Spontanéisme
Le spontanéisme est un type de position politique au sein des mouvements de gauche, qui pensent qu'il faut avant tout faire confiance à la spontanéité révolutionnaire des individus ou des masses, par opposition à la préparation et à l'organisation. Cela s'oppose à la notion d'avant-garde.
Plus généralement, la spontanéité est une notion délicate à définir. Elle signifie seulement qu'un mouvement n'est pas encadré par une grande organisation.
Il y a des degrés dans le clivage entre spontanéisme et avant-gardisme. Par exemple, le spontanéisme peut conduire au rejet toute forme d'organisation (« autonomes »...) ou seulement au rejet du parti (anarchistes). Et même parmi celles et ceux qui défendent la notion de parti d'avant-garde, il y a des désaccords sur à quel point le parti doit être délimité (par exemple, désaccords entre Luxemburg, Trotski et Lénine avant 1917).
1 Origines du spontanéisme[modifier | modifier le wikicode]
Le spontanéisme peut avoir plusieurs sources :
- Il peut venir d'une impatience révolutionnaire non spécialement théorisée. Par exemple lorsqu'une avant-garde très politisée ne réalise pas que ses actions radicales ne sont pas en phase avec la majorité.
- Il peut venir d'un dégoût des bureaucraties du mouvement ouvrier (dans les partis et les syndicats), qui en viennent souvent à freiner les initiatives des masses.
- Il peut venir de théories comme la propagande par le fait, selon lesquelles l'exemple donné peut servir d'étincelle pour embraser les masses.
2 Positions politiques[modifier | modifier le wikicode]
2.1 « Léninisme »[modifier | modifier le wikicode]
Les positions développées ici sont celles qui ont dominé lors de la naissance de l'Internationale communiste, faisant converger aussi bien Lénine, Trotski, ou Luxemburg.
2.1.1 Fausse opposition spontanéité / organisation[modifier | modifier le wikicode]
Les marxistes révolutionnaires reconnaissent que les militant·es ne pourront jamais à eux seuls créer une situation révolutionnaire. Celles-ci sont toujours largement déterminées par des millions d'interactions entre individus qui se passent hors des milieux militants, qui accumulent des bribes élémentaires de conscience de classe pendant parfois de longues années, et qui finissent par éclater sous des formes prévues par personne.
En revanche les marxistes révolutionnaires considèrent que l'organisation est un processus non seulement inévitable (les premières organisations sont issus de décisions "spontanées" d'individus qui n'étaient pas "encartés") mais nécessaires. Nécessaires pour assurer que la conscience de classe et révolutionnaire progresse non seulement quand la dynamique spontanée fait obtenir des victoires et des acquis de luttes, mais aussi dans les périodes plus dures, de répression ou de démoralisation, où tous les réflexes et idées progressistes peuvent rapidement disparaître. Et nécessaires enfin pour parvenir à une révolution socialiste.
2.1.2 Révolution socialiste[modifier | modifier le wikicode]
Les historiens et les politiciens bourgeois admettent en général une certaine légitimité des insurrections “spontanées” contre les anciens régimes ou les dictatures. Ils ne sont généralement pas à l'initiative de ces insurrections, mais ils les considèrent comme des calamités qu'il faut accepter, voire dont il faut savoir profiter. « La véritable cause de cette indulgence, c'est que les insurrections [de ce type] ne peuvent sortir des cadres du régime bourgeois »[1].
« Renverser l'ancien pouvoir, c'est une chose. Prendre le pouvoir en main, c'en est une autre. La bourgeoisie, dans une révolution, peut s'emparer du pouvoir non point parce qu'elle est révolutionnaire, mais parce qu'elle est la bourgeoisie : elle a en main la propriété, l'instruction, la presse, un réseau de points d'appui, une hiérarchie d'institutions. Il en est autrement pour le prolétariat : (...) : il lui faut une organisation appropriée à cette tâche. »
En revanche les libéraux et les socialistes réformistes condamnent toute idée de préparation consciente d’une insurrection, de conspiration. Les anarchistes et certains autres communistes spontanéistes le refusent également, par opposition à l'organisation politique qu'il est nécessaire de construire pour cela. Or, pour les marxistes révolutionnaires, il est impossible qu'une insurrection spontanée renverse la bourgeoisie.
Dans la révolution russe, c'est la combinaison de la situation et du parti révolutionnaire (lui-même en grande partie forgé -difficilement- au cours de l'année 1917) qui a permis la victoire de l'insurrection d'octobre (malgré la bureaucratisation qui a suivi). A l'inverse, au cours de la vague révolutionnaire qui a parcouru l'Europe en 1917-1923, malgré des situations révolutionnaires parfois très avancées (comme en Allemagne, en Hongrie...), l'absence d'un parti révolutionnaire suffisamment prêt a été source de défaite.
2.1.3 Spontanéisme, sectarisme, substitutisme[modifier | modifier le wikicode]
D'un point de vue général, l'histoire du mouvement ouvrier montre qu'au moins trois écueils existent :
- le spontanéisme consiste à tellement miser sur la spontanéité des masses, que tout travail préparatoire est négligé voire condamné (organisation, propagande...) ; le rôle de l'avant-garde est alors totalement nié ;
- le sectarisme peut être le résultat d'une avant-garde autoproclamée qui se complait tellement dans un purisme idéologique qu'elle est réduite à un groupuscule ;
- de substitutisme est lorsqu'une avant-garde est parvenue à une certaine influence sur le mouvement, mais qu'elle se substitue à lui (prétendant mieux connaître ses intérêts) ; ce qui peut conduire à de graves dérives anti-démocratiques, et, au final, à la mort du mouvement.
2.2 Autres courants marxistes[modifier | modifier le wikicode]
2.2.1 Social-démocratie classique[modifier | modifier le wikicode]
Au début du 20e siècle, tout le mouvement socialiste considérait comme acquis que les organisations regroupaient de fait une avant-garde : les syndicats regroupent la partie la plus consciente de la classe ouvrière (celle qui a une conscience de classe), et le parti (social-démocrate) regroupe la partie de ces syndicalistes qui a une conscience politique et révolutionnaire. On pouvait trouver ce type de théorisation chez Kautsky, considéré alors comme le « pape du marxisme ». C'est de Kautsky que vient l'idée que la conscience socialiste est apportée « de l'extérieur » (par des intellectuels) au mouvement ouvrier, idée qui a ensuite été considérée comme « léniniste ».
Tous les socialistes acceptaient donc l'idée qu'un parti est de fait une avant-garde, forcément minoritaire au début, cette minorité cherchant à se lier au mouvement ouvrier pour devenir hégémonique. Mais que faire des clivages entre courants du parti ?
Les parti qui se sont regroupés dans la Deuxième internationale étaient des partis qui se réclamaient du marxisme, et qui étaient officiellement révolutionnaires. Ils s'étaient historiquement délimités sur leur droite des courants les plus opportunistes (ceux qui appelaient à la collaboration de classe, à l'accommodation avec des monarchies...) et sur leur gauche des courants « trop spontanéistes » (utopistes ou anarchistes). Mais malgré cette unité de façade, des clivages existaient et se creusaient au sein des socialistes, entre une aile réformiste et une aile révolutionnaire.
2.2.2 Luxemburg et Trotski[modifier | modifier le wikicode]
Avant 1917, Rosa Luxemburg et Léon Trotski ont des positions similaires sur la question du parti, et qui s'opposent à celles de Lénine. Et ce alors même que tous les trois faisaient parti de la gauche de la social-démocratie.
La particularité de Lénine est d'avoir fait le choix de défendre une scission entre réformistes et révolutionnaires au sein du parti russe. Même si ce choix ne n'est pas fait en un jour, mais progressivement, après des années de clivages (entre menchéviks et bolchéviks). Pour Lénine, il s'agissait d'un clivage nécessaire en Russie, mais il n'en faisait pas une théorie générale. Il n'avait jamais défendu, avant 1914, que les autres partis de l'Internationale devaient scissionner.
De leur côté, Luxemburg et Trotski étaient bien conscients (plus que Lénine) de la présence de nombreux courants réformistes dans l'Internationale, mais ils faisaient confiance au mouvement ouvrier pour vaincre, à terme, la résistance de ces courants.
En 1904, Trotski écrivait :
« Les éléments les plus conscients et, par là, les plus révolutionnaires seront toujours « en minorité » dans notre Parti. (...) Nous croyons que la pratique de classe élèvera grâce à la lumière du marxisme le niveau des éléments moins conscients, et attirera dans son orbite les éléments hier encore totalement inconscients. (...) Et les opportunistes ou bien nous quittent pour rejoindre le camp politique de l'autre classe, ou bien se soumettent à la logique révolutionnaire (et nullement opportuniste) du mouvement de classe du prolétariat. »[2]
Et au même moment, Luxemburg écrivait :
« Les revirements de tactique les plus importants et les plus féconds des dernières dix années n'ont pas été l'invention de quelques dirigeants et encore moins d'organes centraux, mais ils ont été chaque fois le produit spontané du mouvement en effervescence. »[3]
Tous deux accusaient Lénine de trop chercher à délimiter le parti, au risque de le couper des masses, et tous deux lui adressaient l'accusation de reprendre le modèle « jacobin » ou « blanquiste ». En d'autres termes, ils étaient un peu plus spontanéistes que Lénine.
Les chocs de 1914 et de 1917 engendrent une profonde reconfiguration des courants politiques. Le fait que la plupart des dirigeants socialistes aient conduit le mouvement ouvrier dans la boucherie de la guerre mondiale, puis aient eu un rôle contre-révolutionnaire au milieu de la vague révolutionnaire qui a suivi, a fait la démonstration que les directions des partis ont un poids considérable. Même si la « spontanéité »[4] du mouvement ouvrier a eu un poids énorme pour pousser à la rupture entre socialistes et communistes, le fait que les bolchéviks avaient déjà rompu avec les réformistes (tout en ayant évité l'écueil de se couper des masses) leur a donné une capacité d'initiative décisive lorsque l'opportunité révolutionnaire s'est présentée.
Trotski et de nombreux autres militants du parti russe ont alors rejoint les bolchéviks, et reconnu qu'ils avaient eu raison sur la question organisationnelle.
Il est plus difficile de décrire l'évolution de Rosa Luxemburg étant donné qu'elle a été très vite emprisonnée puis exécutée en 1918, mais il est indéniable qu'elle suivait le même cheminement. En effet, elle avait fini par défendre l'idée de rompre non seulement avec le SPD mais aussi avec l'USPD, pour fonder un parti communiste d'Allemagne (KPD).
En 1924, Trotski fait la remarque suivante à propos de Rosa Luxemburg et de la tendance spontanéiste que l'on retrouvait alors chez les communistes allemands :
« Rosa Luxembourg (...) s'était formée, pour ainsi dire, dans la lutte contre l'appareil bureaucratique de la social-démocratie et des syndicats allemands. Inlassablement elle avait démontré que cet appareil étouffait l'initiative du prolétariat. A cela elle ne voyait salut et issue que dans une irrésistible poussée des masses balayant toutes les barrières et défenses édifiées par la bureaucratie social-démocrate. La grève générale révolutionnaire débordant toutes les rives de la société bourgeoise était devenue pour Rosa Luxembourg synonyme de révolution prolétarienne. Cependant, quelle que soit sa puissance, la grève générale ne résout pas le problème du pouvoir, elle ne fait que le poser. Pour s'emparer du pouvoir il faut, s'appuyant sur la grève générale, organiser l'insurrection. Toute l'évolution de Rosa Luxembourg fait penser qu'elle aurait fini par l'admettre. Mais quand elle fut arrachée à la lutte, elle n'avait encore dit ni son dernier, ni son avant-dernier mot. Cependant il y avait encore récemment dans le parti communiste allemand un très fort courant vers le fatalisme révolutionnaire. La révolution approche, disait-on, elle apportera l'insurrection et nous donnera le pouvoir. Quant au parti, son rôle est dans ce moment de faire de l'agitation révolutionnaire et d'en attendre les effets. »[5]
Par ailleurs, il faut souligner que toute une frange du KPD scissionne sur la gauche, sur une ligne que la majorité de l'Internationale considérait comme « gauchiste » : ils fondent le KAPD. En particulier, cette tendance refusait tout parlementarisme, au niveau de la revendication de tout le pouvoir aux conseils (d'où le nom de conseilliste). Cet objectif, les autres communistes le partageait, mais considéraient qu'il restait hors de portée tant que des franges significatives de la classe ouvrière étaient encore influencée par le SPD. Ils défendaient donc un rôle important du parti communiste pour aider la classe ouvrière à faire l'expérience de l'impasse réformiste. D'un certain point de vue, le KAPD misait davantage sur l'évolution spontanée des masses. On retrouve cet aspect de Rosa Luxemburg, dont il se revendiquait, même si elle-même aurait certainement été davantage en phase avec la ligne du KPD.
3 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]
- ↑ Léon Trotski, Histoire de la révolution russe - 44. L'art de l'insurrection, 1932
- ↑ Léon Trotski, Nos tâches politiques, mai 1904
- ↑ Rosa Luxemburg, Questions d'organisation de la social-démocratie russe, 1904
- ↑ En réalité, si l'on zoome sur le mouvement, on trouve des « dirigeant·es » plus lié·es à la classe qui médiatisent la conscientisation des masses.
- ↑ Léon Trotski, Les problèmes de la guerre civile, juillet 1924
