Tactique et perspectives du parti

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Je dois suivre le mouvement dans cinq grands pays d'Europe et quantité de petits, ainsi qu'aux États-Unis. Pour cela, je reçois trois quotidiens allemands, deux anglais, un italien et, depuis le 1er janvier, le quotidien de Vienne, soit sept en tout. Quant aux hebdomadaires, j'en reçois deux d'Allemagne, sept d'Autriche, un de France, trois d'Amérique (deux en anglais, un en allemand), deux en italien, quatre autres, respectivement en polonais, en bulgare, en espagnol et en tchèque, trois autres dans des langues que je suis encore en train d'assimiler peu à peu. Outre cela, des visites de toutes sortes de gens... et une foule sans cesse grandissante de correspondants ‑ davantage qu'à l'époque de l'Internationale ! Beaucoup d'entre eux espèrent recevoir de longues explications, et tous me prennent du temps[1].

Engels à Laura Lafargue, 17 décembre 1894.

Cadre historique de la politique et de la tactique des différents partis[modifier le wikicode]

C'est avec une grande joie que j'ai constaté que les socialistes de Roumanie s'étaient donné un programme en accord avec les principes fondamentaux de la théorie qui réussit à souder en un seul bloc presque tous les socialistes d'Europe et d'Amérique, je veux dire la théorie de mon ami Karl Marx[2]. La situation politique et sociale existant au moment de la mort de ce grand penseur et les progrès de notre parti dans tous les pays civilisés firent qu'il ferma les yeux dans la certitude que ses efforts en vue de rassembler les prolétaires des deux mondes en une seule grande armée et sous un seul et même drapeau seraient couronnés de succès. Mais s'il voyait seulement les immenses progrès que nous avons accomplis depuis lors en Amérique et en Europe !

Ces progrès sont si considérables qu'une politique internationale commune est devenue possible et nécessaire, du moins pour le parti européen[3]. À ce point de vue aussi, je me réjouis de voir que vous concordez en principe avec nous et avec les socialistes de l'Occident. La traduction de mon article sur La Situation politique en Europe ainsi, que votre lettre à la rédaction de la Neue Zeit le démontrent suffisamment.

De fait, nous nous trouvons tous devant le même grand obstacle qui entrave le libre développement de l'ensemble des peuples et de chaque peuple en particulier ; sans ce libre développement; nous ne pouvons penser à la révolution sociale dans les différents pays, pas plus que nous ne pourrions la mener à son terme en nous soutenant et en nous entraidant les uns les autres. Cet obstacle est la vieille Sainte-Alliance des trois assassins de la Pologne[4], qui depuis 1815 est dirigée par le tsarisme russe et continue de subsister jusqu'à nos jours, malgré toutes les dissensions internes possibles. En l'an 1815, l'Alliance fut fondée pour s'opposer à l'esprit révolutionnaire du peuple français ; elle fut renforcée en 1871 grâce au brigandage de l'Alsace-Lorraine, effectué aux dépens de la France, qui fit de l'Allemagne l'esclave du tsarisme, et du tsar l'arbitre de l'Europe ; en 1888, l'Alliance subsista pour anéantir le mouvement révolutionnaire au sein des trois Empires, en ce qui concerne aussi bien les aspirations nationales que les mouvements politiques et sociaux des ouvriers. Comme la Russie détient une position stratégique pratiquement inexpugnable, le tsarisme russe représente le noyau de cette alliance, la plus grande réserve de la réaction européenne.

Renverser le tsarisme et en finir avec ce cauchemar qui pèse sur toute l'Europe est, à nos yeux, la condition première de l'émancipation des nations de l'Europe centrale et orientale. Dès lors que le tsarisme sera renversé, nous assisterons à l'effondrement de cette puissance funeste, représentée par Bismarck, celle-ci étant alors privée de son soutien principal[5]. L'Autriche se désagrégera, étant donné qu'elle perdra la seule justification de son existence, à savoir empêcher par sa simple existence le tsarisme de s'incorporer les nations éparpillées des Carpathes et des Balkans ; la Pologne sera restaurée ; la Petite-Russie pourra choisir librement ses liens politiques ; les Roumains, les Magyars et les Slaves du Sud, libres de toute immixtion étrangère, pourront régler entre eux leurs affaires et leurs problèmes frontaliers ; enfin, la noble nation des Grands-Russiens ne fera plus une chasse insensée à des conquêtes qui ne profitent qu'au tsarisme, mais accomplira son authentique mission civilisatrice en Asie et, en liaison avec l'Ouest, ils développeront leurs capacités intellectuelles impressionnantes, au lieu de livrer au travail forcé et à l'échafaud les meilleurs d'entre eux.

Au reste, il faut que les Roumains connaissent bien le tsarisme : ils ont suffisamment souffert du règlement organique de Kisselev, de la répression du soulèvement de 1848, du double brigandage de la Bessarabie[6], des innombrables invasions de la Roumanie qui, pour la Russie, ne représente qu'un dépôt d'armes et de munitions sur le chemin vers le Bosphore. Enfin, ils ne savent que trop bien que l'indépendance nationale de la Roumanie cessera du jour où s'accomplira le rêve du tsarisme : la conquête de Constantinople. Jusque-là, le tsarisme vous tiendra en haleine, en vous poussant vers la Transylvanie roumaine qui se trouve entre les mains des Magyars, mais dont précisément le tsarisme maintient la séparation d'avec la Roumanie. Si demain le despotisme s'effondrait à Pétersbourg, après-demain il n'y aurait plus d'Autriche-Hongrie en Europe[7].

À l'heure actuelle, l'Alliance semble dissoute, et la guerre imminente. Cependant, même si la guerre éclatait, ce ne serait que pour remettre au pas la récalcitrante Autriche et la Prusse. Espérons que cette guerre n'aura pas lieu : dans une telle guerre, on ne pourrait sympathiser avec aucun des belligérants ; au contraire, il faudrait souhaiter que tous fussent battus, si cela était possible. Ce serait une guerre affreuse. Mais, quoi qu'il advienne, ce qui est sûr c'est que tout s'achèvera en fin de compte au profit du mouvement socialiste et la conquête du pouvoir par la classe ouvrière en sera accélérée.

Excusez cette longue lettre sur des considérations aussi vastes, mais il ne m'était pas possible d'écrire à un Roumain sans lui exprimer ma conception sur ces questions brûlantes. Au reste, elle peut se résumer en deux mots : une révolution éclatant en Russie à l'heure actuelle épargnerait à l'Europe le malheur d'une guerre générale, et serait le commencement de la révolution dans le monde entier.

Au cas où vos liaisons avec les socialistes allemands, l'échange de presse, etc., ne seraient pas satisfaisants, je pourrais vous être utile sur ce point.

Recevez mes salutations fraternelles.

Je vous répète tout d'abord que je suis fier de savoir qu'au sein de la jeunesse russe il existe un parti qui revendique ouvertement et sans ambages les grandes théories économiques et historiques de Marx, et a rompu énergiquement avec les tendances anarchistes quelles qu'elles soient, ainsi que les quelques rares traditions slavophiles qui se sont manifestées chez vos prédécesseurs[8]. Il s'agit là d'un progrès qui sera d'une grande importance pour le mouvement révolutionnaire de Russie. La théorie historique de Marx est, à mes yeux, la condition essentielle de toute tactique révolutionnaire cohérente et conséquente. Pour trouver cette tactique, il suffit d'appliquer cette théorie aux conditions économiques et politiques du pays en question.

Mais, pour cela, il faut connaître ces conditions ; et en ce qui me concerne, je connais trop peu la situation actuelle en Russie pour être en mesure de fixer, avec compétence, les détails de la tactique qu'il faudra appliquer le moment voulu. De plus, j'ignore complètement l'histoire interne et secrète du parti révolutionnaire russe, notamment au cours de ces dernières années. Mes amis parmi les narodoniks ne m'en ont jamais parlé. Or, c'est une condition indispensable pour se former un jugement.

Ce que je sais ou crois savoir de la situation en Russie m'incite à penser que ce pays s'approche de son 1789. La révolution doit éclater le moment voulu : elle peut éclater d'un jour à l'autre. Dans ces conditions, le pays est comme une poudrière, dont il suffit d'allumer la mèche ‑ surtout depuis le 13 mars[9]. C'est l'un des cas exceptionnels où il est possible à une poignée d'hommes de faire une révolution, c'est-à-dire, grâce à une faible impulsion, de renverser un système tout entier dont l'équilibre est instable (pour employer la métaphore favorite de Plékhanov) et, grâce à un acte insignifiant, de libérer des forces explosives qui dès lors ne peuvent plus être maîtrisées. Or donc, si jamais le blanquisme ‑ l'idée de révolutionner une société entière par l'action d'un petit groupe de conjurés ‑ a eu une certaine justification, c'est certainement à Pétersbourg[10]. Une fois que le feu est mis aux poudres, une fois que les forces sont libérées et l'énergie nationale transformée d'énergie potentielle en énergie cinétique (encore une formule favorite de Plékhanov, et une fort bonne) ‑ les hommes qui auront mis le feu à la poudrière seront soufflés par l'explosion qui sera mille fois plus forte qu'eux et se cherchera l'issue qu'elle pourra, telle que les forces et les résistances économiques en décideront.

Admettons que ces gens se figurent qu'ils peuvent s'emparer du pouvoir, en quoi cela peut-il être nuisible ? S'ils ne font que percer le trou qui rompra la digue, le torrent déchaîné dissipera lui-même bientôt leurs illusions. Mais si leurs illusions avaient par hasard pour effet de surmultiplier leur force de volonté, pourquoi nous en plaindre ? Les gens qui se sont vantés d'avoir fait une révolution se sont toujours aperçu le lendemain qu'ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient, la révolution faite ne ressemblant absolument pas à l'image de celle qu'ils voulaient faire. C'est ce que Hegel appelle l'ironie de l'histoire[11], à laquelle peu de personnalités historiques échappent[12]. Il suffit de prendre Bismarck, ce révolutionnaire malgré lui, et Gladstone, qui finalement est entré en conflit avec son cher tsar.

À mon avis, l'essentiel c'est que l'impulsion soit donnée en Russie, que la révolution éclate. Que ce soit telle ou telle fraction qui donne le signal, que cela se passe sous telle ou telle enseigne, peu m'importe[13]. S'il s'agissait d'une révolution de palais[14], ses auteurs seraient balayés dès le lendemain. Là où la situation est si tendue, là où les éléments révolutionnaires se sont accumulés à un tel degré, là où les conditions économiques de masses énormes deviennent de jour en jour de plus en plus intolérables, là où tous les niveaux du développement de la société se trouvent représentés, depuis les communautés primitives jusqu'à la moderne grande industrie et la haute finance, et là où toutes ces contradictions sont maintenues ensemble par un despotisme sans pareil, un despotisme toujours plus insupportable pour une jeunesse qui allie en elle l'intelligence et la dignité de la nation ‑ si là le 1789 a une fois commencé, il ne faudra pas attendre longtemps pour que se produise un 1793[15].

Je vous quitte, chère citoyenne. Il est deux heures et demie du matin, et je n'aurai plus le temps d'ajouter encore quelque chose avant le départ de la poste demain. Ecrivez-moi en russe, si vous le préférez, mais je vous prie de ne pas oublier que des lettres russes écrites, je n'ai pas l'occasion d'en lire tous les jours.

J'en arrive enfin à répondre à votre lettre du 8 novembre[16].

L'une des tâches véritables de la révolution de 1848 ‑ et contrairement aux illusoires, les tâches véritables d'une révolution furent toutes résolues à la suite de cette révolution ‑, c'était de restaurer les nationalités opprimées et déchirées de l'Europe centrale, pour autant bien sûr qu'elles étaient douées de vitalité et, à ce moment précis, mûres pour l'indépendance. Cette tâche fut résolue par les exécuteurs testamentaires de la révolution, selon les circonstances du moment, pour l'Italie, la Hongrie, l'Allemagne, par les Bonaparte, Cavour et autres Bismarck. Restèrent l'Irlande et la Pologne. On peut laisser de côté ici l'Irlande qui n'affecte que très indirectement les rapports du continent. Mais la Pologne se trouve au milieu du continent, et le maintien de sa division est précisément le lien qui ressoude à chaque fois entre elles les puissances de la Sainte-Alliance. C'est la raison pour laquelle la Pologne nous intéresse au premier chef.

Historiquement, il est impossible à un grand peuple de discuter avec tant soit peu de sérieux ses questions intérieures aussi longtemps que l'indépendance nationale fait défaut. Ce n'est que depuis 1861 que les républicains ont épuisé leur tâche [en Allemagne], et ils ont donné ensuite aux socialistes les meilleurs de leurs éléments. Ce n'est qu'en l'an 1866 ‑ lorsque l'unité grand-prussienne de la Petite-Allemagne fut vraiment décidée ‑ que le parti dit d'Eisenach et les lassalléens ont gagné une importance, et ce n'est que depuis 1870, lorsque les velléités d'immixtion de Bonaparte outre-Rhin furent définitivement écartées, que notre cause a pris son véritable essor. Où serait notre parti si nous avions encore la vieille Diète ! De même en Hongrie. Ce n'est que depuis 1860 qu'elle est attirée dans le mouvement moderne, caractérisé par les filouteries en haut, et le socialisme en bas.

Un mouvement international du prolétariat en général n'est possible qu'entre nations indépendantes. Le petit peu d'internationalisme républicain de 1830-1848 se regroupa autour de la France qui devait libérer l'Europe, et accrut donc le chauvinisme français au point que la mission de libération universelle de la France, et donc son droit, de par sa naissance, à prendre la tête, nous est encore jetée à travers les jambes tous les jours (sous une forme caricaturale chez les blanquistes, et très marquée chez les Malon et Cie, par exemple).

Dans l'Internationale également, c'était une opinion qui allait presque de soi chez les Français. Ce n'est que les événements qui firent entrer dans leur tête ‑ ainsi que celle de quelques autres ‑ qu'une action internationale commune n'est possible qu'entre égaux, et qu'un premier parmi ses pairs l'est tout au plus pour une action immédiate. En fait, la réalité de tous les jours est encore nécessaire pour ancrer cela dans les esprits.

Tant que la Pologne est divisée et asservie, il n'est donc pas possible qu'un puissant parti socialiste se développe dans le pays, pas plus qu'il n'est possible de nouer des rapports véritablement internationaux entre les Polonais de l'émigration et les autres partis prolétariens d'Allemagne, etc. Tout paysan ou ouvrier polonais qui, émergeant du marais, s'ouvre à l'idée de participer aux problèmes d'intérêt général se heurte aussitôt à la réalité de l'oppression nationale. Celle-ci surgit partout comme premier obstacle sur son chemin. Son élimination est la condition fondamentale de toute évolution saine et libre. Des socialistes polonais qui ne mettraient pas en tête de leur programme la libération de leur pays me feraient la même impression que des socialistes allemands qui ne voudraient pas exiger d'abord l'abolition de la loi antisocialiste et la liberté d'association, de presse, etc.

Pour pouvoir lutter, il faut d'abord disposer d'un terrain, d'air, de lumière et de la possibilité de se mouvoir. Sinon, tout reste bavardage.

Dans tout cela, ce qui importe ce n'est pas de savoir si la restauration de la Pologne est possible avant la prochaine révolution. Notre rôle n'est en, aucun cas de détourner les Polonais des efforts pour arracher de force les conditions de vie pour leur développement ultérieur, ni de les persuader que l'indépendance nationale n'est qu'une cause secondaire du point de vue international, alors qu'elle est bien plutôt la base de toute action internationale commune.

Au demeurant, la guerre entre l'Allemagne et la Russie était sur le point d'éclater en 1873, pour restaurer sous n'importe quelle forme la Pologne, ce qui eût constitué le noyau d'une véritable Pologne à l'avenir. De même, si messieurs les Russes ne mettent pas bientôt un terme à leurs intrigues et à leur propagande panslaviste en Herzégovine, ils peuvent parfaitement voir leur tomber dessus une guerre qui dépasserait leur volonté aussi bien que celle de l'Autriche et de Bismarck.

Les seuls qui aient intérêt à ce que les choses deviennent sérieuses en Herzégovine, ce sont le parti panslaviste russe et le tsar. Il n'y a pas lieu de se préoccuper davantage de la bande de brigands bosniaques que des stupides ministres et bureaucrates autrichiens qui y poursuivent leurs manigances. En conséquence, même sans soulèvement, à la suite de simples conflits européens, il n'est pas exclu que soit restaurée une Petite-Pologne indépendante, de la même manière que la Petite-Allemagne prussienne inventée par les bourgeois n'a pas été réalisée par la voie révolutionnaire ou parlementaire dont on rêvait, mais par la guerre.

Je suis donc d'avis, qu'en Europe deux nations ont non seulement le droit mais le devoir d'être nationales, avant d'être internationales. C'est ce que les Polonais ont compris dans toutes les crises, et ils l'ont prouvé sur les champs de bataille de la révolution. Dès lors qu'on leur enlève la perspective de restaurer la Pologne ou qu'on leur raconte que la nouvelle Pologne leur tombera bientôt toute seule dans les bras, c'en est fait de leur intérêt à la révolution européenne.

Nous en particulier, nous n'avons absolument aucune raison de nous mettre en travers de la route des Polonais qui sont poussés irrésistiblement vers l'indépendance. Premièrement, ils ont inventé et appliqué en 1863 le mode de combat que les Russes imitent maintenant avec tant de succès (cf. Berlin et Pétersbourg, annexe 2[17]) ; deuxièmement, ils ont donné à la Commune de Paris les seuls capitaines militaires compétents et dignes de confiance.

Tactique dans les pays développés et non développés[modifier le wikicode]

Meilleurs remerciements pour les très intéressantes nouvelles que vous me donnez dans votre lettre du 8.

Si je dois vous donner mon opinion sur la dernière action d'éclat et d'État de Copenhague[18], dont vous êtes la victime, je commencerais par un point sur lequel je ne suis pas de votre avis.

Par principe, vous rejetez toute idée de faire un bout de chemin, même momentanément, avec d'autres partis. Je suis assez révolutionnaire pour ne pas admettre que l'on m'interdise, d'une manière absolue, ce moyen si, dans certaines circonstances, cela est avantageux ou est le biais le moins nuisible[19].

Mais nous sommes d'accord sur le fait que le prolétariat ne peut conquérir sans révolution violente le pouvoir politique, seule porte donnant sur la société nouvelle. Pour qu'au jour de la décision le prolétariat soit assez fort pour vaincre ‑ et cela, Marx et moi nous l'avons défendu depuis 1847 ‑, il est nécessaire qu'il se forme un parti autonome, séparé de tous les autres et opposé à eux tous, un parti de classe conscient.

Cela n'exclut pas, cependant, que ce parti puisse momentanément utiliser à ses fins d'autres partis. Cela n'exclut pas davantage qu'il puisse soutenir momentanément d'autres partis pour des mesures qui représentent ou bien un avantage immédiat pour le prolétariat, ou bien un progrès dans le sens du développement économique ou de la liberté politique. Pour ma part, je soutiendrais quiconque lutte véritablement en Allemagne pour l'élimination de la succession par ordre de primogéniture et d'autres survivances féodales, de la bureaucratie, des droits de douane, des lois de répression contre les socialistes, des restrictions au droit de réunion et d'association. Si notre parti allemand du progrès[20] ou votre Venstre danois[21] étaient de véritables partis bourgeois radicaux, et non de simples regroupements de misérables bavards qui, à la première menace de Bismarck ou d'Estrup, se mettent à ramper, je ne serais absolument pas inconditionnellement contre tout cheminement momentané avec eux pour certains buts précis. Si nos parlementaires votent pour un projet qui émane de l'autre côté ‑ et c'est ce qu'ils sont obligés de faire assez souvent ‑, n'est-ce pas déjà un pas ensemble ? Mais je n'y suis favorable que lorsque l'avantage est direct pour nous, ou indubitable pour le développement historique du pays en direction de la révolution économique et politique, c'est-à-dire en vaut la peine, et à la condition préalable que le caractère prolétarien de classe du parti n'en soit pas affecté. C'est ce qui est pour moi la limite absolue. Cette politique, vous la trouverez développée dès 1847 dans le Manifeste communiste, et nous l'avons suivie partout, en 1848, dans l'Internationale.

Abstraction faite de la question de la moralité ‑ il ne s'agit pas de ce point ici, et je le laisse donc de côté ‑, en tant que révolutionnaire, tout moyen m'est bon pour atteindre au but, le plus violent, mais aussi le plus douillet en apparence.

Une telle politique réclame une vision aiguë des choses et une fermeté de caractère, mais peut-il y avoir une autre politique ? Elle nous menace du danger de corruption, prétendent les anarchistes et l'ami Morris. Cela est vrai, si la classe ouvrière est une société de débiles, d'idiots et de fripouilles qui se laissent acheter en un tour de main ; mais alors il ne nous reste plus qu'à tout remballer sans attendre, et le prolétariat et nous, nous n'avons rien à faire sur la scène politique. En fait, le parti du prolétariat, comme tous les autres partis, deviendra d'autant plus clairvoyant qu'il saura tirer les leçons de ses propres erreurs, et nul ne peut lui épargner entièrement ces erreurs.

À mon avis, vous avez donc tort si vous commencez par élever une question purement tactique au niveau des principes. Et, pour moi, il s'agit à l'origine d'une pure question de tactique. Mais, dans certaines circonstances, une erreur de tactique peut aussi aboutir à une violation des principes.

Et, sur ce plan, pour autant que je puisse en juger, vous avez raison contre la tactique du comité directeur. Au Danemark, la Gauche petite-bourgeoise joue depuis des années une indigne parodie d'opposition, et ne cesse d'étaler aux yeux du monde sa propre impuissance. L'occasion ‑ si elle s'est jamais présentée ‑ d'affronter la violation de la constitution[22] les armes à la main, elle l'a manquée depuis longtemps, et ‑ comme cela en a tout à fait l'air ‑ une fraction toujours croissante de cette Gauche aspire à une réconciliation avec Estrup. Il me semble qu'il soit impossible qu'un véritable parti prolétarien puisse marcher ensemble avec un tel parti sans perdre à la longue son propre caractère de classe comme parti ouvrier. Dans la mesure où vous soulignez le caractère de classe du mouvement en opposition à cette politique, je ne peux qu'être d'accord avec vous.

En ce qui concerne la façon de procéder du comité directeur vis-à-vis de vous et de vos amis, il faut remonter aux sociétés secrètes de 1840-1851 pour trouver des exclusions aussi sommaires de l'opposition dans un parti : l'organisation secrète les rend inévitables. En outre, il y en eut ‑ et assez fréquemment ‑ chez les chartistes anglais partisans de la violence physique sous la dictature de O'Connor[23]. Cependant, les chartistes formaient un parti directement en vue d'un coup de force, comme l'indiquait leur nom, et étaient soumis de ce fait à une dictature, de sorte que l'exclusion y était une mesure d'ordre militaire. En temps de paix, en revanche, je n'ai connaissance d'aucune façon de procéder aussi arbitraire, si ce n'est celle de « l’organisation ferme et rigoureuse » des lassalléens de von Schweitzer : celui-ci en avait besoin, à cause de ses fréquentations douteuses avec la police de Berlin pour accélérer la désorganisation de son Association générale des ouvriers allemands. Parmi les partis socialistes ouvriers actuels, il n'en est probablement pas un seul qui aurait l'idée de traiter d'après le modèle danois une opposition qui se développerait dans son sein, à présent que Monsieur Rosenberg vient de se liquider heureusement lui-même en Amérique[24].

La vie et la croissance de tout parti impliquent le développement en son sein de tendances plus modérées et plus extrêmes qui se combattent, et quiconque exclut purement et simplement la plus extrême ne fait qu'accélérer le développement de celle-ci. Le mouvement ouvrier se fonde sur la critique la plus radicale de la société existante. Cette critique est son élément vital : comment pourrait-il, dans ces conditions, s'abstraire lui-même de la critique et chercher à interdire la discussion ? Demandons-nous donc simplement aux autres la liberté de parole à notre profit... pour l'abolir de nouveau dans nos propres rangs ?

Développement du parti en Amérique[modifier le wikicode]

Votre grand obstacle en Amérique réside, me semble-t-il, dans la position exceptionnelle des ouvriers nés dans le pays. Jusqu'en 1848, on ne pouvait parler d'une classe ouvrière, indigène et permanente, qu'à titre exceptionnel : les quelques éléments de ce genre dans l'Est, les villes, pouvaient toujours encore espérer devenir paysans ou bourgeois[25]. Une telle classe s'est désormais formée et s'est aussi, en grande partie, organisée sur le plan syndical. Mais elle occupe toujours une position d'aristocratie et abandonne, autant qu'elle le peut, les emplois ordinaires et mal payés aux émigrés, dont une faible partie seulement adhère aux syndicats.

Mais ces émigrés sont divisés en une multitude de nationalités ; ils ne se comprennent pas entre eux, et souvent ne parlent même pas la langue de leur pays. Il se trouve, en outre, que votre bourgeoisie sait ‑ beaucoup mieux même que le gouvernement autrichien ‑ jouer une nationalité contre l'autre : Juifs, Italiens, Bohèmes, etc., contre Allemands et Irlandais, et chacun d'eux contre les autres, au point qu'à New York il y a des différences de niveau de vie qui partout ailleurs paraîtraient invraisemblables.

À cela vient s'ajouter l'indifférence totale d'une société née sur une base purement capitaliste et ne connaissant donc pas un arrière-plan féodal de savoir-vivre paisible et confortable, n'étant régie que par la lutte pour la concurrence qui étouffe toute vie humaine : il y en a tant et plus de ces maudits dutchmen, Irlandais, Italiens, Juifs et Hongrois, sans parler de John Chinaman qui se profile à l'horizon et les dépasse tous de loin pour ce qui est de sa capacité de vivre de trois fois rien.

Dans un tel pays, il est inévitable que le mouvement procède par élans successifs, suivis de revers tout aussi certains. Seulement les élans deviennent néanmoins toujours plus gigantesques, et les réactions toujours moins paralysantes. En gros, la cause avance donc malgré tout.

Mais je tiens une chose pour assurée : la base purement bourgeoise, dépourvue de tous les leurres pré-bourgeois, la colossale énergie correspondante de l'évolution qui se manifeste même dans les abus insensés de l'actuel système de protectionnisme douanier, tout cela suscitera un jour un tournant qui provoquera la stupéfaction du monde entier. Le jour où les Américains se mettront en branle, ce sera avec une énergie et une violence par rapport auxquelles nous ne serons que des enfants en Europe.

Avec mes meilleures salutations.

Ton F. E.

Quelles que soient les gaffes et l'étroitesse d'esprit des chefs du mouvement et même, en partie aussi, des masses qui viennent de s'éveiller, une chose est certaine : la classe ouvrière américaine est indubitablement entrée en mouvement[26]. Le fait que la lutte de classe ait éclaté en Amérique signifie pour les bourgeois du monde entier exactement ce que signifierait l'effondrement du tsarisme russe pour les grandes monarchies militaires d'Europe : l'ébranlement de la base sur laquelle ils évoluent. En effet, l'Amérique a, de tout temps, été l'idéal de tous les bourgeois : un pays grand, riche et toujours en essor, avec des traditions purement bourgeoises, aux institutions vierges de tous vestiges féodaux ou de traditions monarchistes et sans un prolétariat permanent, de père en fils. Ici, tout le monde pouvait devenir, sinon capitaliste, du moins, en tout cas, un homme indépendant qui produit ou trafique pour son propre compte avec ses moyens propres. Et comme, jusqu'à présent, il n'y a pas eu de classes aux intérêts opposés, notre ‑ et votre ‑ bourgeois pensait que l'Amérique se trouvait au-dessus des antagonismes et luttes de classes.

Or, cette illusion est à présent détruite. Le paradis bourgeois sur terre se transforme à vue d'œil en un purgatoire et, comme en Europe, il ne peut être préservé de sa transformation en un enfer que par un développement tumultueux du prolétariat américain dont les ailes viennent tout juste de pousser.

La manière dont il est apparu sur la scène est tout à fait extraordinaire : il y a six mois. à peine, personne ne s'en doutait le moins du monde, et le voilà qui apparaît aujourd'hui en des masses si organisées que toute la classe des capitalistes est saisie de terreur. J'eusse aimé que Marx vive encore cet événement !

Les bêtises que font les anarchistes en Amérique peuvent nous être utiles[27]. II n'est pas souhaitable qu'à leur actuel niveau de pensée, encore tout à fait bourgeois, les ouvriers américains obtiennent de trop rapides succès avec leurs revendications de hauts salaires et de temps de travail moindre. Cela pourrait renforcer plus qu'il ne faut l'esprit syndicaliste unilatéral.

Je ne puis comprendre pourquoi Decazeville s'est effondré si brusquement, d'autant plus que Paul (Lafargue), tel Napoléon après l'incendie de Moscou, a cessé subitement de m'envoyer Le Cri du peuple juste au moment critique[28]. L'esprit parisien est-il donc absolument incapable d'enregistrer les choses désagréables qu'on ne peut empêcher d'arriver ? Une victoire à Decazeville eût été une très belle chose, mais une défaite, après tout, ne pourrait-elle pas être en définitive encore plus utile au mouvement ? Ainsi, je crois que les bêtises anarchistes de Chicago seront utiles en fin de compte. Si l'actuel mouvement américain (qui, dans la mesure où il n'est pas allemand, se trouve toujours encore au niveau syndicaliste) avait remporté une grande victoire sur le problème des huit heures, le syndicalisme y serait devenu un dogme rigide et définitif, tandis qu'un résultat mitigé contribuera à démontrer qu'il faut aller au-delà du mot d'ordre : « Des salaires élevés et une journée de travail plus courte[29]. »

Le parti en Angleterre[modifier le wikicode]

Le mouvement anglais ressemble toujours à l'américain, à cela près qu'il le devance un peu[30]. L'instinct de la masse des ouvriers, selon lequel ils doivent constituer un parti autonome vis-à-vis des deux partis officiels,

Le pays le plus avancé désignant aux autres leur évolution ultérieure, le marxisme a prévu la faiblesse successive du mouvement américain qui suivit l'évolution anglaise, lorsque les États-Unis, au début de ce siècle, ravirent à l'Angleterre la suprématie sur le marché mondial et dans la production capitaliste en général.

L’analyse des conditions du mouvement anglais par Marx-Engels a donc un intérêt non seulement pour les pays les plus avancés et la position de l'aristocratie ouvrière blanche, mais encore pour les périodes modernes de recul du mouvement communiste et de triomphe de la contre-révolution.

Après avoir montré que l'instinct révolutionnaire des masses est lié aux changements survenus dans la base matérielle de la production, notamment de la grande industrie, Engels esquisse ensuite la démarche par laquelle on passe de ce stade élémentaire de la conscience de classe à un stade supérieur de son organisation, en même temps qu'il dénonce tous les pièges et obstacles sur cette voie devient de plus en plus fort et s'est manifesté une fois de plus lors des élections municipales du 1er novembre. Mais il se trouve que les vieilles réminiscences et traditions, ainsi que le manque d'hommes capables de transformer cet instinct en action consciente et d'organiser ces forces à l'échelle de tout le pays, contribuent à les maintenir dans ce stade préalable de l'indécision de la pensée et de l'isolement local de l'action. Le sectarisme anglo-saxon règne aussi dans le mouvement ouvrier. La Fédération social-démocrate, de même que votre parti socialiste ouvrier allemand [d'Amérique][31], a réussi le tour de force de transformer notre théorie en un dogme rigide d'une secte orthodoxe. Elle est mesquinement hermétique et a, en outre, grâce à Hyndman, une présence sur la scène politique internationale, où elle cultive toutes les traditions pourries que l'on parvient de temps à autre à ébranler, mais que l'on n'a pas encore extirpées jusqu'ici.

Ici [en Angleterre], la pagaille et le laisser-aller parmi les différentes petites fractions se poursuivent encore pour l'heure[32]. Il y a moins de chaleur dans les chamailleries, mais les intrigues dans les coulisses sont d'autant plus actives. En revanche, la poussée instinctive des masses vers le socialisme devient activité de plus en plus vive, consciente, unitaire. Les masses, bien que moins conscientes que certains chefs, sont cependant meilleures que tous les chefs réunis ; seulement le procès de la prise de conscience est plus lent que partout ailleurs, parce que tous les vieux chefs ont plus ou moins intérêt à dévier la conscience qui est en train de lever, dans telle ou telle direction particulière, voire de la fausser. Eh bien, il faut encore avoir de la patience.

Tentative de formation du parti[modifier le wikicode]

Je vous ai renvoyé hier votre programme avec mes remarques qui vous seront peut-être utiles[33].

Ce que vous dites à propos des dirigeants des syndicats est tout à fait juste. Depuis la création de l'Internationale, nous avons dû les combattre. C'est d'eux que proviennent les Macdonald, Burts, Cremer et Howell, et leur succès sur le plan parlementaire encourage les petits chefs à imiter leur exemple. Si vous pouviez parvenir à ce que les syndicalistes du Nord considèrent leur syndicat comme un moyen précieux pour organiser les ouvriers et arracher de petites conquêtes, mais cessent de faire de la formule « un salaire équitable pour une journée de travail équitable » leur but final, alors on aura coupé court aux menées des chefs[34].

Je tiens votre plan d'organisation pour prématuré : il faudrait d'abord que la province se mette sérieusement en branle, et cela n'est pas encore le cas, et de loin. Tant qu'il n'existe pas en province une force puissante, qui pèse sur Londres, les trublions londoniens ne seront pas réduits au silence ‑ ce qui ne peut s'opérer que par un véritable mouvement des masses londoniennes. À mon avis, on a manifesté trop d'impatience au sein de ce que l'on appelle poliment le mouvement socialiste : tenter de nouvelles expériences socialistes sera plus que vain tant qu'il n'y aura rien à organiser. Et lorsque les masses se mettront une bonne fois en mouvement, elles éprouveront elles-mêmes le besoin de s'organiser.

En ce qui concerne la League ‑ si elle maintient la résolution de sa dernière conférence ‑, je ne vois pas comment quelqu'un pourrait en rester membre s'il veut utiliser comme moyen de propagande et d'action la machine politique existante.

En attendant, il faut naturellement continuer à faire de la propagande, et je suis tout à fait disposé à y contribuer pour ma part. Mais les moyens à cet effet doivent être rassemblés et répartis par un comité anglais, voire un comité londonien dans la mesure où cela se fait à Londres.

Je ne connais pas d'ouvrages qui pourraient vous donner des informations sur le mouvement des luddites : ce sera un travail très complexe que de trouver des sources dignes de foi à partir des livres d'histoire et d'écrits datant de cette période.

Votre dévoué

Signature

Votre lettre ne peut avoir qu'une seule signification, à savoir, pour autant que cela est dans vos possibilités, chasser Aveling du mouvement[35]. Si vous refusez de continuer à collaborer avec Aveling pour des raisons politiques, vous avez le devoir de les exhiber ouvertement, ou bien pour donner à Aveling la possibilité de se justifier, ou bien, en revanche, pour débarrasser le mouvement d'un collaborateur indigne et dangereux. S'il n'en est pas ainsi, vous avez le devoir, à mon avis, de réprimer vos sentiments personnels dans l'intérêt du mouvement.

De tous les différents groupes socialistes d'Angleterre, le seul avec lequel je pouvais sympathiser vraiment jusqu'ici était l'actuelle « opposition » dans la League. Mais, si l'on admet que ce groupe se désagrège simplement pour des lubies et chamailleries personnelles, ou pour des racontars ou suspicions internes que l'on évite soigneusement de porter à la lumière du jour, il éclatera immanquablement en une multitude de petites cliques qui ne tiennent ensemble que pour des motifs personnels, mais qui, en tout cas, sont totalement inadaptées à un rôle dirigeant dans un mouvement à un niveau national. Et je ne vois pas de raisons pour sympathiser davantage avec telle de ces cliques plutôt qu'avec telle autre, avec la Fédération social-démocrate ou un quelconque autre organisme.

Je n'ai pas le droit de vous demander pourquoi vous refusez de collaborer avec Aveling. Mais, comme vous avez travaillé ensemble durant des années, il en a le droit, et je considère qu'il est de mon devoir de vous en informer par cette lettre.

Obstacles à la formation du parti[modifier le wikicode]

Une chose est solidement assurée dans notre façon de procéder pour tous les pays et temps modernes : amener les ouvriers à constituer leur propre parti indépendant et opposé à tous les partis bourgeois[36]. Pour la première fois depuis longtemps, lors des dernières élections, les ouvriers anglais ‑ même si ce n'est qu'instinctivement ‑ avaient fait un premier pas décisif dans cette direction sous la pression des faits. Ce pas a eu un succès surprenant et a plus contribué au développement des consciences ouvrières qu'un quelconque événement de ces vingt, dernières années.

Or, quelle a été l'attitude des Fabians ‑ non pas de tel ou tel d'entre eux, mais de la Société fabienne dans son ensemble ? Ils prêchèrent et pratiquèrent le ralliement des ouvriers aux Libéraux, et il arriva ce qui devait arriver : les Libéraux attribuèrent aux Fabians quatre sièges absolument impossibles à conquérir, et les candidats fabians furent battus avec éclat. Le littérateur des paradoxes, Shaw ‑ écrivain au reste plein de talent et d'humour, mais absolument incapable en économie et en politique, même s'il est parfaitement honnête et dépourvu d'ambition ‑, écrivit à Bebel : s'ils n'avaient pas suivi cette politique, à savoir d'imposer leurs candidats aux Libéraux, ils n'eussent récolté que la défaite et la honte (comme si la défaite n'était pas, bien souvent, plus honorable que la victoire) ‑ et maintenant ils ont suivi leur politique et ont récolté les deux.

Tel est le noyau de toute la question. Au moment où, pour la première fois depuis longtemps, les ouvriers manifestent leur indépendance, la Société fabienne leur prêche de continuer à former la queue des Libéraux. Et c'est ce qu'il faut dire ouvertement aux socialistes du continent travestir cette vérité reviendrait à partager sa responsabilité. Et c'est pourquoi j'ai été peiné de constater que l'article postérieur aux élections des Aveling n'ait pas été publié[37]. Il ne s'agissait pas de réflexions faites après coup, ni d'un article bâclé à toute vitesse au dernier moment. L'article n'est pas complet s'il n'explique pas l'attitude de ces deux organisations socialistes au cours des élections ‑ et les lecteurs de la Neue Zeit étaient en droit de l'apprendre.

Je crois t'avoir dit dans ma dernière lettre que, dans la Fédération social-démocrate aussi bien que dans la Société fabienne, les membrés de la province étaient meilleurs que ceux des organisations centrales. Mais cela ne sert de rien, tant que la position des organismes centraux détermine celle de la Société. De tous les autres fameux membres ‑ hormis Banner ‑, aucun ne m'est connu. Comme par hasard, Banner n'est plus venu me voir une seule fois depuis qu'il est entré dans la Société fabienne. Je suppose que ce qui l'a poussé à y adhérer, c'est qu'il a été dégoûté de la Fédération social-démocrate et éprouvait le besoin d'une autre organisation, tout cela s'accompagnant de pas mal d'illusions. Mais cette hirondelle ne fait pas le printemps.

Il y a, à bien la considérer, quelque chose d'inachevé dans la Société fabienne ; en revanche, ses adhérents sont complètement achevés : une clique de « socialistes » bourgeois de tous les calibres, depuis l'ambitieux au socialiste par instinct et philanthrope, soudés uniquement par leur peur de la menace croissante d'une domination ouvrière et unissant tous leurs forces ,pour briser la pointe à cette menace en prenant sa direction, une direction de gens « cultivés ». Même s'ils admettent ensuite une paire d'ouvriers dans leur Conseil central pour y jouer le rôle de l'ouvrier Albert de 1848, en étant constamment en minorité dans les votes, cela ne devrait tromper personne.

Les moyens qu'emploie la Société fabienne sont tout à fait ceux de la politique parlementariste pourrie : vénalité, népotisme, arrivisme, c'est-à-dire des moyens anglais, d'après lesquels il va de soi que tout parti politique (ce n'est que chez les ouvriers qu'il doit en être autrement) rémunère ses agents de telle ou telle façon ou les paie en leur offrant des postes. Ces gens sont enfoncés jusqu'au cou dans les combines avec les Libéraux ou ont des fonctions dans le parti libéral, comme par exemple Sidney Webb qui, en tous points, est un authentique politicien britannique. Tout ce contre quoi il faut prévenir les ouvriers, ces gens le pratiquent.

Cela étant, je ne te demanderais pas forcément de traiter ces gens en ennemis. Mais, à mon avis, tu ne dois pas t'abstenir davantage de les critiquer, fais donc pour eux ce que tu ferais pour n'importe quel autre. Or, c'est le contraire que suggérait l'élimination des passages, dont je t'ai envoyé la copie, de l'article des Aveling[38]. Si tu désires que les Aveling t'envoient un article sur l'histoire et les positions des diverses organisations socialistes d'Angleterre, il suffit que tu le dises, et je leur proposerai.

Ton article sur Vollmar m'a beaucoup plu. Il lui fera plus d'effet que toutes les chamailleries dans le Vorwärts. De même, l'éternelle menace de le ficher dehors ne devrait pas rester plus longtemps sans effets. II s'agit là de réminiscences ‑ aujourd'hui dépassées ‑ de l'époque de dictature de la loi antisocialiste. On peut, aujourd'hui, laisser le temps aux éléments corrompus de pourrir jusqu'au point où ils tombent d'eux-mêmes. Un parti groupant des millions de personnes a une tout autre discipline qu'une secte de centaines de membres. Ce que tu aurais pu expliciter davantage dans ton article, c'est comment « le socialisme d'État en soi » se transforme nécessairement dans la pratique en fiscalité[39], surtout dans le seul pays où il soit pratiquement possible, en Prusse (ce que tu as fort bien développé).

De même, la critique que Bernstein a faite de Proudhon était excellente, je me réjouis surtout de voir qu'il est redevenu ce qu'il était[40].

Corruption des chefs ouvriers[modifier le wikicode]

Ce qu'Aveling vient de me communiquer oralement me confirme dans le soupçon que j'avais depuis longtemps, à savoir que Keir Hardie aspire en silence à diriger le nouveau parti de manière dictatoriale, à la manière de Parnell vis-à-vis des Irlandais, tandis que ses sympathies s'orientent plutôt vers le parti conservateur que le parti libéral[41]. N'affirme-t-il pas publiquement qu'à l'occasion des prochaines élections il faut renouveler l'expérience de Parnell, afin d'amener Gladstone à se plier à une nouvelle politique, et qu'à chaque fois qu'on ne peut présenter une candidature ouvrière, il faut voter pour les Conservateurs, afin de .montrer sa force aux Libéraux[42]. Or, c'est là une politique que, dans certaines circonstances, j'ai demandé moi-même aux Anglais de pratiquer, mais si, d'emblée, on ne considère pas cela comme un coup tactique possible, et on proclame à l'avance que c'est une tactique à suivre dans tous les cas, on y flaire un fort relent à la Champion[43].

On le sent notamment lorsqu'en même temps K. Hardie parle avec mépris de l'extension du suffrage universel et d'autres réformes, grâce auxquelles seulement les votes ouvriers auront une réalité, comme s'il s'agissait de simples choses politiques qui viennent bien après les revendications sociales, les huit heures, la protection ouvrière, etc. En disant cela, il laisse délibérément de côté la question de savoir comment il veut obtenir ces revendications sociales, puisqu'il renonce à les obtenir par la force que représentent les députés ouvriers, et ne compte plus que sur la grâce des bourgeois, voire sur la pression indirecte des voix ouvrières décisives dans les élections. J'attire ton attention sur ce point obscur, afin que tu en tiennes compte à l'occasion. Pour l'heure, je n'attribue pas une importance exagérée à cette affaire, étant donné que Keir Hardie, dans le pire des cas, fait une grossière erreur de calcul, car les ouvriers des districts industriels du nord de l'Angleterre ne sont pas des moutons que l’on amène aux urnes pour voter en bloc sans parler de ce qu'il se heurtera à une résistance suffisante au comité exécutif. Mais il ne faut pas ignorer une telle tendance.

Keir Hardie vient ici d'intervenir au Parlement en faveur des chômeurs, en présentant un amendement à l'Adresse (réponse au discours du trône)[44]. En soi, c'était tout à fait bien, mais il a fait deux gaffes énormes : 1. Si l'amendement était conçu comme vote direct de méfiance, il était tout à fait vain, puisque son adoption aurait forcé le gouvernement à se retirer, et toute l’affaire aurait profité aux Conservateurs ; 2. Il se fit seconder par le conservateur de tendance protectionniste Howard Vincent, au lieu de choisir un représentant ouvrier, ce qui en faisait complètement une manœuvre conservatrice et le présentait même comme une marionnette entre les mains des Conservateurs. De fait aussi, 102 conservateurs et seulement 2 radicaux-libéraux[45] ont voté pour lui, et pas un seul représentant ouvrier. Pour sa part, Burns faisait de l'agitation dans le Yorkshire.

Comme je te l'ai déjà écrit, depuis la Conférence de Bradford, il a déjà fait plusieurs manœuvres et déclarations où perce l'influence de Champion : maintenant, cela devient encore plus suspect. On ne sait d'où il tire ses moyens d'existence, et il a dépensé beaucoup d'argent ces deux dernières années : quelle en est l'origine ? Au reste, les ouvriers anglais exigent de leurs députés ou dirigeants qu'ils sacrifient tout leur temps au mouvement, mais ils ne veulent pas les payer, de sorte qu'ils sont eux-mêmes responsables lorsqu'ils tirent d'autres partis l'argent qu'il leur faut pour vivre ou pour préparer les élections. Tant que cela durera, il y aura des trafics parmi les dirigeant ouvriers de ce pays.

Le Parti travailliste indépendant est tout à fait indécis dans le choix de sa tactique, et son dirigeant, Keir Hardie, un Écossais, un super-malin, utilise des artifices démagogiques auxquels on ne peut absolument pas faire confiance[46]. Bien que ce soit un pauvre diable de mineur écossais, il vient de créer un grand hebdomadaire, The Labour Leader, pour lequel il a eu besoin de pas mal d'argent. Or, cet argent lui est venu des milieux conservateurs, voire des libéraux-unionistes, soit de ceux qui s'opposent à Gladstone et à sa loi sur le Home Rule. Cela ne fait absolument aucun doute, et ses liaisons littéraires notoires de Londres, les informations directes qu'il publie, ainsi que ses positions politiques, le confirment. En conséquence, si les électeurs irlandais et radicaux le laissent tomber, il se peut fort bien qu'il perde son siège au Parlement lors des élections générales de 1895[47], et ce serait une bonne chose, car cet homme est actuellement un très grand obstacle. Il n'apparaît que dans les occasions démagogiques au Parlement : pour faire l'important avec des discours sur les chômeurs, sans obtenir le moindre résultat, ou pour dire des sottises à l'occasion de la naissance d'un prince, ce qui est un truc tout à fait usé et bon marché dans ce pays, etc.

Création de la II° Internationale[modifier le wikicode]

Nous avons réfléchi à ta proposition, et nous pensons que le moment n'est pas encore venu de la mettre en exécution, mais qu'il approche[48].

Premièrement, une nouvelle Internationale, formellement réorganisée, ne ferait que susciter de nouvelles persécutions en Allemagne, Autriche, Hongrie, Italie et Espagne, et ne nous laisserait finalement que le choix entre laisser tomber l'affaire bientôt ou l'entreprendre secrètement. Ce dernier procédé serait un malheur à cause des inévitables velléités de conspiration ou de putsch, ainsi que les inévitables mouchards qui s'infiltreraient dans nos rangs. Même en France, il n'est pas impossible que la loi contre l'Internationale, qui n'a nullement été abolie, entre de nouveau en application.

Deuxièmement, étant donné les actuelles chamailleries entre L'Égalité et Le Prolétaire, il n'est pas possible de compter sur les Français. Il faudrait, en effet, se déclarer pour l'un des partis, ce qui a aussi ses méchants côtés. En ce qui nous concerne personnellement, nous sommes du côté de L'Égalité, mais nous nous gardons bien d'intervenir publiquement en ce moment, ne serait-ce que, malgré nos avertissements exprès, parce qu'elle fait gaffe sur gaffe sur le plan tactique.

Troisièmement, moins que jamais on ne saurait actuellement entreprendre quelque chose avec les Anglais. Durant cinq mois, j'ai tenté, par le truchement du Labour Standard, dans lequel j'ai écrit une série d'éditoriaux, de renouer avec le vieux mouvement chartiste et de diffuser nos idées, afin de voir s'il y a quelque écho. Absolument rien ! Cependant, comme le directeur[49] ‑ plein de bonne volonté, mais faible, une véritable savate ! ‑ finit tout de même par prendre peur des doctrines « hérétiques » provenant du continent que j'écrivais dans sa feuille, je dus renoncer.

Il ne resterait donc plus qu'une Internationale qui ‑ en dehors de la Belgique ‑ se limiterait à la seule émigration, puisqu'à l'exception de Genève et de ses environs on ne pourrait pas compter non plus sur les Suisses ‑ vois la Arbeiterstimme et Bürckli.

Au demeurant, l'Internationale continue effectivement de subsister. La liaison entre les ouvriers révolutionnaires de tous les pays, pour autant qu'elle puisse être efficace, est là. Chaque journal socialiste est un centre socialiste ; de Genève, Zurich, Londres, Paris, Bruxelles, Milan, les fils courent et se croisent dans toutes les directions, et je ne vois vraiment pas en quoi le regroupement de tous ces petits centres autour d'un grand centre principal pourrait donner une force nouvelle au mouvement, cela ne ferait qu'augmenter les frictions. Néanmoins, lorsque le moment sera venu où il importera de rassembler les forces, pour toutes ces raisons, il ne faudra pas une longue préparation.

Les noms de tous ceux qui forment l'avant-garde militante d'un pays sont connus de tous les autres, et un manifeste dans lequel tous seraient représentés et que tous signeraient ferait une impression colossale, toute différente de celle que fit celui où figuraient les noms, pour la plupart inconnus, de l'ancien Conseil général. Mais, précisément pour toutes ces raisons, il faut ne pas galvauder une telle manifestation tant qu'elle ne peut avoir un effet percutant, autrement dit tant que des événements européens ne la provoqueront pas. Sinon, on gâche l'effet pour l'avenir et on ne donne qu'un coup d'épée dans l'eau.

Or, de tels événements se préparent en Russie, où l'avant-garde de la révolution trouvera à frapper un grand coup. Cela et son contre-coup inévitable en Allemagne, il faut savoir l'attendre, et ‑ à notre avis ‑ le moment sera venu alors aussi pour une grande manifestation et la reconstitution d'une Internationale formelle, officielle, qui justement ne saurait plus être une simple société de propagande, mais un parti pour l'action. C'est pourquoi nous sommes décidément de l'avis qu'il ne faut pas affaiblir un organe de lutte aussi remarquable, en en usant (et en abusant) à une époque encore relativement tranquille, mais à la veille de la révolution.

Je pense que si tu réfléchis une nouvelle fois à la chose, tu te rangeras à notre avis. Jusque-là, je vous souhaite à tous deux un bon rétablissement, et j'espère avoir bientôt des nouvelles de toi m'annonçant que tu es à nouveau tout à fait en forme.

Ton fidèle F. E.

L'essentiel [dans la création de la II° Internationale], et cela a été pour moi le motif pour entrer dans le jeu, c'est que réapparaît la vieille coupure de l'Internationale, la vieille bataille de La Haye[50]. Les adversaires sont les mêmes, sauf que l'enseigne anarchiste est changée pour l'enseigne possibiliste : commerce des principes avec la bourgeoisie contre des concessions de détail, et surtout contre des postes bien payés pour les chefs (conseillers municipaux, bourses du travail, etc.). La tactique est tout à fait la même. Le manifeste de la Social Democratic Federation, évidemment écrit par Brousse, est une réédition de la circulaire de Sonviliers. Brousse le sait fort bien : il attaque le marxisme autoritaire, toujours avec les mêmes mensonges et calomnies, et Hyndman l'imite ‑ ses sources principales concernant l'Internationale et l'action politique de Marx, ce sont les mécontents de l'ancien Conseil général, Eccarius, Jung et Cie...

Il m'a coûté des peines infinies pour faire comprendre même à Bebel de quoi il s'agit véritablement, alors que les possibilistes le savent très bien et le proclament tous les jours. Au milieu de toute cette agitation, j'avais peu d'espoir de voir les choses prendre une bonne tournure, que la raison immanente qui se développe peu à peu en conscience puisse vaincre maintenant.

Je me réjouis d'autant plus d'avoir la preuve que, tout de même, des choses comme celles qui sont arrivées en 1873 et 1874 ne sont plus possibles. Les intrigants sont d'ores et déjà battus, et l'importance du congrès ‑ qu'il attire l'autre à lui ou non ‑ réside en ce que l'unanimité des partis socialistes d'Europe est manifeste aux yeux du monde entier et que quelques brouillons qui ne se soumettent pas resteront à la porte, au frais.

Au demeurant, le congrès ne doit guère avoir d'importance. Je n'y assisterai pas naturellement ; je ne puis continuellement me relancer dans l'agitation. Mais les gens veulent maintenant recommencer à jouer aux congrès et alors il vaut mieux qu'ils ne soient pas dirigés par Brousse et Hyndman. Il était tout juste encore temps de leur mettre des bâtons dans les roues...

Parti de masse : question agraire et petite bourgeoisie[modifier le wikicode]

Après dix-sept ans d'absence, j'ai retrouvé l'Allemagne totalement révolutionnée, l'industrie a crû immensément par rapport à ce qu'elle était alors, et l'agriculture ‑ petite comme grande ‑ s'est considérablement améliorée[51]. Et en conséquence de tout cela, notre mouvement est remarquablement en train. Nos gens ont dû conquérir eux-mêmes le peu de liberté dont ils disposent : ils l'ont conquis notamment contre la police et l'administration de district, après que les lois correspondantes étaient déjà proclamées sur le papier. C'est pourquoi tu y trouves une assurance et une confiance en soi que l'on ne rencontre jamais chez les bourgeois allemands. En ce qui concerne les détails, il reste, bien sûr, encore beaucoup à critiquer ‑ par exemple, la presse du parti n'est pas à la hauteur du parti, notamment à Berlin. Mais les masses sont remarquables, et le plus souvent meilleures que les chefs ou, du moins, que bon nombre d'entre ceux qui sont parvenus à une fonction dirigeante. Avec elles, tout peut être fait ; elles ne se sentent heureuses que dans la lutte, elles ne vivent que pour la lutte et se languissent lorsque l'adversaire ne leur procure pas de travail. C'est un fait réel que la plupart des ouvriers salueraient une nouvelle loi antisocialiste avec un énorme rire de mépris, si ce n'est avec une joie réelle, car ils auraient alors à faire chaque jour quelque chose de nouveau.

Pour réjouissants que soient pour moi les signes de la révolution qui a transformé la ville de Barmen du temps de ma jeunesse, ce petit nid de philistins, en une grande cité industrielle, ce qui me touche le plus cependant, c'est le fait que les hommes aussi se soient considérablement transformés à leur avantage. En effet, si ce n'était pas le cas, Barmen serait, aujourd'hui encore, représentée au Reichstag par un ultra-conservateur, il n'y serait pas question d'une association social-démocrate, et il serait encore moins venu à l'idée des ouvriers de Barmen de m'honorer comme ils l'ont fait. Mais, heureusement, la révolution matérielle dans la ville correspond aussi à la révolution dans la tête des ouvriers, et celle-ci recèle une révolution encore plus immense et radicale dans tout l'ordre social.

Il est remarquable combien toutes ces « couches cultivées » sont enfermées dans leur cercle social[52]. Ces bavards du centre et de la libre pensée, qui restent encore maintenant dans l'opposition, représentent les paysans, les petits-bourgeois, voire parfois les ouvriers. Et chez ceux-ci, la colère contre les charges fiscales croissantes ainsi que la presse vénale existe indubitablement. Mais cette colère populaire est transmise à messieurs les représentants du peuple par le truchement des couches cultivées ‑ avocats, curés, commerçants, professeurs, docteurs, etc. ‑, c'est-à-dire des gens qui, en raison de leur instruction plus universelle, voient un tout petit peu plus loin que les masses du parti, ont appris suffisamment pour savoir qu'un grand conflit entre le gouvernement et nous broiera tout ce monde, ce qui explique qu'ils veulent transmettre aux gens du Reichstag une colère populaire atténuée ‑ sous forme uniquement de compromis.

Naturellement, ils ne voient pas que cette façon de renvoyer à plus tard les conflits pousse les masses vers nous, et nous donne donc la force de mener le conflit jusqu'au bout, lorsqu'il viendra.

Assimilation de couches non prolétariennes dans le parti[modifier le wikicode]

Les chamailleries dans le parti ne m'affligent guère il vaut mieux que ces choses arrivent de temps en temps et éclatent carrément une bonne fois, plutôt que de voir les gens s'endormir[53]. C'est précisément l'extension toujours croissante et irrésistible du parti qui fait que les derniers venus sont plus difficiles à digérer que les précédents. N'avons-nous pas déjà dans nos rangs les ouvriers des grandes villes, qui sont les plus intelligents et les plus éveilles ? En conséquence, ceux qui arrivent maintenant sont ou bien les ouvriers des petites villes et des districts ruraux ou bien des étudiants, petits employés, etc., ou enfin des petits-bourgeois et artisans campagnards qui luttent contre le déclin et possèdent en propre ou en bail un petit bout de terre et, à présent, par-dessus le marché encore, de véritables petits paysans.

Il se trouve que notre parti est le seul qui soit encore authentiquement de progrès et, en même temps, soit assez puissant pour imposer de force le progrès, de sorte que les gros et moyens paysans endettés et en rébellion sont tentés de tâter un peu du socialisme, notamment dans des régions où ils prédominent à la campagne.

Ce faisant, notre parti dépasse sans doute largement les limites de ce que permettent les principes, et cela suscite polémiques, mais notre parti a une constitution assez saine pour qu'elles ne lui soient pas néfastes.

Nul n'est assez bête pour vouloir sérieusement se séparer de la grande masse du parti, et nul n'est prétentieux au point de croire qu'il pourrait constituer encore un petit parti privé, semblable à celui du Parti populaire souabe[54] qui, avec beaucoup de chance, avait réussi à rassembler sept Souabes sur onze. Toutes ces chamailleries ne feront que causer des déceptions aux bourgeois qui escomptent une scission depuis vingt ans déjà, mais font en même temps tout ce qu'il faut pour nous l'éviter. De même, à présent, pour le projet de loi réprimant la presse socialiste, où Liebknecht a l'occasion de défendre les droits du Reichstag et de la Constitution face aux menaces de coups d'État et de violation des droits. Nous faisons certainement aussi pas mal de bêtises, mais pour permettre à de tels adversaires de nous vaincre, il faudrait vraiment que nous fassions des gaffes grosses comme des montagnes, gaffes que tout l’or du monde ne serait pas en mesure d'acheter.

Au reste, ton plan de céder à l'occasion la direction du parti à la jeune génération afin qu'elle s'aguerrisse n'est pas si mauvais. Mais elle arrivera aussi à acquérir de l'expérience et à développer sa conscience sans cela.

Cher Liebknecht[55],

J'ai écrit à Bebel, et je lui fais comprendre que, dans les débats politiques, il fallait réfléchir posément à toutes les incidences possibles des questions et ne rien faire dans la hâte, dans le premier élan ; il m'est ainsi arrivé à moi-même de me brûler les doigts à plusieurs reprises. En revanche, j'ai à te faire à ce propos une petite observation.

Que Bebel ait agi maladroitement au cours de la réunion, cela se discute, mais en substance il a tout à fait raison[56]. Assurément, comme responsable politique de l'organe central de la presse, tu es tenu à arrondir les angles, voire à nier les divergences réelles qui peuvent survenir[57], à rendre les choses acceptables pour tous les côtés, à agir pour l'unité au sein du parti, jusqu'au jour de la scission. Du point de vue du journaliste, la manière de procéder de Bebel peut te heurter. Mais ce qui peut être désagréable au rédacteur devrait combler d'aise le dirigeant de parti : à savoir qu'il y ait des camarades ne portant pas toujours sur le nez les lunettes de service que doit absolument porter le rédacteur, pour rappeler au journaliste qu'en sa qualité de dirigeant de parti, c'est une excellente chose qu'il enlève de temps en temps ses lunettes qui lui font voir l'harmonie pour considérer l'univers avec ses yeux, tout simplement.

Les Bavarois ont constitué formellement une ligue à part à Nuremberg[58], et se sont présentés en tant que corps séparé devant le Congrès de Francfort. Ils y sont arrivés avec un ultimatum et nul ne pouvait s'y tromper. Pour compléter le tout, Vollmar parle de marcher séparément, Grillo[59] dit : décidez ce que vous voulez, nous n'obéirons pas. Ils proclament que les Bavarois ont des droits particuliers, réservés, et dans le parti traitent leurs adversaires de « Prussiens », de « Berlinois »[60]. Ils réclament que nous votions le budget et une politique paysanne allant bien au-delà de la droite, en direction petite-bourgeoise. Le congrès, au lieu de brandir énergiquement le bâton, comme il l'a toujours fait jusqu'ici, n'a pas osé prendre la moindre sanction. Si dans ces conditions, et comme l'a fait Bebel, le moment n'est pas venu de parler de pénétration d'éléments petits-bourgeois dans le parti, je me demande quand il viendra jamais.

Or, que fais-tu dans le Vorwärts ? Tu t'accroches à la forme de l'attaque de Bebel pour affirmer que tout cela n'est pas bien grave. Néanmoins, tu te places, face à lui, en une « opposition diamétrale » si forte que tu es contraint par les « malentendus », suscités inévitablement par cette situation chez les adversaires de Bebel, à faire une déclaration selon laquelle ton « opposition diamétrale » ne porte que sur la forme donnée par Bebel à sa polémique, et que sur le fond ‑ l'histoire du budget et la question paysanne ‑ il a raison et que tu te ranges à ses côtés. Je veux croire que le simple fait que tu aies été contraint postérieurement à cette déclaration prouve à tes yeux aussi que tu as fauté plus à droite que Bebel n'a fauté à gauche[61].

Dans toute la polémique, il ne s'agit en fin de compte que de l'action des Bavarois qui culmine dans les deux points suivants : l'opportunisme de la propagande de Vollmar en faveur de la ratification du budget afin d'attraper les petits-bourgeois, et la propagande de Vollmar à la Diète en faveur de la propriété paysanne afin d'attraper les gros et moyens paysans. Cela et la prise de position des Bavarois pour une ligue séparatiste représentent, en fait, les seules questions du litige, et si Bebel lance son attaque là où le congrès a lâché le parti, vous devriez lui en être reconnaissant[62]. S'il décrit la situation intolérable créée par le congrès comme étant la conséquence d'une mainmise croissante de la petite bourgeoisie sur le parti, il ne fait qu'expliquer cette question particulière par le juste point de vue général, et cela est encore méritoire et vaut d'être salué. Même si le ton des débats sur toutes ces questions a été forcé il n'a fait que son strict devoir, en étant préoccupé de ce que le prochain congrès juge en pleine connaissance de cause en une matière si essentielle, après qu'à Francfort il se fut comporté à ce, sujet comme une bourrique.

La menace d'une scission n'est pas du côté de Bebel qui appelle les choses par leur véritable nom. Elle est du côté des Bavarois qui se sont permis d'agir d'une façon inconcevable jusqu'ici dans le parti, au point que la Frankfurter Zeitung de la démocratie vulgaire n'a pu dissimuler sa joie en reconnaissant les siens en Vollmar et ses partisans.

Tu prétends que Vollmar n'est pas un traître. Cela se peut. Je ne pense pas non plus qu'il se considère comme tel. Mais comment appeler un homme qui se figure qu'un parti prolétarien garantit à perpétuité aux gros et moyens paysans de Bavière, possédant de 10 à 30 hectares, leur condition actuelle qui représente la base de l'exploitation des domestiques de ferme et des journaliers agricoles. Un parti prolétarien, fondé spécialement pour perpétuer l'esclavage salarial ! Que cet homme soit un antisémite un démocrate bourgeois, un particulariste bavarois ou Dieu sait quoi encore, c'est possible, mais un social-démocrate, non ! Au reste, l'accroissement de l'élément petit-bourgeois est inévitable dans un parti ouvrier en expansion, et cela n'est pas vraiment nuisible. Il en va de même pour les « universitaires », les étudiants ayant raté leurs examens, etc. Tout ce monde représentait une menace il y a quelques années. Maintenant, nous pouvons les digérer. Mais encore faut-il laisser ce procès de digestion suivre son cours. Il faut pour cela des sucs digestifs. S'il n'y en a pas assez (comme on l'a constaté à Francfort), il faut remercier Bebel s'il les y ajoute, afin que nous puissions digérer comme il faut les éléments non prolétariens.

C'est précisément de la sorte qu'on réalise la véritable harmonie dans le parti, et non pas en niant ou en tuant par le silence toute controverse réelle qui surgit dans son sein.

Tu affirmes qu'il s'agit de « susciter l'action efficace ». Cela me fait très plaisir, mais dis-moi quand donc l'action sera-t-elle déclenchée[63] ?

Tu trouveras ci-inclus le discours de Bebel à Berlin et ses quatre articles contre Grillenberger et Vollmar[64]. Ce dernier épisode est des plus intéressants. Les Bavarois (ou mieux la plupart des dirigeants et une grande partie des effectifs récents), qui sont devenus très, très opportunistes, et constituent pratiquement déjà un parti populaire ordinaire, ont approuvé l'ensemble du budget à la Diète bavaroise, et Vollmar notamment a lancé une agitation auprès des paysans pour attraper non pas les journalistes et ouvriers agricoles, mais les gros paysans possédant de 25 à 80 acres de terre (10 à 30 hectares) qui ne peuvent donc s'en tirer sans travailleurs salariés. Comme ils n'attendaient rien de bon du Congrès social-démocrate de Francfort, ils organisèrent huit jours avant sa tenue une réunion spéciale du parti bavarois[65], et s'y constituèrent littéralement en ligue séparatiste, en décidant que les délégués bavarois voteraient en bloc d'après les résolutions bavaroises, prises à l'avance, sur toutes les questions concernant la Bavière. Ils arrivèrent donc en déclarant qu'ils étaient tenus d'approuver l'ensemble du budget de Bavière, car il n'y avait pas autre chose à faire, que c'était là, en outre, une question purement bavaroise, dans laquelle personne d'autre n'avait à s'immiscer. En d'autres termes : si vous décidez quelque chose de désagréable pour la Bavière, vous rejetez notre ultimatum, et s'il devait alors en résulter une scission, ce serait de votre faute !

C'est avec cette prétention insolite jusqu'ici dans notre parti qu'ils se sont présentés devant les autres délégués qui n'étaient pas préparés à cette situation. Or, comme au cours de ces dernières années on a poussé jusqu'à l'extrême les criailleries pour l'unité, il ne faut pas s'étonner que, face aux nombreux éléments qui sont venus grossir nos rangs ces derniers temps et ne sont pas encore tout à fait formés, cette attitude inadmissible pour le parti ait pu passer sans recevoir le refus clair et net qu'elle méritait, et qu'il n'y ait eu aucune résolution sur la question du budget.

Imagine-toi maintenant que les Prussiens, qui forment la majorité au congrès, veuillent également tenir leur pré-congrès pour y débattre de leur position vis-à-vis des Bavarois ou pour prendre ‑quel‑que autre résolution liant les délégués prussiens, de sorte que tous ‑ majorité aussi bien que minorité ‑ votent en bloc pour ces résolutions au Congrès général du parti : à quoi servirait dès lors encore les congrès généraux ?

Bref, l'affaire ne pouvait en rester là, et Bebel a foncé dans le tas. Il a remis tout simplement la question à l'ordre du jour, et on est en train d'en débattre en ce moment. Bebel est de loin le plus clairvoyant et le plus profond de tous. Voilà quelque quinze ans que je corresponds régulièrement avec lui, et nous tombons presque toujours d'accord. Liebknecht, en revanche, est très desséché et peu perméable aux idées : le vieux démocrate particulariste et fédéraliste du sud de l'Allemagne perce toujours encore chez lui, et ce qu'il y a de pire il ne peut supporter que Bebel ‑ qui le dépasse depuis longtemps ‑ l'admette volontiers à ses côtés, certes, mais ne veuille plus se laisser diriger par lui. En outre, il a si mal organisé l'organe central du Vorwärts ‑ surtout parce qu'il est jaloux de son leadership, ce qui l'amène à vouloir tout diriger et, ne dirigeant rien en réalité, ne fait que causer du désordre ‑ que ce journal, qui pourrait être le premier à Berlin, est tout juste bon à procurer 50 000 marks d'excédents au parti, mais ne fait gagner aucune influence politique. Liebknecht veut naturellement à toute force jouer à l'arbitre maintenant, et s'en prend à Bebel, qui pour moi finira par avoir raison. À Berlin, la direction ainsi que les éléments les meilleurs sont déjà de son côté, et je suis persuadé que s'il en appelle à la masse du parti, il obtiendra la grande majorité. Je voudrais aussi t'envoyer les élucubrations de Vollmar, etc., mais je ne dispose que d'un exemplaire pour mon usage propre.

Bebel a triomphé[66]. Vollmar a commencé par rompre la discussion après les articles de Bebel, puis son appel à la direction a été repoussé avec énergie, enfin, lorsqu'il en a appelé à la fraction (parlementaire), celle-ci, que Bebel avait déclaré incompétente, a reconnu son incompétence, de sorte que l'affaire sera inscrite à l'ordre du jour du prochain congrès, où Bebel est assuré d'avoir une majorité des deux tiers, voire les trois quarts.

C'est la troisième campagne de Vollmar pour conquérir un poste dirigeant dans le parti hors de Bavière. La première fois, il avait demandé que nous apportions un soutien actif à Caprivi, en devenant des socialistes de gouvernement[67]. La seconde fois, il voulait nous transformer en socialistes d'État, en secondant des expériences socialistes au sein de l'actuel Empire allemand[68]. Les deux fois, il fut remis à sa place, comme maintenant.

Ai-je besoin de te dire que je me suis réjoui de l'intervention énergique de Bebel après le morne Congrès de Francfort et, de même, que Vollmar m'ait forcé indirectement à dire aussi mon petit mot dans l'affaire[69]. Nous avons effectivement triomphé sur toute la ligne. D'abord, Vollmar a arrêté la polémique après les quatre articles de Bebel, ce qui représente déjà un net recul ; puis il y eut le rejet, par la direction du parti et de la fraction, de sa demande pour qu'elles tranchent à la place du congrès. Bref, Vollmar essuya une défaite après l'autre dans sa malheureuse troisième campagne. Cela suffirait à décourager même un ancien zouave du pape. Dans cette affaire, j'ai écrit deux lettres à Liebknecht qui ne lui ont pas fait plaisir[70]. L'homme devient de plus en plus une gêne. Il prétend qu'il a les nerfs les plus solides dans le parti : ils ne le sont que trop, même son discours d'avant-hier au Reichstag a été mauvais[71]. On semble d'ailleurs s'en être aperçu au gouvernement : on veut manifestement le remettre en selle en le poursuivant a posteriori pour avoir insulté Sa Majesté.

Questions de la presse[modifier le wikicode]

Je n'ai jamais dit que la masse de vos gens ne désire pas de science véritable. J'ai parlé du parti, et, à mes yeux, celui-ci est ce pour quoi il se donne dans la presse et les congrès[72]. Et là, ce qui y domine, c'est maintenant la demi-science et l'ancien ouvrier qui se gonfle d'être littérateur. Si, comme tu l'affirmes, ces gens ne forment qu'une infime minorité, vous prenez alors tant d'égards vis-à-vis d'eux parce que chacun d'eux vous plaît.

Le déclin théorique et moral du parti date de la fusion [avec les lassalléens], et on aurait pu l'éviter si l'on avait fait preuve à ce moment d'un peu plus de retenue et de raison. Un parti sain est capable d'exsuder pas mal de choses avec le temps, mais c'est un processus long et difficile, et ce n'est pas parce que les masses sont en bonne santé qu'il faut leur inoculer sans nécessité une maladie...

Bref, j'en ai assez de cette confusion qu'entraîne le lancement continuel d'affaires irréfléchies et précipitées. Je ne peux accepter la moindre offre de collaboration, ne serait-ce que parce qu'il faut que je termine une fois pour toutes les travaux les plus importants. J'achève encore l'Anti-Dühring, et ensuite je n'écrirai plus que des articles que je tiendrai moi-même pour urgents, et s'il y a une revue qui n'est pas un organe du parti, je les lui donnerai afin de n'être pas l'objet des débats d'un congrès[73]. Il faut bien admettre qu'il n'y a pas de forum démocratique pour des travaux scientifiques. Cette expérience m'a suffi.

Je n'ai « pas de ressentiment » – pour employer l'expression de Heine ‑, et Engels pas davantage[74]. Tous deux nous n'attachons pas la moindre importance à la popularité. La preuve en est, par exemple, que, par aversion pour le culte de la personnalité, du temps de l'Internationale, j'ai déjoué les nombreuses manœuvres entreprises dans les différents pays pour me faire tomber dans les rets de la publicité en m'importunant avec des éloges, auxquels je n'ai jamais répondu, sauf lorsque c'était inévitable, par un savon. Quand nous sommes entrés pour la première fois dans une société secrète communiste[75], Engels et moi, nous ne l'avons fait qu'à la condition que les statuts écartent tout ce qui pouvait encourager la foi superstitieuse en l'autorité. Lassalle a agi plus tard en sens exactement inverse.

Or, les faits qui se sont déroulés au dernier congrès du parti[76] sont vivement exploités par les ennemis du parti à l'étranger ; en tout cas, ils nous ont obligés à la prudence dans nos rapports avec les « camarades de parti » en Allemagne.

Au reste, mon état de santé m'oblige à utiliser le temps de travail autorisé médicalement à l'achèvement de mon ouvrage. [Le Capital] ; et Engels, qui travaille à divers ouvrages importants, continue d'envoyer des contributions au Vorwärts.

Presse théorique[modifier le wikicode]

Il serait effectivement très agréable de disposer d'une revue socialiste véritablement scientifique[77]. Elle fournirait l'occasion de critiques et d'anticritiques ; nous pourrions y développer certains points théoriques, étaler l'ignorance absolue des professeurs et assistants, et de la sorte nous pourrions en même temps éclairer les esprits du public en général ouvriers aussi bien que bourgeois.

Mais la revue de Wiede[78] ne peut être autre chose que pseudo-scientifique ; les bougres à demi cultivés et les littérateurs à demi savants qui hantent la Neue Welt et le Vorwärts, etc., constituent nécessairement le gros de ses collaborateurs. L'absence de ménagements ‑ condition première de toute critique ‑ est impossible en pareille compagnie. En outre, faire sans cesse attention à ce que ce soit toujours facile à comprendre, c'est écrire pour des ignorants. Peut-on s'imaginer une revue de chimie dont la prémisse fondamentale serait l'ignorance du lecteur en chimie ? Et, en faisant abstraction de tout cela, l'attitude des collaborateurs de Wiede dans l'affaire Dühring nous incite à être prudents et à nous tenir autant à l'écart de ces messieurs que le permettent les conditions politiques du parti. Leur devise semble être la suivante : quiconque critique son adversaire en l'engueulant a un bon tempérament ; quiconque engueule l'adversaire en lui faisant une véritable critique est une personne indigne.

Le malheur, c'est tout bonnement que les nôtres ont un si piètre adversaire en Allemagne[79]. S'il y avait simplement du côté bourgeois un seul esprit capable et formé en économie, il aurait tôt fait de leur régler leur compte et d'amener un peu de clarté dans leur propre confusion. Mais que peut-on attendre d'un combat où, de part et d'autre, les seules armes sont les lieux communs et les salades philistines ? Face aux « grands esprits » bourgeois en Allemagne se dresse et se développe un nouveau socialisme vulgaire allemand qui se range dignement aux côtés de l'ancien « socialisme vrai » de 1845[80].

Je pense que je répondrai, premièrement, qu'il m'est impossible de collaborer à une revue scientifique dont la rédaction est anonyme et dont les collaborateurs également ne sont pas nommés. Les résolutions de congrès[81], si respectables soient-elles sur le terrain de l'agitation pratique, sont égales à zéro en science, et ne suffisent pas à établir le caractère scientifique d'une revue, caractère qui ne s'instaure pas par décret. Une revue socialiste scientifique sans aucune orientation scientifique tout à fait déterminée est une absurdité, et face à la grande diversité, voire à l'indétermination des tendances qui fleurissent en Allemagne, il manque jusqu'ici toute garantie pour que cette orientation nous convienne.

Je te remercie vivement pour les nouvelles que tu me donnes à propos de l'affaire Sorge-Dietz[82]. Comme Sorge ne m'a pas écrit où en sont les tractations que tu as menées, et qu'il faut que je le sache avant de pouvoir y intervenir moi-même, elles m'étaient précieuses. L'éditeur Dietz s'oriente trop exclusivement vers les tirages de masse. S'il veut être l'éditeur des socialistes scientifiques, il doit prévoir une section où trouveront place aussi des ouvrages qui s'écoulent plus lentement. Sinon, il faut chercher un autre éditeur. La littérature véritablement scientifique ne peut se vendre par tirages de dix mille, et l'éditeur doit prendre les dispositions correspondantes...

Votre congrès n'a pas été, cette fois-ci, aussi brillant que les précédents[83]. Les débats sur la question des traitements ont pris un tour peu réjouissant, bien que je sois d'avis que Français et Anglais n'eussent pas fait mieux sur ce point, ce que Louise [Kautsky] ne veut absolument pas admettre. J'en suis venu depuis longtemps à la conviction que l'on se heurte ici à l'une des limites qu'assignent les conditions de vie actuelles au champ de vision des ouvriers. Ceux-là mêmes qui ont trouvé tout normal que leur idole Lassalle vive de ses propres moyens comme un sybarite accusent Liebknecht qui, en tant que rédacteur rémunéré, se contente du tiers de cet argent, bien que le journal rapporte cinq à six fois plus[84]. Être dépendant, même d'un parti ouvrier, est un sort pénible.

Même en faisant abstraction de la question d'argent, pour quiconque a de l'initiative, c'est un poste stérile que d'être rédacteur d'un journal appartenant à un parti. Marx et moi, nous avons toujours été d'accord pour ne jamais accepter un tel emploi et pour n'avoir qu'un journal pécuniairement indépendant, même vis-à-vis du parti[85].

Votre « étatisation » de la presse a les plus grands inconvénients, lorsqu'elle est poussée trop loin. Dans le parti, il vous faut absolument une presse qui ne soit pas directement dépendante de la centrale, voire du congrès, autrement dit une presse qui soit en état, sans être brimée, de faire opposition, au sein du programme et de la tactique adoptée, à certaines démarches du parti, et même qui, dans les limites des convenances de parti, puisse soumettre librement le programme et la tactique à la critique.

En tant que direction du parti, vous devriez favoriser, voire susciter, une telle presse : dans ce cas, vous gardez toujours plus d'influence morale sur elle que si elle naît à moitié contre votre volonté. Le parti vient de grandir dans la ferme discipline qu'il s'est imposé jusqu'ici : avec deux, trois millions et l'afflux d'éléments « cultivés »[86], il est nécessaire de laisser une marge de jeu plus grande que celle qu'il convenait de lui donner jusqu'ici et qu'il était même utile de tenir dans des limites très étroites. Plus vite, vous et le parti, vous prendrez vos dispositions pour modifier la situation en ce sens, mieux cela vaudra. Et la première mesure est une presse de parti formellement indépendante. Elle naîtra certainement, mais il vaut mieux que vous la fassiez naître, et qu'elle demeure, dès le début, sous votre influence morale, et ne surgisse pas en opposition à vous[87].

Ce Quarck fait partie de cette demi-douzaine de jeune intellectuels qui gravitent dans le no man's land entre notre parti et le socialisme de chaire, en prenant bien soin d'éviter tout risque qui les engagerait à une obligation vis-à-vis de notre parti, tout en comptant bien récolter tous les avantages qui puissent se tirer d'une telle situation[88]. Ils font une intense propagande pour le socialisme impérial des Hohenzollern (que Quarck a célébré en termes dithyrambiques), pour Rodbertus contre Marx (Quarck a eu le front de m'écrire qu'il honorait Le Capital en le plaçant à côté des œuvres du grand Rodbertus dans sa bibliothèque !), et surtout l'un pour l'autre.

Bernstein m'écrit qu'il a reçu une lettre de Mehring, qui se plaint de ce que ni la Neue Zeit ni le Vorwärts ne fassent la moindre mention de son article dirigé contre Richter, et qu'il en était de même pour le reste de la presse du parti, et d'ajouter que c'était impardonnable et qu'il avait envie de se retirer de toute politique, etc[89]. Je comprends que ces façons de procéder social-démocrates doivent avoir un effet fatal sur un auteur qui s'adonne à l'art littéraire ‑ il ne s'agit pas là d'un reproche, car c'est non seulement la règle, mais encore la condition d'existence de la presse bourgeoise, même littéraire ‑, bref un homme qui a grandi dans la presse qui n'est pas social-démocrate.

Mais, sur ce point, nous pourrions tous élever des plaintes, car cela est déjà arrivé à toi, à moi, à nous tous. Et néanmoins, si désagréable que cela nous paraisse parfois, j'estime que cette superbe indifférence de notre presse est cependant la marque de sa supériorité et présente les plus grands avantages. De toute façon, les travaux de Mehring seront achetés et lus, même si le Vorwärts ne leur donne pas un coup de pouce, et il vaut mieux ne faire de la publicité pour rien du tout plutôt que pour toute la camelote des membres du parti qui est tout de même envoyée aux quatre coins du monde. Or, si l'on mettait l'une en vedette, les fameuses convenances démocratiques exigeraient ensuite pour tous les autres « le même droit pour tous ». Dans ces conditions, je préfère encore l'égalité de droit dans l'absence de mention qui me frappe moi aussi.

Mais ce que vous pouvez faire, c'est de conclure un accord à bas prix avec l'éditeur de Mehring, afin de passer régulièrement et souvent des annonces. Mais là on se heurte de nouveau à cette incapacité criante dans les affaires qui frappe les gens de notre presse.

Ces jours-ci, je suis tombé sur l'ouvrage de Mehring, La Social-démocratie allemande (3e édition), et j'en ai relu la partie historique. Dans son Capital et Presse, il s'en est tiré en tout cas commodément en glissant sur l'« incident[90] ». Mais cela peut nous laisser froids ; nous n'avons pas à lui faire après coup de reproches qu'il devrait toujours traîner derrière lui : c'est son affaire, et cela ne nous regarde pas. Personnellement, j'aurais reconnu en toute franchise le tournant, car, en soi, il n'y a là absolument rien de blâmable, et l'on s'épargne beaucoup de chamailleries, de mauvais sang et de temps.

Au reste, il serait absurde qu'il envisage sérieusement de se retirer de la politique : il ferait simplement plaisir à ceux qui sont au pouvoir et aux bourgeois. En effet, ses éditoriaux dans la Neue Zeit sont tout à fait remarquables, et nous les guettons à chaque fois avec avidité. Il ne faut pas laisser se rouiller un tel tranchant ou utiliser des littérateurs miteux...

Passage à la presse quotidienne[modifier le wikicode]

Vous aurez, avec le temps, votre quotidien, mais l'essentiel c'est que vous le créiez vous-mêmes[91]. Du fait de votre législation de presse, il me semble que c'est un grand pas de passer d'un hebdomadaire à un quotidien ; celui-ci exige que l'on ait les reins solides, car il vous met beaucoup plus à la merci du gouvernement que votre presse hebdomadaire, puisqu'il cherchera à vous ruiner financièrement, avec les amendes et autres charges financières. C'est une fois de plus la preuve de l'intelligence ‑ toujours très grande lorsqu'il s'agit de points de détail ‑ de votre gouvernement. Les Prussiens sont trop bêtes pour cela et ne font confiance qu'à la force brutale. Quant à vos hommes d'État, ils ne sont bêtes que lorsqu'ils doivent entreprendre quelque chose de grand. Je me demande si votre quotidien pourra tenir six mois envers et contre les amendes, car s'il devait cesser de paraître, la défaite serait difficile à surmonter.

Mais, afin que j'apporte aussi ma contribution aux Autrichiens, j'ai pensé qu'étant donné que mes piges pour les articles paraissant aux éditions Vorwärts aboutissent de toute façon immanquablement dans la caisse du parti allemand, tous les droits sur mes écrits publiés chez Dietz vous reviendront, et j'ai donné mes instructions en ce sens à Dietz[92].

Bernstein était de passage ici et portait toutes sortes de lettres de K. Kautsky. À propos de la Neue Zeit, celui-ci m'a également écrit que je devais y mettre mon grain de sel[93]. À mon avis, si vous acceptez la modification proposée par Dietz[94], vous devez y réfléchir et vous préparer sérieusement, afin de mettre les choses en train pour janvier, sinon ce serait trop précipité. D'un point de vue général, il me semble que la Neue Zeit, depuis qu'elle paraît hebdomadairement, a perdu partiellement son ancien caractère pour en prendre un nouveau qu'elle n'a pas su adopter véritablement. Elle est maintenant écrite pour un public double et ne peut satisfaire entièrement ni l'un ni l'autre.

Si elle doit devenir une revue, en partie politique, en partie littéraire et artistique, en partie scientifique, dans le genre de la Nation, alors vous devez la transférer à Berlin. En effet, la politique d'un hebdomadaire doit être faite au centre, la veille de l'impression, sinon elle arrivera toujours trop tard. Et ceux qui collaborent à la partie politique doivent tous être dans la même localité, à l'exception des correspondants. Il me semble donc que le plan d'une revue qui serait rédigée à Berlin et à Londres, et imprimée à Stuttgart, est impossible. De toute façon, il y aurait une différence d'abonnements de 20 à 30 %, selon que la revue serait faite à Berlin ou à Stuttgart. Je juge uniquement du point de vue de la diffusion, puisque je ne connais les autres points d'interférence que d'une manière superficielle ou pas du tout, et je vous laisse donc le soin d'en tenir compte.

Mais si la Neue Zeit est transformée en ce sens, elle ne s'adressera plus qu'à une partie de son public actuel, et devra donc s'y adapter complètement. Alors, elle ne pourra plus recevoir les articles qui lui ont donné jusqu'ici sa valeur la plus grande et la plus durable, à savoir ceux qui ont un caractère scientifique et sont très longs, allant de trois à six numéros. Dans ce cas, il faudrait lui substituer une revue. mensuelle ‑ en cas de nécessité, trimestrielle ‑ de caractère essentiellement scientifique, qui aurait alors un cercle de lecteurs restreint en conséquence, ce qu'il faudrait compenser par un prix plus élevé, afin qu'elle puisse tout de même tenir.

D'un point de vue général, il me paraît nécessaire ‑ pour le cas où les éditeurs du parti veuillent concentrer toujours davantage entre leurs mains toute la presse du parti, même la scientifique ‑ de ne pas calculer tout en fonction d'une diffusion de masse, que cela s'y prête ou non. Les véritables études économiques sont avant tout des recherches de détail, et ne serait-ce que pour cette raison, ne peuvent avoir une diffusion de masse. Il en va de même pour de véritables travaux historiques qui sont le résultat de recherches personnelles et ne sont pas adaptés aux éditions par livraisons successives. J'estime, en somme, qu'il faut introduire une division en deux départements, l'une pour une diffusion de masse, l'autre pour une distribution ordinaire en librairie, plus lente, en tirages moindres et à un prix en conséquence plus élevé. Voici un exemple personnel qui montre ce qui arrive lorsqu'on veut forcer les limites de ce qu'impose la nature même de la publication. Mon Anti-Dühring est aussi populaire que possible, mais n'est pas pour autant un livre à la portée de n'importe quel ouvrier. Or, voilà que Dietz extrait une partie de l'édition de Zurich et cherche par ce moyen à forcer la vente pour vendre le truc en un clin d'œil au ban et à l'arrière-ban à des prix réduits. Cela ne m'est absolument pas agréable, et je prendrai garde à l'avenir. C'est le seul grand ouvrage que j'aie écrit depuis 1845, et c'est, en toute occurrence, le dégrader que de le traiter de la sorte. N'en parle cependant pas à Dietz, la chose est faite et on ne peut plus la changer ; je ne t'en ai parlé que pour te citer un exemple frappant d'erreur en matière de diffusion en librairie.

Relations avec la presse syndicale[modifier le wikicode]

Après avoir quelque peu revu la traduction assez scolaire, je l'ai envoyée à Shipton pour servir d'éditorial[95]. Or, ce brave Shipton a mal compris le texte, et le temps de me réclamer des explications, il était de nouveau trop tard pour le faire paraître, comme cela se passe d'habitude. Ce bougre s'est imaginé Dieu sait quoi par l'« immixtion de l'État » en faveur des travailleurs, sauf ce qui était écrit dans l'article, alors que cette immixtion de l'État existe depuis longtemps dans la législation de fabriques en Angleterre. Pire encore, dans les mots : « Nous demandons une convention de Genève pour la classe ouvrière », il a lu que vous réclamiez la réunion d'une conférence des délégués à Genève pour régler l'affaire ! Il n'y a rien à faire avec un tel âne. J'ai saisi l'occasion pour mettre à exécution ma décision et rompre avec le Labour Standard, étant donné que le journal empire plutôt qu'il ne s'améliore.

Je vous envoie les épreuves avec les modifications que vous désirez[96]. Il me semble que vous avez mal compris le premier passage, et la seconde modification est toute formelle. Quoi qu'il en soit, je ne comprends pas quel sens peuvent bien avoir ces modifications, si vous me les demandez mardi, qu'elles me parviennent mercredi, et vous reviennent à Londres jeudi... après la parution du journal.

Mais il y a encore quelque chose d'autre. Si les choses aussi modérées et inoffensives que celles de l'article de Kautsky commencent à vous sembler trop fortes, je suis obligé d'admettre que ce sera encore plus le cas avec mes propres articles qui, en général, sont plus violents. Je suis donc obligé d'interpréter vos remarques comme un symptôme, et en conclure qu'il vaut mieux pour nous deux que je cesse de vous envoyer des éditoriaux, et ne serait-ce que pour cette raison, j'en étais venu à cette décision qui devait être mise en acte après le congrès des syndicats. Mais plus tôt je cesserai, mieux cela vaudra sans doute pour votre position vis-à-vis de ce congrès[97].

Voici encore un autre point : je suis d'avis que vous auriez dû m'envoyer, avant la publication, une copie ou les épreuves de l'article sur les syndicats de Max Hirsch en Allemagne[98], étant donné que, parmi vos collaborateurs, j'étais le seul qui soit au courant de cette question et qui aurait pu y faire les remarques indispensables. En tout cas, il m'est impossible de continuer à faire partie du corps des collaborateurs d'un journal donnant la vedette à des syndicats qui ne peuvent être comparés qu'aux pires syndicats anglais, et admettant qu'ils se vendent carrément à la bourgeoisie ou du moins se laissent diriger par des gens payés par elle.

Je n'ai pas besoin d'ajouter que, pour le reste, je souhaite beaucoup de succès au Labour Standard, et je vous fournirai de temps en temps des informations concernant le continent.

Perspectives historiques du parti[modifier le wikicode]

Dans cette guerre, la neutralité de la Belgique et de la Suisse sera la première chose qui volera en éclats, et si la guerre prend un tour sérieux, notre seule chance sera que les Russes soient battus et fassent la révolution[99]. Les Français ne pourront pas la faire tant qu'ils sont les alliés du tsar : ce serait une haute trahison[100] ! Cependant, si aucune révolution n'interrompt la guerre, si on la laisse suivre son cours, dans ce cas, la victoire ira au camp qui se sera assuré le concours de l'Angleterre, à condition que celle-ci entre en guerre. En effet, on pourra alors, avec l'aide de l'Angleterre, réduire l'autre camp à la famine, en coupant l'approvisionnement en blés étrangers dont toute l'Europe occidentale a besoin désormais...

  1. Cette longue citation montre combien il est vain d'essayer de retracer de manière complète et définitive l'activité de parti de Marx-Engels. Cette dernière partie, qui embrasse une période et un champ d'action immenses, mériterait évidemment des développements autrement plus amples que ceux que nous pouvons leur donner ici. Quoi qu'il en soit, notre but premier est de fournir une vision d'ensemble. Cette partie surtout montre ce qui distingue un recueil de l'exposé détaillé.
    Dans la partie suivante de ce recueil, nous trouvons les textes qui, à partir de l'analyse économique et historique du terrain sur lequel évoluent les différents partis d'Europe et d'Amérique, définissent la tactique à adopter par les partis des pays développés aussi bien qu'arriérés dans la stratégie internationale du prolétariat international avec la perspective du but général du socialisme.
    Ces textes frappent en ce qu'ils démontrent combien Marx-Engels relient indissolublement parti et conditions matérielles de la société concrète, en tournant le dos à toute conception absolue, hégélienne, du parti, qui sépare les conditions matérielles des conditions subjectives de l'émancipation du prolétariat, en faisant du parti une chose en soi, déterminée par elle-même, par en haut, comme dans le stalinisme par exemple.
  2. Cf. Engels à Ion Nadejde, 4 janvier 1888.
    Pour la formation du parti dans un pays, le premier pas ‑ essentiel ‑ est l'adoption du programme théorique de base qui relie les forces organisées nouvelles avec les révolutionnaires du monde entier, ainsi qu'avec la lutte historique du prolétariat de tous les pays, en coordonnant les efforts de tous vers un même but, dans un plan stratégique commun, par-delà les conditions temporelles et locales contingentes.
    Le programme théorique n'est rien sans sa coordination rigoureuse avec l'action pratique de chaque section révolutionnaire des différents pays. Comme l'explique Engels, c'est une certaine maturation des conditions économiques et sociales qui permet aussi une telle coordination programmatique de l'action politique. Le facteur volontaire d'organisation des forces révolutionnaires implique toujours une base matérielle qui détermine les possibilités d'action. D'où l'importance de l'analyse scientifique du cadre économique et social de la pratique révolutionnaire.
  3. Après la I° Internationale, Engels ne parle pas de partis organisés par nations ou groupés en une Internationale, mais tout simplement du parti européen.
  4. Dans le brouillon, le passage suivant est barré : « [...] de la Russie, de l'Autriche et de la Prusse sous la souveraineté du tsarisme russe et à son profit particulier. Cette alliance continue de subsister, même aux temps des conflits, qui ne sont que des chamailleries de famille. Elle subsistera même aux cas où une guerre surviendrait entre les alliés, car cette guerre aurait pour but de mettre de nouveau au pas la Prusse ou l'obstinée Autriche. Cette alliance étant formée, il en découle l'hégémonie de la Russie sur les deux autres puissances, du simple fait de la prépondérance militaire russe. Or, cette position a été considérablement renforcée depuis que, dans sa démence, Bismarck s'est emparé de l'Alsace-Lorraine, poussant ainsi la France dans les bras de la Russie donc au service du tsar, dès que la Prusse osera bouger. Qui plus est, la Russie ne peut être attaquée qu'à partir de la Pologne, c'est dire qu'elle est pratiquement inexpugnable pour ses deux autres partenaires, à moins que ceux-ci ne se risquent dans une guerre qui leur créera des difficultés à eux-mêmes. Pour toutes ces raisons, la Russie est, aujourd'hui comme en 1815, le noyau de la Sainte-Alliance, la grande réserve de la réaction européenne. »
  5. Dans le brouillon, la phrase se poursuivait : « [.. ] et notre parti ouvrier marchera à pas de géant vers la révolution. »
  6. Le règlement organique de 1831 détermina l'ordre devant régner dans les Principautés danubiennes, après leur occupation par les troupes russes lors de la guerre russo-turque de 1828-1829. Le pouvoir législatif revint à une chambre élue par les propriétaires fonciers, et l'exécutif à des représentants nommés à vie par les propriétaires fonciers, le clergé et les notables des villes. L'ensemble du système était fondé sur le servage des paysans. Ceux-ci se soulevèrent aussitôt. Les boyards firent appel aux troupes russes et turques en 1848 : la Russie et la Turquie s'assurèrent, par le traité de Balta-Liman du 1er mai 1849, le droit d'intervenir directement dans les Principautés danubiennes durant sept ans pour en éliminer toute menace révolutionnaire.
    Le traité de Bucarest (28 mai 1812) attribua la Bessarabie à la Russie. Une partie de la Bessarabie fut donnée à la Turquie, après la guerre de Crimée, et en 1878 cette partie retourna à la Russie, lors du traité de Berlin.
  7. Cette phrase manque dans le brouillon.
  8. Engels à Véra Zassoulitch, 23 avril 1885.
    Il s'agit manifestement de l'organisation marxiste russe Osvobojedenie Tronda, créée à Genève en septembre 1883 par un groupe d'émigrés russes, anciens populistes révolutionnaires. Ce groupe, dirigé essentiellement par Plékhanov et Zassoulitch, rompit définitivement avec le populisme et se fixa pour tache la diffusion du marxisme en vue de résoudre les questions essentielles pour les travailleurs en Russie. Cette organisation représenta, en effet, un premier pas dans la révolution russe future.
  9. Des membres du groupe Narodnia Volia (Volonté populaire) entreprirent ce jour-là un attentat contre le tsar Alexandre II.
  10. Dans le brouillon, Engels avait complété cette phrase comme suit : « Je ne dis pas en Russie, car en province, loin du centre gouvernemental, on ne saurait exécuter un tel coup de main. »
  11. Dans les Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, Hegel fait la remarque suivante en liaison avec son interprétation de l' « ironie socratique » : «Toute dialectique fait ressortir ce qui doit ressortir, comme devant ressortir, laisse se développer toute seule la destruction interne : ironie générale du monde. »
  12. Dans le brouillon, Engels avait ajouté : « Peut-être en sera-t-il ainsi pour nous tous. »
  13. La situation ayant mûri considérablement de 1885 à 1917, on ne saurait sans forcer la pensée d'Engels en déduire que l'action du parti bolchevique de Lénine devait nécessairement être de type blanquiste. Cf. à ce propos L. TROTSKY, Terrorisme et Communisme, 10/18 p. 35-45, sur « Le rapport des forces ».
  14. Dans le brouillon, Engels avait ajouté : « [...] par une clique de nobles ou de spéculateurs en Bourse, qu'ils soient les bienvenus jusqu'à [...] »
  15. Dans la préface du Manifeste (édition russe de 1882), Marx-Engels relient la révolution russe à la révolution prolétarienne des pays développés d'Europe : « Si la révolution russe donne le signal d'une révolution prolétarienne en occident, et que toutes deux se complètent, l'actuelle propriété collective de Russie pourra servir de point de départ pour une évolution communiste. »
    Ils relient ainsi la révolution (double : antiféodale puis socialiste) des pays non développés du point de vue capitaliste à la révolution directement socialiste des pays développés, en une stratégie unique, internationale, du prolétariat mondial.
    Le Congrès de Bakou de la III° Internationale reprit fidèlement ce schéma classique de la stratégie de lutte marxiste : cf. Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l'Internationale communiste, 1919‑1923, textes complets, Bibliothèque communiste, réimpression en fac-similé, Maspero, 1969. Ce recueil renferme, en outre, toutes les thèses sur la nature, les tâches et le rôle du parti dans la perspective strictement marxiste pour l'époque moderne. Il complète en ce sens le présent recueil de Marx-Engels.
  16. Cf. Engels à Karl Kautsky. Londres, 7-15 février 1882.
  17. Engels se réfère à l'ouvrage paru anonymement et intitulé Berlin und St-Petersburg ‑ Preussische Beiträge zur Geschichte der Russisch-Deutschen Beziehungen, Leipzig, 1880, dont la seconde annexe était consacrée au soulèvement polonais de 1863-1864.
  18. Brouillon de la lettre du 18 décembre 1889 envoyée par Engels à Gerson Trier.
    Engels fait allusion à la décision du comité directeur du parti danois d'exclure la fraction révolutionnaire. Celle-ci créa sa propre organisation, sans réussir cependant à s'imposer durablement. La fraction révolutionnaire, sous la direction de Gerson Trier et de Nicolas Petersens, avait engagé la lutte contre l'aile réformiste du Parti ouvrier social-démocrate du Danemark, fondé en 1876. Les révolutionnaires se groupèrent autour du journal Arbejderen et luttèrent contre le réformisme et pour la formation d'un véritable parti de classe prolétarien.
  19. Dans cet article, Engels établit la distinction entre tactique directe, frontale, à suivre par le parti dans les pays de capitalisme développé, et tactique indirecte, d'alliances possible avec les partis bourgeois ou petits-bourgeois encore progressistes dans les pays non encore développés.
  20. Engels se réfère au Parti du progrès bourgeois de tendance libérale de gauche, fondé en 1861, en vue d'unifier l'Allemagne sous direction prussienne. Son aile droite se constitua en 1866, après la victoire de la Prusse sur l'Autriche, en Parti national-libéral qui soutint désormais Bismarck sur toutes les questions importantes. L'autre aile petite-bourgeoise défendit essentiellement les intérêts de la bourgeoisie marchande, des petites entreprises et de la petite bourgeoisie urbaine : elle fut battue sur tous les points décisifs. Après 1871, par crainte des social-démocrates, elle tempéra son opposition au régime de Bismarck et finit par fusionner avec l'aile gauche du Parti national-libéral en 1884 pour former le Parti des libres-penseurs allemands.
  21. Venstre (Gauche) : parti démocrate petit-bourgeois au Danemark, fondé en 1870.
  22. Allusion au conflit d'ordre constitutionnel, surgi au Danemark en 1875 entre la Gauche petite-bourgeoise, qui détenait la majorité au Parlement, et le Parti national-libéral qui était au gouvernement. En représailles, la Gauche refusa de voter le budget, de sorte que le gouvernement usa de méthodes de moins en moins démocratiques et parlementaires pour se procurer les moyens budgétaires. La situation sociale se tendit de plus en plus, et les paysans se révoltèrent. Ne jurant que par les méthodes des parlementaires, la Gauche fut doublement stérile, les paysans furent durement réprimés, et le gouvernement fit ce qui lui plaisait.
  23. Allusion au courant du chartisme favorable à l'utilisation de moyens révolutionnaires de lutte violente, en opposition aux partisans du courant qui revendiquait les moyens pacifiques, appelés « moyens de violence morale ». Les dirigeants les plus marquants de l'aile révolutionnaire furent Feargus O'Connor, George Harney, Ernest Jones.
  24. Engels fait allusion aux conflits survenus dans le comité exécutif du Parti ouvrier socialiste d'Amérique du Nord en septembre 1889. Le parti se divisa et chaque fraction tint son propre congrès, l’un à Chicago fin septembre et l'autre le 12 octobre.
  25. Cf. Engels à Hermann Schlüter, Londres, 30 mars 1892.
  26. Cf. Engels à Florence Kelley-Wischnewetzsky, 3 juin 1886.
    Dans les extraits suivants, Engels parle du danger petit-bourgeois, mais à propos du mouvement ouvrier américain. Ici encore, c'est la possibilité matérielle de devenir ou de redevenir petit-bourgeois, producteur et trafiquant à son propre compte, qui empêche la formation d'un parti de classe, donc d'un prolétariat conscient, organisé, révolutionnaire. Les circonstances sont foncièrement opposées à celles de l'Allemagne, mais l'obstacle, l'adversaire à vaincre, est le même : les rapports petits-bourgeois existant matériellement et intellectuellement. La corruption ultérieure du mouvement ouvrier consistera à maintenir vivace cet esprit borné sur la base désormais capitaliste : participation aux miettes du festin colonialiste ou aux surprofits impérialistes, notamment aux périodes de prospérité du cycle industriel général.
  27. Cf. Engels à Eduard Bernstein, 22 mai 1886.
  28. Au printemps 1886, les ouvriers américains avaient lancé un grand mouvement en vue d'obtenir la journée de travail de huit heures. Le point culminant en fut la grève générale de plusieurs jours, commencée le 1er mai, déclenchée par 350 000 ouvriers des quatre coins du pays. Environ 200 000 obtinrent une réduction de la journée de travail. À Chicago, la police tira sur les manifestants le 3 mai, en utilisant comme prétexte le fait qu'une bombe avait été lancée dans un groupe de policiers. Plusieurs centaines d'ouvriers furent arrêtés, la plupart des dirigeants ouvriers de Chicago. Traînés devant les tribunaux, ils furent condamnés à des peines sévères, et quatre d'entre eux furent exécutés en novembre 1887. En souvenir de ces événements de Chicago, le congrès de l'Internationale socialiste décida en 1889 de faire du 1er Mai la fête du Travail dans tous les pays.
  29. Dans la dialectique entre mouvement économique ‑ syndicats, coopératives, gestion ouvrière ‑ et mouvement politique, Engels recherche ici le point d'équilibre le plus favorable à l'évolution de la conscience révolutionnaire du prolétariat. Il ne s'agit pas de nier l'un ou l'autre facteur ‑ économique ou politique ‑mais de les relier solidement l'un à l'autre, afin qu'aucun d'eux ne se fige et mobilise l'activité ouvrière dans un sens unique : « Si les syndicats sont indispensables dans la guerre d'escarmouches du travail et du capital, ils sont encore plus importants comme force organisée pour supprimer et remplacer le système du travail salarié. » (Cf. MARX-ENGELS, Le Syndicalisme, Maspero, t. I, p. 69.)
  30. Cf. Engels à F. A. Sorge, 10 novembre 1894.
  31. Le Socialist Labor Party of North America fut créé en 1876 au Congrès d'unification de Philadelphie par la conjonction des éléments marxistes de la Ire Internationale sous la direction de Sorge et de Weydemeyer, et des lassalléens du Labor Party de l'Illinois et du Social Democratic Party. Le programme en fut, en gros, celui de la Ire Internationale, mais tout de suite les dissensions commencèrent avec les lassalléens qui contrôlèrent le parti dès 1877, en condamnant le travail syndical et en orientant les ouvriers exclusivement vers la participation aux élections. Ce parti était composé essentiellement d'émigrés allemands qui avaient peu de contact avec les masses, d'où leur particularisme.
  32. Cf. Engels à Karl Kautsky, 3 janvier 1895.
  33. Cf. Engels à John Lincoln Mahon, 23 janvier 1887.
    John Lincoln Mahon ainsi que différents dirigeants de la Socialist League fondèrent en avril 1887 la North of England Socialist Federation dans le prolongement de la grande grève des mineurs de janvier à mai 1887. Le plan de Mahon consistait à unifier de telles organisations socialistes locales sur la base d'une plate-forme commune, à l'occasion d'un congrès. Mahon voulait préparer ce congrès par une large agitation socialiste, que lui-même dirigerait en Écosse et Donald dans le nord de l'Angleterre. Il demandait à Engels d'apporter son appui actif à ce projet.
  34. Comme Engels le suggère pour l'Amérique, le moyen le plus efficace pour gagner le prolétariat au socialisme, c'est de relier son mouvement et ses revendications économiques au mouvement et aux mots d'ordre politiques, en l'occurrence en gagnant les syndicats à la lutte pour l'abolition du salariat, c'est-à-dire l’élimination du mercantilisme et des rapports sociaux capital-salariat.
  35. Cf. Engels à John Lincoln Mahon, 26 juillet 1887.
    Le 21 juillet, Mahon avait écrit à Engels qu'il refusait de collaborer désormais avec Edward Aveling, n'ayant plus confiance en lui. Mais il ne dit mot sur les motifs de son attitude.
  36. Cf. Engels à Kautsky , le 4 septembre 1892.
    Les élections législatives anglaises de l'été 1892 s'achevèrent par la victoire des Libéraux. Trois candidats ouvriers furent élus : James Keir Hardie, John Burns et John Havelock Wilson.
  37. Edward Aveling et sa compagne, Eleanor Marx, avaient écrit un article sur Les Elections en Grande‑Bretagne. Kautsky en avait éliminé tous les passages attaquant le sectarisme et l'opportunisme de la Fédération social-démocrate et de la Société fabienne. Dans sa lettre du 8 août 1892 a Engels, Kautsky prétendit que l'article était arrivé en son absence et qu'il avait dû, au dernier moment, raccourcir l'article pour le faire entrer dans la revue.
  38. Dans sa lettre à Bebel du 14 août 1892, Engels écrivait à ce propos : « Les passages ci-inclus de l'article des Aveling dans la Neue Zeit ont été refusés par Kautsky. Celui-ci m'écrit qu'il a dû le faire pour des raisons techniques. Cela est possible, mais il partage sans doute aussi le respect bizarre de Bernstein pour les Fabians et l'intérêt de Bax (qui est à Zurich) pour la Fédération social-démocrate. En tout cas, les passages t’intéresseront : ils forment un élément indispensable à une vision d'ensemble. »
  39. Effectivement, dans les pays développés, le capitalisme d'État (ce que les faux socialistes appellent le « socialisme d'État ») se manifeste de nos jours en grande partie au travers de la fiscalité qui règle, au moyen des taxes, avantageuses en un sens et prohibitives en un autre, l'exportation par exemple et, partant, une grande partie de la production, sans parler de la production intérieure, en grevant la consommation, par exemple, ou en favorisant telle branche ou telles entreprises (grandes, moyennes ou petites voire l'industrie ou l'agriculture).
  40. Dans la série d'articles sur La Doctrine sociale de l'anarchisme de Bernstein, le troisième était intitulé « Proudhon et le mutualisme » (cf. Neue Zeit, 1831-1892, » Nos 45-47).
  41. Cf. Engels à A. Bebel, 24 janvier 1893.
    Engels fait allusion au Parti travailliste indépendant (Independent Labour Party), fondé en janvier 1893 à la Conférence de Bradford par la conjonction de divers courants venu des anciens et nouveaux syndicats, de la Société fabienne et de la Fédération social-démocrate.
  42. Engels fait allusion à la chute du cabinet Gladstone provoquée par le vote commun des parlementaires irlandais, sous la direction de Charles Stewart Parnell, et des conservateurs. Les libéraux sentirent que leur sort dépendait dès lors des parlementaires irlandais. Lorsque Gladstone revint au pouvoir en 1886, il fit adopter deux lois en faveur de l'Irlande : le Home Rule Bill et la loi sur l’agriculture irlandaise. Les deux nouveaux projets de loi de Gladstone en 1893 sur le Home Rule Bill ne furent jamais adoptés.
  43. Henry Hyde Champion, journaliste, membre de la Fédération social-démocrate, dirigeant de l'Association électorale travailliste des syndicats de Londres et directeur du Labour Elector, entretint durant toute une période des contacts secrets avec les Conservateurs.
  44. Cf. Engels à A. Bebel, 9 février 1893.
  45. Les radicaux-libéraux formaient un courant au sein du parti libéral et représentaient essentiellement la bourgeoisie industrielle. Par le truchement des radicaux qui ne formèrent jamais un groupe organisé au Parlement, le parti libéral réussit à influencer les syndicats.
  46. Cf. Engels à F. A. Sorge, 10 novembre 1894.
  47. Les Conservateurs obtinrent la majorité en 1895, mais les candidats du Parti travailliste indépendant, parmi lesquels Reir Hardie, ne furent pas élus.
  48. Cf. Engels à Johann Philipp Becker, Londres, 10 février 1882.
  49. Engels fait allusion à G. Shipton. Cf. infra, la correspondance d'Engels avec ce dernier.
  50. Cf. Engels à F. A. Sorge, 8 juin 1889.
    La position d'Engels à propos de la création de la nouvelle Internationale ne s'explique qu'en fonction de la conception matérialiste générale, qui n'a rien à voir avec le fanatisme de la « condition subjective », ni de la condition absolue (que Staline lui-même a d'ailleurs reniée, en dissolvant la IIIe Internationale) sous la pression des réalités matérielles (en échange du prêt et bail de son allié américain au cours de la dernière guerre impérialiste).
  51. Engels à F. A. Sorge, 7 octobre 1893.
    Engels analyse dans ces passages le processus de formation de la conscience de classe et du parti, à partir des couches profondes du prolétariat. Il vaut de noter que, même en Allemagne où le parti était le mieux organisé du monde à cette époque, les masses étaient en avance sur l'organisation, ou plus exactement l'organisation n'était pas à la hauteur de ses tâches.
    Le processus de formation du parti n'est donc pas rectiligne, en fonction directe des masses prolétariennes. En Allemagne, de 1919 à 1930, on a encore constaté que les masses ont manifesté une combativité et un esprit révolutionnaire exceptionnels, en retournant sans cesse au combat, taudis que la direction du parti et notamment de l'Internationale accumulait erreur sur erreur, et manquait finalement à sa mission.
    De fait, les masses manifestent le plus directement les contradictions de l'appareil économique et politique général du capitalisme, et donc les bouleversements et crises de celui-ci.
    Nous abordons avec ces textes l'une des questions fondamentales du marxisme, la question agraire. Elle se relie ici à la question de la petite bourgeoisie, c'est-à-dire aux rapports du parti prolétarien avec les partis petits-bourgeois et paysans, à l'influence de l'idéologie petite-bourgeoise au sein de la `classe ouvrière (la corruption ne pouvant s'effectuer par l'idéologie proprement bourgeoise).
    Le lien entre question agraire et influences petites-bourgeoises ne s'effectue pas au travers d'un simple processus idéologique, mais par l'existence de conditions matérielles qui peuvent être très diverses, peu développées, précapitalistes dans un cas, développées et archi-capitalistes ans un autre (comme on l'a vu dans le cas de l'Amérique). En ce qui concerne la critique d'Engels du programme agraire des partis français et allemands, Cf. ENGELS, La Question paysanne en France et en Allemagne (1894), éd. sociales, 1956.
  52. Cf. Engels à Karl Kautsky, 1er juin 1893.
  53. Cf. Engels à Paul Sumpf, 3 janvier 1895.
  54. Engels fait allusion au conflit au sein de la social-démocratie allemande à propos de la question agraire : en 1869-1870, les représentants du Parti populaire tentèrent d'obtenir que le parti d'Eisenach rejette la résolution du Congrès de Bâle de Internationale sur la nationalisation de la terre. Le Congrès de Stuttgart (1870) repoussa catégoriquement cette tentative.
  55. Lettre d'Engels à Wilhelm Liebknecht, 24 octobre 1894. La lettre à Bebel, à laquelle Engels fait allusion, a été perdue comme tant d'autres.
  56. Dans une réunion dans la seconde circonscription berlinoise, le 14 novembre 1894, August Bebel critiqua dans une longue intervention, la position opportuniste prise par Georg von Vollmar et d'autres social-démocrates bavarois, lors du congrès du parti tenu à Francfort. Vollmar y avait défendu la pérennité de la petite propriété paysanne et proposé des mesures pour sa sauvegarde grâce à une collaboration entre l'État existant et la social-démocratie. La majorité du congrès se laissa surprendre dans cette question prétendument technique. Le discours de Bebel fut publié dans Vorwärts du 16 octobre 1894 et la Critica sociale du 1er décembre 1894.
  57. Engels explique ici, de manière très simple et lumineuse, la nécessité, mais aussi la relativité parfaite, de la négation de certains faits survenant à l'intérieur du parti.
  58. Lors du second congrès de la social-démocratie bavaroise du 30 septembre 1894 à Munich, l'ordre du jour porta sur l'activité des parlementaires social-démocrates à la Diète bavaroise et l'agitation parmi les paysans (les petites parcelles prédominent dans les régions de montagne). Vollmar réussit à rallier une majorité à ses idées. Le congrès approuva la ratification du budget d'État par la fraction parlementaire social-démocrate. Il entérina une résolution en vue de créer une organisation plus stricte des social-démocrates bavarois sous la direction centrale de leurs représentants à la Diète (c'est-à-dire de parlementaires désignés par un système démocratique-bourgeois et par des électeurs et citoyens qui ne sont pas du parti !). Vollmar tentait par ce moyen de se créer un bastion pour sa politique opportuniste.
  59. Sobriquet de Karl Grillenberger.
  60. Au Congrès de Francfort, Vollmar avait souligné la spécificité des « conditions bavaroises » et « la manière d'être bavaroise » en s'opposant aux camarades du « nord de l'Allemagne » et en ironisant sur « l'esprit caporaliste de la Vieille-Prusse », etc.
  61. Dans l'article du 23 novembre 1894 la rédaction du Vorwärts écrivait qu'elle était en « opposition diamétrale » avec l'intervention de Bebel dans la deuxième circonscription de Berlin. Le 24 la rédaction revint pratiquement sur sa déclaration, en écrivant qu'elle n'en voulait qu'à « la position pessimiste de Bebel sur tout le déroulement des débats et le bas niveau intellectuel du Congrès » (sic), mais que Liebknecht était « du même avis que Bebel depuis un quart de siècle » sur la question agraire, et qu'ils avaient même rédigé et signé en commun la résolution sur la tactique à adopter par les représentants parlementaires.
  62. Engels ne fait absolument aucun cas de ce que l'on appellera plus tard le monolithisme de l'organisation. Le programme théorique est essentiel et passe en premier quoi qu'en pensent 999 prétendus marxistes sur 1 000 pour qui la théorie n'est qu'une affaire contingente, sans force d'obligation. Pourtant, c'est lui, et non l'organisation formelle du parti, qui a raison ‑ et sans hésitation aucune pour Marx-Engels ‑ lorsqu'il y a conflit entre les deux. La seule question qui se pose, c'est la gravité du conflit : là encore c'est la théorie (le programme) qui décide, en dernier ressort, s'il s'agit de la violation d'un principe ou non.
  63. Texte établi d'après une copie dactylographiée.
  64. Cf. Engels à F. A. Sorge, 4 décembre 1894.
    Le discours de Bebel avait soulevé, comme Engels l'avait prévu, une violente polémique qui agita le parti et le fit se pencher sur la question agraire. Grillenberger et Vollmar répondirent par plusieurs articles dans la presse centrale aussi bien que locale. Bebel répondit, à son tour, par une série de quatre articles qui parurent du 28 novembre au 1er décembre 1894 dans le Vorwärts.
  65. Allusion d'Engels au second congrès de la social-démocratie bavaroise, tenu à Munich le 30 septembre 1894, où Vollmar et Grillenberger réussirent à faire passer leurs vues.
  66. Cf. Engels à F. A. Sorge, 12 décembre 1894.
  67. Lors du prétendu « cours nouveau » du gouvernement Caprivi, successeur de Bismarck, Vollmar en profita pour suggérer une tactique de collaboration avec le gouvernement, sur le plan intérieur et extérieur, notamment en cas de guerre avec la Russie. Ses propositions tendaient, plus ou moins ouvertement, au réformisme qui s'étala au grand jour après la mort d'Engels. À ce moment, cependant, Vollmar n'eut que l'approbation de la presse bourgeoise, le parti le critiqua sévèrement, et le Congrès d'Erfurt condamna ses positions.
  68. Engels fait allusion à la polémique du Vorwärts contre l'article de Vollmar publié dans la Revue bleue parisienne de juin 1892 où il avait affirmé que le Congrès d'Erfurt s'était rapproché sur un certain nombre de points du socialisme d'État proclamé par Bismarck et Guillaume II. Le Vorwärts réfuta les arguments de Vollmar dans ses articles des 6, 12, 21 et 22 juillet 1892.
  69. Engels fait allusion à son article sur La Question paysanne en France et en Allemagne (cf. Éd. sociales, Paris, 1956), qu'il rédigea pour réfuter l'opportunisme de Vollmar sur la question agraire lors du Congrès de Francfort. Vollmar avait utilisé à ses fins les faiblesses du programme français du Congrès de Nantes en prétendant que celui-ci avait reçu l'approbation expresse d Engels.
  70. La seconde lettre a été perdue.
  71. Dans son discours, Liebknecht avait évoqué le projet gouvernemental relatif aux modifications et adjonctions aux textes sur la répression des délits de presse. Ce projet prévoyait une peine de forteresse pour les incitations à la sédition, même lorsqu'elles n'étaient pas suivies d'effet. Le 11 mai 1895 le projet fut définitivement repoussé. En ce qui concerne l'insulte à l'Empereur : dans la séance du Reichstag du 6 décembre 1894, les membres de la fraction social-démocrate étaient restés assis lorsque le président von Levetzow porta un vivat à l'Empereur. Le 11 décembre, le Chancelier zu Hohenlohe demanda que l'on engageât des poursuites contre Wilhelm Liebknecht. Cette proposition fut repoussée par 168 voix contre 58, le 15 décembre.
  72. Cf. Engels à W. Liebknecht, 31 juillet 1877.
    Les textes ci-après traitent du rapport du parti avec la presse. Nous ne prétendons pas en exposer la théorie, ni même en donner une vision complète, puisque nous ne rassemblons ici que quelques passages.
    Il apparaît ici que, face au parti formel, Marx-Engels n'entendent pas soumettre le contenu de leur théorie ou de leur programme à la ratification de la masse ou des chefs du parti. À leurs yeux, la théorie et le programme découlent de tout le mouvement de la société vers le communisme, et ce n'est donc pas la majorité qui, démocratiquement, les établit ou les modifie ‑ pas plus d'ailleurs que la direction du parti, voire les congrès. En se fondant, par exemple, sur l'expérience malheureuse de la fusion avec les lassalléens, Engels démontrera au contraire que tout compromis dans le programme fondamental aboutit à des crises et à des maladies dans le parti. En outre, il s'en prendra aux initiatives irréfléchies et précipitées qui rompent la continuité de programme et, d'action dans l'organisation et les masses prolétariennes.
    Engels s'efforce naturellement de sauvegarder la presse de caractère « scientifique », c'est-à-dire théorique et programmatique, qui est l'expression du parti historique.
  73. Engels fait allusion aux débats dégradants du Congrès de Gotha (1877) sur la question de savoir s'il fallait ou non que le parti continue la publication de l'Anti-Dühring de Marx-Engels.
  74. Cf. Marx à Wilhelm Blos, 10 octobre 1877.
    W. Blos avait écrit à Marx : « Je m'étonne que nos amis londoniens se fassent relativement peu entendre dans la presse, étant donné qu'ils trouveraient d'ores et déjà chez les ouvriers allemands plus de sympathie que jamais, et que, grâce à notre agitation (sic), ils sont plus populaires qu'ils ne le savent sans doute. »
  75. Allusion à la Ligue des communistes.
  76. Au Congrès de Gotha (27-29 mai 1877), certains délégués cherchèrent à empêcher la poursuite de la publication de l'Anti-Dühring de Marx-Engels dans la presse du parti. Des débats sordides s'ensuivirent sur les mérites particuliers de Marx-Engels : la « dette de reconnaissance du parti à leur égard », « le plus important travail scientifique produit au sein du parti », etc.
  77. Cf. Marx à Engels, 18 juillet 1877.
  78. Dans ses lettres du 9 juillet 1877 rédigées en termes analogues, Franz Wiede avait demandé à Marx et à Engels de bien vouloir collaborer à la revue Die Neue Gesellschuft, qui parut à partir d'octobre à Zurich. À ce propos, Marx définit l'idéal ‑ irréalisable ‑ d'une revue « impartiale », de caractère scientifique, et critique la tentative pratique de création d'une telle revue, la Neue Gesellschaft.
  79. Cf. Engels à Marx, 19 juillet 1877.
  80. Cf. la critique de ce courant dans la seconde partie de L'Idéologie allemande.
  81. Cf. Engels à Marx, 21 juillet 1877.
    August Geib fit adopter le projet suivant au Congrès de Gotha de 1877 : « Le parti publiera une revue scientifique de format approprié et paraissant deux fois par mois à Berlin à partir du 1er octobre. » La Zukunft, financée par Höchberg, vit ainsi le jour comme organe théorique officiel du parti. Aux yeux de Marx, « ce premier résultat de l'achat par un bourgeois de sa place dans le parti n'est pas heureux, comme c'était prévisible » (à Bracke, 23-10-1877).
  82. Cf. Engels à K. Kautsky, 25 juin 1892. Engels fait allusion aux tractations menées par Kautsky avec l'éditeur Dietz, en vue de la publication, en ouvrage séparé, des articles de F. A. Sorge dans la Neue Zeit sur le mouvement ouvrier américain. L'éditeur proposait que l'auteur élargisse quelque peu son texte afin de gagner un public plus vaste. L'affaire n'aboutit pas.
  83. Cf. Engels à A. Bebel, 19 novembre 1892.
    Ce congrès s'était tenu du 14 au 21 novembre 1892 à Berlin. La discussion porta sur les rapports de la centrale du parti et de la fraction parlementaire, sur la fête du Travail, le Congrès international de Zurich de 1893 l'utilisation du boycott et l'attitude vis-à-vis du socialisme d'État. Le congrès repoussa, en outre, l’idée d'un congrès international des syndicats, convoqué par l'aile ultra-conservatrice des syndicats anglais de Glasgow (Cf. MARX-ENGELS Le Syndicalisme, Maspero, vol. I, . 201-211), et décida de participer au Congrès de Zurich de 1893. Enfin, il consacra une bonne place dans ses débats à la lutte contre le militarisme et la course aux armements. Les parlementaires social-démocrates reçurent l’ordre de voter contre les crédits militaires.
  84. Au cours des débats du Congrès de Berlin, certains délégués critiquèrent le Vorwärts. Le mécontentement suscité par ce journal se manifesta à propos d'une discussion sur le montant du traitement perçu par Liebknecht, en tant que rédacteur en chef. Manifestement, Engels défend un salaire décent vis-à-vis de ceux qui prônent un salaire minimum (de propagande pour le parti et de démagogie vis-à-vis des ouvriers et des foules). Cette thèse est la plus rationnelle dans les limites du système capitaliste, mais elle n'en demeure pas moins délicate.
  85. Après avoir défendu un salaire décent pour ceux qui travaillaient ‑ dur sort ‑ pour le parti, Engels affirme que c'est une affaire personnelle que d'accepter un tel emploi, et que lui-même et Marx ne l'eussent pas accepté. Au reste, du point de vue théorique, étant donné que Marx-Engels ont eu historiquement pour tâche de critiquer les déviations du ou des partis formels (par exemple, le programme de Gotha et d'Erfurt) au nom du socialisme scientifique ou du parti historique, ils ne pouvaient évidemment occuper un poste de fonctionnaire rémunéré de ces partis : leur position de défenseur du programme historique en eût évidemment souffert. Les difficultés surviennent, comme l'indique Engels, lorsque l'organisation du parti dévie sur certains points, et que se pose le problème de la défense du programme historique, soit d'une certaine opposition ou travail de fraction au sein du parti.
  86. En allemand, Engels utilise systématiquement le terme Jebildete pour Gebildete, afin de donner un sens péjoratif à ce terme.
  87. Le 22 novembre 1892, Bebel répondit à Engels : « On t'a informé de manière tout à fait erronée à propos de l'étatisation de la presse que tu évoques. Tous les journaux sans exception sont indépendants, même ceux qui touchent de l'argent de notre parti. Nous n'avons jamais insisté pour nous mêler dans leur direction, même là où c'eût été nécessaire dans l'intérêt du parti. »
  88. Cf. Engels à Laura Lafargue, 17 janvier 1886.
  89. Cf. Engels à A. Bebel, 8 mars 1892.
  90. Engels fait sans doute allusion aux passages du pamphlet de F. MEHRING, Capital et PresseUn épilogue au cas Lindau (1891), dans lesquels il explique les raisons de son tournant de 1876 qui s'était révélé au grand jour en, 1879, à l'occasion du remaniement de son ouvrage sur La Social-démocratieSon histoire et sa doctrine. En effet, il expliquait de façon hâtive les raisons pour lesquelles il avait abandonné sa position première d'hostilité à la social-démocratie. Néanmoins, sa polémique contre les calomnies bourgeoises y est remarquable.
  91. Cf. Engels à Victor Adler, 19 février 1892.
  92. Cette lettre, comme tant d'autres, a été égarée.
  93. Cf. Engels à A. Bebel, 3 décembre 1892.
  94. La Neue Zeit, revue théorique d'un excellent niveau, souvent précieuse aujourd'hui encore du point de vue de la théorie ou de l'histoire du mouvement ouvrier international, voire des analyses sociales en général.
    Le tirage de la Neue Zeit déclinant quelque peu, l'éditeur J. H. W. Dietz proposa de lui donner un caractère plus populaire, en y ajoutant une partie artistique et une revue des événements politiques bref en rognant sur la partie théorique.
    Pour ne heurter personne, d'où le ton modéré de sa lettre, Engels défendra le caractère théorique et scientifique de la revue, et par là son intérêt durable.
  95. Engels à Kart Kautsky, 27 août 1881.
  96. Cf. Engels à George Shipton, 10 août 1881.
    Comme il ressort de ces lettres au secrétaire du syndicat des peintres et directeur du Labour Standard, Marx-Engels entretenaient une correspondance avec la presse syndicale sur la base d'un appui effectif du parti ou de l'Internationale aux syndicats. Ils y diffusaient le programme du parti, et cessaient de le faire lorsque ce n'était plus possible, sans claquer les portes définitivement. En tout cas, c'est toujours en socialistes qu'ils intervenaient.
  97. Le congrès annuel des syndicats devait avoir lieu du 12 au 17 septembre 1881, et George Shipton voulait éviter de heurter les éléments modérés des syndicats, ce qui explique qu'il ait élevé des objections à certains articles de Kautsky ou d'Engels. Shipton comme Engels avaient donc intérêt à ce que leurs relations soient claires et, comme cela arrive toujours, c'est l'élément le plus radical qui prend l'initiative d'une telle clarification, les modérés ayant précisément pour politique de temporiser, de faire des compromis et de ne jamais trancher. Engels y avait cependant un intérêt immédiat : Shipton passait pour ce qu'il était, et ne pouvait plus se targuer de sa collaboration comme argument contre les éléments plus radicaux que lui, éléments qui partageaient précisément les positions de Marx-Engels.
  98. Le 6 août 1881, le Labour Standard publia un article de Johann Georg Eccarius, sans mention d'auteur : « A German Opinion of English Trade Unionism ». L'auteur y célébrait les syndicats de Hirsch et Duncker qui se proposaient d'influencer les ouvriers en un sens bourgeois et œuvraient contre la liaison entre mouvement syndical et organisation révolutionnaire de caractère politique.
  99. Cf. Engels à Laura Lafargue, 7 mai 1889.
    Engels établit ici la prévision du cours historique futur à partir de l'analyse politique, économique et sociale du monde capitaliste, déterminant ainsi le cadre de l'action des partis prolétariens. C'est en ne se trompant pas dans son diagnostic que le parti remplit son rôle de direction révolutionnaire de la lutte de classe.
    L'histoire a amplement confirmé l'analyse d'Engels et démontré que, même au cours de la phase la plus pacifique du capitalisme, il n'était pas possible de parler de passage pacifique au socialisme. Prôner celui-ci aujourd'hui, dans un monde en proie à toutes les convulsions et à toutes les violences, c'est nier purement et simplement le marxisme.
  100. Dans sa lettre à Paul Lafargue du 25 mars 1889, Engels explicite ce point : « La France ne pourra faire de révolution pendant cette guerre sans jeter sa seule alliée, la Russie, dans les bras de Bismarck [la Commune ayant montré qu'en cas de révolution les belligérants capitalistes s'unissaient contre le prolétariat] et se voir écrasée par une coalition. »