Polémiques autour de règles d'organisation

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche

La vie de notre Marx, sans l'Internationale,

serait comme une chevalière dont on aurait

arraché le diamant.

Engels à Laura Marx, 24 juin 1883

Manuels et intellectuels au Congrès de Genève[modifier le wikicode]

L'article 11 [des règlements spéciaux de l'A. I. T.] ainsi conçu : « Chaque membre de l'Association a le droit de participer au vote et est éligible », a été le sujet de la discussion suivante :

Le citoyen Tolain (Paris) : S'il est indifférent d'admettre, comme membre de l'Association internationale, des citoyens de toute classe, travailleurs ou non, il ne doit pas en être de même lorsqu'il s'agit de choisir un délégué. En présence de l'organisation sociale actuelle dans laquelle la classe ouvrière soutient une lutte sans trêve ni merci contre la classe bourgeoise, il est utile, indispensable même, que tous les hommes qui sont chargés de représenter des groupes ouvriers soient des travailleurs[1].

Le citoyen Perrachon (Paris) parle dans le même sens et va plus loin, car il croit que ce serait vouloir la perte de l'Association que d'admettre comme délégué un citoyen qui ne serait pas ouvrier.

Le citoyen Vuilleumier (Suisse) : En éliminant quelqu'un de notre association, nous nous mettrions en contradiction avec nos règlements généraux, qui admettent dans son sein tout individu sans distinction de race, ni de couleur, et par le seul fait de son admission il est apte à prétendre à l'honneur d'être délégué.

Le citoyen Cremer (Londres) s'étonne de voir cette question revenir de nouveau en discussion. Il n'en comprend pas la nécessité, car ‑ dit-il ‑ parmi les membres du Conseil central se trouvent plusieurs citoyens qui n'exercent pas de métiers manuels et qui n'ont donné aucun motif de suspicion, loin de là. Il est probable que, sans leur dévouement, l'Association n'aurait pu s'implanter en Angleterre d'une façon aussi complète. Parmi ces membres, je vous citerai un seul, le citoyen Marx, qui a consacré toute sa vie au triomphe de la classe ouvrière.

Le citoyen Carter (Londres) : On vient de vous parler du citoyen Karl Marx. Il a compris parfaitement l'importance de ce premier congrès, où seulement devaient se trouver des délégués ouvriers. Aussi a-t-il refusé la délégation que lui offrait le Conseil central[2]. Mais ce n'est point une raison pour l'empêcher, lui ou tout autre, de venir au milieu de nous, au contraire. Des hommes se dévouant entièrement à la cause prolétaire sont trop rares pour les écarter de notre route. La bourgeoisie n'a triomphé que du jour où, riche et puissante par le nombre, elle s'est alliée la science, et c'est la prétendue science économique bourgeoise qui, en lui donnant du prestige, maintient encore son pouvoir. Que les hommes qui se sont occupés de la question économique, et qui ont reconnu la justice de notre cause et la nécessité d'une réforme sociale, viennent au congrès ouvrier battre en brèche la science économique bourgeoise[3].

Le citoyen Tolain (Paris) : Comme ouvrier, je remercie le citoyen Marx de n'avoir pas accepté la délégation qu'on lui offrait. En faisant cela, le citoyen Marx a montré que les congrès ouvriers devaient être seulement composés d'ouvriers manuels[4]. Si ici nous admettons des hommes appartenant à d'autres classes, on ne manquera pas de dire que le congrès ne représente pas les aspirations des classes ouvrières, qu'il n'est pas fait pour des travailleurs, et je crois qu'il est utile de montrer au monde que nous sommes assez avancés pour pouvoir agir par nous-mêmes.

L'amendement du citoyen Tolain voulant la qualité d'ouvrier manuel pour recevoir le titre de délégué est mis aux voix et rejeté, 20 pour et 25 contre.

L'article 11 est mis aux voix et adopté à la majorité, 10 votant contre.

Les Anglais m'ont proposé hier la présidence du Conseil central en guise de démonstration contre messieurs les Français qui voulaient exclure tous ceux qui n'étaient pas des travailleurs manuels, d'abord de l'Association internationale, puis, au moins, de la possibilité d'être élus comme délégués au congrès[5]. Je déclarai qu'en aucun cas je ne pouvais accepter cette solution, et je proposai de mon côté Odger qui fut réélu, bien que malgré ma déclaration certains membres eussent voté pour moi. Au reste, Dupont m'a fourni l'explication de la manœuvre de Tolain et de Fribourg : ils veulent se présenter en 1869 au Corps législatif comme candidats ouvriers[6], en s'appuyant sur le « principe » que seuls des ouvriers peuvent représenter des ouvriers. Ces messieurs avaient donc un intérêt primordial à faire proclamer ce principe par le congrès.

À la séance d'hier du Conseil central, il y eut toutes sortes de scènes dramatiques. M. Cremer, par exemple, tomba des nues, lorsque Fox fut nommé secrétaire général à sa place. Il eut le plus grand mal à dominer sa fureur. Autre scène, quand il fallut informer M. Le Lubez qu'il était exclu du Conseil central par décret du congrès. Pour soulager la détresse de son âme, il se lança dans un discours de plusieurs heures, où il vomit tout son venin et tout son fiel contre les Parisiens. Il parla de lui-même avec une vénération étonnante, et fit toutes sortes d'allusions à des intrigues par lesquelles les nationalités qui lui étaient favorables (Belgique et Italie) avaient été tenues à l'écart du congrès. Il réclama finalement ‑ et cela sera discuté mardi prochain ‑ un vote de confiance du conseil central[7]. Salut.

L'Association internationale des travailleurs et l'Alliance de la démocratie socialiste[modifier le wikicode]

Il y a environ un mois, un certain nombre de citoyens se sont constitués à Genève en comité central initiateur d'une nouvelle société internationale, dite l'Alliance internationale de la démocratie socialiste, se « donnant pour mission spéciale d'étudier les questions politiques et philosophiques sur la base même de ce grand principe de l'égalité », etc.[8]. Le programme et le règlement imprimés de ce comité initiateur n'ont été communiqués au Conseil général de l'Association internationale des travailleurs que dans sa séance du 15 décembre. D'après ces documents, ladite « Association internationale est fondue entièrement dans l'Association internationale des travailleurs », en même temps qu'elle est fondée entièrement en dehors de cette Association.

À côté du Conseil général de l'Association internationale, élu par les congrès ouvriers de Genève, de Lausanne et de Bruxelles; il y aurait, d'après le règlement initiateur, un autre Conseil central à Genève, qui s'est nommé lui-même. À côté des groupes locaux de l'Association internationale, il y aurait ceux de l'Alliance internationale qui, « par l'intermédiaire de leurs bureaux nationaux », fonctionnant en dehors des bureaux nationaux de l'Association, demanderaient « au bureau central de l'Alliance leur admission dans l'Association internationale des travailleurs ». Le comité central de l'Alliance s'arroge ainsi le droit d'admission dans l'Association internationale. Enfin, le Congrès général de l'Association internationale trouverait encore sa doublure dans le Congrès général de l'Alliance internationale. En effet, il est dit dans le règlement initiateur : « Au congrès annuel des travailleurs, la délégation de l'Alliance de la démocratie socialiste, comme branche de l'Association internationale des travailleurs, tiendra ses séances publiques dans un local séparé. »

Considérant

· Que la présence d'un deuxième corps international fonctionnant à l'intérieur et à l'extérieur de l'Association internationale des travailleurs serait le moyen le plus infaillible de la désorganiser ;

· Que n'importe quel autre groupe d'individus, résidant dans une localité quelconque, aurait le droit d'imiter le groupe initiateur de Genève et, sous des prétextes plus ou moins plausibles, de greffer sur l'Association internationale des travailleurs d'autres associations internationales avec d'autres « missions spéciales » ;

· Que de cette manière l'Association internationale des travailleurs deviendrait bientôt le jouet des intrigants de toute race et de toute nationalité ;

· Que d'ailleurs les statuts de l'Association internationale des travailleurs n'admettent dans son cadre que des branches locales et nationales (voir l'article 1 et l'article 6 des statuts) ;

· Que défense est faite aux sections de l'Association internationale de se donner des statuts ou règlements administratifs contraires aux statuts généraux et aux règlements administratifs de l'Association internationale (voir l'article 12) ;

· Que les statuts et règlements administratifs de l'Association internationale ne peuvent être révisés que par un congrès général où deux tiers des délégués présents voteraient en faveur d'une telle révision (voir l'article 13 des règlements administratifs) ;

· Que la question a déjà été jugée par les résolutions contre la Ligue de la paix, adoptées à l'unanimité par le Conseil général de Bruxelles ;

· Que, dans ses résolutions, le congrès déclarait que la Ligue de la paix n'avait aucune raison d'être, puisque, d'après ses récentes déclarations, son but et ses principes étaient identiques à ceux de l'Association internationale des travailleurs ;

· Que plusieurs membres du groupe initiateur de l'Alliance, en leur qualité de délégués au Congrès de Bruxelles, ont voté ces résolutions[9], le Conseil général, dans sa séance du 22 décembre 1868, a résolu à l'unanimité :

1. Tous les articles du règlement de l'Alliance internationale de la démocratie socialiste, statuant sur ses relations avec l'Association internationale des travailleurs, sont déclarés nuls et de nul effet ;

2. L'Alliance internationale de la démocratie socialiste n'est pas admise comme branche de l'Association internationale des travailleurs ;

3. Ces résolutions seront publiées dans les différents pays où l'Association internationale des travailleurs existe [10].

Par ordre du Conseil général de l'Association internationale des travailleurs.

Ces messieurs de l'Alliance ont mis beaucoup de temps pour réaliser leur œuvre[11]. En fait, il eût été préférable qu'ils gardent pour eux leurs « innombrables légions » en France, Espagne et Italie.

Bakounine pense : si nous approuvons son « programme radical », il peut l'utiliser pour une publicité accrocheuse, voire pour nous compromettre. En revanche, si nous nous y opposons, ils nous dénonceront à cor et à cri comme contre-révolutionnaires. En outre, si nous laissons faire, il s'arrangera au Congrès de Bâle pour s'allier avec les plus mauvais éléments. Je pense qu'il faut répondre en ce sens :

D'après le paragraphe 1 des statuts, il faut admettre toute société ouvrière qui poursuit le même but, à savoir le concours mutuel, le progrès et l'émancipation complète des classes ouvrières.

Comme les phases de développement des différentes sections ouvrières dans un même pays et de la classe ouvrière dans les divers pays sont nécessairement très différentes, le mouvement réel s'exprime forcément aussi sous des formes théoriques très différentes.

La communauté d'action que suscite l'Internationale, l'échange d'idées entre les différents organes des sections de tous les pays, enfin les discussions directes dans les congrès généraux ne manqueront pas d'engendrer peu à peu un programme théorique, commun à tout le mouvement ouvrier.

En conséquence, pour ce qui concerne le programme de l'Alliance, il n'incombe pas au Conseil général de le soumettre à un examen critique, ni de rechercher s’il est une expression scientifique correcte du mouvement ouvrier. Il doit simplement se demander si sa tendance générale n'est pas en contradiction avec la tendance générale de l'Association internationale des travailleurs.

Il n'y a qu'une phrase du programme ‑ § 2 : « Elle veut avant tout l'égalisation politique, économique et sociale des classes » ‑ qui pourrait mériter ce reproche[12].

Le Conseil général de l'Association internationale des travailleurs au bureau central de l'Alliance de la démocratie socialiste[modifier le wikicode]

Citoyens,

D'après l'article premier de nos statuts, l'Association internationale des travailleurs admet « toutes les sociétés ouvrières qui poursuivent le même but, à savoir le concours mutuel, le progrès et l'émancipation complète de la classe ouvrière[13] ».

Étant donné que les fractions de la classe ouvrière dans chaque pays et la classe ouvrière dans les divers pays se trouvent à des niveaux de développement différents à l'heure actuelle[14], il s'ensuit nécessairement que leurs opinions théoriques, qui reflètent le mouvement réel, sont également divergentes.

Il n'entre donc pas dans les attributions du Conseil général de procéder à l'examen critique du programme de l'Alliance. Nous n'avons pas à déterminer si, oui ou non, c'est une expression adéquate du mouvement prolétarien. Il nous importe seulement de savoir s'il ne contient rien de contraire à la tendance générale de notre association, c'est-à-dire à l'émancipation complète de la classe ouvrière.

Il y a dans votre programme une phrase qui, de ce point de vue, est erronée. Dans l'article 2, on lit : « Elle [l'Alliance] veut avant tout l'égalisation politique, économique et sociale des classes[15]. »

Si on l'interprète littéralement, l'égalisation des classes aboutit à l'harmonie du capital et du travail, si importunément prêchée par les socialistes bourgeois. Ce n'est pas l'égalisation des classes ‑ contresens logique, impossible à réaliser ‑ mais au contraire l'abolition des classes, ce véritable secret du mouvement prolétarien, qui constitue le grand but de l'Association internationale des travailleurs.

Cependant, si l'on considère le contexte dans lequel se trouve cette phrase sur l'égalisation des classes, il semble qu'elle s'y soit glissée comme une simple erreur de plume (slip of the pen). Le Conseil général ne doute pas que vous voudrez bien éliminer de votre programme une phrase prêtant à des malentendus aussi graves.

À l'exception des cas où la tendance générale de l'Association internationale serait contredite, il correspond à ses principes de laisser à chaque section la liberté de formuler son programme théorique. Il n'existe donc pas d'obstacle pour la conversion des branches de l'Alliance en sections de l'Association internationale des travailleurs.

Si la dissolution de l'Alliance et l'entrée des sections dans l'Internationale étaient définitivement décidées, il deviendrait nécessaire, d'après nos règlements, d'informer le Conseil du lieu et de la force numérique de chaque nouvelle section[16].

Séance du Conseil général du 9 mars 1869[modifier le wikicode]

Tu constateras que le vieux Becker ne peut pas s'empêcher de faire l'important[17]. Son système d'organisation par groupes linguistiques démolit tous nos statuts et leur esprit, et transforme notre système tout naturel et rationnel en une méchante construction artificielle, fondée sur des liens linguistiques au lieu de liens réels que forment les États et les nations. Ce procédé est archi-réactionnaire, digne des panslavistes[18] ! Et tout cela parce que nous lui avions permis provisoirement, en attendant que l'Internationale se renforce en Allemagne, de demeurer le centre de ses anciens correspondants[19].

J'ai aussitôt fait obstruction à sa tentative de se prétendre le centre de l'Allemagne au Congrès d'Eisenach.

Bebel m'a envoyé 25 talers pour les Belges de la part de son association de formation ouvrière. J'ai aussitôt accusé réception, et utilisé l'occasion pour lui écrire à propos des plans fantaisistes[20].

J'ai attiré son attention sur l'article 6 des statuts, qui n'admet que des comités centraux nationaux, reliés directement au Conseil général, et là où la police l'empêche absolument, oblige les groupes locaux de chaque pays de correspondre directement avec le Conseil général. Je lui ai expliqué que la prétention de Becker était absurde, et pour finir je lui ai déclaré que si le Congrès d'Eisenach adoptait le projet de Becker, pour autant qu'il concerne l'Internationale, nous le casserions aussitôt publiquement comme étant contraire aux statuts.

Au reste, avant le congrès, Bebel et Liebknecht m'avaient informé qu'ils avaient spontanément écrit à Becker pour lui déclarer qu'ils ne le reconnaissaient pas, mais correspondraient directement avec Londres.

Becker lui-même n'est pas dangereux. Mais son secrétaire Rémy ‑ à en croire les rapports de Suisse ‑ lui aurait été octroyé par Monsieur Bakounine, dont il serait l'instrument. Apparemment, ce Russe voudrait devenir le dictateur du mouvement ouvrier européen. Qu'il prenne garde, sans quoi il sera officiellement excommunié.

Communication confidentielle[modifier le wikicode]

Le Russe Bakounine (bien que je le connaisse depuis 1843, je passe sur tout ce qui n'est pas absolument nécessaire à l'intelligence de ce qui va suivre) avait eu, peu après la fondation de l'internationale, une entrevue avec Marx à Londres[21]. Ce dernier reçut à ce moment son adhésion à l'Association, pour laquelle Bakounine promit d'agir de son mieux. S'étant rendu en Italie, il y reçut, envoyés par Marx, les statuts provisoires et l'« Adresse » aux classes ouvrières. Il répondit de façon très « enthousiaste », mais ne fit rien. Après plusieurs années, durant lesquelles on n'entendit plus parler de lui, il reparut en Suisse, où il ne rejoignit pas les rangs de l'Internationale, mais de la Ligue de la paix et de la liberté. Après le congrès de cette Ligue (Genève, 1867), Bakounine s'introduisit dans le comité exécutif de celle-ci, mais y trouva des adversaires qui non seulement ne lui permirent d'exercer aucune influence dictatoriale, mais le surveillèrent comme « Russe suspect ». Peu après le Congrès de Bruxelles (septembre 1868) de l'Internationale, la Ligue de la paix tint son congrès à Berne. Cette fois, Bakounine se fit boutefeu et, soit dit en passant, pour dénoncer la bourgeoisie occidentale adopta le ton cher aux « optimistes » moscovites quand ils attaquent la civilisation occidentale pour pallier leur propre barbarie. Il proposa une série de résolutions, fadaises en soi, mais calculées pour inspirer la terreur aux crétins bourgeois et pour permettre à M. Bakounine de quitter avec éclat la Ligue de la paix pour rentrer dans l'Internationale. Il suffit de dire que le programme qu'il avait proposé au Congrès de Berne renferme des absurdités telles que l'égalité des classes, l'abolition du droit d'héritage en tant que commencement de la révolution sociale [22], etc., c'est-à-dire de vains bavardages, un chapelet de phrases creuses, bref, une insipide improvisation calculée simplement pour produire un effet sur le moment. Les amis de Bakounine à Londres et à Paris (où un Russe est codirecteur de la Revue positiviste) annoncèrent au monde le départ de Bakounine de la Ligue de la paix comme un événement, et présentèrent son grotesque programme, pot-pourri de lieux communs usés, comme quelque chose de particulièrement terrible et original.

Sur ces entrefaites, Bakounine était entré dans la branche romande de l'Internationale (à Genève). Mais alors qu'il lui avait fallu des années pour se décider à faire ce pas, il lui suffit d'un jour pour se décider à bouleverser l'Internationale pour en faire son instrument.

À l'insu du Conseil général de Londres ‑qui n'en fut instruit que lorsque tout fut apparemment prêt ‑, il fonda une soi-disant Alliance de la démocratie socialiste. Le programme de celle-ci n'était autre que celui proposé par Bakounine au Congrès de la paix à Berne. Cette association se présentait ainsi dès le début comme n'ayant pas d'autre but que de répandre la science ésotérique spécifiquement bakouninienne, et Bakounine lui-même ‑ l'un des êtres les plus ignares dans le domaine de la théorie sociale ‑ apparut subitement comme fondateur de secte. Au fond, le programme théorique de cette Alliance n'était qu'une farce. Le côté sérieux, c'était son organisation pratique. Cette société devait, en effet, être internationale, et son comité central siéger à Genève, c'est-à-dire sous la direction personnelle de Bakounine. Mais, en même temps, elle devait former une partie tout à fait intégrante de l'Association internationale des travailleurs. Ses sections devaient, d'une part, être représentées au prochain congrès de l'Internationale (à Bâle) et, en même temps, tenir leur propre congrès à côté de l'autre dans des séances séparées, etc.

Le matériel humain dont Bakounine disposa tout d'abord, ce fut la majorité d'alors du comité fédéral romand de l'Internationale de Genève. J. P. Becker, à qui le zèle propagandiste tourne parfois la tête, fut poussé en avant. Bakounine avait quelques alliés en Italie et en Espagne.

Le Conseil général de Londres était parfaitement renseigné. Il laissa cependant Bakounine aller tranquillement jusqu'au moment où J. P. Becker l'obligea à soumettre au Conseil général à fin de ratification les statuts et le programme de l'Alliance de la démocratie socialiste. Bakounine répondit alors par une décision longuement motivée, très « juridique » et « objective » dans sa teneur, mais dont les considérants ne manquaient pas d'ironie. En voici la conclusion : 1. Le Conseil général n'admet pas l'Alliance comme section de l'Internationale ; 2. Tous les articles du règlement de l'Alliance qui se rapportent à l'Internationale sont considérés comme nuls et nuls d'effet. Les considérants démontraient de manière claire et frappante que l'Alliance n'était qu'une machine destinée à désorganiser l'Internationale.

Ce coup était inattendu. Bakounine avait déjà transformé L'Égalité, l'organe central des membres de langue française de l'Internationale en Suisse, en son organe personnel et, en outre, il avait fondé à Locle un petit « Moniteur » privé, Le Progrès. Ce dernier continue encore à jouer ce rôle sous la direction d'un partisan fanatique de Bakounine, un certain Guillaume.

Après plusieurs semaines d'attente, le comité central de l'Alliance fit enfin une réponse au Conseil général, sous la signature de Perron, un Genevois : l'Alliance, dans son zèle pour la bonne cause, se disait prête à sacrifier son organisation séparatiste, mais à la condition toutefois que le Conseil général déclarât qu'il reconnaissait ses principes « radicaux ».

Le Conseil général répondit que sa fonction n'était pas de porter un jugement théorique sur les programmes des différentes sections, qu'il avait seulement à veiller à ce qu'ils ne continssent rien qui fût en contradiction directe avec les statuts et avec leur esprit, qu'il devait en conséquence insister pour que la phrase ridicule du programme de l'Alliance sur l'« égalisation des classes » fût éliminée et remplacée par l'abolition des classes (ce qui fut fait), qu'enfin l'Alliance serait admise après la dissolution de son organisation internationale particulière, et après communication au Conseil général de la liste de toutes ses sections (ce qui ne fut jamais fait).

L'incident fut ainsi clos. L'Alliance prononça formellement sa dissolution, mais continua à subsister en fait sous la direction de Bakounine qui gouvernait en même temps le comité fédéral romand. Aux journaux qu'elle possédait déjà vint se joindre la Federacion de Barcelone et, après le Congrès de Bâle, l'Eguaglianza de Naples.

Bakounine chercha alors d'une autre façon à atteindre son but ‑ transformer l'Internationale en son instrument personnel. Il fit proposer au Conseil général, par notre comité romand de Genève, de mettre au programme du Congrès de Bâle la question de l'héritage. Le Conseil général y consentit, afin de pouvoir porter à Bakounine un coup décisif. Le plan de Bakounine était le suivant : si le Congrès de Bâle adoptait les « principes » ( ?) établis par lui à Berne, l'univers saurait que ce n'est pas Bakounine qui est allé à l'Internationale, mais que c'est l'Internationale qui est venue à Bakounine. Conséquence toute simple : le Conseil général de Londres, dont l'opposition à cette exhumation de la vieillerie saint-simonienne était connue de Bakounine, doit céder la place, et le Congrès de Bâle transférera le Conseil général à Genève de sorte que l'Internationale tombera sous la dictature de Bakounine.

Pour s'assurer la majorité au Congrès de Bâle, Bakounine machina une véritable conspiration. Il y eut même de faux mandats, comme celui de Guillaume pour le Locle. Bakounine lui-même alla jusqu'à mendier des mandats à Naples et à Lyon: Toutes sortes de calomnies furent répandues contre le Conseil général. Aux uns, on disait que l'élément bourgeois y prédominait, aux autres qu'il était le foyer du communisme autoritaire. Les résultats du Congrès de Bâle sont connus : les propositions de Bakounine ne furent pas adoptées, et le Conseil général resta à Londres.

Le dépit que lui causa l'échec de ce plan, à la réussite duquel Bakounine avait peut-être attaché dans « son cœur et sa sensibilité » toutes sortes de spéculations privées, se donna libre cours dans les propos irrités de L'Egalité et du Progrès. Ces journaux prirent d'ailleurs de plus en plus l'allure d'oracles officiels. Tantôt l'une, tantôt l'autre des sections suisses de l'Internationale était mise au ban, parce que, contrairement aux prescriptions expresses de Bakounine, elles avaient participé au mouvement politique, etc.

Enfin, la fureur longtemps contenue contre le Conseil général éclata ouvertement. Le Progrès et L'Égalité commencèrent à se moquer du Conseil général, puis l'attaquèrent et. déclarèrent publiquement qu'il ne remplissait pas ses devoirs, par exemple au sujet du bulletin trimestriel ; le Conseil général devait cesser de contrôler directement l'Angleterre et instaurer, à ses côtés, distinct de lui, un comité central anglais qui s'occuperait uniquement des affaires anglaises. Les décisions du Conseil général au sujet des révolutionnaires irlandais emprisonnés constituaient un abus de pouvoir, attendu qu'il ne devait pas se mêler de questions de politique locale. En outre, Le Progrès et L'Egalité prirent de plus en plus position en faveur de Schweitzer, et sommèrent catégoriquement le Conseil général de se prononcer officiellement et publiquement sur la question Liebknecht-Schweitzer. Le journal Le Travail de Paris, où les amis de Schweitzer faisaient passer des articles en sa faveur, recevait pour cela les éloges du Progrès et de L'Egalité, et cette dernière l'invitait à faire cause commune contre le Conseil général.

Le moment était donc venu d'intervenir. La pièce suivante est la copie littérale de la circulaire du Conseil général au comité fédéral de la Suisse romande à Genève. Elle est trop longue pour que je la traduise[23].

Le Conseil général au conseil fédéral de la Suisse romande[modifier le wikicode]

Dans sa séance extraordinaire du 1er janvier 1870, le Conseil général a résolu[24]

1. Nous lisons dans L'Egalité du 11 décembre 1869 : « Il est certain qu'il [le Conseil général] néglige des choses extrêmement importantes... Nous les [les obligations du Conseil général] lui rappelons avec l'article premier du règlement... : ‘Le Conseil général est obligé d'exécuter les résolutions du Congrès’... Nous aurions assez de questions à poser au Conseil général pour que ses réponses constituent un assez long bulletin. Elles viendront plus tard... En attendant... », etc.

Le Conseil général ne connaît pas d'article, ni dans les statuts, ni dans les règlements, qui l'oblige d'entrer en correspondance ou en polémique avec L'Égalité ou de faire des réponses aux « questions » des journaux.

Seul le conseil fédéral de la Suisse romande représente, face au Conseil général, les branches de la Suisse romande. Lorsque le conseil fédéral romand nous adressera des demandes ou des reproches par la seule voie légitime, à savoir par son secrétaire, le Conseil général sera toujours prêt à y répondre. Mais le conseil fédéral romand n'a le droit ni d'abdiquer ses fonctions dans les mains de L'Égalité et du Progrès, ni de laisser ces journaux usurper ses fonctions. D'une façon générale, la correspondance du Conseil général avec les comités nationaux et locaux ne pourrait pas être publiée sans porter grand préjudice à l'intérêt général de l'Association. Ainsi donc, si les autres organes de l'Internationale imitaient Le Progrès et L'Égalité, le Conseil général se trouverait placé devant l'alternative, ou de se discréditer devant le public en se taisant, ou de violer ses devoirs en répondant publiquement. Le Progrès, qui n'est pas envoyé au Conseil général, comme il devrait l'être d'après les résolutions trois fois réitérées des congrès généraux, a pris l'initiative de l'usurpation des fonctions du Conseil général.

L'Égalité se joint au Progrès pour inviter Le Travail [journal parisien qui jusqu'ici ne s'est pas déclaré organe de l'Internationale et qui n'est pas envoyé non plus au Conseil général] à exiger des explications au Conseil général. C'est presque une ligue du Bien public. En fait, il semble que les mêmes personnes qui, l'année passée, après une adhésion tardive, ont formé le projet dangereux de fonder au sein de l'Association internationale des travailleurs une autre association internationale, sous leur contrôle personnel et siégeant à Genève, aient repris leur projet, en croyant toujours à leur mission spéciale d'usurper la direction suprême de l'Association internationale.

Le Conseil général rappelle au conseil fédéral romand qu'il est responsable des journaux L'Égalité et Le Progrès[25].

2. En admettant que les questions posées par L'Égalité procèdent du conseil fédéral romand, nous allons y répondre à condition qu'à l'avenir de telles questions ne nous parviennent pas par cette voie.

3. La question du bulletin

Les résolutions du Congrès de Genève insérées dans les règlements prescrivent que les comités nationaux enverront au Conseil général des documents sur le mouvement prolétarien, et qu'ensuite le Conseil général publiera un bulletin dans les différentes langues aussi souvent que ses moyens le lui permettront.

L'obligation du Conseil général était donc liée à des conditions qui n'ont jamais été remplies. Même l'enquête statistique, ordonnée par les statuts, décidée par les congrès généraux consécutifs, annuellement demandée par le Conseil général, n'a jamais été faite. Aucun document n'a jamais été remis au Conseil général. Quant aux moyens, le Conseil général aurait depuis longtemps cessé d'exister sans les contributions « régionales » de l'Angleterre et sans les sacrifices personnels de ses membres.

Ainsi le règlement, passé au Congrès de Genève, est resté lettre morte, et traité comme tel par le Congrès de Bâle.

Quant au Congrès de Bâle, il n'a pas discuté l'exécution de ce règlement existant, il a discuté l'opportunité d'un bulletin à faire, et il n'a pris aucune résolution (voir le rapport allemand, imprimé à Bâle sous les yeux du congrès).

Au demeurant, le Conseil général pense que le but primitif du bulletin est en ce moment parfaitement rempli par les différents organes de l'Internationale publiés dans les différentes langues et s'échangeant entre eux. Il serait absurde de faire par des bulletins coûteux ce qui se fait déjà sans frais. De l'autre côté, un bulletin qui publierait ce qui ne se dit pas dans les organes de l'Internationale ne servirait qu'à admettre nos ennemis dans les coulisses.

4. Question de la séparation du Conseil général d'avec le conseil régional pour l'Angleterre

Longtemps avant la fondation de L'Egalité, cette proposition se faisait périodiquement au sein même du Conseil général par un ou deux membres anglais. Elle a toujours été rejetée presque unanimement.

Quoique l'initiative révolutionnaire partira probablement de la France[26], l'Angleterre seule peut servir de levier à une révolution sérieusement économique. En effet, c'est le seul pays où il n'y ait plus de grandes masses paysannes et où la propriété foncière soit concentrée en peu de mains. C'est le seul pays où la forme capitaliste, c'est-à-dire le travail combiné à une grande échelle sous la domination de capitalistes, se soit emparée de presque toute la production. C'est le seul pays où la grande majorité de la population consiste en ouvriers salariés. C'est le seul pays où la lutte de classes et l'organisation de la classe ouvrière par le moyen des syndicats aient acquis un certain degré de maturité et d'universalité.

À cause de sa domination sur le marché mondial, c'est le seul pays où chaque révolution dans les faits économiques doive réagir immédiatement sur le reste du monde. Si le landlordisme et le capitalisme ont leur siège classique dans ce pays, par contrecoup, les conditions matérielles de leur destruction y sont aussi les plus mûres.

Le Conseil général étant placé dans la position heureuse d'avoir la main directement sur ce grand levier de la révolution prolétaire, quelle folie, pour ne pas dire quel crime: que de le laisser tomber dans des mains purement anglaises[27] !

Les Anglais ont toute la matière nécessaire à la révolution sociale. Ce qui leur manque, c'est l'esprit généralisateur et la passion révolutionnaire. C'est seulement le Conseil général qui peut y suppléer et accélérer ainsi le mouvement vraiment révolutionnaire dans ce pays, et en conséquence partout.

Les grands effets que nous avons déjà produits dans ce sens sont attestés jusque par les journaux les plus intelligents et les mieux accrédités auprès des classes dominantes, comme par exemple la Pall Mall Gazette, la Saturday Review, le Spectator et la Fortnightly Review, pour ne pas parler des membres, prétendument radicaux, de la Chambre des communes et de celle des lords qui, il y a peu de temps, exerçaient encore une grande influence sur ceux qui dirigent les ouvriers anglais. Ne nous accusent-ils pas publiquement d'avoir empoisonné et presque éteint l'esprit anglais de la classe ouvrière, et de l'avoir poussée dans la voie du socialisme révolutionnaire ?

La seule manière de produire ce changement est d'agir comme l'a fait le Conseil général de l'Association internationale. En tant que Conseil général, nous pouvons prendre l'initiative de mesures (par exemple, la Land and Labour League[28]) qui, plus tard, aux yeux du public, se produisent dans l'exécution devant le public comme des mouvements spontanés de la classe ouvrière anglaise.

Si un conseil régional était formé en dehors du Conseil général, quels en seraient les effets immédiats ?

Placé entre le Conseil général de l'Internationale et celui des syndicats, le conseil régional n'aurait aucune autorité. En outre, le Conseil général de l'Internationale perdrait le maniement du grand levier. Si à notre action sérieuse et souterraine nous voulions substituer l'éclat des tréteaux, nous serions amenés à commettre la faute de répondre publiquement à la question de L'Égalité : pourquoi le Conseil général « subit ce cumul si fâcheux de fonctions » ?

L'Angleterre ne doit pas être traitée comme un pays parmi d'autres pays. Elle doit être considérée comme la métropole du capital [29]

Au reste, les doctrines plus que naïves de L'Égalité et du Progrès sur la liaison ou plutôt l'absence de liaison entre le mouvement social et le mouvement politique n'ont jamais, à ce que nous sachions, été reconnues par aucun de nos congrès internationaux. Elles sont contraires à nos statuts, dans lesquels on lit : « Que par conséquent l'émancipation économique de la classe ouvrière est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen. » Ces mots « comme moyen » ont été supprimés dans la traduction française, faite en 1864 par le comité de Paris[30]. Interpellé par le Conseil général, le comité de Paris s'excusa en invoquant les difficultés de sa situation politique. Il existe encore d'autres mutilations du texte authentique. Le premier considérant de nos statuts est ainsi conçu : « La lutte pour l'émancipation de la classe ouvrière n'est pas une lutte pour des privilèges et des monopoles de classe, mais pour l'établissement des droits et des devoirs égaux, et pour l'abolition de toute domination de classe [31]. »

La traduction parisienne reproduit les « droits et devoirs égaux », c'est-à-dire la phrase générale qui se trouve à peu près dans tous les manifestes démocratiques depuis un siècle et qui a un sens différent dans la bouche des différentes classes, mais elle supprime la chose concrète : « l'abolition de toute domination de classe ».

Encore dans le deuxième considérant de nos statuts, on lit : « Que l'assujettissement économique du travailleur aux détenteurs des moyens de travail, c'est-à-dire des sources de la vie », etc., alors que la traduction parisienne met « capital » au lieu des « moyens du travail, c'est-à-dire des sources de la vie », expression qui inclut la terre aussi bien que les autres moyens du travail.

Au reste, le texte primitif et authentique a été restauré dans la traduction française, publiée à Bruxelles par la Rive gauche (1866) et imprimée comme pamphlet.

5. La question Liebknecht-Schweitzer

L'Egalité écrit que « ces deux groupes font partie de l'Internationale ». Or, c'est faux. Le groupe d'Eisenach (que Le Progrès et L'Egalité veulent ainsi transformer en groupe du citoyen Liebknecht) appartient à l'Internationale. Le groupe de Schweitzer n'y appartient pas. Dans son journal (le Sozial-demokrat), Schweitzer lui-même a longuement expliqué pourquoi l'organisation lassallienne ne pourrait se fondre dans l'Internationale sans se détruire elle-même ‑ sans le savoir il a dit la vérité[32]. En effet, son organisation de secte est artificielle, et elle s'oppose à l'organisation historique et spontanée de la classe ouvrière.

Le Progrès et L'Egalité ont sommé le Conseil général de donner publiquement son « avis » sur les différends personnels de Liebknecht et Schweitzer[33]. Comme le citoyen Johann Philipp Becker (que le journal de Schweitzer calomnie aussi bien que Liebknecht) est membre du comité de rédaction de L'Egalité, il paraît vraiment étrange que ses éditeurs ne soient pas mieux informés des faits. Ils devraient savoir que Liebknecht, dans le Demokratisches Wochenblatt, a publiquement invité Schweitzer à prendre le Conseil général pour arbitre dans leurs différends, et que Schweitzer a non moins publiquement refusé de reconnaître l'autorité du Conseil général[34].

Pour sa part, le Conseil général n'a rien négligé pour mettre fin à ce scandale, qui fait honte au parti prolétarien en Allemagne[35]. Il a chargé son secrétaire pour l'Allemagne d'entrer en correspondance avec Schweitzer, ce qui a été fait pendant deux années. Cependant, toutes les tentatives du Conseil ont échoué du fait de la résolution bien prise de Schweitzer de conserver à tout prix son pouvoir autocrate en même temps que son organisation de secte.

C'est au Conseil général de déterminer le moment favorable pour intervenir publiquement dans cette querelle de manière plus utile que nuisible.

6. Comme les accusations de L'Egalité sont publiques, et pourraient être considérées comme émanant du comité romand de Genève, le Conseil général communiquera cette réponse à tous les comités correspondant avec lui.

Par ordre du Conseil général[36].

Les comités français (bien que Bakounine intrigue beaucoup à Lyon et à Marseille, et qu'il a gagné quelques jeunes têtes chaudes), de même que le conseil général belge (Bruxelles), se sont déclarés en accord complet avec cette résolution du Conseil général.

La copie pour Genève a subi un léger retard (parce que le secrétaire pour la Suisse, Jung, était très occupé). Elle se croisa donc avec une lettre officielle, envoyée au Conseil général par Perret, le secrétaire du comité central romand de Genève.

En fait, la crise avait éclaté à Genève avant l'arrivée de notre lettre. Certains rédacteurs de L'Egalité s'étaient opposés à l'orientation dictée par Bakounine. Celui-ci et ses partisans (dont six rédacteurs de L'Egalité) voulaient forcer le comité central de Genève à renvoyer les récalcitrants. En revanche, le comité de Genève en avait assez depuis longtemps du despotisme de Bakounine, et à contrecœur se voyait entraîné par lui dans un conflit avec les autres comités allemands de Suisse, le Conseil général, etc. L'effet en fut donc inverse sur les rédacteurs de L'Egalité qui virent Bakounine d'un mauvais oeil. Les six partisans de Bakounine donnèrent donc leur congé, en croyant ainsi arrêter le journal.

En réponse à notre missive, le comité central de Genève déclara que les attaques de L'Egalité avaient eu lieu contre sa volonté, qu'il n'avait jamais souscrit à la politique qu'on y avait prêchée, que le journal était maintenant rédigé sous le strict contrôle du comité, etc.

Sur ces entrefaites, Bakounine quitta Genève pour se retirer dans le Tessin. En ce qui concerne la Suisse, il ne tient plus en main que Le Progrès (Locle).

Peu après, Herzen mourut. Bakounine, qui, au temps où il voulait prétendre être le guide du mouvement ouvrier européen, avait renié son vieil ami et patron Herzen, emboucha aussitôt après sa mort la trompette pour sa plus grande gloire. Pourquoi ? Parce que, malgré sa fortune personnelle, Herzen se faisait envoyer chaque année 25 000 francs pour la propagande par le parti panslaviste de Russie avec lequel il était lié[37]. En chantant sa gloire, Bakounine a orienté ces fonds vers lui et, ce faisant, a repris « l'héritage de Herzen » ‑ malgré sa haine de l'héritage, du point de vue pécuniaire et moral ‑ sans bénéfice d'inventaire.

En même temps, une jeune colonie de réfugiés russes s'est établie à Genève, et elle se compose d'étudiants en fuite qui sont vraiment honnêtes et le prouvent, en adoptant dans leur programme la lutte contre le panslavisme comme point essentiel de leur programme.

Ils publient à Genève un journal, La Voix du peuple.

Il y a environ quinze jours, ils se sont adressés à Londres, lui ont envoyé leurs statuts et leur programme, et ont demandé au Conseil général de confirmer la création d'une branche russe.

Dans une lettre privée, ils ont prié Marx de les représenter provisoirement au Conseil central, et cette demande fut acceptée. Ils ont également annoncé ‑ et semblaient vouloir s'en excuser auprès de Marx ‑ qu'ils devraient bientôt arracher publiquement le masque à Bakounine, celui-ci parlant deux langages tout à fait différents, l'un pour la Russie, l'autre pour l'Europe.

De la sorte, ce très dangereux intrigant aura bientôt fini de jouer son jeu ‑ du moins sur le terrain de l'Internationale.

Décision du Conseil général[modifier le wikicode]

Le Conseil général au comité fédéral romand[modifier le wikicode]

Considérant

Que, quoiqu'une majorité de délégués au Congrès de La Chaux-de-Fonds ait nommé un nouveau comité fédéral, cette majorité n'était que nominale[38] ;

Que le comité fédéral romand, à Genève, ayant toujours rempli ses obligations envers le Conseil général et envers l'Association internationale des travailleurs, et s'étant toujours conformé aux statuts de l'Association, le Conseil général n'a pas le droit de lui enlever son titre ;

Le Conseil général, dans sa réunion du 28 juin 1870, a unanimement résolu que le comité fédéral romand, siégeant à Genève, conserverait son titre, et que le comité fédéral, siégeant à La Chaux-de-Fonds, adopterait tel autre titre local qu'il lui plairait d'adopter.

Au nom et par ordre du Conseil général de l'Association internationale des travailleurs.

Londres, le 29 juin 1870

H. JUNG, Secrétaire pour la Suisse

Résumé d'une intervention de Marx à propos de la scission intervenue dans la Fédération romande[39][modifier le wikicode]

Le citoyen Marx pense que la seule chose que le Conseil puisse faire, c'est de laisser tel qu'il est le comité de Genève qui a soutenu l'Association depuis sa fondation. En effet, il a rempli son devoir à tous les points de vue et, même s'il a eu moins de délégués au congrès suisse que l'autre parti, il représente cependant une base bien plus large[40]. Les résolutions du Conseil général à propos de l'admission de l'Alliance devraient aussi lui être communiquées[41]. Le nouveau comité pourrait adopter un nom local.

  1. Séance du 6 septembre 1866 (Congrès de Genève de l'Association internationale des travailleurs). Cf. La Ire Internationale, recueil de documents, I. U. E. I., t. 1, p. 55-56.
    L'action prédominante de Marx dans l'établissement du programme et des règles d'organisation ‑ comme il ressort du précédent tome de ce recueil ‑ ne pouvait pas ne pas susciter une réaction du parti opposé, proudhonien et sectaire, au sein de l'Internationale même. Au cours des polémiques qui s'ensuivront, les conceptions de Marx-Engels tout comme celles de leurs adversaires s'affirmeront avec une netteté et un tranchant toujours plus grands, et l'on aboutira à la scission.
    La motion sectaire visant à exclure les « intellectuels » ‑ non pas des rangs de l'Internationale, mais des postes de délégués aux congrès, où se décide en dernier ressort la ligne politique générale ‑ est directement dirigée contre Marx. Aux yeux de celui-ci, ce n'est qu'une manœuvre, de l'espèce la plus basse : parlementaire.
  2. En mars 1866, la question des « chefs » et des « intellectuels » avait déjà fait l'objet de débats assez vifs au Conseil central, comme Marx en informe Engels dans sa lettre du 24 mars 1866
    « L'intrigue au Conseil central était étroitement liée aux rivalités et aux jalousies suscitées par le journal (M. Howell voudrait devenir rédacteur en chef, et de même M. Cremer). M. Le Lubez en avait profité pour intriguer contre l'influence allemande, et dans la séance du 6 mars eut lieu une scène soigneusement mijotée dans le plus grand secret. Le major Wolff fit soudainement apparition et ‑ en son nom, au nom de Mazzini et de la société italienne ‑ il fit un discours solennel contre ma réponse à l'attaque de Vésinier, réponse envoyée par Jung, au nom du Conseil central, à l'Écho de Verviers. Il attaqua violemment Jung et moi-même (implicitement). Le vieux mazzinisme d'Odger, de Howell, de Cremer, etc., se fit jour. Le Lubez attisa le feu et, à tout hasard, on adopta une résolution faisant plus ou moins amende honorable vis-à-vis de Mazzini, Wolff, etc. Tu le vois, l'affaire prenait un tour sérieux. (Peu d'étrangers étaient là, et pas un ne vota.) C'eût été un joli tour de la part de Mazzini que de s'approprier l'Association, après m'avoir laissé la peine de l'amener à son point actuel. Il demanda aux Anglais de le reconnaître comme chef de la démocratie continentale, comme si les Anglais avaient à nous désigner comme chefs !
    « Le samedi 10 mars, les secrétaires étrangers de l’Association se réunirent chez moi afin de tenir un conseil de guerre (Dupont, Jung, Longuet, Lafargue, Bobczynski). Il fut décidé qu'en tout état de cause j'assisterai le mardi 13 au Conseil pour y protester, au nom de tous les secrétaires étrangers, contre la procédure qui avait été employée...
    « Tout se passa bien mieux que nous ne l'escomptions même ; malheureusement, à cause d'une réunion de cette merde de Reform League, les Anglais n'étaient guère représentés. J'ai lavé la tête à Le Lubez. En tout cas, il est devenu clair pour les Anglais (en fait, il, ne s'agit ici encore que d'une minorité) que tous les éléments du continent font bloc derrière moi, et qu'il ne s'agit donc nullement ‑ comme Le Lubez le prétend ‑ d'influence allemande. Le Lubez avait essayé de leur faire accroire que je dominais les éléments du continent en étant le chef des Anglais. Messieurs les Anglais savent maintenant, au contraire, que, grâce aux éléments du continent, je les ai complètement en main, et le leur ferai sentir dès qu'ils feront des bêtises. »
  3. Marx était d'avis en effet que ses travaux théoriques, notamment Le Capital, étaient plus importants que sa présence au congrès : « Bien que je consacre beaucoup de temps aux travaux préparatoires de Genève, je ne puis ni ne veux m'y rendre, car il m'est impossible d'interrompre mon travail pendant longtemps. Je considère qu'avec ce travail je fais quelque chose de bien plus important pour la classe ouvrière que tout ce que je pourrais faire personnellement dans un congrès quelconque. » (Cf. Marx à Kugelmann, 23 août 1866.)
  4. Souligné par nous.
  5. Cf. Marx à Engels, 20 septembre 1866.
  6. La question des chefs ‑ qu'ils soient nécessairement des ouvriers ou des personnages hors du rang, intellectuels, demi-génies, etc. ‑ se pose dès lors qu'on l'abstrait de celle du parti structuré, discipliné, mais impersonnel dans ses fonctions. Elle est liée non seulement, comme Marx l'évoque ici, au parlementarisme, mais est elle-même une forme de l’esprit et de l’organisation parlementaires (délégation formelle de pouvoirs).
  7. Cette discussion n'eut pas lieu à la séance du 2 octobre, mais à celle du 16 où il fut décidé de soumettre la question à l'examen du sous-comité. Celui-ci confirma, au vu du protocole du congrès, l'exclusion unanime de Le Lubez.
  8. Marx écrivit cette circulaire, approuvée par le Conseil général dans sa séance du 22 décembre 1868, à la suite de la demande d'affiliation de l'Alliance bakouniniste à l'Internationale. Cf. Documents of The First International, t. III, p; 299-301. L'Alliance avait été fondée en octobre 1868 par un comité initiateur composé de Bakounine, Brosset, Duval, Gouétat,, Sagordki et J. P. Becker.
    Marx se concerta avec Engels, afin de mettre au point sa réponse. Dans sa lettre du 15 décembre 1868 à son ami, il lui demanda son concours, puis il lui expliqua : « M. Bakounine, qui est à l'arrière-plan de toute cette entreprise, condescend à vouloir mettre le mouvement ouvrier sous la direction russe. Cette merde existe depuis deux mois, et c'est hier seulement que le vieux Becker en a informé le Conseil général par lettre (Becker devait rompre tout de suite après avec l'Alliance bakouniniste). Comme il l'écrit, cette organisation doit suppléer au manque d' ‘idéalisme’ de notre association. L'idéalisme russe ! Il régnait une grande indignation ce soir à notre Conseil général, surtout parmi les Français, à propos de ce document. Je connaissais l’affaire depuis longtemps, et je la considérais comme mort-née et, par égard pour Becker, j'ai voulu la laisser mourir de sa belle mort. Cependant, elle est devenue plus sérieuse que je ne le pensais. »
    Engels répondit le 18 décembre : « Les documents de Genève sont bien naïfs. Le vieux Becker n'a jamais pu s'empêcher de faire de l'agitation dans les petits cercles. Dès que deux ou trois personnes se rencontrent, il faut qu'il y soit. Si tu l'avais prévenu à temps, il s'en serait probablement retiré. Maintenant, il va être étonné que ses efforts bien intentionnés produisent un mauvais effet. Il est clair, comme le jour que l'Internationale ne peut céder à cette duperie. Il y aurait deux conseils généraux et même deux congrès ; c'est l'État dans l'État, et dès le premier moment, le conflit éclaterait entre le conseil pratique à Londres et le conseil théorique, ‘idéaliste’, à Genève. Il ne peut y avoir deux corps internationaux (par profession) dans l'Internationale, pas plus que deux conseils généraux. Du reste, qui vous donne le droit de reconnaître un soi-disant bureau central sans mandataires, dont les membres appartenant à la même nationalité se constituent (§ 3 du règlement, on omet le ‘si’ et pour cause !) en bureau national de leur pays ! Ces messieurs, n'ayant pas de constituants, eux-mêmes exceptés, veulent que l'Internationale se constitue en mandataire pour eux. Si l'Internationale refuse de le faire, qui reconnaîtrait ‘le groupe initiateur’, autrement dit le ‘bureau central’ pour ses représentants ? Le Conseil central de l'Internationale au moins a passé par trois élections successives, et tout le monde sait qu'il représente des myriades d'ouvriers. Mais ces ‘initiateurs’ ?
    « Et puis, si nous voulons bien faire abstraction de la formalité des élections, que représentent les noms qui forment ce groupe initiateur ? Ce groupe qui prétend se donner ‘pour mission spéciale d'étudier les questions politiques et philosophiques’, etc. ? Ce ne peut être que la science qu'ils représentent. Trouverons-nous parmi eux des hommes dont il est notoire qu'ils ont passé leur vie entière à l'étude de ces questions ? Au contraire. Pas un nom dont le porteur ait, jusqu'ici, même osé prétendre passer pour un horaire d'études. S'ils sont sans mandats comme représentants de la démocratie sociale, ils le sont encore mille fois plus comme représentants de la science. [Ces deux derniers paragraphes sont rédigés en français par Engels.]
    « Tu as déjà traité de tout le reste dans tes notes. Je considère aussi toute l'entreprise comme mort-née, simple excroissance genevoise. Elle ne pourrait vivre que si vous l'attaquiez trop vivement, lui attribuant trop d'importance. Le mieux serait, à mon avis, de repousser calmement mais fermement, la prétention de ces gens de s'insinuer dans l'Internationale, et de dire, pour le reste, qu'ils se sont découvert un terrain particulier, et nous attendons ce qu'ils seront capables d'y faire. On pourrait même dire que, pour le moment, rien n'empêche que les membres d'une association fassent aussi partie de l'autre. Comme ces gaillards n'ont pour seule action que de faire du battage, ils finiront par ne plus pouvoir s’entendre entre eux. On peut donc s'attendre qu'ils ne trouveront guère d'adeptes à l'extérieur pour grossir leurs rangs, étant donné les conditions, et tout se disloquera. »
  9. Les trois derniers points ont été ajoutés sur proposition de Dupont et rédigés par Marx.
  10. Ce dernier point n'a pas été repris dans la version définitive des résolutions.
  11. Cf. Marx à Engels, 5 mars 1869.
    Le 27 février, l’Alliance avait répondu aux résolutions du Conseil général, se disant prête à dissoudre son organisation, si son programme était ratifié et ses sections locales admises dans l’Internationale.
    Bakounine lui-même avait écrit à Marx, le 22 décembre 1869 : « Mieux que jamais, je suis arrivé à comprendre que tu avais raison en suivant et en nous invitant tous à marcher sur la grande route de la révolution économique, et en dénigrant ceux d'entre nous qui allaient se perdre dans les sentiers des entreprises soit nationales, soit exclusivement politiques. Je fais maintenant ce que tu as commencé à faire toi, il y a plus de vingt ans. Depuis les adieux solennels et publics que j'ai adressés aux bourgeois du Congrès de Berne, je ne connais plus d'autre société, d'autre milieu que le monde des travailleurs. Ma patrie maintenant, c'est l'Internationale, dont tu es l'un des principaux fondateurs. Tu vois donc, cher ami, que je suis ton disciple, et je suis fier de l'être. Voilà tout ce qui était nécessaire pour t'expliquer mes rapports et mes sentiments personnels. »
    L'excès même des protestations d'amitié démontre qu'il ne s'agissait pour Bakounine que de manœuvrer Marx. Celui-ci n'en fut pas dupe, car, sachant que les alliancistes avaient tenté de gagner à leur cause De Paepe, l'un des dirigeants les plus influents de Belgique, Marx demanda à Jung de communiquer les résolutions du Conseil général au conseil fédéral de Bruxelles, notamment à De Paepe que Bakounine avait déjà contacté afin de le gagner à sa faction (22-12-1868).
  12. La lettre de Marx à Engels est, à quelques variantes significatives près, la même que le texte suivant, adressé à l'Alliance le 9 mars.
  13. Ce texte de Marx a été approuvé à l'unanimité par le Conseil général dans sa séance du 9 mars 1869. Il sera communiqué pour information aux secrétaires correspondants de toutes les sections, et publié pour la première fois en 1872 dans la brochure sur Les Prétendues scissions dans l’Internationale (cf. Marx-Engels, Textes sur l'organisation, Paris, Spartacus, pages 48-98).
  14. Souligné par nous.
  15. Cet article reproduisait textuellement l'article 2 du programme de l’Alliance avec lequel Bakounine s'était présenté en septembre 1868 au congrès bourgeois de la paix et de la liberté à Berne.
    À la suite de la lettre de Marx, cet article fut transformé en avril 1869 de la manière suivante : « Elle veut avant tout l'abolition complète et définitive des classes et l'égalisation politique, économique et sociale des individus des deux sexes. » Cette façon de surenchérir sur la simple abolition complète et définitive, tout en reprenant l'égalisation politique, etc., comme si la politique et les surperstructures politiques subsistaient après l'abolition des classes montre, d'une part, l'indulgence de Marx et, d'autre part, qu'il est pour le moins, difficile de « rectifier » un programme.
  16. Marx lui-même indique dans Les Prétendues scissions quel fut le résultat de cette circulaire : « L'Alliance, ayant accepté ces conditions, fut admise dans l'Internationale par le Conseil général, lequel, induit en erreur par quelques signatures du programme Bakounine, la supposa reconnue par le comité fédéral romand de Genève qui, au contraire, ne cessa jamais de la tenir à l'écart. Désormais, elle avait atteint son but immédiat : se faire représenter au Congrès de Bâle. En dépit des moyens déloyaux dont ses partisans se servirent ‑ moyens employés, à cette occasion, et cette fois-là seulement, dans un congrès de l'Internationale ‑, Bakounine fut déçu dans son attente de voir le congrès transférer le siège du conseil fédéral et sanctionner officiellement la vieillerie saint-simonienne, l'abolition immédiate du droit d'héritage, dont Bakounine avait fait le point de départ pratique du socialisme. Ce fut le signal de la guerre ouverte et incessante que fit l'Alliance non seulement au Conseil général, mais encore à toutes les sections de l'Internationale qui refusèrent le programme de cette coterie sectaire et surtout la doctrine de l'abstention absolue en matière politique. » Cf. La Ire Internationale, recueil de documents, t. II, p. 271-272.
  17. Cf. Marx à Engels, 27 juillet 1869.
  18. Dans la succession historique des structures sociales, la formation des nationalités s'effectue au moyen de pactes de fédérations (forme de rapports sociaux dans la vision marxiste entre peuples de race et de langue plus ou moins proches). Ce stade précède, de loin, la formation des nations modernes (amorcée par la monarchie absolue et achevée par la bourgeoisie révolutionnaire) qui repose sur le mercantilisme et le système capitaliste réels. D'où la comparaison, rien moins que polémique, de la tentative de Becker avec les efforts réactionnaires du panslavisme.
  19. Le 13 janvier 1866, en effet Marx avait écrit à Becker : « Les sections allemandes feront le mieux de s'affilier pour l'heure à Genève et d'entrer en relation suivie avec toi. Dès que cela arrivera, tu nous le feras savoir, afin que je puisse enfin signaler ici un progrès en Allemagne. »
  20. Cette lettre n'a pas pu être retrouvée.
  21. En tant que secrétaire pour l'Allemagne, Marx envoya ce texte à Kugelmann, le 28 mars 1870 pour le comité exécutif du parti social-démocrate allemand. Il contient la circulaire du Conseil général du I° janvier 1870, précédée d'un commentaire qui porte essentiellement sur Bakounine et suivie d'une narration des faits qui se sont déroulés entre ces deux dates.
    Ces deux adjonctions complètent, pour une fois, a posteriori, la circulaire par des considérations d'abord sur Bakounine et ses activités, puis sur l'évolution de l'Alliance. À distance elles permettent de mieux comprendre la polémique centrale entre « communisme autoritaire » et communisme libertaire qui domi­nera toute la vie de l'Internationale après la Commune, car elle y trouve son amorce et, à bien des égards, son explication.
    En général, nous avons choisi les textes de Marx-Engels dans leur version la plus propre, celle rédigée dans le feu même de l'action. Nous les avons préférés aux versions officielles ou traduites en anglais, voire en français. Lorsque des modifications ou des adjonctions ont été apportées aux textes originaux, nous les avons signalées, dès lors qu'elles étaient significatives. Cependant, nous n'avons pas voulu alourdir le recueil par des notes de détail trop nombreuses. Il ne s'agit pas, pour nous, de reproduire les textes officiels de Marx-Engels dans les diverses organisations ouvrières, mais de dégager leur œuvre et participation dans le mouvement. Ce n'est donc pas une présentation académique de leurs écrits que nous avons recherchée, elle n'était pas possible dans le cadre de cette collection; voire elle est tout simplement impossible sur un sujet qui mêle autant la théorie à l’action que les problèmes historiques du parti à l’activité de parti de Marx-Engels.
  22. Marx fit un exposé sur le droit d'héritage (qui figurait au programme du Congrès de Bâle et y fut discuté le 10-9-1869) au Conseil général dans sa séance du 20 juillet 1869. Cf. ses exposés sur les effets du machinisme (28-7-1868), sur la propriété foncière (6-7-1869) et l'instruction obligatoire dans la société moderne (14 et 17-8-1869), trad. fr. : Cahiers de l’I. S. E. A., no 152, série S, p. 199-212.
  23. Cette circulaire est rédigée en français. Cf. Documents of the First International, vol. III, p. 354-363.
  24. Le 1er janvier 1870 Marx rédigea cette circulaire en réponse à la campagne de dénigrement menée contre le Conseil général par Bakounine et ses partisans en novembre 1869. Comme Marx l'a précisé dans le préambule à cette circulaire, Bakounine, après avoir échoué dans sa tentative de faire transférer le Conseil général à Genève, changea de tactique et attaqua directement le Conseil général, après que ses partisans eurent mis la main sur l'hebdomadaire L'Égalité. Dès le 6 novembre, un éditorial y accusait le Conseil général d'avoir violé un article des statuts prévoyant la publication d'un bulletin d'informations sur la situation des ouvriers dans les différents pays. Le 13 novembre, un second éditorial proposait la création en Angleterre d'un conseil fédéral distinct du Conseil général. Dans sa réponse, Marx en profitera pour exprimer de manière inégalable le principe prolétarien de la centralisation du parti de classe. Un autre éditorial prôna ensuite l'abstention en matière politique et publia une traduction française erronée des statuts. Enfin, un éditorial critiqua violemment la position du Conseil général relative à la résolution en faveur de l'amnistie irlandaise.
    Le Conseil général évoque pour la première fois les attaques de L'Égalité et du Progrès dans sa séance du 14 décembre. Le texte ci-dessus de Marx fut adopté le 1er janvier 1870 et envoyé aux différentes sections de l'Internationale.
    Mais, avant même l'arrivée de cette circulaire, 1e conseil fédéral romand mena une vive lutte contre les bakouninistes, et réussit à chasser les alliancistes (Robin, Perron, etc.) de la rédaction de L'Égalité.
  25. Dans sa lettre à Engels 17 décembre 1869 Marx explique sa position dans cette affaire : « Ce gaillard [Bakounine] dispose maintenant de quatre organes de l'Internationale : L'Egalité et Le Progrès à Locle, Federacion à Barcelone et l'Eguaglianza à Naples. Il cherche à prendre pied en Allemagne, en s'alliant avec Schweitzer, et à Paris en flagornant le journal Le Travail. Il croit que le moment est venu d'ouvrir une polémique publique avec nous. Il se donne pour le gardien du vrai prolétarianisme. Mais des surprises l'attendent. La semaine prochaine (heureusement que le Conseil central s'est ajourné jusqu'à mardi, de sorte que nous pourrons agir librement au sous-comité sans la brave intervention des Anglais), nous enverrons un avertissement au conseil fédéral romand à Genève, et comme ces messieurs (dont au demeurant la plus grande partie est sans doute contre Bakounine) savent que nous pouvons le cas échéant les suspendre conformément aux résolutions du dernier congrès, ils y réfléchiront à deux fois.
    « Le point essentiel de notre missive sera : la seule représentation des branches romandes en Suisse est pour nous le comité fédéral. Celui-ci doit nous faire parvenir ses demandes et réprimandes en privé par son secrétaire Perret...
    « En ce qui concerne les criailleries des cosaques (Bakounine et ses partisans), voici ce qui en est : le Congrès de Bruxelles avait décidé que nous fassions publier des bulletins sur les grèves, etc., dans les diverses langues ‘aussi souvent que ses moyens [du Conseil général] le permettront’. Mais à condition que, pour notre part, nous recevions des comptes rendus, documents, etc., des comités fédéraux au moins tous les trois mois. Comme nous n'avons reçu ni les informations ni les moyens de publier ces comptes rendus, cette résolution est naturellement restée lettre morte. En fait, la création des nombreux journaux internationaux qui procèdent à des échanges (Bee-Hive enregistrant les grèves anglaises, etc.) a rendu ce projet superflu.
    « La question fut de nouveau présentée au Congrès de Bâle. Celui-ci traite les décisions sur le bulletin comme non existantes. Sinon, il aurait dû charger simplement le Conseil central de les exécuter (ce qui de nouveau eût été lettre morte sans les moyens d'exécution matériels). Il s'agissait d'un bulletin dans un autre sens (non pas un résumé des grèves, etc., mais des réflexions générales sur le mouvement). Cependant, le congrès ne vota pas le projet. »
  26. Lorsqu'il s'agit du phénomène révolutionnaire, Marx distingue fondamentalement, en théorie comme en pratique, entre l'élément politique et l'élément économique. À tous les niveaux, géographique, historique, organisationnel, cette distinction est essentielle. Dans les statuts de l'Internationale, Marx proclamait que « l'émancipation économique de la classe ouvrière est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen ». C'est effectivement par le moyen politique ‑ pouvoir politique ‑ que le prolétariat peut transformer le mode de production capitaliste en socialiste. C'est toujours dans les pays les moins développés ‑ France du siècle dernier, puis Russie, Chine, etc. ‑ que se trouve le maillon le plus faible du système mondial capitaliste et qu'éclate en premier la révolution politique qui se propage ensuite dans les pays économiquement plus développés du point de vue de la production capitaliste.
  27. Le parti de classe ‑ dirigé par le Conseil général de Marx ‑ a pour tâche principale de pénétrer, d'organiser et de diriger les syndicats, qui sont les moyens ultérieurs de la transformation économique socialiste, sans limiter son action aux frontières de telle nation, ni à telle ou telle branche d'activité particulière. Conscient du développement social et international, il développe son action sur le plan international en se basant économiquement sur les centres industriels les plus développés et politiquement sur les conditions de tous les autres pays peu développés, ce qui exige précisément une centralisation stricte et rigoureuse du parti de classe. Ainsi, aux yeux de Marx, la direction de l'action révolutionnaire ne sera pas le privilège du prolétariat ou du parti de la nation économiquement la plus avancée ‑ l'Angleterre du siècle dernier ‑, mais sera confiée à la direction de l'Internationale qui, seule„ peut défendre efficacement les intérêts généraux du mouvement révolutionnaire dans son ensemble en unifiant toutes ses luttes en un développement cohérent, de façon qu'elles aient un objectif et une méthode communs, grâce à quoi seulement on peut parler d'une classe, par-delà les situations locales, les diverses catégories professionnelles, les frontières et les races.
  28. La Ligue de la terre et du travail fut fondée en octobre 1869 à Londres grâce à l'action du Conseil général. Le comité exécutif de la Ligue comprenait plus de dix membres du Conseil général. Eccarius en élabora le programme d'après les directives de Marx outre les revendications de caractère général (réforme de l'impôt et de la finance, questions d'éducation, etc.), la Ligue réclamait la nationalisation de la terre, la réduction du temps de travail, ainsi que l'instauration du suffrage universel et la formation de colonies agricoles.
    En reprenant en quelque sorte les revendications chartistes, Marx espérait contribuer à une prise de conscience révolutionnaire de la classe ouvrière anglaise en assurant la continuité de son mouvement. En ce sens, la Ligue devait ouvrir la voie à un parti prolétarien en Angleterre. Cependant l'influence des éléments bourgeois y prévalut dès l'automne 1870, et la Ligue finit par perdre toute attache avec l'Internationale.
  29. Nous ne reproduisons pas ici le texte de la résolution du Conseil général à propos de l'amnistie irlandaise. Cette question est abordée dans la suite du recueil. En revanche, nous relevons ici la remarque supprimée dans le texte officiel, publié par l’organe du Conseil général, le Bee-Hive. Marx y fait état des difficultés auxquelles le Conseil général s'est heurté dans cette question vitale pour la classe ouvrière et la révolution internationale :
    « On peut juger des difficultés et même des dangers personnels que le Conseil général encourt au fait que le Bee-Hive a supprimé nos résolutions dans le compte rendu qu'il faisait de nos séances et, qui plus est, a passé complètement sous silence le fait que le Conseil général se préoccupait de la question irlandaise. En conséquence, le Conseil général a été forcé de faire imprimer ses résolutions afin de les envoyer séparément à chaque société ouvrière et syndicat. Libre maintenant aux oracles de L'Égalité d'affirmer qu'il s'agit là d'un ‘mouvement politique local’ qu'elle veut bien permettre à un conseil régional de s'occuper de pareilles bagatelles et qu'il n'est pas nécessaire d' ‘améliorer les gouvernements existants’. Elle aurait pu dire avec le même droit que nous avions l'intention d' ‘améliorer’ le gouvernement belge, lorsque nous avons dénoncé les massacres d'ouvriers auxquels il a procédé. »
  30. Le texte parisien de 1864 du préambule et des statuts provisoires est reproduit dans La Ire Internationale, recueil de documents, Librairie E. Droz, t. I, p. 10-12. On trouvera le texte de la traduction Longuet (1866) p. 13-15.
  31. Le texte parisien en donne la version suivante : « Les efforts des travailleurs pour conquérir leur émancipation ne doivent pas tendre à constituer de nouveaux privilèges, mais à établir pour tous les mêmes droits et les mêmes devoirs. »
  32. Alors que Schweitzer pensait que si son organisation entrait dans l'Internationale, la police prussienne la dissoudrait, Marx pensait que dans ce cas elle cesserait d'exister comme secte indépendante du mouvement ouvrier véritable.
  33. Marx reprochait à Liebknecht d'utiliser l'Internationale et le Conseil général quand cela l'arrangeait dans ses manœuvres (par exemple, pour « excommunier » certains lassalléens) et de ne pas en parler (par exemple, lorsqu'il s'alliait avec d'autres lassalléens qualifiés de bons par lui). Et Marx de condamner dans une formule tranchante tous les pieux mensonges qui font que le « parti » a toujours raison, quoi qu'il fasse, même s'il se contredit d'un jour à l'autre : « Le bonhomme pense que des mensonges officiels, comme ceux sur les prétendues décisions du Conseil général, sont, dans sa bouche, autorisés, mais, dans la bouche de Schweitzer, tout à fait inadmissibles. Et pourquoi donc s'est-il réconcilié à Lausanne avec ce monstre de Schweitzer ? » (Cf. Marx à Engels 24-7-1869.)
  34. Schweitzer avait publié ce refus dans le Sozial-demokrat du 24 février 1869.
  35. Ce dernier membre de phrase a été ajouté à l'exemplaire envoyé à Hermann Jung.
  36. La circulaire du 1er janvier 1870 incorporée à la communication confidentielle s'arrête à ce point.
  37. Le 13 mars 1870, J. P. Becker avait informé Marx que le propriétaire foncier russe P. A. Bachmetchev avait fait parvenir à Herzen des fonds pour des buts de propagande en 1858.
  38. Cette résolution montre qu'aux yeux de Marx-Engels le mécanisme démocratique est un instrument que l'on utilise lorsqu'il est avantageux, et que ce n'est pas la majorité qui décide, mais le programme (conforme aux statuts de l'Internationale).
    Après la refonte de L'Égalité, les bakouninistes, s'efforçant de reconquérir les positions perdues, assistèrent en masse au congrès ordinaire de la Fédération romande de La Chaux-de-Fonds (4-6 avril 1870). Ils y obtinrent la majorité, avec 21 mandats (dont certains représentant des sections fictives ou insignifiantes) face aux 12 mandats des sections de Genève et aux 6 autres de sections locales. Les bakouninistes y firent donc passer leur programme. N. Outine, l'un des dirigeants de la section russe de Genève, dénonça l'activité néfaste de Bakounine, et ce fut la scission.
    Les alliancistes élirent un nouveau comité fédéral et transférèrent son siège à La Chaux-de-Fonds. Il y eut donc deux comités fédéraux en Suisse romande.
  39. Séance du Conseil général, 28-6-1870.
  40. Il est toujours possible de mettre en cause les résultats du mécanisme démocratique, en arguant de ses propres contradictions.
  41. Marx fait allusion aux diverses décisions du Conseil général à propos de l'Alliance de la démocratie socialiste que nous avons reproduites ci-dessus.