Révolutionnaires professionnels

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Auguste Blanqui, un révolutionnaire professionnel du 19e siècle

Le « révolutionnaire professionnel » est un type, un profil de militant·e forgé dans certaines conditions (surtout lorsque le mouvement révolutionnaire fait face à une forte répression), et plus ou moins valorisé selon les conceptions militantes.

1 Premières apparitions[modifier | modifier le wikicode]

Les blanquistes peuvent être considérés comme un mouvement de révolutionnaires professionnels.[1] Au fil de ses nombreuses conspirations ratées pour établir un régime républicain, puis républicain socialiste, il en est venu à théoriser une organisation militaire efficace.

2 Les militant·es russes[modifier | modifier le wikicode]

2.1 L'autocratie et les narodniks[modifier | modifier le wikicode]

La dureté du régime autocratique des tsars de Russie obligeait les révolutionnaires à développer des méthodes conspiratives. Cela prend de l'ampleur à partir du 19e siècle, avec l'essor des mouvements démocrates. A partir de la fin du 19e siècle, c'est le socialisme qui attire le plus la frange révolutionnaire de l'intelligentsia.

Le premier mouvement socialiste d'ampleur en Russie est celui des narodniks (« populistes »). Parmi eux, toute une frange se tourne vers ce qu'ils appellent eux-même le « terrorisme », c'est-à-dire des assassinats de dignitaires de l'Empire. Pour cela, ils avaient besoin d'une organisation clandestine la plus efficace possible, qui sache développer des techniques pour ne pas se faire prendre, faire passer des messages et acheter des armes discrètement, etc. L'organisation la plus connue était Narodnaïa Volia.

Les social-démocrates (dénomination du courant marxiste à la fin du 19e siècle) polémiquaient contre la stratégie des narodniks, soulignant la nécessité d'un mouvement de masse pour aboutir à la révolution démocratique-bourgeoise. Néanmoins, eux aussi avaient besoin d'une organisation clandestine pour imprimer leur propagande et la diffuser dans le pays.

Les premiers cercles social-démocrates qui apparaissent dans les années 1880 sont isolés les uns des autres, et consistent surtout en des réunions de lecture et de formation auxquels participent des intellectuels et des ouvriers. Dans les années 1890, des grèves se développent, et des social-démocrates tentent d'y avoir une influence à l'aide de tracts. Mais cela reste des initiatives isolées, à l'efficacité très limitée. Tout est régulièrement anéanti par des arrestations.

De nombreux militant·es ressentaient le besoin de créer un parti social-démocrate russe, comme ceux déjà apparus dans les pays d'Europe de l'Ouest. C'était notamment l'objectif central du groupe qui fonde l'Iskra en 1900. Lénine en particulier joue un rôle moteur, et publie Que Faire ? (1902) pour exposer la ligne de l'Iskra en vue du congrès de 1903.

2.2 La vision de Lénine[modifier | modifier le wikicode]

Bundesarchiv Bild 183-71043-0003, Wladimir Iljitsch Lenin.jpg

Les arguments de Lénine sont principalement la recherche de l'efficacité (surtout dans le contexte de clandestinité), et de solidité idéologique. Il affirme :

  1. Qu’il ne saurait y avoir de mouvement révolutionnaire solide sans une organisation de dirigeants stable et qui assure la continuité du travail.
  2. Que plus nombreuse est la masse entraînée spontanément dans la lutte, formant la base du mouvement et y participant et plus impérieuse est la nécessité d’avoir une telle organisation, plus cette organisation doit être solide (sinon, il sera plus facile aux démagogues d'entraîner les couches arriérées de la masse);
  3. Qu’une telle organisation doit se composer principalement d’hommes ayant pour profession l’activité révolutionnaire;
  4. Que, dans un pays autocratique, plus nous restreindrons l’effectif de cette organisation au point de n’y accepter que des révolutionnaires professionnels ayant fait l’apprentissage de la lutte contre la police politique, plus il sera difficile de “se saisir” d’une telle organisation;
  5. D’autant plus nombreux seront les ouvriers et les éléments des autres classes sociales qui pourront participer au mouvement et y militer de façon active

Paraphrasant Archimède, Lénine écrit : « Donnez-nous une organisation de révolutionnaires, et nous soulèverons la Russie ».

Tout en démarquant nettement le marxisme du populisme sur le plan du programme, Lénine disait qu'il fallait s'inspirer de la structure efficace de la Narodnaïa Volia.

2.3 L'expérience pratique[modifier | modifier le wikicode]

Dès la période de la préparation du 2e congrès, dans les années 1900-1903, Lénine se consacre de façon sérieuse au travail d'organisation. A partir de la Suisse ou de l'Allemagne, il organise l'impression et l'envoie du journal vers les partisans en Russie, et il leur envoie un très grand nombre de lettre pour leur donner des instructions, et souvent pour leur demander d'écrire plus souvent pour le tenir informé de ce qui se passe en Russie.

C'était déjà le début de la mise en place d'une structure de comités, dont les animateurs, les « comitards », étaient essentiellement des révolutionnaires professionnels.

Une immense partie du travail pratique était coordonné par la compagne de Lénine, Kroupskaïa. Celle-ci témoignait :

« Toute cette technique était fort primitive, comme d’ailleurs toute notre conspiration, dont on ne peut s’empêcher d’admirer la naïveté lorsqu’on relit la correspondance de l’époque avec la Russie. Toutes ces lettres traitant de mouchoirs de poche (passeports), de bière brassée, de chaudes fourrures (littérature clandestine), tous ces surnoms de villes ayant la même initiale que la ville (Odessa-Ossip, Tver-Térence, Poltava-Pétia, Pskov-Pacha, etc.), tous ces noms masculins employés pour désigner des femmes et vice-versa, tout cela était d’une transparence extraordinaire. »[2]

L’un des principaux responsables de l’acheminement de l’Iskra en Russie, Piatnitski, a décrit :

« Pour expédier une petite quantité de littérature en Russie, nous utilisions des valises à double fond. Avant même mon arrivée à Berlin, une petite usine fabriquait ces valises pour nous en grand nombre. Mais les fonctionnaires des douanes aux frontières flairèrent du louche, et plusieurs envois furent saisis. Apparemment, ils reconnaissaient les valises, qui étaient toutes de même facture. Puis nous entreprîmes d’ajouter nous-mêmes des doubles fonds de carton fort à des valises ordinaires, dans lesquelles ou pouvait entasser 100 à 150 numéros de l’Iskra. Ces doubles fonds étaient collés avec tant d’adresse que personne ne pouvait deviner que la valise contenait de la littérature. D’autant que cela n’ajoutait pas à la valise beaucoup plus de poids. Nous exécutions cette opération sur toutes les valises des étudiants ou étudiantes en partance qui avaient des sympathies pour le groupe de l’Iskra ; et aussi sur toutes les valises des camarades qui se rendaient en Russie, légalement ou illégalement. Mais cela ne suffisait pas. La demande de littérature nouvelle était énorme. Nous inventâmes alors des ‘plaques de poitrine’ : pour les hommes, nous fabriquions une espèce de gilet dans lequel nous fourrions deux ou trois cents numéros de l’Iskra et des brochures peu épaisses ; pour les femmes, nous confectionnions des corsages spéciaux et cousions de la littérature dans leurs robes. Avec notre système, les femmes pouvaient transporter trois ou quatre cents exemplaires de l’Iskra. »

Trotski se souvient :

« Kroupskaïa (...) était au centre de tout le travail d’organisation, recevait les camarades venus de loin, instruisait et accompagnait les partants, fixait les moyens de communication, les lieux de rendez-vous, écrivait les lettres, les chiffrait et les déchiffrait. Dans sa chambre, il y avait presque toujours une odeur de papier brûlé venant des lettres secrètes qu’elle chauffait au-dessus du poêle pour les lire. Et fréquemment elle se plaignait, avec sa douce insistance, de ne pas recevoir assez de lettres, ou de ce qu’on s’était trompé de chiffre, ou de ce qu’on avait écrit à l’encre sympathique d’une telle façon qu’une ligne grimpait sur l’autre, etc. »[3]

Un rapport du général de gendarmerie Spiridovitch confirme :

« Ayant formé un petit groupe clandestin de révolutionnaires professionnels, ils allaient de ville en ville, là où il y avait des comités du parti, établissaient des liaisons avec les membres de ceux-ci, leur fournissaient des publications illégales, les aidaient à monter des imprimeries et puisaient auprès d’eux les renseignements dont l’Iskra avait besoin. »[4]

Les difficultés étaient très grandes et l'efficacité limitée. « Tous ces transports demandaient une somme considérable d’argent, d’énergie, les risques courus étaient très grands, et c’est à peine si la dixième partie des envois arrivait à destination. » [2]

Mais Lénine était un des seuls dirigeants marxistes à réellement se préoccuper des tâches organisationnelles, et à consacrer globalement autant de temps au militantisme. Son volontarisme sur la durée a eu des effets notables pour construire le parti clandestin et lui donner une relative homogénéité d'orientation.

Il fallait également faire très attention pour se réunir et même dans les discussions avec les sympathisants. Il fallait éviter les lieux publics trop fréquentés, et infestés de mouchards. On évite aussi de se réunir dans un domicile privé, car moins il y a d'adresses de militants connues, moins la police sera renseignée. On fera donc, à quelques-uns, des « réunions volantes », en barque, un jour de repos, sur un chantier abandonné, dans un entrepôt dont on s'est assuré qu'il est régulièrement déserté à cette heure. Si des réunions sont nécessaires avec une assistance plus nombreuse, on va en forêt le dimanche et des guetteurs protègent l'assemblée des promeneurs indiscrets.[5]

Contrairement à ce que l'on pourrait penser, les menchéviks dépendaient aussi du travail clandestin de nombreux révolutionnaires professionnels. Mais les menchéviks ne les valorisaient pas, et ils n'avaient pas à leur tête l'équivalent d'un Lénine, ce qui rendait leur travail beaucoup moins unifié (le menchévisme était par ailleurs beaucoup hétérogène). Côté menchévik, ni Martov ni les autres ne se sont comportés comme des organisateurs centraux d'une structure de révolutionnaires professionnels.

Et au fil du temps, bien qu'avec des périodes de recul, les bolchéviks ont pu grâce à leur structure recruter en masse parmi la classe ouvrière.

Comme on peut le voir dans la composition sociale des délégué·es du congrès de 1906 :[6]

Bolcheviks Mencheviks
Profession Nombre % Nombre %
Travailleurs manuels 38 36.2 30 31.9
Employés 12 11.4 5 5.1
Professions libérales 13 12.4 13 13.4
Révolutionnaires professionnels 18 17.1 22 22.1
Journalistes 15 14.3 18 18.6
Sans 4 3.8 3 3.1
Etudiants 5 4.8 5 5.2
Propriétaires 0 0.0 1 1.0
Total 105 100.0 97 100.4

Également, le centralisme plus élevé des bolchéviks leur a permis de mieux contrôler l'action de leurs représentants à la Douma (parlement).

Lénine a lui-même reconnu quelques exagérations dans son Que faire ? sur la focalisation sur les révolutionnaires professionnels, et a bien précisé qu'il s'agissait d'un écrit répondant aux besoins de 1901-1903. Mais il insistait sur le rôle historique que ceux-ci ont eu pour la création du parti :

« La principale erreur que commettent ceux qui, à l’heure actuelle, polémiquent avec Que faire ?, c’est de vouloir absolument extraire cet ouvrage de son contexte historique et faire abstraction d’une période précise et déjà lointaine du développement de notre parti. Cette erreur transparaît clairement par exemple chez Parvus (pour ne pas citer un nombre considérable de mencheviks), qui parlait, plusieurs années après la parution de la brochure, des idées faus­ses et exagérées qui y étaient développées au sujet de l'or­ganisation des révolutionnaires professionnels. »

« Malheureusement nombreux sont ceux qui jugent notre parti de l’extérieur, sans connaître les choses, sans se rendre compte qu’aujourd’hui l’idée d’une organisation de révolutionnaires professionnels a déjà totalement triomphé. Or, cette victoire n’eût pas été possible si l’idée n’en avait pas été poussée au premier plan, si l’on ne l’avait pas « exagérément » inculquée aux gens qui en empêchaient la réalisation. »

« Qu’est-ce qui a donc permis de donner à notre parti cette cohésion, cette solidité et cette stabilité ? C'est l'or­ganisation des révolutionnaires professionnels, créée avant tout par les soins de l'Iskra. (...) Le révolutionnaire professionnel a mené à bien l'œuvre qu'il avait à accomplir dans l'histoire du socialisme prolétarien russe. »[7]

Il n'y eut cependant jamais de période « facile ». Même après le grand afflux de militant·es suite à 1905, Kroupskaïa témoigne que son secrétariat n'était composé que de trois personnes pour un parti de plus de 40 000 membres. Du fait du manque général de moyens, seules deux personnes furent engagées en renfort, Mikhail Sergueïévitch Weinstein, et une assistante, Véra Rudolfovna Menjinskaïa.

Mikhail Sergueïévitch s’occupait davantage de l’organisation militaire, il était constamment occupé à suivre les instructions de Nikitine (L.B. Krassine). Je m’occupais des rendez-vous et de la communication avec les comités et les individus. Il serait difficile de se représenter aujourd’hui avec quelle technique sommaire le secrétariat du CC se débrouillait. Je me souviens que nous n’assistions pas aux réunions du comité central, personne n’en était « responsable », aucun procès-verbal n’était rédigé, les adresses chiffrées étaient conservées dans des boîtes d’allumettes, dans des reliures de livres et des endroits semblables. Il fallait de la mémoire. Un tas de gens nous assiégeaient, et il nous fallait nous occuper d’eux de toutes les manières, en leur fournissant ce dont il était besoin : de la littérature, des passeports, des instructions, des conseils. Il est difficile d’imaginer aujourd’hui comment nous y arrivions, et comment nous maintenions les choses en ordre, n’étant contrôlés par personne, et vivant, pour ainsi dire « suivant la volonté de Dieu ».[2]

3 Points de débats[modifier | modifier le wikicode]

3.1 Substitutisme[modifier | modifier le wikicode]

Dans une perspective marxiste, une des critiques qui revient souvent sur la notion de révolutionnaires professionnels est celle du risque de substitutisme. C'est-à-dire le risque :

  1. croire que la révolution peut être accomplie par un petit groupe sans les masses ;
  2. ou, construire une organisation qui s'appuie sur les masses mais dans une logique autoritaire contraire à l'auto-organisation.

La première critique s'adresse principalement à la vision blanquiste, au terrorisme (narodniks, propagande par le fait...), à certains courants de l'autonomie... En revanche, il était clair que Lénine comptait justement sur cette structure de révolutionnaires professionnels pour parvenir à une organisation de masse.

Le point 2 constitue la principale critique adressée par des marxistes au « léninisme ». De nombreux commentateurs ont fait un lien direct entre l'organisation bolchévique construire par Lénine et la bureaucratie qui s'est développée après la révolution d'Octobre, entre bolchévisme et stalinisme.

3.2 Intellectuels / ouvriers[modifier | modifier le wikicode]

Certains font valoir que les révolutionnaires professionnels sont de fait la plupart du temps des intellectuels (notamment parce qu'un prolétaire obligé de travailler ne peut se consacrer à plein temps à la révolution), et qu'en faire l'ossature du parti revient à leur donner un rôle dirigeant sur les ouvriers.

On peut noter que Lénine disait dans Que faire ? :

« Tout agitateur ouvrier tant soit peu doué et « donnant des espérances » ne doit pas travailler onze heures à l’usine. Nous devons prendre soin qu’il vive aux frais du parti, qu’il puisse, au moment voulu, passer à l’action clandestine. »

Il n'en reste pas moins vrai que malgré les efforts qui peuvent être faits, cette ossature de cadres du parti est majoritairement composée d'intellectuels. Cependant, il s'agit là d'une tendance vérifiée dans tous les partis ouvriers ayant existé, même si certains l'ont combattue (les communistes plus que les socialistes par exemple). Les partis social-démocrates qui se développaient dans les démocraties bourgeoises ne mettaient pas en avant la nécessité de révolutionnaires professionnels, mais étaient dirigés par des intellectuels sans que cela soit vraiment questionné.

La vision de Lénine n'était pas réellement de donner plus d'importance aux intellectuels, mais d'exiger d'eux un effort organisationnel. Dans son débat avec Martov au 2e congrès sur les conditions d'adhésion au parti, il défendait le critère d'une implication militante réelle, justement pour écarter les intellectuels dilettantes et opportunistes. Dans les débats qui ont suivi avec les menchéviks, il a beaucoup mis à avant que les intellectuels sont plus portés à l'individualisme que les ouvriers, et qu'ils devaient se mettre au service de la classe ouvrière, pas seulement en paroles.[8]

4 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]

  1. Encyclopédie Larousse, Louis Auguste Blanqui
  2. 2,0 2,1 et 2,2 Kroupskaïa, Souvenirs sur Lénine, 1926
  3. Léon Trotski, Ma vie, 12. Le congrès du parti et la scission, 1930
  4. Trotski, Staline, 1940
  5. Pierre Broué, Le parti bolchévique, 1963
  6. D. Lane, The Roots of Russian Communism, Assen 1969
  7. Lénine, Préface au recueil « En douze ans », 1907
  8. Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière, 1904