Charte d'Amiens

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Plaque commémorant l'adoption de la charte d'Amiens, le 13 octobre 1906, à l'entrée de l’École publique du Faubourg de Noyon, rue Rigollot à Amiens

La charte adoptée en octobre 1906 par le 9e congrès de la CGT et connue à partir de 1912 sous le nom de Charte d'Amiens reste une référence théorique du syndicalisme en France, en particulier du syndicalisme révolutionnaire[1] et du syndicalisme de lutte[2].

Reconnaissant la lutte de classe, la charte assigne au syndicalisme un double objectif (« double besogne ») : la défense des revendications immédiates et quotidiennes des travailleur·ses, et la lutte pour une transformation d'ensemble de la société « par l'expropriation capitaliste ». Elle affirme une indépendance tranchée vis-à-vis des partis politiques et de l'État, le syndicalisme se suffisant à lui-même. Par ailleurs, elle « préconise comme moyen d'action la grève générale et [...] considère que le syndicat, aujourd'hui groupement de résistance, sera, dans l'avenir, le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale ».

1 Contexte[modifier | modifier le wikicode]

En premier lieu, la Charte d’Amiens se situe dans la continuité des statuts de la CGT mis au point quatre années auparavant, au Congrès de Montpellier, lorsque la Fédération des Bourses du Travail s’y intègre définitivement. Elle résulte de toute la genèse du syndicalisme ouvrier indépendant fédéré et confédéré, depuis la fin du 19e siècle.

Jusqu'à présent, le socialisme français était plus faible car plus divisé qu'en Allemagne, et moins délimité de la bourgeoisie républicaine. En Allemagne, la social-démocratie désignait l'ensemble formé par le parti (SPD) et les syndicats, qui avaient historiquement été créés et dirigés par les socialistes. Il faut cependant souligner qu'au même moment en Allemagne, la bureaucratie des syndicats s'émancipait nettement du SPD, tout en maintenant une unité idéologique affichée.

En France (et plus encore dans les autres pays latins), le marxisme était beaucoup moins influent, notamment face aux courants anarchistes (un héritage datant de l'époque de la Première internationale). Les courants dominants dans la jeune CGT ne voulaient donc pas d'une évolution vers le modèle allemand, d'autant plus que l'année précédente (1905), les deux principaux courants socialistes français avaient fusionné dans un nouveau parti, la SFIO.

Les guesdistes avaient pourtant dirigé la première fédération syndicale (FNS), mais avaient fini par se faire beaucoup d'ennemis, notamment par leurs prises de positions contre la grève générale.

2 Le congrès d'Amiens[modifier | modifier le wikicode]

2.1 Forces en présence[modifier | modifier le wikicode]

Au congrès d'Amiens, trois principaux courants étaient représentés :

Les marxistes se prononçaient pour « entretenir un courant de sympathie entre tous ceux qui défendent la classe ouvrière », « s’entendre toutes les fois que les circonstances l’exigeront, soit par des délégations intermittentes, ou permanentes avec le Conseil national du Parti socialiste pour faire plus facilement triompher ces principales réformes ouvrières. » Avec en ligne de mire l’expropriation capitaliste.

Les réformistes étaient très inspirés par les trade unions anglaises. Ils avaient soutenu Millerand (le premier socialiste à participer à un gouvernement bourgeois) et étaient en faveur d'un parti ouvrier agissant au parlement, mais soutenaient que « l’action parlementaire doit se faire parallèlement à l’action syndicale ». A l'époque ils ne sont pas forcément moins actifs que les autres dans les grèves, comme l’a montré l’action de la fédération du Livre à la veille du 1er mai 1906.

Les syndicalistes révolutionnaires prédominent. Ce courant n’était pas composé uniquement de libertaires et tous les anarchistes ne furent pas partisans de « l’apolitisme » de la CGT.

2.2 Motion proposée par Renard[modifier | modifier le wikicode]

La discussion sur les rapports partis-syndicats a été introduite par Victor Renard, guesdiste et secrétaire de la Fédération Textile qui a donc déposé la motion suivante :

« Considérant qu’il y a lieu de ne pas se désintéresser des lois ayant pour but d’établir une législation protectrice du travail qui améliorerait la condition sociale du prolétariat et perfectionnerait ainsi les moyens de lutte contre la classe capitaliste ;

Le Congrès invite les syndiqués à user des moyens qui sont à leur disposition en dehors de l’organisation syndicale afin d’empêcher d’arriver au pouvoir législatif, les adversaires d’une législation sociale protectrice des travailleurs ;

Considérant que des élus du parti socialiste ont toujours proposé et voté les lois ayant pour objectif l’amélioration de la condition de la classe ouvrière ainsi que son affranchissement définitif ;

Que tout en poursuivant l’amélioration et l’affranchissement du prolétariat sur des terrains différents, il y a intérêt à ce que des relations s’établissent entre le Comité confédéral et le Conseil national du Parti socialiste par exemple pour la lutte à mener en faveur de la journée de huit heures, de l’extension du droit syndical aux douaniers, facteurs, instituteurs et autres fonctionnaires de l’État ; pour provoquer l’entente entre les nations et leurs gouvernements pour la réduction des heures de travail, l’interdiction du travail de nuit des travailleurs de tout sexe et de tout âge ; pour établir le minimum de salaire, etc., etc.

Le Congrès décide :

Le Comité confédéral est invité à s’entendre toutes les fois que les circonstances l’exigeront, soit par des délégations intermittentes, ou permanentes avec le Conseil national du Parti socialiste pour faire plus facilement triompher ces principales réformes ouvrières.

Mandat est donné aux délégués de la Fédération textile qui la représenteront au Congrès confédéral d’Amiens de soutenir ladite résolution ».[3]

2.3 Réponse de Niel[modifier | modifier le wikicode]

Une des réponses les plus marquantes à Renard fut faite par Louis Niel :

D’abord, qu’est-ce que le syndicalisme ?

On peut dire que le syndicalisme est une forme d’action employée par des malades contre le mal — plus exactement par les ouvriers contre les patrons. — Le mal, c’est les patrons, c’est-à-dire le patronat, le capitalisme et tout ce qui en découle. Les malades, ce sont les ouvriers. Or, comme on est ouvrier avant d’être citoyen, on trouve chez le salarié l’individu économique avant l’individu politique. Ce qui fait que si sur le terrain politique tous les citoyens politiques ne se ressemblent pas encore, sur le terrain économique tous les ouvriers se ressemblent déjà. Et cela explique que si l’union de tous les citoyens est encore très difficile, l’association de tous les ouvriers est très possible.

Je m’excuse d’avoir l’air de faire un cours de syndicalisme à des militants qui en savent tous autant que moi. Mais l’occasion est trop belle pour que chacun ici, n’essaie pas de faire comprendre de quelle façon il conçoit le syndicalisme, avec sa forme particulière et ses arguments particuliers.

Le mal dont souffrent tous ces malades, c’est l’injustice sociale qui découle de l’exploitation de l’homme par l’homme, base du régime capitaliste. Ce mal frappe tous les ouvriers d’une façon égale.

Quand un patron veut diminuer les salaires à ses ouvriers, il ne les diminue pas d’un sou à ses ouvriers réactionnaires, de deux sous aux républicains, de trois sous aux socialistes, de quatre sous aux anarchistes, de cinq sous aux croyants, de six sous aux athées, etc. Il les diminue d’une façon égale à tous ses ouvriers, quelles que soient leurs opinions politiques ou religieuses, et c’est cette égalité dans le mal qui les atteint, qui leur fait un devoir de se solidariser sur un terrain où les différences politiques ou religieuses ne les empêcheront pas de se rencontrer. Ce terrain, c’est tout simplement le syndicalisme, puisque aussi bien le syndicalisme a pour objet de s’occuper de la question des salaires.

Une fois réunis sur ce terrain de neutralité absolue, les ouvriers lutteront ensemble pour résister à une baisse des salaires ou pour en obtenir une hausse ; pour résister à toute augmentation de la journée de travail ou pour en obtenir une diminution ; pour faire obtenir des règlements d’atelier ou des conditions de travail donnant plus de bien-être et plus de liberté ; pour faire respecter leur dignité toujours menacée par l’arrogance de ceux qui ont un coffre-fort dans la tête à la place du cerveau. Enfin, comme cette lutte leur permettra de voir bientôt l’antagonisme irréductible qui sépare les exploiteurs des exploités, l’impossibilité d’en finir jamais si ça ne change pas, ils orienteront leurs luttes vers une transformation sociale, ce qui leur permettra de mettre dans leurs statuts généraux : « Suppression du salariat et du patronat ».

L’action syndicale est donc celle qui s’exerce sur le terrain économique, par tous les ouvriers, contre le mal économique. Ce n’est pas autre chose que l’action directe sous toutes ses formes et tous ses caractères de calme ou de bruit ; de modération ou de violence ; c’est la pure lutte de classes. 

2.4 Motion proposée par Keufer[modifier | modifier le wikicode]

Auguste Keufer, leader de la Fédération du Livre et proche du courant réformiste, déposa la motion suivante :

« Le Congrès confédéral réuni à Amiens,

Considérant :

Que dans l’intérêt de l’union nécessaire des travailleurs dans leurs organisations syndicales et fédérales respectives, et pour conserver le caractère exclusivement économique de l’action syndicale, il y a lieu de bannir toutes discussions et préoccupations politiques, philosophiques et religieuses du sein de l’organisme confédéral.

Que la Confédération générale du travail, organe d’union et de coordination de toutes les forces ouvrières, tout en laissant à ses adhérents entière liberté d’action politique hors du syndicat, n’a pas plus à devenir un instrument d’agitation anarchiste et anti-parlementaire, qu’à établir des rapports officiels ou officieux, permanents ou temporaires, avec quelque parti politique ou philosophique que ce soit ; Affirme que l’action parlementaire doit se faire parallèlement à l’action syndicale, cette double action pouvant contribuer à l’œuvre d’émancipation ouvrière et à la défense des intérêts corporatifs. » P Coupat, Fédération des Mécaniciens ; A. Keufer. Fédération du Livre ; L. Malardé, Fédération des Tabacs ; H. Sellier, Fédération des Employés, Bourse du Travail de Puteaux ;E. Guernier, Bourse du Travail de Reims ; L. Rousseau, Employés Reims, Châlons-sur-Marne ; Limousin, Bourse du Travail de Poitiers ; Liochon, Livre ; Masson, Typographes de Lille ; Hamelin, Livre ; Sergent, Typographie parisienne ; Jusserand, Typographie parisienne ; Richard, Teinturiers de Reims ; Richon, Bourse du Travail d’Epernay ;Thévenin, Comptables de Paris ; Traut, Bourse de Belfort ; Valentin, Typos de Montpellier.[4]

2.5 Réponse de Griffuelhes[modifier | modifier le wikicode]

La réponse de Victor Griffuelhes, secrétaire général de la CGT, est on ne peut plus ferme :

Griffuelhes. — Les reproches formulés, dit-il, portent sur la méthode et l’esprit de la C.G.T. Il faut donc insister sur le caractère de son mouvement.

Et d’abord, constatons que Merrheim a détruit par des chiffres, la base de l’exposé de Renard ; il a prouvé que la méthode qu’il préconise n’a pas donné de grands résultats, attendu l’inexactitude des chiffres produits. Et qu’on ne nous dise pas que les syndicats jaunes sont peu importants et ne rentrent pas pour une grosse part dans les chiffres que vous avez donnés. Il y a plusieurs syndicats jaunes en dehors de Roubaix qui comprennent chacun plus d’un millier de membres ; à Lille, il y en a deux, à Armentières, etc. En outre, dans le Nord, il faut distinguer plusieurs régions : Lille, Roubaix, Tourcoing, le Cambrésis, d’un côté. Mais Dunkerque et Valenciennes échappent à l’influence des amis de Renard. Donc, de ce fait, les chiffres avancés diminuent encore de valeur.

Si encore vous aviez apporté la preuve d’immenses résultats. Mais non ! Grâce à vos chiffres faux, on serait en droit de conclure que votre œuvre s’évanouit presque.

Et puis, vous citez les Anglais, nous disant qu’après 50 ans d’action directe, ils viennent au Parlementarisme. Vous ajoutez qu’ils ont les plus hauts salaires et les plus courtes journées. Cela, c’est le résultat de leur action directe. Quant aux effets du parlementarisme chez eux, le moins est d’attendre pour les enregistrer. Il y a donc là une contradiction qui se retourne contre vous.

Vous prétendez que ce que vous demandez existe déjà, sous forme de rapports occultes entre la C.G.T. et les parlementaires, C’est inexact ! En deux circonstances, j’ai eu des rapports personnels avec deux députés, Sembat et Wilm. Ils m’avaient demandé de les documenter pour interpeller. Je l’ai fait et chaque fois qu’un député, répondant à la mission qu’il s’est donné, voudra se renseigner, je le documenterai avec plaisir. Mais, en ces circonstances, ces députés ne faisaient que leur devoir et il n’y a pas à leur en avoir gratitude.

Au-delà de la proposition de Renard, qui pose une question de fait, il en est une plus importante, celle de Keufer, qui, parlant d’unité morale, reproche à la C.G.T. de l’avoir détruite.

Cette unité morale ne peut exister. Dans tout groupement il y a lutte et non division. L’acceptation de son ordre du jour constituerait une négation de la vie, qui est faite du choc des idées.

De plus, Keufer insiste trop sur la présence des libertaires au sein du Comité confédéral; ils n’y sont pas aussi nombreux que le veut la légende. Mais, c’est une tactique pour faire surgir un péril libertaire, afin de constituer un bloc pour annihiler ce péril. Au lieu de vagues affirmations, il fallait produire des faits, des résolutions, des documents émanant de la C.G.T. et inspirés par l’unique objectif anarchiste. Il n’y en a pas ! Qu’il y ait chez certains d’entre nous des idées libertaires, oui ! Mais qu’il en naisse des résolutions anarchistes, non !

Coupât a dit qu’avant 1900, la C.G.T. n’avait pas prêté le flanc aux critiques. Oui, parce qu’elle n’existait pas. Il a ajouté que l’entrée de Millerand au ministère a donné naissance à cet esprit. Rappelons des faits peu connus :

A peine Millerand ministre, parut une déclaration signée de Keufer, Baumé, Moreau, en faisant suivre leur nom de leur qualité de secrétaire d’organisation, etc., approuvant son acte. Est-ce que pareille déclaration ne constituait pas un acte politique ? Et quel pouvait en être le résultat ? Puis, à l’Union des Syndicats de la Seine, on vint proposer un banquet à Millerand. N’était-ce pas encore un acte politique pour un but bien défini ? Seul, je m’y opposai. On manœuvrait alors pour introduire l’influence du gouvernement au sein de la Bourse du Travail, — et c’est en réaction à cette tendance qu’est venu l’essor de la C.G.T.

Au lendemain de Chalon, les membres de la Commission de la Bourse du Travail reçurent, pour eux et leurs familles, une invitation à une soirée du ministre du commerce ; deux jours après, nouvelle invitation, — de Galliffet celle-là ! — pour un carrousel.

Que voulait-on ? Nous domestiquer ! Nous fûmes deux à protester et à propagander contre. Nous dévoilâmes ces manœuvres et, petit à petit, nous finîmes par faire voir clair aux camarades.

L’explosion de vitalité de la C.G.T. résulte de ces événements. Il y eut une coalition d’anarchistes, de guesdistes, de blanquistes, d’allemanistes et d’éléments divers pour isoler du pouvoir les syndicats. Cette coalition s’est maintenue, elle a été la vie de la Confédération. Or, le danger existe encore. Il y a toujours des tentatives pour attirer au pouvoir les syndicats, — et c’est cela qui empêchera l’unité morale.

Où l’unité morale peut se faire, c’est si on cherche à la réaliser contre le pouvoir et en dehors de lui. Or, comme il en est qui sont pour ces contacts, ceux qui s’opposent à ces relations empêcheront l’unité morale dont parle Keufer.

Ce qu’il faut voir, c’est que ce n’est pas l’influence anarchiste, mais bien l’influence du pouvoir, qui entraîne à la division ouvrière.

Exemple, les mineurs. La désunion ouvrière fut la conséquence de la pénétration du pouvoir. En 1901, on s’opposa à la grève pour ne pas le gêner et pour ne pas contrarier l’œuvre « socialiste » de Millerand-Waldeck-Rousseau. Joucaviel, qui avait tout fait pour s’opposer à la grève, a reconnu, après quatre ans, que le pouvoir n’avait pas tenu les promesses faites, que le gouvernement avait roulé les mineurs.

Est-ce les anarchistes de la C.G.T. qui ont créé ce conflit ? Non ! Pas plus qu’ils n’ont créé celui des Travailleurs municipaux.

En ce qui concerne ceux-ci, le conflit a son origine entre ceux qui voulaient que l’organisation marche à la remorque de l’administration et ceux qui s’y opposaient.

En réalité, d’un côté, il y a ceux qui regardent vers le pouvoir et, de l’autre, ceux qui veulent l’autonomie complète contre le patronat et contre le pouvoir. C’est en ce sens que s’est manifestée l’action de la C.G.T., et le développement considérable qui en a été la conséquence infirme la thèse du Textile : l’accroissement de la Confédération a été parallèle à l’accentuation de sa lutte. Il n’y a donc pas nécessité de modifier un organisme qui a fait ses preuves ; mais au contraire, de déclarer que la C.G.T. doit rester telle que ces dernières années.

Admettons que la proposition du Textile soit votée ! Elle créerait des rapports entre la C.G.T. et le Parti. Or, qui dit rapport, dit entente ; qui dit entente, dit accord ! Comment s’établirait cet accord fait de concessions mutuelles, entre un Parti qui compte avec le pouvoir, car il en subit la pénétration, et nous qui vivons en dehors de ce pouvoir. Nos considérations ne seraient pas toujours celles du Parti, d’où impossibilité matérielle d’établir les rapports demandés.

De même qu’il faut repousser l’ordre du jour du Textile, de même il faut repousser celui du Livre qui voudrait limiter l’action au rayon purement corporatif et nous ramener au trade-unionisme anglais. Ce serait rétrécir le cadre de l’action syndicale et lui enlever toute affirmation de transformation sociale. Le Congrès ne voudra pas cela. Ce serait méconnaître le processus historique de notre mouvement. Ce serait une reculade et ce n’est pas au moment où il y a accentuation d’action qu’il pourrait y avoir reculade de principe. »[5]

2.6 Charte adoptée[modifier | modifier le wikicode]

Les syndicalistes révolutionnaires vont rallier à eux les réformistes sur une motion de compromis, qui sera votée contre la motion guesdiste. Les réformistes emettront quelques « réserves » sur l'objectif d'expropriation du capital, mais voteront le compromis (mais sans signer la motion) qui leur semble acceptable.

« Jusserand fait la déclaration suivante au nom du Livre. Nous voterons la proposition Griffuelhes en faisant toutes nos réserves sur la grève générale, étant donné que le Livre y est momentanément hostile, parce qu’elle condamne l’intrusion de toute politique dans les syndicats et au sein de la C.G.T. »

Le vote pour cette motion, rédigée par Griffuelhes et Pouget, apparaît comme la victoire du courant syndicaliste révolutionnaire dans le mouvement ouvrier de l'époque en France[6]. Ce courant regroupait des militants provenant de nombreux horizons idéologiques (socialistes allemanistes, vaillantistes, anarchistes, etc.). Texte de compromis adopté en fin de congrès[7], il obtint 830 voix sur 839[8].

« Le Congrès confédéral d'Amiens confirme l'article 2, constitutif de la CGT :
« La CGT groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat ».
Le Congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classe, qui oppose sur le terrain économique les travailleurs en révolte contre toutes les formes d'exploitation et d'oppression, tant matérielles que morales, mises en œuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière. Le Congrès précise, par les points suivants, cette affirmation théorique : dans l'œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l'accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d'améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l'augmentation des salaires, etc. Mais cette besogne n'est qu'un côté de l'œuvre du syndicalisme : d'une part il prépare l'émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l'expropriation capitaliste, et d'autre part, il préconise comme moyen d'action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd'hui groupement de résistance, sera, dans l'avenir, le groupe de production et de répartition, base de réorganisation sociale.
Le Congrès déclare que cette double besogne, quotidienne et d'avenir, découle de la situation des salariés qui pèse sur la classe ouvrière et qui fait, à tous les travailleurs, quelles que soient leurs opinions ou leurs tendances politiques ou philosophiques, un devoir d'appartenir au groupement essentiel qu'est le syndicat.
Comme conséquence, en ce qui concerne les individus, le Congrès affirme l'entière liberté pour le syndiqué, de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu'il professe au dehors. En ce qui concerne les organisations, le Congrès déclare qu'afin que le syndicalisme atteigne son maximum d'effet, l'action économique doit s'exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n'ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale. »

La Charte s'oppose donc à une vision purement réformiste, dans laquelle le syndicat ne s'occuperait que de négocier de meilleures conditions d'exploitation avec le patronat. Elle n'interdit pas à ses membres de faire partie d'organisations politiques, mais met nettement en garde contre toute tentative de transformer le syndicat en courroie de transmission d'un parti.

3 Points de vue sur la Charte d'Amiens[modifier | modifier le wikicode]

3.1 Les marxistes[modifier | modifier le wikicode]

Les marxistes français regroupés autour de Jules Guesde étaient très opposés aux syndicalistes révolutionnaires. Pour eux, il fallait que la CGT accepte la direction idéologique du parti, et cela les conduisait à une forme d'ultimatum qui ne pouvait que conduire au conflit. Il est couramment admis parmi les marxistes que le courant guesdiste était porteur d'un marxisme formel, schématique, combinant le sectarisme (Affaire Dreyfus...) et l’opportunisme (qui éclata dans l’Union sacrée). Engels, lui-même, écrira : « Ce que l'on appelle « marxisme » en France est certes un article tout spécial, au point que Marx a dit à Lafargue : « Ce qu'il y a de certain, c'est que moi je ne suis pas marxiste » »[9].

La Charte d'Amiens est parfois décrite comme un document actant une « neutralité politique » de la CGT. Dans le vocabulaire d'alors, il était fréquent que les syndicalistes révolutionnaires repoussent « la politique » et opposent leur « lutte économique » à la « lutte politique ». Pour les marxistes, cela peut engendrer des incompréhensions, car ceux-ci font souvent la distinction suivante :

  • lutte économique : lutte limitée à des questions de salaires ou de conditions de travail, plutôt à l'échelle d'une seule entreprise ou au mieux d'une branche de métiers
  • lutte politique : lutte qui impacte l'ensemble du pays (lois, discriminations, rapports de propriété...)

Or les syndicalistes révolutionnaires employaient plutôt ces termes de la façon suivante :

  • lutte économique : lutte de classe menée à partir des entreprises, de la résistance jusqu'à la future collectivisation
  • lutte politique : lutte parlementaire menée par les partis, vue comme superficielle et faisant diversion

Ainsi posé, le clivage est moins fort et ne se situe plus au même endroit. Les marxistes font aussi de la lutte dans les entreprises un enjeu central, pour lequel l'unité doit être recherchée à tout prix, et ils situent l'objectif stratégique dans le changement des rapports de propriété, qui est à la croisée de la politique et de l'économie, mais qui ne peut pas découler de la seule activité parlementaire.

Les marxistes révolutionnaires sont tout à fait en phase avec l'hostilité de la Charte d'Amiens vis-à-vis de l'État. Par exemple, le Programme de transition (Trotski) fixait l'objectif de lutter « implacablement contre toutes les tentatives de soumettre les syndicats à l’État bourgeois et de lier le prolétariat par « l’arbitrage obligatoire » et toutes les autres formes d’intervention policière, non seulement fasciste mais aussi « démocratiques »

En revanche, la volonté d'indépendance vis-à-vis des partis peut causer des frictions avec les militants cherchant à influencer la base des syndicats. De fait, c'est sur ce point que le reste de l'Internationale socialiste s'est montrée alors le plus critique du mouvement ouvrier français. Au congrès international de 1907 (Stuttgart), la question des rapports syndicat-parti fut débattue. Lénine relate que :

« la majorité de la délégation française s’employèrent à l’aide d’arguments assez malheureux à justifier une certaine limitation de ce principe en se référant aux particularités de leur pays. Mais l’écrasante majorité du congrès se prononça pour une politique résolue d’union de la social-démocratie et des syndicats. (...) la question s’est trouvée, au fond, posée de la façon suivante : neutralité ou relations toujours plus étroites des syndicats avec le parti ? Le congrès socialiste international (...) s’est prononcé en faveur du rapprochement entre les syndicats et le parti. (...) En évitant toute imprudence, toute précipitation et tout faux pas tactique, nous devons travailler inlassablement au sein des syndicats afin de les rapprocher sans cesse du parti socialdémocrate. »[10]

Cette question est devenue beaucoup plus aigüe à partir de 1914. Lorsque la guerre éclate, l'écrasante majorité des directions du mouvement ouvrier, que ce soit les organisations formellement « marxistes » ou la CGT formellement syndicaliste révolutionnaire, se rangent dans l'Union sacrée. Les dirigeants socialistes réformistes et les dirigeants syndicaux se sont trouvés de facto très proches idéologiquement. Léon Jouhaux, leader de la CGT, devient « délégué à la Nation », loin de la sacro-sainte « indépendance syndicale ».

A l'inverse, le mouvement communiste s'est construit sur une critique radicale de la trahison des directions réformistes, dont les directions syndicales sont un élément central. L'Internationale communiste a défendu l'idée que cela découlait d'un phénomène de bureaucratisation structurel, et qu'il fallait s'appuyer sur les éléments combatifs des syndicats (plutôt dans la base) contre les bureaucrates. Par conséquent, il faut mener une lutte coordonnée au sein des syndicats, ce qui commençait par créer des « fractions » ou « noyaux » communistes.

Certains dirigeants syndicaux ont alors utilisé la Charte d'Amiens pour s'opposer à l'influence communiste. Dans ce nouveau contexte, cette utilisation devenait de plus en plus hypocrite, étant donné que ces mêmes dirigeants étaient eux-mêmes de moins en moins « indépendants » de l'État bourgeois, et n'invoquaient l'indépendance syndicale que contre des militants défendant l'indépendance de classe.

Trotski était en correspondance étroite avec certains dirigeants du courant syndicaliste révolutionnaire, comme Monatte, qu'il espérait gagner au communisme. Il reconnaissait les qualités de ce courant, y compris dans sa lutte pour l'indépendance contre le socialisme réformiste. Mais dans le même temps, il critiquait la fétichisation d'une « indépendance » pure et chimérique des syndicats, qui menait des syndicalistes révolutionnaires à un certain repli.

Le syndicalisme français d'avant-guerre, à ses débuts et pendant sa croissance, en combattant pour l'autonomie syndicale, combattit réellement pour son indépendance vis-à-vis du gouvernement bourgeois et de ses partis, parmi lesquels celui du socialisme réformiste et parlementaire. C'était une lutte contre l'opportunisme, par une voie révolutionnaire.

Le syndicalisme révolutionnaire n’a pas à cet égard fétichisé l'autonomie des organisations de masse. Bien au contraire, il a compris et a affirmé le rôle dirigeant de la minorité révolutionnaire dans les organisations de masse, organisations qui reflètent la classe ouvrière avec toutes ses contradictions, ses retards et ses faiblesses. La théorie de la minorité active était essentiellement une théorie inachevée du parti prolétarien. Dans sa pratique, le syndicalisme révolutionnaire était l’embryon d'un parti révolutionnaire contre l'opportunisme, c'était une remarquable esquisse du communisme révolutionnaire.[11]

Par ailleurs, une autre critique d'ordre stratégique peut être faite à l'esprit de la Charte d'Amiens, celle qui peut être faite au syndicalisme révolutionnaire en général. Si la CGT avait continuer d'appliquer à la lettre la charte, cela aurait impliqué une sélection stricte des membres à l'entrée, ce qui aurait considérablement limité la taille du mouvement, étant donné que l'objectif collectiviste ne convainc qu'une petite partie de la classe ouvrière (en temps normal). La CGT aurait donc été comparable à la CNT (française), et il aurait manqué une force plus massive pour des luttes plus immédiates (de façon plus réaliste : une autre organisation aurait pris cette place). C'est pour cela que les marxistes défendent la séparation fonctionnelle entre parti (« avant-garde ») et syndicats (jouant un rôle de front unique durable), mais des syndicalistes révolutionnaires opposent la nécessité d'une tendance[12] et non d'un parti tels que les marxistes le font.

Cette complexité fait que de débats continuent à avoir lieu sur la Charte d'Amiens. Par exemple, lors de la création du NPA, certains ont affirmé se « réclamer de la tradition de la Charte »[13], d'autres qu'elle était un document réformiste.[14]

3.2 Les anarchistes[modifier | modifier le wikicode]

De leur côté les anarchistes n'étaient pas non plus unanimes sur le syndicalisme révolutionnaire. Au Congrès anarchiste international d'Amsterdam en 1907, les dissensions sont visibles, opposant en partie Errico Malatesta et Pierre Monatte[15]. Ainsi, Malatesta conteste au syndicalisme la prétention de résoudre à lui seul le problème social :

« Le syndicalisme n'est et ne sera jamais qu'un mouvement légalitaire et conservateur, sans autre but accessible — et encore ! — que l'amélioration des conditions de travail. »
Il conclut : « L'anarchiste qui a accepté d'être le fonctionnaire permanent et salarié d'un syndicat est perdu pour l'anarchisme. »

À quoi Monatte répliqua que si « L'anarchie [était le] but final », il était nécessaire de faire du syndicalisme l'outil de transformation sociale « parce que les temps [avaient changé] » et qu'il fallait donc « [modifier la] conception du mouvement et de la révolution »[16].

On retrouvera aussi ces divisions au sein du mouvement anarchiste espagnol, entre « communalistes » et « industrialistes », même si les deux courants restent unis dans la CNT.

C'est cette opposition à laquelle fait référence la CNT-AIT quand elle dénonce ce texte comme une illusion mortelle pour le mouvement révolutionnaire : pour elle, faire du syndicat l'avant-garde du mouvement ouvrier tout en prônant une neutralité politique, c'est justement abandonner les ouvriers[17].

3.3 Syndicats se réclamant de la Charte d'Amiens[modifier | modifier le wikicode]

En France, la CGT, FO, l'UNSA, l'Union syndicale Solidaires, la CNT, la FSU, l'UNL, l'UNL-SD ou l'UNEF se revendiquent toujours de la Charte d'Amiens[18],[19]. La plupart ont cependant abandonné son contenu révolutionnaire, du fait de la bureaucratisation de l'appareil, et de son adaptation à une action prolongée dans un contexte non révolutionnaire.

La CFTC reconnaît l'apport de la charte d'Amiens mais sans s'en réclamer[20]. La CFDT considère que « toutes les centrales syndicales françaises se déclarent dans l'esprit de la Charte d'Amiens ».

4 Notes et références[modifier | modifier le wikicode]

  1. Le syndicalisme révolutionnaire, la charte d’Amiens et l’autonomie ouvrière
  2. Nicolas Inghels, Approche épistémologique de l'anarchisme. Petite contribution à l'étude du mouvement anarchiste, Institut d'histoire ouvrière, économique et sociale, 2006, texte intégral.
  3. Compte-rendu sténographique des débats du congrès de la CGT tenu à Amiens en 1906 (séances consacrées aux "Rapports entre les syndicats et les partis politiques")
  4. Les débats du congrès d'Amiens (1906). Séance du 12 octobre 1906 (soir)
  5. Séance du 13 octobre (matin), du congrès d'Amiens (1906) de la CGT.
  6. Becker J-J., Candar G., Histoire des gauches en France, Éditions La découverte, 2005.
  7. Voir le chapitre 1 de Histoire des syndicats (1906-2010), Dominique Andolfatto et Dominique Labbé, Seuil, 2011, 2e édition.
  8. Bibliothèque Nationale de France, NUMM- 110952, p. 187
  9. Friedrich Engels, Lettre à E. Bernstein, 2 novembre 1882
  10. Lénine, Le congrès socialiste international de Stuttgart (Kalendar dlya vsekh, 1908), septembre 1907
  11. Léon Trotski, Syndicalisme et communisme, 14 octobre 1929
  12. Comités Syndicalistes Révolutionnaires : Tendance syndicale ? ; Stratégie des CSR ; Les CSR espagnols, histoire de la tendance révolutionnaire de la CNT (1919-1925), 2010
  13. La Commune, La Charte d'Amiens : un acquis à défendre, 2 novembre 2010
  14. Charte d’Amiens, « indépendance syndicale » : peut-on s’en réclamer ?
  15. Compte-rendu analytique des séances du congrès anarchiste tenu à Amsterdam, août 1907, Paris, La publication sociale,
  16. Daniel Guérin, L'anarchisme, Paris, Gallimard, , p. 92-93.
  17. La charte d’Amiens est morte…
  18. Leila Soula, « La Charte d’Amiens : mythe et réalités… », sur Quefaire, (consulté le 26 août 2015)
  19. Ferdinand Bardamu, « Michel Mathurin - Et pourtant, ils existent », (consulté le 16 octobre 2016)
  20. « L'enseignement de la Charte d'Amiens, cent ans après », sur CFTC, (consulté le 26 août 2015)

Liens externes