Nos tâches politiques

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Avant-propos par Marguerite Bonnet[modifier le wikicode]

La publication de Nos tâches politiques faisait pour nous question. En effet, ce petit livre de Trotsky, paru à Genève en août 1904, contient une polémique, souvent d'une virulence extrême, contre les conceptions définies par Lénine dans son célèbre Que faire ?, suivi de Un pas en avant, deux pas en arrière, sur l'ensemble des problèmes, aussi bien théoriques que techniques, que pose la construction d'un parti révolutionnaire de combat. Le caractère de ce livre explique donc qu'en relation avec le mouvement de l'histoire, Trotsky lui-même ait été par la suite amené à le laisser dans l’ombre : brassant les hommes et les idées, la révolution de 1905 d'abord, celle de 1917 ensuite, avaient déplacé ou balayé les controverses anciennes ; après 1923, il était naturel que Trotsky, profondément persuadé que l'opposition de gauche représentait la continuité historique de la pensée de Lénine, ne cherchât pas à ranimer le souvenir des divergences passées. De fait, le livre ne fut jamais traduit en aucune langue.

Il nous a paru cependant que nous devions aujourd'hui faire connaître, dans son intégralité, ce texte dont, jusqu'à présent, des analyses et quelques fragments donnés par Boris Souvarine[1], Isaac Deutscher[2], Jean-Jacques Marie[3], avaient pu seuls parvenir au public français. Car ces pages, dont nous ne nous dissimulons pas la difficulté, au moins dans les premiers chapitres, soulèvent, au-delà des problèmes propres au mouvement social-démocrate russe du début du siècle et interférant nécessairement avec eux des questions générales essentielles qui transcendent le moment historique, comme celle des rapports entre l'activité spontanée du mouvement ouvrier et la conscience révolutionnaire ; en même temps, Trotsky y révèle déjà, à vingt-cinq ans, un don prodigieux d'intuition historique, on s'en apercevra dès la Préface. À tous ses lecteurs, il ne sera donc pas indifférent de pouvoir découvrir une de ses premières œuvres.

L'interrogation majeure que chacun ne manquera pas de se poser en suivant ces débats ardents et complexes est celle du rapport entre bolchevisme et stalinisme. Certains ne laisseront pas de trouver dans les attaques de Trotsky des arguments à l'appui d'une filiation directe de l'un à l'autre. Mais il faut ici souligner que Trotsky, pour sa part, a répondu clairement à la question. Dans son tout dernier livre, le Staline[4] auquel il travaillait encore en août 1940 au moment où il fut assassiné, il affirme de la façon la plus nette :

« Rien de plus tentant que de conclure (...) que le stalinisme futur était déjà contenu dans la centralisation bolcheviste ou, plus généralement, dans la hiérarchie clandestine des révolutionnaires professionnels. Mais, dès qu'on la soumet à l'analyse, cette conclusion s'avère renfermer un contenu historique fort pauvre. La sélection rigoureuse des éléments avancés, et leur rassemblement dans une organisation centralisée ont évidemment leurs dangers, mais il faut en rechercher les causes profondes, non dans le « principe » de la centralisation, mais dans l'hétérogénéité et la mentalité arriérée des travailleurs, c'est-à-dire dans les conditions sociales générales qui rendent précisément nécessaire une direction centralisée de la classe par son avant-garde. La clé du problème dynamique de la direction est dans les rapports réels entre l'appareil du parti et le parti, entre l'avant-garde et la classe, entre la centralisation et la démocratie. Ces rapports ne peuvent être ni invariables ni définis a priori. Ils dépendent de circonstances historiques concrètes... »

Néanmoins, il ne condamne pas aussi abruptement qu'il lui était arrivé parfois de le faire les idées qu'il avait soutenues dans Nos tâches politiques et il porte sur l'ouvrage un jugement nuancé qu'il convient de citer ici :

« Dans une brochure intitulée Nos tâches politiques, que j'écrivais en 1904 et dont les critiques dirigées contre Lénine manquaient souvent de maturité et de justesse, il y a cependant des pages qui donnent une idée tout à fait juste de la façon de penser des « comitards » de ce temps (...) La lutte que Lénine devait soutenir un an plus tard, au congrès [3e Congrès, avril 1905], contre les comitards hautains, confirma pleinement cette critique. »

Quelle que soit la conclusion à laquelle, sur les problèmes soulevés, en vienne chaque lecteur, la mise en garde que constitue ce livre, à elle seule, suffirait à lui assurer une place, tout autant que dans l'histoire passée, dans l'histoire présente.

Préface[modifier le wikicode]

À mon cher maître,

Pavel Borisovitch Axelrod.

L'année qui vient de s'écouler a été une année qui a pesé lourd dans la vie de notre Parti.

Il suffit que nous nous la rappelions : à un moment où le prolétariat révolutionnaire du monde entier regarde vers notre Parti avec espoir, notre Parti à qui l'histoire propose la tâche grandiose de trancher le nœud gordien de la réaction mondiale, nous, sociaux-démocrates russes, nous ne connaissons pas, semble-t-il, d'autres problèmes que de médiocres querelles intestines de parti et de compétence juridique, comme si nous n'avions pour toute perspective que celle d'une scission probable..., ce qui est vraiment cauchemardesque.

Fait tragique et déchirant, on voit de nombreux secteurs de notre Parti[5] se complaire dans des mesquineries organisationnelles (alors qu'au loin des grondements de tonnerre annoncent une tempête historique imminente). Ils se mettent à suspecter les meilleurs d'entre nos camarades, les plus anciens, ceux qui marchent aux premiers rangs de la social-démocratie internationale[6], ils les accusent de pécher contre la théorie (et leurs accusateurs sont bien incapables de définir de façon concrète ces « péchés » !) ; ils appellent à la croisade contre la moitié du Parti ; ils se désolidarisent de leurs amis politiques quand ceux-ci prônent la conciliation avec l'aile « oppositionnelle », et ils sont prêts, enfin, à déclarer une guerre implacable, non seulement aux « conci­liateurs » actifs, mais aussi à tous ceux qui, sans faire état de ce rôle, se comportent parmi ces « conciliateurs ».

C'est dans cette atmosphère de véritable cauchemar que nous avons passé toute une année. La scission, plusieurs fois, est apparue comme inévitable. Tous nous ressentions l'horreur de la situation ; presque tous nous étions conscients du caractère criminel de cette scission. Mais qui de nous pouvait se dégager de l'étau d'acier où l'Histoire nous enserrait ?

La phase la plus aiguë est passée. Maintenant, les partisans de l'unité du Parti peuvent regarder devant eux avec assurance. Les rares scissionnistes fanatiques qui, il n'y a pas longtemps encore, en imposaient par leur « intransigeance », rencontrent une vive opposition chez leurs alliés d'hier.

Il est clair que notre Parti est à un tournant de son évolution interne, tournant qui, nous le croyons, concerne la totalité de son action révolutionnaire. Ce tournant devrait entraîner un apaisement propre à créer les conditions favorables à une concentration de toutes nos capacités de travail sur des tâches communes à l'ensemble du Parti. Cet apaisement, auquel aspirent tous les éléments sains du Parti, signifie la mort, en tant que force organisationnelle, de ce qu'il est convenu d'appeler la « minorité ».

Nous, représentants de cette « minorité », nous considérons sans nous en affliger une telle perspective ; car cette mort, si étrange que cela puisse paraître de prime abord, fait partie intégrante de nos plans. Pas un seul instant notre but n'a été de faire basculer le Parti du côté de sa « minorité ». Cette opération aurait été en contradiction avec le sens même du mot (un parti ne peut être tout entier dans sa « minorité »), et ce qui est plus important encore, avec les tâches qui ont commandé la formation de cette « minorité ».

Ce qui vient d'être dit peut à première vue mais à première vue seulement sembler paradoxal.

En effet, la « minorité », cette partie non officielle d'un parti officiel, s'est battue contre un régime bien précis, à l'intérieur du Parti : un régime produit par des considérations absolument fantastiques sur les méthodes de développement d'une organisation comme la nôtre. D'après ces vues, le Parti ne se développerait pas seulement en éliminant les courants et les nuances les plus progressistes du point de vue tactique et organisationnel, mais exclusivement selon la méthode suivante : le Comité central, chargé de la direction et de la coordination du Parti du prolétariat (ou l'Organe central ou le Conseil du Parti) tire logiquement des prémisses connues des déductions nouvelles en matière de tactique et d'organisation. Cette conception purement rationaliste engendre un rigorisme qui se sanctifie lui-même, et selon lequel toute immixtion d'éléments pensant « autrement » est un phénomène pathologique, une sorte d'abcès de l'organisation qui exige l'intervention d'un chirurgien qualifié et l'emploi du bistouri.

Ni dans cette préface, ni dans le livre qui la suit nous n'aborderons les divers épisodes de ce brouillamini organisationnel qui persiste depuis bientôt un an. Sur ce sujet, il existe déjà toute une littérature, dont nous n'avons que faire et qui a émoussé les dents du Parti tout entier. Pour nous, dans la situation qui nous occupe, une seule chose importe : que la « minorité » puisse acquérir droit de cité ; et puisque la campagne a été menée au nom des principes, cela devrait valoir pour tous les autres courants d'opposition à venir. La dernière déclaration en date du Comité central semble faire le bilan du bouleversement intervenu au niveau de la conscience du Parti et représenter (si toutefois nous comprenons bien les intentions des auteurs) le pas décisif vers une véritable réunification. Espérons que cette déclaration renverra définitivement aux archives les comportements et méthodes de « l'état de siège ».

Mais la fin de ce régime, dans le Parti, signifie en même temps la mort organisationnelle de notre « minorité ». C'est avec un grand soulagement qu'elle pourra dire d'elle-même, en se dissolvant dans le Parti : Requiescat in pace.

À la suite de sa lutte contre une certaine politique intérieure du Parti, la « minorité » ou plus précisément, une petite partie de celle-ci , placée dans des conditions particulièrement favorables[7] a soumis à un réexamen la pratique politique du Parti en cherchant de nouvelles voies tactiques. Sa mort organisationnelle ne signifie pas l'anéantissement des découvertes qu'elle a su faire dans ce domaine. Bien au contraire. Nous en sommes persuadé : la destruction de ce mur historique qui séparait les deux moitiés du Parti permettra la concentration de toutes nos forces en vue d'une refonte de notre pratique de Parti et aboutira à une solution commune des nouveaux problèmes de tactique qui se posent aujourd'hui et qui ne manqueront pas de surgir, au fur et à mesure de notre croissance politique.

Ce livre se présente comme une tentative pour attirer l'attention des camarades (attention presque entièrement émoussée par les débats scolastiques sur des questions d'organisation) sur les problèmes de tactique politique dont dépend toute la destinée de notre Parti.

Mais ces problèmes ne constituent pas à eux seuls le contenu de ce livre.

Les pénibles frictions internes de l'année qui vient de s'écouler n'ont compromis que certaines pratiques de « politique interne » qui n'ont pas résisté à l'épreuve ; mais des préjugés principiels liés à ces pratiques et grandis sur cette base dominent encore de nombreux secteurs de la pensée de notre Parti. Nous ne doutons pas que ces préjugés finiront par dépérir, mais notre devoir est de travailler activement à leur disparition.

C'est pourquoi nous avons jugé bon de consacrer une partie de ce livre au dernier opuscule du camarade Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière, où quelques-uns de ces préjugés sont un tant soit peu systématisés. Reconnaissons-le : c'est sans aucun plaisir que nous avons rempli cette partie de notre tâche. Jusqu'à la parution dudit opuscule, il était pour nous évident que le camarade Lénine ne pouvait rien dire qui fût digne d'attention pour défendre sa position, car la position qu'il avait adoptée était tout à fait désespérée. Cela dit, nous ne nous attendions pas à une telle indigence de pensée. Notre premier mouvement, après lecture, fut de dire : passons tout simplement aux problèmes à l'ordre du jour. Mais après réflexion réflexion dont nous avons exposé l'essentiel plus haut il nous a paru indispensable d'expliciter notre position ; il est impossible de sauter par-dessus l'état fâcheux de la conscience du Parti.

Naturellement le lecteur qui se considère comme totalement libéré des préjugés organisationnels bureaucratiques et « jacobins » peut se limiter aux deux premières parties de ce livre.

Pendant les mois où il a été écrit (et il a été écrit morceau par morceau[8], la pensée que ce n'était pas le moment arrêta plus d'une fois notre main.

En un temps où le tsarisme agonisant s'efforce d'apaiser la Némésis bourgeoise le Japon en brûlant sur son autel les richesses et les forces vives de la nation russe martyrisée ; où, en bas, dans les profondeurs du peuple, s'est déclenché, invisible, mais irréversible, le processus moléculaire selon lequel s'accumule la colère révolutionnaire qui, demain peut-être, éclatera au grand jour dans sa vigueur première et élémentaire, emportant sur son passage, comme les crues de printemps emportent toutes les digues, non seulement les barrages policiers mais aussi toutes les constructions de notre travail organisationnel de fourmis ; à cette époque où une seule science nous semble juste : la science de l'insurrection, où un seul art trouve sa raison d'être : l'art des barricades, à quoi bon se battre contre les préjugés organisationnels ? Débrouiller des sophismes théoriques ? Écrire sur de nouvelles questions de tactique ? Rechercher de nouvelles formes de développement pour l'action autonome du prolétariat, dans un moment historique sans précédent ? Le sentiment révolutionnaire spontané proteste avec indignation

- Ce n'est pas le moment !

- Si, c'est le moment, répond la voix confiante de la conscience sociale-démocrate.

Et c'est elle qui l'emporte.

- C'est le moment, c'est toujours le moment !

Nous ne savons ni le jour ni l'heure ; et chaque jour, claque heure, chaque minute qui nous sépare du jour décisif, il est de notre devoir de l'utiliser. Nous devons nous livrer à l'autocritique, nous préparer politiquement pour que notre participation aux événements décisifs qui approchent soit digne de la grande classe à laquelle nous avons lié notre destin révolutionnaire : la classe prolétarienne. Nous ne savons ni le jour ni l'heure. Et si, contre toute attente, l'autocratie parvient à reculer l'heure de son décès ; si une nouvelle période de « calme » s'instaure, balayant de la scène politique les groupes oppositionnels et révolutionnaires apparus pendant la période ascendante, nous, sociaux-démocrates, nous resterons à notre poste dans les rangs du prolétariat et nous accomplirons notre grande tâche. Et ni la réaction, ni la révolution[9] ne pourront nous détourner de nos tâches historiques.

Bien sûr, quand arriveront ces événements décisifs et même s'ils arrivent demain nous, communistes, pionniers du nouveau monde socialiste, nous saurons accomplir notre devoir révolutionnaire envers le vieux monde bourgeois. Nous nous battrons sur les barricades. Nous conquerrons pour lui cette liberté qu'il est impuissant à acquérir sans nous.

Mais, quand bien même ces événements seraient arrivés, nous, communistes, nous ne voulons ni ne pouvons oublier ou repousser nos tâches prolétariennes. C'est à ces tâches que nous devons subordonner notre tactique révolutionnaire, non seulement dans la grisaille politique quotidienne, mais aussi à la veille de l'explosion révolutionnaire et pendant la tourmente même de la révolution. C'est en avant qu'il nous faut regarder, non seulement au-delà de la tête criminelle du tsarisme, mais bien au-delà encore, au-delà des sommets des barricades révolutionnaires, au-delà des ruines fumantes de [la forteresse] « Pierre et Paul », vers notre propre destinée : l'irréconciliable combat du prolétariat contre le monde bourgeois tout entier.

N. Trotsky[10],

23 août 1904.

Chapitre I : Introduction[modifier le wikicode]

Les critères du développement du parti et les méthodes de son appréciation[modifier le wikicode]

« E pur, si muove ! »

« Et pourtant elle tourne ! »

Sous les coups terribles d'un ennemi armé jusqu'aux dents, au beau milieu de difficultés politiques contre lesquelles aucun autre détachement de notre armée internationale n'a eu à se battre, détournée en permanence de sa route par de puissants courants souterrains, la social-démocratie russe « pourtant tourne », progresse, va de l'avant, et non seulement en tant que parti de la libération de la Russie, mais aussi en tant que Parti du prolétariat.

La conciliation principielle de tâches révolutionnaires-démocratiques et socialistes qui expriment deux courants historiques indépendants et la coordination tactique de ces tâches sur la base de leur réconciliation : voilà l'énigme que le destin de la société russe a posée à notre Parti.

Le mouvement révolutionnaire russe, dans son ensemble, n'a jamais abandonné le terrain de la lutte entre ces deux tendances. Ce sont elles, la cause directe de l'éclatement en deux de la première organisation sérieuse : Zemlia i volia[11]. La pensée du populisme révolutionnaire s'est débattue désespérément dans l'étau de cette contradiction fondamentale. Jamais elle n'en est sortie. Seul le marxisme était capable de le faire après avoir repris la tâche révolutionnaire sur laquelle le populisme s'était brisé.

« Le mouvement révolutionnaire russe triomphera comme mouvement ouvrier ou ne triomphera pas »[12]. Cette idée, nous l'avons comprise dans son principe, et nous en avons fait le contenu de notre pratique révolutionnaire. Mais nous n'épuisons là qu'un aspect de la question. L'autre aspect, on peut le formuler ainsi : le mouvement révolutionnaire russe doit, quand il aura triomphé comme mouvement ouvrier, se transformer sans plus tarder en un processus d'autodétermination politique du prolétariat ; sinon la social-démocratie russe est, en tant que telle, une erreur historique.

Mettre en avant les travailleurs comme force révolutionnaire principale, et faire de la révolution leur école politique : c'est là que réside la source de toutes les divergences, le foyer de tous les troubles internes qui ont jusqu'à maintenant si gravement déchiré notre Parti. Le premier écrit du premier groupe social-démocrate : « Socialisme et lutte politique » posait déjà ce problème, et il le résolvait en donnant ainsi à la social-démocratie russe ses droits théoriques à l'existence.

Le premier document qui proclame l'idée d'une social-démocratie démocratie unique en Russie, le Manifeste du Ier Congrès, s'efforce de donner une formulation programmatique à la conciliation marxiste de l'« antinomie » fondamentale du mouvement révolutionnaire russe. « Posant comme tâche suprême pour tout le Parti dit le Manifeste la conquête de la liberté politique, la social-démocratie marche vers le but que s'étaient déjà fixé clairement les premiers dirigeants de la Narodnaïa Volia [13]. Mais les moyens et les voies que choisit la social-démocratie sont autres. Ce choix est déterminé par le fait qu'elle tient consciemment à être et à rester le mouvement de classe des masses ouvrières organisées ». On ne pouvait mieux dire. La social-démocratie « veut consciemment être et rester » le mouvement de classe du prolétariat : cette ambition subjective, mais non réalisée encore sur le plan politique, lui donne le point fixe et l'axe de référence à partir desquels elle pourra apprécier et critiquer, juger et condamner, adopter et rejeter « tout moyen et toute voie » de lutte pour la liberté politique. La social-démocratie est encore loin d'avoir pris le chemin de la politique autonome du prolétariat : le contenu de son travail, d'hier et d'aujourd'hui est encore totalement déterminé par la « tâche suprême parmi les tâches immédiates du Parti, la conquête de la liberté politique ». Mais, hier comme aujourd'hui, la social-démocratie veut toujours consciemment « être et rester » le Parti de classe du prolétariat, c'est-à-dire être et rester justement un Parti social-démocrate.

Voilà le tribut qu'une partie de l'intelligentsia révolutionnaire russe a payé et continue de payer à la doctrine de classe du prolétariat révolutionnaire international, au marxisme, qui a répondu pour elle à la question, avant tout « démocratique » et non « prolétarienne », de savoir « où trouver les forces capables de reprendre la lutte contre l'autocratie » ; au marxisme qui a pourtant déjà mis sa conscience politique sous le contrôle des intérêts de classe du prolétariat en poussant l'intelligentsia vers le prolétariat, champion du combat pour la liberté politique.

Si l'on veut se souvenir du passé et considérer les changements des courants et des tendances, leur âpre lutte, dans laquelle certains observateurs « révolutionnaires » ont voulu voir un symptôme de la « décomposition de notre Parti », on s'aperçoit avec un profond sentiment de satisfaction morale et politique que l'alternance des tendances s'excommuniant mutuellement a toujours été dominée grosso modo par la même idée directrice : la social-démocratie « veut consciemment être et rester le mouvement de classe des masses ouvrières organisées » . Sans aucun doute, la social-démocratie russe s'est plus d'une fois écartée de ce but dans certaines de ses « déclarations » ; mais, en général ces déclarations indiscutablement hérétiques ont été la résultante des aspirations d'un Parti jeune et non encore consolidé à résorber la contradiction entre l'importance colossale du but révolutionnaire et la limitation des moyens révolutionnaires, dût-on pour cela mutiler et dégrader la problématique principielles des tâches.

La présence des conditions objectives pour ces comportements « auto-limitatifs » qui signifient potentiellement le renoncement politique, devait indiscutablement les conduire à développer leur propre logique interne, amenant ceux qui étaient naguère partisans de la cause prolétarienne à se détacher d'elle aujourd'hui et à passer dans le camp adverse : ce phénomène est précisément le résultat conséquent de la méthodologie simplifiante de l' « économisme » (dont nous reparlerons plus loin). Mais voici ce que nous voulons établir immédiatement : le critère décisif dans nos luttes internes de parti a été les intérêts de classe du prolétariat, et le leitmotiv de ces luttes internes a toujours été le reproche fait aux divers adversaires de « trahir objectivement le prolétariat au profit de la démocratie bourgeoise ».

Partant justement de ce point de vue, la brochure De l'agitation[14] (qui, dans notre littérature, inaugure la période de l' « économisme ») accuse les sociaux-démocrates propagandistes de limiter leur action à détacher les ouvriers conscients de la masse : « L'histoire européenne dit cette brochure montre que, lorsque arrivent à maturité les conditions d'un mouvement de masse ouvrier, mais que les véritables représentants de ses intérêts se tiennent loin de lui, les masses ouvrières se trouvent d'autres dirigeants, non pas des théoriciens, mais des praticiens qui les dirigeront aux dépens de leur constitution en tant que classe. »

La tendance de l'Iskra, qui remplaça l' « économisme », marchait sous la bannière suivante : « ... Tout culte de la spontanéité du mouvement ouvrier écrit par exemple l'auteur de Que faire ? popularisant alors les thèses d'Axelrod et de Plekhanov ... signifie par là même... un renforcement de l'influence de l'idéologie de la bourgeoisie sur les ouvriers ». Le même auteur mentionne que l'Iskra a plus d'une fois accusé le Rabotchéié Dièlo [15] de « préparer indirectement le terrain pour une transformation du mouvement ouvrier en instrument de la démocratie bourgeoise. » Finalement, le camarade Axelrod, donnant dans ses deux « feuilletons » son appréciation sur la situation politique de notre Parti, déclare que, si les soi-disant « plans » du camarade Lénine se réalisaient, nous aurions, dans le meilleur des cas, une organisation politique révolutionnaire de la bourgeoisie démocratique, conduisant derrière elle les masses ouvrières de la Russie, en qualité de piétaille. (Iskra, n° 57.)

De plus, il faut avoir en vue que dans chaque cas des accusations similaires viennent des deux côtés. Les « propagandistes » accusent les « économistes » de se limiter à éveiller seulement les ouvriers sans leur donner la conscience socialiste, et donc de les transformer uniquement en chair à canon pour les intérêts de la bourgeoisie. Les « économistes » accusent l'Iskra de tendre à détacher la dimension « politique » de la situation « économique » et d'enlever ainsi au combat des ouvriers son caractère de classe. Finalement, Lénine ne trouve pas d'autre moyen pour compromettre aux yeux du Parti ses adversaires actuels (Axelrod et ses amis politiques) que de les accuser d' « opportunisme » en matière d'organisation, opportunisme inconciliable avec les intérêts de classe du prolétariat et signifiant l'introduction dans notre Parti de germes individualistes bourgeois.

On se tromperait du tout au tout, cependant, si l'on pensait que ces accusations « stéréotypées » se neutralisent simplement les unes les autres, ou, pis encore, qu'elles ne représentent qu'une expression conventionnelle de la phraséologie du Parti. En l'absence d'un tel « stéréotype » , la lutte entre les deux courants aurait abouti inéluctablement à une scission de notre Parti ; comme l'a écrit Bakounine : « Il est saugrenu de se soucier de savoir s'il faut faire la communion sous les deux espèces ou non, quand il s'agit de jeter par la fenêtre le christianisme tout entier ». Seule la possibilité de faire appel à une instance supérieure reconnue par les deux parties, les intérêts de classe du prolétariat, permet de régler tout conflit « par des moyens internes ».

Si par conséquent le critère principiel, au nom duquel s'effectuent tous les jeux de tendances dans notre Parti, a toujours été fondamentalement le même : les intérêts de classe du prolétariat, en revanche la méthode d'évaluation ne correspond pas toujours, loin de là, à ce critère et son primitivisme caractérise on ne peut mieux le primitivisme de notre développement politique, l'insignifiance de notre capital de base en matière d'expérience politique. Chaque nouvelle tendance jette l'anathème sur la précédente. Pour les porteurs d'idées nouvelles, chaque période précédente apparaît uniquement comme une grossière déviation du droit chemin, une aberration historique, une somme d'erreurs, le résultat d'une combinaison fortuite de mystifications théoriques.

L'auteur de la brochure De l'agitation considère que les « premiers pas des sociaux-démocrates russes furent erronés ». Son objectif est de liquider cette période d'erreurs tactiques. L'auteur de Que faire ? se reporte précisément à l'époque de l'« économisme », époque qui vit croître notre mouvement au milieu d'invraisemblables difficultés ; et l'« économisme » ne lui apparaît que comme l'indice d'un déclin temporaire et accidentel, par rapport à la situation qui existerait si l'intervention de la police n'avait pas empêché le travail du groupe des amis du camarade Lénine (Que faire ? pp. 88-89)[16].

Bien sûr, quelques personnes, comme le camarade Axelrod, ont toujours su s'en tenir au point de vue historique, même en ce qui concerne les questions complexes du développement interne du Parti. Mais elles sont toujours restées isolées. Des tendances entières se sont comportées, l'une vis-à-vis de l'autre, de manière quasiment « métaphysique » en s'excommuniant mutuellement. La prétendue « minorité » représente en fait le premier cas où les porte-parole d'une nouvelle tendance essaient de s'établir consciemment, non sur le cadavre, mais sur les épaules de leurs prédécesseurs, en se considérant eux-mêmes dans la perspective d'ensemble du développement du Parti. Et c'est bon signe : autant pour la « minorité » que pour l'ensemble du Parti. Cela témoigne du mûrissement intellectuel de ce dernier. Et les représentants de la « minorité » sont les porte-parole des tendances progressistes de ce mûrissement.

Naturellement il est inutile de souligner que 1e point de vue historique des marxistes n'a rien à voir avec le point de vue « historiciste-conservateur » auquel, selon Marx, l'histoire ne montre comme le Dieu d'Israël à son serviteur Moïse que son postérieur. Ce point de vue dans son ensemble s'empêtre totalement dans la problématique de la nécessité empirique-causale dont la conséquence logique est le quiétisme politique. Les marxistes, au contraire, adoptent le point de vue de la nécessité dialectique qui est toujours actif et révolutionnaire, qui explique non seulement toute nouvelle situation, en gros, par la situation antérieure, mais qui sait également montrer, dans chacune d'elles, d'une part les éléments de développement et de mouvement, de l'autre les éléments d'immobilisme et de réaction. Ce point de vue du matérialisme dialectique, à la différence du point de vue historiciste-conservateur, ne nous prive pas du droit de juger et de prendre parti fondamentalement, mais exige, contrairement au point de vue idéaliste, que notre jugement s'appuie sur les tendances internes du développement lui-même, trouve en lui les forces capables de dépasser les contradictions internes et de fournir l' « appréciation » théorique qui anticipe sur l'avenir.

Il est tout aussi nécessaire d'appliquer cette méthode par rapport au développement des tendances internes du Parti que par rapport au développement de la société bourgeoise dans son ensemble. Il faut être marxiste non seulement en « politique extérieure » mais aussi en « politique intérieure ». Dans le premier cas les conclusions générales du marxisme sont déjà élaborées et peuvent être prises comme modèles. Dans le second cas elles ne peuvent être élaborées que par l'application constante de la méthode dialectique...

Voilà qui est très difficile à réaliser pour un Parti jeune comme le nôtre. Nous ne voulons pas dire par là cependant que dans les vieux Partis, comme le Parti allemand, tous les dirigeants soient des politiciens philosophiquement formés bien au contraire cependant les controverses, les luttes, les erreurs et les déceptions y ont soumis la pensée collective du Parti à un polissage dialectique. Cette sagesse, accumulée en un certain sens spontanément, entrave assez souvent l'élaboration de nouvelles méthodes politiques, mais préserve en même temps le Parti de l'application de procédés tactiques qui représentent une « violation » de ses traditions de Parti.

Notre Parti, depuis presque un an déjà, se trouve dans une période de stagnation. La question : « Que faire ? » se pose à tous les camarades qui réfléchissent. Pour tous ceux que ce problème préoccupe, il est clair que les causes de la stagnation sont très profondes, que le Parti doit surmonter une sorte de mal organique. Mais la question « Que faire ? » ne peut être résolue « par la raison abstraite ». Elle ne peut être posée et résolue que dans une perspective historique déterminée. Que représentons-nous ? Qu'avons-nous hérité du passé ? Quels sont les éléments qui, dans cet héritage, jouent le rôle d’entraves ? Il nous faut répondre à ces questions. Mais cela signifie qu'avant de résoudre les questions de notre avenir immédiat, il faut jeter un regard rétrospectif sur le passé récent : la période de l' « économisme » et de l'ancienne Iskra[17].

L'évolution de l'intelligentsia « marxiste » : « Économisme », « Critique », « Idéalisme », « Socialisme-révolutionnarisme »[modifier le wikicode]

Les « économistes » se trouvaient en présence d'un prolétariat politiquement vierge, ce qui détermina leur méthodologie politique simplifiée. Les partis socialiste occidentaux avaient dû libérer le prolétariat de sa sujétion politique à l'aile gauche de la bourgeoisie sous la direction de laquelle il avait déjà combattu plus d'une fois : toutes les tâches politiques liées à une telle situation n'existèrent point pourtant pour nos « économistes ». Lorsque l'aile révolutionnaire de notre bourgeoisie eut perdu, sous l'influence de la complète décomposition historique de l'idéologie purement démocratique la capacité de répondre à la question fatidique : que faire maintenant ? elle fut contrainte, étant donné la situation historique de la Russie, d'adopter le socialisme comme point de départ dans la lutte démocratique. Mais c'est justement parce que le socialisme avait absorbé tous les éléments de la démocratie révolutionnaire qu'il perdit la possibilité de s'opposer à ces éléments, et de développer ainsi sa nature politique proprement dite. L'absence de concurrence avec la bourgeoisie radicale dans l'effort pour influencer le prolétariat permit pendant un certain temps de se contenter des méthodes tactiques les plus grossières, et engendra des idées déformées et simplifiées sur les perspectives

du développement politique de la classe ouvrière à laquelle on opposa la notion d'« une seule et unique masse réactionnaire ». Selon ces vues la classe ouvrière devait se développer graduellement, méthodiquement, avec une régularité mathématique, jour après jour, du simple au complexe, et partant de la revendication de l'eau bouillante[18] pour arriver à celle du transfert de toutes les usines entre les mains des producteurs.

Un système d'idées aussi simplificatrices, auquel correspondrait une tactique à l'avenant, était incapable d'affermir la conscience de classe aussi bien dans l'intelligentsia marxiste que dans les éléments révolutionnaires du prolétariat. Un tel système était incapable de leur fournir les moyens d'une contre-pression politique à l'égard de la démocratie radicale. Et si, au début du siècle, pendant le renouveau, avait existé concurremment à la social-démocratie un mouvement radical-démocratique plein d'initiative, celui-ci aurait eu toutes les chances de désarçonner notre Parti. C'est un fait, une évidence sur laquelle l'attention a été plus d'une fois attirée. Toutefois un deuxième fait est également indubitable. Une organisation radicale-bourgeoise ne peut pas surgir, tout d'un coup, par la seule force d'une inspiration révolutionnaire. Pour se montrer armée au moment critique, il eût fallu qu'elle s'armât pendant la période précédente : mais cela, elle ne pouvait 1e faire qu'en luttant directement ou indirectement contre la social-démocratie. C'est précisément l'existence d'un parti révolutionnaire-bourgeois, influençant parallèlement l'intelligentsia et le prolétariat (ou du moins s'efforçant activement de le faire) qui aurait rendu complètement impossible toute simplification des tâches d'un parti socialiste, simplification qui fut le trait fondamental de l'« économis­me ». Si le marxisme russe n'avait pas eu affaire à un prolétariat politiquement en friche, sur qui personne encore n'avait émis de prétentions, il n'aurait pu résoudre si facilement la question en revendiquant cette friche, sans autre forme de procès, comme son domaine ; il aurait plutôt dû démontrer, et démontrer politiquement, que là était effectivement son domaine ; il aurait été contraint, par la logique de la concurrence politique même, d'opposer sa politique de classe, socialiste, à la politique démocratique.

Sous ce rapport, l'histoire a plus que facilité les premiers pas de notre Parti. Mais comme rien ne se donne gratuitement, la « facilité » même de nos premières conquêtes est devenue la cause de leur fragilité politique. Les « économistes », par leur pratique politique, ont engendré eux-mêmes leurs adversaires politiques ; pourtant, par suite de ce que nous avons exposé ci-dessus, ils ne firent pas le moindre effort pour mettre les masses en garde contre eux. Bien plus, ils ne crurent même pas à la possibilité de leur venue. Ceux-ci se manifestèrent néanmoins. Si primitives qu'aient pu être les méthodes tactiques de l' « économisme », si insuffisante dans son but qu'ait pu être son action pour opposer les masses prolétariennes à l'État sous tous ses aspects (c'est-à-dire tous ses aspects de classe ainsi que ses aspects « au-dessus des classes »), elles se révélèrent néanmoins comme un puissant moyen pour conduire les masses à affronter la domination même, en tant qu'appareil colossal de répression policière. Éveillant de larges couches du prolétariat, les « économistes » en ont fait le réservoir principal de l'énergie révolutionnaire.

Ce fait ne pouvait manquer de provoquer toute une série de conséquences. La « société » bourgeoise est liée politiquement aux masses révolutionnaires par l'intelligentsia révolutionnaire, sa couche la plus sensible. Elle est le baromètre du degré d'éveil politique du « peuple ». Et la vague des mouvements d'étudiants ne s'est jamais élevée si haut. Sur sa crête sont apparues quelques figures héroïques et audacieuses dans lesquelles la société, prise d'un sentiment ambigu d'affliction et de fierté, a reconnu ses propres enfants[19]. Le mouvement démocratique s'est mis en marche, et, par vagues successives de la gauche à la droite, s'est déversé dans le fleuve politique. L'aile droite de la démocratie a immédiatement révélé sur qui elle s'appuyait : les éléments influents de l'opposition des zemstvos[20]. Au sommet de la vague de l'intelligentsia des zemstvos apparut aussi une figure[21] qui toutefois n'était nullement héroïque. À son égard, la société ressentit un sentiment ambivalent, fait à la fois d'autosatisfaction (« Voilà notre homme ! ») et de la méfiance congénitale des cabaretiers.

Ce processus politique qui permit à certains de se dépasser, à l'un sous les potences de Schlüsselburg[22], à l'autre dans les rues paisibles et provinciales de Stuttgart (« loin du domaine d'action de la police et de la censure tsaristes »), ce processus ne se réalisa pas, bien entendu, mécaniquement, mais exigea et engendra toute une série d'évolutions idéologiques dans et par lesquelles se définirent, prirent forme et se consolidèrent les groupements politiques de l'intelligentsia touchée. Ce changement nerveux des doctrines philosophique et des conceptions théoriques, qu'on a pu constater chez l'intelligentsia russe au cours des trois derniers lustres, est soumis à la logique générale de la pensée et de la connaissance humaines. Cependant cette logique se double d'une autre, beaucoup moins élégante et accommodante, beaucoup plus dominatrice et intransigeante, la logique de l'intérêt politique. Cette dernière s'assujettit la première et lui impose sa volonté et sa loi.

Le point de départ du réveil idéologique de large couches de l'intelligentsia, après la léthargie des années 80, fut marqué par l'introduction de l'idée de « matérialisme économique » dans notre littérature légale. Le marxisme vint, acquit ses lettres de noblesse et s'empara d'un large territoire sur lequel il n'avait au fond, à l'en croire, aucun droit historique. Mais finalement le marxisme, comme instrument irremplaçable de lutte contre un populisme devenu totalement réactionnaire et comme justification théorique globale de son penchant naturel à l'européanisation de la vie sociale russe l'intelligentsia, et en particulier son aile droite de plus en plus forte, se libéra, d'abord timidement puis avec toujours plus d'assurance, des conclusions révolutionnaires-prolétariennes du marxisme. On vit apparaître cette « auto-libération » sous la forme d'un « réexamen impitoyable du dogme », et de la « pulvérisation du marxisme », selon l'expression malicieuse de feu Mikhaïlovsky[23]. Mais ce processus effectif de « pulvérisation », quoi qu'en pensent les idéalistes des écoles positivistes ou « métaph­ysiques », fut déterminé, en fait, non par l'incapacité théorique de ladite doctrine, mais par des raisons d'ordre social que seul le marxisme peut expliciter.

Nous avons déjà dit plus haut que notre Parti, après avoir absorbé tous les éléments actifs du mouvement démocratique, s'était privé ainsi de la possibilité de s'opposer à lui, ce qui prédétermina pour une longue période son primitivisme. Mais « chassez le naturel, il revient au galop » : cette délimitation entre éléments prolétariens et éléments bourgeois-démocratiques, qui aurait dû « concentrer » l'énergie de classe du mouvement socialiste, commença à se développer dans le cadre d'une seule doctrine générale : le marxisme vulgaire. Ce ne sont d'ailleurs pas les éléments socialistes qui ont commencé à se détacher des éléments démocratiques-bourgeois, mais bel et bien ces derniers qui, sous le mot d'ordre de « critique », se sont mis activement à épurer leur conscience de tous les éléments, de classe du marxisme. La doctrine révolutionnaire y perdit son tranchant de classe. Celui-ci fut systématiquement, mi-instinctivement, mi-consciemment, émoussé par un doctrinarisme socialiste, soit dans le cadre formel du marxisme, soit par sa « critique » ouverte, lorsque ce cadre devenait à son tour trop étroit.

Le marxisme, avons-nous dit, s'empara d'éléments de la société sur lesquels il n'avait au fond aucune prétention ; était-ce bien vrai ? N'est-ce pas plutôt ces éléments qui s'emparèrent du marxisme pour servir leurs buts temporaires ? Il n'est pas nécessaire aujourd'hui de faire preuve d'une grande perspicacité politique pour répondre à cette question. Ce que signifiait réellement le marxisme pour les buts du mouvement démocratique russe, cela nous est montré tout à fait clairement par nos « idéalistes » d'aujourd'hui, « critiques » d'hier et « marxistes » d'avant-hier. Monsieur P.G.[24] un des auteurs de Problèmes de l'idéalisme, reconnaît au marxisme le mérite d'avoir « donné un programme populaire nouveau, clair et pratique ». Le même auteur, à la page précédente, déclare que « le socialisme en tant que tel, ne pouvait (au temps de Tchernychevsky)[25] et ne peut donner un programme populaire clair ». En d'autres termes, on ne reconnaît de mérites au marxisme que dans la mesure où il n'est pas le socialisme. Mais que représente le marxisme moins le socialisme ?

Monsieur P.G. répond sans détour : « L'énorme mérite (souligné par l'auteur) du marxisme russe » est « de démontrer scientifiquement la nécessité historique du capitalisme en Russie », c'est-à-dire de « le justifier en tant que nécessité historique ». Autrement dit, le marxisme a libéré la conscience de l'intelligentsia du devoir de protéger qui que ce soit et quoi que ce soit du capitalisme ; le marxisme lui a permis de se battre pour l'européanisation de la structure sociale ; le marxisme a donné à l'intelligentsia les bases théoriques de sa lutte pour l'émancipation politique. Là réside tout son « mérite ». On comprend alors l'affirmation suivante à première vue monstrueuse de l'auteur à propos de Strouvé (auquel, soit dit en passant, il porte une admiration indécente) : Strouvé, « abandonnant le positivisme, a, par là même, abandonné le marxisme d'un point de vue philosophique » (souligné par l'auteur). D'un point de vue philosophique seulement ? Oui, car « les résultats scientifiquement déterminés du marxisme et les précieuses conquêtes de son programme populaire ne sont pas atteints par un tournant métaphysique » [= de Strouvé]. Ainsi donc le directeur de l'Osvobojdénié se trouve être un « marxiste » au sens politique du terme. Même chose pour M. Boulgakov. Celui-ci rejette même la « doctrine sociale philosophique du marxisme » et part « de fondements philosophique tout à fait différents » : mais lui aussi reste fidèle au marxisme « pour tout ce qui concerne les questions fondamentales de la politique sociale concrète » . (Boulgakov : Du marxisme à l'idéalisme, p. 315.)

En vérité, Monsieur P.G. donne une idée grossière et pourtant révélatrice du rapport qui liait au marxisme l’intelligentsia russe des années 90. Aujourd'hui, alors que sont éteints bien des feux et que sont tombées bien des feuilles, Monsieur P.G. peut, au nom de son passé, se poser la question de la valeur du marxisme, avec le dessein évident de faire l'apologie bourgeoise : la signification du marxisme serait la justification du capitalisme. Autrefois, dans la première moitié des années 90, le marxisme représentait pour l'intelligentsia et même pour le sieur P.G. autre chose que la simple justification de l'exploitation capitaliste. Si M. P.G. est coupable d'avoir traité de façon cavalière son propre passé, qui contenait tout de même quelques éléments de « romantisme », cela ne l'empêche pas de donner une réponse indubitablement juste à la question suivante : quels mérites ont valu au marxisme son admission dans la plupart des salons littéraires ? C'est parce qu'il a, ainsi que nous venons de l'apprendre, fourni tout un « pro­gramme populaire », dépourvu de tout socialisme.

Il est clair que des gens qui portèrent sur le marxisme des appréciations de cet ordre ne furent en rien marxistes, ils furent et demeurent les parasites philosophiques d'un aspect du marxisme qu'ils ont isolé et séparé de sa totalité, la « justification » théorique par les lois intrinsèques du développement social de toute forme donnée des rapports sociaux. Une telle « justification », mécaniquement coupée du con­texte de la conception dialectique du monde, peut « sanctionner » des conclusions extrêmement conservatrices ; mais dans la conception marxiste réelle, non falsifiée, cette « justification » est entièrement subordonnée à l'aspect révolutionnaire de la dialectique matérialiste : toute forme de rapports sociaux engendre elle-même ses propres contradictions et devient finalement sa propre victime. La « critique » devait donc priver le marxisme de ce deuxième aspect, inhérent à sa doctrine. En outre, comme l'épuration du marxisme de tous ses vestiges « non scientifiques » (c'est-à-dire révolutionnaires) prit bientôt la forme de la lutte contre les marxistes révolutionnaires, c'est rapidement tout le marxisme qui, pour le sieur P.G., perdit sa force d'attraction : il devint une doctrine étrangère.

Voici en quels termes éloquents ce moment est dépeint par l'un de ceux qui l'ont vécu : « Je sentais ainsi le sol se dérober peu à peu sous mes pieds. De l'édifice qui, hier encore, semblait si harmonieux et entier, ne restaient que quelques murs. Naturellement, certaines revendications d'ordre social [nous savons déjà lesquelles], que la réalité elle-même désigne, conservent leur valeur pratique, même en dehors de toute théorie. Cependant, celui qui réfléchit tend naturellement à concevoir systématiquement ces revendications disparates et à les saisir intellectuellement comme unité d'idéal et de conception du monde. Et cette unité, que représentait autrefois le marxisme, était maintenant perdue. « (Boulgakov : Du marxisme à l'idéalisme, préface p. XIII). Notre écrivassier pense qu'à nos yeux de marxiste « tout cela se réduit au fait que quelques rejetons illégitimes du marxisme ont, pour telle ou telle considération (d'ordre essentiellement pratique), capitulé devant l'ombre de l'idéalisme au profit d'une paisible demeure où résonnent des sonorités suaves et des prières ». (Du marxisme à l'idéalisme, préf. pp. V et VI.)

Tout cela n'est que sottise. Dans l' « explication » ou l'accusation) qu'au nom des marxistes, M. Boulgakov formule à l'égard de lui-même, les motivations de psychologie collective sont remplacées par des motivations « pratiques » individuelles, et l'explication matérialiste par un jugement éthique ; et à l'idéalisme, comme Credo de larges couches de l'intelligentsia, on adjoint les figures de MM. Boulgakov et Berdiaëv, qui « pour des considérations d'ordre pratique » , s'éloignent vers ces paisibles demeures résonnant de sonorités suaves et de prières. Les « raisons essentiellement personnelles, pratiques ou « religieuses » qui font que tel ou tel chef de l'idéalisme s'est éloigné de certaines positions, cette question est du ressort des biographes, en, présumant toutefois que les chefs de l' « idéalisme » soient capables de les intéresser. Par contre, la question de savoir quelles conditions sociales et politiques ont produit l'arrière-plan psychologique qui a entraîné le « changement de lien idéologique » de « quelques rejetons illégitimes du marxisme », cette question relève indiscutablement de la compétence du matérialisme historique et ne peut être résolue que par lui.

Nous avons déjà dit que la doctrine du prolétariat, le marxisme, avait produit un effet que n'attendaient pas ses créateurs : elle avait donné au mouvement démocratique russe le droit moral d'aller, le cœur pur et le front haut, « à l'école du capitalisme » ; après que celui-ci se fut engagé sur le chemin de la « critique » la conscience de notre intelligentsia démocratique, qui avait été éveillée à la vie politique par le prolétariat, fut purifiée de tout respect envers la doctrine sociologique en général et le socialisme scientifique en particulier conscience à laquelle le marxisme avait été inoculé comme instrument de lutte contre le populisme réactionnaire.

Le seul parasitisme idéologique, sous la forme d'une critique pitoyable du marxisme, doctrine d'une autre classe sociale, ne peut à lui seul assurer l'existence de larges couches du mouvement démocratique dans la période de la montée de l'opposition, lorsqu'il se prépare à déployer le plus grand enthousiasme politique dont il soit capable. Nous venons juste d'entendre dire par M. Boulgakov que « celui qui réfléchit tend naturellement à concevoir systématiquement ces revendications disparates et à les saisir intellectuellement comme unité d'idéal et de conception du monde ». Le libéral « qui réfléchit », après avoir dit adieu au marxisme, « tend naturellement » à se construire un nouveau temple, où il peut, sans être dérangé, adorer son Dieu. Mais la construction de ce temple philosophique avec les pierres de la pensée réaliste était quelque chose d'absolument impossible pour M. Boulgakov et pour tous ceux qui suivaient la même évolution que lui : car les traditions russes de la pensée réaliste s'appuyaient inévitablement sur le marxisme. Ce fait était terriblement clair pour tous ceux qui avaient déjà à leur actif la lutte contre le « subjectivisme » sociologique et le populisme. Se tourner vers le « réalisme » philosophique signifiait rencontrer ce marxisme qu'on venait d'épurer si soigneusement, si péniblement, de tout ce qu'il contenait de « non scientifique » au point qu'il n'en restait plus rien. Rejeter le marxisme, c'était rejeter les traditions de la pensée réaliste en général.

Les idéologues du libéralisme russe, passés fugitivement par l'école du marxisme et « abîmés » théoriquement par celle-ci, se trouvèrent obligés de chercher un refuge spirituel dans les nuages de la métaphysique idéaliste et, pour reprendre l'expression de Feuerbach, jusque « dans l'asile de la théologie ».

Le libéral « qui réfléchit » tend naturellement à concevoir systématiquement les « revendications disparates » du mouvement démocratique. Mais son instinct de classe l'éloigne du point de vue historique et social, car celui-ci est monopolisé par le marxisme, étape suprême de la pensée sociologique. Le marxisme a transformé le point de vue historique et social en un point de vue de classe et « comprend » ainsi les « revendications disparates » comme des produits d'intérêts de classe. Pour le libéral ou le « démocrate qui réfléchit », adopter un tel point de vue aurait signifié le suicide politique : ils seraient devenus à leurs propres yeux, en effet, les représentants des classes dominantes. C'est pourquoi ils devaient nécessairement rechercher des béquilles théoriques à l'extérieur du processus historique et de ses réalités de classe : ils devaient se tourner vers un monde supra-historique. De l' « Être » changeant et empiriquement perceptible ils devaient en appeler à la « Nécessité » immuable et permanente. On fit appel à l'impératif catégorique de la morale pour « concevoir systémati­quement » et exposer d'un point de vue philosophique ces mêmes revendications disparates, que l'Osvobojdénié de Stuttgart se chargea de formuler. Objectivement comme subjectivement, il était absolument nécessaire pour les idéologues du libéralisme de présenter leur programme, non comme la vulgaire plate-forme d'une bourgeoisie « progressiste », mais comme l'expression des lois éternelles de la morale ; or nous avons vu comment l'idéalisme, pour répondre à cette nécessité absolue, ne quitte pas la position supra-historique des problèmes, mais expose à l'aide de misérables syllogismes que « le principe formel de la morale élimine aussi bien le conservatisme éthique que l'utopie éthique de la perfection sur terre. Il condamne (...) l'idée même de la possibilité d'une harmonie universelle des intérêts et des forces, que l'on atteindrait par la réalisation effective de cet idéal (p. 288). Plus brièvement encore : l'impératif catégorique, en tant que principe directeur de la politique, « élimine » le conservatisme intransigeant, et « approuve » le libéralisme. Et M. Boulgakov, dans sa logique à lui, a entièrement raison de dire : « Ce principe est suffisant pour donner une base aux aspirations libératrices de notre temps ». (Du marxisme à l'idéalisme, préf. p. XXI)

La position est ainsi consolidée. « Les droits imprescriptibles de l'Homme et du Citoyen », placés sous la protection directe de l'impératif catégorique, doivent dorénavant servir de fondement à un combat mené sur deux fronts : aujourd'hui contre la police tsariste, demain contre le prolétariat ; aujourd'hui contre l'absolutisme, demain contre le socialisme.

Alors que l'aile libérale modérée de l'intelligentsia s'efforçait de se retrancher dans les citadelles de la métaphysique, des éléments intermédiaires de cette intelligentsia, libérés par la même « critique », décidèrent que tout était permis désormais ! La démocratie révolutionnaire française n'avait pas célébré la fête de la déesse Raison avec autant de joie que notre intelligentsia « socialiste-révolutionnaire » sa fête de la libération de toutes ses obligations envers la raison théorique. Il suffit de lire le Messager de la révolution russe[26], organe du socialisme libertaire : une sorte de Décaméron « socialiste-révolutionnaire », un recueil de nouvelles, artistiquement inférieures à celles de Boccace, mais qui, parallèlement, incarnent la révolte fougueuse, la protestation véhémente de la « chair » bourgeoise à son éveil contre les chaînes tyranniques que l'Église « orthodoxe » dominante lui imposa sans appel, pendant toute une période.

Dans une atmosphère libérée par la « critique » du poids intellectuel du marxisme, de larges couches de l'intelligentsia se sentirent indépendantes de tout « dogme » rigoureux, après leur entrée fracassante dans la sphère de la lutte révolutionnaire. Mais ces couches incarnées par les « socialistes-révolutionnaires », ne rejetèrent pas le marxisme dans son ensemble. Un tel rejet leur aurait imposé des obligations trop importantes. Elles se contentèrent de l'exploiter, comme des brigands, pour justifier tel ou tel acte d'aventurisme politique. L'attitude des « socialistes-révolutionnaires envers le marxisme n'est que le reflet sur le plan théorique de leur attitude envers le prolétariat. Ils ne reconnaissaient pas à ce dernier la qualité de force politique autonome, sans toutefois lui tourner le dos : ils s'accordèrent pour l'exploiter politiquement[27].

Ce que l'Europe a enfanté dans la douleur, ce dont elle s'est délivrée socialement et politiquement, l'intelligentsia russe se l'est aisément approprié par les livres les journaux, mais, hélas ! au premier changement de circonstances, elle s'en est libérée avec autant de facilité. Il lui a suffi de sentir sa propre force révolutionnaire et d'avoir la conscience, ou du moins le pressentiment, de son importance politique future, pour qu'elle manifeste immédiatement sa faculté de régression idéologique, tout à fait imprévue par les marxistes des années 90 ; régression qui prit la forme d'un populisme masqué de subjectivisme historique et de métaphysique idéaliste. Les phalanges « marxistes » diminuèrent de plus en plus. Le titre d'« ex-marxiste », « ex-social-démocrate » devint d'un seul coup un billet d'entrée pour les « meilleures maisons » du « bordel » littéraire et personne ne vit, à l'exception d'un groupe relativement restreint, que ce « titre » ne désignait que la désertion de ceux qui étaient passés de l'armée du prolétariat dans le camp ennemi. Un tel changement de camp peut être seulement le fait d'un renégat politique.

Ce fut à ce moment-là que nos compagnons d'hier bouclèrent en hâte leurs bagages comme s'ils craignaient de manquer le train ; la majorité des militants du Parti, dévoués corps et âme à la cause du prolétariat, étaient incapables de comprendre la signification politique du changement dans l'intelligentsia qui s'opérait sous leurs yeux. Les sociaux-démocrates « économistes » n'accordaient pas un grand prix au marxisme : c'est pourquoi ils s'en servaient peu comme instrument politique. Ils avaient pris dans le marxisme deux ou trois thèses simplifiées qui sanctionnaient, selon eux, leur tactique victorieuse ; ils se comportèrent à l'égard du marxisme, pris dans sa totalité, avec une indifférence équivalant au suicide. Bien plus, ils étaient eux-mêmes tout à fait réceptifs à la « critique » bourgeoise. Le Parti ne connaissait pas d'« atmosphère théorique » et les pratiques de l'« économisme » étaient pénétrées par l'atmosphère viciée du journalisme légal, avec son « marxisme » apologiste de la bourgeoisie, et sa « critique » . Ce fut dans l'ensemble la triste période de la fuite massive de l'intelligentsia hors du marxisme, tandis que, en arrière-plan, les masses prolétariennes se mettaient en mouvement. D'un fait élémentaire et évident, le Parti social-démocrate devint une question très compliquée.

C'est précisément en tant que question compliquée que l'Iskra traita la question de notre Parti.

« Au nom du marxisme ! » La période de l'Iskra[28][modifier le wikicode]

Et Dieu dit : « Que la lumière soit », et la lumière fut. Il sépara le ciel de la terre, le jour de la nuit, la démocratie bourgeoise de la démocratie prolétarienne. Le chaos primitif disparut et le règne de la politique sociale-démocrate révolutionnaire s'instaura. Tel serait en langage biblique le style des déclarations et adresses d'approbation des comités de l'Iskra, dont le caractère fondamental est l'absence de toute perspective historique. L'Iskra n'a pas choisi ses tâches « arbitraire­ment ». Elles lui ont été imposées par les conditions du moment, telles que nous les avons caractérisées plus haut. Les « économistes » avaient éveillé de nouvelles forces, mais se trouvaient incapables de les dominer. Ils avaient suscité un mouvement de masse, mais ils avaient failli à la tâche en ne lui donnant pas un caractère de classe non équivoque. Par l'intermédiaire du mouvement ouvrier, ils avaient éveillé l'intelligentsia démocratique ; cependant ils ne la soumirent pas à leur contrôle ; au contraire, ils capitulèrent devant elle, lorsqu'elle engagea une campagne théorique contre les principes de la politique de classe autonome du prolétariat.

Ces deux faits déterminèrent les tâches fondamentales de toute la période de l'Iskra. Le deuxième en particulier (la croissance rapide du mouvement démocratique) marqua d'un sceau indélébile le caractère de notre premier journal politique.

Dans la mesure où l'on avait foi dans les capacités politiques de la social-démocratie, il était absolument nécessaire de pousser très activement à la « différenciation » politique de l'intelligentsia démocratique, afin de conquérir, au nom du marxisme, le plus grand nombre possible de partisans conscients de la classe ouvrière. « Au nom du marxisme ! », c'est le slogan qui a dominé toute cette période, et c'est autour de lui que s'est regroupée l'intelligentsia révolutionnaire ; ce slogan devint aussi terrible qu'autrefois Slovo i Dièlo « parole et acte »[29].

L'Iskra n'a pas accompli de miracles. Elle n'a pas séparé le ciel de la terre, ni la terre de la mer. Mais, s'appuyant sur la Zaria[30], qui reprit à nouveau le marxisme, l'Iskra contribua énormément à la différenciation politique de l'intelligentsia démocratique. La période « économiste » avait été celle de la lutte directe et exclusive pour l'influence sur les masses prolétariennes ; une lutte non pas contre les autres partis démocratiques, mais contre l'inculture du prolétariat lui-même et contre la barbarie des conditions politiques russes. La période de l'Iskra fut, dans sa signification politique objective, la période de la lutte pour l'influence sur l'intelligentsia révolutionnaire, avec, à l'arrière-plan, un prolétariat engagé dans le combat démocratique. C'est dans cette différence fondamentale que réside la « justification » historique des deux dernières périodes de la vie de notre Parti. C'est cette différence, c'est-à-dire le sens de toute période de l'Iskra, que doit saisir, avant toute chose, celui qui veut comprendre, ne serait-ce qu'approximativement, le problème des divergences actuelles à l'intérieur de notre Parti.

La période de l'Iskra fut la période de la lutte pour influencer l'intelligentsia. L'Iskra proclama qu' « il est indispensable de se différencier ». Et elle se délimita et se différencia. Cela ne signifie pas que l'Iskra ait élaboré des méthodes tactiques pour la différenciation immédiate du prolétariat et de la bourgeoisie (de ce point de vue l'Iskra réalisa extrêmement peu de chose) ; non, elle a appliqué les fondements théoriques du marxisme (repris par la Zaria) pour « délimiter », à l’intérieur de l'intelligentsia démocratique, les partisans principiels du prolétariat des « partisans » potentiels de la bourgeoisie. « Il faut se délimiter. » Bien entendu, cela signifiait, « en fin de compte », l'autodétermination politique du prolétariat sous la forme d'une politique autonome de classe. Mais ce « but final » n'existait que subjectivement ; lui donner vie, telle est la tâche de la nouvelle et riche période, dont on voit déjà poindre la lumière au-dessus de notre Parti. La mission de l'ancienne Iskra, au contraire, mission qu'elle a effectivement remplie, consistait, en utilisant le tranchant de la doctrine marxiste, à retenir tous les éléments de l'intelligentsia démocratique qui n'étaient pas encore définitivement perdus pour l'« idée du quatrième état[31] ».

Nous devons faire ici une restriction. Nous considérons ici la mission objective accomplie par l'Iskra. Quand nous parlons de l'Iskra, nous n'avons pas en vue l’Iskra telle qu'elle était prévue, telle qu'elle commença ; mais considérons ce qu'elle est devenue. Subjectivement, l'Iskra s'était fixé des buts bien plus larges : avant tout, élever le mouvement ouvrier spontané au niveau d'un mouvement politique, puis diriger (au nom du prolétariat, de la classe libératrice), « tous ceux à qui est cher le nom de liberté ! » (n° 3). Un journal politique devait, en tant que journal social-démocrate, servir de phare au prolétariat révolutionnaire et, entant que journal démocrate, de boussole à la démocratie combattante. Mais comme cela s'est vérifié par la suite, il est impossible d'atteindre, par des moyens littéraires, des résultats politiques qui ne correspondent pas aux rapports réciproques des forces politiques. La social-démocratie ne pouvait se battre à la place des ouvriers, ni un journal social-démocrate à la place de la social-démocratie. Si celle-ci, compte tenu de l'étendue de son influence dans les masses prolétariennes, compte tenu du degré d'énergie et d'efficacité de son action politique, est incapable de se tailler une place décisive dans la lutte démocratique, c'est en vain qu'un journal social-démocrate s'efforcera de prendre en remorque tout le mouvement démocratique, au seul nom de la classe libératrice. L'histoire ne permet pas de « substitutions ».

Le mouvement démocratique ne s'est pas laissé enchaîner par des moyens purement littéraires, car cette activité est justement le domaine où l'intelligentsia est la plus forte et donc la plus indépendante. Éditer deux journaux comme l'Osvobojdénié et la Revolioutsionnaïa Rossia d'après l'exemple vivant de l'Iskra, et éliminer ainsi toute obligation même « temporaire » envers le Parti du prolétariat, cela fut l'affaire d'une année ou deux.

Dans la mesure où le mouvement démocratique s'était pourvu de son outillage « idéologique », l'arriération politique du prolétariat s'exprimait dans le fait que son propre Parti risquait alors de se dissoudre, sinon entièrement, du moins pour une bonne part, dans le mouvement démocratique. L'Iskra, voulant rester fidèle à la cause du prolétariat, se vit contrainte de ne plus rassembler le mouvement démocratique « au nom du prolétariat », mais de se détacher de lui, « au nom du marxisme ». Qu'elle le voulût ou non, elle fut contrainte de consacrer la majeure partie de son travail à la « délimitation » que seule la Zaria devait primitivement accomplir. L'Iskra voulait être, dans son projet originel, la direction de la lutte démocratique générale commune, sous l'hégémonie du parti du prolétariat, mais elle se transforma en réalité en un organe d'autodéfense de l’intelligentsia sociale-démocrate, au nom de sa tâche objective qui était d'entraîner le prolétariat dans le combat démocratique général derrière son drapeau. Ce tournant accompli à moitié spontanément a donné au journal cette physionomie belliqueuse et « furieusement polémique » à laquelle on pense aussitôt qu'est prononcé nom d'Iskra. Dans son numéro 35, l'Iskra, par l'intermédiaire d'un excellent article du camarade Starover, établit un bilan des changements objectifs survenus, sous l'influence desquels s'est composée la physionomie particulière du journal. « Le revirement qui s'est opéré dans les têtes du mouvement démocratique dit Starover est un fait accompli. L'idée que le prolétariat devait diriger la lutte libératrice est remplacée par une autre qui n'attribue au prolétariat qu'une place subordonnée. » (De la démocratie aux deux têtes).

La critique de l' « économisme », des préjugés populistes, terroristes, nationalistes, s'adjugea la part du lion dans le travail de l'Iskra. L'Iskra, comme on l'a dit, n'était pas un journal politique, mais polémique. On l'a accusé de se battre, non pas tant contre l'autocratie que contre les autres fractions du mouvement révolutionnaire. Il découle inévitablement d'un tel reproche, si l'on est conséquent avec soi-même, que l'Iskra n'avait pas à propager des idées politiques qui ne fussent pas communes au mouvement démocratique dans son ensemble ; autrement dit : qu'il convenait de dissoudre l'idée de classe dans l'idéologie démocratique. Pour les sociaux-démocrates, cela aurait signifié l'abandon de toute perspective propre. L'Iskra, par bonheur pour le Parti, ne l'a pas fait. Au contraire, elle a consacré le maximum d'attention aux « divergences d'opinion fractionnelles à l'intérieur de l'intelligentsia ». En luttant contre le populisme, le terrorisme et le nationalisme, l'Iskra a montré à l'intelligentsia le chemin de la lutte pour les intérêts historiques du prolétariat. Ce qui incombait directement à l'Iskra, ce n'était pas la tâche de délimiter politiquement le prolétariat, mais celle d'éclairer la conscience de l'intelligentsia sur les intérêts historiques de cette classe.

Lorsque Lassalle menait une lutte acharnée contre les « progres­sistes », il se battait directement pour l'influence sur les ouvriers déjà engagés dans le combat démocratique, et parmi lesquels les « pro­gressistes » avaient leurs partisans organisés. Mais nous, quand nous nous battons contre le populisme ou l'idéalisme, ce que nous avons en vue immédiatement, ce ne sont pas les ouvriers, mais l'intelligentsia qui d'abord s'éloignera de nous pour aller aux ouvriers avec son populisme petit-bourgeois ou son libéralisme bourgeois. L'Iskra n'a pas traîné devant le tribunal politique du prolétariat les « socialistes-révolutionnaires », comme l'avait fait Lassalle avec les « progres­sistes » (et nos comités ne l'ont fait que dans une mesure insignifiante), elle n'a porté contre eux qu'une condamnation théorique du point de vue des intérêts de classe du prolétariat, et, seulement en ce sens, indirectement, au nom du prolétariat. L'Iskra ne poussait pas le prolétariat à affronter ouvertement l'ensemble du monde bourgeois ; elle ne fit que recruter dans l'intelligentsia les partisans du principe d'un tel projet. Elle n'élaborait pas les normes tactiques d'une politique autonome du prolétariat (pour autant que de telles formes tactiques fussent concevables dans les conditions socio-historiques russes) ; elle n'a fait que montrer à l'intelligentsia révolutionnaire la nécessité d'une telle politique autonome.

Si tel ou tel adversaire pointilleux s'efforçait de démontrer soigneusement que l'ancienne Iskra a commis toute une série de fautes de caractère théorique, qui auraient gâché à la fleur de l'âge une « génération » entière de sociaux-démocrates, et que, si ces fautes avaient été corrigées selon son argumentation, le Parti connaîtrait à l'heure actuelle un essor puissant, nous ne pourrions que hausser les épaules. Ce n'est pas là le nœud du problème. Il ne réside pas dans les négligences théoriques (du type par exemple des rapports entre « spontanéité » et « conscience ») le fond du problème est moins dans ces questions que dans le caractère politiquement limité de la mission imposée à un groupe de sociaux-démocrates par les intérêts de classe du prolétariat dans une période historique déterminée. Il concerne ce processus rapide et fiévreux de translation et de regroupement de l'intelligentsia démocratique qui dispersa, pour ainsi dire sans laisser de trace, tous les éléments qui jusqu'alors étaient liés dans un tout indifférencié par l'aspiration subjective d' « être et de rester [l'instrument conscient] du mouvement de classe des masses ouvrières organisées ».

Il ne suffit pas de reconnaître les mérites historiques de l'Iskra, encore moins d'énumérer toutes ses affirmations malheureuses et ambiguës. Il faut aller au-delà : il faut comprendre le caractère historiquement limité du rôle joué par l'Iskra. Elle a beaucoup contribué au processus de différenciation de l'intelligentsia révolutionnaire ; mais elle a également entravé son libre développement. Les débats de salon, les polémiques littéraires, les disputes d'intellectuels autour d'une tasse de thé, tout cela elle l'a traduit en langage de programmes politiques. De façon matérialiste, elle a réalisé la multitude des sympathies théoriques et philosophiques à des intérêts de classe déterminés ; et c'est bien en employant cette méthode « sectaire » de différenciation qu'elle a conquis à la cause du prolétariat une bonne partie de l'intelligentsia ; enfin elle a consolidé son « butin » par les résolutions diverses du IIe, Congrès en matière de programme, de tactique et d'organisation.

Tout ce travail n'est pourtant qu'un prélude à un travail réellement politique de la social-démocratie. À présent la question se pose de la manière suivante : quelle est la tâche centrale du nouveau mouvement ? Faut-il continuer la différenciation en la maintenant dans le cadre restreint de d'intelligentsia liée à la social-démocratie par un programme commun ou bien faut-il élaborer les méthodes de la séparation politique immédiate du prolétariat réel (et non seulement conceptuel) de la bourgeoisie (réelle) ?

Nous, nous insistons sur la deuxième réponse. Le Parti à créer, pour lequel l'ancienne Iskra a rassemblé les membres épars de l'intelligentsia, doit tendre à la résolution immédiate de cette tâche, pour nous fondamentale, et qui seule peut donner son explication et sa justification au travail de l'Iskra, mais qui a été à peine envisagée par elle et par les praticiens de cette période, tâche qui consiste à détacher politiquement le prolétariat de la bourgeoisie.

Il est vrai que le Parti se rapproche maintenant au moins du prolétariat pour la première fois. Au temps de l' « économisme » le travail était entièrement dirigé vers le prolétariat, mais, principiellement, ce n'était pas encore un travail politique social-démocrate. Pendant la période de l'Iskra, le travail prit un caractère social-démocrate, mais il n'était pas dirigé directement vers le prolétariat (et dans la mesure où il l'était, il n'avait qu'un caractère « primitif -démocrate » dont nous parlerons ultérieurement). C'est seulement maintenant que la social-démocratie, en tant que social-démocratie, se tourne vers le prolétariat, en tant que tel.

En définissant ainsi la situation actuelle, nous pouvons comprendre, par la manière même de poser le problème, non seulement la possibilité, mais même nécessité des divergences actuelles au sein du Parti. Chaque période sécrète sa propre routine et tend à imposer ses propres tendances au mouvement dans son ensemble. Les « écono­mistes », à partir d'une confusion psychologique, identifièrent le mouvement « professionnel et syndical » qu'ils dirigeaient avec le mouvement social-démocrate ; de même les a iskristes « ont identifié trop souvent la lutte pour la reconnaissance principielle de la politique de classe du prolétariat avec la pratique effective de cette politique, et cette identification les a amenés finalement à ignorer totalement leur tâche immédiate : c'est-à-dire la réalisation des principes politiques de classe du prolétariat, admis pourtant de manière générale dans des termes correspondant à la politique quotidienne. Mais nous en reparlerons plus loin[32].

Lorsque Lénine reprit à Kautsky l'idée absurde du rapport entre l'élément « spontané » et l'élément « conscient » dans le mouvement révolutionnaire du prolétariat, il ne faisait que définir grossièrement les tâches de son époque. Il s'adressa à l'intelligentsia qui étant donné la complexité des problèmes soulevés constituait le seul public de la Zaria (et aussi de l'Iskra) et pouvait être l'étincelle. Il lui dit : « D'abord nous allons vous insuffler le marxisme, ce liant concentré de la conscience, nous allons vous imprégner de méfiance envers la démocratie bourgeoise, et, ensuite, au travail, à l'attaque de la spontanéité ! » C'est bien en cela que consistait précisément la tâche : « gonfler » l'intelligentsia de marxisme, lui lier pieds et poings pour l'empêcher de se disperser, de trahir, de s'attaquer avec effronterie à Marx, bref de respirer ! Tâche éminemment urgente en outre, car l'intelligentsia marxiste fondait à vue d'œil, nous filait entre les doigts pour aller... vers les s.-r. et les libéraux.

Nous ne voulons pas dire, bien sûr, que l'Iskra, emportée par le travail de « différenciation » de l'intelligentsia, en serait arrivée à ignorer ses tâches principielles et à lorgner vers « une autre classe de la population ». Pas du tout ! L'intelligentsia après laquelle courait l'Iskra était, au premier chef, le Parti même. L’instinct de conservation politique poussait à la lutte contre la « critique », le bernsteinisme, le terrorisme, populisme et l'idéalisme, toutes ces idéologies qui apportaient un élément de trouble et de désagrégation dans le milieu même avec lequel l'Iskra espérait construire un parti unitaire. Entre un petit groupe de sociaux-démocrates éminents et la classe réveillée se trouvait la couche de l'intelligentsia indécise, où on ne reconnaissait plus les « siens » dans le « chaos ». Aussi notre journal politique ne fut-il pas un organe dirigeant immédiatement les luttes politiques du prolétariat, mais une plate-forme politique principielle servant à délimiter, à l'intérieur de l'intelligentsia, la partie marxiste de celle qui était à moitié marxiste et de celle que le marxisme avait à peine touchée.

Cependant il faut considérer que l'Iskra avait reçu de l'époque « économiste » un héritage sérieux et extrêmement précieux : les masses éveillées du prolétariat urbain.

Sur cette base historique, la lutte pour l'influence sur l’intelli­gentsia était une tâche profondément différente de celle qu'avait dû accomplir le Groupe de la Libération du Travail[33] dans les années 80 et une partie des années 90. Il s'agissait alors de démontrer le développement inévitable du capitalisme en Russie et d'en déduire la légitimité historique de l'existence d'une social-démocratie russe. Pour mener à bien cette tâche il ne fallait pas un journal mais une revue, non pas l'Iskra, mais le Social-Démocrate. Les révolutionnaires formés à l'école du Social-Démocrate devinrent des propagandistes du socialisme scientifique. Le problème qui se posait à l'Iskra était tout autre. Elle avait à former, non pas des propagandistes, mais des dirigeants politiques pour un mouvement de masses déjà existant. Ce but ne pouvait pas être atteint uniquement par l'exposé théorique des méthodes du marxisme, mais par la démonstration de sa validité à partir des phénomènes « courants » de la vie sociale et politique. Mais l'exposé de ces méthodes, de même que leur utilisation journalistique, ne servaient totalement et immédiatement qu'à un seul but : renforcer et former politiquement l'intelligentsia marxiste.

Toutefois nous n'avons pas encore épuisé tout le contenu de la dernière période. Les masses urbaines réveillées spontanément (héritage de l'agitation « économiste ») déterminaient, par leur existence même, non seulement les méthodes de l'emprise sur l'intelligentsia, mais exigeaient avant tout qu'on leur prêtât une attention directe. « À l'insu de ses dirigeants écrit le n° 3 de l'Iskra 1e prolétariat s'est rué au combat lorsqu'il s'est aperçu que la partie radicale de la société[34] était prête sérieusement à se mesurer avec le régime (...). La social-démocratie russe devra considérer comme base de son activité pratique cette aspiration évidente des masses ouvrières à participer activement à la lutte libératrice entreprise par l'ensemble du mouvement démocratique russe ; elle devra le faire, si elle ne veut pas manquer le coche, si elle ne veut pas abandonner ses droits à la direction du mouvement prolétarien à d'autres forces politiques. » Et la social-démocratie russe a effectivement mis cette « aspiration des masses ouvrières » à la base de son activité politique.

La pratique du Parti s'est en un certain sens totalement transformée pendant la période « iskriste » mais non pas, bien entendu, sous la seule influence de l'Iskra : au mouvement de grèves « profession­nelles », à peine décidé à transgresser ses limites, s'est substituée une agitation politique systématique dans le prolétariat au moyen des « dénonciations » politiques généralisées. Cette différence est si brutale qu'on peut la concevoir et qu'on la conçoit comme une différence entre le « trade-unionisme » et la politique de classe du prolétariat. Dans cette perspective le rapport entre le travail de l'Iskra et celui du Parti, et donc le rôle de l'Iskra, se présentent sous un aspect extrêmement simpliste : le journal social-démocrate révolutionnaire dirige directement la politique sociale-démocrate révolutionnaire du prolétariat. Une telle vue est aussi fausse que séduisante.

Il était absolument impossible au Parti de réaliser, dans le domaine de la pratique politique, toutes les tâches proposées par l'Iskra et la Zaria. On ne peut pas « entrer en scène » la tactique sociale-démocrate n’importe quand et n'importe où. Même le simple fait de l'existence d'un prolétariat ne saurait y suffire. Il est absolument nécessaire qualitativement que des couches plus ou moins larges du prolétariat soient engagées dans la politique démocratique. Or, un tel prolétariat n'existait pas. La social-démocratie russe dut d'abord créer cette condition de politique de classe en accomplissant les tâches historiques du mouvement démocratique bourgeois : c'est-à-dire l'éveil spontané du prolétariat (période « politique »). Les méthodes de l'agitation « économique » étaient destinées à éveiller les instincts révolutionnaires élémentaires qui s'étaient formés spontanément dans la psychologie de classe du prolétariat. La méthode des « dénonciations » politiques devait servir à donner à ces instincts éveillés le caractère d'une protestation civique consciente. Par conséquent, si différents l'un de l'autre qu'aient pu être les contenus des deux périodes précédentes, celles-ci se ressemblent néanmoins en ceci qu'elles représentent objectivement le résultat d'un travail bourgeois-démocratique accompli au nom des principes du socialisme et entrepris, subjectivement, pour des mobiles purement socialistes.

Si les théoriciens et les publicistes de l' « économisme » ont rétréci impitoyablement le drapeau du socialisme, en revanche le groupe de la Zaria et de l'Iskra est totalement innocent de ce péché contre le Saint-Esprit : il s'est fixé, à lui-même ainsi qu'à tout le Parti, une tâche qui est commune à toute la social-démocratie internationale : l'unification du mouvement ouvrier et du socialisme (Iskra n° 1) ; il a développé cette question de manière théorique et polémique dans ses publications et rassemblé ses partisans autour de cette tâche et de sa compréhension. Mais le travail que ces derniers accomplissaient au sein du prolétariat (non seulement d'ailleurs leur travail, mais aussi celui de ses « adversaires », car tous étaient mus par les mêmes exigences objectives) s'épuisait totalement dans la tâche de délivrer la conscience des masses ouvrières « du joug des préjugés politiques séculaires, de la foi aveugle dans le gouvernement, dans la miséricorde du tsar, et de la méconnaissance de ce fait que les prolétaires sont des citoyens égaux aux autres, dans une société qui vit de leur travail » (n° 1). La Zaria dans le domaine de la théorie, l'Iskra dans le domaine du journalisme et de la polémique programmatique, montraient le rapport direct existant entre un « citoyen égal en droit » et un prolétaire, et, une fois ce rapport établi, enseignaient à leur auditoire la politique socialiste, mais la vie politique des masses éveillées n'était pas imprégnée de la conscience de ce rapport ; elle était totalement remplie par les slogans d'émancipation en général. « Si l'Iskra m'a tellement plu écrit un ouvrier pétersbourgeois c'est parce qu'elle considère l'ouvrier comme un citoyen. Cela est tellement important ! » (Iskra, n° 14.)

Prétendre que l'Iskra a dirigé directement la vie politique du prolétariat en ce sens qu'elle se serait nourrie de l'expérience immédiate du mouvement et aurait donné des réponses immédiates à ses besoins immédiats, ce serait historiquement tout à fait faux. Dans le travail de « différenciation » de l'intelligentsia, I'Iskra a effectivement joué un rôle dirigeant à juste titre : elle était théoriquement armée jusqu'aux dents, et dans ce genre de lutte l'armement théorique était tout. Mais cette lutte elle-même n'était pas tout. La théorie prolétarienne du développement politique ne peut pas remplacer un prolétariat politiquement développé. Cette vérité s'est manifestée non seulement dans la tentative malheureuse de l'Iskra durant sa première période pour assujettir « au nom du prolétariat » toutes les tendances du mouvement démocratique à l'hégémonie sociale-démocrate, mais aussi dans l'incapacité totale de l'Iskra à féconder le mouvement du prolétariat lui-même pas l'apport intellectuel qu'elle avait introduit dans la conscience de l'intelligentsia révolutionnaire.

L'Iskra a bien sûr influencé, directement ou indirectement, cette renaissance de la pratique au cours des trois ou quatre dernières années. Mais pour donner uniquement des directives qui sont évaluées en fonction de la pratique et des mots d'ordre que la pratique reprend, l'Iskra considérée abstraitement n'avait pas besoin d'être l'Iskra ; il suffisait qu'elle fût simplement un journal révolutionnaire. Quant aux idées politiques complexes qu'apportait l'Iskra en tant qu' « étincelle », elles valaient moins pour le moment présent que pour le futur. Ces idées, qui ne se transformaient pas directement en pratique, préparaient, dans la conscience des éléments dirigeants du Parti, les prémisses intellectuelles à la fixation des tâches tactiques de la politique révolutionnaire prolétarienne, sur la base « matérielle », créée par les efforts des « générations » précédentes du Parti.

Nous avons dit que pour la réactivation de la pratique qui s'était opérée pendant la dernière période, l'idéologie révolutionnaire démocratique était suffisante, in abstracto. Mais pour que l' « insertion » du prolétariat dans la sphère « de l'homme et du citoyen » aboutît au processus d'autodétermination du prolétariat en tant que classe, il était absolument indispensable de créer l'armature idéologique complexe et vaste du socialisme scientifique, armature seule capable de s'opposer aux diverses formes de l'idéologie démocratique-bourgeoise et de lier sans retour à la cause historique du prolétariat le personnel dirigeant du mouvement, c'est-à-dire les éléments venant de l'intelligentsia démocratique.

Quelques exemples particuliers mais extrêmement significatifs montrèrent combien l'Iskra dirigeait de manière inégale la « différen­ciation » idéologique de l'intelligentsia, et l'autodétermination politique du prolétariat. L'Iskra, d'une sévérité impitoyable envers toute « hésitation » chez les intellectuels, faisait preuve d'une indulgence considérable et bien souvent inadmissible envers n'importe quelles déclarations de prolétaires éveillés à la politique. L'Iskra gardait un silence presque approbateur lorsqu'un ouvrier pétersbourgeois manifestait son extrême joie à propos de la cessation complète des palabres sur la plus-value (et donc aussi sur le socialisme) ; en même temps, elle tombait de tout le poids de sa colère théorique sur les socialistes-révolutionnaires qui s'étaient décidés à l'improviste pour une définition « point trop doctrinaire » de la classe, comme catégorie définie par la distribution et non par la production. L'Iskra citait sans aucune restriction les ouvriers qui exigeaient qu'on leur enseigne, sans plus tarder, « comment aller à la bataille » ; en même temps elle accablait de l'ironie la plus mordante « le tournant historique » qui conseillait aux ouvriers de se constituer en « bataillons d'assaut » En vérité, le cri de guerre : « Constituez-vous en bataillons ! » n'était que la réponse abstraite à la question abstraite : « Comment aller à la bataille ? »

Cela s'explique avant tout par le fait que l'Iskra, au fond, par suite de l'inadéquation entre sa « théorie » et sa « pratique », avait deux sortes de critères. Il était nécessaire de ligoter sans tarder l'intelligentsia, par les nœuds sept fois noués de la doctrine socialiste ; en revanche, le prolétaire, « libéré de la plus-value » et parvenant à la connaissance des « droits de l'homme et du citoyen », n'était pas mentionné pour lui-même, mais afin que par ses qualités révolutionnaires, il marche si je peux m'exprimer ainsi sur la queue des intellectuels « suivis­tes » (Khvostistes)[35].

Au moment présent, nous sommes responsables, non seulement de ce qui adviendra dans le futur, mais aussi dans une certaine mesure de ce qui est advenu dans le passé. De notre « comportement » ultérieur dépendent non seulement le destin de la social-démocratie russe au cours des prochaines années, mais aussi la valeur du travail dans le sens du socialisme qu'elle a accompli jusqu'à aujourd'hui.

Pour que tout le travail précédent ne soit pas perdu d'un point de vue socialiste (par conséquent non pas seulement du point de vue révolutionnaire), il est avant tout nécessaire que nous portions une appréciation sur les deux conditions principales de notre activité ultérieure : en bas, des masses éveillées politiquement et liées à nous par des traditions vieilles de dix ans ; en haut, le respect absolu du marxisme, en tant que méthode de pensée politique ; de ce côté par la crainte, de l'autre pour des raisons d'adhésion consciente. Ces deux éléments doivent devenir des éléments essentiels notre travail ultérieur.

Les appels, que l'on entend çà et là, à « liquider » purement et simplement l'une ou l'autre de ces prémisses, doivent être rejetés de façon décidée et une fois pour toutes, comme une tentative absurde d'abandonner toute cette culture politique que nous avons acquise au prix de tant d'efforts et sans laquelle nous nous retrouverions pauvres et nus comme Job.

L'Iskra et la Zaria n'ont accompli aucun miracle en histoire, en effet, il n'y a pas de miracle. Mais tout membre du Parti, assez marxiste pour ne pas exiger que les écrits marxistes fassent des miracles, peut contempler avec fierté la campagne polémique de la période précédente.

Le travail de restauration du marxisme recouvert sous les gravats de la « critique » fut accompli par la Zaria avec à sa tête, bien sûr, le camarade Plekhanov. Véra Zassoulitch a montré à l'intelligentsia tout l'idéalisme qui se trouvait dans notre socialisme matérialiste russe, elle a dirigé sur les nouvelles idoles de l'intelligentsia son ironie douce, mais mortelle ; et elle a ramené l'intelligentsia au service du prolétariat. Starover a gagné le raznotchinets[36] intellectuel, en lui dressant son propre portrait, finement idéalisé, à la Marx. Martov, le Dobrolioubov[37] de l'Iskra, sut jeter sur notre vie sociale si pauvre, si informe, si inexpressive, un faisceau de lumière si vif et si bien orienté, que les structures politiques, c'est-à-dire de classe, de cette vie sociale sont ressorties avec une netteté saisissante. Et là où il fallait décider, consolider, ligoter, fixer par un nœud coulant, là où il fallait empêcher les « fluctuations », c'est le camarade Lénine qui est intervenu de façon résolue et talentueuse.

Et le camarade Axelrod ? direz-vous. Voilà qui est très intéressant : pendant toute cette période le camarade Axelrod n'a pas joué un rôle actif, car ce n'était pas sa période. Gardien fidèle et perspicace des intérêts du mouvement prolétarien, il a été le premier à sonner l'alarme au seuil de la période que l'Iskra a marquée de son sceau si précis et si brillant. De par la structure même de sa pensée, et non pas seulement de par sa conception du monde, plus par « état d'esprit » politique que par conformité au « programme », Axelrod est un idéologue prolétarien authentique, au sens où l'on n'en trouve qu'en Allemagne. Il n'est pas capable de se comporter subjectivement vis-à-vis de l'intelligentsia, mais seulement objectivement. Il ne parle pas avec l'intelligentsia, mais seulement à son sujet. L'intelligentsia n'est pas pour lui l'auditoire, aux sentiments duquel il fait appel, non, ce n'est qu'une force politique, dont il évalue le poids. Ainsi s'explique que pendant cette période, qui tournait tout entière autour de l'intelligentsia marxiste en déliquescence, P.B. Axelrod n'ait pu jouer aucun rôle actif, non seulement par la quantité de ses « articles »[38] (Axelrod, en général, ne s'exprime pas tellement dans des « articles », mais plutôt en formules mathématiquement condensées à partir desquelles d'autres dont Lénine font de nombreux articles), mais aussi par la place qu'occupa dans la campagne littéraire de l'Iskra l'exploitation des « formules » tactiques d'Axelrod. La recherche directe des méthodes tactiques de l'autodétermination politique du prolétariat dans le cadre historique et social de l'absolutisme, recherche qui constitue la « ligne propre » du camarade Axelrod, pendant toute cette période, ne fut pour ainsi dire jamais mise à l'ordre du jour, car le travail portait sur la « diffé­renciation interne ».

Le camarade Axelrod intervint de nouveau à la fin de la période « iskriste » pour dire : « Cela suffit ! Maintenant il est nécessaire de changer radicalement le centre de gravité de notre travail, il est indispensable de mettre politiquement en circulation de façon vivante la force potentielle que l'Iskra a conquise pour la cause du prolétariat ! » Les « feuilletons » d'Axelrod dans les n°s 55 et 57 de l'Iskra annoncent le début d'une nouvelle période dans notre mouvement.

Il peut sembler étrange de m'entendre parler de l'Iskra en termes nécrologiques : l'Iskra vit, travaille et combat. Je pense, cependant, avoir raison en parlant de deux Iskra et de l'une d'elles au passé. La nouvelle Iskra est un rejeton direct de l'ancienne Iskra (et dans une certaine mesure l'objet de ma brochure est d'expliciter ce fait). Mais elles sont séparées par tout un abîme[39]. Et cela non pas parce que quelqu'un a été déçu[40], quelqu'un s'est trompé et s'est corrigé[41], encore moins parce que quelqu'un est parti[42], mais parce qu'il y a eu trois années de conflits par lesquelles la physionomie politique de tous les protagonistes a été profondément marquée , trois années intéressantes et pleines de vie, qui ne se répéteront pas, et cela vaut mieux ainsi, car nous avons devant nous toute une série d'années plus vivantes et plus intéressantes encore.

Chapitre II: Les tâches tactiques[modifier le wikicode]

Le contenu de notre activité dans le prolétariat[modifier le wikicode]

Sans aucun doute d'intéressantes années de lutte nous attendent, des événements inouïs se préparent. Mais, à l'heure actuelle, il est indispensable de se sortir à tout prix de l'impasse où depuis un an déjà se débat notre Parti. Le travail des comités s'effectue dans des conditions lamentables. Il n'y a presque aucun « contact » politique avec les masses, et les liens organisationnels avec elles sont faibles. C'est pourquoi parler du prolétariat comme de l'avant-garde de la lutte démocratique générale nous blesse en ce moment l'oreille. Pour tout social-démocrate capable de réfléchir politiquement, il doit être clair que notre travail souffre d'un mal profond, qu'il soit hérité de l'« écono­misme » ou bien qu'il ait été « attrapé » pendant la période « iskriste », et que ce « mal » nous empêche de nous dresser de toute notre taille. Il serait naïf de penser que les frictions internes sont la cause du marasme. Elles n'en sont que les symptômes.

Si nous faisons abstraction des divergences internes, des conflits organisationnels, des « boycotts » mutuels, et si nous considérons uniquement le contenu de notre travail de parti, nous serons surpris par son indigence quantitative et qualitative. Tout le champ de notre activité est recouvert de feuilles de papier blanc, de dimensions variables, où sont imprimées des généralités sur la nécessité de renverser l'autocratie « au nom du socialisme ». Ces feuilles s'appellent des « procla­mations » et la somme de ces proclamations se nomme, on ne sait pourquoi, le Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie. N'est-ce pas vrai ?

Le pivot du travail des « économistes » était la grève. Dans la période suivante, la manifestation joua à peu près le même rôle. Sans de tels « pivots » notre travail dans les masses serait absolument impossible. En Occident, indépendamment du fait que ces derniers temps le rythme du mouvement y est incomparablement plus « mesuré », en Occident donc, les « moments critiques » dans le « processus de production » révolutionnaire sont les campagnes électorales périodiques. Les grèves et les manifestations représentent toute une série de pratiques complexes de la résistance de masse, renforcent le sentiment de solidarité, développent un état d'esprit combatif, et cela avec une ampleur que ne peuvent atteindre ni l'agitation ni la propagande écrite. Il serait totalement utopique de croire comme les premiers lavristes[43] qu'il est possible de développer la force de classe politique dans le prolétariat en se contentant de lui expliquer les luttes des ouvriers dans les autres pays, ou bien en lui montrant la nécessité de la lutte sans lui indiquer en même temps les formes de lutte possibles au moment donné et l'appeler à les appliquer. La grève et la manifestation, ces deux points culminants de la lutte au cours des deux dernières périodes, donnèrent non seulement une réalité pratique aux sentiments de protestation qui s'étaient fait jour dans le prolétariat grâce à l'agitation écrite et orale, mais elles élargirent aussi brusquement et rapidement le champ de cette agitation et élevèrent qualitativement la réceptivité des masses jusqu'aux idées de formes de lutte nouvelles, plus importantes et plus complexes.

Suivant la place qu'occupe, dans le tableau général de notre lutte révolutionnaire, telle ou telle forme élaborée par notre pratique de l'activité et de l'action autonome des masses, l'organisation oscille entre deux types : elle est conçue tantôt comme un appareil technique destiné à diffuser massivement la littérature éditée, soit sur place, soit à l'étranger, tantôt comme un « levier » révolutionnaire, susceptible d'engager les masses dans un mouvement finalisé, c'est-à-dire de développer en elles les capacités préexistantes d'activité autonome.

L'organisation « artisanale » des « économistes » était particulièrement proche de ce second type. Bon ou mauvais, ce genre d'organisation était adapté à des formes déterminées de la « résistance pratique des ouvriers aux capitalistes ». Bon ou mauvais, elle contribua directement à unir et à discipliner les ouvriers dans le cadre de la lutte « économique », c'est-à-dire essentiellement gréviste.

Pour trouver l'incarnation plus ou moins pure du premier type d'organisation, il faut se tourner vers le Parti Socialiste Polonais (P.P.S.). S'efforçant de réduire à un minimum la sphère des contacts réciproques avec les masses, le P.P.S. alla jusqu'à interdire dans des résolutions de congrès, et pour des raisons conspiratives, la propagande des cercles, et finit par confier toute la tâche de mobilisation des masses à la seule activité écrite : en partie à ses journaux, mais surtout à ses proclamations. « Conscient des côtés négatifs d'un tel mode de travail (l'organisation du Parti en petits cercles de propagande) dit le IIe Congrès du P.P.S. en 1894 le Parti a orienté tous ses efforts vers l'agitation au moyen de la presse écrite et il a limité le travail des cercles à la formation d'agitateurs. Le travail d'édition, la diffusion massive de la littérature socialiste, voilà les principaux (les seuls ?) moyens que le P.P.S. emploiera dans son activité pour préparer les masses travailleuses au combat contre le gouvernement et les capitalistes. « Une telle conception des tâches du Parti détermina », selon l'auteur de l'Esquisse d'une histoire du mouvement socialiste en Pologne russe (p. 129), « toute l'activité du P.P.S. et lui a donné un caractère particulier, très éloigné de l'idéal d'un parti authentiquement prolétarien » . Le même auteur signale encore plus loin que les grèves, qui éclataient spontanément, s'éteignaient la plupart du temps sans résultats. Le P.P.S., n'ayant pas de contact avec les masses, à cause de la distance considérable séparant l'organisation de celles-ci, était non seulement incapable de diriger et d'orienter méthodiquement les luttes, mais ne savait même pas les utiliser rationnellement pour l'agitation politique (p. 190). L'appareil, extrêmement bien adapté à la diffusion de la littérature révolutionnaire, se révéla totalement inutilisable dans le rôle de régulateur de l'énergie révolutionnaire vivante des masses.

Loin de nous l'idée de vouloir faire revenir le Parti en arrière vers l'organisation artisanale des « économistes ». Mais l'organisation du P.P.S. et nous sommes là entièrement d'accord avec l'auteur de ces intéressantes Esquisses historiques est, elle aussi, infiniment « éloi­gnée de l'idéal d'un parti authentiquement prolétarien » . Cela nous semble indiscutable. En effet et nous essaierons d'expliciter cela plus loin même si nous, sociaux-démocrates, nous diffusions à la perfection notre littérature, nous ne constituerions pas encore pour autant un Parti social-démocrate. L'idéal organisationnel que nous nous sommes forgé au cours de la lutte contre l'artisanat « économiste », et que nous ont imposé, et nous imposent encore, toute une série de conditions objectives, grandes et petites, cet « idéal » nous rapproche de plus en plus du P.P.S., c'est-à-dire d'un parti qui considère (comme nous venons de l'apprendre) « la diffusion massive de la littérature socialiste » comme le moyen fondamental, ou plus exactement comme le seul moyen, de « préparer les masses travailleuses au combat contre le gouvernement et les capitalistes » !

En fait, notre organisation a cessé depuis longtemps déjà de se soumettre aux exigences et aux besoins de la lutte « professionnelle », en particulier de la forme de combat qu'elle revêt le plus fréquemment : la grève. Au cours de notre lutte contre l' « économisme », auquel nous avons opposé la pratique des « dénonciations politiques » à chaque occasion, non seulement nous avons totalement désappris l'art de diriger les grèves, mais nous avons même commencé à nous méfier de toute lutte « professionnelle » en général, en estimant qu'elle n'est pas « sûre politiquement »[44].

Au début du nouveau siècle, qui s'annonça en Russie par des événements si bruyants, la manifestation avait déjà .remplacé la grève comme moyen de lutte central du travail local. Dans toute une série de villes l'activité des comités commença à se limiter à la préparation d'une manifestation de rue, au cours de laquelle bien souvent toutes ou presque toutes les forces de l'organisation locale se consumaient comme dans un feu d'artifice qui, il est vrai, n'était pas toujours flamboyant. Mais la manifestation sans objectif précis, la manifestation contre le régime existant « en général », la manifestation pour elle-même perdit toute sa puissance d'attraction dès qu'elle cessa d'être une nouveauté. Le surplus d'effervescence obtenu par la manifestation cessa de compenser les frais en forces matérielles et humaines. Dans les villes où ont déjà eu lieu des manifestations, les masses n'éprouvent pas tellement l'envie d'aller au-devant des baïonnettes, des balles et des nagaïka[45], uniquement pour chanter des chants révolutionnaires et brandir des drapeaux rouges. Les manifestations ne renaîtront (nous faisons cette remarque dès maintenant pour éviter tout malentendu) que si elles résultent de l'application de méthodes plus riches et plus complexes d'intégration des masses dans la sphère des intérêts politiques vivants.

Relâchant, ou même rompant carrément leur liaison uniquement « trade-unioniste » avec les masses, avec l'intention de rendre leur organisation plus « conspirative », plus souple, et de l'adapter plus fermement à la direction révolutionnaire des manifestations de masse, nos comités minèrent eux-mêmes leur propre terrain ; ils furent d'autre part bien obligés de se convaincre que les manifestations réussissaient de plus en plus rarement. Alors les comités se mirent à suivre la ligne de moindre résistance et firent dépasser à la « manifestation de masse » ses limitations propres ; c'est pourquoi s'accumulèrent les tentatives pour adapter l'organisation locale aux tâches des combats de rue. Dans quel comité peut-on maintenant encore entendre les discours, si fréquents il y a deux ans, sur la « résistance armée », sur les « détachements militaires » et les « groupes de combat » ? Dans aucun. Qu'est-ce que cela signifie ? Le comité n'a aucun lien avec les masses : il ne dirige pas la grève ; il n'appelle plus à des manifestations de rue : il n'en dirige plus.

Le travail des comités, privé de stimulants révolutionnaires immédiats, se réduit de plus en plus à l'impression et à la diffusion de proclamations. L'organisation se déforme de plus en plus en un appareil adapté à cette seule fonction technique. Même la diffusion des proclamations suit la ligne de moindre résistance et, parce que l'organisation est éloignée de la masse, néglige même les ouvriers (cf. la lettre intéressante d'un ouvrier d'Odessa dans le n° 64 de l'Iskra).

Notre organisation, toutefois, contrairement au P.P.S. et c'est là une différence énorme , diffuse une littérature sociale-démocrate. Mais ce serait une très grande erreur de croire que, tout en limitant le travail à la diffusion de la littérature sociale-démocrate, nous construisons néanmoins un Parti social-démocrate. Bien entendu mais qui le nie ? nous avons nécessairement besoin d'une organisation conspirative et fonctionnelle. Cela est doublement, triplement nécessaire ; mais nécessaire pour quoi faire ? Exclusivement, ou même principalement, pour diffuser avec succès la littérature sociale-démocrate dans un secteur déterminé au sein des masses ? Cette tâche, prise en elle-même, ne devrait pas déterminer la structure de notre organisation et les formes de son appareil. Non et mille fois non ! Il est insuffisant de diffuser de la littérature portant le sceau de telle ou telle institution du Parti. Il faut qu'elle soit lue également par les masses ouvrières et cela exige que l'attention politique des masses soit perpétuellement en éveil. Mais ce but ne saurait se limiter au travail de diffusion de tracts. Et plus cette fonction technique sera difficile à remplir, plus nous nous consacrerons à elle. La littérature ne pénétrera toutes les profondeurs et ne touchera les masses moins superficiellement que si l'organisation s'adapte à sa fonction fondamentale : l'élaboration, ou le choix, de formes tactiques surgies spontanément, grâce auxquelles les ouvriers peuvent réagir collectivement à tous les événements de la vie sociale, que notre littérature de parti a pour tâche d'éclairer. C'est précisément cette réaction collective qu'il faut organiser de manière systématique et planifiée. C'est précisément la tâche à laquelle doivent être consacrés les principaux efforts de la pensée créatrice des politiciens éminents de notre Parti. C'est précisément à ce but que doit être subordonnée la forme d'organisation du Parti. Sinon il se produira ceci que l'Organe central écrira sur tout, que le Comité central dans le cas idéal ! veillera au transport de ce que les couches supérieures du prolétariat liront un peu, de temps en temps.

Si le Parti est la conscience de classe organisée et la volonté de classe organisée (et nous avons le droit de le définir ainsi), alors le perfectionnement systématique de ces deux catégories constitue logiquement la condition de son développement. Agir plus ou moins régulièrement sur la conscience du prolétariat, en diffusant « massive­ment » la littérature sociale-démocrate, cela ne signifie pas encore construire un Parti prolétarien. En effet le Parti n'est pas seulement la conscience de classe organisée, mais aussi la volonté organisée. Le Parti commence à exister là où, sur la base d'un niveau donné de conscience, nous organisons la volonté politique de classe en utilisant des méthodes tactiques qui correspondent au but général. Le Parti n'est capable de croître et de progresser continuellement que par l'interdépendance de la « volonté » et de la « conscience », que si chaque pas tactique, réalisé sous la forme de telle ou telle manifestation de la « volonté » politique des éléments les plus conscients de la classe, élève inévitablement, à partir de là, la sensibilité politique de ces éléments, attire vers eux de nouvelles couches du prolétariat, hier encore non concernées, et prépare ainsi la base matérielle et idéologique qui permettra de nouveaux pas tactiques, plus résolus, d'un poids politique plus important et d'un caractère de classe plus décidé.

Nous utilisons ici des termes psychologiques généraux, parce que nous ne voulons pas compliquer maintenant l'exposé en traduisant ces idées fondamentales dans le langage d'illustrations et d'exemples concrets, aussi longtemps que nous soulevons seulement le problème sans aborder les moyens de le résoudre. Mais si le lecteur essaie de se représenter clairement le rôle joué par la grève dans la pratique des « économistes », et par la manifestation dans la pratique de la période qui leur a succédé, et s'il est confronté avec le fait que la pratique actuelle manque de tous ces éléments qui avaient vivifié le travail : l'évaluation serrée du chemin parcouru, l'examen politique de toute cette « matière première », alors nos considérations ne lui paraîtront pas abstraites, et il se posera, avec nous, la question suivante : où sont les formes tactiques par lesquelles les éléments conscients du prolétariat seraient apparus non seulement comme les objets de la politique, mais aussi comme ses sujets, non seulement comme auditoire politique, mais aussi comme « acteur collectif », non seulement comme lecteurs de l'Iskra, mais aussi comme participants actifs aux événements politiques ?

Celui qui saura seulement se poser cette question comprendra sûrement que le Parti représente plus qu'un simple domaine politique sous l'influence directe du journal ; il comprendra que le Parti n'est pas composé simplement de lecteurs assidus de l'Iskra, mais d'éléments actifs du prolétariat qui manifestent quotidiennement leur pratique collective. Répétons-le, c'est pour susciter cette activité collective, pour la faire progresser, pour la coordonner et lui donner forme (et pour cela précisément) que nous avons besoin d'une organisation souple, mobile, capable d'initiatives, d'« une organisation de révolutionnaires professionnels », non pas de colporteurs de littérature, mais de dirigeants politiques de parti.

L'ignorance des tâches de l'activité autonome du prolétariat : L'héritage de la période de l'Iskra[modifier le wikicode]

Beaucoup, beaucoup trop de camarades, restent sourds et aveugles aux questions et considérations que nous venons de formuler. Cette surdité, cette cécité, ce ne sont pas des défauts individuels et accidentels de « conseillers à la Ivanov »[46], mais les caractéristiques nées sous forme de tendances pendant la période de liquidation idéologique de l' « économisme » et du « dilettantisme artisanal ». Un grand nombre d' « iskristes » doivent prendre clairement conscience de ces défauts et les « liquider » ; le plus tôt sera le mieux.

Nous, les « iskristes », nous avons toujours été enclins à considérer le Parti comme l'agence technique du journal, et à identifier le contenu de tout le travail politique de notre Parti au seul contenu de notre presse.

Sans tenir compte des tentatives énergiques de la « minorité » pour faire cesser cette étroitesse de vue, le camarade Lénine, dans sa dernière brochure, s'efforce une nouvelle fois de réduire le problème du contenu du travail de notre Parti à celui du contenu de son programme, ou même de quelques numéros de l'Iskra (Un pas en avant..., [p. 623]). En cela Lénine reste formellement fidèle aux traditions de Que faire ? et partiellement aux traditions de l'ancienne Iskra. Mais Vernunft wird Unsinn[47]. Cette identification du Parti à son journal qui avait un sens organisationnel par rapport aux tâches déterminées de la période précédente se transforme aujourd'hui en survivance éminemment réactionnaire : en effet, la problématique de la nouvelle période est définie par la contradiction entre les bases théoriques du Parti, élaborées dans ses écrits au cours de la période passée et formulées dans son programme d'une part, et le contenu politique de l'impact du Parti sur le prolétariat et l'influence du prolétariat sur tous les groupements politiques de la société, d'autre part. Dépasser cette contradiction, telle est la tâche mise à l'ordre du jour dans les « feuilletons » d'Axelrod, et c'est elle qui donne tout son sens politique à la lutte de la « minorité » contre les vues étroites, la limitation le formalisme politique de la « majorité ». Dire, comme Lénine, que nous nous comportons en Parti social-démocrate parce que nous avons un programme social-démocrate, c'est, par une échappatoire purement bureaucratique, se dérober à une question qui peut devenir fatale pour notre Parti. Notre programme, dans théorie, n'a pas progressé d'un pas par rapport à celui du groupe « Libération du Travail », élaboré il y a vingt ans ; et pourtant, les formes d'action de notre Parti sur la société sont devenues à la fois plus riches et plus complexes.

Vernunft wird Unsinn ! Les « plans » organisationnels extrêmement primitifs proposés par l'auteur de Que faire ?, qui occupaient une place insignifiante dans l'ensemble de la vie des idées, mais qui, propagés par l'Iskra et la Zaria, étaient cependant un indéniable facteur de progrès, ressurgissent trois ans après chez son « épigone », l'auteur de Un pas en avant, deux pas en arrière, comme une tentative furieuse pour empêcher la social-démocratie d'être pleinement elle-même.

L'ancienne Iskra, comme nous le disions plus haut, s'est battue directement pour l'influence sur l'intelligentsia révolutionnaire, afin de la soumettre au programme politique du prolétariat, qu'elle avait formulé de façon extrêmement rigoureuse. Une telle lutte a ses méthodes propres. Sa seule arme est la polémique littéraire ; car la vie littéraire est le milieu spécifique où l'intelligentsia russe non seulement apprend mais aussi vit. C'est dans et par la littérature que l'intelligentsia, professionnellement « intelligente », adhère aux principes politiques de telle ou telle classe. Le plan de l'Iskra consistait à créer un organe théorique et politique et à grouper autour de lui les éléments révolutionnaires qui devaient être gagnés à la cause du prolétariat. L'Iskra était une plate-forme politique et en même temps une arme essentiellement destinée à lutter contre les « préjugés » politiques de l'intelligentsia. Le contenu du travail du Parti s'identifiait effectivement avec le contenu de l'Iskra si l'on fait abstraction (et au fond on faisait « abstraction » de tout !) du travail immédiat dans le prolétariat, travail qui d'ailleurs s'éloignait de plus en plus des tâches et des devoirs principiels du Parti. Le « plan organisationnel » de Lénine ne fut pas, bien entendu, une révélation, mais si on ne veut pas considérer sa Lettre à un camarade pétersbourgeois, son article : Par où commencer ? ou son livre Que faire ? comme des exercices de plume bureaucratiques , une bonne réponse à la question suivante : par où commencer, que faire pour rassembler les membres épars de la future organisation du Parti et permettre ainsi l'établissement de tâches politiques plus vastes ? La manière dont cette organisation, une fois construite, s'acquitterait de ces tâches principielles, cette question fut bien entendu éludée. Je le répète, le prétendu « plan organisationnel » concernait, non pas tant l'édifice lui-même du Parti, que « l'échafau­dage » nécessaire à sa construction (cf. Que faire ? [p. 221]) ; cela, Lénine, dont le travail était alors encore progressiste, l'avait fort bien compris.

Le IIe Congrès, pendant lequel la « minorité » n'a pu avancer qu'à la va-vite certaines questions de tactique (qui d'ailleurs n'ont attiré aucune attention sérieuse, car « le principal » était fait : l'Iskra était consolidée et le Comité central lui était subordonné), le IIe Congrès, avec son plan d'une « Théocratie orthodoxe », fut une tentative réactionnaire pour octroyer à l'ensemble du Parti in saecula saeculorum les méthodes de travail, les formes de rapports, qui avaient montré leur utilité dans le domaine limité de la lutte contre l' « économisme » et le « dilettantisme artisanal », afin de créer une organisation centralisée de révolutionnaires sociaux-démocrates professionnels. Mais des congrès, pour souverains qu'ils puissent être, sont aussi peu en mesure d'arrêter le déroulement de l'histoire que des monarques absolus.

Contre son gré le IIe Congrès est devenu l'instrument de nouvelles prétentions. Il voulait seulement consolider les conquêtes de la période de « liquidation » ; en fait, il a ouvert une nouvelle période, il nous a fait découvrir tout un univers de nouvelles tâches. Et, ce qui a démontré la logique interne de la succession de ces périodes, ces nouvelles tâches ne font que découler spécifiquement de notre vieille problématique fondamentale, qui maintenant seulement, et surtout grâce au travail de l'ancienne Iskra, se présente à nous sous une forme authentique et immédiate : le développement de la conscience et l'activité autonome de classe du prolétariat.

C'est tout de même un peu plus que tout ce que nous avons fait jusqu'ici. Pour la réalisation immédiate de cette problématique, il est insuffisant d'opposer dans la théorie les principes de classe du prolétariat aux principes de classe de la bourgeoisie. Il est indispensable d'opposer politiquement le prolétariat à la bourgeoisie.

MAIS COMMENT ?

ET PAR QUELS MOYENS ?

Politique sociale-démocrate ou politique du « credo »[48] ?[modifier le wikicode]

Comment, et par quels moyens ? Avant de trouver une réponse à cette question, je citerai quelques passages des mémoires inédits d'une camarade d'Odessa, afin de bien montrer comment les « économis­tes » organisaient la volonté « trade-unioniste » (autrement dit la « mauvaise volonté ») du prolétariat. Il s'agit de la grève des ouvriers des manufactures de cigarettes au début de 1896 :

La grève avait été longuement préparée. On avait constitué une caisse, en vue d'un conflit imminent avec les patrons (l'allocation n'était délivrée, en effet, que dans des cas d'extrême nécessité). Pour que les usines s'arrêtent, il suffisait que les ouvriers des ateliers de cigarettes de qualité supérieure et moyenne débrayent. La grève fut malgré tout très difficile à organiser. On avait à faire presque exclusivement à des familles d'ouvriers assez âgés qui, à cause de leur situation, étaient plus « réticents » pour faire éclater la grève. Nous avons tenu plusieurs assemblées préparatoires : on y analysait la question des revendications et surtout celle de savoir à quel moment les réserves de cigarettes en possession des fabricants auraient à ce point diminué qu'une grève d'une semaine aurait des chances de réussir. On trouva que le mois de janvier 1896 était le plus favorable. La grève a donc commencé à ce moment-là, sur des revendications de salaires. Pour économiser l'argent de la caisse, et surtout pour entraîner les ouvriers indécis, nous avons organisé des déjeuners collectifs : les ouvriers furent répartis de telle manière que dans chaque groupe de repas se trouvaient mêlés les grévistes convaincus et les indécis, prêts à renoncer à leurs revendications dès les premiers jours. C'est grâce à cette action des « résolus » sur les « faibles », et, en général, grâce aux contacts permanents entre nous que la grève put durer si longtemps. Elle fut interrompue par l'arrestation soudaine de nombreux grévistes en février 1896.

Nous avons là l'image d'un travail collectif très élaboré. On constitue une caisse. On fixe en commun les revendications. On fait le compte des stocks de tabac. On organise des déjeuners collectifs pour les grévistes à partir de considérations psychologiques complexes. Si l'on tient compte du fait que la grève s'étendit à la majorité des usines d'Odessa, il devient évident qu'une action de cette ampleur exigeait, de la part des participants, le sens de l'organisation, la persévérance, l'esprit de discipline, la connaissance des conditions de l'action qu'elle exigeait toutes ces qualités et qu'elle les formait en même temps.

Réalisons-nous à présent quelque chose de semblable ? Et dans des formes adaptées aux tâches plus larges que se proposent maintenant nos organisations ? Qui osera répondre par l'affirmative ?

Il est connu que les patrons ont bien souvent fait des concessions immédiates aux ouvriers, sans attendre la grève, immédiatement après la parution d'un quelconque tract, dénonçant telle ou telle injustice. Mais ces concessions ont toujours été accordées sous la menace d'une grève éventuelle. On comprend facilement que les comités des « économistes » ne soient jamais parvenus à cette idée ou à cette pratique qu'on pourrait mener la lutte professionnelle par voie de tracts pour les ouvriers, sans qu'il soit nécessaire de recourir à une arme aussi lourde de conséquences que la grève. Les comités ne pouvaient pas arriver à une pratique si simpliste, parce que les conséquences en auraient été immédiates : les fabricants auraient cessé de faire des concessions, et les proclamations dénonciatrices du comité, qui n'auraient plus bénéficié de la volonté « trade-unioniste » des ouvriers, auraient perdu toute efficacité.

Mais si ce genre de simplification est déjà impensable dans le domaine de la lutte professionnelle, où chaque action est pour ainsi dire jugée par son résultat immédiat, nous constatons pourtant que dans le domaine politique où les relations entre les méthodes de lutte et les résultats sont infiniment plus complexes et beaucoup plus difficiles à évaluer la substitution subreptice de la volonté « révolutionnaire professionnelle » d'un comité (par voie de résolutions ou de proclamations) à la volonté politique organisée des éléments conscients du prolétariat trouve son application la plus large. Il n'est même pas nécessaire de le démontrer. Il suffît de le montrer du doigt.

Dans une lettre, une propagandiste pétersbourgeoise me raconte un épisode mineur mais significatif : « Une fois que j'ai eu raconté ce qui s'était passé au Congrès[49] avec Pronine et Stepanov, un ouvrier s'est levé et a demandé tout ému : Mais qu'est-ce que nous allons faire, nous, maintenant ? et les autres ont regretté que tout cela se soit passé sans eux, qu'ils n'aient rien vu, qu'ils n'y aient pas pris part... »

Je l'avoue, quand j'ai lu ce passage, moi aussi, je me suis levé, comme cet ouvrier, et, en proie à l'émotion, je me suis demandé : Qu'est-ce que nous allons faire, nous, maintenant ?... car c'est fatal : il s'accomplit un événement politique, extrêmement important, qui émeut toute la ville, tout le pays. Les ouvriers l'apprennent en passant, dans le rapport d'une propagandiste, et, tout émus, demandent : « Qu'allons-nous faire maintenant ? » La propagandiste ne sait quoi leur répondre. Le comité non plus. Et, ce qui est pis encore, le comité ne se pose même pas la question : « Que faire maintenant ? »

En même temps que cette question nous nous en posons une autre qui en découle directement : Y a-t-il une bien grande différence entre les « économistes » et nous ? Y a-t-il une différence de principe dans le contenu du travail ? Hélas ! trois fois hélas ! Le prolétariat, au temps de l’« économisme », se trouvait dans un ghetto politique, et il n'en est toujours pas sorti.

Le mouvement démocratique radical gifle la réaction, :nais le prolétariat révolutionnaire reste à l'écart, et, désemparé, s'interroge : « Que faut-il faire maintenant ? » Cet épisode pétersbourgeois, de prime abord peu important, est un symbole : il résume les traits typiques de tout notre travail politique. Le prolétariat révolutionnaire ne prend aucune part à l'« action » dans les événements politiques. On n'essaie même pas de l'y faire participer. Bien sûr, on l'informe, a posteriori, par des proclamations, de ce qui s'est passé, en ne lui laissant ainsi que la possibilité de tressauter et de demander, désemparé : « Que faire ? » sans recevoir de réponse. Voilà le genre de pratique qui domine à l'heure actuelle dans le Parti. Seuls les pharisiens le nieront. Un social-démocrate honnête le reconnaîtra, et il fera en sorte que la question de l'ouvrier pétersbourgeois devienne celle de sa propre conscience politique.

Oui, répétons-le, quelle différence y a-t-il avec la pratique de l'« économisme », de cet « économisme » que nous avons condamné de manière si impitoyable ? Et, bien plus, notre travail politique ne nous a-t-il pas amenés beaucoup plus près que les « économistes » eux-mêmes du programme de ce Credo, voué à l'anathème ?

Plus on cerne de près les quatre figures suivantes le « progro­miste » Stepanov, le démocrate légal, le propagandiste marxiste du comité et le prolétaire révolutionnaire, et plus on les voit perdre leurs traits individuels, plus on s'aperçoit que chacun d'eux « représente » son groupement politique, et personnifie le rôle respectif, de chacun de ces groupements dans la vie politique du pays. Et plus on se sent contraint de répondre affirmativement à la question posée plus haut : oui, nous avons pris des détours compliqués pour... réaliser le programme du Credo.

« Pour le marxiste russe disait ce programme il n'y a qu'une issue : participer, c'est-à-dire soutenir la lutte économique du prolétariat et collaborer à l'activité de l'opposition libérale ». Autrement dit : d'un côté diriger les manifestations primitives de la lutte de classe du prolétariat et la limiter à ses formes embryonnaires ; de l'autre, intervenir activement dans les rangs de la bourgeoisie radicale et libérale.

Si nous considérons le contenu de notre travail et pas seulement le contenu de notre conscience, de notre programme, ou de notre Organe central nous avons le spectacle d'un « Parti » situé au-dessus du prolétariat (du moins ce que le camarade Lénine et ses partisans comprennent sous le terme de Parti), plus exactement nous voyons une organisation aux trois quarts, si ce n'est aux neuf dixièmes, constituée d'intellectuels marxistes, dirigeant les manifestations primitives de la lutte de classe (économique et politique) du prolétariat, et, par-dessus le marché, partant de temps en temps en campagne « dans toutes les classes de la population », c'est-à-dire participant aux luttes politiques de la bourgeoisie radicale. On rétorquera que c'est une plaisanterie, ou, pis encore, une exagération littéraire. Malheureusement, la pratique des comités correspond, on ne peut mieux, à cette « exagération ». Les comités « dirigent », bien que, comme nous l'avons dit, ils soient de plus en plus en train de désapprendre cet art, les formes primitives de la lutte économique (grèves) ou politique (manifestations semi-spontanées du prolétariat, avec des slogans révolutionnaires vagues) de plus ils « vont dans toutes les classes de la société », sous une forme ou une autre (le plus souvent par des proclamations). Et c'est tout !

Certains camarades ont été fiers de signaler que l'expulsion de Pronine et de Stepanov du « Congrès sur les questions de la formation technique et professionnelle » avait été préparée par le Comité pétersbourgeois du Parti. Je l'admets volontiers. Mais ce fait, à lui seul, souligne particulièrement la validité de l'analyse qui vient d'être faite. Le Comité de Pétersbourg, sans que le prolétariat conscient y ait participé ou même ait été informé, s'est trouvé en concordance avec l'intelligentsia radicale. Nous ne doutons absolument pas que, par son intervention, peut-être même par son initiative dans l'exclusion des deux « progromistes » de Kichinew, le Comité de Pétersbourg ait accompli une bonne action. Il a rendu service à l'intelligentsia radicale, qui, avec son aide, s'est unie sous un mot d'ordre donné, a pu éprouver sa force et a fait un pas en avant dans son évolution politique. Soutenant, par son esprit d'initiative et son concours pratique, l'intelligentsia démocratique, le Comité de Pétersbourg a fourni par là même une assistance à la cause du combat démocratique contre l'absolutisme. Mais il ne faudrait pourtant pas négliger le fait que le prolétariat, le prolétariat réel de Pétersbourg, est resté en l'occurrence complètement à l'écart, et que c'est a posteriori qu'il a pu demander à l'envoyée du « Parti » : « Qu'est-ce que nous allons faire, nous, maintenant ? » Le groupe des « révolutionnaires professionnels » marchait non pas à la tête du prolétariat conscient, il agissait (dans la mesure où il agissait) à la place du prolétariat.

Cette pratique qui consiste à se substituer politiquement à la classe est évidemment très éloignée d'une pratique sociale-démocrate. Elle correspond beaucoup plus au programme du Credo que la pratique même de l' « économisme ». Celui-ci se limitait consciemment à dresser les revendications primaires (« trade-unionistes ») du mouvement ouvrier quand il le dirigeait. Les théoriciens du Credo, qui considéraient l'absence de politique autonome de la part du prolétariat comme un état de fait inévitable, compte tenu des conditions sociales et politiques russes, furent logiques avec eux-mêmes en exigeant de l'intelligentsia sociale-démocrate qu'elle accomplît ses devoirs civiques, c'est-à-dire qu'elle prît une part active à la vie politique. Or, en l'absence d'une politique autonome du prolétariat, cela ne pouvait avoir qu'une seule signification : participer à la politique oppositionnelle des éléments libéraux de la société. Sur ce plan la répugnance des marxistes à se dissoudre dans l'opposition bourgeoise signifie seulement une obstination doctrinaire et cause ainsi un « dommage essentiel à tous ceux qui sont obligés de se battre pour des formes juridiques, sans la collaboration d'une classe ouvrière qui ne s'est pas encore fixé de tâches politiques » (Credo). Les « économistes » furent donc inconséquents et, pour la plupart, ils ont fait preuve justement d'une telle « obstination ».

Mais qu'ont fait les « politiques », lorsqu'ils leur ont succédé ? Ils ont repris la pratique de l' « économisme ». Ils ont complété la pratique de l’« économisme » l'aggravant dans un sens, l'améliorant dans un autre en remplissant la deuxième tâche fixée par le Credo, laquelle est au fond une tâche bourgeoise.

Et si étonnant que cela puisse paraître, des gens qui ne peuvent entendre le mot Credo sans frayeur effectuent leur travail de telle manière que les auteurs du Credo pourraient dire : « Ils sont venus, non pour détruire, mais pour accomplir. »

Que faire donc ?[modifier le wikicode]

Le Comité de Pétersbourg aurait agi d'une manière qualitativement autre, si, à chaque heure, à chaque minute, il s'était senti non le substitut du prolétariat, mais son leader politique. Il y a là une différence énorme, qui aurait dû se refléter dans toute la conduite du Comité.

Si le « Congrès sur la formation technique et professionnelle » a une signification politique, il faut bien sûr exploiter cette dernière. Là, nous sommes d'accord. Mais comment l'« exploiter » ? En restant dans le prolétariat et non pas en le quittant. Nous pensons que, si les sociaux-démocrates de Pétersbourg n'avaient pas été affligés de la maladie qui pousse les « révolutionnaires professionnels » à s'émanciper du prolétariat, ils n'auraient pas eu le réflexe de tourner les yeux vers le Congrès, et le dos aux ouvriers de Pétersbourg. Tout se serait passé autrement. Le Comité aurait dû s'adresser au prolétariat de Pétersbourg par une proclamation, bien avant le Congrès. Dans cette proclamation, il aurait dû expliquer ce qu'était ce Congrès en préparation et ce que pouvaient et devaient en exiger les ouvriers. Le Comité aurait dû rassembler tous ses propagandistes et les charger (non pas en passant, mais en leur présentant les choses de façon judicieuse et circonstanciée, en reliant cette tâche aux paragraphes du programme qui se rapportent au soutien des mouvements oppositionnels et révolutionnaires, et aux résolutions correspondantes du IIe Congrès du Parti), et les charger, disais-je, de faire connaître aux ouvriers avancés la physionomie politique du Congrès imminent et les rapports de la social-démocratie avec lui. Le Congrès aurait dû naturellement devenir le thème de discussions dans des réunions éclairs. Il aurait peut-être fallu encore de nouvelles discussions dans les cercles de propagande.

La campagne se serait développée ; l'intérêt pour le Congrès au moins dans les couches les plus avancées du prolétariat aurait été éveillé. À la suite de quoi le Comité aurait dû élaborer une résolution formulant les revendications présentées au Congrès par les ouvriers de Pétersbourg. Cette résolution aurait dû être débattue en détail par l'un des membres du Comité avec les propagandistes et les agitateurs. Ceux-ci l'auraient mise en circulation dans toutes les cellules de l'organisation et auraient collecté des signatures. Lorsqu'il y en aurait eu 100 à 200, on aurait imprimé la résolution et on l'aurait fait circuler pour la faire signer. On signerait bien entendu en faisant des croix. Les ouvriers qui fréquentent les cercles de propagande avant tout les agitateurs professionnels auraient consacré toutes leurs forces à rassembler le maximum de signatures, en attirant par tous les moyens l'intérêt des travailleurs sur la campagne menée par le Comité. Il y aurait eu des dizaines de cas où il aurait été possible, sans grande initiative, de remplacer la collecte laborieuse des signatures par la lecture à voix haute de la résolution et le dénombrement des votes à main levée. Les listes avec les croix et le nombre de mains levées, tout cela aurait été transmis au Comité. Et, dans la mesure où la campagne se serait développée en profondeur et en extension, transformant en fait la « décision » du groupe officiel des représentants de l'intelligentsia marxiste pétersbourgeois en une formulation de la volonté du prolétariat conscient de Pétersbourg, dans cette mesure le Comité aurait commencé doucement à sortir de son état d'hibernation de « révolutionnaires professionnels » et aurait essayé de se sentir le leader du prolétariat révolutionnaire ; c'est là un sentiment extrêmement fort, mais que nous connaissons malheureusement trop peu.

Le Congrès aurait commencé. Le Comité de Pétersbourg lui aurait présenté la résolution formulant les revendications de 500, 1 000, 5 000 ouvriers pétersbourgeois. La résolution aurait présenté, entre autres, l'exclusion de Pronine et de Stepanov comme indispensable. Chaque ouvrier signataire aurait su que c'est sa propre résolution qui a été présentée au Congrès, que c'est à lui que le Congrès doit répondre. Si le Congrès avait accepté l'expulsion de Pronine et de Stepanov, l'ouvrier révolutionnaire n'aurait plus demandé à « mademoiselle la propagandiste », tout ému et avec un amer sentiment d'insatisfaction et d'impuissance : « Qu'est-ce que nous devons faire maintenant ? » Car il aurait déjà fait ce qu'il fallait faire.

La présentation de la résolution au Congrès aurait offert deux possibilités : le Congrès aurait acquiescé aux revendications des ouvriers pétersbourgeois, aurait expulsé de son sein les bandits réactionnaires, formulé en son nom propre les revendications de la journée de huit heures, de la liberté de réunion et d'expression, etc. Et cela aurait été très vraisemblable, car l'intelligentsia radicale-démocratique a tout intérêt à soigner son prestige aux yeux du prolétariat révolutionnaire. Si le Congrès avait accepté cela, alors le prolétariat serait intervenu activement comme avant-garde de la lutte démocratique en général, entraînant, par son initiative et son influence politique, les secteurs non prolétariens du mouvement démocratique à se conduire de façon plus hardie, à avancer des revendications plus résolues. Si au contraire le Congrès, plus soucieux de conserver son caractère légal et modéré que sa réputation démocratique, avait exprimé, d'une façon ou d'une autre, son dédain pour les revendications des ouvriers pétersbourgeois, ces derniers auraient reçu une leçon concrète et inoubliable de la tendance au compromis et de l'absence d'esprit de décision qui caractérisent l'opposition bourgeoise. En un mot : quelle qu'eût été la réaction du Congrès à la voix du prolétariat conscient, les efforts du Comité n'auraient pas été vains. Les ouvriers qui auraient été touchés par la « campagne de pression » sur le mouvement radical-démocratique se seraient ainsi déjà détachés de lui. Ils seraient déjà intéressés à approfondir leur .rôle spécifique et auraient pris l'habitude si l'on peut s'exprimer ainsi de sentir politiquement leur propre corps (de classe).

Bien entendu, ce Congrès ne fut pas le centre du monde. C'est seulement un exemple. Si misérable que soit notre vie sociale, elle nous offre quand même toute une série d'occasions où le Parti du prolétariat peut intervenir politiquement de façon active.

Le Comité de Pétersbourg a-t-il utilisé les dernières élections à la douma[50] qui, grâce à l'abaissement du cens électoral, se sont déroulées dans une atmosphère si animée ? La presse libérale n'a parlé que de cela ; les libéraux censitaires ont consolidé leurs positions, l'intelligentsia « périphérique » tout entière s'est organisée pour la campagne électorale. Le Comité a-t-il tenté d'introduire dans ce chœur la voix du prolétariat conscient ? A-t-il essayé, sous une forme ou sous une autre, d'opposer sur ce problème les ouvriers au gouvernement Plehwe, aux députés réactionnaires et libéraux, candidats à la douma, à la presse libérale et à l'intelligentsia « radicale » ? A-t-il essayé de regrouper les ouvriers conscients autour du mot d'ordre suffrage universel, égal et direct ? Non. Il ne lui est même pas venu à l'esprit que c'était son devoir de le faire.

L'année dernière, on a débattu dans les zemstvos, à l'initiative du ministre de l'Intérieur, la question du cens électoral pour les élections à ces institutions. Les zemstsy[51] ont attesté dans les faits leur modeste propension à « admettre » une participation du peuple à la vie politique de la future Russie libre. La presse libérale tempêtait, proposant avec le maximum de radicalisme compatible avec elle, d'abaisser le cens basé sur la fortune et d'introduire un cens fondé sur l'« instruc­tion » et la résidence. Mais le prolétariat a-t-il élevé la voix pour protester contre ces deux dernières formes de cens ? Non. Les organisations dirigeantes ont-elles tenté une seule fois d'attirer l'attention du prolétariat sur cette question ? Nullement ! Tout ce que le Parti a fait à ce sujet est un éditorial dans le n° 55 de l'Iskra (« Avec le peuple ou contre le peuple ? » ). L'Organe central, par procuration du Congrès, pour ainsi dire, a signé à la place du prolétariat politiquement mineur. Avons-nous, dans un tel cas, ne serait-ce que la plus petite raison d'espérer que ce prolétariat silencieux pourra et saura intervenir activement pour la défense des intérêts du peuple, quand les libéraux convoqués au Zemsky Sobor[52] se mettront à dévaliser politiquement le peuple ? Ou bien alors faut-il espérer que l'Iskra, mandatée par un congrès extraordinaire, prendra au moment décisif l'initiative de pousser les libéraux à revendiquer le suffrage universel ?

Substitutionnisme, toujours substitutionnisme !

Cette demi-année de guerre[53] n'a rien apporté à l'éducation politique du prolétariat. Et pourtant la guerre fournit à notre Parti une matière irremplaçable pour des campagnes politiques pan-russes, car elle heurte précisément la conscience des couches les plus basses de la société. Un exemple : le Parti s'est fixé pour tâche de consacrer deux ou trois mois à la concentration des forces révolutionnaires autour du mot d'ordre : Pas un sou pour la guerre ! Toute l'agitation, menée sous la direction d'un centre politiquement vigilant, se développe selon une même ligne. Dans tous les cercles et tous les groupes, dans les « discussions » restreintes et les assemblées plus larges, dans les proclamations, on réintroduit toujours le même thème. Le comportement servile ou ambigu de la presse libérale, celle de Moscou ou de Stuttgart, la perfidie des doumas et des zemstvos, gaspillant l'argent du peuple avec les collectes pour la guerre, tout cela fournit une matière inépuisable pour développer une agitation intensive, orale et écrite. Lorsque le terrain est suffisamment préparé, les comités locaux sous les directives du centre politiquement vigilant organisent une protestation pan-russe contre le comportement scandaleux des organismes d'auto-administration (douma, zemstvo, etc.) et contre la presse, en multipliant les résolutions de protestation et, là où c'est possible, en organisant des manifestations de masse.

Si notre Parti avait mené, ne serait-ce qu'une seule campagne comme celle que nous proposons, il aurait eu le vent en poupe, et les plaintes (stupides) contre les « ennemis intérieurs » auraient cessé. Le Parti en serait sorti grandi !

Deux mots sur la propagande[modifier le wikicode]

L'activité politique de notre Parti allant en s'élargissant et en s'approfondissant, il convient d'opérer aussi dans le domaine de la propagande des transformations importantes. Le problème de la place de la propagande dans notre travail a toujours été un point délicat, comme le reste d'ailleurs.

Nous sommes en train de faire une expérience historique sans précédent : nous avons à créer le Parti du prolétariat dans le cadre de l'absolutisme (non seulement dans son cadre policier, mais aussi dans son cadre socio-historique). C'est pourquoi toute l'histoire de notre Parti est, selon l'expression bien connue, l'histoire des diverses tentatives (se succédant les unes aux autres selon une logique interne) visant à simplifier les tâches sociales-démocrates, compte tenu du degré de notre indigence politique. La propagande des idées du socialisme scientifique à l'intérieur de petits cercles a toujours été un correctif à cette simplification spontanée. La propagande toutefois a été introduite bien souvent « en catimini » ; en réalité, ni dans la pratique de l' « économisme », ni dans le soi-disant « plan » du camarade Lénine, la propagande de cercles ne fut considérée, pour l'essentiel, comme une composante normale de notre activité. Elle fut presque toujours considérée comme un tribut nécessaire que notre Parti devait payer à son caractère social-démocrate. « La propagande de cercles note un camarade polonais lors d'une polémique avec le P.P.S. reste et restera dans les conditions de l'illégalité de l'activité sociale-révolutionnaire le moyen principal, pour une organisation socialiste, de produire la plus grande quantité possible d'agitateurs intelligents et expérimentés et de dirigeants issus du milieu ouvrier. » (Esquisse d'une histoire du mouvement socialiste en Pologne russe, p. 188.) Si, pendant la période du fétichisme organisationnel, nous n'avons pas pu d'après le modèle du P.P.S. jeter par-dessus bord le travail de cercle en tant que lest pour la construction conspirative centraliste du Parti, nous en sommes redevables dans une large mesure aux « petits défauts » du mécanisme de notre organisation, qui nous a laissés souvent sans aucune publication et qui nous a forcés ainsi à recourir aux méthodes « artisanales » de la propagande de cercles.

La tâche que nous impose la nouvelle période du Parti est la suivante : faire perdre à notre propagande son caractère abstrait, bien souvent scolastique, et lui donner un contenu politique vivant ; dépasser les « vestiges » du dilettantisme artisanal, en faire un élément organique de notre travail politique élargi et approfondi.

La propagande des cercles s'organise habituellement chez nous dans la mesure où l'on en fait selon un quelconque programme élaboré par le comité, programme très complexe qui n'est jamais vraiment réalisé. Esclavagisme, féodalisme, salariat. Ou bien : émancipation des paysans, populisme, Narodnaïa Volia, développement de l'industrie, social-démocratie, etc. Les propagandistes, au moins ceux qui sont sincères, se plaignent que les ouvriers dorment. L'assistance s'est déjà renouvelée quand on en arrive à la social-démocratie. Et quand on y arrive, péniblement, on commence à en parler avec des abstractions effroyables, et on termine sur celles-ci. Le propagandiste ne comprend pas que son affaire, c'est la politique, et non pas la pédagogie, et qu'en politique, plus qu'ailleurs, « chaque chose en son temps ».

Il n'a pas le sentiment, et encore moins la conscience, que sa tâche consiste à armer idéologiquement les ouvriers de son cercle, à leur transmettre le bagage de faits et d'idées qui leur permettent de s'orienter immédiatement dans tous les événements survenant dans la ville, le pays, le monde entier ; qu'il doit leur apprendre non seulement à s'orienter tout seuls, mais aussi à être capables d'utiliser tous les événements comme matériel vivant pour l'agitation. Le propagandiste, pourtant, n'a qu'une chose à l'esprit : on lui a demandé de faire un « cours » aux ouvriers. Et si la crise industrielle, le Congrès socialiste international, ou la Guerre contre le Japon le surprennent pendant sa leçon sur l'émancipation des paysans, il écartera la question de la guerre et continuera, comme avant, à expliquer l'histoire de la réforme agraire. Comme si les ouvriers étaient des élèves qui doivent se préparer à un examen en suivant un « cours » et non pas des personnes politiquement actives ! Faut-il s'étonner, alors, si les ouvriers bâillent ouvertement ! Ils ne le feraient pas si la propagande faisait partie intégrante d'une campagne politique qu'ils comprennent directement, ou qu'ils devraient mener.

Mais auparavant, pour caractériser la manière dont on considère la propagande, citons quelques passages d'une brochure écrite par quelques « praticiens et dirigeants de cercle ». Après avoir exposé leur « programme », qui n'est ni pire ni meilleur que des dizaines d'autres « programmes », les auteurs de la brochure écrivent : « Ces cours prennent beaucoup de temps, car ils s'étalent sur vingt soirées. Ainsi, pour chaque cercle de 10 ouvriers, l'intellectuel gaspille cinq à six mois. Or la pratique montre que la majorité des auditeurs n'est pas capable d'assimiler complètement le contenu de ces cours. Dès que l'intellectuel s'étend un peu plus longuement sur une question quelconque, l'attention et la réceptivité des ouvriers baissent ; il est clair que tous les détails de la leçon sont sans effet, qu'il faut raconter le moins possible, bref, que le cours doit se transformer quasiment en un discours d'agitation. Mais, en même temps, on entend souvent les ouvriers faire des demandes de ce genre. Nous ne voulons plus d'agitation et de discours d'agitation. Nous ne sommes plus des enfants et nous avons été suffisamment abreuvés de propagande. » Il y a même eu des cas où les ouvriers ont exigé qu'on traite dans le cercle le premier livre du Capital. » (Lettre aux camarades propagandistes, édit. de la Ligue, 1902, p. 6.)

Voici le compte rendu d'un autre propagandiste, lui aussi avec son « programme » personnel : « Les deux ou trois premières leçons écrit-il ont été assez vivantes. On me comprenait, on me posait des questions, on attendait visiblement de moi quelque chose de nouveau, de puissant. Mais, au bout d'un certain temps, l'intérêt se mit peu à peu à faiblir. Les absences devinrent de plus en plus nombreuses. Ceux qui restaient devinrent passifs. Bien souvent je pouvais lire l'ennui sur leurs visages, et, dans leurs yeux, la question muette : « Pourquoi nous raconte-t-il tout cela ? » J'essayais de changer le ton de mes causeries et souvent, au sujet d'une injustice particulièrement criante de la part de l'administration ou du gouvernement, je m'efforçais de souligner les défauts criants de tout notre système et la nécessité absolue de lutter contre lui. Je me laissais entraîner moi-même, je parlais longuement et passionnément. Je levais les yeux vers mes auditeurs et qu'est-ce que je voyais ? Ils étaient là, devant moi, tout à fait indifférents, l'air fatigué. Et pourtant notre classe ouvrière est bien une force profondément révolutionnaire. Elle demande de l'action, elle la recherche. Quelle transformation chez ces mêmes ouvriers, lorsqu’il m'arrivait de leur faire le récit des luttes actuelles de leurs camarades, des grèves et des manifestations particulièrement remarquables ! Avec quelle passion faisaient part de leurs impressions ceux qui avaient eu déjà l'occasion de participer eux-mêmes à de tels mouvements ! [Et l'auteur conclut :] Il faut donner une issue à l'énergie révolutionnaire accumulée. Il faut de l'action à nos ouvriers, une action réelle, vivante : les mots ne font que les endormir. Ils savent, même sans nos sermons, que les capitalistes et le gouvernement sont leurs ennemis, et qu'il faut les combattre : il faut leur montrer les moyens de la lutte et les pousser en avant. » (Ibid., pp. 21, 22.) C'est ainsi que les propagandistes se débattent entre le caractère d'agitation et de propagande de leurs leçons, mais sans arriver à éveiller l'intérêt de leurs auditeurs. Et ils se trouvent là bien près de connaître la racine du mal : la pensée dort tant que la volonté ne bouillonne pas. Comment en sortir ? Comment insuffler de la vie à notre propagande ?

Nous avons parlé plus haut du Congrès sur la formation technique et professionnelle. Utilisons une nouvelle fois cet exemple. Le Comité organise la campagne politique complexe esquissée plus haut. Après avoir fixé à grands traits le plan de cette campagne, l'un des membres du Comité développe ce plan devant les propagandistes et leur recommande de l'expliquer fondamentalement dans les cercles de propagande. Soyez sûrs qu'aux assemblées de cercles suivantes aucun ouvrier ne s'endormira. D'un seul coup le propagandiste ne s'éprouvera plus comme prof', mais comme facteur politique : il sentira qu'il participe activement et directement à un travail politique complexe. Son cours sera un cours sur le combat politique pour lequel il aura réuni, au préalable, soigneusement, toutes les connaissances qu'il possède sur ce sujet.

Il rend compte du Congrès en préparation, il explique sa signification et sa portée politiques. Après quoi il esquisse le plan : unir tous les éléments conscients du prolétariat autour de l'élaboration d'une adresse à ce Congrès ; il explique le rôle de l'intelligentsia démocrate, nos rapports avec les courants oppositionnels et révolutionnaires. Toutes ces questions doivent être discutées sous l'angle des principes, et donc reliées aux passages correspondants de notre programme. Si la campagne s'étendait sur plusieurs semaines, il est sûr que les ouvriers arriveraient aux réunions suivantes avec toute une série de problèmes qui seraient nés directement de leur pratique d'agitateurs. Les réponses que l'on donnerait à ces problèmes n'entreraient pas dans une oreille pour ressortir par l'autre, mais se graveraient dans les têtes parce qu'elles ne seraient pas simplement prévues dans le « cours », mais au contraire seraient actuelles et directement indispensables pour mener à bonne fin une grande entreprise captivante. Si la propagande est faite de cette façon, les résolutions prises au IIe Congrès sur les libéraux, et le paragraphe du programme qui s'y rapporte, prendront corps ; les ouvriers s'apercevront que les programmes et les résolutions ne sont pas une entrave, mais un moyen de diriger les batailles politiques, grandes et petites. Ainsi, de campagne en campagne, on « passerait en revue » tout le programme du Parti dans les cercles de propagande. Il est vrai que dans ce cas la suite logique ne serait pas respectée. Mais de toute façon, quel que soit le système de propagande, il est impossible de le respecter : ou bien les cercles disparaissent, ou bien l'assistance se renouvelle, ou bien les propagandistes se font arrêter, etc.

Lorsque l'organisation locale est très faible et n'a qu'une sphère d'influence réduite, c'est-à-dire lorsque le comité n'a pas la force d'envisager des entreprises politiques complexes ou même dans le cas de comités plus grands et plus puissants en période d'accalmie politique , alors on peut organiser la propagande en suivant l'enchaînement logique d'un cours. Mais un comité aura de la peine à trouver un ordre logique meilleur pour les cours que celui selon lequel s'ordonne le programme de notre Parti. Dans la mesure où le travail de propagande doit absolument se faire selon un modèle, c'est notre programme qu'il faut choisir : les cours s'adaptent aux paragraphes successifs du programme. Le but d'un tel cours est de faire de chaque personne assistant au cercle un membre conscient du Parti, c'est-à-dire quelqu'un qui doit « reconnaître » et donc, avant tout, comprendre le programme du Parti.

Mais, répétons-le, la meilleure méthode pour étudier le programme du Parti consiste à prendre des exemples vivants, à analyser les événements, les uns après les autres, et cela, toujours dans un but politique « utilitaire ». C'est seulement alors que la propagande cessera d'apparaître comme une concession (au caractère de classe, socialiste du Parti) ce qu'elle était pour les « économistes » et leurs héritiers. Une propagande conçue de cette manière fournit à notre organisation non pas seulement de simples exécutants pour les fonctions techniques, mais des militants actifs, qui ne se sentent perdus nulle part.

De la pédagogie à la tactique[modifier le wikicode]

Dans la Lettre aux camarades propagandistes citée plus haut écrite à la fin de 1901, éditée en 1902, et qui n'eut aucun retentissement en son temps, car sa problématique ne fut pas à l'ordre du jour, nous trouvons ces lignes intéressantes :

Les ouvriers se montrent à tout moment mécontents d'un tel état de choses ; jour après jour, mois après mois, ils ne font qu'écouter et toujours écouter, sans pouvoir manifester en rien leur attitude révolutionnaire ; alors ils se mettent à passer à tabac les mouchards, à se bagarrer avec leurs supérieurs ; il est nécessaire de donner une quelconque issue à leurs forces et à leurs énergies : pour cela, le Comité doit les intégrer dans le système des messages de solidarité et de protestation. Par exemple, le gouvernement fait le silence sur le problème de la famine. On peut publier sur ce sujet un certain nombre de tracts, dénonçant le travail diabolique qu'il accomplit pour « métamorphoser » la famine en mauvaise récolte ; ensuite, après avoir publié une proclamation qui invite les ouvriers à protester contre ce fait par écrit, il faut rédiger le texte de la protestation et la lire dans tous les cercles, la faire passer de main en main chez les ouvriers pour collecter des signatures (anonymes bien entendu) et, finalement, la publier au nom du Comité, en indiquant le nombre d'ouvriers protestataires. Ce travail, simple et facile, remontera un peu le moral des ouvriers, et, s'il se répète souvent, les préparera à accomplir des tâches plus sérieuses. De même, si une grève se déclenche quelque part, on peut à nouveau rédiger des messages de solidarité, diffuser largement à la base des nouvelles sur toutes les péripéties de la grève, faire une collecte, même minime, parmi les ouvriers, etc. Bref, protester à propos de toute occasion qui peut justifier une protestation, se faire l'écho de tout ce qui peut éveiller la solidarité ouvrière. Pourquoi, enfin, ne pas essayer de boycotter un contremaître haï, ou d'organiser une grève à propos d'une bagatelle quelconque que le fabricant ou le supérieur lâchera facilement ? La solidarité, le sentiment de camaraderie, le secours mutuel et toutes les autres bonnes qualités dont les travailleurs sont lassés d'entendre parler et qui ne se développent que dans la pratique, il faut les exercer autant que possible afin d'unir les ouvriers de fabriques, d'usines, d'ateliers séparés, en une seule masse véritablement solidaire, répondant, comme l'écho, à l'appel de détresse des opprimés. C'est pourquoi nous proposons aux comités d'entraîner le plus souvent possible les ouvriers sur la voie des protestations actives, des grèves et de la solidarité à leurs camarades : nous sommes convaincus que cela correspond à l'état d'esprit actuel des masses, et sera très fructueux, si on les habitue à réagir à tous les événements du jour. (Ibid., p. 15.)

Dans ces lignes instructives, les problèmes tactiques, au sens propre du terme, ne sont pas encore posés : l'auteur conseille, indifféremment, aussi bien la protestation contre les mesures gouvernementales face à une famine que le boycott d'un contremaître haï, et la grève pour une « bagatelle » quelconque. Mais la tâche fondamentale, qui se dégage en filigrane de ses remarques incidentes, peut être formulée en général comme celle qui consiste à développer l'auto-activité du prolétariat. Nous avons déjà indiqué que cette idée était passée totalement inaperçue à l'époque : l'auto-activité des ouvriers, quand bien même elle n'était pas suspecte de trade-unionisme, n'était alors qu'un mot pour tout le monde, pour beaucoup très important et très précieux certes, mais tout de même seulement un mot[54]. Hauptmann dit quelque part que « les mots ne s'animent que par moments... que dans la vie quotidienne ils restent lettre morte » . Il en est de même pour les mots d'ordre politiques et les slogans du Parti. Il a fallu le IIe Congrès, une infinité de révolutions de palais dans les organisations du Parti, toute une série de frictions acharnées dans tous les domaines avec l' « acceptation » résignée et silencieuse des larges masses , pour que le cri, le gémissement presque Vers les masses ! Dans les masses ! jaillît de la poitrine du Parti, pour que le mot d'ordre : auto-activité du prolétariat devînt un slogan vivant et, espérons-le, vivifiant.

Les questions de la tactique sociale-démocrate qui s'appuie totalement sur les masses politiquement conscientes et actives, sont mises actuellement à l'ordre du jour par tout le développement précédent de notre Parti, développement qui a créé, comme nous l'avons indiqué dans l'Introduction, toutes les conditions matérielles et idéologiques nécessaires à cela ; et l'on peut être assuré que, maintenant, tout travail publiciste ou pratique, qui s'occupe de développer l'auto-activité politique de la classe ouvrière, ne restera pas sans porter de fruits, ne sera pas écrasé, étouffé.

L'auteur de la Lettre aux camarades propagandistes précitée se donne les buts que nous avons exprimés plus haut en termes psychologiques : éduquer la conscience et la volonté du prolétariat. Répétons-le ce ne sont pas encore des problèmes de tactique au sens propre du mot : le boycott d'un contremaître haï, la grève pour des bagatelles, la protestation contre le travail diabolique du gouvernement lors d'une famine, toutes ces « occasions » doivent, selon l'auteur, servir à titre égal aux tâches plus pédagogiques que politiques qui se posent, selon lui, aux organisations sociale-démocrates. Il évalue le rassemblement des ouvriers derrière tel ou tel mot d'ordre, exclusivement à partir des résultats subjectifs, psychologiques, et non pas des résultats objectifs, politiques. Et c'est tout à fait compréhensible.

Dans la phase de transition de la vie des cercles (« artisanale ») à la vie d'un parti politique, les méthodes tactiques essentiellement nouvelles, sur lesquelles se porte la réflexion de certains militants, sont encore considérées sous l'ancien angle pédagogique « artisanal », mais non pas politique. Ce point de vue restreint ne fait que correspondre aux ressources matérielles et idéologiques limitées dont disposent les organisations du Parti pendant cette période transitoire. Mais dans le cas présent, ce qui pour nous est important, c'est que la réflexion qui ne se contente pas de la propagande de cercles et de la diffusion de littérature, cherche sur les masses des formes d'action qui contiennent en elles-mêmes les possibilités de leur développement ultérieur et de leur transformation de méthodes éducatives en méthodes tactiques. Dans certains de ces conseils pédagogiques de type « artisanal » que propose l'auteur de la Lettre se cachent, comme le grain dans l'épi ; de nouvelles méthodes politiques tactiques. La quantité là aussi se transforme en qualité. Et en fait, la protestation des ouvriers contre l'attitude du gouvernement au moment d'une famine restera une mesure purement « éducative », si elle ne concerne que 100 à 200 ouvriers dans telle ou telle ville, mais elle acquerra une signification politique, si elle se réalise dans toute la Russie par vagues croissantes, rassemblant des milliers et des dizaines de milliers de voix protestataires dans le prolétariat. Appeler les étudiants et tous les « honnêtes citoyens » à se joindre à cette protestation de masse, tel sera le pas suivant du centre politiquement vigilant, qui a regroupé autour de lui tous les éléments vivants du Parti. Le pas suivant sera la protestation du prolétariat révolutionnaire contre le silence servile de la presse libérale, qui même en cas de grand malheur populaire n'ose pas transgresser les interdits de la censure. Ensuite, on peut en appeler à toutes les institutions sociales, permanentes et provisoires, des classes dirigeantes pour qu'elles se prononcent d'une façon ou d'une autre sur leur attitude vis-à-vis de la tactique gouvernementale, au cas où les institutions publiques, c'est-à-dire avant tout les zemstvos et les doumas, restent muettes.

Telle est aussi la voie qui conduit les couches les plus conscientes du prolétariat à s'opposer politiquement aux institutions des classes dominantes dans le processus même de la lutte démocratique générale contre le tsarisme. C'est justement ainsi que nous pouvons donner son caractère de classe à notre lutte politique.

Dans la lutte syndicale et professionnelle, certains groupes d'ouvriers se heurtent à des capitalistes particuliers. Dans la lutte politique le prolétariat se heurte à l'autocratie. Mais de larges couches de la bourgeoisie, laquelle n'apparaît pas encore en Russie comme classe dirigeante, s'opposent aussi à l'autocratie. Le gouvernement ne représente pas encore, comme dans les pays parlementaires, le Comité exécutif de la bourgeoisie. C'est pourquoi il n'est maintenant pas encore possible pour nous de mener contre elle une lutte généralisée sur le plan politique. Or, c'est précisément cette lutte qui confère au mouvement du prolétariat un caractère de classe. Seule la future Russie libre, dans laquelle nous serons évidemment obligés (nous, et pas MM. les socialistes-révolutionnaires par exemple) de jouer le rôle d'un parti d'opposition, et non de gouvernement, permettra à la lutte de classe du prolétariat de se développer dans toute son ampleur. Mais, afin que la lutte du prolétariat pour cette « Russie libre », sous la direction de la social-démocratie, prépare déjà la lutte pour la dictature[55], il faut dès aujourd'hui opposer le prolétariat à toutes les institutions permanentes et provisoires de la classe qui demain tiendra le gouvernail de l'État. Nous opposer uniquement sur le plan des principes théoriques dans notre programme ou sur le plan purement littéraire dans notre presse est insuffisant ; il est indispensable que cette opposition soit un fait vivant, dans la réalité politique. Telle est la « nouveauté » que nous voulons introduire dans l'activité de notre Parti.

P.-B. Axelrod mène, depuis plusieurs années déjà, une propagande orale en faveur des nouvelles tâches tactiques, préparant ainsi le terrain psychologique indispensable dans la conscience des camarades qui se trouvent à la tête du mouvement. Le camarade Axelrod a compris que, pour être capable d'aborder directement ces tâches, le Parti devait s'organiser, c'est-à-dire devait avoir créé les conditions nécessaires à l'activité concertée de toutes ses composantes. Pendant toute la période de l'Iskra, le camarade Axelrod n'a jamais interrompu sa propagande « artisanale » en faveur de méthodes non artisanales de travail, et sous ce rapport il plaçait les plus grands espoirs dans le Congrès[56]. Mais « à chaque jour suffit sa peine », et les camarades avec lesquels Axelrod avait discuté des problèmes de tactique politique, ou bien n'étaient que formellement d'accord avec lui, car ils n'avaient pas compris la signification réelle de ses propos, ou bien lui faisaient diverses objections en soulignant qu'une telle conception des choses était « trop neuve et trop compliquée », et d'ailleurs incompatible avec les conditions policières en Russie ; ils soulignaient que les zemstvos et les doumas (que la tactique d'Axelrod visait) avaient un rôle politique « trop insignifiant », etc. Toutes ces considérations, quelle que soit leur part de vérité, ne sauraient constituer des objections valables aux tâches tactiques formulées par Axelrod.

1 ° Les conditions conspiratives ne peuvent pas plus empêcher l'organisation de campagnes politiques complexes que celle de grèves et de manifestations. Il suffit de se rappeler que les premiers propagandistes songeaient à arrêter leur agitation dans les masses en invoquant les conditions policières, et que les « économistes » s'appuyèrent toujours sur cet argument pour combattre « l'idée insensée » de manifestations politiques.

2° Les nouvelles méthodes de travail ne signifient pas plus un « risque » que la rupture avec les vieilles méthodes de lutte, sûres et déjà expérimentées, mais seulement une combinaison plus complexe de ces méthodes anciennes : la propagande, l'agitation orale et écrite, la direction d' « actions » de masses.

3 ° Les zemstvos et les doumas, surtout les zemstvos, joueront un rôle de plus en plus important pendant la période révolutionnaire. Le Parti libéral-censitaire verra vraisemblablement dans le zemstvo « la pierre sur laquelle s'élèvera l'Église de l'avenir ». La lutte pour le suffrage universel pendant et après la période de liquidation de l'autocratie peut donc facilement se transformer en lutte directe contre l'application du cens dans les élections aux zemstvos et aux doumas. Notre devoir est de nous préparer à cette lutte.

Si insignifiant que soit le rôle joué par les zemstvos, les doumas, les congrès, la presse libérale et toutes les autres institutions des classes bourgeoises dans la lutte active contre le tsarisme, c'est tout ce dont nous disposons en matière d'organisation directe de la volonté de la bourgeoisie. Ce serait un crime que d'ignorer tout ce qui, dans le régime existant, constitue un point de départ réel pour l'autodétermination du prolétariat. Cela équivaudrait à refuser de faire le moins, parce qu'on ne peut pas faire le plus.

En tout cas, il est parfaitement stérile de vouloir établir à l'avance les résultats des méthodes tactiques auxquelles aussi bien le développement interne du Parti que la situation politique générale du pays nous ont contraints à recourir. Lorsque viendra la période révolutionnaire, au moment où toutes les forces politiques feront et régleront leurs comptes, l'histoire elle-même dressera le bilan de nos résultats. Elle ne soustraira ni n'ajoutera rien avant. Il n'y a aucun doute qu'elle tiendra compte, d'une façon ou d'une autre, de la moindre parcelle de conscience de classe et d'auto-activité du prolétariat que nous aurons introduite dans le mouvement prolétarien.

AU TRAVAIL DONC !

VIVE L'AUTO-ACTIVITÉ DU PROLÉTARIAT !

À BAS LE SUBSTITUTIONNISME POLITIQUE !

À bas le substitutionnisme politique ![modifier le wikicode]

En exposant de façon particulièrement détaillée différents exemples nous avions l'intention d'attirer l'attention sur la différence de principe qui sépare deux méthodes de travail opposées. Et cette différence, réduite à son noyau, est décisive, si l'on veut définir 1e caractère de tout le travail accompli par notre Parti. Dans un cas nous avons un parti qui pense pour le prolétariat, qui se substitue politiquement à lui, dans l'autre, un parti qui l'éduque politiquement et le mobilise, pour qu'il exerce une pression rationnelle sur la volonté de tous les groupes et partis politiques. Ces deux systèmes donnent des résultats politiques tout à fait différents objectivement.

Lorsque le social-démocrate cherche, de sa propre initiative, à « pousser en avant » l'opposition libérale, son succès même ne s'appuie que sur la mentalité politique de cette opposition, et cela détermine par avance la valeur médiocre du « succès » éventuel. Son initiative, qu'elle ait la forme d'une proclamation ou celle d'un conciliabule « conspirateur » dans les coulisses de la scène politique, ne sera prise en considération que dans la mesure où elle correspondra à l'état d'esprit et à la pensée de l'auditoire libéral. Autrement dit, dans ce cas-là, le social-démocrate, aux yeux des libéraux, fera figure de démocrate avec des « préjugés » marxistes.

Le tableau se trouve modifié de fond en comble si le libéral est obligé de voir en la personne du social-démocrate le représentant d'une force réelle, même s'il ne s'agit que de quelques milliers d'ouvriers. Lorsqu'un événement politique ne passe plus par la voie tracée par la logique et la mentalité politique du libéralisme, alors il s'oriente dans une nouvelle direction qui bénéficie de l'atout d'une deuxième force : la logique et la mentalité politiques du prolétariat conscient. Lorsque le social-démocrate prendra cette initiative, il ne s'appuiera pas sur la mentalité de son « collaborateur » momentané il en tiendra uniquement compte et s'appuiera sur l'opinion organisée du prolétariat. Il apparaîtra aux libéraux non pas comme un démocrate avec des préjugés marxistes, mais comme un représentant des revendications démocratiques du prolétariat.

La tactique de nos comités, qui consiste à envoyer de temps à autre (derrière le dos du prolétariat) des appels ou des proclamations « dénonciatrices » aux étudiants, aux zemstvos, aux doumas, aux divers congrès, se rapproche beaucoup de celle des libéraux des zemstvos « intercédant » auprès de l'autocratie pour le « peuple ». Se substituant au prolétariat, les groupes sociaux-démocrates dirigeants ne comprennent pas qu'il est tout aussi nécessaire d'amener le prolétariat à « manifester » sa volonté de classe par rapport au mouvement démocratique libéral et radical, que de l'amener à manifester contre l'autocratie sa volonté démocratique-révolutionnaire.

Se substituant au prolétariat, nos comités, au lieu d'organiser la prise de conscience sociale du prolétariat, en vue d'exercer une pression directe sur la compréhension sociale de la bourgeoisie, intercèdent auprès de ce mouvement bourgeois-démocratique avec leurs proclamations en faveur de « leur » prolétariat. Faut-il s'étonner, alors, si ces pétitions impuissantes prennent la forme « sévère » d'apostrophes condescendantes, dénonçant les « demi-mesures » et « l'irrésolu­tion » ? Apostrophes qui ne suscitent d'autres réactions que des haussements d'épaules ironiques chez messieurs les libéraux cultivés[57].

La prétendue pression que nous exerçons sur les libéraux ressemblera d'autant moins à une pétition (même s'il s'agit d'une intercession qui se donne la forme d'une semonce hardie), que nous apprendrons à rassembler le prolétariat dans une activité réelle (pétition, résolution, protestation, meeting, manifestation) non seulement autour de ces buts démocratiques généraux, mais aussi autour de ses propres mots d'ordre clairement formulés d'un point de vue de classe, au moment politique donné, non seulement contre la police et l'autocratie, mais aussi contre l' « irrésolution » et l' « absence de conviction » des libéraux. Notre influence réelle, et pas seulement fictive, sur la politique des libéraux sera d'autant plus sérieuse que nous « irons » moins dans toutes les classes de la population, en tournant le dos au prolétariat ce à quoi aboutissent fatalement tous nos comités « politiques ».

Si simple que cela puisse paraître au premier abord, il est nécessaire de bien comprendre que la seule façon pour nous d'avoir une influence sur la vie politique c'est d'agir par le prolétariat, et non en son nom ; que nous ne devons donc pas nous « aller à toutes les classes de la population », mais que s'il faut employer une formule lapidaire le prolétariat lui-même doit aller dans toutes les classes de la population. Le camarade Axelrod a souligné cette idée dans ses articles de 1897. « Pour gagner une influence sur ces couches (les couches qui pâtissent de la désorganisation actuelle) dit-il il n'est pas du tout nécessaire que les sociaux-démocrates aillent agir dans leurs milieux, les milieux de vie de ces couches. La tâche qui consiste pour les sociaux-démocrates russes à acquérir des partisans et des alliés directs ou indirects dans les classes non prolétariennes sera résolue principalement par le caractère de l'activité d'agitation et de propagande au sein même du prolétariat. » (Axelrod, Sur la question des tâches actuelles et de la tactique des sociaux-démocrates russes, p. 16, souligné par l'auteur.)

Le système du substitutionnisme politique, exactement comme le système de la simplification des « économistes », procède consciemment ou non d'une compréhension fausse et « sophistique » du rapport entre les intérêts objectifs du prolétariat et sa conscience. Le marxisme enseigne que les intérêts du prolétariat sont déterminés par les conditions objectives de son existence. Ces intérêts sont si puissants et si inéluctables qu'ils contraignent finalement le prolétariat à les faire passer dans son champ de conscience, c'est-à-dire à faire de la réalisation de ses intérêts objectifs son intérêt subjectif. Entre ces deux facteurs le fait objectif de son intérêt de classe et sa conscience subjective s'étend le domaine inhérent à la vie, celui des heurts et des coups, des erreurs et des déceptions, des vicissitudes et des défaites. La perspicacité tactique du Parti du prolétariat se situe tout entière entre ces deux facteurs et consiste à raccourcir et à faciliter le chemin de l'un à l'autre.

Les intérêts de classe du prolétariat indépendamment de la conjoncture politique actuelle « en général », et, en particulier, du niveau de conscience des masses ouvrières à un moment donné ne peuvent cependant exercer une pression sur cette conjoncture que par la médiation de la conscience du prolétariat. Autrement dit, sur la bourse politique, le Parti ne peut pas faire escompter[58] les intérêts objectifs du prolétariat qui se sont dégagés par la théorie, mais seulement la volonté consciente organisée du prolétariat.

Si on laisse de côté la période « préhistorique » et sectaire de cercles que chaque Parti social-démocrate traverse et où, par ses méthodes il ressemble bien plus au socialisme utopique éducatif qu'au socialisme révolutionnaire politique, où il ne connaît que la pédagogie socialiste, mais non encore de tactique politique, si l'on considère un Parti déjà sorti de cette période infantile, l'essentiel de son travail politique est exprimé, selon nous, dans le schéma suivant : le Parti prend appui sur le niveau donné de conscience du prolétariat, il s’immiscera dans chaque événement politique important en s'efforçant d'en orienter la direction générale vers les intérêts immédiats du prolétariat et, ce qui est plus important encore, en s'efforçant de réaliser son insertion dans le prolétariat par l'élévation du niveau de conscience, pour s'appuyer précisément sur ce niveau et l'utiliser en vue de ce double but. La victoire décisive arrivera le jour où nous aurons surmonté la distance qui sépare les intérêts objectifs du prolétariat de sa conscience subjective, où, pour parler plus concrètement, une fraction tellement importante du prolétariat sera parvenue à la compréhension de ses intérêts sociaux-révolutionnaires objectifs, qu'elle sera assez puissante pour écarter de son chemin, par sa propre force politiquement organisée, tout obstacle contre-révolutionnaire.

Plus la distance qui sépare les facteurs objectifs et subjectifs est grande, c'est-à-dire, plus la culture politique du prolétariat est faible, plus naturelle est l'apparition dans le Parti de ces « méthodes » qui, sous une forme ou sous une autre, ne manifestent qu'une sorte de passivité devant les difficultés colossales de la tâche qui nous incombe. Le renoncement politique des « économistes », comme le « substitu­tionnisme politique de leurs antipodes, ne sont rien d'autre qu'une tentative du jeune Parti social-démocrate pour « ruser » avec l'histoire.

Bien entendu, les « économistes » et les « politiques » sont beaucoup moins conséquents dans la réalité que dans notre schéma et cette inconséquence a permis aux uns et aux autres de jouer un rôle très progressiste dans le développement de notre Parti. Lorsque nous caractérisons l' « erreur fondamentale » de l' « économisme » ou du « substitutionnisme politique », il nous faut pour une bonne part parler de la possibilité qui aurait pu devenir réalité effective, si elle n'avait pas rencontré d'oppositions. Compte tenu de cette restriction, nous pouvons établir maintenant la comparaison suivante.

Les « économistes » partaient des intérêts subjectifs du prolétariat, tels qu'ils existèrent à chaque moment de son développement, ils s'appuyaient sur eux et considéraient comme leur seule tâche de les enregistrer minutieusement. Quant aux devoirs qui constituent le contenu de notre tactique, ils s'en remettaient au cours naturel des choses dont ils s'excluaient eux-mêmes pour le moment.

Par opposition aux « économistes », les « politiques » prenaient comme point de départ les intérêts de classe objectifs du prolétariat, établis par la méthode marxiste. Mais eux aussi, avec la même appréhension que les économistes », reculaient devant la « distance » qui sépare les intérêts objectifs des intérêts subjectifs de la classe qu' « ils représentent » en principe. Et pour eux, les questions de tactique politique au sens propre du terme existent aussi peu que pour les « économistes » Une fois que l'on dispose d'une analyse historico-philosophique révélant les tendances de l'évolution sociale, dès lors que les résultats de cette analyse se sont transformés en « notre » patrimoine principal et que nous pensons substitutivement, alors il ne reste plus qu'à faire escompter à l'histoire, comme on fait escompter les chèques, les conclusions auxquelles nous sommes arrivés. Ainsi, si les « économistes » ne dirigent pas le prolétariat, puisqu'ils marchent à sa traîne, les « politiques » ne font pas mieux, pour la bonne raison qu'ils remplissent eux-mêmes ses devoirs, à sa place. Si les « écono­mistes » se sont dérobés devant l'énormité de leur tâche, se contentant de l'humble rôle de marcher à la queue de l'histoire, les « politiques », au contraire, ont résolu le problème en s'efforçant de transformer l'histoire en leur propre queue.

Il faut cependant faire la réserve suivante : l'accusation de « substitutionnisme » s'applique beaucoup moins à nous en tant que révolutionnaires qu'en tant que sociaux-démocrates révolutionnaires.

Dans le premier cas, il nous est plus difficile de « ruser » : l'histoire, ayant mis à l'ordre du jour une tâche déterminée, nous observe avec acuité. Bien ou mal (plutôt mal), nous amenons les masses à la révolution, en éveillant en elles les instincts politiques les plus élémentaires. Mais dans la mesure où nous avons affaire à une tâche plus complexe : transformer ces « instincts » en aspirations conscientes d'une classe ouvrière qui se détermine elle-même politiquement, nous avons tendance à recourir aux raccourcis et simplifications du « penser-pour-les-autres » et du « substitutionnisme ».

Dans la politique interne du Parti ces méthodes conduisent, comme nous le verrons plus loin, l'organisation du Parti à se « substituer » au Parti, le Comité central à l'organisation du Parti, et finalement le dictateur à se substituer au Comité central ; d'autre part, cela amène les comités à fournir l' « orientation » et à la changer, pendant que « le peuple garde le silence » ; en politique « extérieure » ces méthodes se manifestent dans les tentatives pour faire pression sur les autres organisations sociales, en utilisant la force abstraite des intérêts de classe du prolétariat, et non la force réelle du prolétariat conscient de ses intérêts de classe. Ces « méthodes », comme nous l'avons vu, présupposent l'identité a priori du programme adopté par nous et du contenu de notre travail du Parti. En somme, ces « méthodes » aboutissent à la disparition complète des questions de tactique politique dans la social-démocratie.

Le camarade Lénine a confirmé cela expressément dans une certaine thèse, qu'on ne peut passer sous silence. Répondant au camarade Nadièjdine, qui se plaignait de l'absence de « racines en profondeur », Lénine écrit : « C'est le comble de l'illogisme, car l'auteur confond la question philosophique, historique et sociale des « racines » du mouvement « en profondeur » avec le problème d'organisation technique d'une lutte plus efficace contre les gendarmes. » Le camarade Lénine chérit tellement cette idée, qu'il la reprend dans sa dernière brochure : « Alléguer que nous sommes le Parti de la classe dit Lénine répondant à Axelrod pour justifier la déliquescence en matière d'organisation, pour justifier la confusion de l'organisation et de la désorganisation, c'est répéter la faute de Nadièjdine, qui confondait « la question philosophique, historique et sociale des racines du mouvement en profondeur avec le problème de l'organisation technique » (Un pas en avant, etc., [p. 474]). Ainsi pour le camarade Lénine, la question des « racines profondes » n'est pas une question de tactique politique mais une question de doctrine philosophique ; si notre doctrine, le marxisme, nous fournit les « racines profondes » , il ne reste plus alors qu'à accomplir des tâches techniques-organisationnelles. Entre le problème « philosophique » et 1e problème « technique-organisationnel », il manque chez Lénine un seul petit maillon : le contenu de notre travail de parti. Ayant noyé l'aspect tactique de la question dans son aspect « philosophique », Lénine a acquis le droit d'identifier le contenu de la pratique du Parti avec le contenu du programme. Il ignore délibérément le fait que nous avons impérativement besoin, non pas de racines « philosophiques » en profondeur (quelle bêtise ! comme si le chaman de n'importe quelle secte n'avait pas, d'un point de vue « philosophique », telle ou telle racine profonde !), mais de racines politiques réelles, d'un contact vivant avec les masses, qui nous permette à chaque moment décisif de mobiliser cette masse autour d'un drapeau qu'elle reconnaît comme son drapeau.

C'est pourquoi, selon nous, les questions d'organisation sont totalement soumises aux méthodes de notre tactique politique, et, pour nous, l'identification de la question de l'organisation du Parti prolétarien avec la question technique « d'une meilleure lutte contre la gendarmerie » est la banqueroute totale. Totale car, si cette identification « s'appuie sur le caractère conspiratif de nos méthodes actuelles de travail comme le dit Parvus dans les quelques lignes énergiques qu'il consacre au système de Lénine c'est que la lutte contre les espions éclipse la lutte contre l'absolutisme et l'autre lutte, bien plus grande, pour l'émancipation la classe ouvrière ! »

Les tâches organisationnelles sont pour nous totalement soumises aux méthodes de tactique politique. Voilà pourquoi cette brochure aussi, qui est née des divergences sur les « questions d'organisation », prend comme point de départ les questions de tactique. Pour comprendre les divergences en matière d'organisation, il faut sortir de leurs limites, autrement on s'asphyxie dans la scolastique et les logomachies de même acabit !

Chapitre III: Questions d'organisation. Dialogue (à la manière de Socrate)[modifier le wikicode]

- Dites-moi nous demande notre interlocuteur, avec compassion, ou (c'est le plus fréquent) d'un air hautain et ironique vous vous élevez contre le plan d'organisation de Lénine ?

- Mais qu'entendez-vous par plan d'organisation de Lénine ?

(Silence embarrassé.)

- Le statut ?

- Non, pourquoi donc ? répond-il un peu froissé il n'y a guère que la « minorité » à nous considérer comme des « centralistes bureaucratiques », à penser que pour nous le statut est tout. Il ne s'agit pas de statut, mais de l'ensemble du plan...

- Vous voulez parler de la Lettre de Lénine à un camarade de Pétersbourg ?

- D'accord, parlons de cette Lettre. Mais c'est surtout dans Que faire ? qu'est exposé, pour ainsi dire, le plan d'organisation.

- En quoi consiste-t-il, alors ?

- Mais permettez... qu'est-ce qui vous prend ? (Notre interlocuteur finit par sortir complètement de ses gonds.) Comment ? consiste en quoi ?... le plan organisationnel ?... le plan de Lénine ?

- Mais oui, le plan, le plan de Lénine !

- Sublime ! Ils ne font que répéter, tous et toujours les plans organisationnels, Lénine a un plan... Et maintenant, voilà qu'on nous demande en quoi il consiste ?

- Eh quoi ! Tout le monde disait aussi du général Trochu (c'était pendant le siège de Paris) : il a un plan, Trochu a un plan[59]... Et tout son plan consistait à livrer Paris aux Prussiens. Donc, vous allez me définir en quoi consiste le plan organisationnel de Lénine.

- Mais c'est impossible, comme ça... à brûle-pourpoint... Vous n'avez qu'à lire Que faire ?

- C'est déjà fait... Alors ne me parlez pas de tout le plan, parlez-moi de ses principes de base.

- Les principes de base ça, c'est autre chose... Par exemple la division du travail... l'action conspirative... la discipline... et le centralisme en général... pour que le Comité central puisse contrôler... oui, ce qu'on appelle une « organisation de révolutionnaires professionnels »... contre le démocratisme voilà les principes.

- Magnifique. Vous dites par exemple : la division du travail. Tout à fait d'accord ; voilà quelque chose de tout à fait respectable, elle a rendu de grands services au progrès social. Mais est-ce vraiment Lénine qui a proclamé ce principe ? Excusez-moi, mais tous les économistes de la période manufacturière avaient déjà expliqué les avantages de la division du travail. Prenez Adam Smith : comme il ouvre de merveilleuses perspectives pour la fabrication des épingles ! Donc, je ne peux en aucune façon tomber d'accord avec vous sur le fait que Lénine aurait inventé la division du travail, comme certains personnages mythologiques, l'agriculture, l'élevage, le commerce, etc. Je comprends : vous allez dire que Lénine a proclamé l'application de ce principe au seuil de la « Quatrième période ». C'est possible. Mais pensez-vous vraiment que la « minorité » nie le « principe » de la division du travail ? Ou le « principe » de la conspiration ?

- Je ne sais pas... Mais Axelrod parle de « rouages » et de « res­sorts » ... Et je pense que Lénine a raison de dire que la « minorité » démasque sa nature petite-bourgeoise, lorsqu'elle pousse des clameurs tragi-comiques contre la division du travail sous la direction du Centre...

- Les « clameurs » de la « minorité », je vais en parler tout de suite, et en détail. Mais avant de m'occuper d'elles, je poserai une question : la division du travail peut-elle être et peut-elle être considérée comme le principe de notre organisation, de l'organisation du Parti social-démocrate ? La division du travail est techniquement avantageuse mais avantageuse, non seulement pour la social-démocratie, mais pour tout autre parti, pour n'importe quel bureau, magasin, etc. Si la division du travail peut être considérée comme un principe d'organisation, cela ne peut être que dans une manufacture, mais jamais dans un parti politique quel qu'il soit, encore moins dans le nôtre n'est-il pas évident pour nous que le « principe » de la division du travail n'est en rien caractéristique de l'organisation qui s'est fixé comme tâche de développer la conscience de classe du prolétariat ? Pris en lui-même, abstraitement, ce « principe » dépersonnalise notre Parti et le mène simplement à une coopération complexe.

Maintenant passons à l'action conspirative. C'est un principe plus étroit, dont le sens est exclusivement politique. Mais la conspiration également n'est reliée en rien, intrinsèquement, au Parti social-démocrate. Ce sont surtout les parties bourgeois-révolutionnaires qui ont dû et doivent travailler de manière conspirative. Ainsi, il faut bien avouer que la conspiration aussi ne peut être le principe d'organisation pour notre Parti, en tant que tel.

Il faut dire la même chose également du centralisme. Une usine centralisée, un État centralisé, un complot centralisé. Qu'y a-t-il d’« orthodoxe » dans le centralisme ? Vous n'avez pas mentionné dans vos desiderata les « principes » léniniens de la centralisation de la direction et de la décentralisation de la responsabilité (Lettre, etc., p. 20). Moi non plus, je ne m'étendrai pas sur eux. Je dirai simplement qu'ils me paraissent exprimer la même idée que celle que feu l'abbé Sieyès mettait à la base de la constitution : « La confiance doit venir d'en bas [décentralisation de la responsabilité] et le pouvoir d'en haut [centralisation de la direction] ». C'est-à-dire que dans ces « princi­pes » le prolétariat ne se retrouve pas lui-même. Bref, si l'on réunit tout ce que vous appelez « principes d'organisation » de Lénine, on n'obtient qu'une coopération centralisée complexe travaillant de manière conspirative pour de quelconques buts politiques.

Mais cela ne donnera pas encore pour autant une organisation sociale-démocrate. Dans le meilleur des cas cette définition ne signifie pas sa négation en tant que Parti social-démocrate, mais constitue seulement une de ses possibilités. Nous avons alors devant nous une formule organisationnelle algébrique, qui peut recevoir un contenu social-démocrate, si on met certaines valeurs numériques concrètes à la place des lettres. Mais le « plan » n'inclut pas ces valeurs numériques concrètes... Un camarade a effectué cette intéressante expérience : tout au long de la Lettre à un camarade de Pétersbourg, il a remplacé le mot social-démocrate par le terme socialiste-révolutionnaire. Et pas une seule fois cela n'a donné un contresens. Mais essayez de faire la même chose avec le programme de notre Parti, ou avec les résolutions de tactique vous vous brûleriez les doigts... Voilà pourquoi un schéma tel que celui exposé dans la Lettre à un camarade de Pétersbourg fait naître inévitablement la question : qu'est devenue là-dedans la social-démocratie ? Elle est une prémisse immanente, direz-vous. Peut-être subjectivement, mais elle ne l'est pas du tout objectivement. Et pourtant c'est cela qui fait toute sa force !

La division du travail[modifier le wikicode]

Pour imprimer des proclamations sociales-démocrates, on n'a pas besoin d'être social-démocrate. De même pour les distribuer et les afficher. Bien entendu, compte tenu des conditions russes, seul un homme dévoué à la cause de la révolution accomplira un tel travail. Mais le caractère purement technique de ce travail n'exige de la part de ses exécutants aucune capacité politique, et, en lui-même, il est incapable de développer et de stimuler leur conscience sociale-démocrate. Cela signifie qu'il doit y avoir un autre domaine dans la vie du Parti, où le typo, le diffuseur, le bibliothécaire et l'organisateur soient en rapport les uns avec les autres, non pas comme travailleurs parcellaires de l'appareil technique du Parti, mais comme ouvriers pleinement intégrés dans la politique du Parti. Dans la pratique de nos organisations, ce postulat est ignoré la plupart du temps, et le contenu du travail du Parti est conçu comme le total des fonctions techniques diverses exécutées « sous la direction du Centre ». La cause de cette aberration est évidente. Le travail qui dans tout parti européen, y compris les partis socialistes bien entendu, s'accomplit dans les coulisses du Parti impression, diffusion, affichage, etc. est projeté chez nous à l'avant-scène, gaspille une quantité énorme de forces matérielles et personnelles, et, par suite, fixe sur lui la majeure et la meilleure part de notre attention et de nos capacités créatrices. Dans la mesure où nous nous battons en permanence contre la répression policière, capable de détruire en quelques heures le produit de mois et de mois de travail difficile, où nous sommes en lutte perpétuelle contre la misère de notre technique illégale, cette oasis de l'âge de pierre en plein siècle de la vapeur et de l'électricité bref, compte tenu de tout cela, les conditions techniques du travail politique tendent à recouvrir tout le champ des tâches politiques du Parti. Faut-il s'étonner si une pensée qui travaille si intensivement dans une telle sphère est capable d'élever la division du travail au rang de principe d'organisation de la social-démocratie (« orthodoxe » !) ? Voilà la raison « matérielle » qui fait que dans notre Parti les tâches de technique organisationnelle se substituent aux tâches de la politique prolétarienne, que les problèmes de la lutte clandestine avec la police politique se substituent au problème de la lutte contre l'autocratie. À quoi il faut ajouter que la nouvelle orientation « politique » s'est développée au cours de la lutte contre l'ancienne orientation « économiste » dont l'expression organisationnelle était le soi-disant « dilettantisme artisanal ». Dans la conscience de l'artisan, dont l'esprit s'était subitement « illuminé » et qui rougissait jusqu'aux oreilles de sa nudité (théorique, politique, organisationnelle, etc.), la division du travail dut apparaître comme un principe salvateur qui résolvait tout, et la manufacture un idéal éclatant ; la manufacture, et non l'usine, que l'on a déjà mentionnée dans la littérature polémique ; car l'usine suppose une technique hautement développée, réduisant au minimum le rôle de la division du travail, alors que la manufacture, s'appuyant sur la base technique de l'« artisanat », fait de la division du travail l'objet d'un culte théorique.

« Plus parfait serait le travail de chaque rouage (souligné par moi, T.) écrivait Lénine en veine d'inspiration , plus grand serait le nombre des militants parcellaires (souligné par moi, T.) travaillant à l'œuvre commune, et (...) plus dense serait notre réseau, moins les arrestations inévitables susciteraient de troubles dans nos rangs ». (Que faire ? [p. 226].)

Dans ces lignes on oppose très nettement, à l' « artisan » primitif, réunissant dans sa personne toutes les branches de l'activité artisanale, le « travailleur parcellaire » (Teilarbeiter[60] ) de la manufacture ; à l'individu intégral, le « rouage » d'un mécanisme complexe. Avec un tel système les défauts de l'artisan d'hier, son ignorance, son manque d'esprit d'initiative, son primitivisme politique, se transforment en un avantage, car « l'unidimensionalité et les défauts mêmes de l'ouvrier parcellaire deviennent ses avantages, dès qu'il se transforme en élément d'un seul travailleur, collectif » (Le Capital, Livre 1, tome 11, pp. 39-40. Éditions sociales). « La réflexion et l'imagination peuvent s'égarer dit Ferguson, cité par Marx mais l'habitude de mouvoir le pied ou la main ne dépend ni de l'une ni de l'autre. C'est pourquoi les manufactures fleurissent le plus là où les gens savent le plus renoncer à la vie spirituelle » (Ibid., p. 51). Aux considérations de Lénine, qui se sont enferrées dans sa tête depuis la période de la lutte contre le populisme à savoir, l'intelligentsia a peur de l'usine les clameurs contre la division du travail « sous la direction du « Centre » ne font que trahir la nature « bourgeoise » de l'intellectuel à ces considérations nous pouvons opposer, avec au moins autant de fondement, les paroles de Marx sur « la conscience bourgeoise qui exalte la division manufacturière du travail, laquelle condamne à perpétuité le travailleur à une opération de détail et le subordonne inconditionnellement au capital [le « Centre » comme elle le ferait pour] n'importe quelle organisation du travail, augmentant sa force productrice » (Ibid., p. 46).

Mais notre interlocuteur, que nous avons quitté au seuil de ce chapitre, et qui se distingue plus par son opiniâtreté que par sa clarté d'esprit, ne va-t-il pas en tirer la conclusion automatique que la « minorité » est contre la division du travail et pour la restauration du « dilettantisme artisanal » ? Nous voudrions amener le lecteur à une tout autre conclusion. Nous voudrions que le lecteur comprenne que la division du travail, malgré toute son utilité, est un principe purement technique, c'est-à-dire que pour celui qui ne met pas un signe « égale » entre travail technique et vie de parti, la division du travail ne saurait être considérée comme fondement principiel de notre organisation du Parti ; celui dont il vient d'être question doit tirer la conclusion que la vie du Parti, c'est ce qui reste quand on a soustrait la « division du travail ».

Si les exigences de l'économie des forces nous contraignent vu la technique déplorable dont nous disposons à la division purement manufacturière du travail dans un domaine donné de notre activité, nous devons consacrer toutes nos forces, d'abord à réduire le plus possible l'extension de cette sphère technique, ensuite à ne pas transposer l'idéal de l'ouvrier parcellaire, si expert soit-il l'idéal du « rouage » qui fonctionne bien , de la sphère technique dans la sphère du travail politique (au sens propre du terme) ; dans ce domaine, notre idéal ne doit pas être l'homme parcellaire, qui sait « dans l'intérêt de la social-démocratie révolutionnaire », « mouvoir » avec justesse, rapidité et obéissance, « la main ou le pied » « sous la direction du Centre », mais la personnalité politique globale, le membre du Parti, réagissant activement à toutes les questions de la vie du Parti et faisant respecter face à tous les « centres » sa volonté, et ceci sous toutes les formes possibles jusqu'à, eh bien oui ! dans le pire des cas, jusqu'au « boycott » inclus !

« Tout cela est très bien, très juste, mais qui donc ne le sait pas ? » demandera le lecteur de la « majorité », celui-là même qui, il y a dix minutes à peine, était sûr et certain que la « minorité » condamne la division du travail. « Qui donc l'ignore ? Cela va de soi. »

Cette réponse ne deviendra pas plus sensée parce que tous les partisans de la tendance opposée se mettront à la répéter du plus petit jusqu'au plus grand, du comité de Tver[61] jusqu'au camarade Lénine[62]. Nous parlons de la nécessité de fabriquer des membres du Parti, des sociaux-démocrates conscients, et non seulement des « travailleurs parcellaires » experts, et on nous répond : « Cela va de soi ». « C'est évident ! » Qu'est-ce que cela signifie ? Pour qui est-ce « évident » ? En quoi consiste cette « évidence » ? Est-ce que « cela » est sous-entendu par le contenu de notre travail de parti, c'est-à-dire, est-ce que la fabrication de Parteigenossen[63] pensant politiquement constitue à l'heure actuelle un aspect fondamental et nécessaire de notre travail ? Ou bien est-ce que cette tâche est « sous-entendue » par le soi-disant plan d'organisation de Lénine ? Ou bien, enfin, n'est-elle pas « sous-entendue » subjectivement par chaque social-démocrate ?

C'est cette dernière hypothèse que l'on peut vérifier le plus facilement : il suffit qu'une grêle de reproches et d'accusations vienne réveiller cette « évidence » qui sommeille péniblement. Mais cela est insuffisant ! Il est indispensable que cette tâche « qui va de soi » soit envisagée comme un but clairement conçu et que les problèmes qu'elle pose soient résolus pratiquement dans le travail du Parti. Jusqu'ici rien ou moins que rien n'a été fait dans ce sens. Bien plus : le fétichisme de l'organisation, qui règne actuellement dans le Parti, pousse beaucoup de camarades à résister directement à toute tentative de poser correctement ce « problème qui va de soi ». Et cela c'est compréhensible.

La pensée qui érige le principe technique de la division du travail en principe de l'organisation sociale-démocrate, est amenée consciemment ou non à cette conséquence inévitable : séparer l'activité consciente de l'activité exécutive, la pensée sociale-démocrate des fonctions techniques au moyen desquelles elle doit nécessairement se réaliser. L' « organisation de révolutionnaires professionnels », plus exactement son sommet, apparaît alors comme le Centre de la conscience sociale-démocrate, et, en dessous, il n'y a que les exécutants disciplinés des fonctions techniques.

C'est le camarade Lénine qui fournit l'expression classique de l'idéal d'organisation : « Pour grouper toutes ces menues fractions en un tout, pour ne pas fragmenter en même temps que les fonctions du mouvement, le mouvement lui-même, pour inspirer [notez-le bien, T.] à l'exécuteur de menues fonctions la foi dans la nécessité et dans l'importance de son travail, foi sans laquelle il ne fera jamais rien, pour tout cela il faut justement avoir une forte organisation de révolutionnaires éprouvés. » (Que faire ? [p. 187-188].)

Le camarade Lénine ne se pose pas car cela ne lui vient même pas à l'esprit le problème qui « va de soi » : comment compenser les aspects négatifs de la division du travail, comment faire participer chaque militant au travail total du Parti ? Non, il oppose à l'armée des « exécutants » parcellaires, l'état-major central, lequel monopolise personnellement la conscience, la perspicacité, l'initiative, la persévérance et la fermeté, infuse à toutes ces « menues fractions » la foi en leur nécessité dans l'œuvre commune. Qu'est-ce donc ? Un Parti ou une manufacture « social-démocrate » ?

Comparez : « Les connaissances, l'intelligence et la volonté que le paysan et l'artisan indépendants déploient sur une petite échelle [et, ajoutons-le, notre « artisan » qui accomplit lui-même toutes les fonctions de son travail primitif « économiste »] ne sont désormais requises que pour l'ensemble de l'atelier [du Parti T.]. Les forces de production intellectuelles se développent d'un seul côté parce qu'elles disparaissent sur tous les autres. Ce que les ouvriers parcellaires perdent se concentre en face d'eux dans le capital [« le Centre » T.]. La division manufacturière du travail oppose aux ouvriers [« les exécutants des petites fonctions » T.] les forces intellectuelles qui dirigent le processus de la production matérielle, en tant que propriété d'autrui [« en tant que fonction centralisatrice » T.] et comme pouvoir qui les domine » (Le Capital, Livre X, tome 2, p. 50).

Ce plan idéal, construit au moyen d'une méthode quasi géométrique, le plan qui est exposé dans la Lettre à un camarade de Pétersbourg ne pose pas du tout la question : mais où donc seront éduqués les militants sociaux-démocrates, les futurs « révolutionnaires professionnels » ? D'après le plan, les métallos, les typos, les aides-responsables,... « les popes, les généraux, les femmes, les masses, les oiseaux, les abeilles, tout cela constitue une coopération puissante[64] » dirigée par les révolutionnaires professionnels sociaux-démocrates. Mais comment se renouvellera cette caste de militants éphémères ? Où est donc le « réservoir » ?... L'apprenti d'un artisan devient presque toujours maître-artisan ; mais le travailleur parcellaire ne devient presque jamais le patron de la manufacture. On se demande où est le pont qui permettra au « militant parcellaire » non seulement de passer dans la catégorie des militants politiques et, en cette qualité, de ne pas se contenter d'exécuter sa fonction parcellaire avec la « foi » que le révolutionnaire professionnel est là, qui veille sur le rôle qu'on lui fait tenir, mais aussi de se diriger tout seul dans la vie politique, de trouver un mot d'ordre, de proposer une initiative ?...

Dans toute une série de comités s'est instaurée la pratique des « discussions », c'est-à-dire de réunions au cours desquelles le trésorier, le diffuseur et le typographe se rencontrent, non pas en tant que trésorier, diffuseur ou typographe, mais comme membres du Parti, débattant des affaires du Parti ainsi que de problèmes politiques plus généraux. Naturellement, il ne s'agit là que d'une compensation partielle aux infirmités qu'entraîne la division du travail dans les conditions où l'utilise actuellement notre technique. Sous cet angle, on ne peut que souligner le caractère médiocre et limité des « discussions ». Cependant, c'est seulement par là que peut commencer l'éducation des membres du Parti. Dans l'état actuel du travail, elles sont la seule réalisation capable d'assurer le pont fragile par lequel les « menus fragments » passent dans la caste des « premiers (de catégorie) » (parmi lesquels de très nombreux zéros se font passer, par malentendu, pour des « premiers »).

Or, que voyons-nous ? Le camarade Lénine dans son « plan » supprime les « discussions » au nom d'une logique enviable : elles ne correspondent pas aux exigences conspiratives et dérangent l'unité et l'harmonie du plan ! Et puis, à quoi servent ces « discussions » ? Le résultat auquel tendent les « discussions » peut être atteint par un moyen beaucoup moins coûteux : il suffit simplement « que tous les participants au travail, tous les cercles, sans exception, aient le droit de faire parvenir leurs décisions, leurs désirs, leurs questions, à la connaissance aussi bien du comité local que de l'Organe central et du Comité central. Un tel procédé permettra de consulter suffisamment tous les militants, sans avoir à créer d'institutions aussi encombrantes et non conspiratives que les « discussions » (Lettre... p. 9). Avec quel mépris Lénine fait ensuite allusion aux comités « dilet­tantes », aux cercles ouvriers et étudiants, composés de membres « non spécialisés », qui perdent leur temps en « discussions interminables au sujet de tout », au lieu d'élaborer l' « expérience professionnelle » ! (Lettre... p. 21). Penser et délibérer « sur tout », cela doit être l'apanage du « Centre » ; et les cercles, les groupes, les agents isolés doivent penser et délibérer selon leur état et par atelier. La conscience du Parti est centralisée il ne reste plus qu'à faire de l'expérience parcellaire du militant parcellaire le patrimoine du Centre (« porter à la connaissance du Centre ») ; cela seul suffira à enrichir la pratique de tous les militants parcellaires qui s'imprégneront de la conscience du Centre conscient, lui, par profession.

Les praticiens, qui ont adopté ce schéma comme dogme, devaient finir par se demander où trouver des sociaux-démocrates, quand tout autour il n'y a que des « menus fragments », « croyant » dans le Centre. Et à quelles conclusions incroyables, tragiques en vérité, aboutissent certains de ces militants, c'est ce que montre une lettre du camarade Sévérianine (militant très en vue dans le Parti) publiée dans le n° 51 de l'Iskra (du temps où les rédacteurs du journal étaient Lénine et Plekhanov). « Avez-vous remarqué [écrit Sévérianine] que maintenant les camarades expérimentés et capables abandonnent souvent le travail du comité et s'adonnent à des fonctions spécialisées. C'est un mauvais symptôme. Il faut créer une organisation particulière, spécialisée dans la préparation des novices au travail social-démocrate. Elle se trouvera sous la direction directe du Comité central, parce que dans leur travail les comités ne touchent pas toujours aux points importants pour une école révolutionnaire ; la répartition des forces doit naturellement se trouver dans les mains du Comité central ; il est indispensable de faire la séparation la plus nette entre l'activité militante des comités et le travail préparatoire de la nouvelle organisation ».

Voilà la situation. Il n'y a plus de militants sociaux-démocrates, tous s'en vont occuper des fonctions parcellaires, et comme le travail du Parti ne résout pas le problème « qui va de soi » de l'éducation de sociaux-démocrates actifs et capables d'initiative, il ne reste plus qu'à construire, en dehors du travail du Parti, une école de formation sociale-démocrate, placée « sous la direction directe du Comité central ». Le Parti social-démocrate, dans le processus même de sa pratique politique, ne produit ni n'éduque de sociaux-démocrates. Il faut les fabriquer à côté. Le travail « militant » se coupe du travail formateur, ce qui veut dire, plus exactement, que l'activité révolutionnaire se sépare de l'activité socialiste. Peut-on représenter de manière plus éclatante la banqueroute des idéaux « manufacturiers » en matière d'organisation ?

Le « démocratisme »[modifier le wikicode]

Les comités, en lutte contre les vieilles formes d'organisation lourdaudes et quasi démocratiques, ont tendu de plus en plus à réduire la signification du centralisme : il s'est agi finalement de s'émanciper de toutes obligations envers le monde dépendant des comités. Les trois ou cinq membres du comité représentent à eux seuls « l'unité et la volonté de l'organisme social des ouvriers » . Ils prennent les décisions, ils « font » la nouvelle orientation du Parti, ils rangent l'« écono­misme » au musée, ils mettent en branle le « centralisme », ils reconnaissent l'Iskra, ou bien la condamnent, bref, ils accomplissent toute la politique interne du Parti. Et sous eux s'étend le monde des « militants parcellaires » qui impriment les proclamations, qui collectent l'argent, qui diffusent les brochures, seulement dans la mesure, évidemment, où le comité, qui « fait » l'orientation, est capable de leur en fournir. Pendant ces trois ou quatre dernières années, avec les divergences d'opinions intenses à l'intérieur du Parti, au sein d'un grand nombre de comités ont eu lieu une série de « coups d'État »[65], dans le genre de nos révolutions de palais au XVIIIe siècle. Quelque part au sommet, tout en haut, on ne sait qui proscrit on ne sait qui, l'envoie on ne sait où, le remplace, l'étouffe ; on ne sait qui s'attribue on ne sait quel titre ; et, au bout du compte, on voit flotter sur le beffroi du comité un étendard triomphant où l'on peut lire : « orthodoxie, centralisme, lutte politique »...

Nous nous permettons de douter qu'il y ait un seul comité qui, avant de « reconnaître » l'Iskra comme organe dirigeant, ou, plus tard, de le « rejeter » comme tel, se soit cru obligé de faire passer sa résolution devant tous les groupes de « participants parcellaires » qui lui sont subordonnés non pas de la faire passer pour la forme, à toute allure, mais de la faire passer réellement dans la conscience des diffuseurs, trésoriers, organisateurs, propagandistes, agitateurs, et autres variétés de « rouages » et de « ressorts ». Un tel processus « démo­cratique » compliqué a été remplacé par un seul décret « centraliste ». Et si les groupes placés aux ordres des comités se rebiffent et refusent d'accepter la nouvelle « orientation » donnée par le mufti ? Eh bien, on les dissout et bien souvent, avec eux, on dissout tout le mouvement ouvrier local.

Voici par exemple comment un militant de la période passée décrit la victoire idéologique de l'Iskra dans ses lettres adressées à l'étranger : « 6 novembre 1902... Voici ce qui est arrivé au comité d'ici : on lui avait proposé une résolution, exprimant une solidarité complète avec l'Iskra et la déclarant organe souhaitable du Parti. Le comité adopta la résolution (...) mais avec une petite réserve, blâmant la vigueur des polémiques. Naturellement ceux qui avaient présenté cette résolution voulurent alors la retirer ; c'est alors seulement que la résolution fut adoptée sans amendement... Mais ensuite l'histoire de Pitèr[66] s'est répétée presque mot pour mot : les mécontents excitèrent les éléments les plus ambitieux contre « l'intelligentsia despotique ». Il s'avéra [sic ! ! !] que l'agitation et la propagande avaient été menées jusqu'ici presque exclusivement par ces mécontents : grâce à quoi leur influence se révéla finalement très forte. Maintenant la lutte faisait rage. Finalement on renvoya [où ?] presque tous les anciens agitateurs. Pour les remplacer il y a peu de gens qui conviennent, et c'est pour cela que cela ne va pas très bien [je vous crois !] ; mais la victoire doit être de notre côté. »

Un mois plus tard, le même combattant intrépide écrit : « 4 décembre 1902. Les choses ici se présentent ainsi : les « rabotchéïé­diélistes » portent sur nous, visiblement, une attention redoublée. Dimanche, 24 novembre, le comité a adopté dans l'enthousiasme la proposition du Comité d'organisation[67] et lui a promis toute sa collaboration. Mais le jour suivant cinq gaillards, partisans du Rabotchéié Dièlo, ont profité de l'absence de quelques camarades pour réaliser dans ce même Comité un véritable coup d'État. Il fut proposé d'exclure les absents et d'envoyer une lettre à l'Iskra pour qu'elle n'imprime pas la circulaire qui la déclare organe du Parti. Vous l'avez sûrement reçue, mais on m'a chargé de vous dire qu'il faut de toute façon imprimer cette feuille. Cela servira de signal pour l'empoignade décisive avec les ganaches d'ici. Tout cela s'est passé d'une façon plutôt inattendue pour tout le monde, bien qu'il soit apparu qu'ils avaient eu le temps de troubler les esprits de beaucoup d'ouvriers et par-dessus le marché, des plus influents. À l'heure actuelle se prépare une lutte serrée. Les choses iront finalement jusqu'à la rupture, pour le moins : cette idée gagne ici de plus en plus d'adeptes. Les affaires, en général, vont mal. Partout il s'avère [!!!] finalement que le travail local est mené surtout par les « économistes » , et c'est cela qui explique tous ces Rückschläge[68], absolument partout : ici, à Pitèr, et, comme je l'ai entendu dire, à Kharkov. »

C'est clair : on ne peut qualifier cet activiste de « khvostiste »[69] traînant derrière les masses et s'inclinant devant leur pratique spontanée. Il ne marche pas à la queue, mais, hélas, il n'entraîne aucune queue derrière lui ! Il gesticule dans un espace vide. Sûrement, ce camarade qui a joué par la suite un rôle éminent dans la pratique de l' « état de siège » est au-dessus de la moyenne, mais il ne fait que mener jusqu'à l'absurde, jusqu'à la caricature, ce qui constitue le trait caractéristique de toute la période, ce qui, comme nous le voyons par ces mêmes lettres, avait lieu « absolument partout » : « ici, à Pitèr, et, à ce qu'on dit, à Karkhov ». Ce trait caractéristique c'est l'émancipation des « révolutionnaires professionnels » de toutes obligations, non seulement morales (« philistinisme ! ») mais aussi politiques (« khvostisme ! »), envers les éléments conscients de la classe au service de laquelle nous avons décidé de consacrer notre vie. Les comités ont perdu le besoin de s'appuyer sur les ouvriers dans la mesure où ils ont trouvé appui sur les « principes » du centralisme.

Il n'y a qu'à voir : la nouvelle orientation est déjà acquise, la quatrième période est déjà proclamée « triomphalement », l'Iskra est déjà appelée à diriger, lorsque, tout à coup, il se révèle, d'« une façon plutôt inattendue pour tout le monde », que l'agitation et la propagande sont menées « presque exclusivement » par les éléments mécontents de l'Iskra, qu'il n'y a personne pour les remplacer, qu'ils ont monté contre l'Iskra les ouvriers particulièrement « ambitieux », qui sont aussi, par un curieux effet du hasard, les plus influents. Et la morale de cette histoire : il est bien difficile de s'occuper de haute politique, quand la liberté de ses mouvements est gênée par des « ganaches »[70].

Mais comment s'expliquer que la méthode de la pensée « substi­tutive » à la place de celle du prolétariat pratiquée sous les formes les plus variées (des plus barbares jusqu'à celles qui seraient acceptables dans un parlement) pendant toute la période de 1'Iskra, n'ait pas (ou presque pas) suscité d'autocritique dans les sangs des « iskristes » eux-mêmes ?

L'explication de ce fait, le lecteur l'a déjà trouvée dans les pages précédentes : sur tout le travail de l'Iskra a pesé la tâche de se battre pour le prolétariat, pour ses principes, pour son but final dans le milieu de l'intelligentsia révolutionnaire.

Ce travail, qui a déposé dans la conscience des « iskristes » les fondements psychologiques du substitutionnisme politique, fut, comme nous l'avons déjà expliqué plusieurs fois, historiquement inévitable. Mais ce travail était cependant limité pour des raisons historiques, car il ne s'agissait que d'un processus secondaire dans le développement général du mouvement de classe prolétarien qui n'en était qu'à ses débuts. Mais chaque processus partiel dans la lutte de classe générale du prolétariat y compris lorsque celle-ci est plus évoluée que chez nous développe ses propres tendances immanentes : ses propres méthodes de pensée et de tactique, ses propres mots d'ordre et sa propre psychologie spécifique. Chaque processus partiel tend à dépasser ses limites (définies par sa nature) et à imprimer sa tactique, sa pensée, ses mots d'ordre et sa morale, au mouvement historique entier déclenché par lui. Le moyen se retourne contre la fin, la forme contre le contenu.

Ces méthodes-là du « substitutionnisme », dont nous avons vu plus haut le modèle des exemples dans le domaine de la « politique extérieure » et dont des échantillons aveuglants dans la sphère de la « politique intérieure » nous sont donnés par les lettres déjà citées de l'iskriste belliqueux, constituent un phénomène général de toute une période. Sous une forme ou sous une autre, ouverte ou masquée, ces méthodes étaient inévitables pour autant qu'il fallait faire la chasse à l'intelligentsia sociale-démocrate en train de se disperser, et qu'il n'était surtout pas question de prendre des gants avec les « ganaches » du moment ; autrement dit : dans la mesure où l'unification de l'intelligentsia révolutionnaire autour des principes politiques de la social-démocratie s'accomplissait à une vitesse incomparablement plus grande que la mobilisation du prolétariat révolutionnaire autour des mots d'ordre de la politique de classe. Mais imposer au mouvement entier l'infirmité du « substitutionnisme », soi-disant dans l'intérêt de sa pureté principielle et de son « orthodoxie », c'est évidemment faire un travail de sape contre le mouvement en tant que tel.

Notre tâche est d'assurer autant que possible le Parti contre toute surprise. Et il est évident que la surprise la plus tragique de toutes serait qu'au moment décisif les « ganaches » (le prolétariat), « d'une manière plutôt inattendue pour tout le monde », nous tournent le dos. Il est indispensable, pour éviter qu'une perspective aussi tragique en vérité ne s'accomplisse, de renforcer coûte que coûte nos liens politiques, moraux et organisationnels avec les éléments conscients de la classe ouvrière. Il est indispensable que chacune de nos décisions principielles soit leur décision.

Dans Que faire ? les « économistes » sont sévèrement condamnés pour s'être efforcés de construire l'organisation locale sur des principes stipulant qu' « il faut que les décisions des comités aient passé par tous les cercles avant de devenir des décisions valables » (p. [202]). Nous ne sommes pas du tout pour le rite légaliste de référendums de comité. Ce n'est pas une affaire de fictions « démocratiques ». Mais les comités doivent se rappeler que leurs décisions ne deviendront « valables » que lorsqu'elles formuleront la volonté consciente de tous les groupes et cercles dépendant d'eux. C'est à cela que l'on doit tendre sans cesse non pas au nom de tel ou tel préjugé « démocratique », mais au nom de la stabilité et de la vitalité de notre Parti.

Nous ne nous étendrons pas sur l'aspect technique de la question : nous renvoyons à cet effet le lecteur à la brochure de Tchérévanine, La question de l'organisation, dont l'essentiel, à notre avis, n'est pas cons­titué par tel ou tel « plan » organisationnel, ni par le principe de l' « autonomie », très conditionnelle, des comités, mais seulement par cette pensée simple, presque banale, mais « liquidée » de manière beaucoup plus énergique chez nous : il faut développer et raffermir les liens très étroits de la pensée collective, seuls capables d'unir réellement l'organisation dirigeante et le personnel « parcellaire » de l'appareil technique. Car répétons ici ce que nous avons déjà dit ailleurs « il faut chercher la garantie de la stabilité du Parti dans sa base, dans le prolétariat actif et agissant de façon autonome, et non dans son sommet organisationnel que la révolution peut, de façon inattendue, balayer de son aile comme un malentendu historique, sans que le prolétariat s'en aperçoive ». (Iskra, n° 62).

Das war also der langen Rede kurzer Sinn[71] ? La « minorité » rétorque-t-on, ne condamne peut-être pas la « division du travail », mais en la considérant comme un mal, elle veut le soigner par un autre mal, bien pire encore. La « minorité » retourne tout simplement au « démocratisme », même s'il est masqué : elle exige que les décisions des comités passent par tous leurs groupes inférieurs, elle met les « révolutionnaires professionnels » sous la dépendance des éléments les moins conscients du mouvement, elle empêche ainsi l'initiative et l'élan du travail des comités, elle ouvre en conséquence les portes toutes grandes à l' « économisme » , au trade-unionisme, au suivisme, à l'opportunisme, et en fin de compte, livre le prolétariat à la démocratie bourgeoise !... »

J'avoue que j'ai eu une certaine aversion à répéter ce fatras de paroles. Il faut bien s'y habituer ! Nous ne serions nullement étonnés, par les temps qui courent, si le camarade Lénine, dans sa prochaine « œuvre » qu'il est peut-être déjà en train d'écrire se donnait comme but de prouver que la « minorité » tend au socialisme de la chaire (universitaire)[72]. Vous croyez que c'est difficile ? Pas du tout !

« La “minorité” pardonnez-moi si pour un instant je prends en main le balai polémique du cher camarade Lénine ne passe-t-elle pas ses jours et ses nuits à pleurnicher que le principe de la division du travail, proclamé par moi, Lénine, mutile les membres du Parti, les transforme en rouages et en ressorts[73], que le système créé par moi prive le révolutionnaire d’“auto-activité” et d'“indépendance”, qualités nécessaires aux pauvres intellectuels que j'ai flanqués à la porte des organes centraux ? Les pauvres petits ! On peut voir à l'œil nu qu'ils se gavent du professeur allemand Schmoller, qui, lui aussi, dans un de ses derniers articles tout à fait comme les candidats malchanceux de la “ minorité ” , pleure sur la division du travail, qui de plus en plus fractionne l'homme et n'offre à beaucoup d'entre eux [ça veut dire : « à beaucoup de membres du Parti » selon la formule opportuniste du camarade Martov] qu'une activité spécialisée, vide, sans âme (geistlose oede Spezialtätigkeit), dans laquelle dépérissent et l'âme et l'entendement et le corps, etc. Développez, développez vos principes, messieurs de la “minorité” et vous tomberez bientôt dans les bras du professeur Schmoller ! »

Il manque malheureusement au camarade Lénine une souplesse d'esprit suffisante ; autrement, avec sa méthode, il pourrait, en utilisant la richesse et la variété de la littérature mondiale contemporaine, « prouver » des choses bien plus curieuses encore.

Bien entendu, nous ne serions pas demeurés en reste devant le camarade Lénine. Nous n'avons qu'à ouvrir sa dernière brochure à n'importe quelle page : page [643], par exemple : il s'agit de la pratique anarchiste de la « minorité », considération à laquelle on ajoute entre parenthèses cette autre : « la pratique est toujours [N.B.] en avance sur la théorie ». « Toujours ? » clamons-nous, sans épargner l'italique. Vraiment, toujours, camarade Lénine ? Et nous qui pensions que la théorie, qui représente la généralisation de l'expérience des siècles passés, est capable aussi d'anticiper sur la pratique du lendemain et même de décennies entières. Mais, selon la « théorie » du camarade Lénine, théorie qui reflète, il faut bien le supposer, sa propre pratique, la théorie se traîne toujours [toujours ! ! !] à la queue de l'histoire. N'est-ce pas là une apologie quasi marxiste du « queuisme » théorique ?

Pouvons-nous penser que, pour un début, ce n'est pas si mal ?

Discipline et centralisme[modifier le wikicode]

La « discipline de parti », c'est un des slogans les plus martiaux de la « majorité ». Il est vraiment regrettable pour l'humanité en général qu'aient disparu sans espoir de retour toutes les considérations sur la discipline avec lesquelles on nous a rebattu les oreilles, à nous, membres de la « minorité », avant que la question ne sorte de la clandestinité. Maintenant, c'est à peine si l'on peut rencontrer dans les fins fonds de l'Oural ou de la taïga sibérienne les représentants de la race noble, mais en voie d'extinction, des « iskristes durs » de première qualité, des « jacobins purs comme des rayons de soleil »[74]. Évidemment, l'esprit dissolvant de la critique et du doute parvient même jusqu'à eux. Mais ils se battent vaillamment contre lui, s'efforçant de le rejeter en deçà de l'Oural, et de sauver ainsi l'Asie sociale-démocrate dirigée par l'Union Sibérienne[75] qui m'est proche. Bien entendu, tous ces efforts sont condamnés à l'avance par l'histoire ; mais les vaillants ouraliens inspirent involontairement le respect par leur cohérence et leur courage. C'est pour ces qualités que l'historien futur du Parti les sauvera de l'oubli : il consacrera quelques lignes à leur « Manifeste » qui formule audacieusement et honnêtement la position de la « majorité ». Il nous faudra avoir affaire plus loin avec ce Credo des purs léninistes. En attendant, nous ne nous étendrons que sur les passages de ce « Manifeste » qui ont un rapport direct avec la question de la « discipline ».

« Prévoir (?) la lutte politique prolétarienne disent les représentants des trois comités ouraliens[76] , se préparer à marcher à la tête des masses, cela ne peut être le fait que d'une organisation pan-russe centralisée de révolutionnaires professionnels, les comités locaux se trouvant entièrement sous ses ordres (...) Les comités ainsi que les membres isolés du Parti peuvent recevoir des pouvoirs très larges, mais cela doit être décidé par le Comité central. Inversement le Comité central peut s'il juge cela nécessaire et utile dissoudre, en usant de son pouvoir, un comité ou toute autre organisation, il peut priver tel ou tel membre du Parti de ses droits. Autrement, il est impossible d'organiser profitablement l'œuvre de la lutte prolétarienne ». (Supplément au n° 63 de l'Iskra, souligné par moi.)

Jusqu'au IIe Congrès, des comités isolés, tout à fait indépendants, existaient en tant qu'entités réelles et formelles ; c'est autour d'eux que se constituait et se développait toute la vie du Parti. Le IIe Congrès transforma radicalement la physionomie du Parti. Par suite d'actions aussi simples que la levée de mains et la remise dans l'urne de bulletins de vote, il se révèle qu'il existe déjà dans le Parti une « orga­nisation centralisée », et que « les comités locaux sont à son entière disposition ». Le « centralisme » n'est pas conçu, semble-t-il, comme une tâche complexe de politique organisationnelle et technique, mais comme une simple antithèse du fameux « dilettantisme artisanal ». On pense tourner le problème réel (développer, dans et par un travail accompli en commun, le sentiment de responsabilité morale et politique chez tous les membres du Parti) en donnant au Comité central le droit de dissoudre tout ce qui se trouve en travers de son chemin. Il est donc indispensable pour réaliser les idéaux du « centralisme » que tous les éléments réels du Parti, que rien ni personne n'a encore disciplinés, n'opposent aucune résistance au Comité central dans sa tentative de les désorganiser. « Autrement [selon les camarades ouraliens], il est impossible d'organiser la cause du combat prolétarien. » Il ne reste plus qu'à se demander si, dans ce cas, la « cause du combat prolétarien » peut être vraiment organisée. On est forcé de répondre par la négative.

En effet ! Les auteurs du document cité supposent, sans aucun doute, que ne peuvent se mettre en travers du travail organisé par le Comité central que des « économistes », des « opportunistes », et, en général, pour employer leur expression, des « représentants des autres classes de la population ». Admettons que les courants en lutte se désigneront toujours ainsi. Mais où trouver une tendance assez sotte, même si elle est « opportuniste », pour se laisser « dissoudre », pour admettre que ses partisans soient « privés de leurs droits », sans opposer auparavant toute la résistance dont elle soit capable ? Est-il vraiment si difficile de comprendre que toute tendance sérieuse et importante (car cela ne vaut même pas la peine de lutter contre une tendance qui n'est pas sérieuse et importante) placée devant l'alternative : se dissoudre elle-même (sans piper mot) par esprit de discipline ou combattre pour l'existence, sans tenir compte d'aucune discipline choisira à coup sûr la seconde éventualité ? Car la discipline n'a un sens que lorsqu'elle assure la possibilité de se battre pour ce que l'on croit juste ; et c'est au nom de cela que l'on s'impose la discipline. Mais quand une tendance donnée se trouve devant la perspective d'être « privée de ses droits » (c'est-à-dire de ne plus avoir la possibilité de lutter pour l'influence idéologique), la question de son existence se transforme de Rechtsfrage en Machtfrage[77], c'est-à-dire qu'elle ne se pose plus en termes de droit, mais en termes de rapport de forces.

D'après la situation et le degré de la crise, les représentants du courant dissident, ou bien scissionnent, mettant la discipline réelle envers leurs principes plus haut que les « principes » de la discipline formelle, ou bien restent dans le Parti et s'efforcent, par leur propre pression, de réduire au minimum les limitations que leur impose la discipline de parti, afin de s'assurer le maximum de liberté d'action (et de résistance envers les tendances perturbatrices). Le choix dépend de l'acuité des contradictions qui les opposent au reste du Parti. C'est dans la mesure où ils agiront consciemment pour se libérer des contraintes du Parti au nom des intérêts du Parti tels qu'ils les conçoivent et où leur influence leur permettra de le faire, que toute tentative de la partie adverse pour les retenir en répétant le mot « discipline » s'avérera lamentablement illusoire. Rien ne saurait imposer moins de respect que la figure d'un « chef » politique, recourant au moment décisif à de telles objurgations ! Il faut se le mettre dans la tête une fois pour toutes.

Bien entendu, une situation interne telle que la discipline n'est qu'un fardeau pesant aux yeux des uns, et qu'une menace dans la bouche des autres, ne peut être considérée comme normale. Bien au contraire, cela témoigne d'une profonde crise dans le Parti. Mais il est impossible de dépasser une crise « en forçant sa voix », même s'il y a pour cela des gens prêts à crier jusqu'à l'enrouement.

Que faire donc ? Il faut quitter la sphère de la discipline en décomposition, et découvrir les exigences et les besoins réels du mouvement qui sont communs à tous et qui, par les soins qu'ils demandent, sont susceptibles de regrouper les éléments les plus valeureux et les plus influents du Parti. Au fur et à mesure que se réalisera l'unification de ces forces autour des mots d'ordre vivants du mouvement, les blessures infligées des deux côtés à l'unité du Parti se guériront ; on cessera de parler de discipline, parce qu'on aura cessé de la violer. Celui qui essaye d'envisager sous cet angle le travail des deux tendances au sein de notre Parti n'aura pas de peine à répondre à la question : lequel des deux courants conduit le Parti vers une unification réelle ?

Si, sur le chemin qui mène à ce but, la « minorité » a dû toucher à ce que la « majorité » appelle la discipline, il ne reste qu'à tirer la conclusion : que périsse cette « discipline » qui écrase les intérêts vitaux du mouvement ! De toute façon, l'« histoire » s'en chargera. Car, à la différence du Comité d'Ekaterinoslav, elle ne s'en tient pas au principe idéaliste : « Périsse le monde pourvu que vive la discipline ! » Au contraire, en bonne dialecticienne, elle finit toujours, en cas de conflits internes dans le Parti, par donner raison à celui du côté duquel se trouve la victoire parce que la victoire se trouve toujours, en fin de compte, du côté de celui qui comprend le mieux, le plus totalement et le plus profondément les tâches de la cause révolutionnaire.

C'est pourquoi nous regardons l'avenir avec confiance...

Or, nous pouvons dès maintenant observer un phénomène très intéressant : déjà un nombre de plus en plus grand de nos métaphysiciens et mystiques du centralisme trouvent que, par exemple, le conflit avec la Ligue a été une erreur, une maladresse, une négligence, ou au mieux, un manque de tact de la part du représentant du Comité central et de son mentor[78]. Mais évidemment ce n'est pas le système qui est responsable de ce manque de tact, ce même système qui ne connaît pas d'autres méthodes pour « organiser la lutte du prolétariat » que la « privation des droits » et la « dissolution » ! Les conséquences, qui découlent le plus légitimement du monde des prémisses, semblent des fautes accidentelles, des gaffes faites par des personnes isolées, et c'est par ce moyen que la routine de la pensée humaine s'achète le droit de garder sa foi dans les « prémisses ». Voilà la voie par laquelle passe la ruine de certains systèmes de pensée en grand comme dans le détail. Ce sont les conclusions qui commencent par s'effondrer, car elles sont soumises directement aux coups de l'expérience. La conscience rejette ces conclusions, construites de façon conséquente, mais absurdes dans la réalité, et, en recourant à des sophismes, elle tire des conclusions justes de prémisses dénuées de sens. Mais la méthode sophistique même est déjà un signe de décadence. La pensée s'embrouille dans ses propres contradictions et finalement en devient prisonnière. C'est justement dans une phase de la lutte entre les conclusions et les prémisses que se trouve la pensée de notre « majorité ». Et nous ne serions pas étonnés si les camarades ouraliens se trouvaient aujourd'hui prêts à reconnaître que la croisade contre la Ligue a été un regrettable « malentendu », bien qu'au fond, « il soit impossible [à leur avis] de réussir à organiser autrement la cause du combat prolétarien ».

Rien ne saurait être plus lamentable, avons-nous dit plus haut, que la figure d'un « chef » qui s'efforce par la répétition suggestive du mot discipline de faire de représentants d'opinions différentes des adversaires à demeure. Lénine a visiblement senti l'embarras de la situation et s'est efforcé de fonder « philosophiquement » ses incantations.

Et voilà ce que cela donne : l'intellectuel individualiste, velléitaire et variant nerveusement, fuit la discipline rigoureuse comme la peste. « L'organisation du Parti lui semble comme une monstrueuse fabrique, la soumission de la partie au tout et de la minorité à la majorité lui semble un asservissement (cf. les feuilletons d'Axelrod[79] ). La division du travail sous la direction d'un centre, lui fait pousser des clameurs tragi-comiques contre la transformation des hommes en rouages et ressorts ». (Un pas, etc., p. [627]). D'où la morale : « Voilà où le prolétaire qui a été à l'école de la « fabrique » peut et doit donner une leçon à l'individualisme anarchique. » (Ibid., pp. [630-631].)

Selon la nouvelle philosophie de Lénine, qui a eu à peine le temps d'éculer une paire de souliers depuis Que faire ?, il suffit au prolétaire d'être passé par l' « école de la fabrique » pour donner à l'intelligentsia, qui a joué jusqu'alors dans son Parti le rôle dirigeant, des leçons de discipline politique ! D'après cette nouvelle philosophie, celui qui ne voit pas dans le Parti une « immense fabrique », qui trouve cette idée « monstrueuse », qui ne croit pas en la force immédiatement éducative (politiquement) de la machine, celui-là « trahit du coup la psychologie de l'intellectuel bourgeois » incapable par nature de distinguer le côté négatif de la fabrique (« discipline basée sur la crainte de mourir de faim ») et son côté positif (« discipline basée sur le travail en commun résultant d'une technique hautement développée »). (Un pas etc., p. [627].)

Sans craindre de trahir notre « psychologie d'intellectuel bourgeois », nous affirmons avant tout que les conditions qui poussent le prolétariat à des méthodes de lutte concertées et collectives ne se trouvent pas dans l'usine, mais dans les conditions sociales générales de son existence ; de plus nous affirmons qu'entre ces conditions objectives et la discipline consciente de l'action politique, s'étend un long chemin de luttes, d'erreurs, d'éducation non pas « l'école de la fabrique », mais l'école de la vie politique, dans laquelle le prolétariat russe ne pénètre que sous la direction bonne ou mauvaise de l'intelligentsia sociale-démocrate ; nous réaffirmons que le prolétariat russe, dans lequel nous n'avons qu'à peine commencé à développer l'auto-activité politique, n'est pas encore capable malheureusement pour lui et heureusement pour messieurs les candidats à la « dictature » de donner des leçons de discipline à son « intelligentsia », quel que soit l'entraînement que la fabrique lui donne au « travail en commun résultant d'une technique hautement développée ». Sans la moindre crainte de trahir notre « psychologie d'intellectuel bourgeois », nous nous déclarons même complètement solidaire avec l'idée que la « soumission technique de l'ouvrier à la marche uniforme de l'instrument de travail (= « discipline basée sur le travail en commun résultant d'une technique hautement développée ») et la composition particulière du travailleur collectif en individus des deux sexes et de tous âges, crée une discipline de caserne [de caserne, et non pas une discipline consciemment politique !], parfaitement élaborée dans le régime de fabrique ». (Le Capital, Édit. Soc., Livre I, tome 2, p. 105.)

Si Lénine croit en la discipline du prolétariat russe comme en une entité réelle, il confond en fait, pour employer sa propre formulation, une question d'ordre « philosophique » avec une question d'ordre politique. Naturellement, la « production techniquement très développée » crée les conditions matérielles du développement et de l'esprit de discipline politiques du prolétariat comme, en général, le capitalisme crée les prémisses du socialisme. Mais la discipline de fabrique est aussi peu identique à la discipline politique et révolutionnaire du prolétariat que le capitalisme est identique au socialisme.

La tâche de la social-démocratie consiste justement aussi à dresser le prolétariat contre cette discipline, qui remplace le travail de la pensée humaine par le rythme de mouvements physiques ; elle consiste à l'unir contre cette discipline abrutissante et mortelle en une seule armée liée pied contre pied et épaule contre épaule par la communauté de la conscience politique et de l'enthousiasme révolutionnaire. Une telle discipline n'existe pas encore dans le prolétariat russe ; la fabrique et la machine lui communiquent cette propriété bien moins spontanément que des maladies professionnelles.

Le régime de caserne ne saurait être le régime de notre Parti, comme l'usine ne saurait être son modèle ! Le pauvre camarade « Praticien » qui a avoué cette pensée « ne soupçonne même pas que le mot terrible qu'il lance [la fabrique] trahit du coup la psychologie de l'intellectuel bourgeois » (Un pas etc., pp. [626-627]). Pauvre camarade Lénine ! Le sort a décidé de le mettre dans une situation particulièrement ridicule : il « ne soupçonne même pas que le camarade « Praticien » n'est pas un « intellectuel bourgeois », mais un prolétaire passé par l'école salvatrice de la fabrique...

Le prolétariat russe, le même auquel les partisans de Lénine cachent si souvent les problèmes de la crise interne du Parti, devra demain, sur l'ordre de Lénine, donner une sévère leçon à « l'individua­lisme anarchique »...

On ne saurait décrire l'indignation qui vous saisit quand vous lisez ces lignes déplaisantes et d'une démagogie débridée ! Le prolétariat, ce même prolétariat dont on vous disait hier qu'il « tend spontanément au trade-unionisme », est convié dès aujourd'hui à donner des leçons de discipline politique ! Et à qui ? À cette même intelligentsia à qui, selon le schéma d'hier, était imparti le rôle d'apporter de l'extérieur au prolétariat la conscience politique prolétarienne ! Hier le prolétariat rampait dans la poussière ; aujourd'hui le voilà élevé à des sommets inattendus ! Hier encore l'intelligentsia était porteuse de la conscience socialiste, aujourd'hui on veut la faire passer par les verges de la discipline de fabrique !

Et cela c'est du marxisme et de la pensée sociale-démocrate ! En vérité, on ne peut manifester plus de cynisme à l'égard du meilleur patrimoine idéologique du prolétariat que ne le fait le camarade Lénine ! Pour lui le marxisme n'est pas une méthode d'analyse scientifique, une méthode qui impose d'énormes responsabilités théoriques ; non, c'est une serpillière, qu'on peut piétiner si besoin est ; un écran blanc pour y projeter sa grandeur et un mètre pliant quand il s'agit de faire état de sa conscience de parti !...

La « minorité » serait contre le centralisme ? Dans le monde entier les « opportunistes » de la social-démocratie s'élèvent contre le centralisme ; par conséquent la « minorité » est opportuniste ! Le syllogisme même faux d'un point de vue formel constitue l'idée guerrière principale du dernier livre de Lénine, si on le libère du fatras des constructions accusatrices, basées sur le système des preuves indirectes. Lénine reprend son syllogisme sur tous les tons, s'efforçant d'hypnotiser le lecteur par des « passes n centralistes. Axelrod à Zurich est contre le centralisme. Heine[80] à Berlin est contre le centralisme. Jaurès à Paris est contre le centralisme. Heine et Jaurès sont opportunistes. Donc Axelrod est en communauté avec des « opportunistes ». Il est évident qu'il est aussi opportuniste, il est plus qu'évident que la « minorité » est, elle aussi, opportuniste. D'autre part, Kautsky à Berlin est pour le centralisme, un certain membre du Comité central, Vassiliev[81], voulait dissoudre la Ligue au nom du centralisme, le camarade Lénine fut le grand inspirateur de cette campagne à la gloire du centralisme, donc... etc.

Ayant « dissous », par ce procédé typiquement « ouralien », la social-démocratie internationale (il est étonnant que le camarade Lénine ne nous ait pas présenté de diagramme à ce sujet), l'auteur escompte qu'il a donné à son auditoire tout ce qu'il lui faut : le duper par un syllogisme qui compromet l'adversaire.

Nous pensons que Lénine a de ses partisans une opinion plus mauvaise qu'ils ne le méritent. Nous espérons que même les camarades de Lénine les moins exigeants ne peuvent pas ne pas se demander pourquoi, dans le monde entier, ceux qui se déclarent à l'heure actuelle contre le centralisme, sont les représentants de la social-démocratie qui ont un point de vue opportuniste dans leur conception sociale et politique du monde : la collaboration des classes au lieu de la lutte des classes, la réforme sociale au lieu de la révolution sociale ?

Et, rendus songeurs par cette question, ils finiront par trouver la réponse suivante : si l'on admet que le centralisme organisationnel est un instrument puissant de la lutte de classe du prolétariat et cela ne fait pour nous aucun doute , il devient clair que Heine et Jaurès se heurtent au centralisme en tant que système de rapports organisationnels, système qu'ils ressentent comme leur ennemi. Le centralisme organisationnel dans le mouvement socialiste actuel va de pair avec l'hégémonie dans le Parti du courant qui met les intérêts généraux du mouvement au-dessus des intérêts particuliers, et qui s'efforce de donner aux premiers le contrôle sur les seconds. Le centralisme est la forme organisationnelle qui permet au Parti de contrôler tous ses éléments. L'opportunisme au contraire construit son action non pas sur la lutte pour les intérêts généraux du mouvement, c'est-à-dire pour les intérêts de classe du prolétariat, conçus dans leur dimension pleinement historique, mais pour des tâches temporaires et particulières, de caractère syndical, municipal et d'électoralisme local. Ainsi le centralisme est hostile à la position politique ou programmatique-tactique de l'opportunisme.

Le camarade Lénine malgré toute sa fougue ne va pas quand même jusqu'à soutenir que les conceptions programmatiques et tactiques de la « minorité » ont été opportunistes. Pourquoi alors la « minorité » est-elle contre le « centralisme » ? Et contre quel centralisme ? Et pourquoi les camarades Kautsky, Parvus et Luxemburg, adversaires irréconciliables de Heine et de Jaurès, se sont-ils prononcés contre le « centralisme » du camarade Lénine ? Répéter des milliers de fois le même syllogisme, misant avant tout sur l'effet lancinant, cela ne permet pas évidemment de donner une réponse quelconque à ces questions.

Kautsky relie les conceptions organisationnelles de l'aile droite de la social-démocratie allemande lutte contre le centralisme, contre la discipline, contre la « majorité compacte » avec la mentalité politique de l'intelligentsia bourgeoise, quand bien même elle aurait adopté des conceptions marxistes. Cette analyse, exacte et précieuse, ne fait que compléter ce que disait Kautsky sur l'intelligentsia socialiste européenne et ses tendances « organiques » au réformisme et à l'opportunisme en matière de programme et de tactique. Il existe entre les conceptions organisationnelles et les conceptions sociales et politiques de l'intelligentsia un lien réciproque, interne et profond, dans la mesure où les unes et les autres découlent d'une seule et même mentalité de groupe, déterminée, à son tour, par les conditions d'existence sociales de l'intelligentsia. Mais il va de soi que le même canevas psychologique peut donner lieu à des broderies politiques très variées et même dans certains cas totalement dissemblables selon les conditions de temps et de lieu.

Dans notre cas, ce qu'il est absolument décisif de savoir, c'est si nous avons à faire à une intelligentsia pré ou post-révolutionnaire. Instituer une analogie entre les conceptions organisationnelles des « intelligentsias » socialistes allemande et française d'un côté, russe de l'autre, c'est-à-dire ignorer le « Rubicon » de la Révolution française qui les sépare, c'est tomber dans le formalisme le plus incurable et prêter à des comparaisons superficielles l'apparence d'une analyse matérialiste. Telles ou telles conceptions organisationnelles ne représentent pas du tout un moment fondamental, ni partant spécifique, inhérent à la conception du monde de l'intelligentsia en tant que telle ; elles ne sont pas du tout données une fois pour toutes ; au contraire, elles découlent, par toute une série de médiations complexes, de la mentalité politique, laquelle réagit d'une manière qui change à un milieu politique changeant. L'intellectuel « jacobin » d'aujourd'hui peut continuer à correspondre, dans sa politique et dans ses méthodes de pensée, à l'intellectuel réformiste d'hier. Ce qui sépare le jacobin du réformiste, c'est la conquête d'un minimum de garanties démocratiques.

Si donc le même milieu socio-psychologique donne lieu à des « réfractions » politiques aussi opposées, que dire alors de ses capacités de moduler à l'infini la sphère partielle des formes organisationnelles ! L'intelligentsia peut être fédéraliste ou centraliste, peut tendre à l'autonomie ou à l'autocratie, à la démocratie ou à la dictature, sans en rien transformer son essence, ni la nature de ses intérêts politiques.

Le camarade Lénine se serait facilement abstenu de faire des analogies mécaniques s'il avait fait attention à la chose suivante : selon sa propre formule (dont nous reparlerons plus tard), le social-démocrate révolutionnaire, c'est le « jacobin, lié indissolublement à l'organisation du prolétariat devenu conscient de ses intérêts de classe » (Un pas, etc., p. [617]). Soit. Or le jacobin classique (dont le camarade Lénine veut être la traduction en langage marxiste) est entre autres précisément un intellectuel révolutionnaire. Lénine ne pourra nier cela, je l'espère, en ce qui concerne la Révolution française et, mutatis mutandis, notre Narodnaïa Volia. Le « centralisme » aussi bien que la « discipline » qui en imposent tant au camarade Lénine chez les jacobins n'ont pas été empruntés par ces intellectuels révolutionnaires « individualistes-bourgeois » au prolétariat discipliné par l'école de l'usine, mais se sont développés immédiatement « à partir d'eux-mêmes ». Ensuite, dans le cadre de la démocratie, tous ces mêmes éléments sociaux, appartenant à la nouvelle « classe moyenne », se sont mis à refléter toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, de l'anarchisme au millerandisme[82]. La nature de l'intelligentsia est si plastique et si souple que personne ne pourra l'enfermer une fois pour toutes dans les cases tout apprêtées d'un diagramme !

Les mêmes « qualités » il est nécessaire que nous nous souvenions bien de cela poussent l'intelligentsia pré-révolutionnaire au jacobinisme, vers des organisations centralisées et conspiratives, armées avec de la dynamite ou avec un « plan n d'insurrection populaire , et poussent l'intelligentsia post-révolutionnaire au réformisme, à émousser les contours nets de la lutte des classes. Telle est la dialectique de l'évolution sociale.

Mais la dialectique et le camarade Lénine sont deux.

Il manie les « thèses » marxistes comme des articles inflexibles du Code pénal. Il s'efforce d'abord de trouver l'article « qui convient », ensuite il farfouille dans les matériaux de l'acte d'accusation et en extrait les indices du crime qui correspondent formellement au contenu de l'article respectif.

La dialectique et le camarade Lénine sont deux. Il sait pertinemment que « l'opportunisme conduit, non par hasard, mais de par sa nature même, non pas uniquement en Russie mais dans le monde entier [!], aux « vues » d'organisation à la Martov et Axelrod ». (Un pas, etc., p. [599].)

Il le sait pertinemment, mais comme notre intrépide polémiste ne se décide quand même pas à mettre Axelrod et Martov dans la catégorie des opportunistes en général (ce serait si attirant du point de vue de la clarté et de la simplicité !), il crée pour eux la rubrique « opportu­nisme en matière d'organisation ». Le concept d'opportunisme est privé alors de tout contenu politique. Cela devient le « croque mitaine », avec lequel on fait peur aux petits enfants.

Dégrader la dialectique au rang de la sophistique, vider de leur contenu toutes les idées vivantes de l'édifice théorique marxiste, transformer des « types » socio-historiques en normes immuables supra-historiques, servant à mesurer l'étendue des péchés terrestres : voilà le prix auquel on paye la lutte contre la « minorité » ! Opportunisme en matière d'organisation ! Girondisme dans la question de la cooptation par les deux tiers en l'absence d'un vote motivé ! Jaurésisme en matière du droit du Comité central de fixer le lieu de l'administration de la Ligue !...

Il pourrait sembler que l'on ne puisse aller plus loin. Mais le camarade Lénine continue d'avancer.

Après avoir écrit tout un livre pour dire que les méthodes révolutionnaires (l' « insurrection » et le « renversement ») n'étaient admissibles que pendant la période des cercles ; que dans un Parti « un et indivisible » doit régner la discipline ; que les éléments qui brisent la discipline dans le Parti du prolétariat démontrent par cela seul leur opportunisme petit-bourgeois, le camarade Lénine, qui en cent cinquante pages a réussi, sinon à convaincre, du moins à épuiser le lecteur par toute cette philosophie, lui assène tout à coup l'obscur aphorisme suivant : « L'insurrection est une chose excellente quand les éléments avancés se dressent contre les éléments réactionnaires. Lorsque l'aile révolutionnaire se dresse contre l'aile opportuniste, cela est bien. Lorsque l'aile opportuniste se dresse contre l'aile révolutionnaire, cela est mal » (Un pas, etc., p. [640]).

Il serait utile pour tous les lecteurs du camarade Lénine de s'arrêter sur son « argumentation » . La « minorité » ne veut pas s'accommoder à la discipline du Parti. Par là même (notez bien : par là même !) elle démasque son « anarchisme » et son « jaurésisme ». Par conséquent, la « minorité » est l'aile opportuniste de notre Parti. C'est le théorème direct. Maintenant il faut prouver la réciproque.

L'insurrection de la « minorité » est une chose très mauvaise, puisque la « minorité » est l'aile opportuniste de notre Parti.. C'est autre chose si c'est la « majorité » qui en vient à « se dresser », car le révolutionnarisme de la « majorité » est démontré par le fait que la « minorité » opportuniste se bat contre elle... La « minorité », elle, comme on l'a montré dans le théorème direct, est opportuniste parce qu'elle brise la discipline. Conclusion des deux théorèmes : le camarade Lénine a les coudées franches des deux côtés à la fois.

Quod erat demonstrandum.

Il suffit de faire un effort minimum pour résoudre le problème : comment Lénine a-t-il pu se décider dans les quelques lignes que nous venons de citer, à fouler aux pieds avec une telle franchise toute sa brochure ? La situation l'y oblige ! L'armée de notre généralissime fond, et la « discipline » menace de se retourner contre lui. Et comme Lénine, contrairement aux intellectuels anarchistes de la « minorité » représente (nous nous servons de la citation qu'il fait d'un article de Kautsky) « le modèle idéal de l'intellectuel, qui s'est entièrement pénétré de l'état d'esprit prolétarien (...) qui sans rechigner marche dans le rang, travaille à chaque poste qu'on lui donne » ; comme Lénine, suivant l'exemple de Marx « ne se faufile jamais à la première place[83] et se soumet à la discipline du Parti d'une manière exemplaire » ; comme le camarade Lénine possède toutes ces qualités absolument inestimables de membre discipliné du Parti, qui n'a pas peur de rester en « minorité », il juge indispensable de « glisser » au préalable dans son ouvrage la justification philosophique de la scission dans le Parti entreprise pour retenir les restes de son armée. Et il le fait avec un sans-gêne qui n'est que le revers de son mépris profond envers ses propres partisans.

Quand on s'insurge contre moi, c'est très mal. Quand je m'insurge, alors c'est bien.

Voilà la morale courte et joyeuse d'un livre long et ennuyeux, aux abondantes citations, aux parallèles « internationaux », aux diagrammes artificieux, et qui contient tous les autres moyens de l'anesthésie psychique.

Quelques conclusions sous forme d'extraits de lettres[modifier le wikicode]

I

..., mars 1904

« (...) Hier il y a eu une réunion des propagandistes (onze membres) avec l'organisateur. Le but de la réunion était de faire connaissance avec le plan organisationnel en général, et le nôtre en particulier. Avant d'exposer le plan, l'organisateur a dit quelques mots sur la « minorité » et la « majorité ». Il appartient à la « majorité », il reconnaît le plan d'organisation proposé par Lénine et adopté au Congrès [sic !]. « La minorité, a dit l'organisateur, reproche à la majorité son formalisme, son bureaucratisme. Comme vous le verrez, c'est un reproche tout à fait injustifié. Et puis, la minorité ne propose aucun plan pour remplacer celui de Lénine. » Il a déclaré après qu'une survivance de « l'Union[84] (le « démocratisme ») se fait sentir dans la « minorité ». Il a regretté l'insouciance avec laquelle on a accueilli la question du plan d'organisation quand ce plan a été proposé par Lénine dans la Lettre à un camarade et dans Que faire ? À ce propos il a rappelé que Trotsky et Zassoulitch ont approuvé le plan, tel qu'il était dans la Lettre [?!]. Ensuite, il est passé à la description du plan. « Un cercle n'est pas l'organisation, pas même sa cellule de base. Cette cellule c'est le comité d'usine (qui n'existe encore nulle part). C'est une nécessité vitale de créer cette cellule. Il y a chez nous un manque total d'information sur la vie des entreprises et des fabriques, qui cependant offre des matériaux très riches en faits. Les agitateurs parlent souvent sans avoir rien sous leurs pieds. Donc le comité d'usine. À sa tête un organisateur ouvrier. Dans le comité d'usine il y a cinq, six organisateurs excellents, influents (dans la mesure où notre travail manque de continuité il est impossible d'en trouver de tels). Les fonctions du comité d'usine : diffuser les publications, constituer des caisses, mettre en route des cours, récolter des informations, diffuser des tracts... »

« On nous a exposé en détail l'organisation des groupes pour la diffusion des tracts, qui n'a pas encore été réalisée jusqu'à aujourd'hui. Ensuite : l'organisation des réunions d'agitation, l'organisation des cercles de propagande. Les membres du comité d'usine, à savoir : un organisateur, un technicien, un trésorier, un bibliothécaire, un publiciste. La ville est divisée en sept rayons, auxquels s'ajoute le travail dans l'intelligentsia. L'organisation du rayon : un organisateur de rayon, un propagandiste de rayon, un bibliothécaire, un publiciste, un trésorier. Le comité local est composé : d'un membre du collectif (on n'en avait pas parlé jusqu'ici), d'un technicien, d'un propagandiste responsable, d'un organisateur, d'un rédacteur, d'un secrétaire. (Excusez-moi pour la rapidité et la confusion de l'exposé : je n'ai pas eu le temps. Si c'est nécessaire, j'écrirai de façon plus circonstanciée.)

« Le rapporteur s'est étendu longuement sur les détails techniques de tout le travail ; sur la façon dont il doit être organisé pour qu'il soit conspiratif et productif. Au sujet des relations mutuelles entre tous ces groupes, de leurs rapports avec le comité local sur tout cela rien n'a été dit. Seule la forme extérieure a été exposée. Finalement le rapporteur a posé la question : où y a-t-il dans ce plan du bureaucratisme, du formalisme ? Personne n'a rien trouvé à répondre, mais tous inclinent à penser qu'il n'y a aucun danger. Les propagandistes ne savent rien au sujet des divergences : il n'y a aucune publication. Maintenant on a organisé pour eux un « coin de lecture ». On y trouve les derniers numéros de l'Osvobojdénié, la première partie [ ? !] des procès-verbaux du IIe Congrès et la brochure de Pavlovitch. Il y a eu, depuis peu, une réunion de vingt-cinq personnes, étudiants en technologie. Eux aussi, on leur a fait part du plan d'organisation. Jusqu'ici on ne s'était jamais réuni avec eux : « Qu'est-ce qu'on a à faire avec vous ? Étudiez votre médecine. »

Je vous serre cordialement la main[85]. »

Réponse

…, mars 1904

« Cher ami, votre dernière lettre est extrêmement intéressante et donne lieu à diverses réflexions et considérations, tellement même que j'ai de la peine à savoir par où commencer. La première chose que l'on puisse établir, c'est le fait indéniable que non seulement les travailleurs organisés de N., non seulement les propagandistes, mais même les membres du Comité de N., n'ont rien su jusqu'ici sur la signification des divergences qui déchirent le Parti. À l'heure actuelle on entend bien souvent déclarer qu' « à la base [!] de notre travail il doit y avoir l'idée [!] du centralisme « (cf. la Résolution du Comité de Batoum). On parle partout du centralisme : dans le Comité mingrélien[86] et dans celui de Pitèr, dans celui de Riga et celui de Tchita. Et l'on pense que le centralisme, c'est le Comité central. S'il y a Comité central, cela veut dire qu'il y a centralisme. Mais le fait qu'une organisation comme le comité de N. ne sache pas par manque d'informations et par manque d'intérêt ce que cherche à obtenir l'Organe central du Parti, ce que veut la « Ligue », ce que veulent les cinq ou six comités russes qui sont solidaires avec l'Organe central, ce fait n'amène pas les camarades de N. à penser qu'il n'y a chez nous aucun centralisme. Parce que « centralisme » et c'est cela qu'il faut au moins comprendre , cela ne signifie pas Comité central, Organe central ou Conseil, mais quelque chose de beaucoup plus grand : avant tout, cela suppose la participation active de tous les membres à la vie du Parti tout entier. Bien entendu, je parle du centralisme « à l'européenne » et non du « centralisme » autocrate-asiatique. Ce dernier ne suppose pas, mais exclut même une telle participation.

« Le « plan » organisationnel (que l'on a développé devant vous) est peut-être excellent « en soi » j'en reparlerai plus bas mais il faut bien voir que ce plan existe déjà depuis deux ans, qu'il s'est créé toute une génération qui « vit » (littéralement !) selon la Lettre de Lénine à un camarade : il semblait que le centralisme aurait dû s'épanouir magnifiquement. Or il se révèle que le Comité de N. (non pas celui de Poltava ou celui d'Oufa, mais bien celui de N.) se débarrasse par un haussement d'épaules des questions qui, depuis bientôt un an, divisent les militants les plus influents du Parti. Cela ne veut-il pas dire que le Comité de N. n'est rien d'autre qu'un petit groupe d' « artisans dilettantes », tout à fait comme il y a trois ans, rien de mieux, un groupe d'artisans qui, comme on peut s'en apercevoir d'après votre lettre, ne sont pas capables de venir à bout de la centième partie des tâches locales ; qui comme par le passé, sont totalement indifférents aux questions que se pose le Parti dans son ensemble, ou qui même nourrissent envers celles-ci le plus souverain mépris. Où est la différence ? Et en quoi se manifeste-t-elle ? En ceci que des gens ont renouvelé quelques termes du jargon révolutionnaire, ne peuvent plus dire trois mots sans jurer par le centralisme, dans le fait aussi que tous les espoirs sont passés de l' « accroissement spontané des tâches » à « l'idée du centralisme » ou au plan d'organisation, qui, un jour quelconque, sera mis par quelqu'un en action (si les désorganisateurs ne l'empêchent) ; après quoi « forêts et montagnes se mettront à danser »...

« Où est la différence ? Et en quoi ?... Le centralisme social-démocrate suppose obligatoirement la participation active de tous les adhérents à la vie du Parti. Pour cela il est avant tout nécessaire que chacun soit au courant. Mais vous, vous n'avez que la première partie des procès-verbaux du Congrès (qui donc a scindé en deux « parties » ces procès-verbaux ? et pourquoi ?) et la brochure de Pavlovitch. Mais vous n'avez pas les procès-verbaux du Congrès de la Ligue, ni la brochure de Martov, ni l'Iskra. Où sont donc les résultats bienfaisants de l'« idée du centralisme », mise à la base du travail du Parti ? N'est-il pas clair que le Comité central ne signifie pas du tout centralisme, même dans le sens le plus étroitement technique du terme ? Comment ne pas voir que le Comité de N., au lieu de vous exposer, à vous propagandistes, le « plan » d'organisation, proposé déjà par trois ou quatre générations de comitards « centralistes » à l'attention de trois ou quatre générations de propagandistes « centralistes », d'où il ne résulte d'ailleurs aucun accroissement du patrimoine du Parti au lieu de répéter ce travail pour la quatrième et la cinquième fois et de se défiler quand il s'agit de la question des divergences au lieu de tout cela, votre Comité aurait dû s'arrêter sur un point, pour regarder soigneusement de quoi il retourne : ce que, lui, il a été, ce qu'il est devenu, et de quoi il dispose. Le Comité se serait aperçu que, dans toutes ses rapides et merveilleuses métamorphoses, il n'a conservé qu'une seule caractéristique : la vieille auge brisée du dilettantisme artisanal...

« Il se serait alors demandé si vraiment tout se trouve dans le « plan » organisationnel. Ne faisons-nous pas de façon permanente du sur-place, quoique l' « idée du centralisme » soit fourrée dans toutes les têtes au point que l'on voit parfois saillir de certaines d'entre elles un bout de la Lettre de Lénine à un camarade ? Les raisons du marasme se trouvent peut-être plus profondément ici que dans la question de savoir combien il doit y avoir et où de trésoriers, de comptables et autres porteurs de « l'idée du centralisme ».

« Dès que le Comité se mettra à réfléchir dans cette direction et c'est une direction très efficace il perdra l'envie de demander à la « minorité » (comme le fait votre « chef ») : « Mais où est votre plan, en remplacement de celui de Lénine, que vous rejetez ? » car il comprendra que la « minorité » rejette, en qualité de remède-miracle, non pas un plan déterminé d'organisation se suffisant à lui-même, mais le plan même d'un tel plan qui se suffise à lui-même.

« Vous écriviez, dans une de vos lettres précédentes, que vous avez rarement des réunions de propagandistes : tous restent dans leur coin, chacun est livré à ses propres forces, l'activité conspirative rétrécit tout. Mais voilà que l'une de ces rares réunions a été convoquée. Un camarade dirigeant est apparu. Il vous a dit que dans la « minorité » que d'ailleurs il ne connaît pas si l'on juge par ce qu'il en dit se fait sentir une survivance de « démocratisme » ; ensuite il vous a exposé, à vous propagandistes, le « plan » d'organisation. Et après ? Quelles conclusions se dégagent de ce plan ? Quelles indications vous donne-t-il pour votre travail de propagande ? En quoi enrichit-il votre conscience ? Vous mettrez-vous, après la réunion, à appliquer ce plan dans la vie ? Et comment ? Sous quelle forme ? Par quel bout ? Ou bien alors ce travail sera-t-il accompli par quelqu'un d'autre, par exemple par l'organisateur qui vous a initié à tous les mystères du plan ? Vous a-t-il aussi dit comment il entend réaliser son « plan » ? Entend-il dissoudre tous les groupes et cellules existants et, sur un terrain ainsi déblayé, reconstruire un nouvel édifice organisationnel, à partir d'éléments épars, en suivant toutes les règles de l'architecture centralisée ? Ou bien entend-il éliminer progressivement les organes rudimentaires de l'organisation déjà existante ? Par quels moyens ? Par où pense-t-il commencer ? Par quoi doit se traduire pour vous, les propagandistes, votre collaboration organisationnelle ? Votre lettre montre qu'il n'a pas soufflé un seul mot de toutes ces « vétilles ». Mais dans ce cas, tout votre colloque n'a été que le plus stérile des passe-temps.

« Le cercle n'est pas l'organisation, pas même l'embryon d'une organisation l'embryon, c'est le comité d'usine. » « Le plan est excellent. Il ne contient pas une ombre de bureaucratisme » Mais votre organisateur ne s'est même pas donné la peine de réfléchir au problème que pose le fait que d'un côté le plan existe en soi, tout seul, et que de l'autre la social-démocratie de N. vit de façon indépendante, pour elle-même. Votre organisation est si mauvaise que les proclamations circulent encore plus mal que du temps du « démocratisme. Et le plan, écrit à l'intention de la ville de N., édité en son temps par le Comité de N., étudié soigneusement, et jusque dans le dernier détail, par les camarades de N., « anciens » et « nouveaux », continue comme par le passé, à nourrir les enthousiasmes tout à fait désintéressés des « centra­listes » de N. Et ceci nonobstant le fait qu'après deux années de platonisme centraliste, la cellule fondamentale du « plan » de Lénine, le comité d'usine, n'existe encore nulle part. Mais le « cercle », qui selon le « plan » n'y figure que dans les coulisses, occupe toute l'avant-scène, contrairement au plan et le cercle est en fait jusqu'à aujourd'hui la seule « cellule embryonnaire » dans laquelle notre organisateur a la possibilité d'exposer ses plans organisationnels.

« Et vous, propagandistes, après la réunion de votre cercle, vous vous en retournerez vers vos cercles et vous vous mettrez à discuter avec les ouvriers peut-être sur le thème qu'un jour viendra, où toute la ville de N. sera couverte de comités d'usine ; dans chaque comité il y aura un organisateur, un technicien, un trésorier, un « publiciste » , et, au-dessus d'eux, il y aura des comités de rayon, et dans chacun d'eux un organisateur de rayon, un propagandiste de rayon, un trésorier et un « publiciste » de rayon, au-dessus d'eux, un comité local du Parti, et, au-dessus de tous ces comités, notre Comité des comités, le Comité central, qui en temps voulu rappellera à l'ordre tous les comités locaux, lesquels rappelleront à l'ordre les comités de rayon, idem ceux-ci quant aux comités d'usine, les comités d'usine idem aux ouvriers et le prolétariat révolutionnaire pan-russe se mettra à correspondre par écrit... Il se mettra à correspondre, si seulement les « désorganisateurs » ne l'en empêchent !

« Je m'interroge encore une fois : pourquoi, dans quel but exactement, l'organisateur vous a-t-il exposé son « plan » ? J'essaye de m'expliquer psychologiquement son comportement. Je me remémore les temps de la propagande « primitive » de cercle. En ce temps-là, le propagandiste se fixait comme but de rendre clair à l'ouvrier de l'usine Pahl ou de l'usine Maxwell[87] sa place dans l'univers. On commençait par la cosmologie. On faisait descendre avec bonheur l'homme du singe. On franchissait, tant bien que mal, l'histoire de la civilisation, on parvenait (rarement !) jusqu'au capitalisme, au socialisme. À la source de ce travail se trouvait l'idée qu'il fallait transformer le prolétaire moyen en social-démocrate pourvu d'une conception matérialiste accomplie du monde. Actuellement un tel doctrinarisme respectable est passé, et bien oublié pour réapparaître, comme cela se révèle aujourd'hui, sous la forme la plus sottement caricaturale.

« Les éléments de notre Parti qui ont été formés pendant la période de l'écroulement du « dilettantisme artisanal » en sont venus à l'idée étonnamment pauvre qu'à la base de notre travail doit se trouver l'idée du centralisme. L'idée de l'explication matérialiste du monde a été remplacée par l'idée du « plan » construit de façon centraliste. La tâche immense mais doctrinaire : expliquer au membre du cercle sa place dans le macrocosme divin, s'est transformée dans la courte idée bureaucratique : expliquer au membre de l'organisation sa place dans le microcosme léninien.

« Quoiqu'il ait dû arriver plutôt rarement qu'un des objets d'une telle propagande primitive ait réussi à survivre dans le cercle jusqu'à ce que l'on y décide la question : que représente-t-il exactement par lui-même, l'ouvrier de la fabrique Pahl ou Maxwell ? il y apprenait quand même que l'humanité était passée par une phase de polyandrie... Tout cela constitue une somme de connaissances justes et utiles pour comprendre ce qui est et ce qui a été. Mais le système de l'univers de N. qui repose sur 130 ouvriers-trésoriers, 130 comptables, 130 « publicistes » il a dû être ratiociné simplement par Lénine dans une heure d'illumination bureaucratique. Il faut voir que cela n'existe pas, en aucune manière. Et quand vous expliquez à l'ouvrier sa place dans un tel système universel, vous ne faites que lui parler de « ce qui n'est pas, ce qui n'a jamais été »...

« N'est-il pas évident, cher ami, que les reproches que la « mino­rité » adresse à certains éléments du Parti leur bureaucratisme, leur formalisme « sont sans aucun fondement » ?

« Je vous serre cordialement la main... »

II

…, juillet 1904 « Estimé camarade... Est-il temps de s'occuper actuellement de l'examen détaillé de la question organisationnelle ? Les grands événements approchent imperceptiblement, et la Révolution peut arriver beaucoup plus vite que nous n'osons l'attendre. Et nous raisonnons sur le seul tiers des sociaux-démocrates qui soient susceptibles de faire du travail de comitard. Lorsque les masses, décidées et révolutionnaires, descendront dans la rue, comprendrons-nous alors que c'est cela la Révolution ? Les masses trouveront-elles les mots d'ordre qui leur sont nécessaires ? Et la troupe ? Car c'est de son attitude que dépendra l'issue de la bataille de rue... Entreprenons-nous quelque chose pour la rapprocher des masses révolutionnaires ? En vérité, il est grandement temps de se préparer à la Révolution, qui viendra « comme un voleur dans la nuit ». À mon avis, les choses se présentent ainsi : il faut que nous nous préparions comme si la Révolution devait commencer à la fin de l'été ; il faut que nous utilisions tout « délai » dans l'intérêt de notre Parti. Il est temps, il est grandement temps ! »

Réponse

..., août 1904

« Je suis d'accord avec vous, estimé camarade, que la Révolution est peut-être beaucoup plus près de nous qu'il ne semble, qu'il nous faut développer l'agitation politique la plus intensive et la plus extensive possible, qu'il est nécessaire de populariser les slogans immédiats du combat parmi les masses les plus larges, avec lesquels celles-ci pourraient descendre dans la rue. Je suis d'accord avec vous : maintenant il n'est plus temps d'éplucher en détail la question organisationnelle... Mais je ne serai pas d'accord si vous mettez en avant cette idée comme objection contre le travail qu'accomplit la « minorité ». Vous ne dites pas cela directement, mais c'est ainsi que l'on peut vous comprendre. Pour que la Révolution, qui de toute façon viendra « comme un voleur dans la nuit », ne nous trouve pas avec toutes lumières éteintes, il est indispensable de veiller politiquement. Malheureusement, notre Parti, lui, dort, politiquement parlant. Dans son sommeil il fait des rêves organisationnels fantastiques qui se changent par moments en pénibles cauchemars. Il est indispensable de réveiller le Parti, coûte que coûte. Autrement, son sommeil politique pourrait bien se transformer en sa mort politique .

« Lorsque vous dites : il faut se préparer à la Révolution, tout le Parti sera d'accord avec vous, mais les trois quarts comprendront que vous voulez parler de préparation technique, organisationnelle. Le Comité de Riga dira : « Il faut absolument construire une organisation de révolutionnaires professionnels rigoureusement centralisée ». Et une dizaine d'autres comités diront à peu près la même chose. Pour eux, se préparer à la Révolution, cela signifie, sinon distribuer les mots de passe et les mots d'ordre et fixer le jour et l'heure du prétendu « appel » à la prétendue « insurrection », du moins accomplir un travail de construction organisationnelle interne (que, d'ailleurs, on devrait plus exactement appeler un travail de « désorganisation », puisqu'il commence par la destruction des formes d'organisation déjà existantes). Cependant la tâche que nous avons à accomplir au moment présent décisif, qui n'attend pas et ne se répète pas, consiste à prendre tous les éléments organisationnels déjà existants et à les unifier dans un travail systématiquement centralisé, sans dispersion ni divergence. Le but de ce travail maintenir, au moyen de méthodes tactiques adéquates, les masses dans un état de tension politique, qui doit monter toujours plus haut, pour finalement se décharger soit dans une période révolutionnaire, soit dans une période de réaction provisoire ce qui est peu vraisemblable d'ailleurs.

« En sa totalité toute notre tâche est à l'heure actuelle du domaine de la tactique politique. Nous, la soi-disant « minorité », nous ne construisons pas de tâches organisationnelle indépendantes : nous pensons que les plus urgentes de ces tâches s'imposent d'évidence, dans le processus même de la lutte politique. Dans ce sens spécifique, nous sommes, effectivement, « opportunistes en matière d'organisation ». Il faut seulement avoir en vue que le rigorisme en matière d'organisation opposé à notre opportunisme n'est rien d'autre que le revers de la myopie politique.

« Tant que la pensée de la majorité des camarades je ne fais que répéter ce que j'ai déjà dit ailleurs continuera à s'agiter comme une souris prise dans la souricière sur les quelques centimètres carrés que constituent les vétilles et les bagatelles organisationnelles et statutaires, il sera impossible ne serait-ce que de poser les véritables tâches politiques. Le travail « polémique » de la « minorité » n'a, fondamentalement, rien de commun avec l'élaboration « détaillée » de la « question organisationnelle » ; il se réduit à détruire le fétichisme d'organisation, à déblayer le terrain pour que puissent être posées les questions de tactique politique : c'est de la solution pratique que l'on donnera à ces questions que dépend tout le sort de la social-démocratie russe, comme Parti de la Révolution et comme Parti du prolétariat. Sapienti sat ![88]

« Le point de départ de la campagne que nous devons ouvrir sans tarder, en nous appuyant sur toutes les forces, individuelles aussi bien qu'organisées dont nous disposons, doit être bien sûr la guerre[89]. Le mot d'ordre qu'elle nous donne est évident : Paix et Liberté. Ce mot d'ordre, que nous proposons, doit être non seulement la formulation de notre attitude de principe par rapport à la guerre, mais aussi la formulation du but que nous voulons atteindre sans tarder. Non seulement nous ne nous prononçons pas simplement en faveur de la paix, mais nous espérons obtenir effectivement la cessation de la guerre, ensemble avec la cessation » de l'autocratie. Nous devons compter sur cela et il faut que cela se sente dans le contenu et dans le ton de notre agitation.

« Nous n'avons nullement appris à donner des mots d'ordre de combat aux masses. Au formalisme de notre sensée politique correspondent non pas des slogans efficaces, mais un certain nombre de poncifs valables toujours et partout, parce que, même à nos propres eux, ils n'ont souvent qu'une signification phraséologique.

« La proclamation du Comité de Riga « Sur la guerre » formule le mot d'ordre suivant : « Qu'à toutes les tentatives de la clique autocratique d'éveiller en nous la bête et de nous pousser contre nos frères japonais, notre réponse soit le cri : « À bas la bourgeoisie ! À bas la guerre ! Vive la paix et l'union fraternelle des peuples ! Vive le socialisme ! » Il est évident que cette proclamation ne donne aucun mot d'ordre militant, aucun slogan qui pousse à la lutte. On ne peut considérer comme un mot d'ordre l’« exclamation » : « À bas la bourgeoisie ! » en réponse à l'aventurisme de la « clique autocratique » ! Le sort de la guerre actuelle est relié dans cette proclamation au sort de la bourgeoisie. Le Comité d'Ekaterinoslav dit : « Nous sommes contre la guerre, parce que la guerre est contre la classe ouvrière. Nous ne pouvons pas actuellement empêcher la guerre, mais nous protestons vivement contre cette guerre inutile, dévastatrice, aventuriste ! » (souligné dans le texte).

« Ce point de vue peut affaiblir considérablement notre position révolutionnaire. C'est le sort du tsarisme qui est lié actuellement à la guerre, et c'est ce que nous devons comprendre ; s'il est vrai que nous entrons dans la période de l'effondrement définitif de l'autocratie, alors la conclusion que nous devons en tirer, c'est que nous n'avons pas seulement à protester contre la guerre, mais à exiger sa cessation immédiate.

« La paix à tout prix ! »

« C'est par ce slogan que commence et se termine chaque proclamation, chaque discours d'agitation. Il est indispensable d'évaluer tous les résultats de la guerre et de les faire passer dans la conscience des masses. Des proclamations simples, claires et, autant que possible, courtes, doivent couvrir toute la Russie ; elles doivent toutes, dans la période actuelle, être orientées dans le même sens. La paix à tout prix ! C'est à ce slogan qu'il faut « appeler tout le monde : que votre appel parvienne dans chaque atelier, dans chaque village, dans chaque chaumière. Que les travailleurs des villes communiquent à ceux des campagnes leur compréhension et leur formation supérieures ! Parlez, discutez partout, chaque jour, sans arrêt, inlassablement... Plus il y aura de millions de bouches pour répéter notre revendication, plus elle résonnera fort dans l'oreille de ceux à qui elle est adressée » (Lassalle : Réponse ouverte au Comité central).

« Il est nécessaire de susciter l'agitation la plus intense parmi les sans-travail, en s'appuyant sur le même slogan : à bas la guerre, qui n'apporte au peuple que misère, chômage et mort !

« À une certaine phase, il est nécessaire que l'agitation prenne un caractère plus compliqué ; l'objectif doit devenir : que les institutions sociales des classes dirigeantes révèlent leur attitude envers la guerre. Les ouvriers doivent exiger que les zemstvos, les doumas, les universités, les sociétés savantes et la presse élèvent leurs voix influentes contre la guerre. Le cours ultérieur de la campagne sera dans une grande mesure déterminé par la manière dont ces institutions réagiront aux exigences du prolétariat révolutionnaire.

« Aide de l'État aux paysans et aux chômeurs qui ont faim, aux victimes exsangues de la Guerre ! Ce deuxième mot d'ordre doit être mis en avant au moment opportun, avec toute l'énergie nécessaire. L'agitation sur cette base doit conduire à des manifestations du prolétariat, et surtout des sans-travail, contre les doumas et les zemstvos qui gaspillent l'argent du peuple pour les besoins de la guerre.

« Plus profond et plus large sera le mouvement contre la guerre et plus grand sera l'embarras de l'autocratie placée entre deux feux. Le mot d'ordre : Vive l'Assemblée constituante ! doit résonner dans toute la Russie, comme solution décisive pour sortir des difficultés. La liaison de ce mot d'ordre avec les deux précédents se comprend d'elle-même : l'Assemblée constituante doit liquider la guerre, comme en général la domination des Romanov.

« Un « appel » des représentants des zemstvos, des doumas et des universités ne doit pas nous prendre au dépourvu. Un tel appel semble susceptible d'engendrer dans l'esprit de beaucoup de camarades un sentiment de crainte : « nous sommes en retard ». (En retard, pourquoi ? Parce que nous n'avons pas appelé à l'insurrection avant les autres ?) Or telle ou telle réforme « constitutionnelle » octroyée d'en haut, n'exclut nullement le mouvement des masses, au contraire, elle peut servir de prologue à ce mouvement. Les réformes de Turgot ont été faites au seuil de la Révolution française.

« À l'appel « d'en haut », aux doumas et aux zemstvos, nous devons répondre par le slogan : Suffrage universel, direct, secret ! Pour que les masses soutiennent ce slogan, il est indispensable comme je l'ai indiqué en deux mots plus haut que, dans le processus de leur mobilisation autour de tous les autres mots d'ordre, nous les opposions, d'une manière ou d'une autre, aux zemstvos et aux doumas, institutions sociales fondées sur le cens (des fortunes et des considérations).

« Bien entendu, ce serait une ineptie que de s'efforcer de fixer tout de suite l'ordre dans lequel nous avancerons tel ou tel slogan ou les formes de la mobilisation des masses autour de ceux-ci. Je ne peux donner qu'un schéma à titre d'exemple du travail révolutionnaire qui nous attend. Mais quels que soient les changements que subissent les formes de notre tactique, quelles que soient les combinaisons dans lesquelles elles entrent, la méthode elle-même de notre tactique doit rester inchangée : opposer dans l'action politique le prolétariat à l'autocratie et à toutes les institutions sociales des classes dominantes, surtout à celles qui comme les zemstvos et les doumas seront peut-être « appelées » sous peu à décider du sort de la liberté en Russie.

« En poursuivant cette campagne pré-révolutionnaire complexe, nous devons nous rappeler la règle que Lassalle proposait en 1863 aux ouvriers allemands : « Tout le secret des succès pratiques réside dans l'art de concentrer toujours toutes ses forces sur un seul point, sur le point le plus important, sans regarder à côté. Ne perdez pas votre énergie en regardant à droite ou à gauche ; soyez sourds à tout ce qui n'est pas le suffrage universel et direct, ce qui n'est pas lié à lui ou ne peut mener à lui ! » (Réponse ouverte...)

« Quelle que soit l'étape de notre campagne où nous surprendra la révolution, le prolétariat, uni autour de mots d'ordre politiques précis, y dira toujours son mot. Et dans de telles conditions la révolution elle-même donnera un élan colossal à son unification politique ultérieure. Donc, mobilisation du prolétariat autour des mots d'ordre fondamentaux de la révolution ! Voilà le contenu de notre préparation immédiate aux événements décisifs qui se préparent. Si, par la volonté de l'histoire, ces événements sont remis pour un temps indéterminé, aucune parcelle de nos efforts ne sera perdue. Ceux-ci feront intégralement partie de notre immense tâche historique, celle qui consiste à développer la conscience de classe du prolétariat.

À l'heure actuelle, je ne connais d'autre préparation que celle-là. En revanche, cette préparation-, je la conçois dans toute sa complexité, dans toute sa difficulté, dans toute son immensité. Plus exactement : toute autre préparation devra s'ajouter à celle-ci. Da stehe ich, anders kann ich nicht [90]. Et c'est ce que dira, finalement, tout partisan conscient de la « minorité ». Qu'on aille jusqu'à le crucifier pour son « opportunisme » organisationnel, il ne se donnera pas pour battu. Même sur la croix il doit être prêt à s'écrier : « Aveugles ! vous voyez la paille dans l'œil du voisin et point la poutre dans le vôtre ! »

Chapitre IV: Jacobinisme et social-démocratie[modifier le wikicode]

Non pas jacobin et social-démocrate mais jacobin ou social-démocrate[modifier le wikicode]

« Le jacobin lié indissolublement à l'organisation du prolétariat devenu conscient de ses intérêts de classe, c'est justement le social-démocrate révolutionnaire. » (Un pas en avant, deux pas en arrière, p. [617].)

Cette formule doit sanctionner toutes les conquêtes politiques et théoriques de l'aile léniniste de notre Parti. C'est dans cette formule apparemment insignifiante que se cache la racine théorique des divergences au sujet du malheureux paragraphe 1 des statuts, comme au sujet de toutes les questions de tactique. Il est indispensable de s'arrêter sur elle.

Quand Lénine dans sa définition parle consciemment et sérieusement (et non pas pour l'effet de style) d'« organisation du prolétariat devenu conscient de ses intérêts de classe » , sa déclaration ne contient rien d'hérétique : elle se transforme en un simple pléonasme. Il va de soi que celui qui s'est lié au prolétariat devenu conscient de ses intérêts de classe est un social-démocrate. Mais alors dans la définition de Lénine au lieu du mot jacobin, on peut mettre : libéral, populiste, tolstoïen[91], mennonite, etc., et, en général, tout ce que l'on veut. Car, dès l'instant où le jacobin, le tolstoïen ou le mennonite se lient à « l'organisation du prolétariat devenu conscient de ses intérêts de classe », ils cessent d'être jacobin, tolstoïen, mennonite, pour devenir des sociaux-démocrates révolutionnaires.

Mais si Lénine par sa définition a voulu dire quelque chose de plus que cette pensée profonde : un social-démocrate est un social-démocrate, alors il faut comprendre cette définition dans le sens suivant : sans cesser d'être un jacobin par la méthodologie de sa pensée politique en général et ses conceptions organisationnelles en particulier, le jacobin devient un social-démocrate révolutionnaire dès qu'il « se lie »au prolétariat révolutionnaire, ou plus exactement peut-être, dès que l'histoire en fait cadeau au prolétariat révolutionnaire. Il est donc très important (non tant pour notre Parti, que pour l'évolution ultérieure de Lénine lui-même et de ses partisans) qu'il ait répondu à cette question en développant théoriquement sa définition du social-démocrate.

Dans la lutte qui oppose l'aile révolutionnaire et l'aile opportuniste du socialisme international, on a souvent recouru à l'analogie de la lutte entre la Montagne et la Gironde. Mais, naturellement, cette analogie n'instituait en aucune façon une identité entre jacobinisme et socialisme révolutionnaire ; elle n'instituait même pas une quelconque ressemblance interne entre les deux. Celui qui pense, non pas en utilisant des mots et des analogies extérieures, mais des concepts vivants, celui-là, bien sûr, comprend que la social-démocratie est au moins aussi éloignée du jacobinisme qu'elle l'est du réformisme. Robespierre est, au moins, aussi éloigné de Bebel[92] que l'est Jaurès.

En quel sens pouvons-nous être des jacobins ? Par nos convictions ? Par notre doctrine ? Par notre méthode de lutte politique ? Par les méthodes de notre politique interne ? Par notre phraséologie ?

Le jacobinisme, ce n'est pas une catégorie « révolutionnaire » supra-sociale, c'est un produit historique. Le jacobinisme, c'est l'apogée dans la tension de l'énergie révolutionnaire à l'époque de l'auto-émancipation de la société bourgeoise. C'est le maximum de radicalisme que pouvait produire la société bourgeoise, non pas par le développement de ses contradictions internes, mais par leur refoulement et leur étouffement ; en théorie, l'appel au droit de l'homme abstrait et du citoyen abstrait, en pratique, la guillotine. L'histoire devait s'arrêter pour que les jacobins puissent garder le pouvoir, car tout mouvement en avant devait opposer les uns aux autres les éléments divers qui, activement ou passivement, soutenaient les jacobins et devait ainsi, par leurs frictions internes, affaiblir la volonté révolutionnaire à la tête de laquelle se trouvait la Montagne. Les jacobins ne croyaient pas et ne pouvaient pas croire que leur vérité (« la Vérité[93] ») s'emparerait toujours davantage des âmes à mesure que le temps avancerait. Les faits leur montraient le contraire : de partout, de toutes les fissures de la société, sortaient des intrigants, des hypocrites, des « aristocrates » et des « modérés ». Ceux qui, hier encore, étaient de vrais patriotes, d'authentiques jacobins, se montraient aujourd'hui hésitants. Tout amenuisement des distances, non seulement principielles, mais personnelles, entre les jacobins et le reste du monde, signifiait la libération des forces centrifuges pour un travail de désorganisation. Vouloir maintenir l'apogée de l'élan révolutionnaire en instituant « l'état de siège », et déterminer les lignes de démarcation par le tranchant des guillotines, telle était la tactique que dictait aux jacobins leur instinct de conservation politique.

Les jacobins étaient des utopistes. Ils se fixaient comme tâche de « fonder une république sur les bases de la raison et de l'égalité »[94]. Ils voulaient une république égalitaire sur la base de la propriété privée ; ils voulaient une république de la raison et de la vertu, dans le cadre de l'exploitation d'une classe par une autre. Les méthodes de leur lutte ne faisaient que découler de leur utopisme révolutionnaire. Ils étaient sur le tranchant d'une gigantesque contradiction, et ils appelaient à leur aide le tranchant de la guillotine.

Les jacobins étaient de purs idéalistes. Comme tous les idéalistes, avant et après eux, ils reconnurent « les premiers » les « principes de la morale universelle »[95]. Ils croyaient en la force absolue de l'Idée, de la « Vérité »[96]. Et ils considéraient qu'aucune hécatombe humaine ne serait de trop pour construire le piédestal de cette vérité. Tout ce qui s'écartait des principes, proclamés par eux, de la morale universelle n'était qu'engeance du vice et de l'hypocrisie. « Je ne connais que deux partis disait Maximilien Robespierre dans un de ses derniers grands discours, le célèbre discours du 8 thermidor celui des bons et celui des mauvais citoyens »[97].

À une foi absolue dans l'idée métaphysique correspondait une méfiance absolue à l'égard des hommes réels. La « suspicion » était la méthode inévitable pour servir « la Vérité » et le devoir civique suprême du « véritable patriote ». Aucune compréhension de la lutte de classes, de ce mécanisme social qui détermine le heurt des « opinions et des idées », et par là aucune perspective historique, aucune certitude que certaines contradictions dans le domaine des « opinions et des idées » s'approfondiraient inévitablement, tandis que d'autres iraient s'atténuant de plus en plus, à mesure que se développerait la lutte des forces libérées par la révolution.

L'histoire devait s'arrêter pour que les jacobins puissent garder plus longtemps leur position ; mais elle ne s'est pas arrêtée. Il ne restait plus qu'à se battre impitoyablement contre le mouvement naturel jusqu'à total épuisement. Toute pause, toute concession, si minime fût-elle, signifiait la mort.

Cette tragédie historique, ce sentiment de l'irréparable animent le discours que prononça Robespierre le 8 thermidor à la Convention et qu'il reprit le soir même au Club des jacobins : « Dans la carrière où nous sommes, s'arrêter avant le terme, c'est périr, et nous avons honteusement rétrogradé. Vous avez ordonné la punition de quelques scélérats, auteurs de tous les maux ; ils osent résister à la justice nationale, et on leur sacrifice les destinées de la patrie et de l'humanité : attendons-nous donc à tous les fléaux que peuvent entraîner les factions qui s'agitent impunément (...) Laissez flotter un moment les rênes de la révolution, vous verrez le despotisme militaire s'en emparer et les chefs des factions renverser la représentation nationale civile ; un siècle de guerres civiles et de calamités désolera notre patrie, et nous périrons pour n'avoir pas voulu saisir un moment marqué dans l'histoire des hommes pour fonder la liberté ; nous livrons notre patrie à un siècle de calamités, et les malédictions du peuple s'attacheront à notre mémoire qui devait être chère au genre humain ! » (Ibid., t. VI, p. 278).

Oh ! combien est différente de cette carrière historique la carrière de la social-démocratie, Parti aux perspectives les plus optimistes : l'avenir lui garantit l'accroissement des partisans de sa « vérité » ; car cette « vérité » n'est pas une « révélation » révolutionnaire soudaine, mais simplement l'expression théorique de la lutte de classe toujours plus large et plus profonde du prolétariat. Le social-démocrate révolutionnaire est persuadé, non seulement de la croissance inévitable du Parti politique du prolétariat, mais aussi de la victoire inévitable des idées du socialisme révolutionnaire à l'intérieur de ce Parti. La première certitude repose sur le fait que le développement de la société bourgeoise amène spontanément le prolétariat à se démarquer politiquement ; la seconde sur le fait que les tendances objectives et les tâches tactiques de cette démarcation se révèlent le mieux, le plus pleinement et le plus profondément, dans le socialisme révolutionnaire, c'est-à-dire marxiste.

Nous pouvons définir les frontières formelles du Parti de façon plus étroite ou plus large, plus « molle » ou plus « dure », cela dépend de toute une série de causes objectives, de considérations de tact et de rationalité politique. Mais quelles que soient les dimensions que nous lui fixions, il est clair que notre Parti représentera toujours, en allant du centre vers la périphérie, toute une série de cercles concentriques qui augmentent en nombre mais diminuent en niveau de conscience.

Les éléments les plus conscients et, par là, les plus révolutionnaires seront toujours « en minorité » dans notre Parti. Et si nous « admet­tons » cette situation (et nous nous y faisons), cela ne peut être expliqué que par notre foi dans la « destinée » sociale-révolutionnaire de la classe ouvrière, autrement dit par notre foi dans la « réception » inévitable des idées révolutionnaires, comme celles qui « conviennent » le plus au mouvement historique du prolétariat. Nous croyons que la pratique de classe élèvera grâce à la lumière du marxisme le niveau des éléments moins conscients, et attirera dans son orbite les éléments hier encore totalement inconscients. Voilà ce qui nous différencie radicalement des jacobins. Notre attitude vis-à-vis des forces sociales élémentaires, et donc de l'avenir, est la confiance révolutionnaire. Pour les jacobins, ces forces étaient, à juste raison, suspectes, car les amenant à se différencier et à se décomposer elles engendraient aussi les tendances à la constitution du prolétariat en classe et à son unification politique.

Deux mondes, deux doctrines, deux tactiques, deux mentalités, séparés par un abîme ....

En quel sens sommes-nous des jacobins ?

Ils étaient utopistes ; nous voulons être les représentants de tendances objectives. Ils étaient idéalistes des pieds à la tête ; nous sommes matérialistes de la tête aux pieds. Ils étaient rationalistes ; nous sommes dialecticiens. Ils croyaient en la force salvatrice de la Vérité, située au-dessus des classes, devant laquelle tous devaient s'incliner. Nous ne croyons qu'en la force de classe du prolétariat révolutionnaire. Leur idéalisme théorique, intrinsèquement contradictoire, les poussait sur le chemin de la méfiance politique et de la suspicion impitoyable. Notre matérialisme théorique nous arme d'une confiance inébranlable dans la « volonté » historique du prolétariat. Leur méthode était de guillotiner les moindres déviations, la nôtre est de dépasser théoriquement et politiquement les divergences. Ils coupaient les têtes, nous y insufflons la conscience de classe.

En quel sens sommes-nous donc des jacobins ?

Il est vrai qu'ils étaient intransigeants, et que nous le sommes aussi. Les jacobins connaissaient une accusation terrible : le modérantisme. Nous connaissons l'accusation d'opportunisme. Mais nos « intransi­geances » sont qualitativement différentes.

Le coin que nous enfonçons entre nous et l'opportunisme est l'armature de la conscience de classe du prolétariat, et chaque coup conforme aux principes que lui assène la lutte de classes l'enfonce toujours plus profondément.

C'est ainsi que nous nous « purifions » de l'opportunisme ; et les opportunistes ou bien nous quittent pour rejoindre le camp politique de l'autre classe, ou bien se soumettent à la logique révolutionnaire (et nullement opportuniste) du mouvement de classe du prolétariat. Toute « épuration » de cette sorte nous renforce et augmente souvent immédiatement notre nombre.

Les jacobins enfonçaient entre eux et le modérantisme le couperet de la guillotine. La logique du mouvement de classe allait contre eux, et ils s'efforçaient de la décapiter. Folie : cette hydre avait toujours plus de têtes ; et les têtes dévouées aux idéaux de vertu et de vérité se faisaient tous les jours plus rares. Les jacobins se « purifiaient » en s'affaiblissant. La guillotine n'était que l'instrument mécanique de leur suicide politique, mais le suicide lui-même était l'issue fatale de leur situation historique sans espoir, situation dans laquelle se trouvaient les porte-parole de l'égalité sur la base de la propriété privée, les prophètes de la morale universelle dans le cadre de l'exploitation de classe.

« De grandes crises sont nécessaires pour purifier un corps gangrené ; il faut couper les membres pour sauver le corps. Tant que nous aurons de mauvais chefs de file, nous pourrons être égarés ; mais lorsque nous saurons quels sont les vrais jacobins, ils seront nos guides, nous nous rallierons à Danton, à Robespierre, et nous sauverons l'État. » (Ibid., t. IV, p. 372). Un an et demi plus tard, au moment où Danton et beaucoup d'autres parmi les « authentiques jacobins » avaient été guillotinés, comme membres atteints par la gangrène, dans le même club, en employant presque les mêmes mots, un autre jacobin parlait et reparlait toujours d’« épuration » : « Si nous nous purgeons, c'est pour avoir droit de purger la France. Nous ne laisserons aucun corps hétérogène dans la République : les ennemis de la liberté doivent trembler, car la masse est levée ; ce sera la Convention qui la lancera. Nos ennemis ne sont pas aussi nombreux qu'on veut le faire croire ; bientôt ils seront mis en évidence, et ils paraîtront sur le théâtre de la guillotine. On dit que nous voulons élaguer de ce grand arbre les branches mortes. Les grandes mesures que nous prenons ressemblent à des coups de vent qui font tomber les fruits véreux et laissent à l'arbre les bons fruits ; après cela vous pourrez cueillir ceux qui resteront ; ils seront mûrs et pleins de saveur ; ils porteront la vie dans la République. Que m'importe que les branches soient nombreuses si elles sont cariées ? Il vaut mieux qu'il en reste un plus petit nombre, pourvu qu'elles soient vertes et vigoureuses. » (Ibid., I., t. VI, p. 47).

Deux mondes, deux doctrines, deux tactiques, deux mentalités, séparés par un abîme...

Il ne fait aucun doute que tout le mouvement international du prolétariat dans son ensemble serait accusé par le tribunal révolutionnaire de modérantisme, et la tête léonine de Marx serait la première à tomber sous le couteau de la guillotine. Et il ne fait aussi aucun doute que toute tentative pour introduire les méthodes jacobines dans le mouvement de classe du prolétariat est et sera toujours la manifestation du plus pur opportunisme, à savoir le sacrifice des intérêts historiques du prolétariat à la fiction d'un bénéfice passager. Cela signifierait simuler avec de tout petits moyens les grandioses conflits historiques. Par rapport à la lutte des classes, qui ne puise ses forces que dans son seul développement, la guillotine apparaît aussi ridicule que la coopérative de consommation, et le jacobinisme aussi opportuniste que le bernsteinisme.

Bien sûr, si l'on tente de transposer les méthodes de la pensée et de la tactique jacobines dans le domaine de la lutte de classe du prolétariat, on n'aboutit qu'à une pitoyable caricature du jacobinisme, mais pas à la social-démocratie : la social-démocratie n'est pas le jacobinisme et encore moins une caricature de ce dernier.

Il faut espérer que le « jacobin, lié à l'organisation du prolétariat devenu conscient de ses intérêts de classe », finira par se détacher d'elle. Mais pour autant qu'il gardera un lien formel avec cette organisation et, en même temps, conservera sa mentalité jacobine de méfiance et de suspicion envers les forces inorganisées et l'avenir, il révélera son incapacité totale à évaluer l'évolution du Parti. « Je ne connais que deux partis, celui des bons et celui des mauvais citoyens »[98]. Les bons citoyens, ce sont ceux qui se révèlent aujourd'hui favorables à mon « plan » ; que leur conscience politique soit développée ou non, c'est égal. C'est cette conjoncture, tout à fait particulière et accidentelle, qu'il s'agit de consolider. Les mauvais citoyens, ce sont ceux dont la conscience politique se détourne aujourd'hui de tel ou tel détail de mon plan. Il faut les éduquer ? Non ! Il faut les opprimer, les affaiblir, les anéantir, les éliminer. Le Parti est conçu, non pas dans sa dynamique, mais dans sa statique. Le critère d'appréciation des divers éléments du Parti ne dépend pas du rôle que ces éléments jouent dans le mouvement politique de la classe ouvrière, mais de leur attitude actuelle envers tel ou tel « plan ». C'est pourquoi on aboutit au résultat stupéfiant que dans l'aile « arriérée » de notre Parti figurent, selon Lénine, le « Groupe de la Libération du Travail », la rédaction de l'Iskra[99], la Ligue, à l'étranger, le Comité d'organisation, et que l'aile « progressiste » est constituée par une masse encore indifférenciée de recrues sociales-démocrates qui, espérons-le, dans l'avenir produiront des sociaux-démocrates aussi bons que possible, mais dont, hélas ! la majeure partie sera perdue par notre Parti au cours de son cheminement long et difficile.

« Je ne connais que deux partis, celui des bons et celui des mauvais citoyens »[100]. Cet aphorisme politique est gravé dans le cœur de Maximilien Lénine et, sous une forme grossière, il résume la sagesse politique de l'ancienne Iskra.

La pratique du soupçon et de la méfiance constituait, sans aucun doute, le trait fondamental des collaborateurs de l'Iskra : le milieu dans lequel ils travaillaient était l'intelligentsia qui manifestait par diverses « déviations » sa nature antiprolétarienne. Si le travail de la social-démocratie ne consiste qu'à donner forme aux « forces élémentaires inorganisées » en poussant le prolétariat à l'union politique, le travail de l'ancienne Iskra consistait dans sa lutte contre le mouvement spontané qui pousse l'intelligentsia à refuser sa dissolution politique dans le prolétariat. Sa tâche ne consistait pas seulement à éclairer la conscience politique de l'intelligentsia, mais à la terroriser théoriquement. Pour les sociaux-démocrates éduqués à cette école, l' « orthodoxie » est quelque chose de très proche de cette « Vérité » absolue qui inspirait les jacobins. La Vérité orthodoxe prévoit tout, même les questions de cooptation. Celui qui conteste cela doit être exclu ; celui qui en doute est près d'être exclu ; celui qui questionne est bon pour le doute.

Le discours de Lénine au Congrès de la Ligue offre l'expression classique en son genre de ses vues « jacobines » en ce qui concerne les voies de développement du Parti. Lui, Lénine, sait la « Vérité » organisationnelle absolue, il possède le « plan » et s'efforce de le réaliser. Le Parti parviendrait à un état florissant si lui, Lénine, n'était pas entouré de tous côtés par les machinations, les intrigues et les pièges. Comme si tout s'était ligué contre lui et son « plan ». Il a contre lui, non seulement ses vieux ennemis, mais « des iskristes qui se battent contre l'Iskra et qui lui dressent divers obstacles pour freiner son activité ». Et si encore ils le combattaient ouvertement, directement ! « Mais non, ils agissent sous le manteau, sournoisement, sans se faire remarquer, en secret... L'impression générale (qui ressort non seulement de toute la période de travail écoulée du Comité d'organisation, mais du Congrès lui-même) est l'impression qu'il s'est mené chez nous une lutte sournoise et des intrigues. »

Et Lénine en arrive à cette conclusion énergique que, pour rendre le travail plus efficace, il est nécessaire d'éloigner les éléments perturbateurs et de les mettre hors d'état de nuire au Parti[101].

En d'autres termes, il s'est révélé nécessaire d'instituer, pour le bien du Parti, le régime de « l'état de siège » ; il fallut mettre à sa tête, selon la terminologie romaine, un dictator seditionis sedandae et rei gerundae causa[102]. Mais le régime de la « terreur » se révéla dès les premiers jours de son existence totalement impuissant. Le dictator seditionis sedandae ne sut ni soumettre les « désorganisateurs » à son autorité, ni les expulser du Parti, ni les enfermer dans le carcan mortel de la discipline. Il ne sut pas intimider les « éléments arriérés » qui, avec assurance, continuèrent à s'emparer sans cesse de nouvelles positions. Et il ne restait plus à notre Robespierre découragé qu'à répéter les paroles pessimistes qu'avait prononcées celui qu'il copiait avec tant d'application inconsciente : « À quoi bon vivre dans cet ordre de choses où l'intrigue triomphe éternellement de la vérité, où la justice est mensonge, où les passions les plus viles, où les appréhensions les plus ridicules occupent dans les cœurs la place des intérêts sacrés de l'humanité ?... » (Ibid., p. 271.)

Lénine et ses partisans ne comprendront pas les causes de leur échec, tant qu'ils ne seront pas pénétrés de l'idée qu'on ne peut prescrire, ni à la société dans son ensemble, ni au Parti, ses voies de développement. On peut les dégager uniquement des conditions historiques données et les préparer au moyen d'un travail critique incessant. Les rationalistes politiques (et il y en a beaucoup dans notre Parti qui n'a pas encore eu le temps, comme nous le disions plus haut, d'accumuler assez de sagesse tactique et de discipliner la pensée des leaders par toute une série de déceptions), les rationalistes donc, et les métaphysiciens, estiment qu'il suffit de « penser » substitutivement le développement du Parti, de s'armer du fouet du pouvoir officiel, pour le faire avancer à partir du Centre. Et il marchera. Mais, dès que toutes les conditions du succès sont réunies, de nouveaux obstacles et de nouvelles résistances se dressent inopinément. La période des « intrigues » et des « machinations » commence. Il se trouve des gens pour ne pas comprendre et demander le « pourquoi ? ». Il s'en trouve d'autres pour s'obstiner ou indiquer une voie de développement meilleure à leurs yeux. Il s'en trouve d'autres encore pour faire entrer en ligne de compte l'incompréhension des premiers, l'obstination des seconds, et pour rechercher les méthodes tactiques permettant au Parti d'avancer. Entre ces trois catégories le métaphysicien politique est organiquement incapable de faire une quelconque distinction. Il n'analyse pas, ne fait pas de différence de détail, n'explique pas, ne se demande pas pourquoi ? ni dans quel but ? il ne voit qu' « une seule masse réactionnaire », contrecarrant l'avance de la direction qu'il s'imagine avoir du Parti. Par la logique rationaliste de sa pensée, notre « jacobin » se détache de plus en plus de la logique historique du développement du Parti ; le reflet de ce développement dans sa conscience, c'est la croissance menaçante dans le Parti d'adversaires malveillants, des désorganisateurs, des aventuriers et des intrigants ; finalement notre pauvre « chef » en arrive à la conclusion que c'est le Parti en entier qui « intrigue » contre lui. L'ensemble des individualités, avec leurs différents niveaux de développement, avec les diverses nuances dans leur conception du monde, avec leurs tempéraments inégaux, bref, le corps matériel du Parti lui-même se révèle en fin de compte un frein pour son propre développement, construit rationnellement a priori. C'est là que se trouve le secret des échecs de Lénine et la cause de sa méfiance mesquine.

Cette méfiance chez Lénine, malveillante et moralement pénible, cette plate caricature qu'il offre de l'intolérance tragique du jacobinisme, n'est, il faut l'avouer, que l'héritage et en même temps l'expression de la tactique de l'ancienne Iskra. Mais ces méthodes et ces pratiques, qui eurent leur justification à une certaine époque historique, doivent être aujourd'hui liquidées coûte que coûte, sinon elles menacent notre Parti d'une décomposition complète : politique, morale et théorique.

Ce n'est pas un hasard, mais un fait caractéristique, si le chef de l'aile réactionnaire de notre Parti, le camarade Lénine, s'est cru psychologiquement obligé, en maintenant les méthodes tactiques d'un jacobinisme caricatural, de donner de la social-démocratie une définition qui n'est autre qu'un attentat théorique contre le caractère de classe de notre Parti. Oui, un attentat théorique, non moins dangereux que les idées « critiques » d'un quelconque Bernstein.

En effet : quelle sorte d'opération théorique a effectué Edouard Bernstein à propos du libéralisme et du socialisme ? Il s'est efforcé avant tout d'effacer leur caractère de classe tranché. Il s'est efforcé avant tout de les transformer en deux systèmes de pensée politique, situés au-dessus des classes et reliés l'un à l'autre par une logique interne. C'est la même opération que Jean Jaurès et son fidèle ami Alexandre Millerand sont en train de réaliser au sujet des principes de la démocratie et du socialisme. Il est inutile de rappeler qu'à cette « haute » spéculation théorique correspondent des spéculations tout à fait pratiques qui lorgnent en direction des fauteuils ministériels ; ou bien, d'une manière plus large, que la déduction du socialisme comme suite logique des principes libéraux et démocratiques, entraîne la pratique de la transformation du prolétariat en appendice politique de la démocratie bourgeoise.

Le même travail, uniquement théorique jusqu'ici, est effectué par les « critiques » idéalistes ex-marxistes. Ils envoient le socialisme à l'école du libéralisme, mais avec cette différence qu'ils le font passer d'abord par le purgatoire de la philosophie idéaliste. « Les idéaux (...) du démocratisme social ou socialisme dit M. Boulgakov découlent inévitablement des principes fondamentaux de l'idéalisme philosophique[103]. » Parmi les principes idéalistes absolus, c'est-à-dire ne relevant pas d'une appréciation de classe, figurent le legs et les promesses politiques du libéralisme. C'est ce qu'explique M. Berdiaëv. « Le libéralisme, dans sa signification idéale, a pour but de développer la personnalité, de réaliser les droits naturels de liberté et d'égalité ; le socialisme par contre nous offre uniquement de nouveaux moyens d'actualiser de façon plus conséquente ces principes éternels[104]. » Finalement, l'Osvobojdénié, dans lequel il faut toujours chercher la clef politique des hiéroglyphes philosophiques de notre florissante métaphysique idéaliste, résume les conquêtes théoriques de l'idéalisme dans cette thèse énergique : « On ne peut en aucune façon séparer l'un de l'autre le socialisme et le libéralisme, encore moins les opposer l'un à l'autre ; de par leur idéal fondamental ils sont identiques et inséparables[105]. »

La tendance politique de la démocratie bourgeoise (consistant à mettre le prolétariat sous sa tutelle) exige que dans la sphère idéologique également le libéralisme et le socialisme apparaissent, non comme les principes de deux mondes irréconciliables le capitalisme et le collectivisme, la bourgeoisie et le prolétariat mais comme deux systèmes abstraits dont l'un (le libéralisme) recouvre l'autre (le socialisme) comme le tout la partie, ou plus exactement, comme la formule algébrique contient sa signification arithmétique particulière. À partir d'une telle position, le rude « jeu » de la musculature du corps bourgeois disparaît totalement, et les contours clairs des réalités sociales se dissolvent dans le royaume des jeux d'ombres idéologiques. Il ne fait aucun doute qu'aussi bien Bernstein, Jaurès et Millerand, et demain, dans la Russie libre, Messieurs Berdiaëv, Boulgakov et peut-être même Strouvé, tomberont d'accord pour se définir par la formule suivante : « Le social-démocrate c'est le libéral (ou le démocrate) lié à l'organisation du prolétariat devenu conscient de ses intérêts de classe. »

Qu'en dira le camarade Lénine ? Il dira qu'elle est logiquement absurde et que politiquement elle exprime la tendance évidente de plaquer sur le prolétariat une idéologie, une tactique, et finalement une mentalité politique étrangère et hostile à ses intérêts de classe, n'est-ce pas ? Mais que fait le camarade Lénine lui-même ? Il s'efforce d'effectuer une opération tout à fait similaire à celle que réalisent les Bernstein, les Jaurès et nos « idéalistes » ; avec cette différence que, conformément à sa position révolutionnaire, il choisit à la place du libéralisme son rejeton révolutionnaire le plus extrême, chair de sa chair et sang de son sang, le jacobinisme. Le camarade Lénine déclare, en le soulignant hardiment : « Le jacobin lié à l'organisation du prolétariat devenu conscient de ses intérêts de classe, c'est justement le social-démocrate révolutionnaire. » Mais dans ce cas le camarade Lénine doit adopter aussi l'autre formule, celle de l'Osvobajdénié, en y remplaçant le libéralisme par son aile gauche, le jacobinisme. On aura alors : « On ne peut en aucune façon séparer l'un de l'autre le jacobinisme et le social-démocratisme, encore moins les opposer l'un à l'autre ; de par leur idéal fondamental ils sont identiques et inséparables » ; et non seulement de par leur « idéal fondamental », mais par leurs méthodes de tactique révolutionnaire et par le contenu de leur mentalité politique. Alors il ne reste plus qu'à dresser le bilan : le jacobinisme est une variante particulière du libéralisme ; le social-démocratisme est une variante particulière du jacobinisme.

Si le camarade Lénine ne veut pas faire « deux pas en arrière » par rapport au seul « mot d'ordre » de principe principe sans peur (sinon sans reproche) qu'il ait donné il sera forcé de faire « un pas en avant » au-delà de sa définition, en acceptant toutes les conclusions qui en découlent, et d'envoyer sa nouvelle carte de visite aux camarades du Parti.

Entweder oder ! [106]

Ou bien, vous finissez d'élever votre « pont » théorique entre la démocratie révolutionnaire-bourgeoise (jacobine) et la démocratie prolétarienne, comme ces libéraux qui, ayant quitté le marxisme, élèvent un « pont » entre le libéralisme bourgeois et le socialisme prolétarien, ou bien, vous renoncez à la pratique qui vous pousse à un tel attentat théorique.

Ou bien jacobinisme, ou bien socialisme prolétarien !

Ou bien vous abandonnez la seule position de principe que vous ayez réellement prise en luttant contre la « minorité », ou bien vous abandonnez le terrain du marxisme que vous avez défendu apparemment contre la « minorité ».

Entweder oder, camarade Lénine !

« Pourquoi cette gamine espiègle qu'est l'histoire [dit le camarade Axelrod] ne donnerait-elle pas à la démocratie bourgeoise révolutionnaire un chef formé à l'école du marxisme révolutionnaire orthodoxe ?... Le marxisme légal ou demi-marxisme n'a-t-il pas donné un chef littéraire à nos libéraux ?[107] »

Comment donc ?...

Seul un jacobin peut devenir le chef de la démocratie révolutionnaire bourgeoise. Il rassemblera son armée (elle ne sera pas grande et pas bien terrible, cette armée) autour des slogans clinquants de « dictature » rigoureuse, de « discipline » de fer, d' « appel à l'insurrection ». Le marxisme peut apparaître comme l'enveloppe idéologique que se donne l'intelligentsia révolutionnaire réconciliée avec son rôle limité, bourgeois-révolutionnaire (jacobin) ; bien entendu, (il ne s'agit plus du contenu de classe socialiste, mais seulement du cadre formel, cassé à un point tel que l'on peut lier ce « marxisme orthodoxe » au jacobinisme pour obtenir une « social-démocratie révolutionnaire ».

Le camarade Axelrod, selon l'assertion de Lénine, « n'a rien su trouver, mais vraiment rien du tout, pour montrer et démontrer l'existence de tendances déterminées [tendances révolutionnaires-bourgeoises, c'est-à-dire jacobines Trotsky] chez tels ou tels représentants de l'aile orthodoxe [du Parti] qu'il déteste » [sic] (Un pas, etc., p. [615], souligné par l'auteur.) Axelrod « n'a rien démontré », ni aux « économistes » qu'il a été le premier à attaquer, ni à nos chefs de bureau jacobins, lorsqu'il les a caractérisés politiquement et, par là, coincés dans sa Résolution historique au Congrès de la Ligue. Axelrod « n'a rien démontré » . Il n'a pas dessiné de diagrammes savants, il n'a pas relié des indices bancals, et c'est pour cela qu' « il n'a rien

démontré » . Il a fait autre chose : il a formulé une tendance qui s'est dessinée dans le Parti. Pour exécuter le premier travail il faut être un statisticien agile et un avocat léger. Pour faire le second, il faut être un marxiste et un politicien perspicace. Quant aux preuves « docu­mentaires », d'autres se sont occupés de les assembler. De ces « preuves » importantes pour Lénine, y en a trop dans la pratique de parti de nos jacobins « conseillers d'État » en tout genre... il y en a trop clans les résolutions de nos comités, dans le fameux « Mani­feste » ouralien en particulier. Et tous ces « attentats « artisanaux » contre le marxisme, acquirent un poids spécial après que Lénine « lui-même » les eut « centralisés » dans m brochure couronnée par la « formule » immortelle du social-démocrate-jacobin !

La dictature sur le prolétariat[modifier le wikicode]

Ô puissante logique de la vie ! « Qu'elle pose un grain de sable sur la route et voilà le grand malin par terre ». Un fait aussi « minime » que dans un certain Parti social-démocrate le groupe qui a élaboré un certain plan organisationnel ait été mis en situation inconfortable, ce « simple » fait est devenu la source d'énormes luttes internes. Il a bien fallu se dire : ce plan organisationnel a manifestement un petit défaut, la pensée qui a accouché d'un tel plan souffre apparemment d'une infirmité quelconque...

L'auteur du « plan », qui applique dans la politique interne du Parti des méthodes étrangères à l'esprit même de la social-démocratie, s'est trouvé contraint, de par sa position même, d' « élargir » le concept de social-démocrate et de le lier à celui de jacobin. La vie développe la puissance logique et force les petits personnages inconséquents et éclectiques à en arriver à la conclusion logique d'une façon ou d'une autre. Le plus vite sera le mieux...

Au moment même où Lénine créait sa « formule » du social-démocrate-jacobin, ses amis politiques de l'Oural élaboraient une nouvelle « formule » de la dictature du prolétariat. Subjectivement les jacobins de l'Oural, comme Lénine, restent dans le cadre marxiste. Mais la vie politique recèle une quantité suffisante de coups les plus divers pour les contraindre à « élargir » ce cadre, ou à l'abandonner totalement quand il se révélera trop gênant. Et il faut s'attendre à ce que cela arrive tôt ou tard. « Si la Commune de Paris en 1871 a échoué disent les marxistes ouraliens c'est qu'en elle étaient représentées diverses tendances, qu'il y avait en elle les représentants d'intérêts différents, souvent opposés et contradictoires. Chacun tirait la couverture de son côté, et cela aboutit au fait qu'il y eut beaucoup de disputes et peu d'action (...) Il faut dire, non seulement de la Russie, mais du prolétariat mondial, que celui-ci doit être préparé et se préparer à recevoir [!!!] une organisation forte et puissante (...) La préparation du prolétariat à la dictature est une tâche organisationnelle [!] si importante, que toutes les autres doivent lui être subordonnées. Cette préparation consiste, entre autres, à créer un état d'esprit [!] en faveur d'une organisation prolétarienne forte et puissante, à expliquer toute sa signification. On peut objecter que des dictateurs [!!!] sont apparus et apparaissent tout seuls. Mais il n'en a pas été toujours ainsi, et tout spontanéisme, tout opportunisme est à rejeter du parti prolétarien.

« C'est là que doivent s'unir un degré supérieur de conscience et une obéissance absolue l'un doit appeler l'autre (la conscience de la nécessité est la liberté de la volonté). » Chez nous, en Russie, compte tenu de la centralisation autocratique, il est particulièrement important de répondre « à la question de l'organisation, de (promouvoir l'idée) d'un parti rigoureusement centralisé, conspirateur, capable d'avancer et de réaliser sa tâche propre qui d'ailleurs coïncide avec la tâche finale ».

Voilà donc la philosophie sociale-révolutionnaire de trois Comités : ceux d'Oufa, de l'Oural central et de Perm (cf. le supplément au n° 63 de l'Iskra, c'est moi qui ai souligné).

Cette philosophie peut se résumer en trois thèses :

1. La préparation du prolétariat à la dictature est un problème d'organisation : cela consiste à préparer le prolétariat à recevoir une organisation puissante, couronnée par un dictateur.

2. Dans l'intérêt de la dictature du prolétariat, il est indispensable de préparer consciemment l'apparition de ce dictateur sur le prolétariat.

3. Toute déviation de ce programme est une manifestation d'opportunisme.

En tout cas, les auteurs de ce document ont le courage d'affirmer tout haut que la dictature du prolétariat leur apparaît sous les traits de la dictature sur le prolétariat : ce n'est pas la classe ouvrière qui, par son action autonome, a pris dans ses mains le destin de la société, mais une « organisation forte et puissante » qui, régnant sur le prolétariat et à travers lui sur la société, assure le passage au socialisme.

Pour préparer la classe ouvrière à la domination politique, il est indispensable de développer et de cultiver son auto-activité, l'habitude de contrôler activement, en permanence, tout le personnel exécutif de la Révolution. Voilà la grande tâche politique que s'est fixée la social-démocratie internationale. Mais pour les « jacobins sociaux-démocrates », pour les intrépides représentants du substitutionnisme politique, l'énorme tâche sociale et politique qu'est la préparation d'une classe au pouvoir d'État, est remplacée par une tâche organisationnelle-tactique : la fabrication d'un appareil de pouvoir.

La première problématique met l'accent sur les méthodes d'éducation et de rééducation politique de couches toujours plus larges du prolétariat, en les faisant participer au travail politique actif. La seconde réduit tout à la sélection d'exécutants disciplinés aux divers échelons de « l'organisation forte et puissante », sélection qui, dans l'intérêt d'un allégement du travail, ne peut manquer de se produire par l'élimination mécanique des inadaptés : par la « dissolution » et la « privation des droits ».

Répétons-le : les camarades de l'Oural sont parfaitement conséquents avec eux-mêmes lorsqu'ils remplacent la dictature du prolétariat par la dictature sur le prolétariat, la domination politique de la classe par la domination organisationnelle sur la classe. Mais c'est une cohérence, non de marxistes, mais de jacobins, ou de leur « transpo­sition » en langage socialiste : de blanquistes, avec, bien sûr, l'arôme original de la culture ouralienne.

Ainsi nous avons accusé nos camarades ouraliens de blanquisme. Cela nous rappelle que c'est justement de blanquisme que Bernstein accuse les sociaux-démocrates révolutionnaires. Voilà une raison tout à fait suffisante pour ranger les Ouraliens parmi les sociaux-démocrates révolutionnaires, et pour nous traiter, nous, de bernsteiniens[108].

Voilà pourquoi nous considérons comme extrêmement utile de citer l'opinion d'Engels sur l'idée que les blanquistes se faisaient de leur propre rôle au moment de la révolution socialiste.

« Élevés à l'école de la conspiration, liés par la stricte discipline qui lui est propre, ils partaient de cette idée qu'un nombre relativement petit d'hommes résolus et bien organisés était capable, le moment venu, non seulement de s'emparer du pouvoir, mais aussi, en déployant une grande énergie et de l'audace, de s'y maintenir assez longtemps pour réussir à entraîner la masse du peuple dans la révolution et à la rassembler autour du petit groupe de meneurs. Pour cela il fallait avant tout une centralisation dictatoriale, extrêmement rigoureuse, du pouvoir entre les mains du gouvernement révolutionnaire. » (Préf. d'Engels à la 3e édition allemande de : la Guerre civile en France de Marx. [Éditions Sociales, p. 299]).

Comme on le sait, les blanquistes n'agirent point selon les exigences logiques de leur doctrine, mais selon les exigences des intérêts révolutionnaires du prolétariat parvenu au pouvoir. Au lieu de convier le prolétariat à la soumission « consciente » au dictateur (ce par quoi doit s'exprimer selon nos dialecticiens de l'Oural la « libre volonté » de la classe ouvrière), la Commune comprit avant tout que, si le prolétariat « ne veut pas être privé du pouvoir qu'il vient de conquérir, il doit (...) s'assurer contre ses propres serviteurs et ses propres délégués ; ceux-ci pouvaient être à chaque moment et tous sans exception révoqués de leur poste » (Ibid., p. 300).

Rien qu'avec ces deux citations il apparaît assez clairement qu'on peut être contre le jacobinisme sans être bernsteinien. Et, inversement, ajoutons-le ici même, on peut être anti-bernsteinien de la tête aux pieds tout en se situant à mille lieues du marxisme. Plekhanov écrivait un jour que nos « économistes » ressemblaient comme deux gouttes d'eau aux caricatures que Mikhaïlovsky, Krivenko[109] et consorts donnent des marxistes. Nos « substitutionnistes » centralisateurs ressemblent comme deux gouttes d'eau à ces caricatures de sociaux-démocrates révolutionnaires que sont les théoriciens de « l'écono­misme » russes et les « bernsteiniens » européens. Il est tout à fait insuffisant de mettre les signes « + et - » là où les opportunistes mettent « - et + » pour s'emparer de tous les secrets de la politique révolutionnaire socialiste.

Être adversaire de l'opportunisme ne signifie encore nullement être social-démocrate révolutionnaire.

Cela ressort mieux et plus clairement au sujet justement de la dictature du prolétariat, question qui divise tout le monde socialiste européen.

Chez nous dans le Parti prédomine l'opinion que, sur cette question, comme sur toutes les autres questions du socialisme, il n'existe, en dehors de la position marxiste (« orthodoxe »), que la position réformiste, opportuniste (la bernsteinienne y compris). C'est faux. Il existe encore une troisième position : celle de l'opportunisme blanquiste. Cette hérésie, nos « orthodoxes » ne la soupçonnent et ne l'appréhendent d'aucune façon. Et cependant cette position nous est beaucoup plus proche, à bien des points de vue, que le bernsteinisme.

Les deux espèces d'opportunisme : le réformisme et le blanquisme, sont déterminées par les éléments spécifiques qu'apporte avec elle l'intelligentsia démocratique dans le mouvement ouvrier. Cette dernière tend à la prise conspirative du pouvoir tant qu'elle respire les vapeurs enivrantes de la révolution bourgeoise ; mais elle incline de plus en plus vers le réformisme anti-révolutionnaire à mesure que les traditions bourgeoises-révolutionnaires s'éloignent dans le passé. Voilà pourquoi l'opportunisme jacobin en matière de théorie et de pratique socialistes correspond à la position politique et à la mentalité politique de l'actuelle intelligentsia révolutionnaire russe, dans la même mesure où l'opportunisme réformiste correspond aux inclinations politiques de l'actuelle intelligentsia française.

Pour le socialisme européen, les tendances jacobines sont ein überwundener Standpunkt[110], un stade achevé depuis longtemps. Là, jacobinisme et blanquisme ne figurent plus que comme épouvantails dans la bouche des révisionnistes et des bernsteiniens. Inversement, chez nous, révisionnisme et bernsteinisme sont en train de se transformer visiblement en épouvantails dans la bouche et sous la plume d' « orthodoxes » qui tendent de plus en plus au jacobinisme et au blanquisme.

Par conséquent, pour nous, révolutionnaires russes, il n'y a pas de quoi être fiers si, de par notre arriération politique générale, nous nous trouvons, dans la période pré-révolutionnaire actuelle, plus réceptifs au jacobinisme qu'au réformisme. Ils sont également étrangers l'un et l'autre à la grande cause du prolétariat !...

Si nous imaginons quelque peu les tâches colossales (non pas les tâches d'organisation, les problèmes de conspiration, mais les tâches socio-économiques et socio-politiques) que met en avant la dictature du prolétariat, ouvrant une nouvelle époque historique ; si, en d'autres termes, la dictature du prolétariat n'est pas pour nous une phrase creuse, qui couronne notre « orthodoxie » formelle dans les luttes à l'intérieur du Parti, mais une notion vivante, qui découle de l'analyse de la lutte sociale toujours plus large et plus aiguë du prolétariat contre la bourgeoisie, alors nous ne tirons pas comme les Ouraliens la conclusion stupide que la Commune a échoué faute de dictateur, alors nous ne l'accusons pas d'avoir comporté « trop de disputes et trop peu d'action », et nous ne lui recommandons pas, a posteriori, d'éliminer les « disputailleurs » (les intrigants, les désorganisateurs, les adversaires malveillants) par la « dissolution » et la « privation des droits ». Les tâches du nouveau régime sont si complexes qu'elles ne pourront être résolues que par la compétition entre différentes méthodes de construction économique et politique, que par de longues « discus­sions » , que par la lutte systématique, lutte non seulement du monde socialiste avec le monde capitaliste, mais aussi lutte des divers courants et des diverses tendances à l'intérieur du socialisme : courants qui ne manqueront pas d'apparaître inévitablement dès que la dictature du prolétariat posera, par dizaines, par centaines, de nouveaux problèmes, insolubles à l'avance. Et aucune « organisation forte et puissante » ne pourra, pour accélérer et simplifier le processus, écraser ces tendances et ces divergences : il est bien trop clair qu'un prolétariat capable d'exercer sa dictature sur la société ne souffrira aucune dictature sur lui-même.

La classe ouvrière, s'étant emparée du gouvernail de 1'État, contiendra sans aucun doute dans ses rangs beaucoup d'invalides politiques et traînera à sa suite beaucoup de lest idéologique. Il lui faudra absolument à l'époque de la dictature comme il le faut maintenant nettoyer sa conscience des fausses théories, des modes de pensée bourgeois, et expulser de ses rangs les phraseurs politiques et tous ceux dont les catégories de pensée sont surannées. Mais on ne peut pas opérer une substitution de cette tâche complexe en mettant au-dessus du prolétariat un groupe bien sélectionné de personnes, ou mieux, une seule personne nantie du droit de dissoudre et de dégrader.

Marx, en quelques lignes, a désigné les « ennemis intérieurs » de la Commune, les gens qui ont freiné l'œuvre du prolétariat révolutionnaire. Mais Marx savait qu'on ne peut se débarrasser de tels éléments par un décret d'en haut. « Ils sont un mal inévitable ; se libérer d'eux dit Marx on ne le peut qu'avec le temps, mais le temps, on ne l'a pas donné à la Commune. » On ne peut se libérer d'eux qu'en approfondissant la conscience de classe du prolétariat, et en le rendant, ainsi, de plus en plus indépendant de telle ou telle erreur, des fautes de tel ou tel « chef »[111].

Marx qui, deux jours après la chute de la Commune donnait d'elle une appréciation mémorable, ne se doutait pas que des gens, se proclamant ses disciples, se mettraient trente-trois ans plus tard à ressasser les préjugés du jacobinisme doctrinaire à l'égard de la Commune.

La Commune justement a montré combien stupide et impuissant se révèle tout doctrinarisme de la conspiration face à la logique du mouvement de classe du prolétariat ; elle a montré que la seule base pour une politique socialiste non aventuriste ne peut être que le prolétariat autonome, et non une classe à laquelle on insuffle un « état d'esprit » en faveur d'une organisation forte et puissante au-dessus d'elle.

Il faut comprendre, messieurs, que le développement de toute une classe s'accomplit constamment, mais lentement. Il faut comprendre que nous n'avons pas et que nous ne pouvons acquérir d'autre base pour nos succès politiques que le niveau de conscience du prolétariat. Il faut une fois pour toutes renoncer aux méthodes « d'accélération » du substitutionnisme politique. Celui qui ne supporte pas cela, celui qui cherche d'autres garanties, non pas dans la base de classe mais dans un sommet organisationnel-conspirateur, celui-là peut nous quitter aujourd'hui, car il sera de toute façon écarté du prolétariat ; et il sera chassé vers où ? Vers les anarchistes ou les réformistes ? Qui peut le prédire ?

Nous n'en doutons pas : disons que la réduction de la question de la dictature du prolétariat à une question d'organisation et la réduction de celle-ci à celle de la préparation en temps voulu d'un dictateur n'est qu'une ineptie locale ouralienne.

Mais pourquoi donc, alors, cette ineptie est-elle si « naturelle » ? Comment se fait-il donc qu'elle justifie si bien les prévisions faites dans les publications de la « minorité » ? La délégation sibérienne[112] n'avait-elle pas écrit longtemps avant la parution du document ouralien que, de par la logique même de « l'état de siège », l'hégémonie de la social-démocratie dans la lutte libératrice signifie l'hégémonie d'une personne sur la social-démocratie elle-même ? Et encore ceci : Lénine ne sait-il pas pour qui, dans le système du boulangisme[113] social-démocrate ouralien, est préparé le rôle central ? Et proteste t il contre cette caricature de la social-démocratie érigée en théorie ? Il se tait. Bien plus il garde sur ces problèmes un silence si éloquent qu'il semble à tous se délecter à l'avance et se faire beau intérieurement.

Non, le Manifeste ouralien n'est pas une curiosité, mais le symptôme d'un danger beaucoup plus grave, menaçant notre Parti ; et nous devons une profonde reconnaissance politique à nos camarades ouraliens d'avoir vaincu la couardise intellectuelle qui distingue la majorité de leurs amis, et d'avoir tiré des conclusions qui font froid dans le dos même à ceux qui ne sont pas particulièrement peureux.

... Ils nous quitteront ; je parle de ceux pour lesquels ces conceptions esquissées sont déjà devenues une philosophie plus ou moins achevée, et non pas une simple maladie de croissance politique. Ils nous quitteront, car ce révolutionnarisme formel, ce révolutionnarisme qui repose sur la forme de l'organisation et non sur le contenu politique, porte en lui le gage de sa décomposition inévitable et, qui plus est, rapide.

Même si notre Parti dans les conditions de l'autocratie édifiait cette construction organisationnelle idéale (ce qui est tout de même peu vraisemblable) ; même s'il gardait intacte celle-ci à travers toutes les épreuves que nous prépare la période de liquidation de l'autocratie, pendant la lune de miel de la Russie bourgeoise libérée, durant les années de l'essor national, lorsque le capitalisme russe, enivré par les nouvelles sources de développement qui s'ouvriront à lui, détournera, peut-être, pour un moment le prolétariat de la dure lutte politique et le poussera sur le chemin de la moindre résistance, sur le chemin des organisations professionnelles et économiques, pourtant, alors même « l'organisation forte et puissante » restera suspendue sans vie au-dessus des luttes de classes vivantes, comme une voile que ne vient plus gonfler le vent...

Et alors tous ceux pour lesquels c'est « pur opportunisme » que de compter uniquement sur la « croissance lente mais constante de la conscience de classe », tous ceux auxquels la logique historique du mouvement de classe du prolétariat parle moins que la logique bureaucratique de tel ou tel « plan » organisationnel, tous ceux-là seront pris au dépourvu, et la vague de désenchantement politique emportera inévitablement hors de nos rangs beaucoup de ces mystiques de la forme organisationnelle. Car cette déconvenue touchera seulement la forme organisationnelle, non seulement l'idée du centralisme en tant que telle, mais l'idée du centralisme en tant que fondement de la conception révolutionnaire du monde. Le fiasco du fétichisme organisationnel signifiera inévitablement pour leur conscience politique la faillite du marxisme, la faillite l’« orthodoxie » ; car, pour eux, l'ensemble du marxisme s'est réduit à quelques formules organisationnelles primitives. Bien plus, ce sera la faillite de leur foi dans le prolétariat en tant que classe qui ne s'est pas laissé conduire à la dictature, bien qu'on lui ait posé pour cela des itinéraires si sûrs et si directs...

Désenchantés et déçus, ils nous quitteront ; les uns vers le réformisme, les autres vers l'anarchisme et, s’il nous arrive de les rencontrer un jour au croisement deux routes politiques, nous leur rappellerons cette prédiction.

  1. Staline, Plon, 1935.
  2. Trotsky, I. Le Prophète armé, édit. française, Julliard, 1962.
  3. Dans son édition du Que faire ? de Lénine, éd. Julliard, coll. « Politique », 1966.
  4. TROTSKY : Staline, éd. française, Grasset, 1948.
  5. Trotsky fait ici essentiellement allusion aux amis de Lénine.
  6. Trotsky a ici en vue quelques-uns des :principaux chefs de la « minorité », qui étaient effectivement les seuls à être, à l'époque, internationalement connus, tels Plekhanov, Zassoulitch, Axelrod, etc.
  7. Il s'agit des mencheviks vivant dans l'émigration, tels que, par exemple, les rédacteurs et collaborateurs de l'Iskra.
  8. Cela se reflète et dans le contenu et dans le ton des différents chapitres. Pendant cette période, d'autres auteurs ont exprimé dans 1'Iskra, mais au sujet d'autres choses, certaines idées de cette brochure. (Note de Trotsky.)
  9. Bourgeoise, bien entendu !
  10. Lev Davidovitch Bronstein prit le pseudonyme de N. Trotsky, le nom de son garde sibérien. Il garda ce pseudonyme de 1902 jusqu'à la Première Guerre mondiale, ne changeant ultérieurement que l'initiale du prénom.
  11. Populisme ; Zemlia i Volia ; Narodnaïa Volia, etc. Le mot « populisme » désigne à la fois l'idéologie d'une phase du mouvement révolutionnaire russe et cette phase elle-même. Le mouvement populiste (narodnitchestvo), qui débute à la fin des années 1860, fait le pont, selon l'histoire russe officielle actuelle, entre le mouvement révolutionnaire-démocrate de Herzen, Tchernychevsky, etc. et le mouvement révolutionnaire ouvrier.
  12. Cette phrase historique fut prononcée par Plekhanov lors du Congrès de fondation de la IIe Internationale (en 1889).
  13. Voir note 1 de ce chapitre.
  14. De l'agitation (Ob aguitatsij), brochure écrite par A. J. Kremer, organisateur du Bund et revue par Martov. Elle parut imprimée à Genève en 1897 avec une postface d'Axelrod.
  15. Rabotchéié Dièlo (La cause ouvrière), journal de tendance « économiste » de l'Union sociale-démocrate russe paraissant à l'étranger de 1899 à 1902.
  16. Pour les citations de Que faire ?, nous donnons toujours la pagination de l'édition de cet ouvrage par J.-J. Marie, Éd. du Seuil, 1966.
  17. C'est-à-dire l'Iskra d'avant le IIe, Congrès. La rédaction de la « nouvelle » Iskra (après novembre 1903) est la même que l'ancienne, Lénine en moins.
  18. Pour le thé.
  19. Dans les années 1899-1901 existait déjà en Russie un vaste mouvement d'étudiants (allant du libéralisme aux positions révolutionnaires-démocratiques), et plus spécialement à Pétersbourg, Moscou, Kiev et Kharkov. Le début de l'année 1901 marqua son point culminant avec de véritables batailles de rues qui opposèrent les étudiants manifestant en masse et les cosaques.
  20. Zemstvos : organes d' « auto-administration » locale institués en 1864 dans les provinces russes de l'Empire par la réforme administrative d'Alexandre II. Les propriétaires fonciers y prédominaient.
  21. Strouvé, principal marxiste « légal ». Ses partisans formèrent après 1905 le noyau du Parti Constitutionnel-Démocrate (le parti des « Cadets »), parti bourgeois le plus influent ; en Russie jusqu'en 1917.
  22. Ancienne forteresse, non loin de Pétersbourg ; au XIXe siècle prison politique.
  23. Publiciste le plus en vue du populisme légal à la fin du siècle.
  24. Pseudonyme pour Strouvé.
  25. Ancêtre du populisme, arrêté en 1862.
  26. Revue théorique du Parti des s.-r. (socialistes-révolutionnaires) dont le premier numéro parut en juillet 1901.
  27. La situation intermédiaire de nos socialistes « subjectivistes » entre le Parti socialiste du prolétariat et le Parti libéral de la bourgeoisie se reflète de façon extrêmement claire dans le domaine philosophique. Si le « critère subjectif » qui doit guider notre action doit, de par son origine, être soumis à la vérification empirique, il comporte inévitablement un caractère historico-social, c'est-à-dire un caractère de classe. Et notre tâche est alors de tracer ; en partant d'une évaluation donnée comme un fait , des lignes de forces vers le bas, c'est-à-dire d'établir la nature de classe du critère subjectif donné et de le mettre ainsi sous le contrôle d'un critère objectif : les lois du développement objectif. De ce point de vue le « subjectivisme » qui reste enfermé en lui-même, n'est rien d'autre que la peur de la pensée « positive » devant ses propres conclusions.
    Mais si le « critère subjectif » est autonome, par rapport à la réalité empirique sociale, et conteste sa prétention à l'hégémonie, alors la source qui nous fournit le critère et l'échelle des jugements moraux (et autres) doit être au-dessus d'elle. Notre tâche est alors de tracer, à partir de l'évaluation donnée comme un fait, des lignes vers le haut, vers l'empire transcendant du devoir et, par là, de mettre de nouveau le critère subjectif sous le contrôle d'un « critère objectif », la norme absolue du Devoir. De ce point de vue le « subjectivis­me », replié sur lui-même, suppose le renoncement timoré à tout présupposé métaphysique (ou religieux) personnel.
    (N.B. Ou bien le « matérialisme économique », ou bien l'idéalisme philosophique. Ce dilemme, qui se pose au « subjectivisme », démontre a contrario le lien qu'on a si souvent nié entre le matérialisme philosophique et la conception matérialiste de l'histoire.) (Note de Trotsky.)
  28. Iskra (« L'étincelle »). Organe central du Parti social-démocrate dont le premier numéro parut le 24 (11) décembre 1900 à Munich (à partir de juillet 1902 à Londres) ; fondé par Lénine, Martov, Potressov (à leur retour de Sibérie) et les trois « vieux » du groupe Libération du Travail (Plekhanov, Axelrod, Zassoulitch) ; il tirait à environ 8 000 exemplaires.
  29. Slovo i Dièlo : système d'instruction des crimes politiques en Russie aux XVIIe et XVIIIe siècles ; toute personne au courant de « paroles et actes » dirigés contre le souverain devait, sous peine de mort, les dénoncer aux autorités.
  30. Zaria (« l'Aube »). Revue théorique éditée à Stuttgart par la rédaction de L’Iskra en 1901-1902. Il y eu en tout quatre numéros.
  31. Le prolétariat, sous la plume d'un certain nombre d'auteurs du XIXe siècle.
  32. Nous ne savons pas si les amis du camarade Lénine seront d'accord avec notre façon de juger la période « iskriste ». Nous pensons que non ; cela les amènerait à toute une série de conclusions irrecevables pour eux. Mais la vérité nous oblige à faire remarquer qu'au IIe Congrès, ni Lénine, ni ses partisans, n'ont tenté de s'élever contre le jugement « étroit » que je portais dans mon discours sur le travail de l’Iskra. « Rappelons-nous [disais-je] avec quelle rapidité le marxisme s'est emparé des esprits de l'intelligentsia au début des années 90. Pour la majorité de cette intelligentsia le marxisme était un instrument pour émanciper intellectuellement le mouvement démocratique russe de l'idéologie populiste vétuste. Le marxisme lui donna la justification qui lui permit d'entrer, la conscience tranquille, à l'école du capitalisme. Mais le marxisme révéla sa véritable nature révolutionnaire dans le mouvement ouvrier. Plus celui-ci se développait, et plus le mouvement démocratique éprouvait le besoin de définir ses rapports avec lui. Or le mouvement démocratique lui-même avait eu le temps de grandir, de se renforcer et de prendre goût à l'indépendance politique. Pour lui, l'idéologie du prolétariat n'était plus de saison. C'est alors que commença une campagne critique contre le marxisme. Son but officiel était de libérer le marxisme de son contenu dogmatique et non critique. Mais sa tâche effective était de libérer 1e mouvement démocratique du joug de l'idéologie marxiste. La « critique » mina tous les fondements marxistes et il ne resta plus aucune trace de la séduction du marxisme. L'influence dissolvante de cette « critique » se fit jour aussi dans les rangs de la social-démocratie. Une période de doute, d'hésitation et d'incohérence commença. Nous abandonnâmes au mouvement démocratique bourgeois position sur position. C'est à ce moment critique qu'apparut le groupe de l'Iskra et de la Zaria ; et il entreprit à ses risques et périls de rassembler le Parti sous le signe du socialisme révolutionnaire. » (IIe Congrès extraordinaire du P0SDR, p. 112). Dans tous les autres discours, l'Iskra fut jugée, consciemment ou non, d'un même point de vue. (Note de Trotsky.)
  33. Premier groupe marxiste-révolutionnaire, fondé dans l'exil à Genève, en 1883. Sa revue fut le Social-démocrate.
  34. C'est-à-dire les étudiants, allusion aux grands combats des étudiants contre le régime au printemps de 1901.
  35. « Suiviste », littéralement : « queuiste » ( en russe , khvostiste), de l'expression « marcher à la queue de l'histoire », terminologie ironique appliquée par Lénine aux « économistes ».
  36. Raznotchinets : « déclassé » ; littéralement, personne ne faisant pas partie de la « société civile » (paysans, propriétaires, classes urbaines) et inclassable dans la « table des rangs » instituée par Pierre le Grand. Ce genre de « déclassé » formait la grosse part de l'intelligentsia révolutionnaire russe.
  37. Rédacteur du Sovremiénik, organe de tendance démocrate-révolutionnaire dans les années 1860.
  38. Maintenant, selon l'heureuse expression de Pavlovitch (c'est-à-dire en fait de Lénine lui-même) l'influence d'un publiciste se définit, dans le Parti, en termes de poids de papier imprimé. (Note de Trotsky.)
  39. Image que Lénine reprendra plus d'une fois.
  40. C'est-à-dire Trotsky lui-même, très probablement.
  41. C'est-à-dire Piékhanov.
  42. Allusion à la démission de Lénine de l'Iskra.
  43. Lavristes : partisans de P.L. Lavrov, un des chefs idéologiques de l'intelligentsia révolutionnaire durant les années 70.
  44. Le camarade Lénine dira bien sûr que c'est une calomnie. Il nous renverra à Un pas en avant... au numéro 43 de l'Iskra, où nous verrions, paraît-il, que dès 1903 « les exagérations des politiques sont regardées comme de l'atavisme caractérisé p ( ?). Si suivant l'indication du camarade Lénine, nous prenons le n° 43 de l'Iskra, nous pouvons y lire ceci, dans l'article intitulé Sur les tâches d'agitation dans notre parti (Lettre à la Rédaction) : « L'agitation politique a pris chez nous ces derniers temps un caractère trop abstrait ; elle a été trop peu liée à la vie concrète et aux besoins quotidiens des masses ouvrières (...) Notre agitation politique se transforme en une pure déclamation politique. Si l'on n'intègre pas les larges masses, il est impossible de créer un mouvement politique des masses. C'est seulement en élargissant la base de notre mouvement politique, en éveillant les larges masses populaires à la vie politique autonome, que nous pourrons fortifier à nouveau notre Parti. Pour accomplir ce travail, on ne doit pas ignorer les intérêts professionnels des ouvriers à la lutte syndicale. Nous devons éveiller à nouveau un large mouvement syndicaliste des masses (...) Or, aussi bien le Comité de Bakou, depuis qu'il existe, que celui de Tiflis [la lettre fut envoyée du Caucase] n'ont même pas sorti un seul tract syndical. »
    Ces lignes, nous l'espérons, convaincront définitivement tout le monde, que dès juillet 1903 « les exagérations des politiques » étaient regardées [par qui ?] comme « de l'atavisme caractérisé ». Voilà le sérieux avec lequel le camarade Lénine écrit l'histoire. En tout cas, il nous donne le droit de lui poser quelques questions. Si « les exagérations des politiques » sont déjà regardées dans le n° 43 de l'Iskra comme de l' « atavisme caractérisé », cela veut bien dire pourtant que ces c exagérations » ont existé ? À quelle période ? Peut-être pendant la période de l'Iskra ? Sous quelles formes se sont-elles manifestées ? Qui s'est battu contre elles, et comment ?
    À moins qu'en dépit de toute l'expérience passée de notre parti, nous soyons venus à bout de ces « exagérations des politiques » sans aucune lutte idéologique ? Si le camarade Lénine réfléchit un moment à ces questions intéressantes (après avoir reconnu au préalable qu'il s'est faussement appuyé sur le n° 43 de l'Iskra), il comprendra peut-être que seule la « minorité » a ouvert la lutte idéologique contre les « exagérations des politiques », comme tous ceux qui menaçaient de plus en plus (cf. le « Manifeste Ouralien » et la brochure Un pas en avant...) de déclarer « atavisme caractérisé » toutes les conquêtes théoriques et politiques de la social-démocratie internationale. La lettre dans le n° 43 de l'Iskra, à laquelle Lénine se réfère si imprudemment, est caractéristique précisément en ceci qu'elle s'efforce, avant même le Congrès, et sans partir du point de vue « iskriste », de mettre le doigt sur la plaie de notre pratique de parti, plaie qui est apparue au cours de la prétendue « liquidation de la troisième période » et comme son résultat. (Note de Trotsky.)
  45. Le fouet des cosaques, troupe d' « ordre » par excellence.
  46. Type russe du petit bureaucrate.
  47. Raison devient déraison, en allemand dans le texte.
  48. Ledit « Credo » date de 1898, il s'agit d'une rapide esquisse des vues du couple Prokopovitch rédigée par Ekaterine Kuskova (Mme Prokopovitch), sorte d'aide-mémoire, qui est devenu la plate-forme théorique de la « critique » russe de Marx (= du bernsteinisme russe). Le point le plus important en est le refus d'un parti ouvrier indépendant en Russie. Lénine, encore en Sibérie, attaqua violemment ce document.
  49. Il s'agit du IIIe Congrès sur la question de la formation technique et professionnelle. (Note de Trotsky.) Ce Congrès eut lieu en janvier 1904 (décembre 1903) à Pétersbourg.
  50. Douma : il s'agit d'un organe d'administration municipale, l'équivalent du zemstvo dans les villes. Ne pas confondre avec la Douma d'État instituée après la Révolution de 1905.
  51. Zemstsy : membres des « zemstvos » (cf. note 10 du sous-chapitre, L'évolution de l'intelligentsia marxiste, p. 32).
  52. Zemsky Sobor : assemblée de tous les zemstvos.
  53. Il s'agit, bien entendu, de la guerre russo-japonaise.
  54. Nadiéjdine fut une exception brillante. Malheureusement il a presque tout fait de son côté pour se couper du Parti et se priver de toute influence possible. (Note de Trotsky.) Lénine l'attaque plusieurs fois dans Que faire ?
  55. La dictature révolutionnaire du prolétariat (Marx), bien sûr.
  56. Cf. Rapport de la délégation sibérienne, p. 7, et les procès-verbaux du IIe Congrès. Discours d'Axelrod, p. 360. (Note de Trotsky.) Trotsky participa au IIe Congrès du P.O.S. D.R. en tant que délégué de I'Union Sibérienne.
  57. Nous avons (...) acclamé le congrès illégal des zemstvos, en encourageant [sic ! ! !l les membres des zemstvos à abandonner les démarches humiliantes pour passer à la lutte (...). Nous avons encouragé les statisticiens protestataires (...) et blâmé [sic !] les statisticiens briseurs de grève ». (Que faire ?, p. [150/1].) Voilà ce que « nous » avons fait ensemble avec le camarade Lénine ! Encore un peu et « nous » nous mettrions à « encourager » les éclipses de lune et de soleil. (Note de Trotsky.)
  58. Note pour les personnes soupçonneuses : quand nous parlons d' « escompte », nous n'avons pas en vue, bien entendu, une réalisation partielle du socialisme, qui correspondrait à la compréhension des buts socialistes chez le prolétariat telle qu'elle s'impose à lui progressivement par paliers, mais la prise d’influence partielle sur le milieu politique (avant tout orientée vers sa différenciation) pour accélérer la venue de la révolution socialiste. (Note de Trotsky.)
  59. ** En français dans le texte.
  60. ** En allemand dans le texte.
  61. La résolution du Comité de Tver demandait l'immédiate convocation d'un IIIe Congrès pour lutter contre la « minorité ».
  62. Un pas en avant..., p. [571] et ss. (Note de Trotsky.)
  63. ** Camarades du parti, en allemand dans le texte.
  64. Extrait d'une lettre de Herzen à Bakounine. (Note de Trotsky).
  65. ** En français dans le texte.
  66. Pitèr, familier pour St-Pétersbourg.
  67. Il s'agit du comité chargé de la préparation du IIe Congrès, composé presque uniquement de partisan de l'Iskra.
  68. *Revers, en allemand dans le texte.
  69. Littéralement « queuiste », c'est-à-dire qui est à la queue (= à la traîne) de l'histoire, des événements, suiveur, suiviste. Lénine traite (entre autres) ainsi ses adversaires mencheviks, par exemple dans Un pas, etc.
  70. Il n'est pas étonnant que le Comité d'Odessa qui se trouve sur cette base principielle propose comme slogan dans une de ses proclamations : « Vive la social-démocratie libératrice [sic !] du peuple russe ! » Le Comité d'Odessa a rejeté, évidemment, comme vestige du « suivisme », cette petite idée que la libération du peuple ne peut être que l'œuvre du peuple lui-même. Vive le Comité d'Odessa « libérateur » du peuple, et qui a déjà libéré les travailleurs d'Odessa de la tâche de se libérer eux-mêmes ! Seulement on se demande en quoi le slogan du Comité d'Odessa est meilleur que les promesses de tel ou tel « héros populaire » et qu'est-ce qui nous obligerait à croire que l' « organisation de combat » acquerra vraiment la liberté pour le peuple. (Note de Trotsky.)
  71. *C'est donc là tout le sens d'un si long discours ? en allemand dans le texte.
  72. Ou « socialisme n académique de l'allemand : Kathedersozialismus. Il s'agit de professeurs de quelques universités allemandes s'intéressant à la question sociale. Schmoller en était le plus célèbre.
  73. « La division du travail sous la direction d'un centre lui fait pousser [à Axelrod] des clameurs tragi-comiques contre la transformation des hommes en « rouages » et « ressorts » (Un pas, etc., p. [627]). (Note de Trotsky).
  74. *En français dans le texte.
  75. L'auteur était délégué de l'Union Sibérienne au IIe Congrès du Parti. La vérité nous oblige à dire que, depuis que ces lignes ont été écrites, l'Oural et la Sibérie ont eu le temps de se retrouver bien en arrière par rapport aux Comités d'Odessa et d'Ekaterinoslav. Ces derniers ont atteint dans la lutte interne un degré d'acharnement tel qu'il témoigne de l'agonie de leur propre « courant ».
    Les camarades d'Ekaterinoslav ont maintenant transféré l'objet de leur ire de la « minorité » sur le courant conciliateur de la « majorité » elle-même. La dernière résolution du Comité d'Ekaterinoslav, qui condamne le Comité central comme trop conciliant, nous a rappelé de façon vivante un discours fait au Club des Jacobins : « Je reproche aux représentants du peuple y disait un célèbre Jacobin d'avoir fraternisé avec les rebelles, au moment où la seule manière d'agir envers eux, c'était la hache et la pique. » (Note de Trostky.)
  76. Le camarade Lénine revient souvent dans la brochure (Un pas, etc.) sur l'idée que critiquer les résolutions principielles des comités, c'est-à-dire des organisations du Parti qui dirigent tout le travail local, équivaut à faire de la « mendicité » au point de vue théorique ; mais dresser des diagrammes sur la base des votes des représentants isolés de ces comités au Congrès au sujet de savoir... à quel endroit de l'ordre du jour examiner la question de la position du Bund dans le Parti c'est appliquer des méthodes authentiquement scientifiques d'analyse. Nous avons tenté, longuement mais en vain, de savoir en quoi l'opinion d'un comitard est plus importante que celle de son comité. À propos de la méthode authentiquement scientifique : le « diagramme » de Lénine opère sur 44 voix : les 20 voix de la « minorité », les 24 de la « majorité ». Parmi ces dernières, 3 voix sont passées à la « minorité » et la quatrième aux anarchistes (non pas à la Axelrod, mais à la Bakounine). Nous prions instamment le camarade Lénine, la prochaine fois qu'il perfectionnera son diagramme, d'introduire ces corrections indispensables. (Note de Trotsky.)
  77. *En allemand dans le texte.
  78. Le représentant du C.C. était alors Vassiliev (=Lengnik) et 1e mentor Lénine.
  79. Mieux vaut ne pas « cf. », car, bien entendu, on ne trouvera rien de semblable dans les « feuilletons » d'Axelrod. (Note de Trotsky.)
  80. Wolfgang Heine, un des plus célèbres partisans de Bernstein ; il fut rédacteur de leur revue théorique commune.
  81. Voir la note 12 de ce chapitre.
  82. Alexandre Millerand (1859-1943) fut le premier socialiste à être ministre en 1899 dans un gouvernement bourgeois. Sous le vocable de millerandisme on comprend ce courant qui en partant de la « révision » de Marx aboutissait à une collaboration ouverte avec l'ennemi de classe.
  83. Nous pensons que le papier sur lequel Lénine copiait ces mots a rougi à sa place ! (Note de Trotsky.)
  84. L'« Union » (des sociaux-démocrates russes à l'étranger) fut fondée en mars 1895 par les vétérans du groupe « Libération du Travail » (Plekhanov, Axelrod, Zassoulitch) qui d'après les statuts devaient y avoir une influence décisive.
  85. La lettre est raccourcie. Les passages soulignés le sont par moi. (Note de Trotsky.)
  86. Le Comité mingrélien (la Mingrélie : une région dans le Caucase) ? était à l'époque bolchevique, ainsi d'ailleurs que les Comités de Riga et de Tchita (en Sibérie Centrale).
  87. Deux grandes usines de Saint-Pétersbourg.
  88. *Cela suffit à celui qui sait.
  89. C'est-à-dire la guerre russo-japonaise.
  90. *Je m'en tiens là, je ne puis autrement ! en allemand dans le texte.
  91. Partisan des idées du vieux Tolstoï : non-violent et pour une espèce de christianisme social-mystique.
  92. August Bebel (1840-1913), le leader de la social-démocratie allemande de l'avant-guerre ; porte-parole du « centre » (et de l'appareil du Parti).
  93. *En français dans le texte.
  94. *En français dans le texte.
  95. *En français dans le texte.
  96. *En français dans le texte.
  97. La Société des Jacobins, recueil de documents pour l'histoire du club des Jacobins de Paris : par A. Aulard, Paris 1807, T. VI, p. 254.(Note de Trotsky)
  98. *En français dans le texte.
  99. C'est-à-dire la « nouvelle » Iskra (menchevique).
  100. *En français dans le texte.
  101. Rappelons au lecteur que la formule : « mettre dans l'impuissance de nuire » était un terme très employé par les jacobins à l'intention des « ennemis intérieurs » de la République. (Note de Trotsky.)
  102. Un dictateur pour réprimer la sédition et gérer les affaires.
  103. Du marxisme à l'idéalisme, p. VI. (Note de Trotsky.) Paru à Saint-Pétersbourg en 1903.
  104. Les problèmes de l'idéalisme, p. 118, souligné par moi. Il s'agit d'un essai par N.A. Berdiaëv, paru dans une collection d'essais publiée à Moscou en 1902. (Note de Trotsky.)
  105. Osvobojdérié, n° 33, [1903]. Contribution à la question agraire. (Note de Trotsky.)
  106. *Ou bien..., ou bien ! en allemand dans le texte.
  107. Axelrod suppute ici ironiquement l'évolution de Lénine et la compare à celle de Strouvé.
  108. La majeure partie de ce chapitre était écrite avant la parution de : Un pas... etc., de Lénine. Il se trouve que nous ne nous trompions pas. À l'accusation portée contre lui de jacobinisme et de blanquisme, le camarade Lénine répond, comme nous l'avions supposé : « ... les Girondins de l'actuelle social-démocratie recourent toujours et partout aux termes de jacobinisme et de blanquisme, etc., pour caractériser leurs adversaires. » [P. 615]. Axelrod ne fait que « confirmer » l'accusation d'opportunisme portée contre lui « en reprenant la rengaine à la Bernstein sur le jacobinisme, le blanquisme, etc. ! » [p. 617] (Note de Trotsky.)
  109. Publicistes russes de la fin du XIXe siècle, représentants de la tendance « légale » du populisme.
  110. *Un point de vue dépassé, en allemand dans le texte.
  111. C'est précisément cela qu'avait en vue l'Iskra lorsqu'elle écrivait qu' « en Allemagne aussi la question de la baguette du chef d'orchestre perd de sa signification à mesure que croît la conscience de classe du prolétariat. La conscience de soi du prolétariat comme classe fait son œuvre de façon inexorable bien que lente ». À ceci les camarades de l'Oural répondent : « C'est une position purement opportuniste [!!!]que l'Iskra considère comme un signe évident de la maturité du Parti dans son organisation. » Il apparaît donc que voir dans la croissance lente mais inexorable de la conscience de classe le seul « signe évident » des succès de sa cause et de la maturité de son Parti, signifie, ni plus ni moins, tomber dans l’« opportunisme pur ». (Note de Trotsky.)
  112. C'est-à-dire Trotsky lui-même.
  113. Les partenaires de Lénine sont ironiquement assimilés aux partisans de la dictature du général Boulanger (1837-1891).