les grands centres de Catalogne, des Asturies - sauf Oviedo où ils se font rouler par le colonel « républicain » Aranda, gagné à Franco - au Levant et à Madrid même, les travailleurs l'emportent.

Dans le même élan, ils créent les organismes de leur combat qui deviennent, du coup, après leur victoire, ceux de leur pouvoir : milices ouvrières, patrouilles de contrôle, comités aux cent noms qui réunissent partis et syndicats et exercent le pouvoir de fait face à des gouverneurs ou des maires impuissants. Les gouvernements - central à Madrid et de la Généralité de Catalogne à Barcelone - n'ont guère d'autorité au-delà du quartier où ils résident. C'est une fois de plus une situation de dualité de pouvoirs qui a été ainsi créée par la réaction des masses au coup d'Etat militaire. Les comidades-gobiernos, (comités-gouvernements) n'en restent pas là et, en quelques semaines s'attachent à régler les grands problèmes de la société espagnole transformation « démocratique » comme transformation « socialiste » -, confisquant les terres des grands propriétaires et organisant parfois la collectivisation, mettant en marche les entreprises, supprimant radicalement l'Eglise et le clergé, liquidant l'armée et les forces de police spéciales, etc.

Trotsky reconnaît vite dans ce tableau, qu'il découvre au cours des premières semaines, un certain nombre d'images et de situations avec lesquelles il est familier : c'est la révolution.

Dans son premier article consacré à la situation espagnole, il s'efforce de montrer toutes les virtualités contenues dans cette brusque contre-offensive menée ainsi par les ouvriers qui se sont rendus en quelques heures maîtres d'une partie de l'Espagne. C'est, enfin, la contre-attaque, après les longues années de terribles défaites, et la possibilité de renverser la situation. Rappelant que toutes les révolutions victorieuses, quand elles avaient un caractère social profond, ont détruit l'ancien corps des officiers, il pressent la formation en Espagne, au front, de l'alliance des ouvriers et des paysans, de la conquête du soldat par le prolétaire et en entrevoit les immenses conséquences :

« Une telle alliance est en train de naître et de se tremper dans le feu de la guerre civile en Espagne. La victoire du peuple signifiera la fin du Front populaire et le commencement de l'Espagne soviétique. La révolution sociale victorieuse en Espagne se répandra inévitablement dans le reste de l'Europe. Pour les bourreaux fascistes d'Italie et d'Allemagne, elle sera incontestablement plus terrible que tous les pactes diplomatiques et toutes les alliances militaires[406]. »

Quelques jours plus tard, il reçoit un télégramme l'avisant de la possibilité pour lui d'obtenir un visa pour la Catalogne. Il accepte immédiatement la proposition et saisit l'occasion pour tendre la main à ceux de ses camarades qui se sont séparés de lui au cours de l'année précédente :

« Quant à Nin, Andrade et les autres, il serait criminel de se laisser guider maintenant par […] des réminiscences de la période précédente. S'il y a des divergences de programme et de méthodes […] elles ne devront nullement empêcher un rapprochement sincère et durable. L'expérience ultérieure fera le reste[407]. »

Très simplement, en quelques phrases, il donne, à l'intention des dirigeants du P.O.U.M., qu'il imagine engagés dans la lutte pour la dictature du prolétariat, deux conseils essentiels. D'abord ne pas se laisser influencer, surtout vis-à-vis des anarchistes, par des questions de doctrine. Il faut tout faire pour agir avec eux en commun et gagner les meilleurs. Puis il les met en garde :

« Pendant la guerre civile qui vous est imposée par des fascistes, le plus grand danger est le manque de décision, l'esprit de tergiversation, en un mot, le menchevisme[408]. »

Le 26 août encore, dans une interview pour le News Chronicle réalisée par son ami Erwin Wolf, il s'en prend à la politique de non-intervention que le gouvernement de l'U.R.S.S. vient officiellement de rejoindre et la qualifie de « conservatrice, nationaliste et étroite ». Il commente :

« Ces gens essaient de se justifier en disant : « Nous ne voulons pas provoquer la guerre. » Ainsi, ils laissent l'Europe devenir fasciste, puis se retirent. Au bout du compte, ils auront quand même la guerre, mais devront l'affronter dans des conditions infiniment plus défavorables[409]. »

C'est là la dernière déclaration que Trotsky a la possibilité de faire sur la guerre d'Espagne jusqu'au 19 février 1937 où, à Coyoacán, il accorde sur cette question une longue interview à l'agence Havas. Pendant ce temps, son internement en Norvège l'a tenu à l'écart des informations mondiales, et il n'a repris le contact avec cette question qu'à son arrivée au Mexique, notamment par la rencontre qu'il a faite d'un groupe de responsables du P.O.U.M. venus, avec un de leurs dirigeants, David Rey, négocier l'achat d'armes dans ce pays unique au monde qui reçoit Trotsky et livre des armes à l'Espagne républicaine.

Quand Trotsky peut enfin reprendre la parole au sujet de l'Espagne, il a coulé bien de l'eau sous les ponts. La farce de la « non-intervention » n'a pas arrêté les fournitures d'armes aux rebelles, mais elle a étranglé la résistance des miliciens ouvriers, avec la fermeture de la frontière française et l'embargo général sur les armes. Ce n'est que lorsque se sont constitués à Barcelone dans la Généralité et à Madrid, des gouvernements se réclamant du Front populaire et bien décidés à se consacrer à la liquidation de la dualité de pouvoirs et à la reconstruction d'un Etat à couverture parlementaire, d'une armée et d'une police de type traditionnels, que l'Union soviétique a commencé des livraisons d'armes assorties de conditions politiques précises présentées sous forme de conseils de ne pas mécontenter les démocraties occidentales.

Trotsky a également des raisons d'être déçu du comportement du P.O.U.M. Andrés Nin, par exemple, devenu après la disparition de Maurín le dirigeant principal du P.O.U.M., a accepté la liquidation en Catalogne du pouvoir révolutionnaire - le comité central des milices antifascistes - et est devenu conseiller à la Justice dans le gouvernement de la Généralité qu'il a aidé personnellement à vaincre la résistance des populations ouvrières attachées à leurs comités et leurs conquêtes de juillet-août. Exclu de ce gouvernement, il a mené campagne pour sa réintégration dans la coalition. Il est par ailleurs clair qu'une large fraction dans ses rangs trouve « exagérée » la critique du stalinisme faite par la direction et, par exemple, sa condamnation des procès de Moscou.

Interrogé par l'agence Havas[410], Trotsky répond d'abord nettement et fermement que « seuls les poltrons et les traîtres, agents du fascisme » peuvent renoncer à soutenir les armées républicaines :

« Le devoir élémentaire de tout révolutionnaire est de lutter contre les bandes de Franco, de Mussolini et de Hitler[411]. »

Concernant le P.O.U.M., Trotsky exprime sa sympathie chaleureuse pour l'héroïsme de ses combattants. Il indique en quelques phrases qu'il a pourtant commis deux erreurs : celle « de participer à la combinaison électorale dite de " Front populaire ", sous le couvert de laquelle Franco a préparé impunément l'insurrection », l'autre d'entrer dans un gouvernement de coalition en Catalogne, cautionnant et même participant ainsi à la politique gouvernementale. Evoquant la guerre de Sécession et la guerre civile russe, il affirme que, dans une guerre civile plus encore que dans une guerre ordinaire, « c'est la politique qui domine la stratégie ». Sans affaiblir le front militairement, il faut savoir rassembler les masses sous le drapeau de la révolution.

Concernant la politique stalinienne, il évoque la formule également adoptée par Largo Caballero: « Victoire militaire d'abord, réforme sociale ensuite[412] », estimant qu'elle constitue un facteur d'« indifférentisme politique » et qu'elle ne peut qu'assurer la victoire du fascisme qui a déjà pour lui la supériorité militaire :

« Des réformes sociales hardies sont les armes les plus puissantes dans une guerre civile et constituent la condition fondamentale d'une victoire sur le fascisme[413]. »

La politique de Staline en Espagne doit être rapprochée, selon lui, de celle d'Ebert et Scheidemann, ces « socialistes » qui combattirent directement la révolution allemande de 1918.

Balayant l'argument selon lequel la victoire des ouvriers et paysans espagnols signifierait la guerre européenne, il explique que, tout au contraire, c'est la victoire de Franco qui accélérerait la marche à une guerre qui menacerait « de conduire à son déclin le peuple français et ainsi de porter un coup à la culture de l'humanité tout entière[414] ». Au contraire, la victoire des ouvriers et des paysans espagnols ébranlerait sans doute les régimes fascistes et se révélerait ainsi un « puissant facteur de paix » Il conclut :

« La tâche des révolutionnaires espagnols authentiques consiste, tout en affermissant et en renforçant le front militaire, à briser la tutelle de la politique de la bureaucratie soviétique, donner aux masses un programme social hardi, découvrir les inépuisables sources d'enthousiasme dont les masses sont capables, d'assurer la victoire de la révolution et, par là de soutenir la cause de la paix en Europe. Le salut de l'Europe est à ce prix[415]. »

Dans les mois qui suivent, au fur et à mesure que se resserre sur l'Espagne l'étreinte du stalinisme, Trotsky poursuit un travail de critique, de mise en garde, qui s'adresse, semble-t-il, essentiellement aux dirigeants du P.O.U.M. dont il juge la politique ambiguë et incertaine :

« Il faut couper - nettement, résolument, hardiment - le cordon ombilical avec l'opinion publique bourgeoise. Il faut couper avec les partis petits-bourgeois, les chefs syndicalistes compris. Il faut aller aux masses, dans leurs couches les plus profondes et les plus exploitées. Il ne faut pas les bercer d'illusions sur une victoire future qui viendrait toute seule. Il faut leur dire la vérité, si amère soit-elle. Il faut leur apprendre à se méfier de l'agence petite-bourgeoise du capital. Il faut leur apprendre à ne se fier qu'à elles-mêmes. Il faut indissolublement les lier à leur propre sort. Il faut leur apprendre à créer elles-mêmes leurs organismes de combat - les soviets - contre l'Etat bourgeois[416]. »

Il s'interroge: « Peut-on espérer que la direction du P.O.U.M. effectuera ce tournant[417] ? » Sa conclusion est qu'il faut s'adresser aux ouvriers à la base, les « dresser contre les hésitations et les vacillations de Nin[418] ».

Est-il encore temps ? L'offensive surprise des fonctionnaires staliniens de la Généralité de Catalogne sur le central téléphonique gardé par des miliciens de la C.N.T. provoque une formidable insurrection dans la capitale catalane à partir du 3 mai 1937. Les ouvriers prennent les armes, coupent les rues par des barricades, résistent et même contre-attaquent. La panique règne dans les milieux gouvernementaux ; socialistes de gauche et anarchistes se bousculent à la radio pour lancer des appels au retour au calme... Au premier rang des pompiers dévoués à l'extinction de l'incendie, les chefs anarcho-syndicalistes, dont les dirigeants du P.O.U.M. ne veulent à aucun prix se couper. Après quelques jours d'hésitation, sous la poussée unanime de leurs organisations, même de celles, comme le P.O.U.M. et la C.N.T., qu'ils croyaient le plus à gauche, les travailleurs barcelonais cèdent, abandonnent la rue, reprennent le travail. C'est la défaite que le P.O.U.M. nie, mais que Trotsky reconnaît.

Il ne croit toutefois pas qu'elle soit définitive, car personne, souligne-t-il, ne peut « assurer à l'avance que la force révolutionnaire de cet admirable prolétariat ibérique soit épuisée[419] ». Pourtant la vérité s'impose peu à peu. La chute du gouvernement Largo Caballero et la formation du gouvernement Negrín, réclamé par le P.C. et par les «diplomates soviétiques », en sont la preuve. La dissolution du P.O.U.M., la persécution de ses militants, l'arrestation de ses dirigeants, l'enlèvement et l'assassinat d'Andrés Nin montrent que l'Espagne républicaine est devenu le champ où opèrent impunément les tueurs de Staline. Trotsky, qui a consacré un article bouleversé à l'assassinat de son ami Nin, écrit :

« Le stalinisme est devenu le fléau de l'Union soviétique et la lèpre du mouvement ouvrier mondial. Dans le domaine des idées, le stalinisme est un zéro. Il dispose en revanche d'un appareil colossal qui exploite le dynamisme de la plus grande révolution de l'histoire et les traditions de son héroïsme et de son esprit de conquête. Du rôle créateur de la violence révolutionnaire dans une situation historique donnée, Staline, avec son étroitesse congénitale et son empirisme, a fait l'omnipotence de la violence en général. Sans même s'en rendre compte, il est passé de la violence révolutionnaire des exploités contre les exploiteurs à la violence contre-révolutionnaire contre les exploités. Sous les mots et les formules anciennes, c'est la liquidation de la révolution d'Octobre qui est en train de se réaliser. Personne, si ce n'est Hitler, n'a porté au socialisme autant de coups mortels que Staline[420]. »

L'affaire d'Espagne est évidemment l'occasion pour Trotsky de mener de nouvelles polémiques dans les rangs mêmes de la IVe Internationale : contre Sneevliet et Vereeken, qui défendent la politique du P.O.U.M. contre ses critiques, contre les ultra-gauchistes américains qui, à l'exemple de certains ultra-gauchistes européens, préconisent une attitude « défaitiste » en Espagne républicaine, à qui il répond[421] :

« Nous sommes pour la défense des organisations ouvrières et des conquêtes révolutionnaires contre Franco. Nous sommes " défensistes ". Les " défaitistes ", ce sont Negrín, Staline et compagnie. Nous participons à la lutte contre Franco comme les meilleurs soldats et en même temps, dans l'intérêt de la victoire sur le fascisme, nous faisons de l'agitation pour la révolution sociale et nous préparons le renversement du gouvernement défaitiste de Negrín[422]. »

Et il doit en même temps argumenter discrètement contre Max Shachtman qui, sous prétexte de lutte contre le fascisme, serait prêt à voter la confiance politique à un gouvernement Negrín en lui accordant les crédits militaires.

L'année 1937 a vu se multiplier en Espagne les enlèvements et les assassinats perpétrés par les tueurs de Staline. Le 2 novembre, dans un texte intitulé « Il est temps de passer à une contre-offensive mondiale contre le stalinisme[423] », Trotsky dresse un bilan de cette sinistre activité, souligne les nombreuses complaisances et complicités dont elle bénéficie, met en question les journalistes comme Walter Duranty et Louis Fischer, les écrivains comme Romain Rolland, Malraux, Heinrich Mann, Lion Feuchtwanger, dont il assure qu'ils sont des « stipendiés du G.P.U. » sous le couvert de droits d'auteur[424]. Cet « appel aux organisations ouvrières » ne sera évidemment reproduit que par les journaux de la IVe Internationale.

Le 17 décembre 1937, Trotsky trace les dernières lignes d'une brochure qu'il a consacrée à l'Espagne « dernier avertissement » et à sa « leçon[425] ». Revenant aux débats fondamentaux qui ont, au début du siècle, opposé bolchevisme et menchevisme, il assure que l'action des ouvriers qui se sont fixé en Espagne non seulement des objectifs démocratiques, mais des objectifs socialistes confirme le point de vue bolchevique. A l'inverse, les partis du Front populaire, socialistes et communistes, exigent des ouvriers de ne pas sortir des limites de la démocratie bourgeoise : ce faisant, ils renoncent ainsi à la révolution démocratique et s'engagent dans une voie où ils peuvent être amenés à la combattre de front.

Dans l'Espagne contemporaine, écrit-il, « la politique ouvrière libérale du menchevisme » est devenue « la politique anti-ouvrière, réactionnaire, du stalinisme[426] », caricature du menchevisme. Reprenant sa comparaison avec le parallélogramme des forces qui, en politique, paralyse le prolétariat dans tout système d'alliance avec la bourgeoisie, il relève qu'en Espagne, le rôle de la bourgeoisie a été joué par son ombre, cette mince couche de politiciens qui ont soutenu Staline et sa tentative de démontrer aux bourgeoisies anglaise et française qu'il était digne de leur confiance, de ramener l'ordre et d'étrangler une révolution inopportune. Il écrit :

« Nous avons autrefois défini le stalinisme comme un centrisme bureaucratique ; les événements ont donné un certain nombre de preuves de la justesse de cette affirmation aujourd'hui dépassée. Les intérêts de la bureaucratie bonapartiste ne correspondent plus au caractère hybride du centrisme. Dans sa recherche d'accommodements avec la bourgeoisie, la clique stalinienne est capable de s'allier seulement aux éléments les plus conservateurs de l'aristocratie ouvrière dans le monde : par là, le caractère contre-révolutionnaire du stalinisme dans l'arène mondiale est définitivement établi[427]. »

Pour Trotsky, Staline vient à sa façon de confirmer la théorie de la révolution permanente : on ne peut ni freiner, ni canaliser une révolution sans la combattre, on ne peut l'arrêter sans lui opposer la violence contre-révolutionnaire. C'est à cause de son aptitude à utiliser cette violence contre les révolutionnaires et contre la révolution que le G.P.U. est devenu l'agent d'exécution, l'indispensable bourreau dans l'intérêt de la bourgeoisie contre le prolétariat :

« La révolution espagnole montre une nouvelle fois qu'il est impossible de défendre la démocratie contre les masses révolutionnaires autrement que par les méthodes de la réaction fasciste. Et inversement il est impossible de mener une véritable lutte contre le fascisme autrement que par les méthodes de la révolution prolétarienne [...]. Cela réfute une fois de plus la vieille théorie menchevique qui fait de la révolution socialiste deux chapitres historiques indépendants, séparés l'un de l'autre dans le temps. L'œuvre des bourreaux de Moscou confirme à sa manière la justesse de la théorie de la révolution permanente[428]. »

C'est la même analyse que Trotsky applique aux anarcho-syndicalistes, ministres du gouvernement de Negrín, après avoir été ministres de Largo Caballero, et qui se sont justifiés en 1936 de ne pas prendre le pouvoir avec les masses par leur refus principiel du pouvoir. De nouveau résonnent sous sa plume les échos des grands débats de 1917 :

« Renoncer à la conquête du pouvoir, c'est le laisser volontairement à ceux qui l'ont, aux exploiteurs. [...] Se dressant contre le but, la prise du pouvoir, les anarchistes ne pouvaient pas, en fin de compte, ne pas se dresser contre les moyens, la révolution. […] Ainsi l'anarchiste, qui ne voulait être qu'antipolitique, s'est trouvé en fait antirévolutionnaire et, dans les moments critiques, contre-révolutionnaire[429]. »

Le P.O.U.M., le parti de Nin, a été sans l'avoir voulu, l'obstacle principal sur la voie de la construction d'un parti révolutionnaire, dans « sa tendance à écarter les questions brûlantes, son caractère hybride, son indécision, en un mot son centrisme[430] ».

Revenant au problème général. Trotsky, sur la base d'une expérience vivante que nul ne saurait lui contester, énumère ce qui lui paraît constituer les conditions de la victoire ouvrière dans une guerre civile : la compréhension par les soldats qu'ils se battent pour leur émancipation sociale complète, la même compréhension à l'arrière, une propagande, au front et à l'arrière, imprégnée de l'« esprit de la révolution sociale », un appareil d'Etat déterminé directement par les classes qui luttent, la réalisation par l'armée des mesures les plus urgentes de révolution sociale dans les territoires conquis, l'épuration des cadres de l'armée de tous les éléments exploiteurs, la préparation de cadres venant de la base, le contrôle des spécialistes, la combinaison de l'art militaire avec les tâches de la révolution sociale ; « la politique révolutionnaire domine la stratégie » et doit compter sur les esclaves enrôlés de force dans l'armée ennemie, les fameux « Maures », esclaves coloniaux ; la politique extérieure, enfin, doit avoir comme objectif « d'éveiller la conscience révolutionnaire des ouvriers, des paysans et des nationalités opprimées du monde entier[431] ».

Trotsky conclut tout simplement : par sa politique, Staline a assuré les conditions de la défaite et si, ce qui est le plus vraisemblable, il « réussit à mener son travail de fossoyeur de la révolution jusqu'au bout[432] », il n'en obtiendra aucune reconnaissance...

Ce n'est qu'en passant et sans, bien entendu, se donner la peine de répéter les faux monstrueux qui lui donnaient la nausée, que Trotsky mentionne dans ses écrits sur l'Espagne la campagne mondiale d'intoxication de l'opinion ouvrière menée à ce propos, dans la ligne des procès de Moscou. Nin accusé d'espionnage au service de Franco, les militants du P.C. usent d'une rime ignoble en répondant « A Salamanca ou à Berlin » aux inscriptions sur les murs demandant « Où est Nin ? » Les gens du P.O.U.M. sont traités d'espions, de terroristes, de saboteurs, d'assassins. On accuse ses miliciens de jouer au football avec les fascistes entre les lignes de feu, sur le front d'Aragon. Certains s'illustrent particulièrement dans ce travail d'autant plus répugnant qu'il sert à protéger des assassins et à leur assurer la plus grande liberté de mouvement possible pour leur permettre de faire impunément leur œuvre de mort.

Contentons-nous d'en citer un qui s'est fait « historien » et qui a publié sur l'Espagne un livre illustré où l'on chercherait vainement les photos des hommes dont il a justifié la torture et l'assassinat. Certains éditeurs et malheureusement nombre de lecteurs le considèrent aujourd'hui comme un homme de cœur, attaché à l'Espagne où il fut journaliste pendant la guerre civile. Il s'agit de Georges Soria. Le 20 juin, alors que Nin, enlevé quelques jours plus tôt à Barcelone, se trouvait déjà aux mains de ses tortionnaires, il écrivait dans L'Humanité que « la liaison entre les dirigeants du P.O.U.M. aujourd'hui en prison et les fascistes de la cinquième colonne » était établie de « la manière la plus indiscutable ». Le vieux révolutionnaire irréprochable était déjà mort que M. Soria écrivait, dans le même journal, que le P.O.U.M. était « une organisation de terrorisme et d'espionnage au service de Franco » et énumérait ce qu'il appelait « les faits[433] ».

On comprend la nausée de Trotsky, sa répugnance à simplement nommer les dénonciateurs à gages, complices des tueurs, effaçant leurs traces dans la presse, alors même qu'il estimait nécessaire la dénonciation publique des assassins et de leurs protecteurs, grands ou petits.

En dernière analyse, la conclusion que Trotsky tire de ce qu'il appelle « l'expérience tragique de l'Espagne », c'est, écrit-il, « un avertissement menaçant, peut-être le dernier avertissement avant des événements encore plus grandioses, adressé à tous les ouvriers du monde entier » :

« Les révolutions, selon les paroles de Marx, sont les locomotives de l'histoire ; elles avancent plus vite que la pensée des partis à moitié ou au quart révolutionnaires. Celui qui s'arrête tombe sous les roues de la locomotive. D'un autre côté, et c'est le principal danger, la locomotive elle-même déraille souvent. Le problème de la révolution doit être pénétré jusqu’au fond, jusqu’a ses dernières conséquences concrètes. Il faut conformer la politique aux lois fondamentales de la révolution, c'est-à-dire au mouvement des classes en lutte et non aux craintes et aux préjuges superficiels des groupes petits-bourgeois qui s'intitulent Front populaire et un tas d’autres choses. La ligne de moindre résistance s'avère dans la révolution, la ligne de la pire faillite. La peur de s'isoler de la bourgeoisie conduit à s’isoler des masses. L'adaptation aux préjugés conservateurs de l’aristocratie ouvrière signifie la trahison des ouvriers et de la révolution. L'excès de prudence est l'imprudence la plus funeste. Telle est la principale leçon de l'effondrement de l'organisation politique la plus honnête de l’Espagne, le P.O.U.M., parti centriste[434]. »

La solution revient comme un leitmotiv sous la plume de l'exilé : c’est le parti, c’est l’Internationale. Il est convaincu qu'à travers les événements d’Espagne, dans l'expérience de milliers d'hommes, une nouvelle génération de révolutionnaires s'éduque aux leçons des défaites, « grande école, inappréciable, payée au sang d'innombrables combattants ». Il rassure, cherchant peut-être à se rassurer lui-même :

« Les cadres révolutionnaires se rassemblent maintenant sous le seul drapeau de la IVe Internationale. Elle est née sous le grondement des défaites pour mener les travailleurs a la victoire[435]. »

On peut évidemment relever bien des lacunes dans les textes de Trotsky à l’époque, dus notamment aux difficultés de sa vie, donc de son information. Il ne semble pas avoir vu nettement le rôle initial de l’Union sovietique, son long attentisme, son appui initial à la non-intervention : tout s'est passé au moment de la pression maximum en Norvège. Il était sans doute à Hurum quand s'est produite, dans les sphères dirigeantes de Moscou, la crise au sujet de l'Espagne qui pourrait bien être au deuxième procès de Moscou ce que le Bloc des Oppositions est au premier : certains articles de Radek dans les Izvestia ont nourri la rumeur d'une « opposition » dans les sommets à la politique d’abandon de l'Espagne dont Ordjonikidzé - « suicidé » l’année suivante et Piatakov, exécuté, auraient bien pu faire les frais[Note du Trad 9]. Il n’a pas non plus toujours disposé des informations suffisantes pour suivre le processus de noyautage par le P.C. de l'« État populaire » républicain espagnol et de son armée.

* * *

Les écrits de Trotsky sur l'Espagne ne sont pas des travaux d'historien, mais de polémiste et de commentateur critique. Le gros de ses articles de la fin des années trente a été rédigé dans la période où il n’y avait de minces possibilités d’un changement politique que chez les « républicains » et où, de ce fait, le cours vers la victoire de Franco n'avait guère de chances d'être renversé...

Après la rédaction de « Leçons d'Espagne, dernier avertissement », puis après la fin de la guerre civile, Trotsky n’écrivit plus guère que des textes de bilan dans lesquels il aiguisait sa plume et ses analyses, avivant les arêtes de sa politique : il y fit de la révolution espagnole une sorte d'anti-modèle et se préoccupa avant tout de démontrer de quelle manière la contre-révolution avait finalement triomphé en Espagne, ouvrant ainsi la voie à la Seconde Guerre mondiale et au déchaînement de la barbarie.

L'Espagne tint une grande place dans la pensée de Trotsky au cours des dernières années de sa vie. Il avait vu dans la révolution espagnole, surgissant dans toute sa force au moment où la révolution française avait pour lui commencé, une explosion de masses susceptible de réveiller la révolution européenne, d'ébranler les fondements des régimes fascistes et, comme l'écrivait le polémiste catalan Joan Farré, de déplacer le méridien de la révolution de Moscou a Madrid[436]. Et nous savons qu'il avait même songé à s'approcher de ce foyer incandescent et peut-être à y jouer un rôle analogue à celui qu'il avait si bien joué en Russie au temps de l'intervention étrangère et de la guerre civile.

Sa longue détention en Norvège avait brisé cette espérance et cette possibilité. Le moment des choix et de l’infléchissement du cours des événements était passé quand il en sortit. Il ne lui restait plus qu’a faire une sorte de commentaire presque mécanique de la façon dont la direction stalinienne menait à la défaite dans la guerre civile et démontrait comment perdre la guerre.

Les événements d'Espagne avaient vu la mort de bien des militants proches de lui, au premier chef Erwin Wolf, qu'il considérait non seulement comme un collaborateur de confiance mais comme un jeune ami, et qui avait démontré, en l'occurrence, qu'il avait autant de courage que de capacités politiques. Elle avait vu Staline faire payer, de sa vie à Nin le crime d'être un révolutionnaire irréprochable et l’un des rares hommes à qui, en dépit de leurs désaccords, Trotsky réserva jusqu'au bout le qualificatif d' « ami », Nin, dont l'héroïsme sous la torture sauva sans doute bien d’autres vies.

En outre, Trotsky savait que la guerre d'Espagne avait en définitive offert un terrain favorable au recrutement, à l’organisation, à la formation, au lancement dans des opérations des bandes de tueurs dont il allait être, dont il était déjà l'objectif. En Espagne avaient opéré déjà les N. Ia. Eitingon, dit Kotov, dit Leonov, et sa compagne Caridad Mercader Vittorio Vidali, dit commandant Carlos, sa compagne Tina Modotti, le peintre - une brute - David Alfaro Siqueiros et l'agent du G.P.U. David Serrano, l'aventurier Nestor Sánchez Hernández et tant d'autres, qui furent ensuite lancés sur sa trace en 1940. C'est également en Espagne qu'avait été recruté par les services et formé le jeune tueur Ramon Mercader qui, avec ses amis Béranger, passait de bonnes heures à Paris en attendant d’aller remplir une mission sanglante...

LVIII. Le révolutionnaire, le peintre et le poète[modifier le wikicode]

Vivant dans une maison appartenant à Frida, souvent vu en public avec Diego, Trotsky apparaissait comme étroitement lié au peintre. En réalité, comme le souligne le biographe de Diego Rivera, Bertram D. Wolfe, les deux hommes étaient, l'un comme l'autre, beaucoup trop occupés pour pouvoir se consacrer beaucoup de leur temps. Ils avaient des conversations téléphoniques, mangeaient ensemble chez l'un ou l'autre, faisaient ensemble excursions et petits voyages.[437]

On peut aussi imaginer sans peine que ces deux personnalités puissantes ne pouvaient coexister sans heurts pendant de longues périodes. Bertram D. Wolfe assure que Trotsky était parfois exaspéré par l'imagination luxuriante du peintre, dans des questions qui auraient demandé froideur et précision, et que ce dernier, pendant les premiers mois de leurs relations, s'efforça de lui faire sur ce point les concessions nécessaires[438], Mais il est également évident que l'intimité de Trotsky avec Rivera l'introduisit à cette époque dans l'univers pictural auquel il était jusqu'alors resté, sinon étranger, du moins un peu extérieur.

Il eut en tout cas vite assez de confiance dans son jugement personnel sur le peintre pour en parler dans une lettre à Partisan Review du 17 juin 1938 qui sera publiée sous le titre « L'Art et la Révolution ». Il écrit ces lignes brûlantes d'admiration :

« Dans le domaine de la peinture, la Révolution d'Octobre a trouvé son meilleur interprète, non en U.R.S.S., mais dans le lointain Mexique, non au milieu des " amis " officiels, mais en la personne d'un " ennemi du peuple " notoire que la IVe Internationale est fière de compter dans ses rangs. Imprégné de la culture artistique de tous les peuples et de toutes les époques, Diego Rivera a su demeurer mexicain dans les fibres les plus profondes de son génie. Ce qui l'a inspiré dans ses fresques grandioses, ce qui l'a transporté au-dessus de la tradition artistique, au-dessus de l'art contemporain et, d'une certaine façon, au-dessus de lui-même, c'est le souffle puissant de la révolution prolétarienne. Sans Octobre, sa capacité créatrice à comprendre l'épopée du travail, son asservissement et sa révolte n'auraient jamais pu atteindre pareille puissance et pareille profondeur. Voulez-vous voir de vos propres yeux les ressorts secrets de la révolution sociale ? Regardez les fresques de Rivera ! Vous voulez savoir ce que c'est qu'un art révolutionnaire ? Regardez les fresques de Rivera[439] ! »

Interpellant son lecteur par un procédé dont il n'est pas coutumier, Trotsky s'écrie :

« Approchez-vous un peu de ces fresques, et vous verrez sur certaines d'entre elles des éraflures et des taches faites par des vandales pleins de haine, des catholiques et autres réactionnaires parmi lesquels, évidemment, des staliniens. Ces coups et ces blessures donnent aux fresques une vie plus intense encore. Ce n'est pas seulement un " tableau ", l'objet d'une consommation esthétique passive, qui est sous nos yeux, mais un fragment vivant de la lutte sociale. Et en même temps, c'est un sommet de l'art.

« Seule la jeunesse historique d'un pays qui n'a pas encore dépassé le stade de la lutte pour l'indépendance nationale, a permis au pinceau socialiste révolutionnaire de Rivera de décorer les murs des établissements publics du Mexique[440]. »

Évoquant les fresques de Rivera de Radio-City à Detroit et l'exigence de Rockefeller de faire disparaître le visage de Lénine - un conflit qui se termina par la destruction des fresques par leur « propriétaire », le richissime John D. Rockefeller, l'homme de la Standard Oil[441] -, Trotsky poursuit :

« Aux États-Unis, les choses se sont passées plus mal et se sont finalement gâtées. De même que les moines du Moyen Age effaçaient par ignorance les parchemins, les œuvres de la culture antique, pour les recouvrir ensuite de leur délire scolastique, de même les héritiers de Rockefeller, par une malveillance délibérée cette fois, ont recouvert les fresques du grand Mexicain de leurs banalités décoratives. Ce nouveau palimpseste ne fait qu'immortaliser le sort de l'art humilié dans la société bourgeoise en pleine décomposition[442]. »

A ce point, il revient à l'art en Union soviétique :

« La situation n'est pas meilleure dans le pays de la révolution d'Octobre. Bien que cela soit au premier abord incroyable, il n'y a pas place pour l'art de Diego Rivera ni à Moscou, ni à Leningrad, ni dans un quelconque endroit de l'U.R.S.S. où la bureaucratie se construit des palais et des monuments grandioses. Comment la clique du Kremlin admettrait-elle dans ses palais un artiste qui ne dessine pas d'icônes à l'effigie du " chef " ni de portrait grandeur nature du cheval de Vorochilov ? La fermeture des portes soviétiques devant Diego Rivera marque d'une flétrissure indélébile la dictature totalitaire[443]. »

Le commerce entre le révolutionnaire professionnel et le peintre, l'amitié déjà extraordinaire entre Trotsky et Diego Rivera, vont entrer de plain-pied dans la légende avec la visite au Mexique du poète André Breton et la rencontre de ces trois hommes, grands parmi les grands de leur siècle.

* * *

C'est au mois de mars 1938, dans les semaines atroces qui suivent la mort de Lev Sedov, que Trotsky apprend la venue prochaine au Mexique d'André Breton, sous le couvert d'une « mission » des Affaires étrangères françaises et d'une série de conférences au Mexique.

L'homme à « l'abondante crinière de lion[444] » décrit par un journaliste mexicain est alors, comme l'écrit Gérard Roche, « au faîte de sa maturité de poète et de chef de file incontesté du mouvement surréaliste dont il a jeté les bases théoriques au début des années vingt[445] ». Il n'a jamais cessé de croire que les chemins de la poésie et de la révolution - qui ne se confondent pas - mènent, l'un comme l'autre, l'humanité du règne de la nécessité à celui de la liberté.

Trotsky ne doute pas un instant que la visite de Breton au Mexique va le conduire à la maison de Coyoacán. Il nourrit peut-être à son sujet quelque projet, mais, en attendant, s'inquiète, car il n'a jamais rien lu de lui. Van Heijenoort écrit au critique d'art new-yorkais Meyer Schapiro pour lui demander le prêt de quelques-uns des travaux de Breton. Schapiro envoie à Coyoacán un paquet d'ouvrages de Breton parmi lesquels, suivant le souvenir de Van[446], le Manifeste du surréalisme, Nadja et Les Vases communicants et un ou deux autres ouvrages, parmi lesquels se trouve, selon Gérard Roche, L'Amour fou[447].

Trotsky a-t-il lu les livres que Van a déposés sur un angle de son bureau ? Van pense qu'il les a feuilletés, très probablement, mais exclut qu'il les ait lus d'un bout à l'autre[448]. Gérard Roche, en revanche, sur la base du contenu des entretiens ultérieurs entre les deux hommes, croit qu'il a fait l'effort considérable de les lire[449] pour mieux comprendre le mouvement surréaliste auquel il est tout à fait étranger, ce que semblent corroborer non seulement lesdites conversations, mais le sérieux du projet que Trotsky est en train de concevoir.

De son côté, André Breton a incontestablement une idée derrière la tête lorsqu'il se rend au Mexique : il sait de toute évidence qu'il va rencontrer Léon Trotsky pour lequel il a depuis toujours une grande admiration. Sur lui, il a déjà écrit en 1925 des pages enthousiastes, parues dans La Révolution surréaliste. Pourtant, il ne se jette pas sur la route de Coyoacán. Peu après son arrivée, il a rappelé dans une interview - et c'est une sorte d'appel - que les paroles de Marx, « transformer le monde » et celles de Rimbaud, « changer la vie », sont, pour les surréalistes, un seul et même mot d'ordre.

En fait, il est enthousiasmé par le Mexique, « terre de beauté convulsive », « lieu surréaliste par excellence[450] » ; comme par la peinture de Diego Rivera et par l'accueil qu'on lui a réservé. Avec sa compagne, Jacqueline Lamba, il commence par rencontrer Van dans un restaurant. Et celui-ci, dans un des premiers jours de mai, va chercher le couple pour le conduire à Coyoacán rencontrer les Trotsky.

Gérard Roche, qui a vu cette rencontre comme celle « de l'aigle et du lion », considère qu'elle est, sur le plan politique, « l'aboutissement d'un long processus marqué de nombreux conflits avec le Parti communiste et l'Internationale communiste[451] ». Dans le courant des années trente, les surréalistes, et Breton à leur tête, se sont dressés avec indignation contre les parades des congrès pacifistes du genre Amsterdam-Pleyel, aux théories venues de Moscou sur la « littérature prolétarienne ». Ils se sont dressés contre l'expulsion de France de Trotsky, publiant alors leur fameux tract « Planète sans visa ». Ils ont participé à la campagne menée en 1935 pour la libération de Victor Serge.

Dans leur brochure Du temps que les surréalistes avaient raison, ils ont stigmatisé « le vent de crétinisation systématique qui souffle en U.R.S.S.[452] » et assuré que le régime soviétique était en train de devenir « la négation de ce qu'il a été ». Enfin, dans les mois qui précèdent, les surréalistes en général et André Breton avec une ardeur particulière, se sont associés à l'action du comité pour l'enquête sur les procès de Moscou et sont engagés maintenant résolument contre le stalinisme qui leur rend en injures la monnaie de leur pièce.

Trotsky est informé de tout cela quand il reçoit André Breton dans la « maison bleue ». Il sait aussi que l'homme est courageux. Il a prévenu ses amis de Partisan Review de la visite de Breton au Mexique. C'est probablement à son initiative que des militants mexicains ont organisé un discret service d'ordre pour la première conférence publique donnée par Breton au palais des Bellas Artes. Comme lui et à ses côtés, Diego va se mettre à tonner, en défense de Breton, vivement attaqué et de tous côtés, contre « les intellectuels cléricaux, stalinistes, guépéoutistes », compare les attaques lancées contre Breton à celles qu'a subies Sigmund Freud, et salue « Breton, amant du Mexique », qui a compris « le contenu de beauté, de douleur, de force opprimée et d'humour noir dans ce pays[453] ».

André Breton a raconté le déroulement de sa première entrevue avec Trotsky, en présence de Natalia, de Jacqueline et de Van. Les deux hommes s'entretiennent du travail de la commission d'enquête sur les procès de Moscou à Paris sur laquelle Breton donne son opinion. Toujours à propos des procès de Moscou, on parle de l'attitude d'André Gide et de celle de Malraux. On échange informations et impressions. Pas de grand sujet, donc pas de choc : peut-être les deux hommes ont-ils seulement cette fois pris la mesure l'un de l'autre.

La deuxième rencontre a lieu le 20 mai. La première passe d'armes est engagée délibérément par Trotsky qui se lance dans une apologie un tantinet provocante d'Emile Zola écrivain. Il s'agit pour lui, de toute évidence, d'opposer au surréalisme le naturalisme :

« Quand je lis Zola, je découvre des choses nouvelles que je ne connaissais pas, je pénètre dans une réalité plus large. Le fantastique, c'est l'inconnu. »

Un peu crispé, Breton concède qu' « il y a de la poésie » chez Zola. Puis la conversation change d'axe et s'oriente vers Freud et la psychanalyse. Là encore, l'attaque est lancée par Trotsky, demandant à Breton si les surréalistes ne cherchent pas, contrairement à tout l'effort de Freud, à étouffer le conscient par l'inconscient. Breton nie énergiquement, puis interroge: « Freud est-il compatible avec Marx ? » Et Trotsky de répondre sans répondre : Marx n'a pas connu Freud, et Freud traite encore la société comme une abstraction. Van raconte :

« L'entretien se détendit. Natalia servit le thé. On parla des rapports entre l'art et la politique. Trotsky émit l'idée de créer une fédération internationale des artistes et écrivains révolutionnaires qui contrebalancerait les organisations staliniennes. [...] On commença à parler d'un manifeste. Breton se déclara d'accord pour en préparer le projet[454]. »

C'était probablement là l'idée que Trotsky avait entretenue depuis qu'il avait été informé de la venue de Breton au Mexique.

Au cours des huit ou dix rencontres qu'ils auront encore, ils abordent d'autres discussions dont Gérard Roche a retracé le contour. Ils sont en désaccord sur les rapports entre l'art et la folie, qui, selon Trotsky, ne peut rien apporter de constructif au devenir humain. Désaccord aussi sur la question du « hasard objectif » dans lequel Trotsky croit deviner une tendance mystique de la part des surréalistes, alors que Breton en défend les fondements matérialistes.

C'est Jacqueline Lamba qui a raconté à Arturo Schwarz la vive discussion de Pátzcuaro au cours de laquelle Trotsky assure devant Breton que les chiens sont capables d'émotions quasi humaines et d'éprouver pour l'homme de l'amitié[455]. Breton est presque indigné non seulement de cette affirmation, mais de la façon dont Trotsky balaie ses arguments sans les prendre vraiment en compte ; il reviendra plus tard sur cet incident, s'étonnant - sans nommer Trotsky qu'un homme qui a joué un rôle historique considérable dans « des événements grandioses », ait ainsi une « vue anthropomorphique du monde animal », ce qui, selon lui, trahit un manque de rigueur dans la pensée.

Van a raconté un voyage à Guadalajara en juin, des incidents mal évités, à cause de menus larcins de Breton dans une église, le conflit qui mûrit entre Trotsky et lui, parce qu'il ne s'est pas décidé à écrire la première ligne du projet de Manifeste, le froid qui s'installe brutalement entre les deux hommes : ils se séparent brusquement sur le trajet aller et ne se revoient pas au retour[456].

Au début de juillet, c'est le fameux voyage à Pátzcuaro où se retrouvent Breton, Jacqueline et Van, partis en éclaireurs, Natalia et Trotsky venus avec Joe Hansen et un autre camarade américain, Diego Rivera et Frida enfin. Van raconte :

« On fit des plans. Après des excursions pendant la journée, il y aurait le soir une conversation sur l'art et la politique. On parla même de publier des conversations sous le titre Les Entretiens de Pátzcuaro. signé de Breton et Trotsky. Lors de la première soirée, ce fut surtout Trotsky qui parla. La thèse qu'il développa, c'était que, dans la société communiste future, l'art se dissoudrait dans la vie. Il n'y aurait plus de danses, ni de danseurs, ni de danseuses, mais tous les êtres se déplaceraient d'une manière harmonieuse. Il n'y aurait plus de tableaux, mais les habitations seraient décorées[457]. »

Mais il n'y eut pas de second entretien à Pátzcuaro. Breton tomba malade, fiévreux et frappé d'aphasie. Il s'en expliquera plus tard, dans une lettre écrite à Trotsky sur le bateau qui le ramène en Europe. C'est son « complexe de Cordélia » par rapport à Trotsky-Lear[458] : il est victime d'une inhibition chaque fois qu'il doit faire quelque chose sous les yeux de Trotsky, à cause de l'« admiration sans bornes » qu'il lui porte.

* * *

Le gros de la troupe rentra alors à Mexico, laissant Breton, malade, aux soins de Jacqueline. Quelques jours plus tard, ils revenaient à leur tour.

Cette fois, Breton prend l'initiative qui pouvait seule débloquer une situation devenue très tendue. Il remet à Trotsky quelques pages écrites de sa main, à l'encre verte. Trotsky répond par quelques pages, tapées en russe que Van traduit pour Breton. La discussion reprend. Finalement Trotsky reprend tous les textes, les découpe, les colle et les recolle, refait finalement un nouveau texte.

Ce Manifeste, finalement daté du 25 juillet et intitulé « Pour un Art révolutionnaire indépendant », est signé non de Trotsky, mais du peintre et du poète, de Diego Rivera d'André Breton[459].

Il commence par plusieurs paragraphes écrits par Breton sur la menace qui pèse désormais sur la civilisation mondiale, chancelant « sous la menace des forces réactionnaires armées de toute la technique moderne[460] ».

La découverte, dans le domaine philosophique, scientifique, sociologique, artistique, apparaît alors, selon la formule de Breton, « comme le fruit d'un hasard précieux », c'est-à-dire comme une manifestation plus ou moins spontanée de la nécessité : il importe que soient respectées - et même garanties - les lois spécifiques de la création intellectuelle. Celles-ci sont de plus en plus généralement violées, et le résultat en est « un avilissement de plus en plus manifeste, non seulement de l'œuvre d'art, mais encore de la personnalité " artistique " » en Allemagne comme en U.R.S.S.

Refusant le mot d'ordre « conservateur» « Ni démocratie, ni fascisme », Trotsky écrit dans le quatrième paragraphe :

« L'art véritable, c'est-à-dire celui qui ne se contente pas de variations sur des modèles tout faits, mais s'efforce de donner une expression aux besoins intérieurs de l'homme et de l'humanité d'aujourd'hui ne peut pas ne pas être révolutionnaire, c'est-à-dire ne pas aspirer à une reconstruction complète et radicale de la société, ne serait-ce que pour affranchir la création intellectuelle des chaînes qui l'entravent et permettre à toute l'humanité de s'élever à des hauteurs que seuls des génies isolés ont atteintes dans le passé. En même temps, nous reconnaissons que seule la révolution sociale peut frayer la voie à une nouvelle culture. Si, cependant, nous rejetons toute solidarité avec la caste dirigeante en U.R.S.S., c'est précisément parce qu'à nos yeux elle ne représente pas le communisme, mais en est l'ennemi le plus perfide et le plus dangereux[461]. »

Le Manifeste se poursuit par un impitoyable réquisitoire contre l'art officiel de l'époque stalinienne et l'importance de l'opposition artistique. Il souligne que la vocation artistique résulte d'une collision entre l'homme et un certain nombre de forces sociales, donc du besoin d'émancipation de l'homme, ce qui implique « que l'art ne peut consentir sans déchéance à se plier à aucune directive étrangère et à venir docilement remplir les cadres que certains croient pouvoir lui assigner, à des fins pragmatiques, extrêmement courtes. ».

On relèvera avec intérêt qu'au terme du paragraphe 9 - rappelant l'idée que Marx se faisait du rôle de l'écrivain et indiquant que la liberté de la presse avait comme première condition qu'elle ne soit pas un métier -, André Breton avait terminé son projet par la formule « toute licence en art, sauf contre la révolution prolétarienne » et que Trotsky obtient la suppression de la dernière proposition, susceptible, selon lui, de couvrir tous les abus, se contentant d'affirmer tout simplement : « toute licence en art[462] ».

Pour être bien compris, Trotsky ajoute un paragraphe qui portera le numéro 10. Après avoir rappelé le droit de l'Etat révolutionnaire de se défendre contre la réaction bourgeoise d'autodéfense, il s'oppose nettement à « la prétention d'exercer un commandement sur la création intellectuelle de la société » :

« Si, pour le développement des forces productives matérielles, la révolution est tenue d'ériger un régime socialiste de plan centralisé, pour la création intellectuelle elle doit dès le début même établir et assurer un régime anarchiste de liberté individuelle. Aucune autorité, aucune contrainte, pas la moindre trace de commandement[463] ! »

Le texte poursuit en indiquant que « dans la période présente, caractérisée par l'agonie du capitalisme », l'artiste est privé du droit de vivre et tente d'échapper à l'isolement en se tournant vers les organisations staliniennes. Mais il devra renoncer à son message propre et consentir des « complaisances terriblement dégradantes ». Il faut donc l'appeler à rejoindre « ceux qui témoignent de leur fidélité inébranlable aux principes de [la] révolution [...], ceux qui, de ce fait, restent seuls qualifiés pour l'aider à s'accomplir et pour assurer par elle la libre expression ultérieure de tous les modes du génie humain[464] ».

Les quatre derniers paragraphes sont de la plume de Trotsky :

« Le but du présent appel est de trouver un terrain pour réunir les tenants révolutionnaires de l'art, pour servir la révolution par les méthodes de l'art et défendre la liberté de l'art elle-même contre les usurpateurs de la révolution. Nous sommes profondément convaincus que la rencontre sur ce terrain est possible pour les représentants de tendances esthétiques, philosophiques et politiques passablement différentes[465]. »

Après avoir salué « les forces jeunes qui cherchent des voies nouvelles et non des subventions », il poursuit :

« Toute tendance progressiste en art est flétrie par le fascisme comme une dégénérescence. Toute création libre est déclarée fasciste par les stalinistes. L'art révolutionnaire indépendant doit se rassembler pour la lutte contre les persécutions réactionnaires et proclamer hautement son droit à l'existence. Un tel rassemblement est le but de la Fédération internationale de l'art révolutionnaire indépendant (F.I.A.R.I) que nous jugeons nécessaire de créer[466]. »

Un appel à discussion et contact international par la presse et la correspondance fixe plusieurs objectifs : des congrès locaux et nationaux modestes dans une première étape, un congrès mondial ensuite, qui consacrera la fondation de la F.I.A.R.I.

Les dernières lignes - reprises du projet de Breton - résument l'entreprise :

« Ce que voulons : l'indépendance de l'art - pour la révolution ; la révolution - pour la libération définitive de l'art[467] »

La rédaction et la diffusion du Manifeste marquent le sommet des relations entre le poète et le révolutionnaire auxquelles a été finalement étroitement associé le peintre. Dans l'idée de Trotsky elle doit marquer aussi le début d'un regroupement des artistes et écrivains autour de la F.I.A.R.I.

Gérard Roche a dressé, dans « La Rencontre de l'Aigle et du Lion », un bilan sommaire des efforts accomplis en ce sens par Trotsky en direction des écrivains nord-américains avec qui il est en contact et par André Breton, dès son retour en Europe - Diego Rivera, malade et déprimé, s'étant tenu à l'écart pendant cette période. Revenu en juillet, Breton avait réussi à obtenir en septembre l'adhésion d'une soixantaine d'intellectuels, artistes et écrivains parmi lesquels Jean Giono, Henry Poulaille, Marcel Martinet, l'Italien Ignazio Silone, le Néerlandais Jef Last, le Tchécoslovaque Karel Teige. Il y avait aussi essuyé des refus de marque : André Gide, Roger Martin du Gard, Gaston Bachelard. Aux Etats-Unis, la volonté de Dwight MacDonald d'amender le Manifeste, du fait des désaccords avec les passages touchant à la psychanalyse, fait perdre des mois précieux. Ce n'est qu'en mars 1939, à l'initiative de Partisan Review, que fut finalement fondée, par une trentaine d'intellectuels américains, la Ligue pour la liberté de la culture et le socialisme[468].

En fait, le congrès mondial et la constitution formelle de la F.I.A.R.I. n'auront jamais lieu. Il y a à cet avortement une autre cause : la fin brutale et pénible de l'amitié entre Diego Rivera et Trotsky.

* * *

Tous les témoins et spécialistes s'attachent à souligner l'exceptionnelle qualité des relations entre les deux hommes jusqu'en octobre 1938. Personne ne conteste les efforts des deux partenaires pour les faciliter, les concessions mutuelles évidemment nécessaires entre deux personnalités aussi accusées.

Y eut-il une véritable amitié ? Rien ne permet de répondre à la question du côté de Rivera dont Jean van Heijenoort souligne, dans son livre, « le côté erratique » de son caractère, particulièrement clair dans « ses relations et son attitude avec les personnes» et qui se traduisait par une grande versatilité[469]. En ce qui concerne Trotsky, compte tenu de son âge et de son expérience, nous pensons qu'il a apprécié Diego Rivera et donc, d'une certaine façon, qu'il l'a aimé, sans pouvoir s'attacher à lui d'une amitié comparable à celle qu'il avait partagée avec Rakovsky, voire avec Joffé. Selon le témoignage de Van, en tout cas, les relations de Trotsky avaient avec Rivera une chaleur, un naturel, une aisance, qu'elles n'avaient avec personne d'autre[470].

L'un des problèmes entre eux était celui de l'activité du peintre dans le groupe mexicain. Malgré sa faiblesse numérique, l'organisation en question était divisée en deux fractions, l'une derrière Octavio Fernandez, l'autre derrière Galicia, enseignant venu en même temps que lui au mouvement. Bien que, dans la grave crise qui avait suivi l'arrivée de Trotsky et la décision de la fraction Galicia de dissoudre la L.C.I. mexicaine, Rivera ait, dans l'ensemble, suivi Octavio Fernández, il faisait plutôt bande à part. Or sa personnalité, sa notoriété, ses moyens financiers, lui donnaient un poids énorme dans l'organisation, à laquelle il ne pouvait cependant réellement se consacrer que dans les rares intervalles que lui laissait sa passion de peindre.

Van décrit en ces termes la situation de Diego qu'il qualifie de « membre assez particulier » de la petite organisation :

« Rivera était une gloire nationale, la vente de ses tableaux lui rapportait d'assez larges sommes, et c'est lui qui subvenait le plus souvent aux besoins financiers du groupe. Quand se posait la question d'une action quelconque, par exemple l'impression d'une affiche ou l'organisation d'un meeting, il pouvait, soit en contribuant largement et suffisamment, s'il était d'accord, soit en renâclant dans le cas contraire, imposer sa volonté. Une telle situation conduisait inévitablement à des tensions à l'intérieur du groupe. Il eût été bien préférable que Rivera se tînt à l'écart de l'activité quotidienne et ne fût qu'un sympathisant généreux. Mais non, il tenait beaucoup à participer à la vie intérieure du groupe[471]. »

Conscient de l'existence de ce problème, refusant d'engluer Rivera dans des obligations militantes qu'il ne pouvait assumer, soucieux en même temps de ménager son amour-propre, il semble que Trotsky, dans les premiers temps, ait consacré beaucoup de temps à discuter avec le peintre des questions de politique mexicaine et des affaires de la section. Van a le sentiment cependant qu'à l'automne de 1938 Trotsky était arrivé à la conclusion qu'il fallait tenir le peintre à l'écart de l'activité quotidienne du groupe, dans l'intérêt de son travail artistique, mais aussi de celui du bon fonctionnement du groupe. C'est probablement de cette opinion, nettement formulée dans la correspondance de Trotsky avec New York, qu'est sortie une phrase importante de la résolution de la conférence internationale de septembre 1938 :

« Au sujet du camarade Diego Rivera, la conférence déclare aussi, étant donné les difficultés surgies dans le passé avec ce camarade dans les relations intérieures de la section mexicaine, qu'il ne fera pas partie de l'organisation reconstituée ; mais son travail et son activité pour la IVe Internationale resteront sous le contrôle direct du sous-secrétariat international[472]. »

Rivera prend très mal ce qu'il interprète non comme un privilège pour le mettre à l'abri, mais comme une exclusive visant à le mettre à l'écart. Il est en outre ulcéré que la résolution de la même conférence place sur un même plan les deux grands adversaires fractionnels, Fernández et Galicia, et s'étonne que Trotsky - n'est-il pas « le chef » ? refuse d'intervenir plus nettement sur ce plan.

C'est dans cette atmosphère de malaise - Trotsky parle à certains de ses correspondants du « mécontentement de Diego » - que survient l'affaire O'Gorman. Ami de Diego, le peintre Juan O'Gorman a peint des fresques sur les murs de l'aéroport de Mexico. Il y a représenté caricaturalement Hitler, Mussolini et leurs collaborateurs. Le gouvernement s'émeut de ce geste inamical à l'égard de chefs de gouvernement qui sont, après tout, des clients pour le pétrole boycotté par les Britanniques. Avec le plein accord de Cárdenas, Múgica, ministre des Communications, donne l'ordre de détruire les fresques. Diego, Frida et leurs amis considèrent que le gouvernement a chaussé les bottes de Rockefeller, commis un acte de « vandalisme », et pour des raisons identiques[473].

Trotsky n'est pas d'accord : le boycottage du pétrole mexicain par l'Allemagne et l'Italie, dans de telles conditions, est une grave menace, et la disparition des fresques est bien de l'ordre des compétences d'un gouvernement soucieux d'indépendance nationale. Rivera, lui, accuse les membres du gouvernement d'être « des lèche-bottes réactionnaires du gouvernement de Hitler et Mussolini », prêts même à se montrer « antisémites[474] ».

L'affaire des fresques devient politique quand Rivera et O'Gorman adressent à Clave un article sur cette question, « Nature intrinsèque et fonctions de l'art », que Trotsky propose de publier en « tribune libre » et que le comité de rédaction publie seulement sous la forme d'une « lettre à la rédaction[475] ». Rivera s'échauffe également contre la désignation, comme responsable de la rédaction de Clave, de José Ferrel, à laquelle il est hostile. Dans le même temps, fréquentant La Casa del Pueblo, il se heurte souvent à des militants trotskystes et particulièrement à Charlie Curtiss, se rapproche de la C.G.T. anarcho-syndicaliste, qu'il semble avoir aidée financièrement. Van estime cependant que Rivera hésitait à cette époque, adoptant d'un jour à l'autre des positions diamétralement opposées, et raconte qu'à la mi-décembre, après une explication calme avec Trotsky, venu le voir à San Angel, ils se quittèrent en bons termes.

L'incident qui met le feu aux poudres se situe dans les tout derniers jours de décembre 1938. Rivera est venu dicter à Van une lettre adressée à Breton, dans laquelle il critique durement Trotsky et lui assure qu'il va en parler à l'intéressé. Mais Natalia trouve les copies sur la table de Van. C'est l'explosion. Rivera fait en effet dans la lettre le procès de Trotsky et de ce qu'il appelle ses « méthodes », à propos de la désignation de Ferrel et du sort fait à l'article envoyé à Clave avec O'Gorman[476].

La crise va dès lors s'accélérer, avec des pauses qui font, à certains moments, penser à la possibilité d'une réconciliation, mais où la mixture explosive des sentiments personnels et des divergences politiques finit par emporter la retenue. Dans un premier temps, Trotsky demande à Rivera d'écrire à Breton une nouvelle lettre, rectifiant ses affirmations sur les deux affaires de l'article et de ce qu'il a appelé le « coup d'Etat » à Clave. Rivera accepte par deux fois, mais ne vient pas aux rendez-vous fixés et, finalement, refuse. Le 7 janvier 1939, il adresse deux lettres de démission, à Clave et au secrétariat international de la IVe Internationale. Il évoque son désir d'« éviter à l'organisation » les inconvénients que pourrait lui valoir sa présence[477].

Trotsky se prononce pour le refus de cette démission, du fait de son importance internationale et pour tenter un ultime effort. C'est lui qui rédige deux lettres dans lesquelles il s'efforce d'expliquer qu'il n'est pas question d'accepter, sans une discussion fraternelle préalable le départ d'un camarade comme lui[478]. Mais apparemment Rivera a rompu les amarres.

Dès le mois de janvier 1939, il annonce la formation, avec La Casa del Pueblo, d'un Parti révolutionnaire ouvrier et paysan (P.R.O.C.), dont il sera le candidat aux élections présidentielles, puis, brutalement, rejoint le comité de soutien à la candidature de Múgica, qu'il dénonçait la veille encore[479]. Il attaque la position de Clave sur la campagne électorale en expliquant qu'elle dissimule la volonté de préserver à tout prix l'asile de Trotsky et écrit à Bertram D. Wolfe qu'il a rompu avec Trotsky à cause de son « opportunisme », qui « laisse le champ libre aux ennemis[480] ». Cette série de cabrioles l'amènera à manifester dès le début d'août 1940, son appui à la candidature de droite du secteur agraire-industriel du Nord, le général Almazán[481].

Il y a longtemps que la rupture est devenue inévitable. Dans sa réponse, datée du 19 mars, aux deux lettres qui lui ont été envoyées en janvier par Trotsky, Rivera assure qu'il n'a eu et n'a aucun désaccord ni même critique à l'égard de la ligne générale de la IVe Internationale. Toutes les questions afférentes à la conférence internationale et notamment à sa propre place dans l'organisation mexicaine ont été réglées de façon satisfaisante. Mais il doit démissionner, car, à la suite de l'affaire de sa lettre à Breton, Trotsky l'a accusé de « traîtrise» et de « mensonge », et il ne peut rester dans une organisation dont le dirigeant a cette opinion de lui[482].

Trotsky, de son côté, pense qu'il n'est plus question de refuser la démission offerte, puisque l'activité politique de Diego Rivera l'a placé en dehors du cadre d'organisation, lequel n'est pas « un champ libre pour les expériences individuelles[483] ». On peut encore penser que cette rupture inévitable n'entraînera pas de conséquences spectaculaires susceptibles de lui donner la physionomie d'un scandale.

Tout s'envenime de nouveau à propos de la résidence de Trotsky, laquelle, on s'en souvient, appartient à Frida, absente du Mexique, et que l'exilé a vainement cherché par lettre à gagner pour qu'elle œuvre à une réconciliation. Il ne peut évidemment accepter, après la rupture de relations politiques qui impliquent une rupture des relations personnelles, d'être logé « à titre amical ». Dès la fin de janvier, il propose à Diego Rivera de lui payer, en attendant qu'il ait trouvé un nouveau domicile, un loyer de 200 pesos. Rivera commence par refuser, se laisse convaincre, refuse de nouveau et, finalement, reverse la somme en question au comité de rédaction de Clave. Le 14 avril 1939, il déclare à un journaliste du New York Times[484] :

« L'incident entre Trotsky et moi n'est pas une querelle. C'est un lamentable malentendu qui, étant allé trop loin, a provoqué l'irréparable. Cela m'a obligé à rompre mes relations avec un grand homme pour qui j'ai toujours eu et continue à avoir la plus grande admiration et le plus grand respect. »

Il explique que c'est à cause de ce respect qu'il n'a pas voulu s'engager dans une polémique contre Trotsky, « centre et tête visible du mouvement révolutionnaire qu'est la IVe Internationale ». Il parle du travail militant de Trotsky, des persécutions et des coups terribles que lui ont portés, par exemple dans sa famille, Staline « et son G.P.U. », « les organisateurs de la défaite » et indique qu' « il est naturel que les dispositions de Trotsky soient devenues de plus en plus difficiles, en dépit de sa grande réserve de bonté et de générosité ». Il termine en assurant :

« Je regrette que le destin ait décidé que je devais entrer en conflit avec ce côté difficile de sa nature. Mais ma dignité d'homme m'empêchait de faire quoi que ce soit pour l'éviter[485]. »

Un examen attentif de ce texte, très modéré dans sa forme, fait apparaître les deux points sur lesquels Rivera estime être entré avec Trotsky dans un conflit « irréparable » : les opinions exprimées, après sa lettre à Breton, qu'il a jugé « inacceptables », et l'offre, « injuste et insultante », d'un loyer pour la « maison bleue ».

L'une des premières conséquences de cette rupture est, en tout cas, le déménagement des Trotsky vers une nouvelle maison, très proche d'ailleurs de l'avenue Londres, dans la rue voisine de l'avenue Viena, toujours à Coyoacán.

En cette année 1939, c'était toute une période qui s'achevait pour les Trotsky. Cárdenas allait partir, et son choix, pour sa succession, s'était porté sur le général Manuel Ávila Camacho qui représentait l'aile droite de son parti. La mise à l'écart, inévitable à terme, de Múgica - qui avait été l'infrastructure de la stabilité de l'asile mexicain de Trotsky - annonçait des jours difficiles. La rupture inattendue avec Diego Rivera en avait été le symbole et peut-être une sorte de signe avant-coureur, si l'on admet que les raisons du peintre n'ont peut-être jamais été consciemment formulées, mais qu'elles pouvaient tenir aussi au poids psychologique considérable qu'était pour cette personnalité fantasque la solidarité et la protection de l'hôte dont tout indiquait qu'il allait être de plus en plus indésirable.

C'était, en tout cas, la fin, dans un fracas de rêves et de verres brisés, d'un lien personnel qui avait été la porte ouverte sur le Mexique, celle aussi de l'aventure des trois - le révolutionnaire, le philosophe et le peintre - pour la défense de l'art et de la révolution.

Trotsky n'aura plus guère de détente dans les mois qui lui restent à vivre. Un de ses gardes américains, l'enseignant de Fresno Charles Olney Cornell, décrit sa vie de travail en 1939-1940[486] :

« Sachant que son temps était limité, que l'ordre de Staline serait exécuté avant qu'il ait pu tout faire pour préparer la IVe Internationale, Trotsky travaillait infatigablement. C'était une course contre la montre. [...]

« Selon ce qui le caractérisant en toutes choses, il cherchait la précision de l'expression et l'exactitude scientifique dans la rédaction. [...] Tout ou partie du travail était revu et retapé plusieurs fois avant qu'il soit satisfait d'un projet final.

« [...] Pour tirer le maximum des conditions imposées par la nécessité, il avait entrepris d'élever des poulets et des lapins puisqu'on pouvait les garder derrière ces murs élevés. Il s'en occupait aussi avec méthode et précision. La nourriture était préparée selon la formule la plus scientifique qu'il avait pu trouver. La quantité de nourriture était soigneusement mesurée. Il inspectait régulièrement les animaux en surveillant signes de maladie ou parasites. [...]

« Il ne perdait pas une minute. Il se levait tôt, à six heures du matin, faisait le ménage dans l'enclos, retournait à son bureau et travaillait jusqu'au petit déjeuner. Peu avant midi, il s'occupait de nouveau des animaux. Sauf travail exceptionnel, sur prescription médicale, il se reposait une heure après le repas de midi. Quelquefois il avait une visite à trois heures et L. D. passait environ une heure avec elle. Des visites plus longues étaient rares, car le temps manquait trop.

« Après qu'il eut nourri les poulets et les lapins le soir, il retournait au bureau ou, si le dîner était servi, directement à la salle à manger. Le dîner était généralement un repas vivant où L. D. engageait tout le monde dans la conversation et plaisantait.

« La plus grande partie du temps qu'il passait là, L. D. l'appelait souvent " la prison " : la routine quotidienne répétée de façon monotone.

« A l'occasion, mais de moins en moins souvent avec la concentration du G.P.U. sur le Mexique, il allait en pique-nique. En fait, il s'agissait d'expéditions pour trouver des cactus pour sa collection. Il admirait particulièrement cette plante mexicaine, et voulait en avoir une collection complète, avec toutes les variétés[487]. »

Le garde américain évoque aussi le souci d'exactitude et de ponctualité qui marquait Trotsky dans le travail :

« Je me souviens d'une conférence qu'on tint dans le bureau avec des amis de New York à laquelle quelques gardes arrivèrent en retard. Après l'arrivée du premier, L. D. se leva, ferma la porte et empocha la clé. Chaque fois qu'un des retardataires frappait à la porte, il se levait, allait à la porte et le faisait entrer. C'était une démonstration très efficace[488] . »

Ainsi allait la vie dans la maison de l'avenida Viena, dérisoire forteresse d'opérette, pendant que le monde, lui, allait vers un nouveau massacre[489].

LIX. La IVe Internationale et la guerre[modifier le wikicode]

Dès 1933, dans les semaines qui avaient suivi la Déclaration des Quatre et le début du combat pour la IVe Internationale, Trotsky avait rédigé une contribution à la discussion programmatique intitulée « La Guerre et la IVe Internationale[490][491] ».

Il commençait par affirmer qu'à cette époque, définie par Lénine comme celle des « guerres et des révolutions », les mêmes processus étaient à l'œuvre qui avaient produit déjà la Première Guerre mondiale, « déclenchant la croissance des armements à un niveau technique supérieur et conduisant ainsi à une nouvelle guerre impérialiste dont le fascisme est l'artificier et l'organisateur le plus consistant[492] ».

La guerre qui vient sera, il en est convaincu, plus destructrice encore que la première et infiniment plus cruelle. Cette question est, à ses yeux, « la question clé pour la politique prolétarienne[493] ». Bien entendu, comme lors de la Première Guerre mondiale, les organisations ouvrières ne doivent pas se laisser prendre au piège de la « défense nationale » ou de la « guerre pour la démocratie ». Il faut affirmer avec force qu'une guerre opposant deux grandes puissances ne peut être en aucune façon une lutte entre « la démocratie et le fascisme », mais seulement une lutte entre deux impérialismes rivaux. La défense de l'Etat national est devenue, au sens le plus plein du terme, une tâche réactionnaire. Le devoir du prolétariat est de défendre l'U.R.S.S. contre l'agression impérialiste qui, en détruisant les conquêtes d'Octobre, rejetterait l'humanité en arrière. Il est aussi de combattre le fascisme et de défendre la démocratie par ses propres méthodes de classe, et en toute indépendance de sa propre bourgeoisie et de son gouvernement.

Ces conditions nouvelles exigent des positions nouvelles, et les camarades de Trotsky se plaignent qu'il ne place plus, du fait de la « défense de l'U.R.S.S. », le « défaitisme révolutionnaire » au centre de la stratégie prolétarienne devant la guerre. Il considère en effet comme probable qu'au cours du prochain conflit l'Union soviétique sera alliée à un Etat ou à un bloc impérialiste contre un autre : une telle alliance ne diminue pas la nécessité, pour le prolétariat, de défendre l'U.R.S.S. mais rend, en ce cas, plus impérative encore sa propre indépendance vis-à-vis de la bureaucratie soviétique. Il ajoute :

« Le soutien inconditionnel de l'U.R.S.S. contre les armées impérialistes doit aller de pair avec la critique marxiste révolutionnaire de la guerre et de la politique diplomatique du gouvernement soviétique et avec la formation, à l'intérieur de l'U.R.S.S., d'un parti révolutionnaire authentique des bolcheviks-léninistes[494]. »

Il est évidemment impossible, précise-t-il, de savoir si la guerre éclatera avant que la IVe Internationale soit devenue une force réelle, mais ce qui est évident c'est que la seule façon de lutter contre la guerre, quel que soit le moment où elle éclate, c'est de commencer à lutter tout de suite pour construire la IVe Internationale. C'est une nécessité absolue pour donner à la guerre une suite révolutionnaire. en permettant à la révolution née de la volonté des masses de s'imposer plus vite et de vaincre plus sûrement.

* * *

Nous touchons ici un point névralgique de l'historiographie de Trotsky. Peu d'auteurs comprennent l'importance attachée par lui à la IVe Internationale : ils la minimisent ou la passent sous silence. Une édition de ses écrits sur la Seconde Guerre mondiale a même été - sans intention malveillante, semble-t-il - expurgée de tous les passages portant sur la IVe Internationale, comme s'il s'agissait d'affirmations rituelles sans rapport avec le reste de l'analyse ou des arguments[Note du Trad 10]! Or, qu'il ait eu raison ou tort, c'est cette tâche que Trotsky plaçait au centre : la construction de la IVe Internationale était, pour lui, la clé des perspectives révolutionnaires.

Le 25 mars 1935, après des remarques concernant Rakovsky qui était son dernier lien avec l'ancienne génération révolutionnaire, il abordait cette question en assurant dans son Journal d'Exil :

« Je crois que le travail que je fais en ce moment - malgré tout ce qu'il a d'extrêmement insuffisant et fragmentaire - est le travail le plus important de ma vie, plus important que 1917, plus important que l'époque de la guerre civile, etc.[495] . »

Après avoir examiné son rôle, qu'il ne minimise pas, pendant la période d'Octobre et la guerre civile, il répète, insiste et argumente :

« Je ne peux pas dire que mon travail ait été irremplaçable, même en ce qui concerne la période 1917-1921. Tandis que ce que je fais maintenant est dans le plein sens du terme " irremplaçable ". Il n'y a pas dans cette affirmation la moindre vanité. L'effondrement de deux Internationales a posé un problème qu'aucun des chefs de ces Internationales n'est le moins du monde apte à traiter. Les particularités de mon destin personnel m'ont placé face à ce problème, armé de pied en cap d'une sérieuse expérience. Munir d'une méthode révolutionnaire la nouvelle génération, par-dessus la tête des chefs de la IIe et de la IIIe Internationale, c'est une tâche qui n'a pas, hormis moi, d'homme capable de la remplir. Et je suis pleinement d'accord avec Lénine (ou plutôt avec Tourguéniev) que le plus grand vice est d'avoir plus de cinquante-cinq ans. Il me faut encore au moins quelque cinq ans de travail ininterrompu pour assurer la transmission de l'héritage[496]. »

Nous avons déjà vu les premiers efforts déployés par Trotsky dans la voie de la IVe Internationale, Déclaration des Quatre, Lettre ouverte... Pour lui, l'approche de la guerre en rend plus impérieuse encore la construction : en aucun cas les révolutionnaires, pense-il, ne doivent renouveler l'erreur qu'ils ont tous commise avant 1914, ce refus de la scission qui les jeta dans la Première Guerre mondiale sans organisation, sans moyens et même sans drapeau. De ce point de vue, on ne peut qu'être frappé de l'indifférence avec laquelle il aborde, dans une lettre à Victor Serge en juin 1936, les aspects formels de cette construction :

« J'avoue ne pas comprendre ce que signifie " fonder " la IVe Internationale. Il existe dans différents pays des organisations qui luttent sous ce drapeau. Elles essaient de déterminer ensemble leur position sur tous les événements mondiaux. Elles sont en train de préparer un programme commun fondé sur des concepts pratiques et théoriques qui plongent leurs racines dans l'histoire. Peut-être un futur Riazanov pourra-t-il résoudre à loisir la question de savoir exactement quand la IVe Internationale a été fondée. En ce qui nous concerne, nous devons seulement développer notre travail[497]. »

A cette date, Trotsky a déjà mis en place l'organisation d'une conférence internationale dont l'objectif est de constituer les éléments d'une direction et d'adopter les bases pour l'élaboration d'un programme : ce sera la « conférence de Genève », tenue à Paris, salle Pleyel les 29, 30 et 31 juillet 1936. Nous avons, à son propos, souligné ailleurs que les récentes découvertes dans les papiers de Harvard mettent un terme définitif à la légende - mise en circulation par Pierre Frank et reprise par d'autres - selon laquelle cette conférence se serait opposée à une proposition de Trotsky de proclamer la IVe Internationale[498]. La réponse d'ailleurs se trouvait déjà dans des thèses rédigées par Trotsky pour cette conférence :

« Il est aussi futile qu'absurde de discuter si le moment est venu de la " fonder . Une Internationale ne se fonde pas comme une coopérative elle se crée dans la lutte. Les journées de juin [en France] donnent une réponse aux pédants qui discutent pour savoir si " c’est bien le moment ". La discussion est close[499]. »

La conférence internationale « de Genève » avait prévu la tenue dans les sept mois d'une nouvelle conférence, destinée à faire le point et à prendre des mesures d'organisation et de consolidation. Mais les conférences proposent et les développements historiques disposent : les procès de Moscou, l'internement en Norvège, le départ au Mexique, l'activité meurtrière renouvelée du G.P.U., avaient obligé à attendre beaucoup plus. Ce n'est finalement qu'avec la constitution aux Etats-Unis, au début de 1938, du Socialist Workers Party et l'achèvement de la rédaction par Trotsky du Programme de Transition - programme non de la IVe Internationale, comme on le dit souvent, mais de la IVe Internationale pour le passage à la révolution prolétarienne à partir de la crise de la société capitaliste - que les conditions sont jugées suffisantes par Trotsky pour convoquer une nouvelle conférence.

C'est son point de vue sur cette question qui s'exprime sans aucune ambiguïté dans la circulaire de convocation signée par le secrétariat international :

« Ce sera en fait probablement notre dernière conférence internationale avant l'éclatement de la guerre mondiale et les événements révolutionnaires qu'elle engendrera inévitablement. Il nous faut faire un bilan de notre expérience, vérifier, confirmer, préciser notre programme et notre politique, consolider les bases idéologiques et organisationnelles de la IVe Internationale afin de pouvoir effectivement jouer le rôle que l'Histoire nous a confié. S'agira-t-il de poser la question de la " fondation " de la IVe Internationale ? C'est une bien mauvaise façon de poser la question. Le processus de la formation de la IVe Internationale a commencé il y a bien longtemps et il ne se terminera pas dans un avenir proche. Il est en tout cas nécessaire que ceux qui, dans le monde entier, combattent pour le programme bolchevique de la IVe Internationale, construisent, consolident, élargissent leur organisation internationale, appliquent à l'échelle internationale le centralisme démocratique. Puisse la seconde conférence internationale constituer un nouveau pas en avant dans cette direction[500] ! »

C'est le point de vue même exprimé a l'époque dans le Programme de Transition: « Naturellement, nous sommes une Internationale faible, mais nous sommes une Internationale. »

Trotsky a-t-il abandonné à ce moment l'idée selon laquelle les bolcheviks-léninistes ne sont qu'une fraction de l'Internationale qui se construit avec d'autres courants ? Certainement pas. L'approche de la guerre contribue certes à leur isolement et au fait qu'ils soient, au terme de la première étape, les seuls à former les rangs de l'Internationale ; il continue à penser que la phase supérieure qui suivra dans la période d'édification sera celle où les bolcheviks-léninistes constitueront une fraction - indispensable, mais une fraction seulement - de la IVe Internationale en construction.

Peut-être est-ce la position des délégués polonais Sztokfisz et Lamed, en accord à cette époque avec Deutscher qui a conduit les délégués de la « conférence de Lausanne » (tenue à Périgny le 3 septembre 1938) à adopter une position formelle sur la « fondation » de la IVe Internationale. Ces derniers estiment en effet qu'il ne saurait être question de dire qu'il « existe » une IVe Internationale ni que celle-ci soit « fondée » ou « proclamée », tant qu'elle ne compte pas dans ses rangs plusieurs « partis de masse »…

La majorité des délégués estime, pour leur part, nécessaire d'inclure dans les statuts qu'ils adoptent la décision de la « fonder », à la suite d'un bref débat et d'un vote formel, par 19 voix contre 1. Cela implique-t-il que Trotsky ait personnellement changé d'avis sur ce point ? Il semble hasardeux de l'affirmer. On peut tout au plus supposer, avec George Breitman, que la lettre adressée par Trotsky à l'ancien dirigeant du P.C. tchécoslovaque Josef Guttmann et à ses amis par l'intermédiaire du Jiří Kopp, intitulée « Pour la IVe Internationale ? Non. La IVe Internationale » a été comprise par ses camarades comme un encouragement à décider cette fondation formelle[501].

Sur cette question comme sur d'autres apparaît en tout cas avec une particulière clarté l'écart qui existait, du vivant de Trotsky, entre sa pensée politique et la traduction qu'en donnaient ses camarades, même les plus proches.

* * *

Les nouveaux grands textes de Trotsky sur la guerre sont précédés d'escarmouches à l'intérieur de la IVe Internationale révélant l'ampleur de certains désaccords dont l'existence était déjà apparue lors de l'élaboration des thèses sur « La Guerre et la IV° Internationale », où, finalement, il n'avait pas pu faire passer intégralement sa propre position et avait dû se contenter d'une formulation de compromis.

Nous avons déjà mentionné les textes dans lesquels Trotsky manifeste son hostilité résolue aux arguments des ultra-gauchistes américains qui préconisent en Espagne une politique « défaitiste » renvoyant dos à dos les armées de Franco et celles de Negrín. C'est à peu près au même moment qu'il intervient dans la discussion sur le conflit sino-japonais en se solidarisant avec Chen Duxiu :

« S'il existe au monde une guerre juste, c'est bien la guerre du peuple chinois contre ses oppresseurs. [...] Les organisations ouvrières du Japon n'ont pas le droit d'être patriotes, mais celles de Chine l'ont[502]. »

Sur ce point, il est extrêmement net : la distinction doit être opérée entre pays oppresseurs et peuples opprimés. Dans la guerre d'agression lancée en 1935 par l'Italie de Mussolini contre l'Ethiopie du Négus Hailé Sélassié, les révolutionnaires doivent défendre le régime médiéval d'Ethiopie contre l'Italie impérialiste, tout en condamnant les « sanctions » prises par les autres impérialismes. Elle devrait, de même, se situer au côté d'un Brésil, même « fascisant », contre une Grande-Bretagne, impérialisme « démocratique ».

La discussion la plus vive est provoquée par une réponse de Trotsky, lors de son interrogatoire par la commission Dewey, à Stolberg, qui lui demande l'attitude qu'il préconiserait dans le cas d'une guerre où l'U.R.S.S. serait alliée à la France contre l'Allemagne. Il répond qu'il n'est pas question d'appliquer le « défaitisme révolutionnaire » : en France, il préconise l'agitation politique en vue de la révolution prolétarienne, tandis qu'en Allemagne il propose l'action de « sabotage de la machine militaire et de l'effort de guerre[503] ». Il est immédiatement vivement critiqué par le Belge Vereeken qui l'accuse de préconiser en France, pays allié à l'U.R.S.S., une politique d'union sacrée.

Le premier grand texte consacré à la prochaine Seconde guerre mondiale porte le titre « Une Leçon toute fraîche. Sur le caractère de la guerre prochaine ». Il s'agit des accords de Munich. Sa premiere réaction, du 22 septembre, a porté presque exclusivement sur la signification de ces accords pour l'U.R.S.S. : Hitler, avec l'effondrement de la Tchécoslovaquie, a gagné une base contre l'U.R.S.S. ; cet effondrement est aussi celui de cinq années de politique extérieure de Staline fondée sur « l'alliance des démocraties » ; on peut être certain que Staline va maintenant chercher un accord avec Hitler[504].

Revenant sur la question le 10 octobre, Trotsky développe à nouveau le thème que la guerre qui se prépare a pour objectif un nouveau partage du monde. Il s'élève contre la conception diffusée dans la presse occidentale, selon laquelle il s'agirait d’une guerre « des démocraties contre le fascisme ». De ce point de vue, écrit-il, Munich a apporté un éclairage nouveau puisque l'alliance des quatre signataires de Munich - Allemagne et Italie, Grande-Bretagne et France - s'est, au fond, substituée au « front des démocraties ». C'est, en outre, avec la bénédiction des dites démocraties que le régime démocratique de la Tchécoslovaquie a été balayé au profit de la dictature militaire fascisante et pro-allemande du général Syrový[505].

Soulignant la faillite de la politique extérieure de l'U.R.S.S. stalinienne et le complet discrédit de l'Internationale communiste, Trotsky montre l'importance particulière revêtue par cette politique dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, invités jusqu'à présent à souvenir une guerre des « démocraties » qui sont aussi les puissances coloniales qui les oppriment. Il signale aussi l'existence au sein des partis communistes de ce qu'il appelle le « com-chauvinisme », résultat, explique-t-il, de la corruption de ces partis par des années de liaison étroite avec leurs bourgeoisies nationales dans le cadre de la politique des Fronts populaires, dans lequel il voit un facteur de l'éclatement à venir de ces partis dans la Seconde Guerre mondiale[506].

* * *

Aucun des événements qui secouèrent le monde en 1939 ne surprit Trotsky. Il avait prévu à bref délai le début de la Seconde Guerre mondiale, qu'il savait inévitable depuis que les révolutions française et espagnole n'avaient pas réussi à inverser le courant. Il savait depuis Munich que l'U.R.S.S. était condamnée par la faillite de sa politique d'alliance avec les « démocraties », à rechercher désormais désespérément celle de l'Allemagne hitlérienne, et il avait tout au long de l'année relevé calmement et méthodiquement les indices qui s'accumulaient d'une prochaine conclusion d'un « pacte » germano-soviétique. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que c'est seulement le 4 septembre 1939 qu'il rédigea son premier commentaire public de ce pacte, conclu le 23 août précédent :

« Pour attaquer la Pologne et pour faire la guerre à la Grande-Bretagne et à la France, Hitler avait besoin de la neutralité " amicale " de l'U.R.S.S., plus des matières premières soviétiques. Les pactes politique et commercial lui ont assuré les deux[507]. »

L'unique « mérite » qu'il voie dans le pacte est qu'il arrache le masque de la politique de Staline et de l'Internationale communiste, en les montrant engagés maintenant à la suite de l'entreprise hitlérienne de conquête.

Or les choses ne sont pas perçues de la même façon à ce moment par une fraction de la direction du S.W.P. des Etats-Unis, à qui le « pacte » apparaît comme une sorte de « révélateur » de la « nature de l'U.R.S.S. », un élément nouveau qui rendrait, par conséquent, nécessaire une profonde révision théorique sur ce point. Dès le 3 septembre, James Burnham a revendiqué la convocation d'un comité national pour « réexaminer la question russe ». Le 3 septembre, il a remis, en vue de la discussion, un texte dans lequel il explique que l'U.R.S.S. ne peut désormais plus être considérée comme « un Etat ouvrier en quelque sens que ce soit ». Le 18, il assure, dans une résolution présentée au comité national, que « par son invasion de la Pologne, l'Armée rouge participe intégralement à une guerre de conquête impérialiste » et que « cette évaluation de la guerre doit gouverner les éditoriaux et articles d'information de notre presse[508] ». Malgré l'indignation de Cannon, qui ne croit pas que le parti « puisse s'offrir le luxe d'une nouvelle discussion[509] », Trotsky s'engage dans le débat ainsi ouvert qui s'étalera sur six mois et laissera exsangue la plus vivace et la plus active des sections de l'Internationale.

Pendant cette période, il se trouve totalement engagé dans la bataille interne du S.W.P. Outre d'innombrables lettres, il écrit plusieurs contributions personnelles à la discussion, à paraître dans les bulletins intérieurs, un total de 200 pages environ dont l'essentiel a été publié en plusieurs langues, et en français sous le titre Défense du Marxisme. Partie de l'analyse de classe de l'État soviétique, l'opposition - que rejoint bientôt, a la douloureuse surprise de Trotsky, Max Shachtman, qu'il ne parvient pas à convaincre de venir discuter avec lui à Coyoacán - élargit bientôt le front de sa critique en attaquant ce qu'elle appelle le « régime » Cannon du S.W.P. De plus, elle opère, sous couleur de critique des « méthodes », ce que Trotsky considère comme une remise en cause des principes, à commencer par la dialectique.

C'est la première crise sérieuse de la IVe Internationale qui explose ainsi. Avec Shachtman et Abern à la tête de l'Opposition, elle est le signe du déchirement de la vieille garde et du noyau dirigeant aux Etats-Unis. Non moins grave est le fait qu'ils réussissent à grouper derrière eux le gros de la jeune génération gagnée au cours des dernières années et notamment dans la période de l'« entrisme » à travers l'activité des Jeunesses socialistes, l'Y.P.S.L. (Young People's Socialist League) organisation de jeunes conquise, précisément, sur le parti socialiste et à travers le « travail entriste ». C'est pour cette dernière que Trotsky a accepté et voulu la discussion, et qu'il s'oppose à tout ce qui pourrait l'interrompre prématurément. Il veut convaincre les jeunes, il veut regagner les anciens et manifestera par mille concessions qu'il est prêt à aller très loin pour empêcher une scission et préserver une unité qui lui permet d’argumenter et de convaincre. On décèle sans peine les divergences sur ce dernier point avec Cannon, pressé d'en finir avec les palabres d'intellectuels et qui invoque l'impatience des « ouvriers » pour clore un débat dont il ne veut pas. Trotsky a certes l'initiative politique et mène la discussion comme il l'entend, mais il n'a pas de possibilité d'intervention pratique ni le contrôle quotidien de ce combat fractionnel.

Son premier article sur l'U.R.S.S., « L'U.R.S.S. dans la guerre », daté du 25 septembre[510], reprend, à la lumière du pacte, le problème de la « nature sociale » de l’Union soviétique. Il s'étonne que des propositions de « révision » soient justifiées par « le pacte » qui n'apporte aucun élément nouveau sauf pour qui se situe sur les positions « antifascistes » de la veille de l'Internationale communiste.

Il souligne qu'à son avis ses critiques ne discutent finalement ni son analyse de la bureaucratie ni celle de ses rapports avec la société soviétique ou les travailleurs du monde : ils lui reprochent seulement la terminologie de ses conclusions : refusant de parler d'« Etat ouvrier dégénéré », ils exigent qu'on qualifie la bureaucratie de « classe dirigeante ».

Or il ne conteste pas que la bureaucratie soit « une nouvelle formation sociale extrêmement puissante ». Pour lui cependant, s'il fallait, comme Burnham, la caractériser comme une classe, ce ne pourrait en aucun cas être une classe comme les autres. Expliquant l'emploi du terme de « caste » - qui permet de souligner son « caractère fermé », son « despotisme » et sa « morgue » -, il dit que le seul problème est le suivant :

« La bureaucratie constitue-t-elle une excroissance sur l'organisme social ou bien cette excroissance s'est-elle transformée en un organe historiquement nécessaire[511] ? »

Pour lui, la question ne sera tranchée que par le développement historique :

« Si cette guerre provoque, comme nous le croyons, la révolution prolétarienne, elle entraînera inévitablement le renversement de la bureaucratie en U.R.S.S. et la résurrection de la démocratie soviétique sur des bases économiques et culturelles infiniment plus élevées qu'en 1918. Dans ce cas, la question de savoir si la bureaucratie stalinienne est une " classe " ou une excroissance [...] se résoudra d'elle-même. Il sera clair alors que, dans le processus du développement de la révolution internationale, la bureaucratie soviétique ne représentait qu'une rechute épisodique.

« Si l'on considère au contraire que la guerre actuelle va provoquer non la révolution mais le déclin du prolétariat, il n'existe plus qu'une issue à l'alternative. [...] L'incapacité du prolétariat à prendre en main la direction de la société pourrait effectivement dans ces conditions mener au développement d'une nouvelle classe exploiteuse issue de la bureaucratie bonapartiste et fasciste. Ce serait, selon toute vraisemblance, un régime de décadence qui signifierait le crépuscule de la civilisation[512]. »

Trotsky est cependant convaincu qu'il n'existe aucune donnée objective suffisamment convaincante pour contraindre à renoncer aux perspectives de révolution socialiste. C'est pourquoi il pronostique, dans les territoires polonais incorporés à l'U.R.S.S., une expropriation des grands propriétaires et une étatisation des moyens de production, dans la mesure où la bureaucratie ne veut ni ne peut partager pouvoir et privilèges avec les anciennes classes dirigeantes. Ce serait seulement si la bureaucratie s'accommodait, dans les territoires annexés, de l'existence de la propriété privée des moyens de production qu'il y aurait lieu de réviser l'appréciation sur l'U.R.S.S. et sa nature. Il en profite pour souligner que « l'expropriation des expropriateurs » dans les territoires occupés se fait sous une forme militaro-bureaucratique qui ne laisse aucun doute sur la détermination du régime « conquérant » de réprimer tout mouvement autonome des masses : de ce point de vue décisif, la politique de Moscou conserve son caractère réactionnaire. Il répète :

« Pour que la propriété nationalisée - dans les territoires occupés comme en U.R.S.S. - devienne une base de développement progressiste, c'est-à-dire socialiste, il faut renverser la bureaucratie de Moscou[513]. »

Sa conclusion est qu'il n'existe aucune raison de modifier la position de l'organisation à l'égard de l'U.R.S.S. : il importe seulement de préciser les tâches à la lumière de ce qui se passe à l'Est. Il est net :

« Nous devons formuler nos mots d'ordre de manière que les travailleurs voient clairement ce que nous défendons précisément en U.R.S.S. - la propriété d'Etat et l'économie planifiée - et contre quoi nous luttons sans merci - la bureaucratie parasitaire et son Internationale communiste.

« [...] La question du renversement de la bureaucratie soviétique est pour nous subordonnée à la question de la préservation de la propriété étatique des moyens de production en U.R.S.S. et que la préservation de la propriété étatique des moyens de production en U.R.S.S. est subordonnée pour nous à la révolution prolétarienne internationale[514]. »

Moins d'un mois plus tard, il revient sur les conceptions défendues par l'Italien Bruno Rizzi, dont il devine qu'il inspire les chefs de la minorité, et polémique contre la notion de « collectivisme bureaucratique ». Il n’accepte pas non plus que la politique extérieure de l'U.R.S.S. soit qualifiée d'impérialiste :

« Dans la littérature contemporaine, au moins dans la littérature marxiste, on entend par " impérialisme " la politique d'expansion du Capital financier, qui a un contenu économique bien défini. Employer pour la politique du Kremlin le terme d'impérialisme, sans expliquer ce qu'on entend précisément par là, revient tout simplement à identifier la politique de la bureaucratie bonapartiste à celle du capitalisme monopoliste, sur la base du fait que l'un comme l'autre utilisent la force militaire à des fins d'expansion[515]. »

Dans la deuxième partie de la discussion, il s'efforce de déplacer l'accent vers la question du « matérialisme dialectique », que Burnham ne « reconnaît pas », et engage le débat sur cette question.

Invité par la commission parlementaire américaine, présidée par Martin Dies, sur les « activités non américaines », il lui donner son témoignage, Trotsky, soucieux d'utiliser, malgré l'anticommunisme de ses animateurs, une tribune qui porte loin et peut atteindre un très large public américain, accepte, tout en exigeant que l'audience ait lieu aux Etats-Unis, ce qui lui donnerait les moyens de la préparer sérieusement. Sa réponse a provoqué les déchaînements de fureur des staliniens - bien que les dirigeants du P.C. américain aient accepté de comparaître et de témoigner -, mais aussi une sévère censure de la part de James Burnham. Cet incident, le cours pris ensuite par le débat dans le S.W.P., le persuadent vite que c'est la pression de l'opinion publique américaine - très hostile au « pacte » - qui a poussé les minoritaires du S.W.P. à remettre en cause, au-delà de la « nature » de l'U.R.S.S., les principes de la IVe Internationale en même temps - il en est persuadé - que la perspective même de la révolution mondiale, au moins pour la majorité d'entre eux.

Malgré tous ses efforts, il n'arrive pourtant pas à susciter dans les rangs de la minorité le clivage qu'il souhaite. Burnham, qui n'a fait que répéter les théories de Rizzi, renonce bien vite à les défendre, rompt avec le marxisme et s'engage dans la voie qui le conduira, dans les années soixante, à l'extrême droite de la vie politique américaine, avec les « faucons » du républicain Goldwater. Les autres minoritaires resserrent leurs rangs autour de Shachtman, beaucoup se retirant tout simplement de l'activité politique.

La polémique menée contre Rizzi d'abord, contre Burnham et Shachtman ensuite ne manque pourtant pas d'intérêt. A propos de la partie orientale de la Pologne et des régions de Finlande occupées après l'attaque soviétique, il a constaté que l'occupation entraîne des transformations sociales et, au premier chef, le renversement de la propriété : demain, il faudra défendre contre Hitler ces changements et ces pays, tels qu'ils sont devenus, quand bien même, comme il le pense, l'« Etat ouvrier contre-révolutionnaire » doive frapper les ouvriers finlandais et polonais. Le processus tourne court en Finlande où l'armée russe est contenue militairement. L'analyse de Trotsky apporte néanmoins une vive lumière sur les transformations contradictoires que connaîtront à la fin de la guerre les pays occupés par l'U.R.S.S., ces « pays du glacis » appelés à devenir les « démocraties populaires ».

On retiendra aussi comme le produit d'une bonne plume que nous connaissons bien l'analyse de l'origine sociale du scepticisme en matière théorique et de l'éclectisme en matière philosophique, fréquents chez les chefs de l'opposition du S.W.P., le poids aussi de l'empirisme, système de pensée propre à la société américaine, dans la façon. de penser des militants américains qui se réclament pourtant du marxisme.

* * *

Ce n'est qu'au printemps de 1940, après la consommation de la scission du S.W.P. et la clôture de la discussion, que Trotsky peut se consacrer à d'autres thèmes que la défense des principes ou de la méthode dialectique, c'est-à-dire à l'exploration de la réalité de la guerre commencée depuis presque dix mois. Il n'aura pas le temps de mener jusqu'au bout sa réflexion, et c'est bien entendu ce qui rend incertaines les conclusions que l'on peut tirer de ces textes inachevés.

Naturellement, Trotsky est tout à fait convaincu - il l'a assez souvent écrit auparavant - que la guerre menace l'existence même de la civilisation humaine. Mais il souligne qu'il est désormais vain d'espérer y échapper. Cette guerre, aucune révolution ne peut plus désormais l'empêcher. Elle est devenue le creuset géant où, au prix d'indicibles souffrances pour des millions d'êtres humains, va naître la nouvelle vague de la révolution mondiale. Là s'arrête la ressemblance avec la guerre de 1914-1918, qu'elle va laisser loin en arrière du point de vue de l'horreur :

« La guerre actuelle, nous l'avons dit plus d'une fois, n'est que la continuation de la dernière guerre. Mais continuation n'est pas répétition. En règle générale, une continuation signifie un développement, un approfondissement, une accentuation. Notre politique, la politique du prolétariat révolutionnaire à l'égard de la deuxième guerre impérialiste, est une continuation de la politique élaborée pendant la première guerre impérialiste, avant tout sous la direction de Lénine. Mais continuation ne signifie pas répétition. Dans ce cas aussi, une continuation est un développement, un approfondissement, une accentuation[516]. »

Pour lui, la différence est importante entre la politique des révolutionnaires dans le cours de ces deux guerres. Dans la première, non seulement le prolétariat mais son avant-garde ont été surpris, démunis de toute politique révolutionnaire, qu'il a fallu élaborer dans les pires conditions de dictature militaire de période de guerre. Mais les éléments révolutionnaires ne se sentaient pas eux-mêmes comme des candidats au pouvoir et l'ensemble de leur lutte dans cette période porte donc l'empreinte de son caractère avant tout défensif.

Et Trotsky fait une remarque probablement décisive pour sa pensée sur la guerre en relevant que l'attitude de refus de la défense nationale, parfaitement juste, répondait aux besoins de la propagande et de la formation de cadres, mais qu'elle était incapable de gagner les masses qui « ne voulaient pas d'un conquérant étranger[517] ». Et ce ne sont pas les mots d'ordre contre la guerre, contre le militarisme, qui ont finalement gagné les masses russes, mais des réponses positives à leurs aspirations.

Pour lui, la différence essentielle entre la Première et la Seconde Guerre mondiale se trouve dans la situation objective, des contradictions aggravées et aussi dans l'expérience mondiale de la classe ouvrière qui sait maintenant que la révolution est nécessaire pour mettre un terme aux souffrances que lui inflige la guerre. Il écrit :

« C'est cette perspective qui doit être à la base de notre agitation. Il ne s'agit pas simplement d'avoir une position sur le militarisme capitaliste et le refus de défendre l'Etat bourgeois, mais de la préparation directe pour la prise du pouvoir et la défense de la patrie socialiste[518]. »

Dans le Manifeste de la conférence dite d'« alarme » réunie en mai 1940[519], entièrement rédigé par Trotsky, se trouvent rappelés toutes les analyses sur les causes et le caractère impérialiste de la guerre, les arguments des uns et des autres sur « la défense nationale », la « lutte pour la démocratie », la « défense de la race », l'« espace vital » ou « l'ordre nouveau », le danger qui menace l'U.R.S.S. et la nécessité de sa défense et du « renversement révolutionnaire de la clique bonapartiste stalinienne ». Trotsky étudie ensuite la place dans la guerre des « peuples colonisés », celle de l'Inde, de la Chine, de l'Amérique latine. Il analyse la politique des grandes organisations ouvrières, IIe Internationale, IIIe Internationale, dans les métropoles comme dans les colonies, et débouche sur la perspective de la révolution mondiale et de la IVe Internationale, la seule, dit-il, dont la politique de temps de guerre renforce et continue celle du temps de paix. Il y affirme avec force :

« Cette guerre n'est pas notre guerre. [...] La IVe Internationale édifie sa politique non sur la fortune des armes des Etats capitalistes, mais sur la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, une guerre des ouvriers contre les capitalistes, sur le renversement des classes dominantes dans tous les pays, sur la révolution socialiste mondiale[520]. »

Trotsky, au moment où il fut assassiné, venait juste d'avoir la possibilité d'entrevoir ce qu'allait être l'« Europe brune ». Aux rodomontades des nazis qui annonçaient leur règne pour mille ans, il répondait avec assurance qu'ils n'en avaient tout au plus que pour dix ans. En même temps, il avait clairement vu ce qu'allait signifier leur règne, pour les millions de travailleurs européens sous la botte. L'aspect positif sur lequel les révolutionnaires doivent prendre appui, c'était la haine des masses ouvrières contre Hitler, « une haine sentimentale mêlée à des sentiments de classe confus[521] », une haine de classe contre les bandits victorieux.

Il propose à ses camarades américains de s'appuyer sur ce même sentiment, qui prévaut aussi chez les travailleurs des Etats-Unis. Ils sont pourtant visiblement interloqués quand il les invite à revendiquer pour les syndicats la formation et l'instruction d'officiers ouvriers, la préparation militaire des travailleurs sous contrôle syndical. En fait, il les appelle à envisager toutes les formes nouvelles de la « société militarisée » dans lesquelles ils vont se trouver maintenant insérés. Ces revendications de militarisation et de contrôle en même temps, vont, selon lui, de pair avec le mot d'ordre agitatif autour duquel ils doivent regrouper les plus grandes masses: « Nous voulons lutter contre le fascisme, mais pas à la façon de Pétain[522]. »

Il faut placer sur le même plan le souci, presque obsessionnel, manifesté par Trotsky, que les révolutionnaires, devenus « militaristes » - il précise « militaristes socialistes révolutionnaires prolétariens » - ne puissent en aucun cas être confondus avec les « pacifistes ». Le sort de l'humanité va se régler les armes à la main, et les révolutionnaires doivent être capables de les manier et d'organiser leur propre lutte « militarisée ».

Après la chute de la France - qu'il ne considère pas comme un simple épisode, mais comme la première phase d'une catastrophe européenne menaçant effectivement la civilisation -, il écrit, le 30 juin 1940, un article dans lequel il esquisse pour l'Europe une perspective de développement qui passe par le soulèvement des masses contre l'occupant et la lutte armée :

« Dans les pays vaincus, la position des masses va être immédiatement aggravée. A l'oppression sociale s'ajoute l'oppression nationale, dont le fardeau principal est supporté par les ouvriers. De toutes les formes de dictature, la dictature totalitaire d'un conquérant étranger est la plus intolérable[523]. »

Comprenant que les nazis vont tout de suite chercher à exploiter l'appareil industriel et les ressources naturelles des pays occupés, il entrevoit la paupérisation qui sera le corollaire de cette surexploitation, la résistance ouvrière et paysanne à laquelle elle ne pourra pas ne pas se heurter :

« Il est impossible de placer un soldat armé d'un fusil auprès de chaque ouvrier et paysan polonais, norvégien, danois, néerlandais, français[524]. »

C'est de ces conflits que va naître selon lui la révolution européenne :

« On peut s'attendre avec certitude à la transformation rapide de tous les pays conquis en des poudrières. Le danger est plutôt que les explosions ne se produisent trop tôt sans préparation suffisante et risquent de conduire à des défaites isolées. Il est en général impossible pourtant de parler de révolution européenne et mondiale sans prendre en compte des défaites partielles[525]. »

Ce qui menace Hitler, c'est donc « la révolution prolétarienne dans toutes les régions de l'Europe[526] ». Trotsky voit se dessiner « l'appauvrissement et le désespoir des masses laborieuses [...], leurs tentatives de résistance et de protestation, tout d'abord voilées, puis de plus en plus ouvertes et hardies », la répression des troupes d'occupation et du rôle de « pacificateurs »-oppresseurs qui provoquera, dans un premier temps, leur démoralisation et à terme leur décomposition inéluctable.

Plutôt que sa vision des luttes de masses en Europe occupée, contre la double oppression nationale et sociale, ceux qui tiennent Trotsky pour un prophète retiendront ses analyses qui concernent la durée de la guerre et de la domination des nazis, le caractère inévitable de l'attaque allemande contre l'U.R.S.S. et de l'intervention des Etats-Unis, sonnant le glas de l'Europe allemande. Contentons-nous de relever que ni l'une ni les autres n'ont laissé de trace importante dans la littérature historique qui porte sur la Seconde Guerre mondiale.

LX. L'hallali[modifier le wikicode]

Trotsky a vécu les derniers mois de sa vie dans la maison de l'avenue Viena à Coyoacán. Natalia Ivanovna l'a décrite telle que les visiteurs actuels du Museo León Trotsky qu'elle abrite, ne la verront jamais, puisqu'elle est maintenant dominée par des bâtiments modernes à plusieurs étages[527] :

« Une grande maison en ruine, que l'on a reconstruite très simplement, entourée d'un jardin assez spacieux où des vieux arbres sont, le matin, pleins de pépiements d'oiseaux. L'endroit est désert: d'un côté un large ruisseau, le plus souvent à sec, de l'autre une chaussée poussiéreuse et quelques masures mexicaines en adobe[Note du Trad 11]. Un mur que nous avons surélevé entoure notre domaine. Le visiteur entre par une solide porte de fer qui n'est ouverte, par un jeune camarade, que sur indication précise et après qu'il a examiné le visiteur par un judas. Dehors, la police a fait construire, à trente pas de l'entrée une casita de briques, pourvue d'une meurtrière. Des agents veillent là sur notre sécurité[528]. »

Le jardin, dominé par des arbres feuillus est plein d'agaves et de ces cactus barbus, les viejitos, que Trotsky affectionne et qu'il cherche, contre leur gré apparemment, à acclimater dans son jardin.

Dans la maison proprement dite, une bibliothèque-secrétariat : livres, journaux, machines à écrire, où travaillent les collaborateurs. A côté, la salle à manger, « grande table en bois blanc, chaises peintes du style hispano-indien, placards », écrit Natalia, qui poursuit :

« Le cabinet de travail de L.D. [...] est une pièce carrée, haute de plafond, bien éclairée, bien aérée, meublée du strict nécessaire. Table en bois blanc, casiers à livres en face, téléphone, c'est tout. Parmi les livres, les œuvres de Lénine, reliées de toile rouge et bleue[529]. »

Tel est le cadre dans lequel l'exilé poursuit sa tâche et son exil. Natalia Ivanovna parle de son emploi du temps :

« L. D. se lève de bon matin : la lumière est alors fraîche, le ciel invariablement radiant ne flambe pas encore. Il se donne un moment de détente pour commencer la journée, en allant nourrir les lapins et les poules. Il jette un coup d'œil aux cactus fraîchement apportés du Pedregal, ce désert de laves chaotiques et brûlantes où il est allé les choisir. Ces étranges plantes, résistantes et guerrières, lui plaisent. Puis il s'isole dans son cabinet de travail pour n'en plus sortir qu'aux heures des repas. Le travail presse et toute la vie de l'homme se concentre sur le travail : correspondance, articles, livres, notes pour des écrits projetés. Le plus souvent, il dicte à une secrétaire russe[530]. »

Trotsky a dépassé la soixantaine. « Il est seul », écrit Natalia Ivanovna, qui a cette phrase terrible: « Nous cheminons dans le petit jardin tropical de Coyoacán entouré de fantômes aux fronts troués[531]. » Elle a raconté à Victor Serge :

« J'entendais parfois L. D., seul dans son cabinet, pousser un profond soupir et se parler à lui-même : " Quelle fatigue ! Quelle fatigue ! " murmurait-il, " je n'en peux plus "... Il ne l'eût dit à personne. L'humiliation insensée, la défaite morale des vieux révolutionnaires qu'il aimait, qui étaient morts en l'accablant et en s'accablant eux-mêmes d'infamie le ravageaient d'une peine inextinguible. Un Rakovsky finissant sa noble vie en prison, aux prises avec sa conscience, comme L. D. l'aimait, tout en lui reprochant une certaine légèreté de caractère, une certaine insouciance dans la vaillance ! Ivan Nikititch Smirnov, l'inébranlable Sosnovsky, Mouralov, qui écrivait autrefois que les flots de l'Irtych se mettraient à remonter de la mer vers leur source avant qu'il n'abjurât ! Un Kamenev bolchevique, au tempérament d'universitaire libéral, si dévoué pourtant ! Tous morts d'une mort atroce, tous s'étant trahis eux-mêmes, tous trahissant la conscience de la révolution ! L. D., seul, prononçait parfois leurs noms[532]... »

Témoignage capital. Trotsky certes, suivant sa propre expression, ne connaissait pas de « tragédie personnelle[533] », mais la tragédie de la révolution, celle de l'humanité, pesaient terriblement lourd sur ses épaules d'homme.

Il continue pourtant, avec le sentiment d'être l'unique survivant d'une armée anéantie, l'homme sur qui repose le destin de préserver son héritage et sa mémoire : responsabilité d'autant plus écrasante qu'il a le sentiment aigu d'être un mort en sursis.

Quelques années plus tôt, dressant dans son Journal d'Exil, à Domène, une sorte de bilan de la haine de Staline contre lui, il avait écrit d'avance sur son propre assassinat :

« Staline paierait cher, à l'heure qu'il est, pour rapporter la décision qui m'a exilé à l'étranger; comme il serait content de monter un procès " spectaculaire " ! Mais on ne fait pas revenir le passé et il ne reste qu’à chercher d'autres moyens [...] en dehors d'un procès. Il va de soi que Staline les cherche. [...] Mais le danger d'être démasqué est excessivement grand : la méfiance des travailleurs d'Occident à l'égard des machinations de Staline n'a pu que s'accentuer depuis l'affaire Kirov. Un acte terroriste (selon la plus grande probabilité avec la coopération des organisations blanches au sein desquelles le G.P.U. a nombre d'agents à lui, ou avec l'aide des fascistes français auxquels il n'est pas difficile de trouver accès), Staline y recourra à coups sûr dans deux cas : si la guerre menace ou si sa propre position empire à l'extrême. Il peut certes y avoir un troisième ou un quatrième cas. [...] Qui vivra verra. Si ce n'est nous, ce seront d'autres[534]. »

Bien des choses avaient changé depuis qu'il avait écrit ces lignes le 20 février 1935. Sur plusieurs points importants, son pronostic avait été sévèrement démenti : Staline n'avait pas, à partir de 1936, reculé devant de nouvelles machinations et s'était même dépassé lui-même avec les procès de Moscou. L'expérience de la guerre d'Espagne avait élargi le champ de recrutement de ses tueurs et lui permettait désormais de ne pas reposer exclusivement sur sa main-d'œuvre blanche. Mais le début de la guerre européenne, la menace directe sur l'U.R.S.S. depuis que l'Allemagne se libérait les mains à l'ouest étaient bien là pour le presser de passer à l'«acte terroriste » auquel il s'était apparemment déjà résolu. En fait, Trotsky était condamné à mort, au plus tard après le pacte germano-soviétique.

* * *

Les tentatives d'assassinat du « Vieux » ont toujours été à l'ordre du jour des inquiétudes de ses camarades. Dans la première période de son exil, nous avons vu que deux tentatives peuvent être prises en considération, émanant toutes deux de tueurs blancs manipulés par le G.P.U. : celle du groupe Turkul, puis celle de Larionov. Il semble que le service n'ait jamais réussi à localiser leur cible. Ce qui était probablement sa bande principale à Paris paraît à nos yeux en 1935, après le départ de France de Trotsky : c'est le groupe d'Efron, qui a filé Sedov et préparé son enlèvement à Antibes, assassiné Ignace Reiss et tenté d'empoisonner sa femme et son enfant. Mais la bande avait aussi Trotsky en point de mire.

C'est sur un bateau pour le Mexique, en mars 1937, que Roland Abbiate, l'un des tueurs, s'empare de l'identité d'un touriste américain, C. G. Quinn[535], et bien des indices suggèrent qu'Abbiate s'est de nouveau rendu au Mexique après le meurtre de Reiss : c'est là que sa trace se perd.

Au Mexique, avant 1940, une seule alerte véritable se produit, en février 1938. Un inconnu s'est présenté avec des paquets d'engrais, destinés, dit-il, au jardin de Diego Rivera et envoyés par le général Múgica. En l'absence de Trotsky, la garde refuse les paquets et invite le visiteur à revenir le lendemain. Dans l'intervalle. on a vérifié que le général n'a envoyé personne, et l'homme ne reparaît pas.

En revanche, il y aura de nombreuses alertes provoquées par la venue ou la présence au Mexique d’individus suspects d’appartenir aux services. On se préoccupe beaucoup, en 1938, d’un ancien chauffeur de taxi de Philadelphie qui a dû entrer dans les services aux États-Unis, et a purgé une peine de prison à Copenhague, George Mink. L'anarchiste italo-américain Carlo Tresca l’accuse formellement d'avoir organisé plusieurs des meurtres de Barcelone, sous le nom d'Alfred Herz, et d'avoir assassiné à New York l'ancienne militante Juliet Stuart Poyntz[536]. On a de lui une photo que les amis de Trotsky diffusent et sur laquelle les gardes s’exercent au tir[537]. On annonce qu'on l'a vu à Veracruz puis en Californie[538] ; il disparaît. Le chef du F.B.I. J. Edgar Hoover, va prétendre, en 1940, que Mink a été tué au Mexique par un groupe de trotskystes dirigé par J. Hansen et que son cadavre a été jeté dans le cratère d'un volcan[539]... Un chercheur allemand soutient aujourd'hui, avec des arguments qui se tiennent, que cet homme n'était pas Mink et que Mink n'était pas Herz[540]

La correspondance de Trotsky jusqu'en 1939 est riche de communications et d'informations concernant les voyages en direction du Mexique de personnes considérées comme suspectes. Certains voyageurs seront épinglés par la presse trotskyste mondiale, comme l’instituteur français Georges Fournial, que Socialist Appeal accuse d’être venu au Mexique chargé d'une mission qui a trait aux projets d’assassiner Trotsky[541].

Mais ce contrôle militant, avec bien des caractères d'amateurisme, devient inopérant avec l'ouverture du Mexique aux anciens d'Espagne, selon les critères déterminée par l'ambassade du Mexique à Paris et l'ambassadeur, ancien ministre et compagnon de route, Narciso Bassols.

Dès lors, comme l'a prévu Trotsky, le Mexique grouille d'hommes susceptibles d'être des agents ou qui ont été démasqués comme tels, ce qui ne les empêche pas d'être admis dans le pays où les services disposent incontestablement d'importantes complicités. Outre les Mexicains déjà mentionnés, autour du peintre David Alfaro Siqueiros, on peut citer l'ancien consul général à Madrid, Lev Haikiss, qui appartient au personnel de l’ambassade soviétique, le haut fonctionnaire du G.P.U., N.Ia. Eitingon, déjà entrevu à Paris, toujours. avec sa compagne, la communiste catalane Caridad Mercader, l’Italien Vittorio Vidali, poursuivi depuis les Etas-Unis et l’Espagne - ou il a été « le commandant Carlos » du 5e régiment - et sa compagne Tina Modotti - Maria Ruiz dans les Brigades internationales - où elle contrôlait les « cadres ». Ces gens-là sont entrés très discrètement, et il faudra des semaines d'enquête pour découvrir leur présence.

D'autres sont repérés, plus ou moins connus, parfois confondus avec d'autres. Citons le Vénézuélien Enrique Martínez, dit Rique, venu des États-Unis, l'Italien Carlo Codevilla, ancien garde du corps de Gramsci, entré au G.P.U en U.R.S.S., actif en Espagne, et que l’on confond avec l'envoyé de l'Internationale, l'Italo-Argentin Vittorio Codovilla. Diego Rivera dénonce aussi très spectaculairement Santiago Garcès, très connu à Madrid, un agent du S.I.M. - Servicio de Investigación Militar -, le service de renseignements de l'armée infiltré, sinon contrôlé par le G.P.U. au cours de la guerre civile.

Ramón Mercader, lui, n'est pas encore là. Il prend son temps. C'est peu avant le début de la guerre qu'il a quitté à Paris ses amis Béranger, en leur laissant entendre qu'il va remplir une mission importante dans le Nouveau Monde. Cet intéressant jeune homme, très attaché à sa mère, a été sans doute recruté par elle et a bénéficié de la protection d'Eitingon. Après des opérations de sabotage en Espagne dans des unités spécialisées et une blessure au bras, il a séjourné environ une année en U.R.S.S. où il a vraisemblablement reçu une formation spéciale. Le soin avec lequel a été préparée, à New York, sa rencontre avec la jeune militante trotskyste Sylvia Ageloff montre non seulement qu'il s'agit d'un agent important et que c'est Trotsky qui est dans sa ligne de mire. Faut-il ajouter que Daniel Béranger, qui a introduit en 1935 deux dirigeants des J. C. russes, venus clandestinement en France, auprès du dirigeant des Jeunesses socialistes de la Seine, Fred Zeller, n'était pas, dans l'appareil, un petit poisson ?

C'est un soir d'août 1938 que Van, sur la base d'informations en provenance du P. C. qui lui ont été apportées par Octavio Fernández à la suite d'une entrevue avec Garciá Treviño, tape un rapport résumant d'importants éléments d'information[542].

Il apparaît d'abord que le comité central du P.C.M., qui vient de se réunir, a été avisé, par l'intermédiaire du P.C. américain et de Browder, qui est son intermédiaire avec l'Internationale, qu'il a été décidé de renforcer sérieusement l'action contre Trotsky et les trotskystes, allant jusqu'au recours à l'« action directe ». Il apparaît également que Hernán Laborde, secrétaire du P.C.M., a été l'objet d'une convocation du P.C. des Etats-Unis pour y recevoir des instructions concernant cette affaire et qu'il a dû passer quelque temps dans la clandestinité pour échapper à la curiosité des agents américains. Le C.C., précise Van dans son rapport, a décidé de « pousser la campagne anti-Trotsky et anti-trotskyste jusqu'à la liquidation physique des objectifs, T. et ses amis[543] ». Trotsky prévient le S.W.P.[544].

Le 8 septembre 1938, l'avocat nord-américain de Trotsky, Albert Goldman, fait sur cette question une déclaration à la presse. Après avoir rappelé les enlèvements et la mort de Wolf et Klement, la mort suspecte de Sedov, il assure que « le G.P.U. est maintenant déterminé à faire un effort désespéré pour se débarrasser de Trotsky lui-même ». Il donne les informations que lui a transmises Van et précise qu'une « campagne doit être menée par le Parti communiste avec l'aide de hauts fonctionnaires du ministère mexicain de l'Education et par Lombardo Toledano qui, au cours de son récent séjour en Europe, a reçu toutes les instructions nécessaires[545] ».

La campagne contre Trotsky, qui s'intensifie en effet à partir de cette date, est surtout menée par la presse de la C.T.M., la revue mensuelle Futuro et le quotidien El Popular. Le thème est évidemment celui des procès, Trotsky étant présenté comme « traître aux intérêts du peuple » et « complice du fascisme ». Pourtant l'accusation de complicité avec l'Allemagne ne suffirait pas à créer autour de Trotsky un cordon d'isolement. C'est la commission Dies qui va fournir l'occasion d'une attaque plus décisive. Entendus par elle au lendemain du pacte, les dirigeants du P.C. américain Browder et Foster n'ont pu s'en tirer qu'en attaquant frénétiquement Trotsky et en le qualifiant d'ennemi de la démocratie et de saboteur de la paix. Dies saisit la balle au bond, téléphone d'abord pour inviter Trotsky, puis télégraphie, en lui demandant « une histoire complète du stalinisme » et en l'assurant qu'il pourra répondre aux accusations de Browder et Foster[546].

Trotsky et ses amis se concertent. Leur conclusion est nette : il faut utiliser la commission Dies, commission parlementaire, pour « expliquer aux travailleurs la dégénérescence stalinienne et pour porter un coup à la politique réactionnaire de Dies[547] ». Trotsky exige des garanties : audiences aux Etats-Unis, proximité de grandes bibliothèques[548]. La négociation est interrompue quand l'agence United Press annonce tout bonnement que Trotsky va déposer sur... l'activité des P.C. d'Amérique latine en relation avec l'expropriation pétrolière ! Trotsky dément aussitôt, et le consul des Etats-Unis l'informe qu'il n'aura pas de visa.

Que s'est-il réellement passé ? Certains ont émis l'hypothèse d'une provocation stalinienne par l'intermédiaire de l'agence, voire de la commission, où il y a plusieurs personnages suspects. La vérité est sans doute plus prosaïque. Le Département d'Etat juge imprudente l'initiative de Dies, estime dangereux de donner à Trotsky une tribune de cette importance, et prie Dies de reculer. Ce dernier annule tout, par le biais des dépêches d'United Press, puis annonce qu'il va envoyer ses enquêteurs auprès de Trotsky, à quoi ce dernier rétorque qu'il ne les recevra pas : l'affaire est réglée.

En fait la campagne commence. Dès janvier 1940, Futuro dénonce l'invitation de Dies et l'acceptation de Trotsky, indiquant que ce dernier s'est ainsi démasqué en tant qu'agent de l'impérialisme yankee. Le communiste paraguayen Oscar Creydt Abelenda reçoit mission d'expliquer dans Futuro comment Trotsky, ancien agent de la Gestapo, a été chassé par cette dernière à cause des liens nouveaux qu'il a noués avec l'impérialisme nord-américain par l'intermédiaire de la commission Dies[549] ! Analysant la prose des journalistes payés pour l'insulter à longueur de colonnes, Trotsky aura cette formule brève, mais éloquente: « C'est ainsi qu'écrivent des gens qui sont sur le point d'échanger la plume contre la mitraillette[550]. »

Le deuxième aspect de la préparation politique de l'assassinat est lié à la direction du P.C. mexicain. Comme Trotsky l'a supposé à l'époque et comme les Mémoires de Valentin Campa l'ont confirmé depuis[551], la direction du P.C.M. - essentiellement Laborde et lui - émettent des réserves sur le projet de meurtre, en raison d'éventuelles « complications », alors qu'ils le considèrent comme « politiquement vaincu ». Le G.P.U. ne pouvait supporter pareille audace de leur part, et c'est probablement à la suite de cette résistance, pourtant timide, que la décision fut prise d'écarter les deux hommes de la direction et de préparer une sévère épuration afin de soumettre complètement le parti mexicain aux décisions de Moscou.

Ce fut l'œuvre du congrès extraordinaire tenu du 12 au 16 mars 1940, au cours duquel fut consacré le spectaculaire renversement politique du P.C. mexicain vis-à-vis de Roosevelt et du gouvernement des Etats-Unis, l'élimination de Laborde et de Campa et l'exclusion des éléments « traîtres, diviseurs, fractionnistes, trotskystes, ennemis du peuple, agents du fascisme, almazanistes et corrompus », qui s'y étaient « infiltrés ». L'épuration semble avoir été menée sous la férule de l'envoyé de l'I.C., Codovilla, avec la collaboration de Carlos Contreras, l'alias mexicain traditionnel de Vittorio Vidali, depuis 1928.

Le 19 mai 1940, La Voz de Mexico, organe central de ce P.C. normalisé, consacre au « vieux traître », comme a écrit un jour Lombardo Toledano, un article d'une extrême violence qui se termine par l'exigence de son expulsion du Mexique pour « ses actes antiprolétariens et antimexicains ».

Le 24 mai 1940, à quatre heures du matin, c'est l'attaque d'un commando armé contre la maison de Trotsky...

* * *

Quatre voitures, chargées d'une vingtaine d'hommes au total, venant chacune d'un point de rassemblement différent, convergent vers la villa de Coyoacán. Les hommes qui en descendent sont vêtus d'uniformes de l'armée ou de la police, armés de revolvers et de mitraillettes et certains de grenades. Leur chef, en uniforme de commandant, arbore une grosse moustache et des lunettes noires. Les policiers de service ne sont pas tous là, quelques-uns ayant répondu à l'invitation de deux jeunes femmes du voisinage qui ont donné une petite fête bien arrosée en raison de leur départ. Les restants sont désarmés sans avoir eu le temps de réagir, par les arrivants qui crient : « Vive Almazán ! » - le nom du candidat de droite aux élections présidentielles.

Le commando, visiblement très bien préparé, sait où il va. Il coupe à l'extérieur les fils du téléphone et ceux qui relient la maison au commissariat de police. Il n'y a personne dans la tour, contrairement au règlement de sécurité de la maison, et le jeune Américain de garde, un nouveau venu du nom de Bob Sheldon Harte, aurait, selon les enquêteurs, ouvert la porte au premier coup de sonnette. Etait-il complice, en ce cas ? Ou aurait-il reconnu l'un des assaillants, à sa voix ou à son visage ? On ne le saura jamais. Trotsky défendra jusqu'au bout ce collaborateur qu'il connaît mal. Natalia le connaît mieux, elle le décrit affectueusement : « Vingt-trois ans, un jeune homme blond aux traits fins, idéaliste, épris du Mexique, il aimait voir vivre, dans une volière, les oiseaux aux vives couleurs[552]… »

Aussitôt entrés, en tout cas, les assaillants occupent les positions qui leur ont, de toute évidence, été assignées avant l'attaque. L'un d'eux tire une rafale d'avertissement sur la baraque des gardes, prise sous le feu d'une Thomson à la moindre tentative de sortie.

Le groupe principal, lui, se dirige sans perdre de temps vers la chambre à coucher de L. D. et de Natalia. Sans essayer d'y pénétrer, car ils déclencheraient contre eux un tir automatique en essayant de forcer l'entrée de l'extérieur, ils tirent par la fenêtre, arrosant de balles les deux pièces pendant plusieurs minutes. Puis, ayant lancé des grenades incendiaires, ils se replient en bon ordre, non sans avoir laissé derrière eux une bombe à retardement. Ils emmènent avec eux le garde américain Bob Sheldon Harte, qu'ils font monter dans une de leurs voitures, et emmènent également les deux autos de la maison qu'ils abandonnent un peu plus loin.

Trotsky a vécu l'attentat dans sa chambre. Il dormait à l'arrivée des tueurs et raconte :

« Je dormais profondément […]. Réveillé par le crépitement de la fusillade, mais l'esprit encore très brumeux, j'imaginai d'abord qu'on célébrait la fête nationale avec des pétards. […] Mais les explosions étaient trop proches, dans la pièce même, tout près et au-dessus de ma tête. L'odeur de la poudre devenait plus âcre, plus pénétrante. De toute évidence, il était en train de se produire ce à quoi nous nous étions toujours attendus : on nous attaquait. Où étaient donc les policiers postés à l'extérieur ? Et les gardes de l'intérieur ? Ligotés ? Enlevés ? Tués ? Ma femme avait déjà sauté du lit. La fusillade continuait sans arrêt. Ma femme m'a dit plus tard qu'elle m'avait poussé à terre, me faisant glisser dans la ruelle. C'était parfaitement exact. Elle était couchée sur moi, le long du mur, comme pour me protéger de son corps. A voix basse et par gestes, je la convainquis de s'aplatir sur le sol. Les coups de feu venaient de tous les côtés, il était difficile de voir exactement d'où... Des éclats de verre des fenêtres et du plâtre des murs sautaient dans tous les sens. Un peu plus tard, je sentis que j'étais légèrement blessé à la jambe en deux endroits. Au moment où la fusillade s'éteignit, nous entendîmes notre petit-fils crier dans la pièce voisine : " Grand-père ! " La voix de cet enfant dans les ténèbres sous la fusillade reste le souvenir le plus tragique de cette nuit[553]. »

Siéva était en réalité blessé au gros orteil. Alors que retentissaient des coups de feu tirés par les hommes qui s'éloignaient en couvrant leur retraite, Natalia étouffe les flammes des bombes incendiaires avec une couverture et se brûle assez gravement...

Mais l'incroyable s'est produit. L'attentat, bien préparé, sans aucune erreur, a été réalisé et mené d'un bout à l'autre... et Trotsky n'est pas mort, il n'est même pas sérieusement blessé. Les organisateurs ont certes réussi à replier leurs hommes sans être identifiés, mais l'opération dans la presse a été menée de façon à couvrir un attentat réussi. Son échec exige que tout soit repris à zéro ; il faut nier qu'il s'agit d'un attentat si l'on veut préserver des chances de recommencer. Le premier réflexe de la presse complice est de nier toute participation et de répéter les vieilles calomnies. Les assaillants, selon El Popular, sont des « éléments provocateurs chassés de la police et de l'armée[554] » ; ils ont agi afin de préparer l'opinion à de véritables attentats contre les organisations ouvrières et leurs dirigeants, et il s'agit d'une manœuvre grossière pour que l'attentat soit imputé au gouvernement soviétique.

Le 29 mai, un communiqué du P.C.M., publié dans El Popular, atteint sans doute le comble du cynisme ; dans le cadre de l'explication selon laquelle l'attentat est l'œuvre de la réaction, il explique que cette provocation doit être sanctionnée... par l'expulsion de Trotsky du Mexique[555].

C'est à peu près à ce moment-là que se produit un tournant dans l'attitude des enquêteurs. Stupéfait du calme de Trotsky, qui a immédiatement désigné le G.P.U comme responsable de l'attaque et s'est remis immédiatement au travail, ahuri qu'un tel effort ait abouti à un résultat aussi piètre, ne s'expliquant pas l'inaction des gardes, qui n'ont pas tiré un seul coup de feu, impressionné par les déclarations de la cuisinière, qui suggèrent une mise en scène, et par le témoignage des policiers, qui assurent que l'Américain de garde est parti de son plein gré avec les assaillants, le général Sanchez Salazar, chef des services secrets, qui dirige l'enquête, fait arrêter pour interrogatoire deux des gardes de Trotsky[556].

Les hommes du G.P.U. ont-ils eux-mêmes mis en circulation l'idée de l' « assaut simulé » ? Ont-ils, au contraire, rapidement saisi au vol une hypothèse ? La cuisinière était-elle dans leur jeu ? Il est impossible de répondre à ces questions, mais on voit bien ce qui suit... Le 30 mai, on annonce l'arrestation, dans le cadre de l'enquête, du chauffeur de Diego Rivera, vu dans les parages le soir de l'attentat. Le soir même, à un meeting, plusieurs orateurs du P.C.M. et de la C.T.M lancent la théorie de l'agression simulée, l'auto-asalto. Un dirigeant du P.C.M., Enrique Ramirez y Ramirez, assure :

« Trotsky s'est attaqué lui-même avec l'objectif de faire apparaître les communistes mexicains comme des terroristes[557]. »

Trotsky ayant protesté contre cette affirmation stupide, le député Luis Lombardo Toledano, frère du secrétaire général de la C.T.M., l'accuse d'avoir insulté la police[558] ! Mais les enquêteurs convoquent Ramirez qui recule précipitamment, assurant qu'il n'a parlé que d'un « pseudo-asalto[559] ».

La presse pro-G.P.U. se lance alors à fond. Le peintre David Alfaro Siqueiros lui donne une déclaration dans laquelle il parle de « la dernière farce de Trotsky [...], délateur professionnel[560] ». El Popular parle de la conduite provocatrice de Trotsky dont la maison est « une institution politique », et qui a fait de Coyoacán « un Etat étranger à la souveraineté » du Mexique[561]. Son conseil national assure qu'il n'y a eu aucune tentative d'assassinat : c'est un « intrigant professionnel qui, dans son travail de division et de provocation, fait alterner démagogie et fraude politique[562] ».

Mais cet édifice de mensonges, chaque jour plus assuré, s'effondre brutalement devant les premiers résultats de l'enquête. La police a identifié les agresseurs, dont une partie est en fuite et l'autre sous les verrous : parmi eux, des militants connus et, surtout, un dirigeant du Parti communiste, membre du bureau politique.

La conférence de presse du général Sánchez Salazar, le 18 juin, fait pratiquement toute la lumière. Trente personnes ont été arrêtées. Le premier fil a été donné par l'identification de l'instituteur, membre du P.C.M., Luis Martínez qui a loué des uniformes de police. Deux femmes ont été engagées et rétribuées pour surveiller la maison et se lier avec les policiers de garde. L'une d'elles se trouve être la femme d'un ancien d'Espagne, membre du bureau politique, David Serrano Andoneguí. Un ancien lieutenant en Espagne, Sánchez Hernández, avoue avoir participé à l'attaque. Un communiste canarien, Rosendo Gómez Lorenzo, est en cours d'interrogatoire. Plusieurs inculpés ont dénoncé les chefs du commando : David Alfaro Siqueiros, le peintre, le « coronelazo », ainsi que son collaborateur Antonio Pujol, ses deux beaux-frères Leopoldo et Luis Arenal, son ami Zuñiga Camacho. La police est en outre convaincue que les assaillants avaient deux complices dans la maison qu'ils attaquaient : la cuisinière, Carmen Palma, et Bob S. Harte, dont Siqueiros aurait dit à l'un de ses complices qu'il l'avait acheté[563].

C'est bientôt la débâcle. Les inculpés parlent trop et donnent beaucoup de détails. Les deux femmes ont été contactées en tant que militantes du P.C.M., mais payées pour leurs services. Le soir de l'agression, c'est sur ordre qu'elles ont emmené avec elles quelques-uns des policiers de garde. Elles avouent avoir rencontré le peintre qui leur a assuré que c'était le parti qui organisait et finançait toute l'entreprise. Serrano se défend d'être mêlé à cette affaire sur laquelle il enquêtait, assure-t-il, pour le compte du parti, qui flairait une « provocation »... L'avocat communiste Mário Pavón flores tente d'unifier la défense d'inculpés en plein désarroi, en renouvelant contre Trotsky attaques et insinuations.

En fait, le sérieux de l'enquête, après les errements initiaux, l'étendue de ses découvertes, l'importance de certains aveux constituent un revers sérieux pour les instigateurs et complices de l'agression : le bruit fait autour des plaintes en diffamation contre Trotsky déposées par Bassols et les responsables de la presse de la C.T.M. ne parvient que mal à le cacher. La presse qui couvre les agresseurs tire sa dernière cartouche en soulignant « le rôle suspect » de Bob Harte, mais son cadavre est découvert dans un village où il semble avoir été conduit après l'attentat et assassiné par l'un des frères Arenal.

Le dernier document d'importance de la plume de Trotsky a été rédigé à des fins judiciaires. Il revêt cependant une grande valeur politique. Il s'agit de l'étude consacrée au soubassement politique de l'attentat, « Comintern et G.P.U. »

Il y définit l'oligarchie du Kremlin comme « totalitaire », c'est-à-dire se subordonnant toutes les « fonctions de la vie sociale, politique et idéologique du pays », un caractère qui découle « de la position de la nouvelle couche dirigeante face au peuple » et de l'absolu besoin qu'elle a, face au peuple, du G.P.U., « en tant qu'instrument de domination totalitaire » :

« La question n'est pas de savoir pourquoi l'égalité n'a pas été complètement réalisée, mais pourquoi les inégalités ne cessent d'augmenter. [...] Ce n'est pas un hasard si 90 % des révolutionnaires qui ont bâti le Parti bolchevique, fait la révolution d'Octobre, créé l'Etat soviétique et l'Armée rouge, dirigé la guerre civile, ont été exterminés comme " traîtres " dans le cours des douze dernières années. En revanche, l'appareil stalinien a accueilli dans ses rangs, au cours de cette période, l'écrasante majorité de ceux qui se trouvaient de l'autre coté de la barricade pendant ces années de révolution[564]. »

Il en est de même dans les P.C. du reste du monde où, comme en U.R.S.S., on trouve au sommet des hommes qui ne veulent pas se battre pour Octobre, mais acquérir pour leur compte fonctions et faveurs.

Sur la base de cette analyse, Trotsky développe son réquisitoire, montrant le lien concret, personnel et financier, entre le G.P.U. et chacune des sections du Comintern, et la « dépendance » matérielle de ces partis à l'égard du réseau secret des « services » qui les entoure et les vertèbre - un fait complètement ignoré aujourd'hui de soi-disant « spécialistes » de l'U.R.S.S., malgré son caractère quasi public dans le pays.

* * *

C'est le 28 mai 1940, quatre jours après l'attentat que Ramón Mercader, sous le nom de Jacson, pénètre pour la première fois dans la maison de Coyoacán, avenue Viena, et rencontre personnellement Trotsky. Il vient chercher les Rosmer - avec qui il a noué des relations par Sylvia - afin de les conduire à Veracruz où ils doivent prendre un bateau qui va les conduire aux Etats-Unis.

Il s'est présenté à Sylvia sous le nom de Jacques Mornard van den Dreschd, se disant fils d'un diplomate belge, qui a fait des études chez les jésuites, est entré dans l'armée qu'il a quittée pour devenir journaliste sportif. C'est Gertrude Allison, du P.C. américain, qui l'a présenté à Sylvia, grâce aux bons soins de Ruby Weil, elle-même chargée par Budenz à New York d'organiser cette rencontre. Identité et passé sont des inventions[565].

L'idylle ainsi préparée a commencé en juin 1938. Les jeunes gens ont habité ensemble à Paris jusqu'en février 1939, date à laquelle Sylvia est rentrée aux Etats-Unis. « Jacques » n'est pas parti avec elle, renonçant au dernier moment, semble-t-il. Il a réussi, après beaucoup d'efforts, à faire la connaissance de Frida Kahlo, venue à Paris pour une exposition. Ce n'est qu'en septembre, après avoir fait ses adieux à ses amis Béranger, qu'il embarque pour les Etats-Unis et arrive dans la famille de Sylvia en expliquant qu'il a fui l'Europe pour n'être pas mobilisé et qu'il a voyage avec un faux passeport au nom de Frank Jacson - sans k[566].

C'est bien Mexico qui est sa destination. Il entre au Mexique pour la première fois le 12 octobre 1939, prétendument embauché par une société d'importation. Il est probablement en charge de la direction et de la coordination et ne fait aucune tentative pour approcher la maison de Coyoacán. Il fréquente des hommes d'affaires, et des ingénieurs, roule dans une Buick d'occasion. On le voit parfois avec une femme plus âgée, probablement sa mère qui est effectivement au Mexique avec Eitingon devenu « Leonov[567] »...

En janvier, Sylvia rejoint « Jacques » : elle ne rencontrera évidemment pas sa mère. Elle va seule en visite a Coyoacán. En revanche, elle présente son « mari » aux Rosmer avec lesquels il se montre plein d'attentions et de prévenances, leur rendant de menus services, les emmenant en promenade dans sa Buick, même après que Sylvia est repartie pour New York, en mars. Venu, nous l'avons vu, pour la première fois dans la maison le 28 mai, pour emmener les Rosmer et les conduire au bateau à Veracruz, il revient quelques jours plus tard pour prendre congé, car il est, dit-il, rappelé par son patron : à cette époque, il vit à l'hôtel avec Sylvia. Il disparaît pendant un mois entier, expliquant qu'il a été pendant ce temps gravement malade et Immobilisé à Puebla. Il revient à Mexico début Juillet et s’installe, toujours avec Sylvia, à l'hôtel Montejo, en plein centre de la ville[568].

Il revient à la maison de Coyoacán le 29 juillet[569], pour reprendre sa Buiek, qu'il a confiée aux gardes le mois précédent. On à pris l'habitude de ses visites: il va revenir cinq fois avant le 20 août. Le 8 août d'ailleurs, il est en quelque sorte accepté, puisque invité à prendre le thé : c'est alors qu'il parle à Trotsky d'un projet d’article[570]. On ignore, avenue Viena, qu'il connaît Frida et vient d'être invité à sa table.

Il est évidemment difficile de comprendre pourquoi, alors que les précautions usuelles allaient jusqu'à goûter les plats que Trotsky mangeait, « le mari de Sylvia » a pu être accepté sans problèmes. L'enquête de la police mexicaine, après le meurtre, a mis en relief la fragilité de l'image qu'il donnait de lui ; Ce prétendu journaliste sportif n'assiste à aucune compétition et n’écrit rien. Il utilise deux identités dont l'une a une orthographe ahurissante. Il raconte des histoires invraisemblables, notamment à Sylvia, sur l'agence Argus qui le paie et lui paiera des articles de psychologie à elle, si elle ne cherche pas a savoir où ils paraissent[571].

Même confusion à propos de ses emplois. Il dit qu’il va partir à New York comme correspondant d'un quotidien belge, mais, à New York, parle de travail à l'Exposition universelle. La firme qui l'emploie prétendument à Mexico est dirigée par un nommé Peter Lubeck dont personne d'autre que ses proches n’a jamais entendu parler. A l'hôtel, il se fait passer pour ingénieur mécanicien, à une relation, pour ingénieur des mines. Il se dit spécialiste des diamants devant Natalia et Joe Hansen, du sucre et de l'huile devant Otto Schüssler. Même dans la maison de Trotsky, il choque par un comportement à peine poli et le fait qu'il est, de toute évidence, un homme qui « raconte des histoires ». Trotsky et Natalia s'interrogent sur le personnage, mais il est « le mari de Sylvia » et les liens de camaraderie sont sacrés et commandent la confiance, même en des êtres aussi surprenants que ce personnage qui garde son chapeau sur sa tête dans le bureau de Trotsky et s'assied sur la table surchargée de papiers et de livres[572]...

Le 20 août, en fin d'après-midi, Trotsky a interrompu le ravitaillement de ses lapins pour recevoir « le mari de Sylvia » qui veut lui montrer son fameux article sur la théorie du « troisième camp » de Shachtman. Il le fait entrer dans son bureau, et les deux hommes y sont seuls. Tous les habitants de la maison entendront pendant le reste de leur vie le cri poussé par Trotsky, « cri d'agonie, moitié cri, moitié sanglot[573] » quand Mercader, placé derrière lui, l'a frappé d'un coup de piolet qui a pénétré de sept centimètres dans sa boîte crânienne, atteignant les parties vitales du cerveau. Trotsky sait que la blessure est mortelle et qu'il va mourir. Il a pratiquement réussi à maîtriser son agresseur, à retenir les gardes de le frapper trop fort, car il faut « le faire parler ». Il dira à Hansen qu'il est « sûr de la victoire de la IVe Internationale » et à Natalia qu'il l'aime. En dépit des efforts désespérés des chirurgiens mexicains et de l'appel à un spécialiste américain, il ne peut être sauvé : il n'est pas tout à fait 20 heures, le 21 août 1940, quand il expire[574], alors que se déchaîne de l'autre côté de l'océan, cette « bataille d'Angleterre » qui n'est que la première d'une guerre qui en comportera bien d'autres.

* * *

La mort d'un homme, même aussi éminent que Lev Davidovitch Trotsky, n'était pas, le 21 août 1940, un événement susceptible de secouer les masses ni même d'émouvoir la presse. La Pravda. conformément au plan qui avait conduit ses chefs à munir Mercader d'une lettre dans laquelle il expliquait son crime par sa déception de partisan de la IVe Internationale, assurait avec quarante-huit heures de retard :

« Ayant dépassé plus encore les limites de l'avilissement humain, Trotsky a été pris au piège dans ses propres filets et a été assassiné par l'un de ses disciples[575][Note du Trad 12]. »

Hormis la Deutsche Allgemeine Zeitung, la presse européenne reste d'une grande discrétion, se contentant de présenter, en quelques lignes, le meurtre, la version de l'assassin, en émettant parfois l'hypothèse d'un crime du G.P.U. L'émotion est plus vive aux Etats-Unis, l'affaire s'étant produite dans un pays voisin et vassal. Dans l'ensemble cependant, la mort de Trotsky, quand elle frappa les imaginations et retint l'attention, le fit surtout comme symbole de la fin d'une époque.

Il y a davantage à dire de la réaction au Mexique : l'hypocrisie de la presse de droite, soulagée mais moralement « indignée », la lâcheté du désaveu du crime par ceux qui l'ont couvert. Mais il y eut la réaction du peuple, l'apparition de deux magnifiques corridos et de la foule de 300 000 Mexicains venus parfois de très loin, pieds nus, sur le passage du cortège funèbre de Coyoacán à la chambre de crémation du Panthéon. On me permettra de me citer pour la dernière fois :

« La peine et l'indignation exprimées par le président Cárdenas lui-même, l'affront pour la tradition mexicaine d'hospitalité, l'horreur supplémentaire du crime commis contre l'hôte par un étranger, tout cela contribuait à la profondeur de ces réactions. Pourtant, les centaines de milliers de pauvres et de déshérités, de travailleurs et de paysans sans terre qui se trouvèrent au coude à coude en ces journées pour un mort dont ils ne savaient presque rien, constituaient précisément ces " masses " auxquelles la propagande stalinienne n'avait cessé de répéter qu'il était leur ennemi mortel. Il faut donc bien admettre qu'il existait autour de la figure du proscrit une zone affective émotionnelle qu'aucune propagande de haine n'a jamais pu franchir. Est-il permis d'ajouter que c'est réconfortant[576] ? »

Le 24 septembre, commentant la réaction à l'assassinat de Trotsky, le vieux révolutionnaire, combattant de la révolution, introducteur du marxisme au Mexique, champion des droits démocratiques, Francisco Zamora, écrivait ces lignes dont nous aimerions qu'elles servent à Trotsky d'épitaphe dans ce livre :

« Je n'appartiens pas et je n'ai jamais appartenu à la IVe Internationale ; je suis tout à fait étranger à ses activités ; je crois cependant que Staline est le plus répugnant et le plus malfaisant des traîtres qu'ait jamais eu à subir la cause du prolétariat et qu'aucun être humain mentalement et moralement sain ne peut continuer à être stalinien après la série de crimes, d'escroqueries, de bassesses et de falsifications des faits et des idées qu'a perpétrés ce sinistre individu ; je crois que ce qui a subsisté jusqu'à présent de la révolution d'Octobre, malgré Staline et sa bande, doit être sauvé par l'élimination du stalinisme, lequel a égaré décapité et désorienté la classe ouvrière mondiale, au moment précis où elle avait le plus besoin de sa conscience et de sa certitude. Si c'est cela être trotskyste, alors je suis trotskyste et je suis fier de l'être, parce que, à toutes les époques et dans quelque société que ce soit, il sera toujours plus digne d'être du côté de la victime lâchement assassinée que de servir de laquais et d'apologiste à son tout-puissant bourreau[577]. »

  1. Il n'y a aucune synthèse pour cette période de la vie de Trotsky dont la trame est fournie par le récit de van Heijenoort.
  2. Van, op. cit., pp. 77-78.
  3. Ibidem, p. 79.
  4. Ibidem, pp. 82-83.
  5. L'Humanité, 25 juillet 1933.
  6. Témoignage de Nelz.
  7. G. Roche, « Malraux et Trotsky », Cahiers Léon Trotsky nº 31, 1987, pp. 103-115.
  8. Trotsky à N. Sedova, 19 septembre 1933, E.H. Carr., p. 56.
  9. Sedov à Trotsky, 21 août 1933, A.H.F.N.
  10. « La Nature de Classe de l'Etat soviétique », B.O., nº 36/37, octobre 1933, pp. 112. Œuvres, 2, pp. 243-268.
  11. Ibidem, p. 256.
  12. Ibidem, pp. 256-257.
  13. Ibidem, p. 257.
  14. Ibidem, p. 258.
  15. Ibidem, pp. 258-259.
  16. Ibidem, p. 260.
  17. Ibidem, p. 267.
  18. Journal d'Exil, Paris, 1960, 29 avril 1935, p. 122.
  19. Van, op. cit., p, 90.
  20. Ibidem, p. 91.
  21. Trotsky, « Déclaration », 21 février 1934, Œuvres, 3, pp. 237-238.
  22. Ibidem, p. 238.
  23. Trotsky à Sedov, 19 mars 1934, A.H.F.N.
  24. « Que signifie la capitulation de Rakovsky ? », 31 mars 1934, La Vérité, 27 avril, Œuvres, 3, pp. 309-310.
  25. Van, op. cit., p. 50.
  26. Journal d'exil, 25 mars 1935, p.74.
  27. Rapport du Procureur de Melun, 15 avril 1934, Archives nationales.
  28. Ibidem
  29. Journal d'exil, pp. 66-69.
  30. Le Matin, 17 avril 1934.
  31. Van, op. cit., p. 101.
  32. Le travail essentiel sur cette période est le livre de Willy Buschak, Das Londoner Büro. Europäische Linkssozialismus in den Zwischenkriegzeit. Amsterdam, 1986. Voir également la thèse antérieure non publiée de Michel Dreyfus, Bureau de Londres ou IVe Internationale ? Socialistes de gauche et trotskystes en Europe (1933-1940), Paris X, 1978. Voir aussi un récit de Fritz Sternberg, « Entretiens avec Trotsky », Le Contrat social, juillet/août 1964, VIII, n° 4, pp. 203-210. Voir également, en traduction du néerlandais, Jacques de Kadt, « Chez Trotsky : controverse et déception », Le Contrat social, mars/avril 1967, XI, n° 2, pp. 83-90, et « Chez Simone Weil : rupture avec Trotsky », ibidem, mai/juin J967, XI, n° 3, pp. 139-145.
  33. R. Dowse, Left in the Center. The Intdepent Labour Party, 1893-1940, Londres, 1866.
  34. Hanno Drechsler, Die Sozialistische Arbeiterpartei Deutschlands, Meisenheim/Glan, 1965.
  35. Ibidem, p. 160.
  36. Ibidem, pp. 190 sq.
  37. Max Perthus, Henk Sneevliet, Nimègue, pp. 348-349.
  38. Drechsler, op. cit., p. 319 ; voir également M. Dreyfus et W. Busehak, op. cit
  39. Max Perthus, Henk Sneevliet revolutionair-socialist in Europe en Azië, Nimègue, 1976.
  40. « Notes sur les conversations entre Trotsky et Walcher », Arbeterrörelsen Arkiv, Stockholm, Œuvres, 2, pp. 93-110.
  41. K. H. Tjaden, Struktur und Funktion der« KPD-Opposition » (K.P.O.), Meisenheim/Glan, 1964.
  42. « Notes ... » , op. cit., 2, p. 95.
  43. Ibidem, pp. 98-100.
  44. Ibidem, pp. 96-97.
  45. Ibidem, pp. 100-101.
  46. Ibidem, pp. 101-103.
  47. Ibidem, p. 105.
  48. Trotsky à Walcher, 21 août 1933, A.H., D 214. Œuvres, 2, p. 117.
  49. «Déclaration des quatre », ibidem, pp. 130-135.
  50. Ibidem, p. 132.
  51. Ibidem, p. 133.
  52. Ibidem, p. 134.
  53. Walcher à Trotsky, 24 septembre 1933, A.H., 5784. Voir aussi Paton, Left Turn, pp. 411-412.
  54. Trotsky « La Conférence de Paris ... » , 1er septembre 1933, Œuvres, 2, pp. 158-159.
  55. Walcher à Trotsky, 23 août 1933.
  56. Trotsky à Walcher, 26 août 1933, A.H., D 275. Œuvres, 2, pp. 137-138.
  57. Article, signé G. Gourov, 18 septembre 1933, Ibidem, p. 210.
  58. Compte rendu du plénum des 18 et 19 novembre 1933, Bibliothèque d'histoire sociale de New York ; Œuvres, 3, pp. 63-67.
  59. Ibidem, pp. 63-64.
  60. Ibidem, p. 66.
  61. Ibidem, p. 67.
  62. Trotsky au S.I., 6 octobre 1933 ; Œuvres, 2, pp. 280-282.
  63. Compte rendu de la préconférence des Quatre, 30 décembre 1933, Archives Sneevliet. I.I.H.S. Amsterdam ; Œuvres, 3, pp.132-149.
  64. Ibidem, p.138.
  65. Ibidem, pp. 138-140.
  66. Ibidem, pp. 140-141.
  67. Ibidem, p. 142.
  68. Ibidem, p. 143.
  69. Ibidem, p. 144.
  70. Ibidem, p. 145.
  71. Ibidem.
  72. Ibidem, p 146.
  73. « Pour la IVe Internationale » A.H., T 3637; Œuvres. pp. 154-155.
  74. Trotsky à des militants du S.A.P., 11 janvier 1934, A.H., T 3641, Œuvres. pp 184-185.
  75. « Centrisme et IVe Internationale », 22 février 1934, A.H., T 3649; pp. 239-246, ici, 246.
  76. Un attentat centriste contre le Marxisme., 15 mars 1934; A.H., T 3656, Œuvres. 3, pp. 271-276.
  77. Encore une fois sur le centrisme., 23 mars 1934, A.H., T 3662, Œuvres, 3, pp. 288-292.
  78. Ibidem, p. 292, n. 10.
  79. Ibidem, p. 291.
  80. Ibidem, p. 292.
  81. Trotsky à Held 29 mars 1934, Œuvres, 2, pp. 298-302.
  82. Ibidem, p. 300.
  83. Trotsky à Swabeck, 29 mars 1934, Bibliothèque d'histoire sociale, New York, 29 mars 1934, pp. 296-297.
  84. P. Broué, « Les Léninistes du P.S.O.E. » , Cahiers Léon Trotsky, n° 20, décembre 1984, pp. 42-67
  85. P. Broué, « Quand Carrillo était gauchiste : les Jeunesses socialistes d'Espagne de 1934 à 1937. », Cahiers Léon Trotsky, décembre 1983, pp. 17-53.
  86. Le document essentiel, après l'installation de Trotsky à Domène est son Journal d'exil 1935, Paris, 1960. Les archives de Harvard sont muettes. Celles de Sedov, à Hoover, sont en revanche, plus utiles.
  87. Nous avons combiné de façon détaillée les indications données par Van, op. cit, pp. 102 sq. et les quittances, notes, reçus, etc. contenus dans une enveloppe préparée par Van et déposée aux archives de l'Institution Hoover. J'ai fait ce travail avec Van, l'année précédant sa mort.
  88. Témoignage de Jean Aulas.
  89. Van, op. cit., p. 104.
  90. Ibidem, p. 105.
  91. Ibidem, p. 108.
  92. Témoignage de Fance Serret.
  93. Van, op. cit., pp. 106-107.
  94. Ibidem, p. 108.
  95. Ibidem, pp. 102-103.
  96. Ibidem, p. 104.
  97. Ibidem.
  98. Ibidem, p. 109.
  99. Journal d’exil, p. 41.
  100. Trotsky à Serge, 30 juillet 1936 ; A.H., 10273 ; Œuvres. 10, pp. 303-304.
  101. Journal d'exil, p. 53.
  102. Trotsky à Sedov, 15 février 1935. A.H.F.N.
  103. A. Malraux, « Trotsky », reproduit dans Cahiers Léon Trotsky. pp. 79-88, ici p. 80.
  104. Trotsky au S.I., 16 juin 1934, Bibliothèque d'histoire sociale, Œuvres, p. 101.
  105. Ibidem, p. 102.
  106. « La Ligue devant un tournant décisif », 16/20 juin 1934, A.H., V 112, pp. 103-110.
  107. Ibidem, p. 109.
  108. Trotsky, « l'Evolution du parti socialiste S.F.I.O. »,10 juillet 1934, Œuvres. 4, pp. 132-137.
  109. Trotsky à la section belge, 19 novembre 1934, signée Vidal, Œuvres. 4, pp. 247-249.
  110. « Pour la IVe Internationale » (lettre ouverte), juin 1935, A.H., T 3673. Œuvres. 5, pp. 346-359.
  111. Ibidem, pp. 357-358.
  112. Témoignage de Raoul Faure.
  113. P. Saccoman, Le Front populaire à Grenoble, D.E.S. Grenoble, 1967.
  114. Trotsky à Sedov, 23 janvier 1935, A.H., 10118.
  115. Trotsky, « Le Procès de Zinoviev, Kamenev et autres », 16 juillet 1935, Œuvres, 5, p. 41.
  116. Joubert, « L'affaire Kirov commence en 1934 », Cahiers Léon Trotsky. n° 20, décembre 1984, pp. 79-93.
  117. Trotsky aux Américains, 26 janvier 1935, Œuvres. 5, pp. 45-50.
  118. Trotsky, « Staline a signé l'acte de décès de la IIIe Internationale » , Œuvres, 5, pp. 346-349.
  119. Ibidem, pp. 357-350.
  120. Journal d’exil, p. 04.
  121. Ibidem.
  122. Ibidem, p. 89.
  123. Ibidem, p. 90.
  124. Ibidem, p. 91.
  125. Ibidem, p. 97.
  126. Ibidem, pp. 107-108.
  127. Ibidem, p. 111.
  128. Ibidem, p. 133.
  129. Ibidem, p. 135.
  130. Ibidem.
  131. Ibidem, p. 155.
  132. Ibidem, pp. 156-160.
  133. Ibidem, p. 163.
  134. Ibidem, p. 48.
  135. Outre les souvenirs de Van et de Rosenthal, souvent cités, il faut mentionner ici avant tout le livre d'Yngvar Ustvedt, Verdensrevolusjonen pa Honefoss. En beretning om Leo Trolskijs opphold i Norge. Oslo, 1974.
  136. Rosenthal, Avocat de Trotsky, pp 151-152.
  137. Ibidem, p. 153.
  138. Journal d’exil, p. 134.
  139. Van, op. cit., p. 117.
  140. Journal d'exil, p. 168.
  141. Ibidem, p. 169.
  142. Trygve Lie, Rapport au Storting (18 février 1937), Riksarkivet Oslo, Storting-smitteilung 19/137) dans Trotsky. In den Augen der Zeitgenossen (ci-dessous AuZ), p, 149.
  143. Journal d'exil, p. 170.
  144. Trygve Lie, Oslo-Moskva-London, cité dans Œuvres, 5, p. 330.
  145. AuZ, p. 149.
  146. Journal d'exil, p. 172.
  147. V. Serge, V. M., p. 51.
  148. Ibidem, p. 54.
  149. Ibidem, p. 51.
  150. Van, op. cit., p. 121.
  151. Ibidem.
  152. Lie, AuZ, p. 150.
  153. Ibidem.
  154. « En Norvège socialiste », Œuvres, pp. 31-32.
  155. Deutscher « Conversations avec Trygve Lie », Marxism... , pp. 163-175.
  156. AuZ, p. 151.
  157. Fred Zeller, « Le Vieux m'a dit », Trois points, c'est tout, Paris, 1976, pp. 92-130.
  158. Franklin Knudsen, I was Stalin's secretary, p. 54.
  159. Ustvedt, op. Cit., p. 51 et témoignage de N. K. Dahl.
  160. Trotsky à Sedov, 27 décembre 1935, A.H., 10135, Œuvres, p. 239-240.
  161. Ibidem. p. 240.
  162. Trotsky à Van Heijenoort, 12 juin 1936, A.H., 10695 ; Œuvres, 10, p. 93.
  163. Ibidem, pp. 78-84.
  164. Ibidem, p. 79.
  165. Ibidem, p. 80.
  166. « La Nouvelle montée », 3 juillet 1936, A.H., T 3932 ; Œuvres, 10, pp. 150-159, ici, p. 152.
  167. Ibidem.
  168. V. Serge, « Les déportés d'Orenbourg » A.H., mai 26, 17399 ; Cahiers Léon Trotsky n° 7/8, pp. 221-228.
  169. Trotsky, « La section soviétique de la IVe Internationale », 11 janvier 1936, A.H., T 3895. Œuvres, 8, pp. 82-90.
  170. Ibidem, p. 89.
  171. Serge à Trotsky, 10 août 1936, A.H.
  172. Trotsky à Eastman, 17 février 1936, A.H.,10350 ; Œuvres, 8, pp. 210-211.
  173. Trotsky à Lieber, 2 avril 1936, A.H., 8916 ; Œuvres, 9, p. 142.
  174. Trotsky, « Etat ouvrier, Thermidor et Bonapartisme », A.H., V 125 ; Œuvres, 5, pp. 68-88.
  175. Ibidem, p. 70.
  176. Ibidem, p. 84-85.
  177. La Révolution trahie, dans D.L.R., p. 449.
  178. Ibidem, p. 479.
  179. Ibidem, p. 480.
  180. Ibidem, p. 504.
  181. Ibidem, pp. 506-507.
  182. Ibidem, pp. 534-535.
  183. Ibidem, p. 606.
  184. Ibidem, p. 627.
  185. Ibidem, p. 628.
  186. Sur le procès de Moscou, voir P. Broué. Les Procès de Moscou, Paris, 1962, et Nicolas Werth, ibidem. Paris, 1987. Indispensable, l'ouvrage de Robert Conquest traduit en français sous le titre La Grande Terreur, Paris, 1970.
  187. Orlov, Secret History of Stalin's Crimes. New York, 1959, pp. 59-60.
  188. Ibidem, pp. 112-118.
  189. Ibidem, pp. 126-128.
  190. « Carnets » d'I. Reiss, dans V. Serge et al. L'Assassinat d'Ignace Reiss, Paris, 1937, pp. 20-21.
  191. Duné, Sotsialistitcheskii Vestnik, n° 45, 20 mars 1948.
  192. Orlov, op. cit., p. 137.
  193. Trotsky, « En Norvège socialiste », Œuvres, 11, p. 36.
  194. A. Vaksberg, « La reine des preuves », Literaturnaia Gazeta, 27 janvier 1988.
  195. Ibidem.
  196. Ibidem.
  197. Ibidem.
  198. Ibidem.
  199. Ibidem.
  200. Sedov à Trotsky, 21 août 1936, A.H., 4868.
  201. Trotsky à Sedov, 26 août 1936, A.H.F.N.
  202. Sedov à Trotsky, 29 août 1936, A.H.F.N.
  203. Sedov à Trotsky, 21 août 1936, A.H., 4868.
  204. P. Broué, « Trotsky et le Bloc des Oppositions de 1932 », op. cit.
  205. Le Procès du centre terroriste trotskyste-zinoviéviste, Moscou, 1936. Ibidem.
  206. Ibidem, p. 100.
  207. Ibidem, p. 103.
  208. Ibidem, p. 125.
  209. Ibidem, pp. 120-121.
  210. Ibidem, p. 165.
  211. Ibidem, p. 182.
  212. « En Norvège socialiste », Œuvres, 11, p. 39.
  213. Rapporté par Orlov, in Lequenne, « Les demi-aveux de Zborowski », Cahiers Leon Trotsky n° 13. pp. 25-43, ici 33.
  214. Ces jugements sont particulièrement sévères dans les articles écrits sur le bateau entre la Norvège et le Mexique.
  215. « En Norvège socialiste », Œuvres. 11, p. 39.
  216. Archives du ministère des Affaires étrangères français, lettre de M. Ristelhueber au ministre, 4 septembre 1936, U.R.S.S. Z 896, carton 608, dossier 6, « affaire Trotsky ».
  217. Trygve Lie, in Deutscher, Marxism, Wars and Revolutions. p. 173.
  218. Copie de cette note, ibidem, dans la lettre du 4 septembre 1936.
  219. Note de M. Payart, 31 août 1936, ibidem.
  220. Trotsky à R. Sveen, 19 août 1936, A.H., 10554, trad. française dans Œuvres, 11, pp. 75-78.
  221. Lie, AuZ. p. 152.
  222. Ibidem, pp. 152-153.
  223. Ibidem, p. 154.
  224. « En Norvège socialiste », Œuvres, 11, p. 40.
  225. Ibidem, p. 47.
  226. Lie, AuZ, p. 154.
  227. Van Heijenoort, op. cit., p. 132.
  228. Lie in Deutscher, op. cit., p. 173.
  229. Lie, AuZ, pp. 154-155.
  230. Van Heijenoort, op. cit., p. 133.
  231. Lie, AuZ, p. 155.
  232. Texte ibidem.
  233. G. Rosenthal, op. cit., p. 159.
  234. Ibidem, p. 159.
  235. « En Norvège ... » , p. 147.
  236. Cité dans Ustvedt, op. cit .. p. 188.
  237. Notamment Schwarz, « Peredoviki i rabotchie massi » Sotsialistitcheskii Vestnik, n° 21, 10 octobre 1936.
  238. Rosenthal, op. cit., p. 170.
  239. Ibidem.
  240. Trotsky, « Honte », 18 décembre 1936, A.H., T 3967, trad. fr. Œuvres, 11, p. 331.
  241. Ibidem, p. 335.
  242. « A Huis clos », 11 décembre 1936, trad. fr. Œuvres, 11, p. 319.
  243. Ibidem, p. 299.
  244. Franklin Knudsen, I was Quisling's Secretary, Londres, 1967, p. 58.
  245. Lie in Deutscher, op. cit., p. 176.
  246. Havldan Koht, cité par Deutscher, op. cit., III, p. 460.
  247. Le travail essentiel est la thèse d'Olivia Gall, Trotsky et la vie politique dans le Mexique de Cárdenas, 2 vol., Grenoble, 1986, qui paraîtra prochainement. On peut espérer aussi la publication des travaux du colloque de mai 1987 à Mexico sur Trotsky comme « révélateur ».
  248. Abern à Trotsky, 30 mars 1930, A.H., 60.
  249. La Prensa, 20 avril 1956, trad. fr. Cahier Léon Trotsky n° 11, septembre 1982, pp. 63-73.
  250. Ibidem, p. 64.
  251. O. Gall, t. I, op. cit., pp. 144-146.
  252. O. Fernández, op. cit., p. 68.
  253. O. Gall, op. cit., I, pp. 23-25.
  254. Sedov à S.W.P., 27 novembre 1936, A.H.E.N.
  255. Shachtman à Sedov, 23 novembre 1936, A.H.E.N.
  256. Van, op. cit., p. 155.
  257. Trotsky à Meyer, 17 décembre 1936, Riksarchiv, Oslo.
  258. Trotsky à S. Rosendahl, 17 décembre 1936, Riksarchiv.
  259. Trotsky, pages de journal, 28 décembre 1936, Œuvres, 12, p. 25.
  260. « Au Mexique », pages de journal, ibidem, Œuvres, 12, p. 76.
  261. V. Serge, V.M., II, p. 69.
  262. O. Gall, Trotsky et la vie politique dans le Mexique de Cárdenas, 2 vol., thèse, Grenoble, 1975. Ici, p. 135.
  263. Van, op. cit., p. 165.
  264. Témoignage de van Heijenoort.
  265. Ibidem.
  266. Van, op. cit., p. 166.
  267. Témoignage de Mrs Ella G. Wolfe.
  268. Léon et Natalia Trotsky, Correspondance 1933-1938, Paris, 1980, pp. 118 sq.
  269. Van, op. cit., p. 165.
  270. H. Herrera, Frida, p. 212.
  271. Ibidem, p. 81.
  272. B. D. Wolfe, pp. 257-274.
  273. Ibidem, p. 191.
  274. Trotsky à Rivera, 9 juin 1933, A.H., 9790.
  275. V. Serge, V.M., II, p. 116.
  276. Trotsky au S.I., 12 juin 1938, A.H., 8059 ; Œuvres, 18, p. 70.
  277. Van, op. cit .. p. 197.
  278. Témoignage de J. van Heijenoort à la soutenance de la thèse d'Olivia Gall.
  279. O. Gall, op. cit., I, p. 146.
  280. Ibidem, I, p. 269.
  281. Ibidem, I, pp. 146-147.
  282. « Octavio Fernández se souvient », Cahiers Léon Trotsky, n° 26, juin 1986, pp. 61-80.
  283. O. Gall, op. cit., I, p. 121.
  284. Témoignage de Van et Octavio Fernández.
  285. O. Gall, op. cit., I, p. 147 & II, pp. 462-477.
  286. Ibidem, pp. 147-148.
  287. Ibidem, p. 148.
  288. Ibidem, p. 148.
  289. Correspondance avec Cárdenas 1935-1938, Archives Múgica.
  290. Témoignage de Charlie Curtiss.
  291. On a son témoignage d'observatrice attentive dans Alice Gerstel-Rühle, Kein Gedicht für Trotzki : Tagebuchaufzeichnungen aus Mexico, Francfort/M, 1979 .
  292. O. Gall, op. cit., II, pp. 353-357.
  293. Ibidem, I, 208-243, fait la synthèse des nombreux travaux historiques récents consacrés à Lombardo Toledano.
  294. V. Lombardo Toledano, « L'Asile du Mexique », Futuro, janvier 1937.
  295. V. Lombardo Toledano, « Trotsky au Mexique », Futuro. septembre 1938.
  296. P. Broué, L'Assassinat de Trotsky, p. 71.
  297. Voir le chapitre 14 (« Trotsky analyse le Mexique ») de la thèse d'Olivia Gall, pp. 426-451.
  298. O. Fernández, « Ce qu'est et où va la Révolution mexicaine », Clave, n° 3/4, novembre/décembre 1939.
  299. Cité par O. Gall, op. cit., II, p. 428.
  300. « Les syndicats à l'époque impérialiste », février 1941.
  301. « Le Mexique et l'impérialisme britannique », 5 juin 1938, A.H., T 4539 ; ici, p. 57. 56.
  302. Trotsky, « Lettre ouverte au sénateur Allen », 2 décembre 1938, A.H.,. T 4477 ; Œuvres, 19, p. 212.
  303. Cité par O. Gall, op. cit.. II, p. 437.
  304. Ibidem, cité p. 438.
  305. Ibidem.
  306. « Staline et le Mexique », Œuvres. 17, pp. 269-270.
  307. Dewey à Eastman, cité par Alan Wald, « La commission Dewey quarante ans après », traduction française, cahiers Léon Trolsky, n° 3, juillet-septembre 1979, p. 43.
  308. T.R. Poole, « Counter-Trials », Leon Trotsky on Soviet Purge Trials, thèse Université du Massachusetts 1974, t. I, p. 218.
  309. Ibidem, pp. 302-303.
  310. Sidney Hook, cité par Wald, op. cit., p. 47.
  311. Le procès du « Centre antisoviétique » terroriste, Moscou, 1937.
  312. Ibidem, « aveux » de Mouralov, pp. 230-235.
  313. Ibidem, pp. 22-24, 27, 30, 38, 39, etc.
  314. Ibidem, « aveux » de Piatakov, pp. 64-69.
  315. Ibidem, « aveux » de Radek, p. 113.
  316. L'article de Radek dans Izvestia, 5 août 1936, intitulé « Les fauteurs de guerre préparent l'intervention contre la révolution espagnole » est de fait une critique de la politique stalinienne.
  317. Ibidem, « aveux » de Piatakov, pp. 70-71.
  318. Ibidem, « aveux » de Radek, p. 565.
  319. Trotsky à S. La Follette, 15 mars 1937, A.H., 8741 ; Œuvres, 3, p. 88.
  320. Discours pour le meeting de New York, 9 février 1937, A.H., T. 4090.
  321. Trotsky à Solow (24 février 1937), A.H., 10477, fait une critique détaillée du projet de constitution de la commission d'enquête (A.H., 15848) de ce point de vue : traduction française, Œuvres, 12, pp. 374-373. Voir également Trotsky à Novack, 9 mars 1937, A.H., 9428, et la lettre aux trotskystes américains, 17 mars 1937, A.H., 7306 d'où est extraite la phrase ci-dessus.
  322. Trotsky à Nelz, 1er février 1937, A.H., 8513, Œuvres, 12, pp. 333-334.
  323. P. Broué, « L'Histoire et la vie (Charles Beard et l'enquête sur les procès de Moscou) », Cahiers Léon Trotsky, n° 19, septembre 1984, pp. 68-77.
  324. Wald, op. cit., pp. 47-52.
  325. Ibidem, p. 53.
  326. The Case of Leon Trotsky, p. 12.
  327. Ibidem, p. 5.
  328. Wald, op. cit. p. 55.
  329. Cité ibidem.
  330. The Case ... , p. 412.
  331. Ibidem, pp. 415-416.
  332. Ibidem, pp. 417-418. Beals écrit dans Saturday Evening Post, 12 juin 1937 un article qui paraîtra au Mexique dans la revue de la C.T.M. et de V. Lombardo Toledano, Futuro.
  333. The Case ..., pp. 436-437.
  334. G. Roche, « Défense et contre-enquête en France » Cahiers Léon Trotsky, n° 3, juillet-septembre 1979, pp. 61-98.
  335. Poole, op. cit., II, p. 506.
  336. G. Roche, « Partisan Review, revue partisane », Cahiers Léon Trotsky, n° 19, septembre 1984, pp. 17-40.
  337. Edmund Wilson, « Staline, Trotsky et Willi Schlamm », Nation, 11 décembre 1937.
  338. B.D. Wolfe, « Défense de Trotsky », The New Republic, 24 novembre 1937.
  339. Le Procès du « Bloc des droitiers et des trotskystes » antisoviétiques, 2 vol., Moscou, 1938. Les dénégations de Krestinsky se trouvent pp.56-58.
  340. On trouve tout au long de son interrogatoire ces tentatives de Boukharine, notamment, pp. 402, 409, 415, 451, 484, etc.
  341. Ibidem, dans la déposition de Boulanov, pp. 594-595 et surtout celle d'Iagoda, pp. 609-611.
  342. Ibidem. pp. 584-585.
  343. James T. Farrell « Dewey au Mexique », trad. fr. Cahiers Léon Trolsky, n° 19, septembre 1984, pp. 78-100, ici p.93.
  344. Trotsky à Frankel, 26 janvier 1938, A.H., 8157 ; Œuvres, 16, pp. 116-117.
  345. Cité par Farrell, op. cit., p. 95.
  346. Ibidem.
  347. Deutscher, op. cit., III, p.583. En revanche George Novack, « Liberal Morality », Their Morals and Ours, New York, 1973, pp. 74-93, a parfaitement saisi la polémique cachée.
  348. J. Dewey, « Means and end», The New Intemational, juin 1938, p. 177.
  349. Ibidem.
  350. Cité par Farrell, op. cit., p. 97.
  351. Il n'existe pas d'ouvrage d'ensemble sérieux. La « grande traque » des révolutionnaires en Espagne fera l'objet d'un prochain travail.
  352. P Broué, « La main-d'œuvre blanche de Staline », Cahiers Léon Trotsky, n° 24, décembre 1985, pp. 73-84.
  353. Michel Lequenne, « Les demi-aveux de Zborowski », Cahiers Léon Trotsky, n° 13, mars 1983, pp. 25-43 et Gérard Rosenthal, op. cit., pp. 271-273. voir également l'enquête parlementaire aux Etats-Unis et le compte rendu des dépositions de Zborowski et de Lola Dallin dans Scope of Soviet Activity in The United States, n° 4 et 5, séances du 29 février et du 2 mars 1956, Washington, 1956.
  354. Scope, n° 4, pp. 82-83 ; Lequenne, op. cit., p. 29.
  355. Ibidem, p. 30.
  356. Ibidem.
  357. Ibidem.
  358. Ibidem, pp. 30-31.
  359. Ibidem, p. 32.
  360. Témoignage de Raymond Molinier.
  361. Multiples renseignements sur tous ces personnages dans les pièces de l'enquête sur l'assassinat de Reiss, A.H., 17299, 148 pages, et dans un résumé en anglais du dossier aux archives de l'Institution Hoover.
  362. Trotsky, Œuvres, 16, p. 190.
  363. Note, Préfecture de Police, 27 et 28 janvier 1937, archives Préfecture de Police.
  364. Œuvres, 16, p. 90.
  365. Sur Reiss, le récit de sa veuve, Elsa Poretski, Les Nôtres, Paris, 1969.
  366. Texte reproduit dans L'Assassinat d'Ignace Reiss, Paris 1938, pp. 32-36.
  367. Cyril Henkin, L'Espionnage soviétique, Paris, 1981, p. 50.
  368. Alain Brossat, Agents de Staline, Paris 1988, notamment les chapitres où Rodzévitch et Véra Trail avaient été interrogés dans le cours de l'enquête sur le meurtre de Reiss.
  369. « Victoire de Staline sur le parti » est le titre du chapitre 22 du livre de L. Schapiro The Communist Party of The Soviet Union.
  370. Merle Fainsod, Smolensk under Soviet Rule, Cambridge, Ma., 1958.
  371. Ibidem. p. 322.
  372. Ibidem. p. 422.
  373. Ibidem, p. 234.
  374. Ibidem. p. 235.
  375. Ibidem, p. 237.
  376. J. Hernandez, La Grande trahison, Paris, 1953, pp. 103-107.
  377. P. Broué « La dernière Mission de Wolf », Cahiers Léon Trotsky, n° 10, juin 1982, pp. 75-84.
  378. P. Broué « Procès manqué à Prague » : l'affaire Grylewicz », Cahiers Léon Trotsky, n° 3, juillet-septembre 1979, pp. 141-150.
  379. P. Broué, « Procès d'Américains à Moscou ou Procès de Moscou à New York : l'affaire Robinson-Rubens », ibidem., pp.151-200.
  380. Ibidem, pp. 160-164.
  381. M.F. Kahn et J.M. Krivine, « La mort de Sedov », Cahiers Léon Trotsky, 13 mars 1983, pp. 25-43.
  382. Van, op. cit., pp. 176-177.
  383. Trotsky, « Léon Sedov, l'homme, l'ami, le militant », Œuvres, 16, p. 194, 20 février 1938, A.H., T 4281.
  384. Trotsky, A. & M. Rosmer, Correspondance, pp. 258-263.
  385. Rosenthal, op. cit., pp. 305-308.
  386. R. Revol « Procès de Moscou en Espagne », Cahiers Léon Trotsky, n° 3, juillet-septembre 1971, pp. 130-132.
  387. Ibidem. pp. 121-130.
  388. Rosenthal, op. cit., pp. 275-280.
  389. P. Broué, « Quelques collaborateurs de Trotsky », Cahiers Léon Trotsky, n° 1, janvier 1979, pp. .73-76.
  390. L'homme qui aurait été recherché par la police, appelé Kauffman par certaines sources policières, serait en réalité appelé Toman, selon des documents des archives Robrieux ; indication donnée verbalement par Philippe Robrieux.
  391. Jean P. Joubert, « Quand L'Humanité couvrait les traces des tueurs », Cahiers Leon Trotsky, n° 3, juillet-septembre 1979 pp. 203-206.
  392. Orlov à Trotsky, 27 décembre 1937, A.H., 6137.
  393. Trotsky à ses camarades des Etats-Unis, 1er janvier 1939, A.H., 8105 ; Œuvres, 20, pp. 29-30.
  394. Trotsky à Pagenel, 24 octobre 1938. A.H., T 4389, Œuvres 18, pp. 251-252.
  395. P. Broué, « Les trotskystes en U.R.S.S., 1929-1938 », Cahiers Leon Trotsky, n° 6, 1980, pp. 5-65, ici p. 58.
  396. Cité par Maria Joffé, One Long Night, pp.41-42.
  397. Ibidem, p. 44.
  398. Ibidem, p. 34.
  399. Ibidem, p. 188.
  400. Ibidem, p. 190.
  401. Serge à Trotsky, 27 mai 1936, A.H., 5013, cité par P. Broué, « Les Trotskystes », p. 56.
  402. La principale source de la place de la guerre d'Espagne dans la biographie de Trotsky est évidemment le volume La Révolution espagnole. 1930-1940, Paris, 1975. Ce volume de 788 pages comprend tous les textes de Trotsky sur l'Espagne connus avant l'ouverture de la « partie fermée » de ses archives en 1980 (ci-dessous, R.E.).
  403. M. Blanco Rodríguez, « Le Livre que Trotsky n'a pas écrit sur l'Espagne », Cahiers Léon Trotsky, n° 10, juin 1982, pp. 115-117.
  404. « La Révolution et les tâches communistes », 24 janvier 1931 , A.H., T 3358 ; R.E., 59-81, ici p. 80.
  405. P. Broué « Quand Carrillo était gauchiste : les Jeunesses socialistes d'Espagne de 1934 à 1936 », Cahiers Léon Trotsky, n° 16, décembre 1983. pp. 48-53.
  406. Trotsky, « Premières leçons d'Espagne », 30 juillet 1936, A.H., T 3944.; R.E., pp. 339-347, ici p. 347.
  407. Lettre de Trotsky, 16 août 1936, découverte dans les archives de la police secrète italienne, R.E., pp. 348-352, ici, p. 350.
  408. Ibidem, p. 351.
  409. Trotsky « La Sainte-alliance contre l'Espagne », 26 août 1936, R.E., p. 354.
  410. Trotsky, « Pour la Victoire de la Révolution espagnole », 19 février 1937, A.H., T 4104, R.E.. pp. 355-359.
  411. Ibidem, p. 355.
  412. Ibidem, p. 357.
  413. Ibidem, pp. 357-358.
  414. Ibidem, p. 358.
  415. Ibidem, p. 359.
  416. Trotsky, « La victoire est-elle possible ? », 23 avril 1937, A.H., T 4142 ; R.E., pp. 382-392, ici p. 390.
  417. Ibidem, p. 390.
  418. Ibidem.
  419. Trotsky, « Remarques sur l'insurrection », 12 mai 1937, A.H., T 4147. R.E., p. 398.
  420. Trotsky « L'I.C. soutient la contre-révolution en Espagne », R.E., p. 406.
  421. Trotsky, « Contre le défaitisme en Espagne », 14 septembre 1937, A.H., T 4208, R. E., pp. 430-440.
  422. Ibidem, p. 440.
  423. Trotsky, « Il est temps de passer à une contre-offensive internationale contre le stalinisme », A.H., T 4227 ; R.E., 464-472, ici p.469.
  424. Ibidem, p. 469.
  425. Trotsky, « Leçons d'Espagne, dernier avertissement », 17 décembre 1937, A.H.,T 4258 ; R.E.. pp. 473-501.
  426. Ibidem, p. 476.
  427. Ibidem, p. 481.
  428. Ibidem, p. 484.
  429. Ibidem, p. 486.
  430. Ibidem, p. 492.
  431. Ibidem, pp. 495-496.
  432. Ibidem, p. 499.
  433. G. Soria, « Le trotskysme au service d'Hitler », L’Humanité, 19 juin 1937, et « Le P.O.U.M. organisation de terrorisme et d'espionnage au service de Franco », L'Humanité, 25 octobre 1937.
  434. Trotsky, « Leçons d'Espagne », pp. 500-501.
  435. Ibidem, p. 501.
  436. La Batalla, 24 décembre 1936. Selon les militants du P.O.U.M., Farré fut tué en France sous l'Occupation par un commando aux ordres du P.C.
  437. Voir B.D. Wolfe, La fabulosa Vida de Diego Rivera, Mexico, 1972, et Arturo Schwarz, Breton, Trotsky et l'Anarchie, Paris 1977, ainsi que la thèse de Marlene Kadar, Cultural Politics in the 1930s. Partisan Review. The Surrealists and Leon Trotsky, Alberta 1983.
  438. B.D. Wolfe, op. cit., p. 197.
  439. Trotsky « L'Art et la Révolution », 17 juin 1938, Lettre à Partisan Review, A.H., 4366 ; Œuvres, 18, pp. 88-89.
  440. Ibidem, p. 89.
  441. B.D. Wolfe, op. cit., pp. 263-267.
  442. Ibidem. pp. 89-90.
  443. Ibidem, p. 90.
  444. G. Roche, « La Rencontre de l'Aigle et du Lion », Cahiers Léon Trotsky, n° 25, mars 1986, pp. 23-46.
  445. Ibidem, p. 23.
  446. Van, op. cit., p. 179.
  447. Roche, « Rencontre »..., p. 31.
  448. Van, op. cit., p. 179.
  449. Roche, op. cit., p. 26.
  450. Ibidem, p. 24.
  451. Ibidem.
  452. Ibidem.
  453. Ibidem, p. 26.
  454. Ibidem, p. 27.
  455. Van, op. cit., pp. 180-181.
  456. A. Schwarz, Breton-Trotsky, Paris, 1977, p. 210.
  457. Van, op. cit., p. 184.
  458. Ibidem, p. 187.
  459. Roche, « Rencontre »..., p. 35.
  460. « Manifeste pour un Art révolutionnaire indépendant », 25 juillet 1938, A.H.,T 4394 ; Œuvres 18, pp. 198-211.
  461. Ibidem, p. 198.
  462. Ibidem, p. 201.
  463. Ibidem, p. 206.
  464. Ibidem.
  465. Ibidem, p. 208.
  466. Ibidem, p. 209.
  467. Ibidem, pp. 209-210.
  468. Ibidem, p. 211.
  469. Roche,« Rencontre... », pp. 42-43.
  470. Van, op. cit., p. 195.
  471. Ibidem, p. 198.
  472. Ibidem, p. 196.
  473. Ibidem, pp.196-197.
  474. O. Gall, I. pp. 385-386.
  475. Cité par Trotsky, « Bilan de la rupture avec Diego Rivera », 27 mai 1938, A.H., 8186 ; Œuvres, 20, pp. 304-305.
  476. O. Gall, op. cit., I, pp. 387, n. 1.
  477. Van, op. cit., pp. 199-200.
  478. Rivera à Ferrel et Rivera à S.I., 7 janvier 1939, archives Curtiss.
  479. « La démission de Rivera », 17 janvier 1939, archives Curtiss ; Œuvres, 20, pp. 59, et « Ce qu'il faut répondre », 17 janvier 1939, archives Curtiss, Œuvres, pp. 60-61.
  480. Gall, op. cit., I, p. 192.
  481. Rivera à B.D. Wolfe (extraits), 19 mars 1939, archives Curtiss.
  482. O. Gall, op. cit., I, p. 395.
  483. Rivera au Pan-American Bureau, 10 mars 1939, archives Curtiss ; Trotsky, « Bilan ...» p. 308.
  484. Ibidem.
  485. New York Times, 14 avril 1939 ; traduction française dans Cahiers Léon Trotsky, n° 26, juin 1986, p. 86.
  486. Ibidem, p. 87.
  487. Charles O. Cornell ; « Avec Trotsky au Mexique », Fourth International, août 1944, pp. 246-249.
  488. Ibidem, pp. 248-249.
  489. Ibidem, p. 248.
  490. Sur cette question, nous l'avons dit, D. Guérin a édité, malheureusement avec de fâcheuses coupures, les principaux textes sous le titre Sur la Deuxième Guerre mondiale, Paris, 1974. Les textes du débat de 1939-1940 sont édités dans Défense du Marxisme, Paris 1972. Voir également, Jean J. Joubert, « Le défaitisme révolutionnaire », Cahiers Léon Trotsky, n° 23, septembre 1985, pp. 6-22 et P. Broué « Trotsky et les trotskystes face à la Deuxième Guerre mondiale », Ibidem, pp. 35-60.
  491. Trotsky, « La guerre et la IVe Internationale », Œuvres, 4, pp. 48-85.
  492. Ibidem, p. 49.
  493. Ibidem, p. 53.
  494. Ibidem, p. 69.
  495. Ibidem, p. 74.
  496. Ibidem, p. 75.
  497. Trotsky à V. Serge, 3 juin 1936, A.H., 10271, Œuvres 10, p. 36.
  498. P. Broué, « Trockij et la IV° Internationale », Il Pensiero, op. cit., pp. 517-518.
  499. Trotsky « La nouvelle montée et les tâches de la IV° Internationale », 3 juillet 1936 ; A.H., T 3932 ; Œuvres, 10, pp. 150-159, ici p. 157.
  500. Circulaire de convocation, Cahiers Léon Trotsky, n° 1, janvier 1979, p. 9.
  501. G. Breitman, The Rocky Road of the Fourth International, New York, 1973, p.22.
  502. Trotsky/Li Furen, « Discussion sur la question chinoise », 11 août 1937, Œuvres, 14, 271 et 276.
  503. The Case, p. 190.
  504. Post-scriptum sur les accords de Munich, A.H., T 4424 ; Œuvres, 18, p. 313-314, 16.
  505. Trotsky, « Une leçon toute fraîche, sur le caractère de la guerre prochaine », (10 octobre 1938), A.H., T4436 ; Œuvres, 19, pp. 53-83.
  506. Ibidem, pp. 71-75.
  507. Trotsky, « Le pacte germano-soviétique », 4 septembre 1939, A.H., T 4614 ; Œuvres, 21, pp. 380-392, ici, p. 391.
  508. Trotsky, Œuvres, 22, n. 1, p. 27.
  509. Ibidem.
  510. Trotsky « L'U.R.S.S. dans la guerre », 25 septembre 1939, A.H., T 4633 ; Œuvres, 22, pp. 40-62.
  511. Ibidem, pp. 44-45.
  512. Ibidem, pp. 47-48.
  513. Ibidem, p. 60.
  514. Ibidem, p. 62.
  515. « Encore une fois sur la nature de l'U.R.S.S. » , 18 octobre 1939, A.H., 4642 ; Œuvres, 22, p. 102.
  516. « Bonapartisme, Fascisme et Guerre », fragments d'un texte inachevé, août 1940, Œuvres, 24, pp. 366-376, ici p. 369.
  517. Ibidem, p. 370.
  518. Ibidem, pp. 371-372.
  519. Manifeste sur la Guerre impérialiste et la révolution prolétarienne mondiale (mai 1940) A.H., 7842-7846, Œuvres, 24, pp. 27-75.
  520. Ibidem, p. 75.
  521. « Bonapartisme ... » , Œuvres, 24, p. 371.
  522. P. Broué « Trotsky et les trotskystes » Cahiers Léon Trotsky, n° 23, p. 38.
  523. Trotsky « Notre cap ne change pas », 30 juin 1940, A.H., T 4904; Œuvres, 24, p.186.
  524. 35 Ibidem.
  525. Ibidem.
  526. Ibidem.
  527. Sur l'assassinat de Trotsky la littérature est abondante. Citons simplement, de Gorkin et du général Sánchez Salazar, Ainsi fut assassiné Trotsky, Paris, 1948, et Isaac Don Levine, L'Homme qui a tué Trotsky, Paris 1960. Mon livre, L'assassinat de Trotsky, Bruxelles 1980, est le premier qui utilise en même temps les archives de Trotsky à Harvard, les archives accessibles au Mexique et la presse de ce pays.
  528. V. Serge, V.M., II, p. 113.
  529. Ibidem.
  530. Ibidem, pp. 113-114.
  531. Ibidem, p. 84.
  532. Ibidem, pp.117-118.
  533. M.V., III, p. 341.
  534. Journal d'Exil, 20 février 1935, pp. 57-58.
  535. Lettre de C.G. Quinn au consul général des États-Unis, cité dans P. Broué, op. cit. 10.
  536. Broué, op. cit. pp. 26-27.
  537. Témoignage de van Heijenoort.
  538. Socialist Appeal, 16 avril 1938.
  539. Rapport de J. Edgar Hoover, l'octobre 1940, archives F.B.I., cité dans Newsline, 30 septembre 1978.
  540. P.v.z. Mülhen, Spanien war ihre Hoffnung, Bonn, 183, pp. 146-155.
  541. Lutte ouvrière, 17 mai et Socialist Appeal, 3 avril 1938.
  542. Rapport de J. van Heijenoort, n.d., A.H., 17304.
  543. Ibidem.
  544. Trotsky à S.W.P., 4 septembre 1938, A.H., T 4418 ; Œuvres, 18, pp. 273-275.
  545. Goldman, déclaration de presse, 8 septembre 1938, A.H., 16882.
  546. Sur l'appel téléphonique de Matthews, cf. Broué, L'Assassinat... , pp. 79-80.
  547. Rapport de J. Hansen, 14 décembre I939, A.H., 18906.
  548. Lettre au S.W.P., 13 octobre 1939, A.H., 8109 ; Œuvres, 22, pp. 94-96.
  549. O. Creydt Abelenda, « La Signification du Trotskysme », Futuro, mai 1940, cité dans Broué, op. cit., pp 144-152.
  550. Œuvres, 24, p. 325.
  551. Campa, Mi Testimonio, « El Caso Trotsky », pp. 159-166.
  552. Victor Serge, V.M. II, p. 119.
  553. Trotsky, « L'Attentat du 24 mai », 8 juin 1940 ; Œuvres, 24, pp. 100-101.
  554. El Popular, 29 mai 1940.
  555. 29 Ibidem.
  556. P. Broué, L'Assassinat... pp. 95-97.
  557. Excelsior, 31 mai 1940.
  558. Luis Lombardo Toledano, « Trotsky insulte la police mexicaine », El Popular, 2 juin 1940.
  559. E. Ramirez y Ramirez, Novedades, 3 juin 1940.
  560. D. Alfaro Siqueiros, Déclaration, El Popular, 3 juin 1940.
  561. El Popular, 3 juin 1940.
  562. Excelsior, 6 juin 1940.
  563. Broué, op. cit., pp. 100-105.
  564. « Le Comintern et le G.P.U. », 17 août 1940, A.H., T 4927 ; Œuvres, 24, pp. 312-314.
  565. Broué, op. cit. p. 115.
  566. Ibidem, p. 114.
  567. Broué, op. cit., pp. 114, 115.
  568. Ibidem, p. 117.
  569. Ibidem, pp. 116-117.
  570. Ibidem, pp. 117-118.
  571. Ibidem, pp. 119-120.
  572. Ibidem, p. 120.
  573. Ibidem, p. 10.
  574. Hansen,« Avec Trotsky, jusqu'au dernier moment », trad. fr. dans Cahiers Léon Trotsky, n° 2, avril-juin 1979, pp. 25-51.
  575. Pravda, 24 août 1940.
  576. P. Broué, op. cit., p. 142.
  577. F. Zamora, « L'Assassinat comme révélateur », El Universal, 24 août 1940.
  1. La vérité est que l'argent fourni par le groupe Rops constituait l'une des principales sinon la principale ressource du secrétariat international. La police française savait que cet argent était porté à Paris par un émissaire qu’elle croyait être Hynek Lenorovic, à qui son état de santé ne permettait pas de voyager. Le messager voyageait en réalité avec le passeport de Lenorovic et, après, cette expulsion, ce fut souvent Frankel comme le témoignage d'un parent de Lenorovic nous a permis de le vérifier.
  2. Le contrat avait été établi par Daniel Béranger, compagnon de Monserrat Mercader, agent infiltré dans les Jeunesses socialistes et contrôlé par Raymond Guyot.
  3. Le nazi norvégien Franklin Knudsen, un des organisaleurs de l'opération (I was Quisling's secrelary, p. 57), assure que les voleurs s'étaient emparés de vingt kilos de documents. C'est probablement une fanfaronnade, car quelques documents seulement furent publiés par leurs soins.
  4. Véronique Lossky, auteur de Marina Tsvétaeva. Un itinéraire politique, Malakoff, 1987, nous apprend par exemple qu'elle a eu la chance de lire deux dossiers d'archives françaises, de police d'environ deux cents pages, consacrées à Reiss et à son meurtre (p. 372, n.48). Apparemment aucun historien spécialiste n'a eu la même chance. Mais nous avons lu à Stanford un document de la Sûreté qui est sans doute la traduction anglaise de l'un d'eux !!
  5. Thémistokles Papasissis, Der König muss sterben, pp. 55-75, a étudié la période 1932- 1934 dans laquelle Abbiate tenait à Belgrade un restaurant de luxe, couverture d'activités d'espionnage. Il s'enfuit après l'assassinat du roi Alexandre auquel il semble avoir été mêlé.
  6. Dans une lettre récente au New York Times. du 6 mars 1988, le fils de Kondratiev, qui vit aujourd'hui aux Etats-Unis, accuse Reiss d'avoir divulgué des secrets militaires à l'Allemagne nazie et poursuit ainsi la vengeance stalinienne.
  7. La mort d'Ordjonikidzé d'une crise cardiaque a été annoncée par un communiqué officiel du 19 février 1937. C'est dans son discours au XXIIe congres que N. S. Khrouchtchev a assuré qu'il s'était suicidé. Roy Medvedev récapitule dans Let History Judge, pp. 193-196, les témoignages qui suggèrent la possibilité d’un meurtre.
  8. Ma demande de consulter aux Archives nationales le dossier concernant la disparition de Marc Rein s'est heurtée à un refus du ministre de l'Intérieur, M. Pasqua.
  9. Cette hypothèse a été formulée notamment par Stephen Cohen, Nicolas Boukharine, trad. française 1979, Pans, pp. 444-445. Malgré le sérieux des indices relevés elle reste encore a prouver.
  10. Il s'agit de l'édition de son livre Sur la Deuxième Guerre mondiale, Seuil, 1974, Dans l'édition des mêmes textes dans les Œuvres (volumes 14 et 24) j'ai rétabli les passages supprimés.
  11. L'adobe est une brique cuite au soleil.
  12. C'est à peu près ce que Deutscher devait écrire en 1949 dans son Staline sur le meurtre de Trotsky par « un individu obscur, se présentant comme un de ses partisans ».