Le parti dans la révolution (1848-1850)

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche

Tandis que les petits-bourgeois démocrates veulent terminer la révolution au plus vite après avoir obtenu, au mieux, la réalisation des revendications [qui rendent supportable la société existante], il est de notre intérêt et de notre devoir de rendre la révolution permanente, jusqu'à ce que toutes les classes aient été chassées du pouvoir, que le prolétariat ait conquis le pouvoir public et que, non seulement dans un pays, mais dans tous les principaux pays du monde, l'association des prolétaires ait fait assez de progrès pour supprimer dans ces pays la concurrence des prolétaires et concentrer dans les mains des prolétaires du moins les forces productives décisives.

MARX, Adresse du Conseil central à la Ligue, mars 1850.

À tous les travailleurs d'Allemagne ! Frères et travailleurs ![modifier le wikicode]

Si nous ne voulons pas être dupés une fois de plus[1], si nous ne voulons pas être, pour une longue série d'années, ceux qu'un petit nombre exploite et bafoue, il ne faut pas laisser perdre un seul instant, ni laisser passer une minute dans l'inactivité.

Isolés comme nous l'avons été jusqu'ici, nous sommes faibles, bien que nous nous comptions par millions. Unis et organisés, nous constituerons, au contraire, une force irrésistible. C'est pourquoi, frères, formons, dans toutes les villes et dans tous les villages, des unions ouvrières où nous discuterons de nos conditions, où nous proposerons des mesures pour changer notre situation actuelle, où nous désignerons les représentants de la classe travailleuse au parlement allemand et où nous préparerons toutes les démarches nécessaires pour sauvegarder nos intérêts. En outre, toutes les unions ouvrières d'Allemagne devront, aussi vite que possible, entrer en relations entre elles, et y demeurer.

Nous vous proposons de choisir provisoirement Mayence comme centre de toutes les unions ouvrières, et d'entrer en correspondance avec le comité soussigné, afin de nous concerter sur un plan commun et aussi vite que possible fixer définitivement, lors de la réunion des délégués, le siège du comité central, etc.

Nous recevons les lettres non-affranchies, de même que nous nous écrivons aux unions sans affranchir.

Mayence, 5 avril 1848

L'Association de formation ouvrière

Au nom du comité directeur :

Le speaker : Wallau

le rédacteur : Cluss

Interventions dans les associations ouvrières[modifier le wikicode]

Protestation de la Société démocratique de Cologne contre l'incorporation de la Posnanie dans la Confédération allemande[modifier le wikicode]

La Société démocratique de Cologne a déposé la protestation suivante auprès de l'Assemblée nationale[2] :

Considérant

1. que l'Allemagne engagée dans la lutte pour la liberté ne doit pas opprimer d'autres nationalités, mais les soutenir dans leurs efforts pour obtenir leur liberté et leur indépendance ;

2. que l'émancipation de la Pologne est une question vitale pour l'Allemagne ;

3. que les trois despotes [russe, autrichien, et prussien] viennent une nouvelle fois de dépouiller les Polonais de leur liberté et de leur indépendance nationale ;

4. que depuis 1792 tous les attentats contre la Pologne et tous les partages de celle-ci par la réaction ont toujours été dirigés contre la liberté de toute l'Europe, et d'autre part, qu'à chaque fois qu'un peuple s'est émancipé, il a réclamé la restauration de la Pologne ;

5. que le Comité des Cinquante lui-même a rejeté avec indignation toute participation au crime perpétré contre la Pologne au nom du peuple allemand, et a exprimé clairement qu'il était du devoir de ce dernier d'œuvrer à la restauration d'une Pologne indépendante ;

6. que le roi de Prusse lui-même, sous la pression de l’opinion publique, avait solennellement promis, après la révolution de mars, de réorganiser la Pologne ;

7. qu'en dépit de tout cela l'Assemblée nationale de Francfort — au reste issue d'élections indirectes —a décidé, dans sa séance du 27 juillet, d'incorporer les trois quarts du Grand-Duché de Posnanie à l'Empire allemand (qui n'existe même pas encore) et, ce faisant, s'est rendue coupable du même crime contre la liberté que le Congrès de Vienne et la Diète allemande ;

8. que néanmoins la partie saine du peuple allemand ne veut, ni ne peut, avoir la moindre participation au démantèlement de la nationalité polonaise au profit de la réaction et dans l'intérêt d'un certain nombre de bureaucrates, propriétaires fonciers et trafiquants prussiens,

La Société démocratique de Cologne déclare dans sa séance de ce jour : qu'elle proteste solennellement contre la décision prise par l'Assemblée nationale allemande le 27 juillet en ce qui concerne le Grand-Duché de Posnanie et, face à l'Allemagne, la Pologne et toute l'Europe, lance une mise en garde énergique contre cette annexion effectuée à l'avantage du parti réactionnaire de Prusse, de Russie et d'Autriche[3].

La Société démocratique

En son nom : le Comité

Assemblée populaire à Worringen[modifier le wikicode]

Cologne. 18 septembre 1848 [4]. Un grand meeting populaire s'est tenu hier près de Worringen. Cinq ou six grands chalands fluviaux avaient descendu le Rhin depuis Cologne, chacun étant chargé de quelques centaines de personnes et portant à l'avant un drapeau rouge. Des délégations plus ou moins nombreuses étaient venues de Neuss, Dusseldorf, Crefeld, Hitdorf, Frechdorf et Rheindorf. Le meeting tenu sur un pré au bord du Rhin comptait au moins six à huit mille hommes.

Karl Schapper de Cologne fut nommé président, Friedrich Engels de Cologne, secrétaire. Sur proposition du président, l'assemblée se déclara, par toutes les voix moins une en faveur de la République, et plus précisément pour la République rouge, démocratique-sociale.

Sur proposition de Ernst Dronke de Cologne, l'assemblée de Worringen, adopta à l'unanimité l'adresse qui fut déjà adoptée mercredi dernier sur la place des Francs de Cologne — à savoir que l'Assemblée nationale de Berlin était sommée de ne pas céder à la force des baïonnettes en cas de dissolution.

Sur proposition de Joseph Moll de Cologne, l'assemblée populaire reconnut le Comité de sécurité élu par l'assemblée publique de Cologne et, à la demande d'un membre du meeting, lui porta un triple vivat.

Sur proposition de Friedrich Engels de Cologne l'adresse suivante fut adoptée à l'unanimité :

À l'Assemblée nationale allemande à Francfort,

Les citoyens de l'Empire allemand rassemblés ici déclarent par la présente qu'ils prendront parti pour l'Allemagne avec leurs biens et leur sang si, par les actes illégaux du gouvernement prussien contre les décisions de l'Assemblée nationale et le pouvoir central, un conflit devait surgir entre la Prusse et l'Allemagne.

Worringen, le 17 septembre 1848.

Sur proposition de Schulte de Hitdorf, il fut décidé que La Gazette de Cologne [5] ne représentait pas les intérêts de la Rhénanie.

Prirent la parole ensuite : M. Wolff de Cologne, F. Lassalle de Dusseldorf, Esser de Neuss, Weyll, Wachter, Becker et Reichhelm de Cologne, Wallraf de Frechen, Muller, membre de l'Union ouvrière de Worringen, Leven de Rheindorf, Imandt de Crefeld. Pour clore la réunion, on donna la parole à Henry Brisbane de New York, le rédacteur bien connu du journal démocrate-social New York Tribune.

Au cours de la réunion, on apprit de source sûre que les autorités avaient l'intention « de faire revenir, une fois de plus, à Cologne le 27e bataillon mardi prochain en même temps que les autres bataillons du régiment, d'inciter la troupe à créer des conflits avec la population afin de proclamer à cette occasion l'état de siège dans la ville, de désarmer la garde civile, bref de nous traiter purement et simplement comme on l'a fait à Mayence ».

Au cas où cette nouvelle se confirmerait et où on en viendrait à un conflit, les habitants présents des environs de Cologne ont garanti qu'ils se porteraient à notre aide. En fait, les habitants de Worringen attendent simplement un signal pour surgir.

Cela à l'intention de l'ex-commandant de la garde civile. M. Wittgenstein.

Marx et « La Nouvelle Gazette rhénane » (1848-1849[6])[modifier le wikicode]

Quand éclata la révolution de février, le « parti communiste » allemand — comme nous l'appelions — ne formait qu'un tout petit noyau : la Ligue des communistes organisée en association secrète de propagande. Si la Ligue était secrète, c'était uniquement parce qu'il n'existait pas de droit d'association et de réunion en Allemagne. En dehors des sociétés ouvrières à l'étranger — son terrain de recrutement essentiel —, elle avait dans le pays même quelque trente communes, ou sections, et quelques membres dispersés dans de nombreuses localités. Mais ces forces insignifiantes avaient en Marx un chef de tout premier ordre et, grâce à lui, un programme de principe et de tactique qui garde aujourd’hui encore toute sa valeur : le Manifeste communiste.

Considérons en premier lieu la partie tactique de ce programme. Elle affirme en général :

« Les communistes ne forment pas un parti distinct en face des autres partis ouvriers. Ils n'ont pas d'intérêts distincts de ceux du prolétariat dans son ensemble. Ils ne présentent pas de principes particuliers d'après lesquels ils prétendent modeler le mouvement prolétarien. Voici ce qui distingue les communistes des autres partis prolétariens : d'une part, dans les diverses luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs au prolétariat tout entier ; d'autre part, dans les diverses phases que traverse la lutte entre prolétariat et bourgeoisie, ils représentent toujours l'intérêt du mouvement dans son ensemble.

« Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, celle qui pousse toujours plus en avant toutes les autres. Théoriquement, ils ont sur le reste de la masse prolétarienne l'avantage de comprendre clairement les conditions, le cours et les fins générales du mouvement prolétarien. »

Et pour le parti allemand en particulier :

« En Allemagne, le parti communiste lutte ensemble [kämpft zusammen mit [7]] avec la bourgeoisie, sitôt que celle-ci agit révolutionnairement contre la monarchie absolue, la propriété féodale et la petite bourgeoisie. Mais il ne néglige à aucun moment de dégager chez les travailleurs une conscience aussi claire que possible de l'antagonisme de la bourgeoisie et du prolétariat, afin que, l'heure venue, les ouvriers allemands sachent tourner aussitôt, en autant d'armes contre la bourgeoisie, les conditions sociales et politiques que la bourgeoisie doit introduire en même temps que sa domination : ainsi, dès la chute des classes réactionnaires en Allemagne, la lutte pourra s'engager contre la bourgeoisie elle-même. C'est vers l'Allemagne que les communistes concentrent surtout leur attention. Ce pays se trouve à la veille d'une révolution bourgeoise… » (Manifeste, II et IV.)

Jamais programme tactique n'a fait autant ses preuves. Établi la veille de la révolution, il résista au feu de la révolution : à chaque fois qu'un parti ouvrier a dévié de sa ligne, il a été puni de sa déviation, et aujourd'hui encore il constitue la ligne directrice de tous les partis ouvriers décidés et conscients d'Europe, de Madrid à Pétersbourg.

Les événements de février à Paris précipitèrent le cours de la révolution allemande et, en conséquence, modifièrent son caractère. Au lieu de vaincre par ses propres forces, la bourgeoisie allemande vainquit à la remorque de la révolution ouvrière française. Avant même qu'elle n'ait définitivement triomphé de ses vieux adversaires — la monarchie absolue, la propriété foncière féodale, la bureaucratie et la couarde petite bourgeoisie —, elle dut déjà affronter son nouvel ennemi, le prolétariat. Mais c'est alors que se manifestèrent les effets directs des conditions économiques, très attardées vis-à-vis de celles de la France et de l'Angleterre, ainsi que des rapports de classe, en conséquence tout aussi rétrogrades de l'Allemagne.

La bourgeoisie allemande, qui venait tout juste de commencer à édifier sa grande industrie, n'avait ni la force, ni le courage, ni le besoin impérieux de conquérir pour elle un pouvoir hégémonique dans l'État ; le prolétariat, pareillement sous-développé, élevé dans l'asservissement intellectuel le plus complet, inorganisé et encore incapable de se constituer en organisation autonome, n'avait qu'un sentiment obscur de son profond antagonisme d'intérêts face à la bourgeoisie. Dans ces conditions, bien qu'il fût, par sa nature même, l'adversaire menaçant de la bourgeoisie, il demeura en fait son appendice politique. Effrayée non par ce qu'était le prolétariat allemand, mais par ce qu'il menaçait de devenir et par ce que le prolétariat français était déjà, la bourgeoisie ne vit de salut que dans un compromis — même le plus lâche — avec la monarchie et la noblesse ; ignorant encore sa propre mission historique, le prolétariat, dans sa grande masse, devait d'abord prendre en charge la mission de pousser la bourgeoisie en avant, en formant son aile extrême-gauche. Avant toute chose, les ouvriers allemands avaient à conquérir les droits qui leur sont indispensables pour s'organiser de manière autonome en parti de classe — liberté de la presse, d'association et de réunion —, droits que la bourgeoisie eût dû conquérir dans l'intérêt de sa propre domination, mais que, dans sa frayeur, elle contestait maintenant aux ouvriers. La petite centaine de membres éparpillés de la Ligue fut engloutie dans les énormes masses subitement projetées dans le mouvement. C'est ainsi que le prolétariat allemand surgit d'abord sur la scène politique en tant que parti démocrate le plus extrême.

C'est ce qui nous donna tout naturellement un drapeau, à nous qui venions de créer un grand journal en Allemagne. Ce ne pouvait être que celui de la démocratie, mais d'une démocratie qui mettait, partout et jusque dans le détail, en évidence un caractère spécifiquement prolétarien qu'elle ne pouvait encore inscrire, une fois pour toutes, sur son drapeau[8]. Si nous nous y étions refusés, si nous n'avions pas saisi le mouvement là où il se trouvait exactement, à son extrémité la plus avancée, authentiquement prolétarienne, il ne nous serait plus resté qu'à prêcher le communisme dans une petite feuille de chou locale et à fonder une petite secte au lieu d'un grand parti ouvrier. Or, nous ne pouvions nous résoudre à prêcher dans le désert : nous avions trop bien étudié les utopistes pour cela. Au reste, nous n'avions pas conçu notre programme dans ce but.

Lorsque nous arrivâmes à Cologne, les éléments démocratiques et, en partie, communistes avaient pris toutes les dispositions pour lancer un grand journal. On le voulait strictement local, authentiquement de Cologne, et on chercha à nous exiler à Berlin. Mais, en vingt-quatre heures, grâce à Marx surtout, nous avions conquis la place, la feuille était à nous. La seule contrepartie en était que nous devions accepter Heinrich Bürgers dans la rédaction. Celui-ci écrivit un article (dans le second numéro), mais il n'en écrivit jamais plus d'autre.

Nous devions précisément aller à Cologne, et non à Berlin. D'abord Cologne était au centre de la province rhénane qui avait vécu la Révolution française, s'était ménagé avec le Code Napoléon des conceptions juridiques modernes, avait développé une grande industrie de loin la plus importante, et à tous égards était alors la partie la plus avancée de l'Allemagne. Nous ne connaissons que trop bien, par expérience personnelle, le Berlin de cette époque, avec sa bourgeoisie à peine naissante, sa petite bourgeoisie forte en gueule, mais lâche dans l'action et rampante, avec ses ouvriers tout à fait sous-développés, ses innombrables bureaucrates et sa racaille de nobles et de courtisans, bref tout ce qui faisait d'elle une simple « résidence ».

Quoi qu'il en soit, ce qui emporta la décision, ce fut qu'à Berlin régnait le misérable droit de la Diète prussienne, et les procès politiques étaient du ressort de juges professionnels ; tandis que, sur le Rhin, il y avait le Code Napoléon qui ignore les procès de presse, parce qu'il implique une censure, et dès lors qu'il n'y avait pas de délits politiques, mais seulement des crimes, on passait devant les jurés d'assises. À Berlin, le jeune Schlöffel fut condamné à un an de prison après la révolution ; sur le Rhin, nous avions la liberté inconditionnelle de la presse — et nous l'avons utilisée jusqu'à la dernière goutte.

Ainsi, le ler juin 1848, nous commencions avec un capital par actions très limité, et dont nous n'avions payé que fort peu, les actionnaires eux-mêmes étant plus qu'incertains. Aussitôt après le premier numéro, la moitié nous abandonna, et à la fin du mois nous n'en avions plus du tout.

La rédaction était organisée sous la dictature pure et simple de Marx. Un grand journal quotidien, qui doit être terminé à une heure fixe, ne peut avoir de positions suivies et conséquentes sans une telle organisation. Mais en plus, dans notre cas, la dictature de Marx s'imposait d'elle-même, incontestablement, et elle était volontiers reconnue de tous. Il y avait, en premier lieu, sa vision claire et son assurance politique qui firent de notre journal la feuille allemande la plus réputée de ces années révolutionnaires.

Le programme politique de La Nouvelle Gazette rhénane consistait en deux points principaux : République allemande, une, indivisible et démocratique ; guerre avec la Russie et restauration de la Pologne.

La démocratie petite-bourgeoise se divisait à cette époque en deux fractions : celle d'Allemagne du Nord qui se satisfaisait d'un empereur de Prusse démocratique, celle de l'Allemagne du Sud, se bornant pratiquement au pays de Bade, qui voulait transformer l'Allemagne en une république fédérative sur le modèle suisse. L'intérêt du prolétariat interdisait tout autant la prussianisation de l'Allemagne que la perpétuation du système des petits États. Il exigeait impérieusement que l'Allemagne s'unifiât enfin en une seule nation qui, seule, pouvait nettoyer de tous les obstacles hérités du passé le champ de bataille sur lequel le prolétariat devait affronter la bourgeoisie. Ce programme s'opposait tout autant à l'hégémonie, « à une pointe », de la Prusse. L'État prussien, avec toutes ses institutions, ses traditions et sa dynastie, était précisément le seul adversaire intérieur sérieux que la révolution se devait d'abattre en Allemagne ; de plus, la Prusse ne pouvait unifier l'Allemagne qu'en démembrant la nation par l'exclusion de l'Autriche allemande. Dissolution de l'État prussien et autrichien, véritable unification de l'Allemagne en république — nous ne pouvions avoir d'autre programme révolutionnaire immédiat. Tout cela devait se réaliser au travers d'une guerre contre la Russie, et uniquement par ce moyen. Je reviendrai encore sur ce dernier point.

Au surplus, le ton du journal n'avait rien de cérémonieux, il était sérieux ou enthousiaste. Nous n'avions que des adversaires méprisables, et tous nous les traitions sans exception avec le dédain le plus profond. La royauté conspiratrice, la camarilla, la noblesse, la Kreuzzeitung et toute la « réaction » qui suscitait l'indignation morale si vive des philistins — nous traitions tout ce beau monde comme il convenait. Mais nous ne nous en prenions pas moins aux nouvelles idoles suscitées par la révolution : les ministres de mars, l'Assemblée de Francfort et de Berlin, la droite comme la gauche. Dès le premier numéro, un article raillait la nullité du parlement de Francfort, les discours vains et interminables, ainsi que les lâches et inutiles décisions qu'on y prenait. C'est ce qui nous coûta la moitié de nos actionnaires. Le parlement de Francfort n'était même pas un club de débats : on n'y discutait pratiquement rien, mais on y récitait le plus souvent de longues litanies, préparées à l'avance comme des dissertations académiques. On y prenait des résolutions qui devaient enthousiasmer le philistin allemand et dont personne d'autre ne se souciait.

L’Assemblée de Berlin avait certes plus d'importance, faisant face à une véritable puissance. Ses débats et décisions s'effectuaient sur la terre ferme, et non dans les nuages, comme dans la maison de coucou de Francfort. C'est pourquoi nous lui consacrions une attention toute particulière. Mais les idoles berlinoises de la gauche, les Schultze-Delitzsch, Berends, Elsner, Stein et tutti quanti, nous les traitions aussi durement que les francfortoises, en découvrant impitoyablement leurs hésitations, leurs louvoiements et leurs petits calculs, afin de leur démontrer comment, de compromis en compromis, ils s'étaient laissé aller à trahir la révolution. Cela hérissait naturellement le petit-bourgeois démocrate qui venait tout juste de se fabriquer lui-même ces idoles pour son usage propre. Mais c'était le signe indubitable que nous avions tapé dans le mille.

De même nous démasquions les mystifications répandues avec zèle par la petite bourgeoisie, pour laquelle la révolution s'était achevée avec les jours de mars, si bien qu'il n'y avait plus qu'à en engranger les fruits. Pour nous, février et mars ne pouvaient avoir le sens d'une véritable révolution que si, au lieu de représenter un terme, ils devenaient au contraire le point de départ d'un long processus révolutionnaire au cours duquel, comme dans la grande révolution française, le peuple évoluait lui-même grâce à ses propres luttes, tandis que les partis se délimitaient les uns des autres de manière de plus en plus antagonique jusqu'à ce qu'ils correspondissent tout à fait avec les grandes classes — bourgeoisie, petite bourgeoisie, prolétariat — et que le prolétariat ait conquis ses positions respectives en une série de violentes journées de lutte. C'est pourquoi nous affrontions aussi la petite bourgeoisie démocratique partout où elle cherchait à dissimuler son opposition de classe vis-à-vis du prolétariat avec sa formule préférée : ne voulons-nous pas tous finalement la même chose ? Toutes les divergences entre nous ne reposent que sur de simples malentendus. Cependant, moins nous permettions à la petite bourgeoisie de mal comprendre notre démocratie prolétarienne, plus elle devenait docile et soumise à notre égard. Plus on lui fait face de manière tranchée et énergique, plus elle plie et se courbe pour vous servir. C'est de la sorte que le parti ouvrier obtient d'elle le maximum de concessions. Tout cela, nous l'avons expérimenté et vécu.

Enfin, nous démasquions le crétinisme parlementaire — selon l'expression de Marx — des diverses soi-disant assemblées nationales[9]. Ces messieurs avaient laissé glisser de leurs mains tous les moyens de puissance, voire les avaient transférés en partie librement aux gouvernements. Face aux gouvernements réactionnaires ainsi renforcés, il y avait, à Berlin comme à Francfort, des assemblées impuissantes qui néanmoins se figuraient que leurs décrets inopérants feraient sortir le monde de ses gonds. Cette automystification de crétins régnait jusqu'à l'extrême gauche. Nous proclamions à leur adresse : votre victoire parlementaire coïncidera avec votre véritable défaite !

Et c'est ce qui arriva, à Berlin comme à Francfort. Lorsque la « gauche » obtint la majorité, le gouvernement dispersa toute l'Assemblée : il pouvait se le permettre, car l'Assemblée avait dilapidé son propre crédit auprès du peuple.

Lorsque je lus plus tard le livre de A. Bougeart sur Marat, l'ami du peuple, je trouvai que, sans le savoir, nous avions, à plus d'un égard, imité tout simplement le grand exemple de l'ami du peuple authentique (non falsifié par les royalistes). De fait, toute la rage hystérique et toutes les falsifications historiques, grâce auxquelles durant près d'un siècle on n'avait connu qu'un Marat tout à fait déformé, n'avaient qu'une seule cause : Marat avait arraché impitoyablement le voile à toutes les idoles du moment, Lafayette, Bailly et consorts, et les avait démasquées comme étant déjà des traîtres achevés pour la révolution. Or, lui-même — comme nous — ne tenait pas la révolution pour achevée, mais l'avait proclamée en permanence.

Nous affirmions ouvertement que l'orientation que nous représentions ne pouvait entrer dans la lutte pour conquérir ses véritables buts de parti que lorsque serait au pouvoir le parti le plus extrême de ceux qui existaient officiellement en Allemagne : c'est alors que nous constituerions l’opposition par rapport à lui.

Mais les circonstances firent en sorte qu'à côté des railleries pour l'adversaire allemand il y eut aussi la flambée de la passion. L'insurrection des ouvriers parisiens en juin 1848 nous trouva à notre place. Dès le premier coup de feu, nous étions corps et âme du côté des insurgés. Après leur défaite, Marx célébra les vaincus dans l'un de ses articles les plus éclatants[10].

C'est alors que nous perdîmes les derniers de nos actionnaires. Mais nous avions la satisfaction d'être la seule feuille en Allemagne, et pratiquement dans toute l'Europe, à brandir l'étendard du prolétariat vaincu, au moment où les bourgeois et petits-bourgeois de tous les pays submergeaient les vaincus du flot de leurs calomnies.

La politique extérieure était simple : intervenir en faveur de tout peuple révolutionnaire, appel à la guerre générale de l'Europe révolutionnaire contre le grand rempart de la réaction européenne, la Russie. Dès le 24 février, il était clair pour nous que la révolution n'avait qu'un seul ennemi véritablement redoutable : la Russie, et que cet ennemi serait de plus en plus contraint à intervenir dans la lutte à mesure que le mouvement gagnerait l'Europe entière. Les événements de Vienne, de Milan, de Berlin devaient retarder l'attaque russe, mais son déclenchement final n'en devenait que plus certain à mesure que la révolution s'en prenait à la Russie elle-même. Or si l'on parvenait à entraîner l'Allemagne dans la guerre contre la Russie, c'en était fait du règne des Habsbourg et des Hohenzollern, et la révolution triomphait sur toute la ligne.

Cette politique constitue la trame de chaque numéro du journal jusqu'au moment où les Russes envahirent effectivement la Hongrie, confirmant totalement notre prévision, mais scellant la défaite de la révolution.

En février 1849, lorsqu'on approcha de la bataille décisive, le journal se fit de jour en jour plus véhément et passionné. Dans Les Milliards silésiens (huit articles), Wilhelm Wolff remémora aux paysans de Silésie qu'au moment de l'abolition des charges féodales ils avaient été frustrés de grosses quantités d'argent et de terres au bénéfice des seigneurs, grâce à la complicité de l'État, et de réclamer un milliard de talers de dommages-intérêts.

En même temps, Marx publia son étude Travail salarié et capital dans une série d'éditoriaux, afin de marquer le but social de notre politique. Chaque numéro ordinaire ou supplémentaire désignait la grande bataille en préparation et l'exaspération des antagonismes en France, Italie, Allemagne et Hongrie. Les numéros supplémentaires d'avril et de mai surtout étaient autant d'appels au peuple, afin qu'il se tienne prêt à la bataille.

On s'étonne hors d'Allemagne que nous ayons pu, sans plus d'entraves, faire cette agitation au milieu d'une forteresse prussienne de premier rang, face à une garnison de 8 000 hommes et l'état-major. Mais, en raison des 8 fusils et baïonnettes et des 250 cartouches dans nos salles de rédaction, ainsi que des bonnets rouges de jacobins de nos typographes, notre maison avait, elle aussi, la réputation auprès des officiers d'être une forteresse que l'on ne pouvait prendre d'assaut sans coup férir.

Enfin, le grand coup fut frappé, le 18 mai 1849.

Le soulèvement était écrasé à Dresde et Elberfeld, la troupe encerclait les insurgés d'Iserlohn, la Rhénanie et la Westphalie étaient hérissées de baïonnettes, prêtes à marcher contre le Palatinat et le Bade. C'est alors que le gouvernement osa s'attaquer à nous. La moitié des rédacteurs était sous le coup de poursuites judiciaires, et les autres, n'étant pas des Prussiens, étaient menacés d'expulsion. Nous n'avions rien à y redire, tant qu'un corps d'armée tout entier se tenait derrière le gouvernement. Nous dûmes céder notre forteresse, mais nous nous en retirâmes avec armes et bagages, avec tous les honneurs et la bannière au vent, avec le dernier numéro en rouge, dans lequel nous avions prévenu les ouvriers de Cologne contre les tentatives désespérées du putsch, en leur adressant la formule suivante :

« Les rédacteurs de La Nouvelle Gazette rhénane vous remercient, au moment de leur départ, pour votre participation éprouvée. Leur dernier mot sera toujours et partout : émancipation de la classe ouvrière ! »

C'est ainsi que finit La Nouvelle Gazette rhénane, peu de semaines avant sa première année d'existence. Pratiquement sans moyens financiers — comme nous l'avons dit, les quelques concours qui lui avaient été assurés se dérobèrent rapidement —, elle réussit à lever son tirage à près de 5 000 dès le mois de septembre. Elle fut suspendue au moment de la proclamation de l'état de siège à Cologne, et dut recommencer à partir de zéro à la mi-octobre. Mais en mai 1849, au moment où elle fut bâillonnée, elle était toute proche de ses 6 000 abonnés, alors que le Journal de Cologne, de son propre aveu, n'en avait pas plus de 9 000. Nul journal allemand, ni avant ni après, n'eut autant de puissance et d'influence et n'a su électriser autant les masses prolétariennes que La Nouvelle Gazette rhénane.

Et cela, elle le devait principalement à Marx.

Lorsque le coup fut frappé, la rédaction se dispersa. Marx alla à Paris, où la décision était proche et tomba le 13 juin 1849. Wilhelm Wolff occupa son poste au parlement de Francfort — maintenant que l'Assemblée avait à choisir entre sa dissolution par le haut, ou son ralliement à la révolution. Quant à moi, j'allais dans le Palatinat, et devins adjudant dans le corps-franc de Willich[11].

Phase de la République rouge[modifier le wikicode]

Expulsions d'Engels et Dronke de Belgique[modifier le wikicode]

Cologne, 13 octobre 1848 [12]. Un ami, fort bien informé, nous écrit de Bruxelles : « Engels et Dronke ont été arrêtés et conduits à la frontière en voiture cellulaire après qu'il eurent simplement décliné leur nom. Un ouvrier de Cologne, Schmitz, qui aurait été actif lors de la libération de Wachter, a connu le même sort. En effet, la police de Bruxelles détenait une longue liste d'hommes qui s'étaient enfuis de Cologne, de sorte que la police belge était parfaitement informée de la prétendue participation de Schmitz à la libration de Wachter. »

Nous demandons au commissaire-directeur de police, M. Geiger, s'il est au courant des expédients utilisés pour confectionner cette liste noire et s'il en connaît les auteurs ?

Interventions de Marx dans la Société démocratique de Vienne[modifier le wikicode]

Marx estime qu’il est indifférent de savoir qui est ministre, dès lors qu'il s'agit maintenant ici — comme à Paris — de la lutte entre bourgeoisie et prolétariat[13]. Son discours était très intelligent, radical et riche d'enseignements…

Le docteur Marx parle des ouvriers, surtout allemands de l'étranger, des ateliers nationaux et de la récente révolution ouvrière de Paris. Il estime que les ouvriers allemands peuvent être fiers qu'un grand nombre de leurs compatriotes figurent parmi les déportés. Il parle ensuite des chartistes en Angleterre, et de leur dernière agitation. Avec l'Angleterre, il est possible de réaliser l'émancipation complète des ouvriers d'Europe. Il évoque ensuite la Belgique...

Le docteur Marx, rédacteur de La Nouvelle Gazette rhénane, salue la Société et affirme que c'est pour lui un honneur de parler devant une assemblée d'ouvriers à Vienne, comme il l'a fait précédemment à Paris, Londres et Bruxelles.

Procès contre « La Nouvelle Gazette rhénane »[modifier le wikicode]

Cologne. 5 décembre 1848 [14]. Il y a quelques jours, le rédacteur en chef de La Nouvelle Gazette rhénane, Karl Marx, était à nouveau convoqué devant le juge d'instruction. Quatre articles ont poussé le pouvoir central à une plainte en diffamation : l. Schnapphanski ; 2. un article de Breslau sur Lichnowski ; 3. un article où il est question d'un compte rendu « déformant » d'un certain « étrange citoyen » ; 4. la reproduction de la déclaration de trahison contre le peuple prise dans la salle Chez Eiser contre la majorité de Francfort dans le conflit du Schleswig-Holstein[15].

La Nouvelle Gazette rhénane attend maintenant avec nostalgie de nouvelles plaintes en diffamation en provenance de Berlin, Pétersbourg, Vienne, Bruxelles et Naples. Le 20 décembre se déroulera le premier procès de La Nouvelle Gazette rhénane contre le Parquet et la Gendarmerie.

Nous n'avons pas eu écho jusqu'ici de ce qu'un quelconque Parquet rhénan ait trouvé un quelconque article du Code pénal qui sanctionnerait les grossiers et manifestes actes d'illégalité commis par toutes les autorités rhénanes. « Il faut distinguer » est évidemment la devise favorite du Parquet de Rhénanie.

Légalité et révolution[modifier le wikicode]

Nous ne l'avons jamais dissimulé : le terrain sur lequel nous agissons, ce n'est pas le terrain légal, c'est le terrain révolutionnaire. Pour sa part, le gouvernement vient de renoncer à l'hypocrisie du terrain légal. Il s'est ainsi placé sur le terrain révolutionnaire, car le terrain contre-révolutionnaire est, lui aussi, révolutionnaire[16].

Aux yeux de la Couronne, la révolution de mars a été un fait brutal[17]. Un fait violent ne peut être effacé que par une autre violence. En cassant les récentes élections en vertu de la loi d'avril 1848, le ministre reniait sa propre responsabilité et cassait même le tribunal devant lequel il était responsable. La faculté d'en appeler à l'Assemblée nationale du peuple, il en faisait d'emblée une illusion, une fiction, une duperie. En inventant une première chambre basée sur le cens et faisant partie intégrante de l'Assemblée législative, le ministère déchirait ses propres lois organiques, abandonnait le terrain légal, faussait les élections populaires, déniait au peuple tout jugement sur l’« action salvatrice de la Couronne.

Ainsi donc, Messieurs, on ne saurait nier le fait, et nul historien futur ne le niera jamais : la Couronne a fait une révolution, elle a renversé la légalité existante, elle ne peut en appeler aux lois qu'elle-même a abrogées sans vergogne.

Si l'on parvient à accomplir jusqu'au bout une révolution, on peut pendre son adversaire, mais non le condamner. À titre d'ennemis vaincus, on peut les éliminer de son chemin, mais on ne peut les juger à titre de criminels[18]. En effet, une fois accomplie la révolution ou la contre-révolution, on ne peut appliquer aux défenseurs de ces lois les lois que l'on a abrogées. C'est la lâche hypocrisie de la légalité que vous, Messieurs, ne sanctionnerez point par votre verdict...

À cette occasion, Messieurs, regardons en face ce qu'est en réalité le terrain légal, comme on l'appelle. Je suis d'autant plus obligé d'insister sur ce point que nous passons — et c'est juste — pour des ennemis du terrain légal, et que les lois des 6 et 8 avril ne doivent leur existence qu'à la reconnaissance formelle du terrain légal.

La Diète représentait essentiellement la grande propriété foncière. Or, la grande propriété foncière constituait effectivement la base de la société du Moyen Âge, de la société féodale.

La société bourgeoise moderne, notre société, repose, à l'inverse, sur l'industrie et le commerce. Quant à la propriété foncière, elle a perdu toutes ses anciennes conditions d'existence et dépend désormais du commerce et de l'industrie. C'est pourquoi l'agriculture est, de nos jours, gérée industriellement, et les anciens seigneurs féodaux sont tombés au niveau des producteurs de bétail, de laine, de blé, de betteraves, d'eau-de-vie, etc., de gens qui, comme n'importe quel autre commerçant, font le trafic de ces produits industriels !

Tout attachés qu'ils restent à leurs préjugés, dans la pratique ils se transforment en bourgeois qui produisent le plus possible avec le moins de frais possible, qui achètent le meilleur marché possible pour vendre le plus cher possible. Le mode de vie, de production et de trafic de ces gens inflige donc à lui tout seul un démenti à leurs prétentions surannées pleines de superbe. Pour être l'élément social prédominant, la propriété foncière doit reposer sur le mode de production et d'échange féodal.

La Diète nationale représentait ce mode de production et d'échange féodal qui, depuis fort longtemps, avait cessé d'exister, et dont les représentants, si attachés qu'ils soient à leurs anciens privilèges, jouissent tout autant des avantages de la société nouvelle et les exploitent. Or, la nouvelle société bourgeoise, reposant sur de tout autres bases, un mode de production qui avait changé, devait s'emparer également du pouvoir politique ; elle devait nécessairement l'arracher des mains de ceux qui représentaient les intérêts de la société en voie de disparition, un pouvoir politique dont toute l'organisation était issue de conditions sociales matérielles absolument différentes. D'où la révolution.

En conséquence, la révolution était dirigée contre la monarchie absolue, synthèse politique suprême de la vieille société, aussi bien que contre la représentation selon le système des états correspondant à un ordre social mis en pièces depuis longtemps par l'industrie moderne, ou tout au plus aux vestiges prétentieux des états décomposés, dépassés chaque jour un peu plus par la société bourgeoise, et refoulés à l'arrière-plan. En vertu de quel principe la Diète nationale, représentant la vieille société, dicte-t-elle les lois à la nouvelle société qui a conquis ses droits dans la révolution ? Grâce à la prétention qu'elle affiche de défendre le terrain légal. Or, Messieurs, qu'entendez-vous donc par le maintien du terrain légal ? Le maintien de lois qui font partie d'une époque révolue de la société et ont été faites par les représentants d'intérêts sociaux disparus ou en voie de disparition, autrement dit de lois dressées par ces intérêts contre les besoins généraux actuels.

Or, la société ne repose pas sur la loi : c'est une illusion juridique. Elle doit plutôt être l'expression, opposée à l'arbitraire individuel, des intérêts et besoins communs de la société, tels qu'ils découlent du mode matériel de la production existant à chaque fois. Ainsi, le Code Napoléon que je tiens en main n'a pas engendré la société bourgeoise. La société bourgeoise, née au XVIIIe et développée au XIXe siècle, trouve bien plutôt simplement une expression légale dans ce Code. Dès que celui-ci ne correspond plus aux conditions sociales, ce n'est plus qu'un chiffon de papier. Vous ne pouvez faire de vieilles lois le fondement d'une évolution sociale nouvelle, pas plus que ces vieilles lois n'ont créé les anciennes conditions sociales. Issues de ces vieilles conditions sociales, elles doivent disparaître avec elles. Elles changeront nécessairement avec les conditions d'existence changées. Vouloir maintenir les anciennes lois envers et contre les exigences et besoins nouveaux de l'évolution sociale revient, au fond, à maintenir hypocritement des intérêts particuliers inactuels contre l'intérêt général actuel.

Défendre le terrain légal, c'est chercher à faire passer ces intérêts particuliers pour les intérêts dominants, alors qu'ils ne prédominent plus ; c'est chercher à imposer à la société des lois condamnées par ses conditions d'existence, par son mode de travail et de distribution, sa production matérielle même ; c'est tenter de maintenir en fonction des législateurs qui ne poursuivent plus que des intérêts particuliers, en abusant du pouvoir politique d'État pour mettre, par la force, les intérêts de la minorité au-dessus des intérêts de la majorité. Elle se met donc, à tout instant, en contradiction avec les besoins existants, freine le commerce et l'industrie, et prépare les crises sociales qui éclatent en révolutions politiques.

Séance du comité de l'Union ouvrière du 15-1-1849[modifier le wikicode]

Le citoyen Anneke propose que les prochaines élections fassent l'objet de la discussion des séances suivantes[19].

Le citoyen Schapper dit que si cela s'était produit il y a environ un mois, nous aurions pu escompter sans doute de bons résultats pour notre parti à nous, mais qu'il était, hélas ! trop tard aujourd'hui pour cela, étant donné que nous n'étions pas encore organisés. Il ne sera donc pas possible à l'Union ouvrière de faire élire ses propres candidats.

Le citoyen Marx est également d'avis que l'Union ouvrière, en tant que telle, ne saurait aujourd'hui faire passer ses candidats. Quoi qu'il en soit, il ne s'agit pas pour l'heure de réaliser quoi que ce soit sur le plan des principes, mais de faire opposition au gouvernement, à l'absolutisme, au pouvoir féodal. Or, pour cela, il suffit de simples démocrates, de prétendus libéraux, qui eux non plus ne sont pas d'accord, et de loin, avec l'actuel gouvernement. Il faut bien prendre la situation telle qu'elle est. Mais comme il importe surtout maintenant de faire une opposition la plus forte possible à l'actuel système absolutiste, le simple bon sens déjà exige que l'on admette qu'il n'est pas possible de réaliser ses propres conceptions et principes lors des élections et que l'on s'accorde avec un autre parti qui fait également de l'opposition, afin que ce ne soit pas notre ennemi commun, la royauté absolue, qui triomphe.

En conséquence, on décida de participer au comité électoral général qui devait se former à Cologne après qu'eut été fait le découpage des circonscriptions électorales, afin d'y défendre le principe démocratique général.

Pour réaliser une liaison plus étroite entre les ouvriers et les démocrates[20], on nomma les citoyens Schapper et Röser qui participaient aux réunions du comité de la Société démocratique et devaient ensuite rendre compte des résultats de leur action.

Décisions de l'assemblée générale de l'Union ouvrière le 16-4-1849[modifier le wikicode]

L'assemblée décide à l'unanimité :

1. de quitter la Fédération des sociétés démocratiques d'Allemagne et de s'affilier, au contraire, à la Fédération des Unions ouvrières allemandes, dont le comité central se trouve à Leipzig[21];

2. de charger son comité de convoquer un congrès ouvrier général à Leipzig ainsi qu'un congrès provincial de toutes les unions ouvrières de Rhénanie et de Westphalie, dans le but d'une liaison plus étroite du parti social pur ;

3. d'envoyer une délégation au congrès des unions ouvrières d'Allemagne qui se tiendra prochainement à Leipzig.

Réunion du comité, 17-4-1849[modifier le wikicode]

5. À la suite de la décision de l’assemblée générale d'hier, convoquer pour le premier dimanche de mai un congrès des représentants de toutes les unions ouvrières de Rhénanie et de Westphalie[22].

Afin d'exécuter cette résolution, le comité nomme un comité de province provisoire de six membres, composé des citoyens K. Marx, W. Wolff, K. Schapper, Anneke, Esser et Otto, et charge celui-ci de lancer une invitation motivée aux unions intéressées...

Décision de la première filiale de l'Union ouvrière de Cologne[23][modifier le wikicode]

Proposition

Considérant

1. que le docteur Gottschalk, dans le journal Freiheit, Arbeit, présente le docteur Karl Marx comme un ami et un partisan du député de Francfort, Franz Raveaux, alors que, dans la réunion du comité du 8 février, le citoyen Marx a clairement expliqué que si, pour l'heure, il appuyait la candidature de Raveaux et de Schneider II, il était loin de partager leurs idées, sur le plan des principes, qu'au contraire le premier avait été attaqué sans ménagements par La Nouvelle Gazette rhénane au cours de la période de sa plus grande gloire, mais qu'en ce moment il ne pouvait être question de démocrates rouges ou rosés, étant donné qu'actuellement il s'agit essentiellement de faire opposition à la monarchie absolue et, dans ce but, de rassembler les démocrates rouges et rosés face aux braillards[24];

2. en outre qu'à l'occasion du Congrès démocratique de Francfort le docteur Gottschalk a pris la parole pour déclarer qu'il pouvait utiliser les ouvriers de Cologne aussi bien pour une monarchie rouge que pour une république rouge, présentant donc les ouvriers comme de simples machines qui lui obéissent au doigt et à l'œil ;

3. que, dans le journal Freiheit, Arbeit, les attaques portées contre Raveaux ont un caractère tout à fait grossier et mesquin, lui reprochant une maladie organique présentée comme manie ;

4. que les autres attaques de ce journal ne se fondent le plus souvent sur aucun élément réel et, ne serait-ce que par leur candeur, ne méritent même pas d'être réfutées, mais n'en dénoncent pas moins la haine et la rancœur vulgaires ainsi que le caractère vil et sournois de leurs auteurs ;

5. qu'après sa libération de prison le docteur Gottschalk a combiné un plan dirigé contre plusieurs membres de l’Union ouvrière en vue de réorganiser l'Union ouvrière et, dans ce but, s'est octroyé à lui-même le poste de président après s'être mis à la tête d'un comité de cinq membres, ce qui dénonce une mentalité despotique heurtant les principes démocratiques les plus élémentaires ;

6. que cette nouvelle organisation tournait le dos au parti des prolétaires proprement dits pour se jeter dans les bras des petits-bourgeois, étant donné qu'il était prévu d'augmenter la cotisation mensuelle de chaque membre à 5 sous d'argent ;

7. que le docteur Gottschalk a tenté simultanément d'opérer des changements dans le journal de l'Union, à la suite de quoi celui-ci a cessé de paraître pendant quinze jours, et qu'il n'avait pas reçu de l'Union le moindre pouvoir, ni même n'en avait simplement informé, de quelque façon que ce soit, celle-ci ou son comité. Tout cela constitue manifestement une intervention abusive dans les règles de l'Union, intervention que rien ne peut justifier et qui ne saurait être excusée par la nécessité ou des raisons urgentes, voire le départ consécutif du docteur Gottschalk ;

8. qu'après sa libération le docteur Gottschalk, au lieu de combler les attentes des ouvriers de Cologne en continuant comme auparavant son activité dans le sens du progrès, est parti, à la stupeur générale, sans même leur adresser un seul mot d’adieu ou de remerciement pour leur persévérance et leur fidélité ;

9. que le docteur Gottschalk, par égards exagérés pour sa propre personne, s’est exilé et a lancé une proclamation de Bruxelles qui ne pouvait être rien d'autre qu'une déclaration tentant de justifier son attitude : lui, le républicain, se référant à sa propre personne, y parle « du juge toujours suprême du pays » ou « de la voix du peuple », autrement dit il considère que le juge suprême n'est pas la voix populaire universelle, à moins que son expression de juge suprême vise le roi, ce qui le placerait directement dans le camp des légitimistes et monarchistes ; qu'en outre, dans sa déclaration il exprime son mépris pour le peuple, en supposant que celui-ci en tant que juge suprême, voix du peuple, puisse aliéner ses pouvoirs à quelqu'un qui puisse jouer le rôle mesquin de porteur d'épaulettes, alors que lui-même cherche à se ménager une issue, tant auprès du roi que du peuple ;

10. que le docteur Gottschalk, pressé par l'Union ouvrière d'expliquer ou de commenter ce qu'il entendait par « le juge toujours suprême » dans sa prétendue déclaration, n'a pas jugé bon de lui faire la moindre réponse ;

11. que, sans y avoir été appelé par qui que ce soit, le docteur Gottschalk est ensuite retourné en Allemagne, par quoi toute l'affaire de son expatriation a crevé comme une simple bulle et peut être considérée comme simple manœuvre électorale ratée (ses frères et ses amis ayant été très actifs pour le faire élire à Berlin).

La première filiale de l'Union ouvrière de Cologne déclare : qu'elle n'approuve en aucune façon le comportement du docteur Gottschalk après son acquittement par le tribunal des jurés de Cologne ; en outre, rejette avec fermeté et indignation la prétention émise par Gottschalk d'abuser de l'Union ouvrière dans l'intérêt de la monarchie rouge ou de se laisser fourvoyer par de sournoises attaques personnelles contre certains, ou de se laisser octroyer un président avec un comité d'hommes de paille, ou de chercher son salut dans un exil volontaire qui invoque la grâce du roi en même temps que du peuple, ou de se laisser traiter comme un gamin par un individu quel qu'il soit.

Décisions de l'assemblée générale du 23-4-1849[modifier le wikicode]

1. L'assemblée générale se réunira dorénavant chaque mercredi.

2. Le conseil provisoire élu par le comité en vue de la tenue d'un congrès des unions ouvrières de Rhénanie et de Westphalie à Cologne, et composé de Karl Marx, K. Schapper, W. Wolff, F. Anneke, Esser et Otto, se trouve confirmé.

Convocation du congrès des unions ouvrières[modifier le wikicode]

Un certain nombre d'adhérents ont quitté dernièrement le comité d'arrondissement des sociétés démocratiques de la Rhénanie, et en même temps l'Union ouvrière de Cologne a déclaré quitter la Fédération des sociétés démocratiques rhénanes[25]. Cette démarche a été faite dans la conviction qu'étant donné la disparité des éléments de ces sociétés, on ne pouvait en attendre que peu de chose pour l'intérêt des classes laborieuses ou de la grande masse du peuple.

C'est pourquoi une ferme organisation d'éléments semblables, une puissante collaboration de toutes les unions ouvrières, apparaît tout à fait urgente.

Dans ce but, l'Union ouvrière locale a estimé nécessaire, comme première mesure, la formation d'un comité provisoire de toutes les unions ouvrières de Rhénanie et de Westphalie, et a nommé comme membres de celui-ci les signataires de la présente déclaration avec mission de prendre toutes mesures appropriées pour atteindre le but indiqué.

Le comité provisoire invite toutes les unions ouvrières et autres qui, sans avoir porté jusqu'ici cette étiquette, se réclament néanmoins avec fermeté des principes de la démocratie sociale, afin qu'elles envoient un délégué au congrès provincial, le premier dimanche du mois prochain (6 mai).

Les sujets à l'ordre du jour sont :

1. organisation des unions ouvrières de la Rhénanie et de la Westphalie ;

2. élections des délégués au congrès général de toutes les unions ouvrières allemandes, qui se tiendra au mois de juin à Leipzig ;

3. discussion et fixation des propositions que les délégués porteront devant le Congrès de Leipzig.

Les délégués élus pour le pré-congrès de Cologne sont invités à se faire connaître, pourvus de leurs pleins pouvoirs, au plus tard le 6 mai, vers 10 heures du matin chez Simon, Café Kranz, sur le Vieux Marché.

Cologne, le 24 avril 1849

K. MARX (absent), W. WOLFF, K. SCHAPPER, F. ANNEKE, C. J. ESSER, OTTO

P. S. On est prié d'envoyer les informations par lettres à l'adresse de Karl Schapper, président de l'Union ouvrière, Unter Hutmacher no 17.

Les journalistes de « La Nouvelle Gazette rhénane »[modifier le wikicode]

Cologne, 19 mai [26]. Voici ce qui est arrivé aux différents journalistes de La Nouvelle Gazette rhénane : F. Engels est sous le coup d'une inculpation pour l'intervention qu'il a faite à Elberfeld ; n'étant pas prussiens, Marx, Dronke et Weerth doivent quitter les États de ce côté-ci [du Rhin] ; n'ayant pas rempli ses obligations militaires, F. Wolff est sous le coup de poursuites judiciaires, tout comme W. Wolff, pour les délits politiques qui auraient eu lieu autrefois dans les vieilles provinces[27]. La Cour de justice a rejeté aujourd'hui la demande de mise en liberté sous caution de Korff.

  1. Cf. Seeblätter, 13 avril 1848.
    Ce tract, reproduit dans divers journaux ouvriers, est un appel à tous les ouvriers allemands pour la création d'unions ouvrières et pour la préparation d'un congrès des travailleurs. Il représente la première démarche du « parti Marx » dans la révolution : l'appel à l'union générale du prolétariat pour la lutte, condition préalable de tout succès ultérieur, dans l'intérêt aussi bien de la révolution que de la classe ouvrière elle-même.
    Cet appel fut préparé à Paris par la Ligue et transmis à Mayence par Wallau, membre du Conseil central, et Cluss, membre de la Ligue. Lors de leur retour en Allemagne, Marx-Engels s'arrêtèrent le 8 avril à Mayence, avant de rejoindre Cologne, afin d'y discuter du plan d'action ultérieur pour l'organisation d'une liaison entre les associations existantes et la création de nouvelles unions ouvrières, sortes de soviets.
  2. Cf. La Nouvelle Gazette rhénane, 13 août 1848. Texte élaboré par Marx.
  3. En général, il ne faut jamais changer ou adapter le programme lorsqu'il est mis en échec, ne serait-ce que pour juger de la situation issue de la défaite et se rendre compte du nouveau rapport de forces.
    Étant le reflet d'un état social, le programme est une force physique. Il peut disparaître de la scène politique, voire s'évanouir de la conscience des membres actuels du parti révolutionnaire, sans cesser d'exister comme tâche dans les rapports sociaux des classes, comme l'oxygène se trouve dans l'eau aussi bien que dans le feu, selon l'image de Marx.
  4. Compte rendu reproduit par La Nouvelle Gazette rhénane, 19 septembre 1848.
    Marx et Engels ont clairement énoncé, en théorie, la tactique à suivre dans les phases successives de la révolution double en Allemagne. Mais on manque cruellement de données sur leurs activités correspondantes, et notamment pour ce qui nous concerne sur les mesures d'organisation et le travail pratique accompagnant le passage de la lutte pour l'instauration d'une « République une et indivisible (sous la direction de la bourgeoisie ou du parti prolétarien prenant en charge cette tâche encore progressive) à celle pour une « République rouge » simplement revendiquée dans le dernier numéro de La Nouvelle. Gazette rhénane.
    Devant la trahison rapide de la bourgeoisie et la défaillance du parti démocratique en Allemagne, le parti prolétarien — dans l'état où il était, avec les moyens dont il disposait, et avec la conscience générale qu'il en avait dans la réalité — tenta de prendre la direction de la lutte politique, en mettant en avant sa revendication de République rouge, pourvue de l'étiquette « démocratique-sociale ». En effet, un acte de volonté ne pouvait changer ni les conditions arriérées de l'Allemagne avec ses innombrables classes précapitalistes et petites-bourgeoises, ni la nécessité de suivre les phases précédant les conditions de sa dictature unique et entière. Selon l'expression d'Engels, « la révolution de 1848 a fait exécuter, en somme, les tâches de la bourgeoisie par des combattants prolétariens sous l'enseigne du prolétariat » (préface polonaise du Manifeste). Encore le prolétariat fut-il battu.
    Un exposé systématique de la tactique du parti dans la révolution européenne de 1848-1850 a été publié dans « La Question militaire. Phase de la constitution du prolétariat en classe, donc en parti, en Allemagne », chap. IV, Il Programma comunista, Milan (le premier chapitre y fut publié dans le no 23, de décembre 1963). Toute cette série paraîtra en français in Fil du temps de 1973, no 11, consacré à la question militaire.
    On notera que toute l'assemblée de Worringen est animée et dirigée par des membres de la commune de Cologne de la Ligue des communistes : Schapper, Dronke, Moll, Engels, etc.
  5. Ce journal, porte-parole de la bourgeoisie libérale, s'était distingué davantage par ses attaques contre la révolutionnaire Nouvelle Gazette rhénane que contre le gouvernement absolutiste de Prusse.
    En ce qui concerne la défaillance du parti démocratique au cours des événements décisifs de mars, cf. Le Parti démocratique, 2-6-1848, trad. fr. : Marx-Engels, La Nouvelle Gazette rhénane, I, : Éd. sociales, p. 44-46 ; cf. également Programme du parti radical-démocrate et de la gauche à Francfort, p. 65-70.
  6. Cf. Engels, Der Sozialdemokrat, 13 mars 1884. Dans cet article Engels analyse l'une des faces de l'activité, celle de la presse, du « parti Marx », au cours de la crise européenne de 1848-1849. Dans son ouvrage de 1905, où il définit la tactique à adopter par le parti russe dans la révolution qui se prépare, Lénine analyse longuement la position de Marx à la tête de La Nouvelle Gazette rhénane au cours d'une révolution bourgeoise qui prélude à la révolution prolétarienne (tentative qui échoua en Allemagne en 1849, mais qui réussit en Russie en février et octobre 1917). Cf. Lénine, « Deux tactiques de la Social-démocratie dans la révolution démocratique », Œuvres, t. IX, p. 129-139 : III. « La représentation bourgeoise vulgaire de la dictature et la conception de Marx ».
    Comme Engels le souligne, ce programme garde aujourd'hui encore toute sa valeur : après la Russie, il pouvait s'appliquer à tous les pays qui, au XXe siècle, n'avaient pas encore fait leur révolution nationale bourgeoise dans les continents de couleur, chez les peuples opprimés par l'impérialisme blanc.
  7. La plupart des traductions rendent cette formule par « lutte d'accord avec la bourgeoisie » ou, pire encore, « fait front commun avec la bourgeoisie », suggérant l'idée d'un pacte formel et stable, voire d'un front unique politique avec la bourgeoisie progressive. Or, Marx-Engels ont été formels sur ce point : tant que la bourgeoisie est révolutionnaire, le prolétariat luttera à ses côtés sans s'allier ni se fondre avec elle sur le plan organisationnel ou programmatique, bref il nouera une alliance qui ne se conclut pas sur le papier, mais sur les champs de bataille » (Engels, La Nouvelle Gazette rhénane, 15-2-1848).
    En ce qui concerne la stratégie dans la période des luttes nationales progressives, cf. Marx-Engels, Écrits militaires, p. 433- 446.
    Au Congrès de Bakou qui définit la stratégie à adopter dans les pays coloniaux où l'instauration du capitalisme était encore progressive, l'Internationale communiste reprit scrupuleusement — sans s'y tenir dans la pratique ultérieure, hélas ! — la position classique de Marx-Engels : « L'Internationale communiste doit entrer en relations temporaires et former aussi des unions (soviets) avec les mouvements révolutionnaires dans les colonies et les pays arriérés, sans toutefois jamais fusionner avec eux et en conservant toujours le caractère indépendant de mouvement prolétarien même dans sa forme embryonnaire. » (Cf. Quatre premiers congrès mondiaux de l'Internationale communiste, 1919-1923, réimpression en fac-similé, Maspero, 1969, p. 56.) En ce qui concerne la discussion de ce point et l'évolution ultérieure de la question, cf. H. Carrère d’Encausse et S. Schram, Le Marxisme et l’Asie, 1853-1964, A. Colin, p. 202-203, 314-360.
  8. Comme on le sait La Nouvelle Gazette rhénane portait en sous-titre « Organe de la démocratie », mais elle n'avait pas pour autant un programme purement démocratique. Son rôle fut plutôt de critiquer les agissements des démocrates : « Nous n'avons jamais ambitionné l'honneur d'être l'organe de quelque gauche parlementaire. Étant donné les éléments disparates dont est né le parti démocratique en Allemagne, nous avons au contraire toujours estimé qu'il était de toute nécessité de surveiller personne plus étroitement que les démocrates eux-mêmes. » (Marx-Engels. La Nouvelle Gazette rhénane, I, Paris, Éd. sociales, p. 422, article d'Engels, « Le Débat sur la Pologne à Francfort », 25-8-1848.)
  9. Allusion aux articles de La Nouvelle Gazette rhénane (trad. Éd. sociales, I, p. 65-70, 114-116, 137-140, 239-245, 246-255, etc.) sur les assemblées de Francfort et de Berlin, écrits en grande partie par Marx, et qu'Engels reprit dans son ouvrage Révolution et contre révolution en Allemagne, Éd. sociales, p. 282.
  10. Engels fait allusion à l’article de Marx intitulé « La Révolution de juin », cf. Marx-Engels, La Nouvelle Gazette rhénane, I, p. 180-185.
  11. Sur la participation. d'Engels au soulèvement en Bade et dans le Palatinat dans les corps-francs de Willich, cf. « La Campagne pour la constitution du Reich », « La Révolution démocratique-bourgeoise en Allemagne, Éd. sociales, 1951, p. 115-202.
  12. Cf. La Nouvelle Gazette rhénane, 14 octobre 1848.
  13. Nous extrayons ces brefs relevés des diverses interventions de Marx dans la Société démocratique de Vienne des journaux Der Radikale, 31-8-1848, Die Constitution, 1-9-1848, et Der Volksfreund, 5-9-1848 (cf. Werke, 5, p. 490-91).
    Le 2 septembre 1848, Marx fit un exposé sur « Travail salarié et capital » lors de la réunion de la Première Société ouvrière de Vienne, mettant en évidence que les rapports sociaux du salariat et du capital étaient à l'origine de la révolution sociale de 1848.
    Après l'échec de la révolution d'octobre à Vienne, Marx parla devant la Société ouvrière de Cologne : Marx fit un exposé sur les événements survenus à Vienne, et expliqua que si Win-dischgrätz, a réussi à conquérir Vienne, c'est à cause des multiples trahisons de la bourgeoisie de cette ville. »
  14. Cf. La. Nouvelle Gazette rhénane, 6 décembre 1848.
    Cf., en outre, les articles du volume I des Éditions sociales sur les différents procès de Marx ou des membres de la commune de la Ligue communiste de Cologne : « Arrestations », p. 216, 217-220, « Information judiciaire contre La Nouvelle Gazette rhénane », p. 228-231, 255-259 : « Le Conflit entre Marx et la qualité de citoyen prussien », p. 461-464 ; volume II : « Le Procureur général Hecker et La Nouvelle Gazette rhénane », p. 75-80 ; « Le Parquet et La Nouvelle Gazette rhénane », p. 146-149 ; « Trois procès d'État contre La Nouvelle Gazette rhénane, p. 173-174 ; « Procès contre Gottschalk et ses compagnons », p. 255-267 ; « La Contre-révolution prussienne et la magistrature », p. 268-76, et le dernier article, magnifique, sur l' « Interdiction de La Nouvelle Gazette rhénane par la loi martiale » du 19-5-1849 (trad. fr. : Marx-Engels, Écrits militaires, p. 262-264).
  15. Cf. traduction française de l'article d'Engels sur la « Parodie de guerre au Schleswig-Holstein », 5-6-1848 (ibid., p. 195-197).
  16. Cf. Marx, « La Bourgeoisie et la contre-révolution », La Nouvelle Gazette rhénane, 10-12-1848. Dans sa plaidoirie devant la cour d'assises de Cologne, Marx développe le postulat fondamental du socialisme scientifique : « La révolution n'est pas une question de forme d'organisation, mais une question de force », qui résume toute la supériorité du socialisme scientifique sur les premiers balbutiements de l'utopisme (et toutes ses formes ultérieures, plus ou moins avouées). En effet, c'est une utopie de croire qu'il faut réaliser d'abord un modèle d'organisation, par exemple, de la production (coopératives, cellules d'entreprise, conseils de fabrique) ou de relations humaines (dans le parti ou la société), afin de l’étendre progressivement au reste de la société : cette conception rejoint le réformisme et abandonne le terrain de la violence révolutionnaire de classe.
    Cette formule de Marx implique toute une vision matérialiste du développement économique et politique de la société sur la base de grandeurs ou masses physiques qui évoluent sans lois abstraites a priori, d'inspiration finalement divinisées (justice, égalité, démocratie, souveraineté de l'esprit ou de la raison dans le peuple, le roi ou le chef), mais d'après les besoins de leur vie et de leur développement.
  17. Marx, « Le Procès du comité de district rhénan des démocrates, plaidoirie de Marx », La Nouvelle Gazette rhénane, 25-2-1849.
  18. Les procès contre les bolcheviks au cours de la contre-révolution stalinienne relèvent de la même idéologie hypocrite, appliquée aux révolutionnaires par un adversaire qui prétend revendiquer l'héritage de la révolution bolchevique. D'où tous les mensonges et mystifications qui font apparaître aujourd'hui le parti comme un moyen de coercition dirigé contre les militants eux-mêmes, bref un appareil monstrueux et diabolique qui se retourne contre ses propres auteurs (en fait, la contre-révolution a liquidé, avec des moyens insidieux, la grande révolution de 1917 et son acquis).
    Aux yeux du marxisme révolutionnaire, la vie de la IIIe Internationale comporte une autre leçon, à savoir que la « terreur idéologique » au sein du parti est non seulement nocive, mais encore inutile du point de vue de la révolution. Alors que la doctrine communiste se diffuse du fait qu'elle correspond aux brûlantes réalités sociales, cette malheureuse méthode consistait à vouloir remplacer ce processus naturel et organique par une catéchisation forcée : c'est ainsi que des éléments récalcitrants et égarés, soit pour des raisons plus fortes que les hommes et le parti, soit à cause des imperfections mêmes du parti, furent publiquement humiliés et mortifiés en congrès, sous les yeux de l'ennemi de classe, même quand ils avaient représenté le parti et dirigé l'action révolutionnaire dans des épisodes politiques de portée historique. Imitant la méthode chrétienne de la pénitence et du mea culpa, l'Internationale prit l'habitude de contraindre ces éléments à une confession publique de leurs erreurs, le plus souvent en leur promettant plus ou moins de retrouver par ce moyen d'importantes positions dans les rouages de l'organisation. Un moyen aussi philistin et parfaitement conforme à la morale religieuse n'a jamais amendé aucun membre du parti, ni protégé le moins du monde ce dernier contre les menaces de dégénérescence. Au contraire. Lorsque le parti s'achemine vers la victoire, l'obéissance des militants est spontanée et totale, mais non aveugle et forcée : la discipline centrale répond à la cohérence entre les fonctions de la base et du centre avec leur action et leur programme, et aucun dressage bureaucratique, aucun volontarisme antimarxiste ne peut s y substituer si elle fait défaut.
    Dans les terribles confessions auxquelles furent réduits les grands chefs révolutionnaires avant de disparaître dans les purges de Staline, comme dans toutes les palinodies qui accompagnent les tournants ultérieurs du communisme dégénéré russe, chinois, etc., les autocritiques sont une méthode contre-révolutionnaire, d'ignobles absurdités inutiles et hypocrites que la méthode (bigote et bourgeoise) de la réhabilitation n'efface évidemment en rien. C'est par l'abus croissant de telles méthodes que la dernière vague de la contre-révolution est parvenue à brouiller jusqu'aux yeux souvent même des révolutionnaires, la vision de la lutte et des méthodes communistes. En effet, c’est en agitant le vain et vide recours démocratique, la consultation des volontés de la base du parti, que certains opposants pensèrent sauver le processus révolutionnaire, dicté par les rapports de force, comme si l'adversaire triomphant se laissait impressionner et arrêter par des bulletins de vote dans sa course où lui-même est poussé par des forces sociales et économiques toutes matérielles.
  19. Cf. Freiheit, Arbeit, 21 janvier 1849.
    Après l'exposé de la politique générale du parti dans la crise révolutionnaire, cette série de textes aborde les luttes entre organisations et au sein même du parti ouvrier, qui ont lieu parallèlement au passage à la revendication de la République rouge démocratique-sociale, soit à la direction par le parti ouvrier de l'ensemble des forces révolutionnaires, prolétariennes aussi bien que petites-bourgeoises et bourgeoises.
    Dans ces conditions, la lutte au sein même des organisations ouvrières tourna autour de la question de savoir s'il fallait utiliser les moyens politiques.
    Marx s'opposa essentiellement à Gottschalk, fondateur de l'Union ouvrière, évincé ensuite par Marx et ses partisans. Gottschalk soutenait les revendications économiques spécifiques des ouvriers, et se comportait passivement sur le plan politique, se contentant de remettre des pétitions au nom des travailleurs aux autorités en place dans le cadre politique établi. Marx-Engels, au contraire, proposaient une large action politique tendant, par tous les moyens politiques possibles dans le cadre donné de la phase historique et du programme communiste, à renverser les puissances établies. Ainsi, Marx joua un rôle dirigeant dans le Comité démocratique de la province rhénane qui rassemblait des forces révolutionnaires disparates de la bourgeoisie, petite-bourgeoisie, paysannerie et artisanat. L'Union ouvrière y côtoyait la Société démocratique ainsi que l'Association pour les ouvriers et les patrons, aussi longtemps que tout ce monde était révolutionnaire.
    Le présent texte illustre de façon tranchée la conception de l'activité, et donc de l'organisation, toute politique de Marx-Engels, puisqu'il s'agit de la question des élections au cours de la révolution bourgeoise ou, en d'autres termes — plus significatifs —, de la révolution antiféodale et anti-absolutiste dans laquelle, par définition, l'un des actes révolutionnaires essentiels est précisément le transfert de la souveraineté politique du prince au peuple, transfert s'accompagnant de bouleversements gigantesques dans l'économie et la société : le parlementarisme est alors révolutionnaire.
  20. Le fait que la démocratie fit faillite n'infirme en rien la justesse de la tactique adoptée dans la situation donnée, et ne justifie nullement que l'abstention politique eût été plus conforme au programme communiste ou plus efficace. D'abord, cette tactique était la seule possible et la seule souhaitable dans la phase anti-absolutiste de la révolution (permanente, comme la définira Marx dans son Adresse de 1850, pour l'Allemagne). Elle ne freinait ni n'arrêtait alors l'activité révolutionnaire des masses, contrairement à ce qui se passe dans la crise qui précède l'assaut révolutionnaire du prolétariat dans un pays déjà capitaliste (cf., par exemple, les élections du 26 mars 1871 en ce qui concerne la Commune de Paris, Marx-Engels, La Commune de 1871, 10/18, p. 105, et note 105, p. 300).
  21. Cf. Freiheit, Brüderlichkeit, Arbeit, 22 avril 1849.
    Deux conditions sont posées à une action en commun avec les forces démocratiques des autres classes sociales : qu'il s'agisse de réaliser des tâches progressives bourgeoises ; que ces forces luttent sur le terrain révolutionnaire. C'est la seconde condition qui, faisant défaut en Allemagne au cours de cette période déterminée, justifia l'abandon de cette organisation vidée de toute signification. Hélas, la phase historique « démocratique » n'en fut pas surmontée pour autant. Au contraire. Les faibles forces du prolétariat furent de plus en plus seules sur le terrain révolutionnaire, non encore prolétarien.
  22. Cf. Freiheit, Brüderlichkeit, Arbeit, 22 avril 1849.
    Un intérêt nouveau se manifeste depuis quelques années en Allemagne pour le passé révolutionnaire de ce pays. En témoigne par exemple, la réimpression de la presse militante des années 1848. Les éditions Detlev Auvermann K.G. de Glashütten im Taunus viennent, récemment, de publier en fac-similé l'organe de l'Union ouvrière de Cologne Freiheit, Arbeit (14-1-1849 - 24- 6-1849), en l'introduisant du texte de H. von Stein, Der Kölner Arbeiterverein (1846-1849), qui fut publié pour la première fois en 1921, et en l'accompagnant des remarques de E. Czobel, extraits de Grünberg Archiv, vol. 11, p. 299-335, Leipzig, 1925, ainsi que des pages 429-432 extraites du premier volume de Marx-Engels, Archiv, Francfort, 1928.
    Signalons enfin, chez le même éditeur, la réimpression de la revue du Banni : Der Geächtete, Zeitschrift in Verbindung mit mehreren deutschen Volksfreunden herausgegeben von J. Venedey, Paris, 1834 — déc.-janv. 1846.
  23. Cf. Freiheit, Brüderlichkeit, Arbeit, 29 avril 1849.
    Ces comptes rendus d'activité de parti témoignent de la lutte que Marx-Engels durent engager au sein de l'organisation pour défendre et expliquer leur conception du cours de la révolution.
    En général, les réunions où les discussions sont souvent longues, apparemment tortueuses, voire sibyllines, et parfois âpres, sont précisément celles où les militants se forment, explicitant pour eux-mêmes les mots d'ordre du parti et ses principes avec les préoccupations et les problèmes concrets qui se posent aux individus dans les diverses localités et conditions particulières (dont les arguments opposés dans la discussion reflètent souvent la nature). C'est donc dans ces réunions que s'élabore la conscience de l'action historique du prolétariat. Grâce à cette activité, « la théorie devient une force, en gagnant les masses ».
  24. En 1848-1849, les démocrates républicains furent appelés « les subversifs » par les constitutionnels bourgeois que les premiers baptisèrent « les braillards ».
  25. Cf. Freiheit, Brüderlichkeit, Arbeit, 29 avril 1849.
  26. Cf. La Nouvelle Gazette rhénane, 26 avril 1849, supplément.
  27. Cf. Deutsche Zeitung, 22 mai 1849.
    On trouvera d'intéressantes notes ou documents sur l'activité de Marx-Engels pour la période allant d'avril 1848 à juin 1849 en annexe au volume III de Marx-Engels, La. Nouvelle Gazette rhénane, Paris, Éd. sociales, p. 463-517. De même, les « Dates principales de leur vie et de leur activité en 1848 et 1849 permettront de mieux situer l'œuvre de Marx-Engels au cours de cette période révolutionnaire.