Lutte de Marx-Engels pour le parti social-démocrate interdit

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Mais la prétention de dépouiller le parti de son caractère révolutionnaire, qui découle des conditions historiques, devient proprement ridicule, lorsqu'on commence par le mettre hors le droit commun, c'est-à-dire hors la loi, pour lui demander ensuite de reconnaître le terrain légal que l'on a précisément supprimé à son encontre.

ENGELS, préface de 1885 à Karl Marx devant les jurés de Cologne

Les choses vont de plus en plus mal avec l'organe du parti allemand, réfugié à Zurich[1]. La commission zurichoise de rédaction, qui est chargée de surveiller et de contrôler le journal sous la responsabilité de la centrale des camarades de Leipzig, est composée de Höchberg, Schramm et Bernstein. Or, voilà que Schramm, Höchberg et Bernstein viennent de confectionner un article intitulé « Rétrospective du mouvement socialiste en Allemagne » pour les Annales de sciences politiques et sociales éditées à Zurich par Höchberg, article dans lequel ils se présentent tous trois comme des bourgeois tout à fait ordinaires, voire de paisibles philanthropes. Ils accusent le parti d'être trop exclusivement un « parti ouvrier », d'avoir provoqué la haine de la bourgeoisie, et ils revendiquent la direction du mouvement pour des bourgeois « cultivés » de leur acabit.

Par bonheur, Höchberg a fait une soudaine apparition chez moi avant-hier, et j'ai pu lui dire alors ses quatre vérités. Le pauvre garçon est au fond un bon bougre. mais terriblement naïf : il tomba des nues lorsque je lui expliquai que l'idée ne nous effleurait même pas de laisser tomber le drapeau prolétarien que nous tenons bien haut depuis près de quarante ans, et de nous joindre au chœur petit-bourgeois de l'édulcorante vague de fraternisation générale que nous combattons également depuis près de quarante ans. Bref, à présent, je sais enfin où il en est avec nous et pourquoi nous ne pouvons marcher avec lui et ses semblables, quoique disent et fassent les camarades de Leipzig[2].

Nous adresserons aussi à Bebel une déclaration catégorique de notre position eu égard à ces alliés du parti allemand, et nous verrons alors ce qu'ils feront. Si l'organe du parti accepte cet article bourgeois, nous nous déclarerons publiquement contre. Cependant, ils ne laisseront probablement pas aller les choses jusque-là.

Lettre à Bebel, Liebknecht, Bracke[modifier le wikicode]

Cher Bebel,

La réponse à votre lettre du 20 août a quelque peu traîné en longueur, en raison aussi bien de l'absence prolongée de Marx que de divers incidents, d'abord l'arrivée des Annales de Richter, ensuite la venue de Hirsch lui-même[3].

Je suis obligé d'admettre que Liebknecht ne vous a pas montré la dernière lettre que je lui avais adressée, bien que je le lui aie demandé expressément, car sinon vous n'eussiez sans doute pas avancé les arguments mêmes que Liebknecht avait fait valoir et auxquels j'ai déjà répondu dans ladite lettre.

Passons maintenant aux divers points sur lesquels il importe de revenir ici[4].

I. Les négociations avec C. Hirsch[modifier le wikicode]

Liebknecht demande à Hirsch s'il veut prendre la responsabilité de la rédaction de l'organe du parti qui doit être créé de nouveau à Zurich. Hirsch désire des précisions sur la mise en place de ce journal : de quels fonds disposera-t-il, et de qui proviendront-ils ? La première question l'intéresse afin de savoir si le journal ne s'éteindra pas déjà au bout de quelques mois, la seconde pour connaître celui qui détient les cordons de la bourse, autrement dit celui qui tient entre ses mains l'ultime autorité sur la vie du journal[5]. La réponse du 27 juillet de Liebknecht à Hirsch (« Tout est en ordre, tu apprendras la suite à Zurich ») ne parvient pas au destinataire. Mais de Zurich arrive une lettre de Bernstein à Hirsch, en date du 24 juillet, dans laquelle Bernstein l'informe que « l'on nous a chargés de la mise en place et du contrôle » (du journal). Un entretien aurait eu lieu « entre Viereck et nous », au cours duquel on se serait aperçu « que votre position serait difficile en raison des divergences que vous avez eues avec plusieurs camarades du fait que vous appartenez au journal Laterne; cependant, je ne tiens pas ces réticences pour bien importantes ». Pas un mot sur ce qui a causé cela.

Par retour de courrier, Hirsch demande, le 26, quelle est la situation matérielle du journal. Quels camarades se sont portés garants pour couvrir un éventuel déficit ? Jusqu'à quel montant et pour combien de temps ? Il n'est pas du tout question, à ce niveau, de la question du traitement que touchera le rédacteur, Hirsch cherche simplement à savoir si « les moyens sont assurés pour tenir le journal un an au moins ».

Bernstein répond le 31 juillet : un éventuel déficit serait couvert par les contributions volontaires, dont certaines (!) sont déjà souscrites. À propos des remarques de Hirsch sur l'orientation qu'il pensait donner au journal, il fait remarquer, entre autres blâmes et directives (cf. ci-dessus) : « La commission de surveillance doit s'y tenir d'autant plus qu'elle est elle-même sous contrôle, c'est-à-dire est responsable. Vous devez donc vous entendre sur ces points avec la commission de surveillance. » On souhaite une réponse immédiate, par télégraphe si possible.

Mais, au lieu d'une réponse à ses demandes justifiées, Hirsch reçoit la nouvelle qu'il doit rédiger sous la surveillance d'une commission siégeant à Zurich, commission dont les conceptions divergent substantiellement des siennes et dont les noms des membres ne lui sont même pas cités !

Hirsch, indigné à juste titre par ces procédés, préfère s'entendre avec les camarades de Leipzig. Vous devez connaître sa lettre du 2 août à Liebknecht, étant donné que Hirsch y demandait expressément qu'on vous informe ‑ vous et Viereck ‑ de son contenu. Hirsch est même disposé à se soumettre à une commission de surveillance à Zurich, à condition que celle-ci fasse par écrit ses remarques à la rédaction et qu'il puisse faire appel de la décision à la commission de contrôle de Leipzig.

Dans l'intervalle, Liebknecht écrit à Hirsch le 28 juillet : « L'entreprise a naturellement un fondement, étant donné que tout le parti (Höchberg inclusivement) la soutient. Mais ne te soucie pas des détails. »

Même la lettre suivante de Liebknecht ne contient aucune mention sur le soutien; en revanche, elle assure que la commission de Zurich ne serait pas une commission de rédaction, mais ne se préoccuperait que d'administration et de finances. Le 14 août encore, Liebknecht m'écrit la même chose et me demande de persuader Hirsch d'accepter. Vous-mêmes, vous êtes encore si peu au courant des aspects réels de la question le 20 août que vous m'écrivez : « Il (Höchberg) n'a pas plus de voix dans la rédaction du journal que n'importe quel autre camarade connu. »

Enfin Hirsch reçoit une lettre de Viereck, en date du 11 août, dans laquelle il reconnaît que « les trois camarades, domiciliés à Zurich et formant la commission de rédaction, ont commencé à mettre en place le journal et s'apprêtent à élire un rédacteur qui doit être confirmé dans sa fonction par les trois camarades de Leipzig [...]. Pour autant qu'il me souvienne, il était également dit dans les résolutions portées à votre connaissance que le comité de fondation (zurichois) devrait assumer aussi bien des responsabilités politiques que financières vis-à-vis du parti [...]. De tout cela, il me semble que l'on puisse conclure que [...] sans la collaboration des trois camarades domiciliés à Zurich et chargés par le parti de cette fondation, on ne pouvait concevoir la formation de la rédaction.

Hirsch tenait enfin là quelque chose de précis, même si ce n'était que sur la position du rédacteur vis-à-vis des Zurichois. Ils forment une commission de rédaction, et ont aussi la responsabilité politique; sans leur collaboration, on ne peut former de rédaction. Bref, on indique à Hirsch qu'il doit s'entendre avec les trois camarades de Zurich, dont on ne lui fournit toujours pas les noms.

Mais, pour que la confusion soit totale, Liebknecht apporte une nouvelle au bas de la lettre de Viereck : « P. Singer de Berlin vient de passer ici et rapporte : la commission de surveillance de Zurich n'est pas, comme le pense Viereck, une commission de rédaction, mais essentiellement une commission d'administration qui est responsable vis-à-vis du parti, en l'occurrence nous, pour ce qui est des finances du journal. Naturellement, les membres ont aussi le droit et le devoir de discuter avec toi des problèmes de rédaction (un droit et un devoir qu'a tout membre du parti, soit dit en passant); ils ne peuvent pas te mettre sous tutelle. »

Les trois Zurichois et un membre du comité de Leipzig ‑ le seul qui ait été présent lors des négociations ‑ soutiennent que Hirsch doit être placé sous la direction administrative des Zurichois, tandis qu'un second camarade de Leipzig le nie tout uniment. Et, dans ces conditions, il faut que Hirsch se décide, avant que ces messieurs ne se soient mis d'accord entre eux. Que Hirsch soit justifié à connaître les décisions prises au sujet des conditions auxquelles on estime devoir le soumettre, c'est à quoi on n'a même pas pensé, et ce d'autant plus qu'il ne semble même pas qu'il soit venu à l'esprit des camarades de Leipzig qu'ils doivent eux-mêmes prendre réellement connaissance de ces décisions ! Car sinon, comment les contradictions mentionnées ci-dessus eussent-elles été possibles ?

Si les camarades de Leipzig ne peuvent se mettre d'accord sur les compétences à attribuer aux Zurichois, comment ces derniers peuvent-ils y voir clair !

Schramm à Hirsch, le 14 août : « Si vous n'aviez pas écrit à ce moment-là, vous vous seriez trouvé dans le même cas que Kayser[6], et vous eussiez procédé de même, vous mettant dans la situation d'écrire de la même façon, sans que nous y ayons consacré un seul mot. Mais, de la sorte, nous devons, face à cette déclaration, déposer un vote décisif pour les articles à accepter dans le nouveau journal.

La lettre à Bernstein, dans laquelle Hirsch aurait dit cela, est du 26 juillet, bien après la conférence à Zurich au cours de laquelle on avait fixé les pouvoirs des trois Zurichois. Mais on se gonfle déjà tellement à Zurich dans le sentiment de la plénitude de son pouvoir bureaucratique que l'on revendique déjà, dans la lettre ultérieure à Hirsch, de nouvelles prérogatives, à savoir décider des articles à accepter dans le journal. Déjà le comité de rédaction devient une commission de censure.

C'est seulement à l'arrivée de Höchberg à Paris que Hirsch apprit de lui le nom des membres des deux commissions.

En conséquence, si les tractations avec Hirsch ont échoué, à quoi cela tient-il ?

1. Au refus opiniâtre des camarades de Leipzig aussi bien que des Zurichois de lui faire part de quoi que ce soit de tangible sur les bases financières, donc sur les possibilités, du maintien en vie du journal, ne serait-ce que pour un an. La somme souscrite, il ne l'a apprise qu'ici par moi (après que vous me l'aviez communiquée). Il n'était donc pratiquement pas possible, à partir des informations données précédemment (le parti + Höchberg), de tirer une autre conclusion que celle selon laquelle le journal reposerait essentiellement sur Höchberg, ou dépendrait tout de même bientôt de ses contributions. Or, cette dernière éventualité n'est pas encore, et de loin, écartée aujourd'hui. La somme de ‑ si je lis bien ‑ 800 marks est exactement la même (40 £) que celle que l'association de Londres a dû mettre en rallonge pour La Liberté au cours de la première moitié de l'année[7].

L'assurance renouvelée, qui depuis s'est révélée tout à fait inexacte, de Liebknecht, selon laquelle les Zurichois ne devaient absolument pas contrôler la rédaction, ainsi que la comédie et les méprises qui en sont résultées.

La certitude, enfin acquise, que les Zurichois ne devaient pas seulement contrôler la rédaction, mais encore exercer une censure sur elle, et que Hirsch ne tenait dans tout cela que le rôle d'homme de paille.

Nous ne pouvons que lui donner raison si, après cela, il a décliné l'offre. Comme nous l'avons appris par Höchberg, la commission de Leipzig a encore été renforcée par deux membres non domiciliés dans cette ville. Elle ne peut intervenir rapidement que si les trois camarades de Leipzig sont d'accord. De ce fait, le centre de gravité se trouve totalement déplacé à Zurich, et Hirsch, pas plus que n'importe quel autre rédacteur véritablement révolutionnaire et d'esprit prolétarien, ne pourrait à la longue travailler avec ceux de cette localité. Davantage à ce sujet plus tard.

II. L'orientation prévue du journal[modifier le wikicode]

Dès le 24 juillet, Bernstein informe Hirsch que les divergences qu'il avait eues avec certains camarades en tant que journaliste de la Laterne rendraient sa position plus difficile.

Hirsch répond que l'orientation du journal devrait être, selon lui, la même en gros que celle de la Laterne, soit une politique qui évite les procès en Suisse et n'effraie pas inutilement en Allemagne. Il demande qui sont ces camarades, et poursuit : « Je n'en connais qu'un seul, et je vous promets que je recommencerai à le critiquer de la même façon s'il commet le même genre d'infraction à la discipline. »

Gonflé du sentiment de sa nouvelle dignité officielle de censeur, Bernstein lui répond aussitôt : « En ce qui concerne maintenant l'orientation du journal, le comité de surveillance est cependant d'avis que la Laterne ne saurait servir de modèle au journal; à nos yeux, le journal ne doit pas tant se lancer dans une politique radicale, il doit s'en tenir à un socialisme de principe. Dans tous les cas, il faut éviter des incidents comme la polémique contre Kayser qui a été désapprouvée par tous les camarades sans exception (!) »

Et ainsi de suite, et ainsi de suite. Liebknecht appelle la polémique contre Kayser une « gaffe », et Schramm la tient pour si dangereuse qu'il a aussitôt établi la censure à l'encontre de Hirsch.

Hirsch écrit une nouvelle fois à Höchberg, en lui expliquant qu'un incident comme celui qui est advenu à Kayser « ne peut se produire lorsqu'il existe un organe officiel du parti, dont les claires explications ainsi que les discrètes et bienveillantes indications ne peuvent atteindre aussi durement un parlementaire ».

Viereck écrit lui aussi qu'il fallait prescrire au journal « une attitude sans passion et une opportune ignorance de toutes les divergences pouvant surgir »; il ne devrait pas être une « Laterne plus grande », et Bernstein d'ajouter : « On peut tout au plus lui reprocher d'être une tendance trop modérée, si cela est un reproche en des temps où l'on ne peut pas naviguer toutes voiles dehors. »

En quoi consiste donc l'affaire Kayser, ce crime impardonnable que Hirsch aurait commis ? Kayser est le seul parlementaire social-démocrate qui ait parlé et voté au Reichstag sur les droits douaniers. Hirsch l'accuse d'avoir violé la discipline du parti[8] du fait qu'il ait : 1. voté pour des impôts indirects, dont le programme du parti avait expressément exigé la suppression; 2. accordé des moyens financiers à Bismarck, violant ainsi la première règle de base de toute notre tactique de parti : « Pas un sou à ce gouvernement ! »

Sur ces deux points, Hirsch avait indubitablement raison. Et après que Kayser eut foulé aux pieds, d'une part, le programme du parti sur lequel les parlementaires avaient été assermentés pour ainsi dire par décision du congrès et, d'autre part, la toute première et indéclinable règle de la tactique du parti, en accordant par son vote de l'argent à Bismark comme pour le remercier de la loi antisocialiste, Hirsch avait parfaitement le droit, à notre avis, de frapper aussi fort.

Nous n'avons jamais pu comprendre pour quelles raisons on a pu se mettre tant en colère en Allemagne sur cette attaque contre Kayser. Or, voici que Höchberg me raconte que la « fraction parlementaire » a autorisé Kayser à intervenir de la sorte, et l'on tient Kayser pour couvert par cette autorisation.

Si les choses se présentent de la sorte, c'est tout de même un peu fort. D'abord, Hirsch, pas plus que le reste du monde, ne pouvait connaître cette décision secrète[9]. Dans ces conditions, la honte, qui auparavant ne pouvait atteindre que le seul Kayser, n'en deviendrait encore que plus grande alors pour le parti, tandis que ce serait toujours le mérite de Hirsch d'avoir dévoilé aux yeux du monde entier les discours ineptes et le vote encore plus inepte de Kayser, et d'avoir sauvé du même coup l'honneur du parti. Ou bien la social-démocratie allemande est-elle véritablement infectée de la maladie parlementaire, et croit-elle qu'avec les voix populaires aux élections le Saint-Esprit se soit déversé sur ses élus, transformant les séances de la fraction en conciles infaillibles, et les résolutions de la fraction en dogmes inviolables ?

Une gaffe a certainement été faite; cependant, elle n'a pas été faite par Hirsch, mais par les députés qui ont couvert Kayser avec leur résolution. Or, si ceux-là mêmes qui sont appelés à veiller en premier au respect de la discipline de parti se mettent à violer de manière si éclatante cette même discipline en prenant une telle décision, la chose n'en est que plus grave. Mais là où cela atteint son comble, c'est lorsqu'on se réfugie dans la croyance, sans vouloir en démordre, que ce n'est pas Kayser avec son discours et son vote, ainsi que les autres députés avec leur décision de le couvrir, qui auraient violé la discipline de parti, mais Hirsch en attaquant Kayser bien que la décision lui restât cachée.

Au demeurant, il est certain que, dans cette question de protection douanière, le parti a pris la même attitude obscure et indécise que dans presque toutes les autres questions économiques se posant dans la pratique, par exemple celle des chemins de fer nationaux. Cela provient de ce que l'organe du parti, notamment le Vorwärts, au lieu de discuter à fond de ces problèmes, s'étend avec complaisance sur la construction de l'ordre de la société future. Lorsque, après la loi antisocialiste, la protection douanière est subitement devenue un problème pratique, les opinions divergèrent suivant les orientations et tendances les plus diverses, et il n'eût pas été possible d'en trouver un seul dans le tas qui détienne ne serait-ce que la condition préalable à la formation d'un jugement clair et juste sur la question : la connaissance des rapports de l'industrie et de la position de celle-ci sur le marché mondial. Chez les électeurs, il ne pouvait pas ne pas se manifester çà et là des tendances protectionnistes, mais fallait-il en tenir compte ? Le seul moyen pour trouver une issue à ce désordre, à savoir concevoir le problème de manière purement politique (comme on le fit dans la Laterne), ne fut pas adopté avec clarté et décision. Il ne pouvait donc pas manquer d'advenir ce qui advint : dans ce débat, le parti intervint pour la première fois d'une manière hésitante, incertaine et confuse, et finit par se ridiculiser sérieusement avec Kayser.

Cependant, l'attaque contre Kayser devient maintenant l'occasion de prêcher sur tous les tons à l'intention de Hirsch que le nouveau journal ne doit à aucun prix imiter les excès de la Laterne, qu'il doit le moins possible suivre une politique radicale, mais s'en tenir sans passion à des principes socialistes. On l'entendit tout autant de la bouche de Viereck que de celle de Bernstein qui, précisément parce qu'il voulait modérer Hirsch, apparaissait comme l'homme de la situation où l'on « ne peut cingler toutes voiles dehors »

Or, pour quelles raisons s'expatrie-t-on, si ce n'est précisément pour cingler toutes voiles dehors ? À l'étranger, rien ne s'y oppose. On ne trouve pas en Suisse les lois allemandes sur les délits de presse, d'association, etc. On y a donc non seulement la possibilité mais encore le devoir de dire ce que l'on ne pouvait pas dire en Allemagne, même avant la loi antisocialiste, du fait du régime courant des lois. En outre, on ne s'y trouve pas seulement devant l'Allemagne, mais encore face à l'Europe entière, et on a le devoir, pour autant que les lois suisses le permettent, de proclamer ouvertement les voies et les buts du parti allemand. Quiconque voudrait se laisser lier les mains en Suisse par des lois allemandes démontrerait précisément qu'il est digne des lois allemandes, et qu'il n'a, en fait, rien d'autre à dire que ce que l'on était autorisé à dire en Allemagne avant les lois d'exception. Il ne faut pas davantage se laisser arrêter par l'éventualité selon laquelle les rédacteurs se verraient temporairement interdire tout retour en Allemagne. Quiconque n'est pas prêt à prendre un tel risque n'est pas fait pour un poste d'honneur aussi exposé.

Mais il y a plus. Les lois d'exception ont mis le parti allemand au ban, précisément parce qu'il était le seul parti d'opposition sérieux en Allemagne. Si, dans un organe publié à l'étranger, il exprime à Bismarck sa reconnaissance d'avoir perdu ce poste de seul parti d'opposition sérieux en se montrant bien docile, s'il encaisse ainsi le coup sans manifester la moindre réaction, il ne fait que prouver qu'il méritait ce coup de pied. De toutes les feuilles allemandes publiées en émigration depuis 1830, la Laterne est sans doute l'une des plus modérées. Mais si la Laterne était déjà trop frondeuse, le nouvel organe ne pourra que compromettre le parti devant nos camarades des pays non allemands.

III. Le manifeste des trois Zurichois[modifier le wikicode]

Dans l'intervalle, nous avons reçu les Annales de Höchberg qui contiennent l'article intitulé « Rétrospective du mouvement socialiste en Allemagne » et rédigé précisément par les trois membres de la commission zurichoise, comme Höchberg lui-même me l'a dit. Il s'agit d'une critique pure et simple du mouvement tel qu'il a existé jusqu'ici et, en conséquence aussi, du programme pratique d'orientation du nouvel organe, dans la mesure où il dépend d'eux.

On a d'emblée la déclaration suivante :

« Le mouvement que Lassalle considérait comme éminemment politique, auquel il appelait à se rallier non seulement les ouvriers mais encore tous les démocrates honnêtes, à la tête duquel devaient marcher les représentants indépendants de la science et tous les hommes épris d'un authentique amour de l'humanité, ce mouvement s'abaissa, sous la présidence de J.B. von Schweitzer, à n'être plus que l'arène de lutte pour les intérêts unilatéraux des ouvriers de l'industrie. »

Laissons de côté la question de savoir si cela correspond ou non à la réalité historique. Le reproche bien précis que l'on fait ici à Schweitzer, c'est qu'il ait réduit le lassalléanisme, conçu ici comme un mouvement démocratique et philanthrope bourgeois, à n'être plus qu'une organisation au service de la lutte et des intérêts unilatéraux des ouvriers de l'industrie : il l'aurait rabaissé en approfondissant le caractère de classe de la lutte des ouvriers de l'industrie contre la bourgeoisie. En outre, il lui est reproché d'avoir « rejeté la démocratie bourgeoise ». Or, qu'est-ce que la démocratie bourgeoise peut bien chercher dans le parti social-démocrate ? Si cette démocratie bourgeoise est constituée d' « hommes honnêtes », elle ne tiendra même pas à y entrer; si elle veut cependant, ce ne sera que pour y semer la pagaille.

Le parti lassalléen « préféra se comporter de la manière la plus unilatérale en parti ouvrier ». Les messieurs qui écrivent cela sont eux-mêmes membres d'un parti qui, de la manière la plus tranchée, se veut un parti ouvrier, ils y ont même une charge et une dignité. Il y a donc ici une incompatibilité absolue. S'ils croient à ce qu'ils écrivent, ils doivent quitter ce parti, ou pour le moins se démettre de leur charge et dignité. S'ils ne le font pas, ils reconnaissent qu'ils veulent exploiter leur fonction pour combattre le caractère prolétarien du parti. En conséquence, le parti se trahit lui-même s'il les maintient dans leur charge et dignité.

À en croire ces messieurs, le parti social-démocrate ne doit pas être un parti exclusivement ouvrier, mais un parti universel, celui « de tous les hommes épris d'un authentique amour de l'humanité », ce que l'on démontre le mieux en abandonnant les vulgaires passions prolétariennes et en se plaçant sous la direction de bourgeois instruits et philanthropes « afin de se former le bon goût » et « se mettre dans le bon ton » (p. 85). Dès lors, l'« allure dépenaillée » de certains dirigeants s'effacera derrière l'« allure bourgeoise » et respectable. (Comme si l'apparence extérieure tristement dépenaillée était le moindre reproche que l'on puisse adresser à ces gens !) Alors viendront s'y joindre de « nombreux partisans appartenant aux sphères des classes instruites et possédantes. Mais ceux-ci ne doivent être gagnés à notre cause que lorsque [...] l'agitation pourra donner des résultats tangibles. »

Le socialisme allemand se serait « trop préoccupé de conquérir les masses, négligeant par là d'effectuer une propagande énergique (!) dans ce que l'on appelle les couches supérieures de la société ». En effet, le parti « manque toujours encore d'hommes capables de le représenter au Parlement ». Il est pourtant « désirable et nécessaire de confier les mandats à des hommes qui disposent de suffisamment de temps pour se familiariser à fond avec les principaux dossiers des affaires. Le simple ouvrier et le petit artisan [...] n'en ont que très rarement le temps nécessaire ». Autrement dit, votez pour les bourgeois !

En somme, la classe ouvrière est incapable de s'émanciper par ses propres moyens : elle doit passer sous la direction de bourgeois « instruits et possédants » qui, seuls, « disposent de suffisamment de temps » pour se familiariser avec ce qui est bon aux ouvriers. Enfin, il ne faut à aucun prix s'attaquer directement à la bourgeoisie, mais au contraire il faut la conquérir par une propagande énergique.

Or, si l'on veut gagner les couches supérieures de la société ou simplement les éléments de bonne volonté qui s'y trouvent, il ne faut surtout pas les effrayer. Et les trois Zurichois croient avoir fait une découverte apaisante à ce propos :

« Le parti montre précisément maintenant, sous la pression de la loi antisocialiste, qu'il n'a pas la volonté de suivre la voie d'une révolution violente, sanglante, mais est décidé [...] à s'engager dans la voie de la légalité, c'est-à-dire de la réforme. » En conséquence, si les 5 à 600 000 électeurs social-démocrates, soit les 1/10° à 1/8° de tout le corps électoral, qui se répartissent sur tout le pays, montrent qu'ils « sont assez raisonnables pour ne pas aller se casser la tête contre le mur, en tentant d'effectuer une révolution sanglante tant qu'ils ne sont qu'un contre dix », cela démontre qu'ils s’interdisent à tout jamais dans l'avenir d'utiliser à leur profit un événement extérieur violent, un sursaut révolutionnaire qui s'ensuivrait subitement, mieux une victoire du peuple arrachée d'une collision ayant eu lieu dans ces conditions ! Le jour où Berlin sera de nouveau assez inculte pour se lancer dans un nouveau 18 mars 1848, les social-démocrates, au lieu de participer à la lutte des « canailles qui ont soif de se battre sur les barricades » (p. 88), devront bien plutôt « suivre la voie de la légalité », jouer les modérateurs, démonter les barricades et, si nécessaire, marcher avec les nobles seigneurs de la guerre contre les masses si unilatérales, vulgaires et incultes. En somme, si ces messieurs affirment que ce n'est pas là ce qu'ils pensent, mais alors que pensent-ils[10] ?

Mais il y a encore pire.

« En conséquence, plus il (le parti) saura demeurer calme, objectif et réfléchi dans sa critique des conditions existantes et dans ses projets de changement de celles-ci, moins il sera possible maintenant (alors que la loi anti-socialiste est en vigueur) de renouveler le coup qui vient de réussir et avec lequel la réaction consciente a intimidé la bourgeoisie en agitant le spectre de la terreur rouge. » (p. 88.)

Afin d'enlever à la bourgeoisie la dernière trace de peur, il faut lui démontrer clairement et simplement que le spectre rouge n'est vraiment qu'un spectre, qu'il n'existe pas. Or, qu'est-ce que le secret du spectre rouge, si ce n'est la peur de la bourgeoisie de l'inévitable lutte à mort qu'elle aura à mener avec le prolétariat ? La peur de l'issue fatale de la lutte de classe moderne ? Que l'on abolisse la lutte de classe, et la bourgeoisie ainsi que « tous les hommes indépendants » ne craindront plus « de marcher avec les prolétaires, la main dans la main » ! Mais ceux qui seraient alors dupés, ce seraient les prolétaires.

Que le parti démontre, par une attitude plaintive et humble, qu'il a rejeté une fois pour toutes les « incorrections et les excès » qui ont donné prétexte à la loi antisocialiste. S'il promet de son plein gré qu'il n'évoluera que dans les limites des lois en vigueur sous le régime d'exception contre les socialistes, Bismarck et les bourgeois auront certainement la bonté d'abolir cette loi devenue superflue.

« Que l'on nous comprenne bien », nous ne voulons pas « abandonner notre parti ni notre programme; nous pensons cependant que, pour de longues années encore, nous avons suffisamment à faire, si nous concentrons toute notre force, toute notre énergie, en vue de la conquête de buts immédiats que nous devons arracher coûte que coûte, avant que nous puissions penser à réaliser nos fins plus lointaines ». Dès lors, c'est en masse que viendront nous rejoindre aussi bien bourgeois, petits-bourgeois qu'ouvriers « qui, à l'heure actuelle, sont effrayés par nos revendications profondes ».

Le programme ne doit pas être abandonné, mais simplement ajourné ‑ pour un temps indéterminé. On l'adopte, mais à proprement parler non pas pour soi et pour le présent, mais à titre posthume, comme héritage pour ses enfants et petits-enfants. En attendant, on emploie « toute sa force et toute son énergie » à toutes sortes de reprises et de rafistolages de la société capitaliste, pour faire croire qu'il se passe tout de même quelque chose, et en même temps pour que la bourgeoisie ne prenne pas peur. Dans ces conditions, gloire au « communiste » Miquel qui a démontré qu'il était inébranlablement convaincu de l'effondrement inévitable de la société capitaliste d'ici quelques siècles, en spéculant tant qu'il a pu, apportant ainsi sa contribution matérielle à la crise de 1873, autrement dit qui a effectivement fait quelque chose pour ruiner l'ordre existant.

Un autre attentat contre le bon ton, ce sont aussi les « attaques exagérées contre les fondateurs » de l'industrie, qui étaient tout simplement « enfants de leur époque »; « on ferait mieux de s'abstenir de vitupérer contre Strousberg et consorts ». Hélas, tout le monde est « enfant de son époque », et si cela est un excuse suffisante, nous ne devons plus attaquer qui que ce soit, nous devons cesser toute polémique et tout combat; nous recevons tranquillement tous les coups de pied que nous donnent nos adversaires, parce que nous, les sages, nous savons qu'ils ne sont que « des enfants de leur époque » et qu'ils ne peuvent agir autrement qu'ils ne le font. Au lieu de leur rendre les coups avec intérêt, nous devons bien plutôt plaindre ces malheureux!

De même, notre prise de position en faveur de la Commune a eu, pour le moins, l'inconvénient « de rejeter de notre parti des gens qui autrement inclinaient vers nous et d'avoir accru en général la haine de la bourgeoisie à notre égard ». En outre, le parti « n'est pas sans porter une certaine responsabilité à la promulgation de la loi d'octobre, car il a augmenté inutilement la haine de la bourgeoisie ».

Tel est le programme des trois censeurs de Zurich. Il est on ne peut plus clair, surtout pour nous qui connaissons fort bien tous ces prêchi-prêcha depuis 1848. Ce sont les représentants de la petite bourgeoisie qui manifestent leur peur que le prolétariat, entraîné par la situation révolutionnaire, « n'aille trop loin ». Au lieu de la franche opposition politique, ils recherchent le compromis général; au lieu de lutter contre le gouvernement et la bourgeoisie, ils cherchent à les gagner a leur cause par persuasion; au lieu de résister avec un esprit de fronde à toutes les violences exercées d'en haut, ils se soumettent avec humilité et avouent qu'ils méritent d'être châtiés. Tous les conflits historiquement nécessaires leur apparaissent comme des malentendus, et toute discussion s'achève par l'assurance que tout le monde est d'accord au fond. On joue aujourd'hui au social-démocrate comme on jouait au démocrate bourgeois en 1848. Comme ces derniers considéraient la république démocratique comme quelque chose de très lointain, nos social-démocrates d'aujourd'hui considèrent le renversement de l'ordre capitaliste comme un objectif lointain et, par conséquent, comme quelque chose qui n'a absolument aucune incidence sur la pratique politique du présent. On peut donc à cœur joie faire le philanthrope, l'intermédiaire, et couper la poire en deux. Et c'est ce que l'on fait aussi dans la lutte de classe entre prolétariat et bourgeoisie. On la reconnaît sur le papier ‑ de toute façon, il ne suffit pas de la nier pour qu'elle cesse d'exister ‑, mais dans la pratique on la camoufle, on la dilue et on l'édulcore. Le parti social-démocrate ne doit pas être un parti ouvrier; il ne doit pas s'attirer la haine de la bourgeoisie ou de quiconque; c'est avant tout dans la bourgeoisie qu'il faut faire une propagande énergique. Au lieu de s'appesantir sur des objectifs lointains qui, même s'ils ne peuvent être atteints par notre génération, effraient les bourgeois, le parti ferait mieux de s'employer de toutes ses forces et de toute son énergie aux réformes petites-bourgeoises de rafistolage qui représentent autant de soutiens nouveaux du vieil ordre social et peuvent éventuellement transformer la catastrophe finale en un processus de dissolution lent, fragmentaire et si possible pacifique.

Ce sont exactement ces gens-là qui, sous l'apparence d'une activité fébrile, non seulement ne font eux-mêmes jamais rien, mais encore cherchent à empêcher les autres de faire quelque chose ‑ sinon de bavarder. Ce sont exactement ces mêmes gens-là dont la crainte de toute action a freiné le mouvement à chaque pas en 1848 et 1849, et l'a enfin fait tomber. Ils ne voient jamais la réaction à l'œuvre, sont tout étonnés cependant lorsqu'ils se trouvent finalement dans une impasse, où toute résistance et toute fuite sont impossibles. Ces gens veulent enfermer l'histoire dans leur étroit et mesquin horizon petit-bourgeois, tandis qu'elle leur passe à chaque fois par-dessus la tête.

En ce qui concerne le contenu socialiste de leur écrit, il est déjà suffisamment critiqué dans le Manifeste au chapitre « Le socialisme allemand ou vrai ». Quand on écarte la lutte de classe comme un phénomène pénible et « vulgaire », il ne reste plus qu'à fonder le socialisme sur un « véritable amour de l'humanité » et les phrases creuses sur la « justice ».

C'est un phénomène inévitable et inhérent au cours du développement que des individus appartenant jusque-la à la classe dominante viennent se joindre au prolétariat en lutte et lui apportent des éléments de formation théorique. C'est ce que nous avons expliqué déjà dans le Manifeste communiste. Cependant, il convient de faire deux observations à ce sujet :

Premièrement : ces individus, pour être utiles au mouvement prolétarien, doivent vraiment lui apporter des éléments de formation d'une valeur réelle. Or, ce n'est pas du tout le cas de la grande majorité des convertis bourgeois allemands. Ni la Zukunft ni la Neue Gesellschaft[11] n'ont apporté quoi que ce soit qui eût fait avancer d'un pas notre mouvement : les éléments de formation réels d'une authentique valeur théorique ou pratique y font totalement défaut. Au contraire, elles cherchent à mettre en harmonie les idées socialistes, superficiellement assimilées, avec les opinions théoriques les plus diverses que ces messieurs ont ramenées de l'université ou d'ailleurs, et dont l'une est plus confuse que l'autre, grâce au processus de décomposition que traversent actuellement les vestiges de la philosophie allemande. Au lieu de commencer par étudier sérieusement la nouvelle science, chacun préfère la retoucher pour la faire concorder avec les idées qu'il a reçues, se fabriquant en un tour de main sa petite science privée à lui, avec la prétention affichée de l'enseigner aux autres. C'est ce qui explique qu'on trouve parmi ces messieurs presque autant de points de vue qu'il y a de têtes. Au lieu d'apporter de la clarté sur tel ou tel point, ils ne font qu'introduire la pire des confusions ‑ par bonheur, presque uniquement chez eux-mêmes. Le parti peut parfaitement se passer de tels éléments de formation théorique, dont le premier principe est l'enseignement de ce qui n'a même pas été appris.

Deuxièmement : lorsque ces individus venant d'autres classes se rallient au mouvement prolétarien, la première chose à exiger d'eux, c'est qu'ils n'apportent pas avec eux des résidus de leurs préjugés bourgeois, petits-bourgeois, etc., mais qu'ils fassent leurs, sans réserve, les conceptions prolétariennes. Or, ces messieurs ont démontré qu'ils sont enfoncés jusqu'au cou dans les idées bourgeoises et petites-bourgeoises. Dans un pays aussi petit-bourgeois que l'Allemagne, ces conceptions ont certainement leurs raisons d'être, mais uniquement hors du parti ouvrier social-démocrate. Que ces messieurs se rassemblent en un parti social-démocrate petit-bourgeois, c'est leur droit le plus parfait. On pourrait alors traiter avec eux, et selon le cas mettre sur pied un cartel avec eux, etc. S'il existe des raisons pour que nous les tolérions pour l'instant, il y a l'obligation aussi de les tolérer seulement, de ne leur confier aucune charge d'influence dans la direction du parti, tout en restant parfaitement conscient que la rupture avec eux ne peut être qu'une question de temps. Au demeurant, il semble bien que ce moment soit venu. Nous ne pouvons vraiment pas comprendre que le parti puisse tolérer plus longtemps dans son sein les auteurs de cet article. Mais si la direction du parti tombe peu ou prou entre les mains de cette sorte de gens, le parti se dévirilisera, tout simplement, et sans tranchant prolétarien, il n'existe plus.

Quant à nous, tout notre passé fait qu'une seule voie nous reste ouverte. Voilà près de quarante ans que nous prônons la lutte de classe comme le moteur le plus décisif de l'histoire, et plus particulièrement la lutte sociale entre bourgeoisie et prolétariat comme le grand levier de la révolution sociale moderne. Nous ne pouvons donc en aucune manière nous associer à des gens qui voudraient rayer du mouvement cette lutte de classe.

Lors de la fondation de l'Internationale, nous avons expressément proclamé que la devise de notre combat était : l'émancipation de la classe ouvrière sera l'œuvre de la classe ouvrière elle-même.

Nous ne pouvons donc marcher avec des gens qui expriment ouvertement que les ouvriers sont trop incultes pour se libérer eux-mêmes et qu'ils doivent donc être libérés d'abord par en haut, autrement dit par des grands et petits bourgeois philanthropes.

Si le nouvel organe du parti adoptait une orientation correspondant aux convictions politiques de ces messieurs, convictions bourgeoises et non prolétariennes, à notre grand regret, il ne nous resterait plus qu'à déclarer publiquement notre opposition à son égard et à rompre la solidarité que nous avons toujours maintenue jusqu'ici vis-à-vis du parti allemand en face de l'étranger. Cependant, nous espérons que les choses n'iront pas jusque-là.

Cette lettre est destinée à être communiquée à tous les cinq membres de la commission en Allemagne[12], ainsi qu'à Bracke. Rien ne s'oppose, du moins de notre part, à ce qu'elle soit également communiquée aux Zurichois.

Lettres à divers dirigeants de 1879 à 1881[modifier le wikicode]

Le parti a besoin avant tout d'un organe politique[13]. Et Höchberg est en fin de compte, dans le meilleur des cas, un personnage tout à fait non politique, même pas social-démocrate, mais social-philanthrope. Même d'après la lettre de Bernstein, le journal ne serait pas du tout politique, mais simplement de principes socialistes, autrement dit, dans de telles mains, il serait nécessairement une rêverie du socialisme, une continuation de la Zukunft. Un tel journal ne représente qu'un parti qui se réduirait à n'être plus que la queue de Höchberg et de ses amis, les socialistes de la chaire. Si les dirigeants du parti entendent placer ainsi le prolétariat sous la houlette de Höchberg et de ses amis vaseux, on peut concevoir que les ouvriers ne se laisseront pas faire. La désorganisation et les scissions seraient inévitables, et ce seraient Most et les braillards d'ici qui vivraient leur plus grand triomphe.

Dans ces circonstances (que j'ignorais totalement lorsque j'ai écrit ma dernière lettre), nous pensons que Hirsch a tout à fait raison lorsqu'il ne veut pas tremper dans tout cela. La même chose vaut pour Marx et moi. Notre accord de collaboration se rapportait à un véritable organe de parti, et ne pouvait donc s'appliquer qu'à lui, non à un organe privé de Monsieur Höchberg, même s'il est maquillé en organe de parti. Nous n'y collaborerons à aucune condition[14]. Marx et moi, nous vous prions donc expressément de bien vouloir veiller scrupuleusement à ce que nous ne soyons nommés nulle part comme étant des collaborateurs de ce journal.

Meilleurs remerciements pour vos nouvelles ainsi que celles de Fritzsche et de Liebknecht, qui nous permettent enfin d'avoir une claire vision d'ensemble de toute l'affaire[15].

Que d'emblée l'affaire n'ait nullement été aussi simple, c'est ce que démontrent les errements et les confusions à propos de Hirsch. Ils eussent été exclus si les camarades de Leipzig avaient d'emblée mis bon ordre à la prétention des Zurichois d'établir une censure[16]. Si cela avait été fait et si l'on en avait informé Hirsch, tout eût été réglé. Mais comme on ne l'a pas fait, en comparant une nouvelle fois ce qui a été fait et ce qui a été omis, ce qui a été écrit maintenant et ce qui a été écrit auparavant, je ne peux qu'arriver à la conclusion que Höchberg n'avait pas tellement tort lorsqu'il affirmait que les Zurichois ne pensaient à la censure que pour Hirsch, celle-ci étant superflue pour Vollmar.

En ce qui concerne les assises financières du nouvel organe de presse, je ne m'étonne pas que vous preniez les choses autant à la légère : vous en êtes à votre première expérience en la matière. Mais Hirsch avait précisément une telle expérience pratique avec la Laterne, et nous qui avons déjà vu plusieurs fois ces transferts et même les avons faits nous-mêmes, nous ne pouvons que lui donner raison, s'il tient à ce que ce point soit sérieusement jaugé. La Freiheit, malgré toutes les contributions, termine son troisième trimestre avec un déficit de 100 livres sterling, soit 2 000 marks. Je n'ai pas connu un seul journal allemand à l'étranger qui ait pu tenir sans d'importants subsides. Ne vous laissez pas éblouir par les premiers succès. Les véritables difficultés du passage à la presse par contrebande ne se manifestent qu'au bout d'un certain temps, et ne font que croître avec le temps qui passe.

Ce que vous dites de l'attitude des députés et des chefs du parti en général à propos de la question des taxes douanières ne fait que confirmer chaque mot de notre lettre. Il était déjà assez grave que le parti, qui se vanta tant d'être supérieur aux bourgeois dans le domaine économique, se divise à ce point dès la première épreuve économique. Il n'en sait pas plus long sur ce sujet que les nationaux-libéraux qui, eux, pour leur lamentable effondrement, avaient du moins l'excuse qu'il s'agissait ici de véritables intérêts bourgeois. Mais c'est encore plus grave d'avoir laissé apparaître cette scission que d'être intervenu avec hésitation. S'il n'était pas possible de faire l'unanimité, il ne restait plus qu'une issue : déclarer que cette affaire était purement bourgeoise ‑ ce qu'elle est au reste ‑ et refuser de voter[17]. Ce que l'on fait de pire, c'est de permettre à Kayser de tenir son lamentable discours et de voter pour le projet de loi en première lecture. C'est après ce vote seulement que Hirsch attaqua Kayser, et lorsque Kayser vota ensuite contre cette même loi en troisième lecture, cela n'arrangea pas les affaires pour lui, au contraire.

La résolution du congrès n'est pas une excuse[18]. Si le parti entend se laisser lier encore par toutes les résolutions de congrès prises dans le bon vieux temps où régnait la paix, il ne fait que se charger lui-même de chaînes. Le terrain juridique sur lequel un parti vivant évolue ne doit pas seulement être créé par le parti lui-même, il doit encore pouvoir être modifié de temps à autre. En rendant impossibles tous les congrès, donc la modification de toutes les vieilles résolutions de congrès, la loi antisocialiste détruit également toute force contraignante de ces résolutions. Un parti auquel on enlève la possibilité de prendre des résolutions ayant force d'obligation dans ses congrès n'a plus d'autre ressource que de chercher ses lois dans ses besoins vivants, toujours changeants. Mais s'il veut subordonner ces besoins aux résolutions antérieures, il creusera sa propre tombe.

Tel est l'aspect formel. Or, le contenu de cette résolution la rend plus caduque encore. Il est en contradiction, premièrement, avec le programme, puisqu'il permet d'accorder au gouvernement des impôts indirects, et deuxièmement, avec la tactique irréfragable du parti, puisqu'il permet d'accorder des rentrées fiscales à l'actuel gouvernement. Qui plus est, troisièmement, il signifie en clair : le congrès avoue qu'il n'est pas suffisamment éclairé sur la question du protectionnisme pour pouvoir prendre une résolution pour ou contre. Il se déclare donc incompétent et se borne, pour l'amour du cher public, à formuler des lieux communs qui ou bien ne veulent rien dire, ou bien se contredisent entre eux, ou enfin s'opposent au programme du parti ‑ et avec cela il est tout heureux de s'être débarrassé de l'affaire.

Et voilà que cette déclaration d'incompétence, avec laquelle, au temps de la paix sociale, on renvoyait à plus tard le règlement d'une question alors purement académique, devrait ‑ aujourd'hui où nous sommes en guerre ouverte, où la question est devenue brûlante ‑ avoir encore force contraignante pour tout le parti, jusqu'à ce qu'elle ait été abolie juridiquement par une résolution nouvelle, rendue aujourd'hui impossible ?

En tout cas, ce qui est sûr, c'est : quelle que soit l'impression que l'attaque de Hirsch contre Kayser ait pu produire sur les députés, ces attaques reflètent l'impression que l'intervention irresponsable de Kayser a faite sur les social-démocrates d'Allemagne aussi bien que de l'étranger. Et il faudrait tout de même se rendre compte enfin que l'on n'a pas seulement à défendre la réputation du parti à l'intérieur de ses quatre poteaux frontières, mais encore devant l'Europe et l'Amérique.

Cela m'amène au compte rendu d'activité. Le début en est bon, la suite habile ‑ si l'on veut ‑ en ce qui concerne le rapport sur les débats relatifs au protectionnisme, la dernière partie renferme de très désagréables concessions aux philistins allemands. Pourquoi toute cette partie ‑ tout à fait inutile ‑ sur la « guerre civile », pourquoi cette révérence devant l'« opinion publique » qui, en Allemagne, est toujours celle du buveur de bière petit-bourgeois ? Pourquoi effacer ici entièrement le caractère de classe du mouvement ? Pourquoi faire cette joie aux anarchistes ? Et, par-dessus le marché, toutes ces concessions sont parfaitement inutiles. Le philistin allemand est l'incarnation même de la lâcheté, il ne respecte que ce qui lui inspire frayeur[19]. Or, il tient pour son semblable celui qui veut se faire passer auprès de lui pour un agneau, et ne le respecte pas plus qu'il ne respecte ses semblables, autrement dit pas du tout. Or donc, maintenant que la tempête d'indignation des buveurs de bière philistins ‑ autrement dit de l'opinion publique ‑ s'est calmée comme chacun s'accorde à le reconnaître, et que la pression fiscale rend ces gens moroses, à quoi bon toute cette campagne à la guimauve ? Dommage que vous ne vous rendiez pas compte de son effet à l'étranger ! C'est une excellente chose que l'organe du parti soit rédigé par des camarades qui sont au milieu de l'action du parti. Cependant, s'ils vivaient seulement six mois à l'étranger, ils verraient d'un tout autre œil toute cette inutile humiliation de soi-même des députés du parti devant le philistin. La tempête qui submergea les socialistes français après la Commune était tout de même autrement grave que les clameurs qui se sont élevées autour de l'affaire Nobiling[20] en Allemagne. Et avec quelle fierté et quelle assurance les ouvriers français ont-ils réagi ! Vous n'y trouverez pas de telles faiblesses et de telles complaisances avec l'adversaire. Lorsqu'ils ne pouvaient pas s'exprimer librement, ils se taisaient, laissant les philistins hurler tout leur soûl. Ne savaient-ils pas que leur temps reviendrait bientôt ‑ et aujourd'hui il est là.

Ce que vous dites à propos de Höchberg[21], je veux bien le croire. Je n'ai absolument rien contre sa personne et sa vie privée. Je crois aussi que c'est seulement à la suite de la chasse contre les socialistes qu'il s'est rendu compte de ce qu'il ressentait au fond du cœur. Que cela soit bourgeois, et non prolétarien, c'est ce que j'ai ‑ sans doute vainement ‑ essayé de vous démontrer. Mais à présent qu'il s'est donné un programme, il faudrait vraiment admettre qu'il a la faiblesse d'un philistin allemand pour croire qu'il ne cherchera pas à le faire reconnaître aussi... Höchberg avant et Höchberg après son article, ce sont deux hommes différents, du moins pour le parti.

Or voilà que je trouve dans le n° 5 du Sozial-demokrat une correspondance en provenance « de la Basse-Elbe », dans laquelle Auer prend ma lettre comme prétexte pour m'accuser ‑ sans toutefois me nommer ‑ de « semer la méfiance contre les camarades les plus éprouvés », autrement dit de les calomnier (car s'il ne s'agissait pas de calomnies, ce que je dis serait justifié). Non content de cela, il avance des mensonges aussi niais que sots sur des choses qui ne se trouvaient même pas dans ma lettre. À ce qu'il semble, Auer se figure que je veux quelque chose du parti. Or, vous savez bien que ce n'est pas moi, mais au contraire le parti qui réclame quelque chose de moi. Vous et Liebknecht, vous le savez : tout ce que j'ai demandé au parti, c'est de me laisser tranquille, afin que je puisse mener à terme mes travaux théoriques. Vous savez que, depuis les années 1860, on n'a cessé de me solliciter néanmoins d'écrire pour les organes du parti, et c'est aussi ce que j'ai fait, en écrivant toute une série d'articles et des brochures entières à la demande expresse de Liebknecht ‑ par exemple, La Question du logement et l'Anti-Dühring. Je ne veux pas entrer dans les détails de toutes les amabilités que j'ai reçues, en échange, du parti ‑ par exemple, les agréables débats du congrès à cause de Dühring[22]. Vous savez également que, Marx et moi, nous avons de notre propre chef pris en charge la défense du parti contre les adversaires de l'extérieur depuis que le parti existe, et tout ce que nous avons demandé en échange, c'est que le parti ne devienne pas infidèle à lui-même.

Or, lorsque le parti me demande de collaborer à son nouvel organe ‑ le Sozial-demokrat ‑, il va de soi qu'il a pour le moins à faire en sorte qu'au cours des tractations je ne sois pas diffamé comme calomniateur dans ce même organe, et ce par l'un des copropriétaires de ce journal par-dessus le marché. Je ne connais pas de code de l'honneur littéraire ou d'autre chose avec lequel cela serait compatible; je crois que même un reptile[23] ne le souffrirait pas. Je me vois donc obligé de vous demander :

1. Quelle satisfaction pouvez-vous me donner pour cette basse insulte que je n'ai en rien provoquée ?

2. Quelle garantie pouvez-vous m'offrir pour que cela ne se répète pas ?

Au reste, je veux simplement faire remarquer encore à propos des insinuations d'Auer que nous ne sous-estimons ici ni les difficultés avec lesquelles le parti doit lutter en Allemagne, ni l'importance des succès remportés malgré cela, ni l'attitude parfaitement exemplaire jusqu'ici de la masse du parti. Il va de soi que toute victoire remportée en Allemagne nous réjouit autant qu'une victoire remportée dans un autre pays, voire davantage, car le parti allemand ne s'est-il pas développé dès le début en s'appuyant sur nos conceptions théoriques ? Mais c'est pour cela aussi qu'il nous importe tant que l'attitude pratique du parti allemand, et notamment les manifestations publiques de la direction du parti, demeure en harmonie avec la théorie générale.

Certes, notre critique n'est pas agréable pour certains; mais elle est préférable à tous les compliments faits sans aucun esprit critique; en effet, le parti ne trouve-t-il pas un avantage à ce qu'il y ait à l'étranger quelques hommes qui, en dehors de l'influence des conditions locales et des détails embrouillés, puissent confronter de temps à autre ce qui se passe et se dit avec les principes théoriques valables pour tout le mouvement prolétarien moderne, afin de lui retransmettre l'impression que son action suscite à l'étranger ?

En ce qui concerne la question du protectionnisme douanier, votre lettre confirme exactement ce que j'avais dit[24]. Si les opinions étaient partagées, comme c'était le cas, il fallait précisément s'abstenir si l'on voulait tenir compte du fait que cette opinion était divisée. Sinon, on ne tenait compte que de l'opinion d'une fraction. Je ne vois pas pour quelles raisons vous avez préféré la fraction protectionniste à la fraction libre-échangiste. Vous dites qu'au Parlement on ne peut se cantonner dans une position purement négative. Or, en votant tous finalement contre la loi, vous aviez pourtant bien une attitude purement négative. Tout ce que je dis, c'est que l'on aurait dû savoir à l'avance ce qu'il fallait faire. On aurait dû agir en accord avec le vote final.

Les questions dans lesquelles les députés social-démocrates peuvent sortir d'une position purement négative sont extrêmement limitées. Ce ne sont que des questions dans lesquelles le rapport entre ouvriers et capitalistes est directement en jeu : législation de fabrique, journée de travail normale, responsabilité légale, paiement des salaires en marchandises, etc. Puis, en tout cas aussi, des améliorations en sens bourgeois qui représentent un progrès positif : unité de monnaie et de poids, système libéral, extension des libertés personnelles, etc. Mais on ne vous ennuiera certainement pas avec cela pour l'instant. Dans toutes les autres questions économiques, telles que protectionnisme, étatisation des chemins de fer, des assurances, etc., les députés social-démocrates devront toujours mettre en relief le point de vue décisif : ne rien voter qui puisse renforcer la puissance du gouvernement vis-à-vis du peuple. Or, cela sera d'autant plus facile à réaliser que les avis seront régulièrement partagés dans le parti, de sorte que l'abstention s'impose d'elle-même.

Ce que vous me dites de Kayser rend cette affaire encore plus grave. S'il se déclare en général pour le protectionnisme, alors pourquoi donc vote-t-il contre ? Mais s'il a étudié avec grand zèle ce sujet, comment peut-il voter en faveur de droits douaniers sur le fer ? Si ces études valent deux sous, elles auraient dû lui apprendre qu'il y a deux firmes sidérurgiques en Allemagne, la Dortmunder Union et la Königs- und Laurahütte, dont chacune est en mesure de couvrir tous les besoins intérieurs; à côté d'eux, il existe encore de nombreuses petites firmes. Il est donc clair que le protectionnisme est pure absurdité dans ces conditions. La seule issue, c'est la conquête du marché extérieur, autrement dit : liberté absolue du commerce ou banqueroute. Les maîtres de forge ne peuvent souhaiter le protectionnisme que dans la mesure où, groupés en union, en conjuration, ils imposent des prix de monopole au marché intérieur, afin de jeter sur le marché extérieur le reste de leur production à des prix de dumping, comme ils le font au reste déjà à l'heure actuelle. C'est dans l'intérêt de ce cartel, de cette conjuration de monopolistes, que Kayser a parlé, et lorsqu'il a voté pour des droits douaniers sur le fer, il a voté aussi pour Hansemann de la Dortmunder Union et Bleichröder de la Königs- und Laurahütte, et ceux-ci rient sous cape en pensant à ce stupide social-démocrate, qui prétend en plus avoir étudié la question avec grand zèle.

Vous devez absolument vous procurer le livre de Rudolph Meyer, Politische Gründer in Deutschland. Vous ne pouvez vous faire un jugement sur les actuelles conditions de l'Allemagne si vous ne connaissez pas la documentation qui s'y trouve sur les escroqueries, le krach et la corruption politique de ces dernières années. Comment se fait-il que vous n'ayez pas exploité cette véritable mine pour notre presse à l'époque ? Cet ouvrage est naturellement interdit.

Voici les passages du compte rendu d'activité auxquels je pense surtout : 1. Celui où vous attribuez tant d'importance à la conquête de l'opinion publique ‑ quiconque aurait ce facteur contre lui serait paralysé, ce serait une question vitale que de transformer cette haine en SYMPATHIE. Comme s'il y avait un intérêt quelconque à avoir la sympathie de gens qui viennent de se conduire en lâches au moment de la « terreur[25] ». On n'a vraiment pas besoin d'aller si loin, surtout lorsque la terreur est passée depuis longtemps. 2. Celui où le parti, condamnant la guerre sous toutes ses formes (par conséquent aussi celle qu'il doit mener lui-même, et qu'il mène qu'il le veuille ou non), prétend avoir pour objectif la fraternité universelle des hommes (ce qu'affirment en paroles tous les partis, mais ne pratiquent jamais dans la réalité immédiate, puisque nous-mêmes nous ne voulons pas de fraternisation avec les bourgeois tant qu'ils veulent rester des bourgeois), et ne veut pas la guerre civile (donc pas même le cas où la guerre civile est le seul moyen d'atteindre cet objectif !).

Cette phrase peut également être interprétée comme si le parti condamnait toute effusion de sang quelle qu'elle soit, de sorte qu'il rejette toute prise de sang, toute amputation d'un membre gangreneux ou toute vivisection scientifique. Mais qu'est-ce donc que de pareils discours ! Je ne demande pas que vous parliez « scientifiquement », je ne reproche pas non plus à votre compte rendu d'être trop peu parlant ‑ au contraire : il dit trop de choses qu'il eût mieux valu laisser de côté. La partie qui suit est bien meilleure...

La venue des petits-bourgeois et des paysans est certes le signe d'un progrès gigantesque du mouvement, mais aussi un danger pour lui, dès lors que l'on oublie que ces gens sont obligés de venir, et ne viennent que parce qu'ils sont obligés. Leur venue est la preuve que le prolétariat est en réalité devenu la classe dirigeante. Mais comme ils viennent avec des conceptions et des revendications petites-bourgeoises et paysannes, il ne faut pas oublier que le prolétariat galvauderait son rôle historique dirigeant s'il faisait des concessions à ces idées et à ces revendications.

Dans le n°10 du Sozial-demokrat se trouve une « Rétrospective historique de la presse », dont l'auteur est indubitablement l'une de nos trois étoiles[26]. On y lit : ce ne peut être qu'un honneur pour les social-démocrates d'être comparés à de fins littérateurs tels que Gutzkow et Laube, c'est-à-dire des gens qui, bien avant 1848, ont enterré le dernier reste de leur caractère politique, s'ils n'en ont jamais eu un. En outre : « Les événements de 1848 devaient arriver ou bien avec toutes les bénédictions de la paix, si les gouvernements avaient tenu compte des revendications formulées par la génération d'alors, ou bien ‑ étant donné qu'ils ne le firent pas ‑ il ne restait, HÉLAS, aucune autre issue que la révolution violente. »

Il n'y a pas de place pour nous dans un journal où il est possible de regretter littéralement la révolution de 1848, qui en fait ouvrit la voie à la social-démocratie. Il ressort clairement de cet article et de la lettre de Höchberg que la triade élève la prétention de mettre leurs conceptions socialistes petites-bourgeoises, clairement formulées pour la première fois dans les Annales, sur un pied d'égalité avec la théorie prolétarienne dans le Sozial-demokrat qu'ils dirigent. Et je ne vois pas comment, vous autres de Leipzig, vous pouvez l'empêcher sans une rupture formelle, maintenant que les choses sont à ce point engagées sur cette pente. Vous reconnaissez, avant comme après, ces gens comme vos camarades de parti. Nous ne le pouvons pas. L'article des Annales nous sépare de manière tranchée et absolue de ces gens-là. Nous ne pouvons même pas négocier avec eux, tant qu'ils prétendent appartenir au même parti que nous. Les points dont il s'agit ici sont des points sur lesquels il n'y a plus à discuter dans un parti prolétarien. Les mettre en discussion au sein du parti signifie remettre en question tout le socialisme prolétarien.

En fait, il vaut mieux aussi que nous ne collaborions pas dans ces circonstances. Nous ne cesserions d'élever des protestations et serions obligés, d'ici quelques semaines, de déclarer publiquement notre départ.

Cela nous fait beaucoup de peine que nous ne puissions être à vos côtés de manière inconditionnelle à l'heure de la répression. Aussi longtemps que le parti est resté fidèle à son caractère prolétarien, nous avons laissé de côté toutes les autres considérations. Mais il n'en est plus de même à présent que les éléments petits-bourgeois que l'on a accueillis affirment clairement leurs positions[27]. Dès lors qu'on leur permet d'introduire en contrebande dans l'organe du parti allemand leurs idées petites-bourgeoises, on nous barre tout simplement l'accès à cet organe[28].

Formation du parti de type moderne[modifier le wikicode]

Je te renvoie ci-inclus la lettre de Höchberg. Il n'y a rien à tirer de cet homme. À l'en croire, c'est par vanité que nous n'avons pas voulu travailler en compagnie des gens de la Zukunft dont le tiers nous était totalement inconnu et un autre bon tiers était de fieffés socialistes petits-bourgeois. Et il appelait cela une revue « scientifique » ! Et, par-dessus le marché, Höchberg s'imagine qu'elle a fait « œuvre de clarification ». En témoigne son propre esprit si remarquablement clair qu'aujourd'hui encore ‑ en dépit de tous mes efforts ‑ il n'est pas parvenu à saisir la différence entre socialisme prolétarien et petit-bourgeois. Toutes les divergences sont des « malentendus » à ses yeux, comme ce fut le cas pour les larmoyants démocrates en 1848, à moins qu'il s'agisse de conclusions « trop hâtives ». Bien sûr, toute conclusion est trop hâtive lorsqu'elle tire un sens déterminé du bavardage de ces messieurs. Ne disent-ils pas seulement telle chose, mais encore si possible le contraire également ?

Au reste, l'histoire poursuit son chemin, sans se préoccuper de ces philistins de la sagesse et de la modération. En Russie, les choses doivent maintenant éclater d'ici quelques mois. Ou bien c'est l'effondrement de l'absolutisme, et alors c'est un tout autre vent qui soufflera sur l'Europe après la ruine de la grande réserve de la réaction. Ou bien, au contraire, il y aura une guerre européenne qui enterrera aussi l'actuel parti allemand dans l'inévitable lutte pour l'existence nationale de chaque peuple. Une telle guerre serait le plus grand malheur pour nous, et elle pourrait nous rejeter vingt ans en arrière. Mais le nouveau parti qui en surgirait finalement tout de même dans tous les pays européens serait débarrassé de toutes les réticences et mesquineries qui, actuellement, entravent partout le mouvement.

Je crains que nos amis en Allemagne ne se trompent sur le mode d'organisation qu'il faut maintenir en place dans les circonstances actuelles[29]. Je n'ai rien à redire à ce que les membres élus du Parlement se mettent à la tête s'il n'y a pas d'autre direction. Mais on ne peut exiger et encore moins réaliser la stricte discipline que l'ancienne direction élue du parti exigeait pour les besoins déterminés. C'est d'autant moins possible que, dans les circonstances actuelles, il n'y a plus de presse et de rassemblements de masse. Plus l'organisation sera lâche en apparence, plus elle sera ferme en réalité.

Mais, au lieu de cela, on veut maintenir le vieux système : la direction du parti décide de manière définitive (bien qu'il n'y ait pas de congrès pour la corriger ou, si nécessaire, pour la démettre), et quiconque attaque quelqu'un de la direction devient un hérétique. Dans tout cela, les meilleurs éléments savent fort bien qu'il y a en son sein pas mal d'incapables et même des gens douteux. En outre, ils doivent être tout à fait bornés pour ne pas s'apercevoir que, dans leur organe, ce ne sont pas eux qui exercent le commandement, mais ‑ grâce à sa bourse ‑ Höchberg, ainsi que ses compères, les philistins Schramm et Bernstein.

À mon avis, le vieux parti avec toute son organisation précédente est au bout du rouleau.

Si le mouvement européen, comme on peut s'y attendre, reprenait bientôt sa marche, alors la grande masse du prolétariat allemand y entrera; ce seront alors les 500 000 hommes de l'an 1878[30] qui formeront la masse du noyau formé et conscient; mais alors l'« organisation ferme et rigoureuse » deviendra une entrave, qui certes pourrait arrêter une voiture, mais est impuissante contre une avalanche.

Et, avec cela, les gens font toutes sortes de choses qui sont tout à fait propres à faire éclater le parti. Premièrement, le parti doit continuer d'entretenir tous les vieux agitateurs et journalistes en leur mettant sur le dos une grande quantité de journaux dans lesquels il n'y a rien d'écrit, sinon ce que l'on peut lire dans n'importe quelle feuille de chou bourgeoise. Et l'on voudrait que les ouvriers tolèrent cela à la longue ! Deuxièmement, ils interviennent au Reichstag et à la Diète de Saxe avec tant de mollesse qu'ils font honte à eux-mêmes et au parti dans le monde entier, en faisant des propositions « positives » aux gouvernements qui savent mieux qu'eux comment il faut régler les questions de détail, etc. Et c'est ce que les ouvriers, qui ont été déclarés hors la loi et sont livrés pieds et poings liés à l'arbitraire de la police, devraient considérer comme leur représentation véritable ! Troisièmement, il y a le philistinisme petit-bourgeois du Sozial-demokrat qu'ils approuvent. Dans chacune de leurs lettres, ils nous déclarent que nous ne devons pas croire tous ces rapports qui parlent de scissions ou de divergences éclatant au sein du parti, alors que tous ceux qui arrivent d'Allemagne nous assurent que les camarades ont été jetés dans la plus grande confusion par ce comportement des chefs et ne sont pas du tout d'accord avec eux. C'est tout à fait dans la nature de nos ouvriers qui nous donnent une magnifique preuve de leur valeur, car rien ne serait possible autrement. Le mouvement allemand a cette particularité que toutes les erreurs de la direction sont sans cesse corrigées par les masses, et cette fois-ci ce sera encore la même chose[31].

En Allemagne, après trois années de persécutions inouïes, d'une pression continuelle, d'impossibilité absolue de s'organiser publiquement et même tout simplement de s'entendre, nos hommes non seulement sont là avec la même force qu'auparavant, mais sont encore plus forts[32]. Et ils se renforcent précisément sur un fait essentiel : le centre du mouvement est transféré des districts semi-ruraux de Saxe vers les grandes villes industrielles.

La masse de nos partisans en Saxe se compose d'artisans tisseurs qui sont voués au déclin par le métier à vapeur et ne continuent de végéter qu'en adjoignant à leur salaire de famine des occupations domestiques (jardinage, ciselage de jouets, etc.). Ce ne sont donc pas des représentants nés du socialisme révolutionnaire au même degré que les ouvriers de la grande industrie. Ils n'en sont pas pour autant par nature réactionnaires (comme, par exemple, les derniers tisserands à main le sont finalement devenus ici, en constituant le noyau des Ouvriers conservateurs), mais à la longue ils sont incertains, et ce en raison de leur atroce situation de misère, qui les rend moins capables de résister que les citadins, et de leur dispersion qui permet plus aisément de les faire passer sous le joug politique que les habitants des grandes villes. Après avoir lu les faits rapportés dans le Sozial-demokrat[33], on peut effectivement être étonné de l'héroïsme avec lequel ces pauvres diables ont pu résister encore en si grand nombre.

Cependant, ils ne forment pas le véritable noyau d'un grand mouvement ouvrier à l'échelle nationale. Leur misère les rend dans certaines circonstances ‑ comme de 1865 à 1870 ‑ plus rapidement réceptifs aux idées socialistes que les gens des grandes villes. Quiconque est en train de se noyer s'accroche à n'importe quel fétu de paille et ne peut attendre jusqu'à ce que le navire quitte la rive pour apporter du secours. Or le navire, c'est la révolution socialiste, et le fétu de paille, le protectionnisme et le socialisme d'État. Il est caractéristique que, dans ces régions, il n'y a pratiquement que des conservateurs qui aient une chance de nous battre. Et si, à l'époque, Kayser a pu faire une telle idiotie lors du débat sur le protectionnisme, cela provenait des électeurs, notamment ceux de Kayser, comme Bebel lui-même me l'a écrit.

Maintenant, tout est différent. Berlin, Hambourg, Breslau, Leipzig, Dresde, Mayence, Offenbach, Barmen, Elberfeld, Solingen, Nuremberg, Francfort-sur-le-Main, Hanau, outre Chemnitz et les districts des Monts des géants, tout cela donne une tout autre base. La classe révolutionnaire, de par sa situation économique, est devenue le noyau du mouvement. En outre, le mouvement s'étend uniformément à toute la partie industrielle de l'Allemagne, alors qu'il se limitait auparavant à quelques centres strictement localisés : il s'étend à présent seulement à l'échelle nationale, et c'est ce qui effraie le plus les bourgeois.

Les nouvelles sur les incidents à propos des « chefs » en Allemagne nous ont vivement intéressées[34]. Je n'ai jamais caché qu'à mon avis les masses étaient bien meilleures en Allemagne que messieurs les chefs, surtout depuis que, grâce à la presse et à l'agitation, le parti est devenu une vache à lait qui les approvisionne en bon beurre, et même depuis que Bismarck et la bourgeoisie ont subitement tué cette vache. Les mille existences qui ont été ruinées subitement de ce fait ont le malheur personnel de n'être pas lancées dans une situation directement révolutionnaire, mais d'être frappées d'interdit et mises au ban. Autrement, nombre de ceux qui crient misère seraient déjà passés dans le camp de Most ou trouveraient que le Sozial-demokrat n'est pas assez violent. La plus grande partie d'entre eux sont restés en Allemagne et se sont fixés dans des localités passablement réactionnaires où ils sont mis au ban du point de vue social, mais dépendent des philistins pour leur subsistance et sont en grande partie gangrenés par le philistinisme lui-même. Il n'est pas étonnant que, sous la pression du philistinisme, il leur vint l'idée folle ‑ en réalité tout à fait absurde ‑qu'ils pourraient y changer quelque chose en étant dociles. Or, l'Allemagne est un pays absolument infâme pour ceux qui n'ont pas une grande force de caractère[35]. L'étroitesse et la mesquinerie des conditions civiles aussi bien que politiques, l'ambiance des petites villes, et même des grandes, les petites chicanes qui se renouvellent sans cesse dans la lutte avec la police et la bureaucratie, tout cela use et lasse au lieu d'inciter à la fronde ‑ et c'est ainsi que, dans la « grande chambre d'enfants[36] », nombreux sont ceux qui deviennent eux aussi puérils. De petites conditions produisent de mesquines conceptions, et il faut déjà beaucoup d'intelligence et d'énergie à celui qui vit en Allemagne pour être capable de voir au-delà du cercle tout à fait immédiat et garder en vue l'enchaînement général des événements historiques, sans tomber dans l' « objectivité » satisfaite qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez et ne représente que le subjectivisme le plus borné qui soit, même si des milliers de tels sujets le partagent.

Tout naturel que fût donc le surgissement de cette orientation qui cache son manque de compréhension et de volonté de résistance par une « objectivité superintelligente », il faut la combattre avec énergie. Et c'est là où la masse des ouvriers offre le meilleur point d'appui. En effet, les ouvriers sont à peu près les seuls à vivre dans des conditions modernes en Allemagne, toutes leurs petites et grandes misères trouvent leur centre dans la pression du capital. Tandis que tous les autres combats, tant politiques que sociaux, sont mesquins et misérables, et ne tournent qu'autour de fripouilleries, leur combat à eux est le seul qui soit de grande envergure, le seul qui soit à la hauteur de notre époque, le seul qui ne démoralise pas les combattants, mais leur injecte sans cesse une énergie nouvelle. Plus vous chercherez donc vos correspondants parmi les ouvriers authentiques et non encore devenus des « chefs », plus vous aurez de chance d'opposer un contrepoids à l'hypocrisie dominante.

Je viens d'écrire à Liebknecht à cause de ses discours à la Diète[37]; en réponse, il m'a écrit qu'il s'agissait de « tactique » (or, cette tactique, je l'avais précisément définie comme constituant un obstacle à notre collaboration ouverte) et que désormais on parlerait autrement au Reichstag. Pour ta part certes tu l'as fait, mais que faut-il penser de cette façon de parler de Liebknecht sur l'« honnêteté du chancelier impérial » ! Il peut l'avoir pensé ironiquement, mais cela ne se voit pas dans le compte rendu, et comment la presse bourgeoise a exploité cela ! Je n'ai pas répondu à sa dernière lettre, cela ne servirait à rien. Mais Kautsky lui-même nous dit que Liebknecht écrit partout, par exemple en Autriche, que Marx et moi nous sommes entièrement d'accord avec lui et souscrivons à sa « tactique », et on le croit. Cela ne peut pas durer éternellement comme cela...

Je comprends très bien que les doigts vous démangent, puisque tout se développe si avantageusement pour nous en Allemagne et que vous ne pouvez pas y contribuer, ayant les mains liées. Mais cela n'est pas nuisible. En Allemagne, on a attribué une importance trop grande à la propagande ouverte (Viereck en est un exemple frappant : il était tout à fait abattu parce qu'il n'était plus possible de faire publiquement de la propagande), mais on s'est trop peu préoccupé de la force motrice véritable des événements historiques. Ce ne peut être qu'un avantage que nous trouvions une correction dans l'expérience pratique. Les succès que nous n'engrangeons pas maintenant ne sont pas perdus pour autant. Seuls les événements peuvent secouer et réveiller les masses populaires indifférentes et passives, et même s'il est vrai que la conscience de ces masses secouées reste encore terriblement confuse dans les circonstances actuelles, le mot rédempteur n'en éclatera que plus violemment, et l'effet sur l'État et la bourgeoisie n'en sera que plus drastique lorsque les 600 000 voix tripleront subitement, lorsque, en plus de la Saxe, toutes les grandes villes et les districts industriels nous reviendront, et que les ouvriers agricoles aussi seront placés dans une situation où ils commenceront à nous comprendre.

Il vaut beaucoup mieux que nous arrachions la conquête des masses d'un seul coup plutôt que progressivement, par la propagande publique qui, dans les circonstances actuelles, se calmerait bientôt de nouveau.

Dans les circonstances présentes, les hobereaux, les curés et les bourgeois ne peuvent pas nous permettre de leur saper les fondations sous les pieds, et c'est aussi bien qu'ils le fassent eux-mêmes. Le temps reviendra bientôt où un autre vent soufflera. En attendant, vous avez à subir ces épreuves dans votre propre chair et à subir les infamies du gouvernement et des bourgeois, et ce n'est pas drôle. Seulement n'oubliez pas une seule des saletés que l'on aura faites à vous et aux vôtres, le temps de la vengeance viendra et elle devra être consciencieusement exécutée.

C'est une falsification purement intéressée des bourgeois de l'école de Manchester que de qualifier toute immixtion de l'État dans la libre concurrence de « socialisme » : protection douanière, organisation d'associations, monopole du tabac, nationalisation de branches d'industrie, commerce maritime, manufacture royale de porcelaine[38].

C'est ce que nous devons critiquer, mais non croire. Si nous y croyons et fondons là-dessus nos analyses théoriques, nous partons des mêmes prémisses que ces bourgeois, à savoir la simple affirmation que ce prétendu socialisme n'est rien d'autre que, d'une part, une réaction féodale et, d'autre part, un prétexte pour extorquer de l'argent, en ayant, en outre, l'intention de transformer des prolétaires aussi nombreux que possible en stipendiés et fonctionnaires dépendants de l'État; autrement dit, d'organiser également une armée de travailleurs aux côtés de l'armée disciplinée de soldats et de fonctionnaires[39]. Remplacer les inspecteurs de fabrique par des fonctionnaires hiérarchisés de l'État et appeler cela socialisme, c'est vraiment très beau ! Mais c'est à quoi on en arrive si l'on croit ce que disent les bourgeois ‑ qui au reste n'y croient pas eux-mêmes, mais ne font que semblant ‑, à savoir que État = socialisme.

Par ailleurs, je trouve que la ligne générale que vous comptez donner à votre journal correspond en gros à ce que nous pensons; je me réjouis aussi de ce que, ces derniers temps, vous ne faites plus un tel abus du mot révolution. Cela allait très bien au début, après les terribles compromissions de 1880; mais il vaut mieux ‑ même vis-à-vis de Most ‑ se garder d'employer les grandes phrases. On peut exprimer des idées révolutionnaires sans lancer constamment à la face du lecteur le mot de « révolution ». Ce pauvre Most est, de toute façon, complètement fou, il ne sait plus à quoi se rattacher, et voici que le succès remporté par Fritzsche et Viereck en Amérique lui enlève le dernier souffle de vent dans les voiles[40].

Avant-hier, Singer est venu me rendre visite, et j'ai appris de lui que la boîte aux lettres était toujours bonne[41]. Je n'en étais pas sûr, étant donné que je ne l'ai pas utilisée depuis quelque temps. Il avait des hésitations sur un autre point. Il fait partie de ceux qui voient dans l'étatisation une mesure en quelque sorte à moitié socialiste ou du moins préparant le socialisme, et qui ont donc un engouement secret pour la protection douanière, le monopole du tabac, la nationalisation des chemins de fer, etc. Ce sont là des foutaises qui ont été héritées de l'adversaire par certains des nôtres qui n'ont su mener la lutte contre des théories du libre-échange des Manchestériens que sous un seul angle. Ces foutaises trouvent, en outre, un grand écho chez les éléments studieux, venus de la bourgeoisie, parce qu'elles leur permettent dans les discussions de répondre plus facilement à leurs interlocuteurs bourgeois et « cultivés ».

Vous avez discuté récemment de ce point à Berlin, et comme il me l'a dit, son point de vue ne l'a pas emporté, heureusement. Nous ne devons pas nous couvrir de honte du point de vue politique et économique, en prenant de tels égards. Je me suis efforcé de lui faire comprendre : 1. qu'à notre avis la protection douanière est une mesure tout à fait erronée pour l'Allemagne (pas pour l'Amérique, en revanche) parce que notre industrie s'est développée sous le régime du libre-échange, devenant ainsi capable d'exporter; or, pour maintenir cette capacité d'exportation, il lui faut absolument la concurrence des produits semi-fabriqués étrangers sur le marché intérieur; son industrie sidérurgique produit deux fois plus que les besoins intérieurs et n'utilise donc la protection douanière que contre le marché intérieur, comme le prouve par ailleurs le fait qu'elle vend à vil prix à l'extérieur; 2. que le monopole du tabac est une étatisation si minime qu'il ne peut même pas nous servir d'illustration dans un débat, et qu'en outre je peux m'en ficher complètement que Bismarck le réalise ou non, étant donné que cela ne peut que tourner finalement à notre avantage; 3. que la nationalisation des chemins de fer ne sert que les actionnaires qui vendent leurs actions au-dessus de leur valeur, mais absolument pas nous, parce que nous viendrons rapidement à bout des quelques grandes compagnies ferroviaires, dès que nous aurons l'État en main; que les sociétés par actions nous ont déjà démontré jusqu'à quel point les bourgeois en tant que tels sont superflus, puisque toute la gestion est assurée par des employés salariés, et que les nationalisations n'apportent aucune preuve nouvelle à ce sujet[42]. Singer s'est cependant trop fait à cette idée, et n'a été d'accord que pour reconnaître que, du point de vue politique, la seule position correcte était d'avoir une attitude de rejet.

Les cinq numéros du Sozial-demokrat parus depuis le début de l'année témoignent d'un important progrès[43].

C'en est fini du ton de désespoir de l' « homme battu » et du philistinisme grandiloquent qui le complète, de la docilité petite-bourgeoise alternant avec de grandes phrases révolutionnaires à la Most, enfin de l'éternelle préoccupation du socialisme petit-bourgeois et anarchisant. Le ton est devenu alerte et conscient; le journal ne cherche plus à arrondir les angles, et s'il reste comme il est, il servira à tenir le moral de nos gens en Allemagne.

Étant donné que vous avez La Nouvelle Gazette rhénane, vous feriez bien de la lire de temps à autre. C'est précisément le dédain et les sarcasmes avec lesquels nous traitions nos adversaires qui, dans les six mois précédant la proclamation de l'état de siège, nous rapportèrent dans les six mille abonnés, et bien que nous ayons dû recommencer en novembre à partir de zéro, nous avions atteint de nouveau ce chiffre et même plus en mai 1849. La Gazette de Cologne vient d'avouer qu'elle-même n'en avait que neuf mille à l'époque.

Comme vous semblez manquer de feuilletons, vous pourriez reproduire, par exemple, le poème « Ce matin j'ai fait le voyage pour Düsseldorf » du n°44, ou bien : « Un bouffeur de socialiste de 1848 », de La Nouvelle Gazette rhénane du 14 juillet 1848, dont l'auteur est Georg Weerth (mort à La Havane en 1856). En avant donc !

Nous avons été très ennuyés d'apprendre que vous avez manifesté le désir de quitter le journal[44]. Nous ne voyons absolument pas de raison pour que vous quittiez ce poste, et nous serions très heureux si vous reveniez sur votre décision. Vous avez rédigé le journal avec talent dès le début et vous lui avez donné le ton qu'il fallait, tout en développant l'esprit d'ironie nécessaire. Dans la direction d'un journal, ce qui importe ce n'est pas tant l'érudition que la rapidité avec laquelle on saisit sur-le-champ la question par le bout qu'il faut, et c'est ce que vous avez presque toujours fait avec bonheur. Cela, Kautsky, par exemple, ne saurait pas le faire, lui qui a toujours des points secondaires à considérer, ce qui peut être une fort bonne chose pour d'assez longs articles de revue, mais non pour un journal où il faut se décider très vite. Il ne faut pas que, dans un journal de parti, on ne voie plus la forêt à force de regarder les arbres. Certes, à côté de vous, Kautsky serait très bien, mais tout seul je crains que ses scrupules de conscience théoriques ne l'empêchent trop souvent d'avancer le point d'attaque décisif aussi directement qu'il le faut dans le Sozial-demokrat. Je ne vois donc pas qui pourrait vous remplacer en ce moment et tant que Liebknecht sera en prison[45]. De toute façon, il serait absurde qu'il aille à Zurich si ce n'est pas absolument nécessaire, car sa présence est plus utile au Reichstag. Vous voyez bien que vous devez rester, que vous le vouliez ou non.

Si nous ne sommes pas encore entrés en scène directement, notamment dans le Sozial-demokrat, ce n'est pas, soyez-en sûr, à cause de la manière dont vous en avez dirigé jusqu'ici la rédaction. Au contraire. Cela tient précisément aux faits qui se sont produits au commencement (aussitôt après la promulgation de la loi antisocialiste[46] et aux manifestations qui ont eu lieu en Allemagne.

Certes, on nous a promis que cela ne se reproduirait plus, que l'on exprimerait sans ambages le caractère révolutionnaire du parti et qu'on saurait le lui conserver. Mais nous voulions le voir. Nous avons si peu la certitude (bien au contraire) de l'esprit révolutionnaire de plusieurs de ces messieurs que nous serions très désireux que l'on nous communique les comptes rendus sténographiques de tous les discours tenus par nos députés. Après que vous les aurez utilisés, vous pourriez nous les envoyer pour quelques jours, et je me porte garant de ce qu'on vous les renverra rapidement. Cela contribuera à déblayer les derniers obstacles qui subsistent encore entre nous et le parti en Allemagne ‑ non pas de notre faute. Cela entre nous.

Parti et révolution violente[modifier le wikicode]

L'ensemble des philistins libéraux a eu un tel respect de nous (à la suite de l'attitude exemplaire des social-démocrates durant la période au cours de laquelle leurs activités socialistes étaient interdites, donc illégales et clandestines, en raison de la loi antisocialiste) qu'ils se mettent à crier d'une seule voix, : oui, si les social-démocrates veulent se placer sur le terrain légal et abjurer la révolution, alors nous serons pour l'abolition immédiate de la loi antisocialiste[47]. Il ne fait donc aucun doute que l'on vous fera cette proposition au Reichstag. La réponse que vous ferez est très importante ‑ non pas tant pour l'Allemagne, où nos braves camarades l'ont déjà donnée au cours des élections, que pour l'étranger. Une réponse docile anéantirait aussitôt l'effet énorme produit par les élections.

La question se pose en ces termes, à mon avis :

Tout l'état politique en vigueur actuellement en Europe est le fruit de révolutions. Partout, le terrain constitutionnel, le droit historique et la légitimité ont été mille fois violés, voire totalement bouleversés. Toutefois, il est dans la nature de tous les partis, c'est-à-dire des classes, parvenus au pouvoir d'exiger que l'on reconnaisse désormais le droit nouveau, créé par la révolution, voire qu'on le tienne pour sacré. Le droit à la révolution a existé ‑ sinon ceux qui règnent actuellement n'auraient plus aucune justification légale ‑, mais il ne devrait plus exister dorénavant, à les en croire.

En Allemagne, l'ordre en vigueur repose sur la révolution qui a commencé en 1848 et s'acheva en 1866. L'année 1866 connut une révolution totale. Comme la Prusse n'est devenue une puissance que par les trahisons et guerres contre l'Empire allemand, en s'alliant avec l'étranger (1740, 1756, 1795), l'Empire prusso-allemand n'a pu s'instaurer que par le renversement violent de la Ligue allemande et la guerre civile. Il ne sert de rien, en l'occurrence, d'affirmer que les autres se seraient rendus coupables de violation des traités d'alliance : les autres affirment le contraire. Jamais encore une révolution n'a manqué du prétexte de légalité : cf. la France de 1830, où le roi Charles X aussi bien que la bourgeoisie affirmaient, chacun de leur côté, avoir la légalité de son côte. Mais suffit, la Prusse provoqua la guerre civile, et donc la révolution. Après la victoire, elle renversa trois trônes « de droit divin » et annexa des territoires, parmi lesquels celui de l'ex-ville libre de Francfort. Si cela n'est pas révolutionnaire, je me demande ce que ce mot signifie. Non contente de cela, elle confisqua la propriété privée des princes qu'elle venait ainsi de chasser. Elle reconnut elle-même que cela n'était pas légal, mais bien révolutionnaire, en faisant approuver cet acte après coup par une assemblée ‑ le Reichstag ‑ qui n'avait pas plus le droit de disposer de ce fonds que le gouvernement.

L'Empire prusso-allemand, en tant qu'achèvement de la Ligue de l'Allemagne du Nord créée par la force en 1866, est un produit parfaitement révolutionnaire. Je ne m'en plains pas. Ce que je reproche à ceux qui l'ont fait, c'est de n'avoir été que de piètres révolutionnaires, de ne pas avoir été encore plus loin, en annexant directement l'Allemagne entière à la Prusse. Or, quiconque opère avec le fer et le sang, renverse des trônes, avale des États entiers et confisque des biens privés, ne doit pas condamner d'autres hommes parce que révolutionnaires. Si le parti a le simple droit d'être ni plus ni moins révolutionnaire que le gouvernement de l'Empire, il dispose de tout ce dont il a besoin.

Récemment, on affirmait officieusement : la constitution de l'Empire n'est pas une convention entre les princes et le peuple. Ce n'était qu'un accord entre les princes et les villes libres qui pouvait à tout instant être révoqué et remplacé par un autre. Les organes gouvernementaux qui enseignaient cette théorie demandaient en conséquence le droit, pour les gouvernements, de renverser la constitution impériale. On n'a fait aucune loi d'exception, ni entrepris aucune poursuite contre eux. Bien, nous ne réclamons pas plus pour nous dans le cas extrême que ce que l'on demande ici pour les gouvernements.

Le duc de Cumberland est l'héritier légitime incontesté du trône de Brunswick. Le roi de Prusse n'a pas d'autre droit de siéger à Berlin que le droit que Cumberland revendique au Brunswick. Pour ce qui est du reste, Cumberland ne peut le revendiquer qu'après qu'il a pris possession de sa couronne juridiquement légitime. Mais le gouvernement révolutionnaire de l'Empire allemand l'empêche d'en prendre possession par la violence. Nouvel acte révolutionnaire.

Comment cela se passe-t-il pour les partis ?

En novembre 1848, le parti conservateur a violé, sans hésitation aucune, la législation à peine créée en mars.

De toute façon, il ne reconnut l'ordre constitutionnel que comme étant tout à fait provisoire, et se fût rallié avec enthousiasme à tout coup d'État de la part des forces absolutistes et féodales.

Le parti libéral de toutes nuances a participé à la révolution de 1848 à 1866, et même aujourd'hui n'admettrait pas qu'on lui déniât le droit de s'opposer par la force à un renversement violent de la constitution[48].

Le centre reconnaît l'Église comme puissance suprême, au-dessus de l'État, celle-ci pourrait donc lui faire un devoir d'effectuer une révolution.

Et ce sont là les partis qui nous demandent, à nous seuls de tous les partis, que nous proclamions vouloir renoncer dans tous les cas à l'emploi de la violence et de nous soumettre à n'importe quelle pression et violence, non seulement lorsqu'elle est légale dans la forme ‑ légale au jugement de nos adversaires ‑, mais même lorsqu'elle est directement illégale ?

Nul parti n'a jamais renié le droit à une résistance armée dans certaines circonstances, à moins de mentir. Nul n'a jamais renoncé à ce droit extrême.

Mais s'il s'agit de discuter des circonstances dans lesquelles un parti se réserve ce droit, alors la partie est gagnée. On passe alors de cent à mille circonstances. Notamment celui d'un parti que l'on proclame privé de droits, et qui par décision d'en haut est directement poussé à la révolution. Une telle déclaration de mise hors la loi peut être renouvelée d'un jour à l'autre, et nous venons tout juste d'en subir une. Il est proprement absurde de demander à un tel parti une déclaration aussi inconditionnelle.

Pour le reste, ces messieurs peuvent être tranquilles. Dans les conditions militaires actuelles, nous ne déclencherons pas l'action les premiers, tant qu'il y a encore une puissance militaire contre nous : nous pouvons attendre jusqu'à ce que la puissance militaire cesse d'être une puissance contre nous. Toute révolution qui a lieu avant, même si elle triomphait, ne nous hisserait pas au pouvoir, mais les bourgeois, les radicaux, c'est-à-dire les petits-bourgeois.

Au reste, les élections ont montré que nous n'avons rien à attendre de la conciliation, c'est-à-dire de concessions faites à notre adversaire. Ce n'est qu'en opposant une fière résistance que nous avons inspiré le respect et sommes devenus une puissance. On respecte uniquement la puissance, et tant que nous en serons une, le philistin nous respectera. Quiconque lui fait des concessions se fait mépriser par lui, et n'est déjà plus une puissance. On peut faire sentir une main de fer dans un gant de velours, mais il faut la faire sentir. Le prolétariat allemand est devenu un puissant parti, que ses représentants s'en montrent dignes !

Parti de masse[modifier le wikicode]

Pour la première fois dans l'histoire, un parti ouvrier, solidement soudé, apparaît (en Allemagne) comme une véritable puissance politique[49]. Il est né et a grandi sous les persécutions les plus dures, a conquis de haute lutte une position après l'autre, s'est libéré de tout philistinisme dans le pays le plus philistin d'Europe, comme il s'y est libéré de tout chauvinisme dans le pays le plus assoiffé de victoires. C'est une puissance dont l'existence et le gonflement sont aussi incompréhensibles et mystérieux aux gouvernements et aux vieilles classes dominantes que la montée du flot chrétien l'était aux puissances de la Rome décadente. Il grandit et développe ses forces aussi sûrement et irrésistiblement que jadis le christianisme, si bien que l'équation de son taux de croissance ‑ donc le moment de sa victoire finale ‑ peut d'ores et déjà être calculée mathématiquement. Au lieu de l'étouffer, la loi antisocialiste l'a poussé en avant; il n'a daigné répondre que d'un revers de main à la réforme sociale de Bismarck[50], et le dernier moyen grâce auquel on cherche à l'étouffer momentanément ‑ l'inciter à un putsch prématuré ‑ ne ferait que susciter un éclat de rire inextinguible.

Curieusement ce qui nous fait progresser le plus, ce sont précisément les conditions industriellement arriérées de l'Allemagne[51]. En Angleterre et en France, le passage à la grande industrie est en gros achevé. Les conditions dans lesquelles se trouve le prolétariat se sont de nouveau stabilisées : les régions agricoles sont bien distinctes des régions industrielles, l'industrie est séparée de l'artisanat domestique, et cette coupure s'est déjà consolidée pour autant que l'industrie le permette en général. Même les fluctuations que provoque le cycle décennal des crises sont devenues des conditions habituelles de l'existence. Les mouvements politiques ou directement socialistes surgis au cours de la période de révolutionnement de l'industrie ‑ manquant de maturité ‑ ont échoué et ont laissé derrière eux le découragement plutôt que l'exaltation : le développement capitaliste bourgeois s'est révélé plus puissant que la contre-pression révolutionnaire; pour un nouveau soulèvement contre la production capitaliste, il faut une nouvelle impulsion plus puissante encore, par exemple que l'Angleterre soit déchue de la domination qu'elle exerçait jusqu'ici sur le marché mondial, ou qu'une occasion révolutionnaire particulièrement favorable se manifeste en France.

En Allemagne, par contre, la grande industrie ne date que de 1848 et c'est le legs le plus important de cette année-là. La révolution industrielle se poursuit toujours, et dans les conditions les plus défavorables. Le petit artisanat domestique appuyé sur la petite propriété foncière, libre ou affermée, continue de lutter sans cesse contre les machines et la vapeur; le petit paysan ruiné se lance dans l'artisanat domestique et s'y accroche comme à une bouée de sauvetage; ce pays à peine industrialisé est de nouveau opprimé par la vapeur et la machine.

Le métier rural d'appoint, la pomme de terre cultivée par l'ouvrier deviennent le moyen le plus puissant pour déprimer les salaires au profit du capitaliste, qui est en mesure actuellement de faire cadeau de toute la plus-value normale au client étranger, afin de demeurer concurrentiel sur le marché mondial, bref tire tout son profit des déductions sur le salaire normal[52]. En outre, la révolution directe de toutes les conditions de vie dans les centres industriels se produit, du fait de la grande industrie en essor puissant. Ainsi, toute l'Allemagne ‑ à l'exception peut-être du Nord-Est aux mains des hobereaux ‑ est entraînée dans la révolution sociale. Le petit paysan est attiré dans l'industrie, les régions patriarcales sont projetées dans le mouvement : la révolution se fait donc de manière plus radicale qu'en Angleterre et en France. Cette révolution sociale qui se ramène en fin de compte à l'expropriation des petits paysans et artisans se réalise cependant au moment précis où il était donné à un Allemand ‑ Marx ‑ de théoriser les résultats de l'histoire du développement économique et politique de l'Angleterre et de la France, et d'élucider toute la nature ‑ donc aussi le destin historique final ‑ de la production capitaliste. Grâce à cela, il put donner au prolétariat allemand un programme tel que les prolétaires anglais et français, leurs prédécesseurs, n'en possédèrent jamais. Révolutionnement plus radical, d'une part, plus grande clarté dans les esprits, d'autre part ‑ tel est le secret du progrès ininterrompu du mouvement ouvrier allemand.

Nous sommes maintenant un « grand parti », mais cela s'est réalisé à la suite de durs efforts et de grands sacrifices[53]. Noblesse oblige[54]. Nous ne pouvons cependant attirer à nous la masse de la nation, sans que ces masses à leur tour se développent. Francfort, Munich et Koenigsberg ne peuvent pas être subitement aussi nettement prolétariennes que la Saxe, Berlin et les districts industriels du Berg. Les éléments petits-bourgeois parmi les chefs trouveront momentanément, çà et là, parmi les masses, une base d'appui qui leur faisait défaut jusqu'ici. Ce qui a été jusqu'ici une tendance réactionnaire chez quelques-uns peut se reproduire maintenant comme un moment nécessaire de développement ‑ localement ‑ chez les masses. Cela rendrait nécessaire une autre tactique, en vue de mener les masses en avant sans pour autant laisser les chefs prendre le dessus. Il s'agit de voir là aussi ce qu'il convient de faire le moment donné...

Quel que soit le sort prochain de la loi antisocialiste, le journal et l'imprimerie doivent demeurer à Zurich, à mon avis. On ne nous rendra plus la liberté d'expression, même telle qu'elle existait avant 1878[55]. En revanche, on donnera toute liberté de s'exprimer aux Geiser et Viereck[56] qui auront alors toujours l'excuse d'aller aussi loin qu'il leur est possible. Cependant, pour nous, il n'y aura l'indispensable liberté de presse qu'à l'étranger.

En outre, il est possible aussi que nous assistions à des tentatives de limiter le suffrage universel. Or, la lâcheté rend bête, et le philistin est capable de tout. On commencera par nous faire des compliments à droite et à gauche, et ils ne tomberont pas toujours sur un terrain empierré. Notamment, l'ami Singer pourrait avoir envie de prouver à tout le monde que, malgré ‑ ou en raison de ‑ son gros ventre, il n'est pas cannibale.

  1. Cf. Engels à Johann Philipp Becker, 15 septembre 1879.
    Un autre épisode lourd de conséquence pour la social-démocratie allemande a été la promulgation par le gouvernement de Bismarck de la loi antisocialiste en octobre 1878.
    Le parti était confronté subitement avec le problème de la violence, et devait changer radicalement ses méthodes d'organisation et d'action. On peut dire qu'il réagit très mal, n'étant pas adapté à l'illégalité. Les premiers temps, il y eut plus que des flottements; Marx-Engels sauvèrent littéralement le parti à ce moment-là. Celui-ci finit cependant par se reprendre, et comme Marx-Engels l'ont souvent dit, il s'avéra, une fois de plus, que le parti se porte le mieux quand il est interdit.
    De fait, c'est finalement la menace d'un coup de force du gouvernement allemand contre les social-démocrates qui s'avéra plus tard le moyen le plus efficace pour cantonner le parti allemand dans le strict cadre de la légalité, d'où il finit par glisser dans le réformisme et le révisionnisme. On le voit, l’adversaire sait tirer, lui aussi, les leçons de la lutte des classes.
    Le mouvement ouvrier se trouve désormais confronté au problème cardinal de la violence, légale ou illégale.
  2. August Bebel, Wilhelm Liebknecht et Louis Viereck étaient restés à Leipzig, tandis que Carl Hirsch était à Paris, Karl Höchberg, Eduard Bernstein et Carl Schramm étant à Zurich pour y organiser la presse à l'abri des tracasseries policières.
    La promulgation de la loi antisocialiste eut pour effet d'aggraver la lutte directe entre gouvernement et socialistes, par une lutte des fractions au sein du parti social-démocrate. Ce n'est qu'en sauvegardant son organisation et son programme révolutionnaires, face à cette double attaque, que le parti put forger les moyens de surmonter finalement la crise.
  3. Cf. Marx-Engels à A. Bebel, W. Liebknecht, W. Bracke, etc., 17-18 septembre 1879.
    Cette lettre adressée à la direction du parti ouvrier socialiste d'Allemagne est un document de politique interne de parti. Il s'agit indubitablement de la lettre décisive pour la création de l'organe illégal du parti, le Sozial-demokrat. Il ne s'agissait pas seulement de réorienter le parti vers une politique révolutionnaire, mais encore de déterminer le juste programme face à la loi antisocialiste.
    Dans sa lettre du 20 août 1879, Engels écrivait à Marx que, lors de la visite de Hirsch, il lui avait dit : « Précisément maintenant où (grâce à l'interdiction faite par Bismarck au parti de poursuivre des activités révolutionnaires) tous les éléments pourris ou vaniteux pouvaient sans contrainte occuper l'avant-scène du parti, il était plus que jamais temps de laisser tomber la politique de conciliation et de manque de netteté, et de ne pas craindre, si nécessaire, les disputes et le scandale. Un parti qui aime mieux se laisser mener par le bout du nez par le premier imbécile venu (Kayser, par exemple), plutôt que de le désavouer publiquement, n'a plus qu'à tout remballer. »
  4. Dans la suite de la lettre, Marx-Engels entrent dans les détails de faits politiques et même personnels qui peuvent sembler parfois fastidieux. En fait, ils surgissent des difficultés que rencontre le parti, surtout lorsque le programme, cessant d'être clair et cohérent, laisse place aux initiatives et interprétations les plus diverses de groupes ou de personnes. Dès lors, il suffit d'un rien, qu'un militant ait avalé de travers tel ou tel argument, pour qu'il se trouve dans un camp ou dans un autre. Nous tombons alors au niveau et dans les questions de personnes, où tout devient incertain : bonne foi ou mauvaise foi, dévouement ou ambition, abnégation ou vanité ‑ bref, toutes choses foncièrement relatives, individuelles, qui pour avoir un sens doivent se rattacher à quelque chose d'objectif : dans le parti au programme, et dans l'histoire au devenir révolutionnaire, ce qui est loin d'être simple et facile à une volonté individuelle.
    Dans leurs critiques ou leurs louanges de tel personnage, Bebel, Liebknecht, Kautsky et Bernstein, par exemple, Marx-Engels ne donnent donc jamais de sanction définitive dans le cercle du parti, sanction les marquant définitivement : ce procédé serait en contradiction flagrante avec les rapports entre camarades où les paroles et la rupture ne sont définitives qu'après la scission.
  5. Engels parle sans fard de l'importance, inévitable dans cette société, de l'argent dans les diverses manifestations du parti. Cependant, il ne faut pas chercher l’explication finale dans l'argent : c'est lorsque quelque chose ne va pas qu'on peut chercher d'où vient l'argent.
    À ce propos, dans sa lettre du 20 août 1879 à Marx, Engels écrit : « Ci-inclus la lettre de Hirsch que je te retourne, ainsi que celle de Liebknecht auquel je viens de répondre. J'ai attiré son attention sur ses contradictions : ‘Tu écris à Hirsch que, derrière le Sozial-demokrat, il y aurait le parti + Höchberg; cela signifie donc que si Höchberg est un + d'une façon quelconque, c'est qu'il s'agit de sa bourse, puisque par ailleurs c'est une grandeur négative. Tu m'écris maintenant que ce Höchberg n'a pas donné un sou. Comprenne qui pourra; pour ma part, je renonce’. »
    Dans leur lettre du 21 octobre 1879 à Engels, Fritzsche et Liebknecht précisèrent : « En fait donc : 1. la commission de rédaction se compose de Bebel, Fritzsche, Liebknecht; 2. les propriétaires sont : Auer, Bebel, Fritzsche, Grillenberger et Liebknecht; 3 dans la commission administrative, il y a Bernstein. ». (cf. Wilhelm LIEBKNECT, Briefwechsel mit Karl Marx und Friedrich Engels, publié par l'Internationaal Instituut Voor Sociale Geschiedenis, Amsterdam, Mouton & Co, 1963, The Hague, p. 273-274.)
  6. Kayser, faute d'une action ou d'un ordre franc et net du parti social-démocrate, avait pris l'initiative d'une intervention au Parlement au sujet de l’importante question des protections douanières. Carl Hirsch, dans la Laterne des 25 mai et 8 juin 1879, avait vivement critiqué l'intervention très imparfaite de Kayser.
    Schramm fait donc remarquer avec pertinence à Hirsch que lui-même risquait de tomber dans les mêmes errements que Kayser qu'il avait critiqué, si le parti ne prenait pas clairement ses décisions et ses responsabilités, laissant aux individualités le soin de sauver la face dans les moments critiques, quitte à les désavouer à la moindre faute ou difficulté.
  7. Après la promulgation de la loi antisocialiste, un groupe anarchiste prit la direction de l'Association culturelle des ouvriers communistes de Londres. Appuyé sur cette association et ce groupe, Johann Most, ancien social-démocrate devenu anarchiste, publia La Liberté. Celle-ci s'en prit à la tactique utilisée par les dirigeants social-démocrates face à la loi antisocialiste, et notamment la combinaison des moyens de lutte légaux et illégaux. Une scission intervint en mars 1880, et les deux fractions, l'une social-démocrate, l'autre anarchiste, conservèrent le même nom à leur organisation.
  8. Kayser avait, cependant, obtenu l'accord de la fraction social-démocrate pour voter en faveur du projet de loi de Bismarck tendant à introduire de fortes taxes d’entrée sur le fer, le bois, les céréales et le bétail. C'est donc toute la fraction parlementaire qui a violé la discipline de parti, en couvrant, à contresens des principes du parti, l'intervention de Kayser dans l'important débat de la protection douanière, où la fraction se déroba donc doublement.
  9. Dans le brouillon, Marx-Engels avaient écrit ici : « Admettons même que deux ou trois députés social-démocrates (car ils ne pouvaient guère y en avoir plus à la séance) se soient laissés induire à autoriser Kayser à raconter ses bêtises devant le monde entier et à voter pour accorder de l'argent à Bismarck, ils eussent alors été obligés de prendre sur eux la responsabilité de leur acte et d'attendre ce que Hirsch en dirait alors. »
  10. Engels suppose d'abord que les trois Zurichois ont pu tempérer leur position révolutionnaire en apparence seulement, sur le papier, afin de tromper l'adversaire, de sorte qu'au moment voulu ils surgiraient subitement « tels qu'en eux-mêmes » avec toute la flamme et le mordant révolutionnaires. Mais aussitôt Engels montre bien qu'il n'y croit pas, et l'expérience historique a prouvé que la marge de manœuvre pour tromper l'adversaire est très mince pour le parti du prolétariat. En effet, les paroles, les promesses ont, elles aussi, une force objective qui transforme non seulement la conception de ceux qui les entendent, mais encore de ceux qui les disent. En cherchant à tromper l'adversaire, en déformant ses positions théoriques, on s'adresse en outre aux masses peu conscientes ou à des couches qui s'intéressent subitement et prennent position en fonction de l’« élargissement de l'horizon révolutionnaire », et comme Engels le dit : finalement, on ne sait plus soi-même ce qu'il faut penser de ses propres positions.
  11. La Neue Gesellschaft, « mensuel pour la science sociale », édité par Franz Wiede d'octobre 1877 à mars 1880 à Zurich, était de tendance nettement réformiste.
    La Zukunft, bimensuel de même tendance, parut d'octobre 1877 à novembre 1878 à Berlin, publiée et financée par le philanthrope petit-bourgeois Karl Höchberg, qui fut plus tard exclu de la social-démocratie.
  12. August Bebel, Wilhelm Liebknecht, Friedrich Wilhelm Fritzsche, Bruno Geiser et Wilhelm Hasenclever.
  13. Cf. Engels à August Bebel, 4 août 1879.
  14. Dans le brouillon, Engels avait poursuivi : « Nous restons en correspondance avec C. Hirsch et nous verrons ce que nous ferons dans l'éventualité où la rédaction lui serait confiée. Dans les circonstances présentes, de tous les rédacteurs possibles, il est le seul en qui nous puissions avoir une confiance suffisante. »
  15. Cf. Engels à August Bebel, 14 novembre 1879. Les réponses de Fritzsche et de Liebknecht permirent d'arrêter en gros la polémique mais elles ne donnaient pas satisfaction à Marx-Engels sur les points précis.
  16. La lettre continue comme suit dans le brouillon : « Si les trois Zurichois n'ont jamais eu un droit de censure, pourquoi Leipzig n'a-t-il pas alors repoussé aussitôt la prétention qu'ils ont affichée de manière si pressante et si bruyante ? Pour inciter Hirsch à venir à Zurich, il lui fallait deux choses : 1. qu'il soit informé de la situation telle qu'elle se présentait véritablement; 2. qu'il soit assuré de ce que nous, les camarades de Leipzig, avons écrit aux Zurichois afin qu'ils ne s'immiscent pas dans les affaires de la rédaction, et s'ils le font néanmoins, que tu n'aies pas à t’en soucier, car tu n'es responsable que devant nous. »
  17. Dans le manuscrit, Engels avait continué en se référant au point du programme qui rejette tous les impôts indirects, ainsi qu'à la tactique qui interdit d'accorder tout impôt à ce gouvernement, bref l’abstention de vote était la seule ligne de conduite dans ce cas.
  18. Dans sa lettre du 23 octobre 1879, Bebel s'était référé à la résolution suivante des Congrès de Gotha de 1876 et 1877 : « La question du protectionnisme ou du libre-échange n'est pas du domaine des principes pour la social-démocratie; le congrès laisse donc le soin aux membres du parti de prendre position sur cette question, selon leur conception subjective. » Et Bebel d'ajouter que le congrès avait pris cette résolution parce que les députés aussi bien que le « parti en général » étaient divisés sur le point de savoir si le libre-échange, ou le protectionnisme, était nécessaire à l'industrie dans les conditions données. Citant la même résolution, Fritzsche et Liebknecht poursuivaient dans leur lettre à Engels : « Chacun peut penser ce qu'il veut de cette résolution, il n'en reste pas moins qu'elle demeure pour le moment encore en vigueur. Kayser agit conformément à cette résolution (sic), et C. Hirsch devait le savoir. »
    Le crétinisme parlementaire se meut évidemment le mieux là où, en politique, il n'y a pas de règle de conduite, là où le parti ne sait pas quoi faire ! Là, il agit conformément aux « décisions » du congrès, avec un formalisme et un cérémonial d'autant plus solennels que vides de tout sens. Il s'épanouit là où le parti abdique ses fonctions et devoirs.
  19. Dans le brouillon de la lettre, Engels poursuivait : « Bismarck le traite comme il le mérite, à savoir à coups de pied, et c'est bel et bien la raison pour laquelle il divinise Bismarck. »
  20. Engels fait allusion a l'attentat perpétré par l'anarchiste Nobiling en 1878 contre l'empereur Guillaume, attentat qui servit de prétexte à Bismarck pour promulguer la loi antisocialiste.
  21. Dans sa lettre du 23 octobre 1879, Bebel écrit à Engels que Karl Höchberg, « malgré les sacrifices vraiment magnifiques qu'il a apportés financièrement au parti, n'a jamais fait la moindre tentative pour réclamer une influence correspondante ». Et de poursuivre qu’à cause de « ce désintéressement si extraordinaire », lui, Bebel, lui avait passé mainte faute !
  22. Au Congrès de Gotha, divers délégués tentèrent, à la séance du 29 mai 1877, de faire interdire la poursuite de la publication de l'Anti-Dühring. Johann Most déposa une motion en ce sens, et Bebel ne put que lui opposer une motion de compromis. Liebknecht appuya cette dernière motion, en la modifiant dans un sens plus favorable à Engels. La seconde et troisième section de l'Anti-Dühring furent publiées dans le supplément scientifique du Vorwärts.
  23. Nom donné aux journalistes et à la presse qui étaient à la solde de Bismarck. Dans son discours du 30 janvier 1869 au Parlement prussien, Bismark avait traité de ce nom les adversaires du gouvernement. Mais, dans la bouche populaire, ce nom fut retourné aux journalistes et aux feuilles payés pour répandre la parole de Bismarck grâce aux fonds accordés par celui-ci à la presse (fonds des reptiles).
  24. Cf. Engels à August Bebel, 24 novembre 1879.
  25. Le compte rendu de la fraction avait défini l’époque entre la dissolution du Reichstag en mai 1878 et les nouvelles élections du 30 juillet 1878 voire la promulgation de la loi antisocialiste, comme une « époque de terreur ». Ô crétinisme parlementaire !
  26. Cf. Engels à August Bebel, 16 décembre 1879.
    Engels fait allusion à Karl Höchberg, Eduard Bernstein et Carl August Schramm, qui formaient le trio installé à la tête du Sozial-demokrat réfugié à Zurich.
  27. Dans le brouillon de sa lettre, Engels poursuivait : « [...] Et prétendent faire valoir au sein du parti leurs réticences et mesquineries petites-bourgeoises. Nous n'appartenons pas au même parti qu'eux. Nous ne pouvons même pas négocier avec ces gens tant qu'ils ne se sont pas constitués en fraction de parti socialiste petit-bourgeois ou en organisation, autrement dit tant qu'ils prétendent appartenir au même parti. »
  28. Dans le brouillon, Engels poursuivait : « Nous ne pouvons pas tirer à la même corde que les socialistes petits-bourgeois. »
  29. Cf. Engels à Johann Philipp Becker, 1er avril 1880.
    Après avoir étudié le contexte historique dans lequel le parti allemand évolue, et constaté qu'un type nouveau de parti s'impose à la classe ouvrière européenne, Engels définit le type d'organisation que devrait revêtir, à ses yeux, le parti dans la phase nouvelle.
  30. Engels fait allusion aux électeurs ayant voté pour les social-démocrates lors des élections du 30 juillet 1878 avant l'adoption de la loi antisocialiste. Selon son expression, cela permet de compter les forces dont on peut éventuellement disposer.
  31. Le prolétariat allemand a fait preuve de cette capacité tout au long de la crise sociale de 1917 à 1930 en Allemagne. Rosa Luxemburg s'y était appuyée inlassablement dans sa lutte contre les errements opportunistes et révisionnistes, mais sans doute cette spontanéité, remarquable au reste, des masses prolétariennes n'était-elle pas suffisante.
  32. Cf. Engels à Eduard Bernstein, 30 novembre 1881.
    Ce passage précise le sens que l'on peut donner à l'affirmation d’Engels selon lequel : « Aujourd'hui, le prolétariat allemand n’a as besoin d'organisation constituée, ni publique ni secrète : la simple association qui va de soi de membres de la même classe professant les mêmes idées suffit à ébranler tout l'Empire allemand, même sans statuts, ni comités directeurs, ni résolutions, ni autres formalités. » (Cf. t. II, p. 42). Le mouvement ouvrier croît irrésistiblement et sans entraves sous l'impulsion du développement économique, jusqu'à ce que se constitue un parti nouveau, selon l'expression d'Engels.
  33. Cf. l'article du 17 novembre 1881 : « Pourquoi nous sommes battus à Glauchau ? », sur la misère et l'oppression atroces des tisserands de la région de Glauchau-Meerane.
  34. Cf. Engels à Eduard Bernstein, 25 janvier 1882.
    Lors des débats au Reichstag sur l'état de siège du 11 décembre 1881, deux députés social-démocrates ‑ Wilhelm Blos et Wilhelm Hasenclever ‑ déclinèrent toute responsabilité pour l'attitude du Sozial-demokrat. Dans son éditorial du 15 décembre 1881 Bernstein ‑ qui s'était ressaisi ‑ écrivait : « Il faut absolument jouer cartes sur table au Reichstag et prendre parti : il ne peut y avoir de faux-fuyants. »
  35. Engels analyse ici sans ménagement non seulement les conditions sociales allemandes qui forment le terrain dans lequel évolue nécessairement le parti social-démocrate, mais encore la qualité du matériel humain qui compose les organisations ouvrières. Le parti, n'étant pas un deus ex machina, doit être conçu en ces termes réels.
  36. Cité d'après le poème de Heinrich Heine « Pour l'apaisement » contenu dans les Poèmes de notre temps : « Allemagne, la dévote chambre d'enfants n'est pas une mine romaine d'assassins. »
  37. Cf. Engels à August Bebel, 25 août 1881.
    Le 31 mai 1881, Liebknecht avait tenu un discours au Reichstag à propos de l'assurance-accident des travailleurs. Il y dit entre autres : « En prenant en main l’assurance contre les accidents dans l'industrie, l'État se place dans une situation où il doit prendre en charge le contrôle de l'industrie. C'est absolument nécessaire. Si le comte Bismarck ne désire pas ces conséquences, sa loi n'est qu'une misérable farce, pire encore, la plus infâme des manœuvres électorales, mais nous ne pouvons tout de même pas l'en croire capable. Qu'il prenne les choses au sérieux, c'est ce que sa fonction, son intérêt nous garantissent c'est son devoir. » Le compte rendu de La Gazette générale d'Augsburg reproduisit ce passage comme suit le 3 juin 1881 : « La réglementation complète de nos conditions industrielles par l'État en est la conséquence nécessaire, et étant donné l'honnêteté du Chancelier, sa fonction nous garantit qu'il en tirera cette conséquence. »
    La lettre d'Engels à Liebknecht a été perdue, ainsi que la réponse de ce dernier.
    Dans les papiers d'Engels, on a trouvé le compte rendu suivant d'un des discours plus que mou de Liebknecht : « Diète de Saxe, le 17 février 1880 : LIEBKNECHT : [...] Nous protestons contre l'affirmation que nous soyons un parti subversif [...] . La participation de notre parti aux élections est, au contraire, une action qui démontre que la social-démocratie n'est pas un parti de subversion. À partir du moment où un parti se place sur la base de tout l'ordre légal ‑ le suffrage universel ‑, participe aux élections, et manifeste donc qu'il est disposé à collaborer à la légalité et à l'administration du bien public, à partir de ce moment il a déclaré qu'il n'est pas un parti de subversion [...]. »
    (Cf . MARX-ENGELS, Briefe an A. Bebel, Liebknecht, K. Kautsky und andere, Teil 1, 1870-1880, Moskau-Leningrad, 1933, p. 521-522.)
  38. Cf. Engels à Eduard Bernstein, 12 mars 1881.
    Engels poursuit ici sa critique des parlementaires social-démocrates (cf., par exemple, l'intervention citée dans la note précédente où Liebknecht demande à Bismark d'étatiser toute l'industrie, ce qui en l'occurrence est non seulement une grave faute politique, mais encore une absurdité économique, comme le remarque Engels dans l'Anti-Dühring : « Ce n'est que dans le cas où les moyens de production et de communication sont réellement trop grands pour être dirigés par les sociétés par actions, où donc l'étatisation est devenue une nécessité économique, c'est seulement en ce cas qu'elle signifie un progrès économique, même si c'est l'État actuel qui l'accomplit; qu’elle signifie qu'on atteint à un nouveau stade, préalable à la prise de possession de toutes les forces productives par la société elle-même. Mais on a vu récemment, depuis que Bismarck s'est lancé dans les étatisations, apparaître un certain faux socialisme qui même, çà et là, a dégénéré en quelque servilité, et qui proclame socialiste sans autre forme de procès toute étatisation, même celle de Bismarck... Si Bismarck, sans aucune nécessité économique, a étatisé les principales lignes de chemins de fer en Prusse, simplement pour pouvoir mieux les organiser et les utiliser en temps de guerre, pour faire des employés de chemins de fer un bétail électoral au service du gouvernement et surtout pour se donner une nouvelle source de revenus indépendants des décisions du Parlement ‑ ce n'étaient nullement là des mesures socialistes, directes ou indirectes, conscientes ou inconscientes. » (Éd. sociales, p. 317, note.)
    En faisant une erreur théorique ‑ fausse appréciation d'un pur point d'économie politique ‑, le parti peut jeter le prolétariat dans les bras de la bourgeoisie et du gouvernement, lui faisant oublier ses intérêts de classe propre et renforçant l'ennemi à abattre : la théorie est une arme matérielle.
  39. Dans La Question militaire prussienne et le parti ouvrier allemand, Engels donne cette brève définition du but du « socialisme impérial » : « Une partie de la bourgeoisie, comme des ouvriers, est directement achetée. L'une par les filouteries colossales du crédit qui font passer l'argent des petits capitalistes dans la poche des grands; l'autre par les grands travaux nationaux, concentrent dans les grandes viles, à côté du prolétariat normal et indépendant, un prolétariat artificiel et impérial, soumis au gouvernement. » (Cf. Écrits militaires, p. 483.)
  40. Au premier congrès illégal de la social-démocratie allemande (du 20 au 23 août 1880 au château de Wyden en Suisse), il avait été décidé d'organiser régulièrement des collectes d'argent pour trouver des fonds pour le parti. Ainsi on envoya, en février-mars 1881, Fritzsche et Viereck aux États-Unis pour y faire une tournée d'agitation. Celle-ci connut un grand succès et rapporta quelque 13 000 marks au parti allemand. Toutefois, Engels reprocha à Fritzsche et Viereck d'avoir « rabaissé le point de vue du parti au niveau de la démocratie vulgaire et du philistinisme prudhommesque » ce que ne pouvait compenser et réparer « aucune somme d'argent américain » (Engels à Bebel, 1er janvier 1884).
  41. Cf. Engels à August Bebel, 16 mai 1882.
  42. Les sociétés par actions internationales démontrent la justesse de la position d'Engels qui ne voit pas dans les nationalisations le dernier mot de la forme d'organisation de la production capitaliste. À propos de la gestion de l'industrie moderne par les salariés, cf. MARX-ENGELS, Le Syndicalisme, t. II, p. 30-41.
  43. Cf. Engels à Eduard Bernstein, 2 février 1881.
    La polémique autour de l'orientaion de l'organe du parti, le Sozial-demokrat, en est maintenant à un tournant : les idées de Marx-Engels l'ont emporté. On a peu d'indications sur la manière dont s'est opéré cet heureux tournant. En effet, Marx-Engels interviennent essentiellement lorsqu'il s'agit de redresser quelque chose qui ne va pas dans l'activité du parti. Il serait pourtant d'un grand intérêt de savoir comment leur intervention a produit son effet. Mais on peut se demander qu'elle fut la cause exacte de la conversion : développement tumultueux de l'industrie allemande, obéissance à la ligne générale qui finit par s'imposer, climat général poussant à gauche, talent d'homme de plume aussi à l’aise dans la littérature socialiste que petite-bourgeoise ? Quoi qu'il en soit, l'orientation générale prise par le parti, sur laquelle Marx-Engels ont indubitablement influé, a joué un rand rôle. L'organisation du parti est un merveilleux moyen de discipliner et de coordonner les efforts et les idées d'un groupe d'hommes, mais cette faculté de cohésion ne saurait être une panacée. Car si elle peut éveiller l'illusion d'une grande force et endormir ceux qui ne demandent qu'à être rassurés, il faut bien reconnaître, avec l'expérience historique, que ce critère pèse peu devant la réalité du mouvement qui est infiniment plus complexe, et exige des efforts et un esprit critique de tous les instants.
    Après avoir attaqué Bernstein avec force, voici qu'Engels va demander avec insistance à celui-ci de demeurer à son poste. Le paradoxe n'est qu'apparent. Engels n'en voulait pas à Bernstein, l'individu n'a guère de poids, comme on le constate à ses revirements dans l’organisation du parti.
  44. Cf. Engels à Eduard Bernstein, 14 avril 1881.
  45. En novembre 1880, Wilhelm Liebknecht fut emprisonné à Leipzig afin de purger une peine de six mois.
  46. Comme à chaque « tournant » que doit effectuer le parti sous la pression de l'adversaire, il y eut des hésitations, des divergences et des conflits au sein de la social-démocratie allemande au moment où elle tomba sous le coup de la loi antisocialiste. Ce furent les éléments qui avaient une vision théorique ample et une longue expérience de la lutte ‑ A. Bebel, W. Bracke et Liebknecht, sans parler de Marx et Engels ‑ qui surent le mieux défendre la continuité révolutionnaire du parti. Cependant, la crise fut si grave que le comité directeur du parti se saborda avant même que la loi n'entrât en application. Cette décision fut prise sous la pression des éléments qui surestimèrent le pouvoir de l'État bureaucratico-militaire et cherchèrent à éviter un régime de terreur en abdiquant purement et simplement les principes révolutionnaires. L'absence d'une direction claire et ferme au cours des premiers mois de l'application de la loi antisocialiste rendit plus difficile la contre-attaque, sans parler de ce qu'elle favorisa l'entrée en scène massive d'éléments opportunistes, qui évoluaient surtout dans le groupe parlementaire autour des Wilhelm Blos et Max Kayser.
    Les anarchistes rejoignirent directement ‑ quoiqu'en apparence par une voie opposée ‑ les éléments opportunistes de droite du fait que, face à l'offensive gouvernementale, ils niaient et combattaient toute forme organisée des associations et du parti ouvriers ainsi que de la lutte de classe révolutionnaire, en ne prônant que l'action individuelle et en se soûlant de phrases révolutionnaires. L'ancien social-démocrate Johann Most se fit le porte-parole des anarchistes en fondant à Londres la Freiheit. Il fut rejoint plus tard par le groupe de Wilhelm Hasselmann, ancien lassalléen et député social-démocrate au Reichstag.
  47. Cf. Engels et A. Bebel, 18 novembre 1884.
    Dans les deux textes suivants, Engels tire, d'une part, la conclusion de toute la période durant laquelle les activités révolutionnaires avaient été interdites par la loi au parti social-démocrate allemand et, d'autre part, la perspective de développement de la période successive.
    Le premier texte donne la même synthèse de la position théorique du parti vis-à-vis de la violence que la fameuse introduction de 1895 aux Luttes de classes en France (Éd. sociales, 1948 p. 21-38), considérée un peu comme le testament politique d'Engels et tronquée par les dirigeants social-démocrates de l'époque. (Cf., à ce propos, la lettre d'Engels à Richard Fischer, du 8 mars 1895, in MARX-ENGELS, La Commune de 1871, 10/18, p. 259-262.)
    On peut se faire une idée précise, après la lettre d'Engels à Bebel, de la nouvelle tactique que le gouvernement de Bismarck adoptera vis-à-vis de la social-démocratie allemande, afin de démobiliser au maximum les masses révolutionnaires allemandes, de diviser si possible la direction de leurs organisations de classe, bref d'émasculer le mouvement par un habile chantage au recours à un coup de force gouvernemental afin de canaliser le prolétariat dans le cours démocratique et pacifique de la légalité bourgeoise.
  48. Engels montre ainsi que l'application ‑ ou la défense ‑ de la loi est elle-même liée à l’emploi de la violence, ce qui enlève tout argument contre la violence à ceux qui sont pour l'ordre, la loi et la constitution établie.
  49. Cf. Engels à Karl Kautsky, 8 novembre 1884.
  50. Comme les méthodes autoritaires n'avaient pu briser la social-démocratie allemande, Bismarck tenta d’atteindre ce but grâce à la corruption : dans un message du 17 novembre 1881, jetant les bases du réformisme, l'Empereur annonça toute une série de mesures en faveur des ouvriers (lois d'assurance sociale en cas d'accident, de maladie, d'invalidité, de vieillesse, etc.) dans l'espoir de supplanter la social-démocratie dans la classe ouvrière, voire de provoquer une scission dans le parti.
  51. Cette constatation vaut donc encore pour l'Allemagne; elle s'est appliquée également à la Russie et la Chine, par exemple, comme l'histoire l'a démontré : cf. MARX-ENGELS, La Chine, 10/18, 1973, préface, p. 7-11.
    Une fois de plus, Engels lie solidement l'essor du parti de classe aux conditions économiques et sociales générales, liant l’évolution de l'organisation de classe au milieu historique, le capitalisme lui-même passant par divers stades successifs d'évolution qui ne sont pas sans rugir sur la tactique du prolétariat et son mode d'association, surtout quantitatif.
  52. Le procès de l'accumulation capitaliste ou stade de la soumission formelle du travail au capital (cf. Un chapitre inédit du Capital, 10/18 p. 191-216) est certes partout le même, comme Marx le déclare lui-même dans le premier livre du Capital, les lois du capital dégagées de manière classique en Angleterre étant valables pour tous les pays. Cependant les conditions précapitalistes, le milieu géographique, climatique, bref physique, est très variable d'un pays à l'autre, si bien que les conditions générales auxquelles le capitalisme s'attaque dans chaque pays à l'aube de son développement sont à chaque fois différentes, ce qui donne un caractère relativement original à l'accumulation dans chaque pays. cf. à ce propos « La Succession des formes de production et de société dans la théorie marxiste », Fil du temps, 1972 p. 64-70.
    En Allemagne, par instinct et tradition, les travailleurs cherchèrent un appui contre le capital dans les structures petites-bourgeoises de production (travail à domicile, sur le petit lopin de terre, etc.).
    Dans sa collaboration avec le capital, le réformisme tentera tout naturellement, lui aussi, de s'appuyer sur l'idéologie et la mentalité petites-bourgeoises qui disposaient d'une si large assise en Allemagne. D'où la lutte acharnée de Marx-Engels contre les tendances petites-bourgeoises, véhiculées au sein du parti de classe par les éléments venus des classes moyennes ‑ intellectuels, étudiants, professions libérales, paysans propriétaires ou artisans sur le déclin ‑ qui cherchaient à dévier la classe ouvrière en reliant les idées petites-bourgeoises aux réalités quotidiennes de la vie ouvrière, de nature elles aussi petites-bourgeoises.
    Étant urbanisé, donc fortement concentré, et coupé de toute base productive petite-bourgeoise, le prolétariat parisien, par exemple, était spontanément alors le plus révolutionnaire, tandis que la province française ‑ soit le gros de la nation ‑ était fortement à la traîne. En Allemagne, en revanche, le mouvement était plus homogène, donc plus massif, mais le danger du réformisme petit-bourgeois plus grand. Comme Marx-Engels l'ont sans cesse démontré dans leurs polémiques, l'ennemi intime du prolétariat n'est pas, au niveau de l’organisation et du programme révolutionnaire, le grand capital, mais les structures et l'idéologie petites-bourgeoises.
  53. Cf. Engels à Eduard Bernstein, 11-11-1884.
  54. En français dans le texte.
  55. La bourgeoisie sait fort bien utiliser la légalité, ne la fabrique-t-elle pas elle-même, la dosant à son profit ? ,Après l'échec de la répression antisocialiste, le gouvernement de Bismarck comptait ainsi utiliser une demi-légalité, afin d'étouffer d'une part les voix révolutionnaires dans le parti, et d'autre part de donner la parole aux voix modérées, conciliatrices, notamment dans la fraction parlementaire.
  56. Il s'agit de députés de la droite de la social-démocratie. Tous deux furent démis de toutes leurs fonctions au Congrès de Saint-Gallien en 1887.