Terrorisme et communisme

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Présentation (Éditions Prométhée, 1980)[modifier le wikicode]

"Terrorisme et communisme" est probablement l'un des textes les plus magnifiques de Trotsky, l'un des plus clairs, des plus tranchants et des plus puissants. La raison est simple : par-delà les capacités personnelles de l'auteur, c'est ici la voix de la révolution qui s'exprime, aux heures de la lutte suprême, à travers un de ses chefs dirigeant la lutte sur le champ de bataille.

Ecrit, comme il le dira plus tard, "dans le wagon d'un train militaire et au milieu des flammes de la guerre civile", le livre de Trotsky est formellement dirigé contre Karl Kautsky. L'ancien chef de la II° Internationale passée à l'ennemi, l'ancien pontife international du marxisme, avait pris la tête d'une campagne de dénigrement dirigée contre la révolution bolchevique au nom du "socialisme démocratique". En 1918, il avait consacré une première brochure à démontrer que la dictature du prolétariat devait être... démocratique, et à attaquer celle des bolcheviks qui ne l'était pas. Il s'était alors attiré une foudroyante réplique de Lénine dans "La révolution prolétarienne et renégat Kautsky". Un an plus tard, le renégat récidivait en déversant, dans un livre intitulé "Terrorisme et communisme", sa bile de petit-bourgeois pacifiste suffoqué par les méthodes impitoyables de la révolution russe qui luttait alors pour son existence même contre les multiples interventions impérialistes, l'effondrement économique et la contre-révolution interne. Cette fois, c'est Trotsky qui va lui répondre. Ecrits à dix-huit mois d'intervalle, les deux "Anti-Kautsky" des deux principaux dirigeants de la révolution bolchevique constituent une magnifique défense du marxisme révolutionnaire en action contre le pacifisme petit-bourgeois et démocratique hypocritement enrobé de vocabulaire marxiste. A ce titre, ces textes n'ont pas simplement un intérêt historique : dans la mesure où la révolution prolétarienne reste à faire, ils traitent des problèmes de l'avenir.

La question centrale, à laquelle se ramènent en définitive toutes les autres, est simple: OUI ou NON la révolution implique-t-elle le recours aux armes, l'insurrection, la guerre civile, l'instauration de la dictature du prolétariat ? Ceux qui répondent non tournent le dos au marxisme et quittent le terrain de la révolution pour celui des "nouvelles voies", des "voies pacifiques au socialisme" dont la diversité, la nouveauté et la spécificité sont d'autant plus hautement proclamées qu'elles se rattachent toutes, en fait, à la matrice éculée du réformisme et du pacifisme social, autrement dit de la soumission à l'idéologie de la classe dominante. Tel est notamment le cas de tous les partis communistes "officiels", rangés depuis longtemps sous la bannière de l'ordre établi, qui font croire que la bourgeoisie impérialiste pourrait abandonner le pouvoir... par la voie des élections. A ceux-là, Lénine avait répondu à l'avance :

"Supposer que dans une révolution un peu sérieuse et profonde, c'est simplement le rapport entre la majorité et la minorité qui décide, c'est faire preuve d'une prodigieuse stupidité; c'est s'en tenir à un préjugé archi-naïf digne d'un vulgaire libéral ; c'est tromper les masses, leur cacher une évidente vérité historique. Vérité selon laquelle il est de règle que dans toute révolution profonde les exploiteurs, conservant durant des années des avantages considérables sur les exploités, opposent une résistance prolongée, opiniâtre, désespérée. Jamais, si ce n'est dans l'imagination doucereuse du doucereux benêt Kautsky, les exploiteurs ne se soumettront à la volonté de la majorité des exploités, sans avoir fait jouer - dans une bataille suprême, désespérée, dans une série de batailles - leur avantage"[1].

C'est pourquoi la lutte de classes débouche inéluctablement, à certains moments de l'histoire, sur la guerre civile, dans laquelle la décision appartient en dernier ressort aux armes. La révolution, écrivait Engels, est

"un acte par lequel une partie de la population impose sa volonté à l'autre partie à l'aide de baïonnettes, de fusils, de canons, moyens autoritaires s'il en fut ; et le parti qui a triomphé doit maintenir son autorité par la terreur que ses armes inspirent aux réactionnaires"[2].

Si l'on admet cette réalité - et des révolutionnaires dignes de ce nom ne peuvent se contenter de l'admettre, mais doivent la préparer - alors il faut en tirer toutes les conséquences. Dans la révolution et la guerre civile, comme le montre magnifiquement Trotsky, il ne s'agit pas seulement de se battre mais de vaincre l'adversaire bourgeois et de l'anéantir à jamais en tant que classe ; sinon, l'histoire l'a abondamment montré, lui ne fera pas de quartier. Pour vaincre, il faut utiliser toutes les armes, sans hésitation, sans exception aucune, et les utiliser de manière impitoyable, sans la moindre concession, ni aux principes de la démocratie ou de la métaphysique petite-bourgeoise, ni même à tous les principes humanitaires qui ne peuvent être, dans toute société de classe, et mille fois plus encore dans la société impérialiste, qu'une cynique mascarade. Ces armes sont la violence prolétarienne sans entraves dirigée par le parti centralisé du prolétariat, le démantèlement de l'Etat et donc la dispersion de toutes ses institutions "démocratiques" qui ne servent qu'à mystifier la classe opprimée, la suppression des partis ennemis, de tous leurs appuis et de leurs journaux, l'instauration de la terreur prolétarienne contre la classe vaincue pour la désorganiser et l'empêcher de relever la tête, la guerre civile menée de manière décisive et impitoyable contre tout ennemi armé, la liquidation physique des chefs politiques et militaires de la classe ennemie tant que la révolution n'a pas définitivement assuré son pouvoir, la prise d'otages et les représailles - en un mot toutes les mesures de la guerre civile sans en excepter aucune. Tout cela est horrible? Sans aucun doute. Mais le capitalisme impérialiste, avec ses rivalités et ses conflits qui ne font que s'exacerber, avec ses guerres et ses répressions incessantes, avec le pillage qu'il fait subir à la planète et ses crises périodiques, est une atrocité mille fois plus horrible pour les neuf dixièmes de l'humanité - et même le dixième restant, celui des couches privilégiées qui se croient à l'abri dans les grands centres impérialistes, est régulièrement plongé dans l'holocauste pour le repartage du monde. L'utilisation impitoyable de toutes les armes, c'est la classe dominante elle-même qui en a donné et en donne constamment l'exemple, que ce soit dans la répression ou dans les règlements de comptes entre bourgeoisies rivales. Par là même, elle montre la voie au prolétariat, qui n'a pas d'autre choix historique que d'exercer l'oppression pour mettre fin à l'oppression, la dictature pour mettre fin à la dictature, la violence suprême des armes pour mettre fin à toute violence.

Ivresse sanguinaire ! s'écrient tous les philistins. C'est exactement le contraire. Plus la révolution prolétarienne se montrera décidée, hardie, impitoyable avec l'ennemi, montre Trotsky en citant Lavrov, plus sa victoire sera rapide, et donc moins sanglante, moins coûteuse en vies humaines pour la classe ouvrière. Voilà comment raisonnent des marxistes : en matérialistes implacables, et non en pleurnicheurs ou pusillanimes petits bourgeois. Hésiter, tergiverser, vouloir fixer des codes de conduite, vouloir éviter l'affrontement inévitable, apporter la moindre restriction à la marche implacable de la révolution, c'est l'affaiblir; ce n'est pas épargner des vies humaines, c'est préparer, dans le meilleur des cas, des bains de sang supplémentaires, c'est, dans le pire, préparer des désastres - combien de centaines de milliers de vies prolétariennes, depuis la Commune de Paris jusqu'à la répression au Chili, cette vérité n'a-t-elle pas coûté !

C'est bien pourquoi tous ceux qui ne tournent pas franchement le dos à la révolution prolétarienne mais l'acceptent en principe et en paroles tout en faisant des réserves implicites ou explicites sur ses modalités, tous ceux qui tournent autour du pot en évitant comme la peste de se prononcer clairement et sans équivoque sur les questions de l'insurrection, de la dictature et de la guerre civile, tous ceux qui n'acceptent le recours aux armes qu'avec des restrictions, "seulement si c'est vraiment nécessaire" - comme si des monceaux de cadavres prolétariens n'avaient pas déjà répondu depuis longtemps ! -, tous ceux qui voudraient une violence non-violente ou "pas trop" violente et une dictature non-dictatoriale avec liberté d'organisation et d'expression pour l'adversaire bourgeois (et pourquoi pas d'armement aussi, pendant qu'ils y sont ?), tous ceux qui voudraient soumettre l'ouragan de la révolution aux petits préjugés raisonnables, démocratiques et légalistes qui leur ont été soufflés par l'idéologie bourgeoise - tous ceux-là ne seront pas moins dangereux, demain, pour la révolution, que ceux qui lui tournent franchement le dos aujourd'hui pour prôner l'évolutionnisme démocratique et électoral. Tous ceux-là, à l'époque de Lénine et de Trotsky, c'étaient les kautskystes à l'extérieur et les mencheviks à l'intérieur. Faire la guerre civile ? Quelle horreur, disaient les mencheviks, à bas la guerre civile ! Fusiller les contre-révolutionnaires ? Quel manque d'humanité ! Prendre des otages ? Quelle barbarie ! La dictature dirigée par un seul parti ? Ce parti se "substitue" à la classe : quel attentat contre les autres "tendances" du mouvement ouvrier ! Supprimer les journaux de l'adversaire ? Quel crime contre la démocratie ! Et ainsi de suite. Emanciper les exploités à l'échelle de la planète, abattre le pire régime d'oppression et de massacre qui ait existé dans l'histoire, créer les conditions d'une société nouvelle et fraternelle qui fera disparaître l'exploitation, ces messieurs veulent bien y consentir. Mais qu'il faille pour cela piétiner les délicates plates-bandes des "conquêtes démocratiques" qui ornent si joliment l'extérieur des bagnes ouvriers et qu'ils voudraient conserver pour la maisonnette de leurs rêves, cela, ils ne le supportent pas . Tous ces apôtres du oui-si ou du oui-mais foisonnent à l'heure actuelle, en contribuant à obscurcir la vision de l'émancipation prolétarienne. Mais l'histoire a suffisamment montré qu'en matière de révolution, à l'heure de l'affrontement suprême, il n'y a plus place pour le oui-si ou le oui-mais : il n'y a plus que deux camps, celui de la révolution et celui de la contre-révolution - et les apôtres du oui-mais finissent toujours dans leur grande majorité par rejoindre le second, ce qui n'est guère étonnant puisque toutes leurs objections et leurs réserves laissent transparaître en filigrane l'idéologie bourgeoise et ses préjugés. C'est ce que montre Trotsky contre chacun des misérables arguments soulevés par Kautsky, et ses répliques ont une valeur inestimable pour le présent et pour l'avenir.

Une précision est nécessaire au sujet des mesures de mobilisation du travail, des appels à l'intensification de la production et au volontariat, de la "militarisation du travail" et même de la "militarisation" des syndicats, commentées par Trotsky au chapitre VIII de son livre. Certains ne manquent pas de relever une analogie formelle entre ces mesures et celles que prendra plus tard le stalinisme avec ses camps de travail, son productivisme forcené, son stakhanovisme, etc., et d'en tirer la conclusion qu'en matière économique comme en matière politique, le bagne stalinien était déjà contenu dans les mesures dictatoriales des bolcheviks.

C'est oublier que la Russie de 1918-1920 était une forteresse assiégée par la contre-révolution, soumise au blocus économique, où la production s'était effondrée, où régnait la famine, que plusieurs armées blanches ou étrangères cherchaient à liquider, et où il fallait malgré tout tenir. Tel était le but de l'ensemble de mesures prises par les bolcheviks et désignées par l'expression de "communisme de guerre", où seul méritait le nom de "communiste" le pouvoir prolétarien qui les appliquait et non les mesures en elles-mêmes, qui étaient des mesures de guerre, guerre économique, guerre impérialiste, guerre civile. On remarquera que nulle part Trotsky ne les qualifie de mesures économiques socialistes, de même qu'on ne verra nulle part Lénine qualifier la Russie post-révolutionnaire de pays économiquement socialiste. Il faut rappeler brièvement que si la dictature du prolétariat en Russie est un pouvoir politiquement communiste (ou socialiste, ou prolétarien : dans ce sens-là, les trois mots ont la même signification), elle est instaurée dans un pays qui ne peut être économiquement socialiste, puisqu'il n'est qu'à peine capitaliste dans l'industrie (réduite à néant par la guerre) et entièrement précapitaliste dans l'agriculture. La perspective des bolcheviks n'était pas, ne pouvait pas être, n'a jamais été de "construire le socialisme" dans la seule Russie arriérée et isolée, mais de tenir, d'y conserver le pouvoir jusqu'à l'éclatement de la révolution dans l'Europe développée, en favorisant par tous les moyens, et notamment par la fondation de l'Internationale communiste, cet embrasement et son aboutissement victorieux. L'abandon de cette perspective avec l'adoption, quelques années plus tard, de la théorie stalinienne du "socialisme dans un seul pays", signifiera en fait l'adieu à la révolution mondiale au profit de la construction du capitalisme national russe. Autant le pouvoir révolutionnaire avait le droit, le devoir même, d'exiger tous les sacrifices de la classe ouvrière pour la victoire de la révolution (ce qui dépasse évidemment l'entendement des petits-bourgeois kautskyens d'hier et d'aujourd'hui), autant les mêmes appels ou les mêmes contraintes au sacrifice au nom de la Russie bourgeoise n° 2, qui a tourné le dos à la révolution mondiale et où le prolétariat n'a plus rien à défendre, ne sont qu'une cynique mystification[3]. Au-delà des analogies formelles, c'est la finalité politique, le contenu de classe, qui sont déterminants.

Cette situation extrême de forteresse assiégée explique la forme extrême prise par la "militarisation du travail" - nous disons la forme extrême, et non le principe du travail obligatoire en lui-même, qui revient au vieux principe parfaitement socialiste "qui ne travaille pas ne mange pas", dont seuls les parasites peuvent s'épouvanter. Ce même contexte explique l'exagération commise par Trotsky dans la question de la "militarisation" des syndicats. Tout à la nécessité de relever coûte que coûte la production pour éviter l'effondrement, Trotsky oublie le caractère nécessairement complexe des syndicats dans la période de dictature. Celle-ci ne peut abolir instantanément le salariat et les autres rapports de production capitalistes, ce qui implique que les syndicats conservent dans une certaine mesure une fonction de défense des salariés. Cette fonction pouvait encore moins être rayée d'un trait de plume dans le cadre de la Russie, où l'une des bases du pouvoir prolétarien était la paysannerie, ce dont l'appareil d'Etat, qui souffrait en outre de déformations bureaucratiques, ne pouvait pas ne pas se ressentir. Il appartiendra à Lénine de le rappeler sévèrement[4]. Mais il est clair que cette erreur sur un point particulier et dans une situation terriblement difficile n'enlève rien à la rigueur des thèses fondamentales superbement défendues par Trotsky.

Les deux "Anti-Kautsky" de Lénine et de Trotsky ont joué, à l'époque de la création de l'Internationale communiste, un rôle important dans la formation et l'armement politique des jeunes partis communistes occidentaux, appelés à se constituer dans l'atmosphère délétère d'une démocratie bourgeoise qui avait réussi à engluer dans ses filets les vieux partis socialistes et leurs noyaux dirigeants. Aujourd'hui, tout est à refaire: l'ennemi est toujours debout, l'idéologie réformiste et pacifiste domine le mouvement ouvrier, alors même que les contradictions de la société bourgeoise s'aiguisent de plus en plus. Pour guider la lutte longue et difficile qui devra abattre cette société, les leçons de "Terrorisme et communisme" sont plus actuelles que jamais.

J.L. Dumont

Préfaces[modifier le wikicode]

Préface de 1920[modifier le wikicode]

Ce livre nous a été suggéré par le savant pamphlet de Kautsky publié sous le même titre[5]. Notre travail, commencé au moment des luttes acharnées contre Denikine et Youdénitch, a souvent été interrompu par les événements du front. Au jours pénibles où nous en écrivions les premiers chapitres, toute l'attention de la Russie des Soviets était concentrée sur des tâches purement militaires. Il fallait avant toute chose préserver la possibilité même d'une œuvre économique socialiste. Nous ne pouvions guère nous occuper de l'industrie en dehors du travail qu'elle devait fournir pour le front. Nous nous trouvions dans l'obligation de dévoiler les calomnies de Kautsky dans les questions économiques, en faisant ressortir leur analogie avec ses calomnies en matière politique. En commençant ce travail - il y a de cela presque un an - nous pouvions réfuter les affirmations de Kautsky sur l'incapacité des travailleurs russes à s'imposer une discipline du travail et à se restreindre économiquement, en signalant la haute discipline et l'héroïsme des ouvriers russes sur les fronts de la guerre civile. Cette expérience nous était largement suffisante pour démentir les calomnies bourgeoises. Mais aujourd'hui, à quelques mois distance, il nous est possible de citer des données et des faits empruntés à la vie économique de la Russie des Soviets.

Dès que l'effort militaire s'est un peu relâché, après l'écrasement de Koltchak et de Youdénitch, après que nous eûmes porté à Denikine les premiers coups décisifs, conclu la paix avec l'Estonie et entamé des négociations avec la Lituanie et la Pologne, un retour à la vie économique se fit sentir dans tout le pays. Et le seul fait que l'attention et l'énergie du pays se soient rapidement reportées et concentrées d'une tâche sur une autre, profondément différente bien qu'elle n'exige pas moins de sacrifices, nous est une preuve indiscutable de la puissante vitalité du régime soviétique. En dépit de toutes les épreuves politiques, de toutes les misères et les horreurs physiques, les masses travailleuses russes sont loin de la désagrégation politique, de la défaillance morale ou de l'apathie. Grâce à un régime qui, s'il leur a imposé de lourdes charges, a donné un sens à leur vie et un but très haut, elles ont conservé une remarquable souplesse morale et l'aptitude, sans égale dans l'histoire, à concentrer leur attention et leur volonté sur des tâches collectives. Une campagne énergique est actuellement menée dans toutes les branches de l'industrie pour l'institution d'une stricte discipline du travail et pour l'intensification de la production. Les organisations du parti et des syndicats, les administrations des usines et des fabriques, rivalisent dans ce domaine avec le concours sans réserve de l'opinion publique de la classe ouvrière tout entière. L'une après l'autre, les usines décident, par l'organe des assemblées générales des travailleurs, la prolongation de la journée de travail. Petersbourg et Moscou donnent l'exemple, et la province marche de pair avec Petersbourg. Les "samedis" et les "dimanches communistes" - c'est-à-dire le travail gratuit volontairement consenti aux heures de repos - sont de plus en plus largement pratiqués par des centaines de milliers de travailleurs des deux sexes. L'intensité et la production du travail des samedis et des dimanches communistes sont, de l'avis des spécialistes et d'après le témoignage des chiffres, vraiment remarquables.

Les mobilisations volontaires du parti et celles des Unions de la Jeunesse communiste s'accomplissent avec autant d'enthousiasme pour le travail que, naguère, pour le front. Le volontariat du travail complète, vivifie l'obligation du travail. Les Comités du Travail obligatoire, récemment créés, couvrent tout le pays. La participation des populations au travail collectif des masses (déblaiement des routes ou des voies obstruées par les neiges, réparation des voies ferrées, coupe du bois, préparation et transport du bois à brûler, simples travaux de construction, extraction de l'ardoise et de la tourbe) revêt chaque jour un caractère plus large et plus rationnel. La mise au travail toujours plus fréquente des unités militaires serait absolument impossible sans un véritable entrain au travail...

Nous vivons, il est vrai, dans des conditions de terrible ruine économique, dans l'épuisement, la pauvreté, la faim. Mais ce n'est pas là un argument contre le régime des Soviet; toutes les époques de transition ont été caractérisées par ces aspects tragiques. Toute société d'esclavage (esclavagiste, féodale, capitaliste), son rôle une fois terminé, ne quitte pas tout bonnement la scène: il faut l'en arracher par une âpre lutte intérieure qui cause souvent aux combattants des souffrances et des privations plus grandes que celles contre lesquelles ils se sont insurgés.

Le passage de l'économie féodale à l'économie bourgeoise - dont la signification était énorme pour le progrès - est un martyrologue inouï. Quelles qu'aient été les souffrances des masses asservies au féodalisme, quelque pénibles que soient les conditions d'existence du prolétariat sous le capitalisme, jamais les calamités subies par les travailleurs ne furent aussi terribles qu'à l'époque où la vieille société féodale, brisée par la violence, cédait la place à un nouvel ordre de choses. La révolution française du XVIII° siècle, qui n'avait atteint son immense ampleur que grâce à la pression des masses exaspérées par la souffrance, accrut elle-même leur misère pour une période prolongée et dans des proportions extraordinaires. Pouvait-il en être autrement ?

Les drames de palais, qui se terminent par de simples changements de personnes au sommet du pouvoir, peuvent être brefs et n'avoir presque pas d'influence sur la vie économique du pays. Il en va tout autrement d'une révolution entraînant dans ses tourbillons des millions de travailleurs. Quelle que soit la forme d'une société, elle repose sur le travail. En arrachant les masses au travail, en les jetant pour longtemps dans la lutte, en rompant les fils de la production, la révolution porte inévitablement autant de coups à l'économie, abaissant ainsi le niveau du développement économique par rapport à ce qu'il était lors de son début. Plus la révolution sociale est profonde, plus elle entraîne de masses, et plus elle est longue, plus elle endommage le mécanisme de la production, plus elle épuise les réserves de la société. On ne peut en déduire qu'une chose qui n'a pas besoin d'être démontrée, à savoir que la guerre civile est préjudiciable à l'économie. Mais en faire un reproche à l'économie soviétique revient à imputer au nouveau-né les douleurs de la mère pendant l'enfantement. Il s'agit d'abréger la guerre civile. On ne peut y arriver que par la résolution dans l'action. Or, c'est précisément contre cette résolution révolutionnaire que tout le livre de Kautsky est dirigé.

Depuis la publication du livre que nous examinons, de grands événements se sont accomplis, non seulement en Russie, mais encore dans le monde entier et surtout en Europe ; des processus profondément significatifs se sont poursuivis, qui détruisent aujourd'hui les derniers retranchements du kautskysme.

La guerre civile a revêtu en Allemagne un caractère de plus en plus acharné. La puissance apparente de l'ancienne organisation social-démocrate du parti et des syndicats, loin de faciliter le passage pacifique et "humanitaire" au socialisme ce qui résulterait de la théorie actuelle de Kautsky - a été, au contraire, une des principales causes de la prolongation de la lutte et de son acharnement croissant. Plus la social-démocratie est devenue inerte et conservatrice, et plus le prolétariat allemand qu'elle a trahi doit dépenser de forces, de sang, de vie, dans ses attaques persévérantes contre la société bourgeoise, afin de se forger, au cours de cette lutte même, une nouvelle organisation susceptible de l'amener à la victoire définitive. Le complot des généraux allemands, leur succès momentané et ses conséquences sanglantes, ont révélé de nouveau à quelle piètre et insignifiante mascarade se réduit ce qu'on appelle la démocratie dans les conditions créées par l'effondrement de l'impérialisme et par la guerre civile. En se survivant à elle-même, la démocratie ne résout aucun problème, n'efface aucune contradiction, ne guérit aucune blessure, ne prévient ni les insurrections de la droite ni celles de la gauche : elle est impuissante, insignifiante, mensongère et ne sert qu'à tromper les couches arriérées de la population et notamment la petite bourgeoisie.

L'espérance, exprimée par Kautsky dans la dernière partie de son livre, que les pays de l'Europe occidentale, les "vieilles démocraties" de France et d'Angleterre, couronnées des lauriers de la victoire, nous offriront le tableau d'un développement normal, sain, pacifique, véritablement kautskyen, vers le socialisme, est la plus absurde des illusions. Ce qu'on appelle la "démocratie républicaine" de la France victorieuse, c'est aujourd'hui le gouvernement le plus réactionnaire, le plus sanguinaire, le plus déliquescent qu'il y ait jamais eu. Sa politique intérieure se fonde sur la peur, la cupidité et la violence autant que sa politique extérieure. D'autre part, le prolétariat français, plus trompé qu'aucune classe ne le fut jamais, passe de plus en plus à l'action directe. Les représailles du gouvernement contre la C.G.T, montrent bien qu'il n'y a même pas de place légale dans la démocratie bourgeoise pour le syndicalisme kautskyen, c'est-à-dire pour une hypocrite politique de conciliation. L'évolution des masses vers la révolution, l'acharnement des possédants et la débâcle des groupes politiques intermédiaires - trois processus conditionnant et présageant, dans un avenir prochain, une âpre guerre civile - se sont rapidement accrus, en France, sous nos yeux, au cours des derniers mois.

En Angleterre, les événements suivent sous une forme différente le même chemin. Dans ce pays, dont la classe gouvernante opprime et spolie le monde entier, maintenant plus que jamais les formules démocratiques ont perdu toute signification, même dans les jongleries parlementaires. Le spécialiste le plus qualifié à cet égard, Lloyd George, n'invoque plus la démocratie, mais la coalition des possédants libéraux et conservateurs contre la classe ouvrière. On ne trouve plus trace, dans ses arguments, des effusions démocratiques du "marxiste" Kautsky. Lloyd George se place sur le terrain des réalités de classe et emploie, pour cette raison, le langage de la guerre civile. La classe ouvrière anglaise approche, avec l'empirisme pesant qui la caractérise, d'un chapitre de l'histoire de ses luttes qui fera pâlir les pages les plus glorieuses du chartisme, de même que la prochaine révolte du prolétariat français fera pâlir les fastes mêmes de la Commune de Paris.

Et c'est précisément parce que les événements historiques se sont développés au cours des derniers mois avec une rigoureuse logique révolutionnaire, que l'auteur de ce livre s'est demandé si sa publication répondait encore à un besoin; s'il fallait encore réfuter théoriquement Kautsky; si le terrorisme révolutionnaire avait théoriquement besoin d'être justifié.

Malheureusement oui. L'idéologie, de par sa nature même, joue dans le mouvement socialiste un rôle considérable. L'Angleterre même, si encline à l'empirisme, entre dans une période où la classe ouvrière exigera toujours plus l'étude théorique de ses expériences et de ses tâches. La psychologie - et même celle du prolétariat - comporte cependant une terrible force d'inertie conservatrice; d'autant plus qu'il n'est question de rien d'autre que de l'idéologie traditionnelle des partis de la II° internationale qui éveillèrent le prolétariat et, récemment encore, avaient une puissance réelle. Après l'écroulement du social-patriotisme officiel (Scheidemann, Victor Adler, Renaudel, Vandervelde, Henderson, Plekhanov), le kautskysme international (l'Etat-major des indépendants allemands, Fritz Adler, Longuet, une fraction importante des socialistes italiens, les "indépendants" anglais, le groupe Martov, etc.) est le principal facteur politique grâce auquel se maintient l'équilibre instable de la société capitaliste. On peut dire que la volonté des masses travailleuses du monde civilisé, sans cesse tendue par le cours des événements, est infiniment plus révolutionnaire que leur conscience, qui est encore influencée par les préjugés parlementaires et par les théories conciliatrices. La lutte pour la dictature de la classe ouvrière signifie en ce moment l'action la plus impitoyable contre le kautskysme au sein de la classe ouvrière. Les mensonges et les préjugés conciliateurs qui empoisonnent encore l'atmosphère, même dans les partis gravitant autour de la III° Internationale, doivent être rejetés. Ce livre est destiné à servir la cause de ceux qui, dans tous les pays, combattent sans merci le kautskysme peureux, équivoque et hypocrite.

P.S. - Les nuages s'accumulent de nouveau en ce moment (mai 1920) sur la Russie des Soviets. Par son agression contre l'Ukraine, la Pologne bourgeoise a inauguré une nouvelle offensive de l'impérialisme mondial contre la Russie des Soviets. Les plus grands dangers menaçant de nouveau la révolution, les immenses sacrifices que la guerre impose aux masses laborieuses incitent de nouveau les kautskystes russes à résister ouvertement au pouvoir des Soviets, c'est-à-dire à venir en aide aux assassins internationaux de la Russie des Soviets. La mission des kautskystes est de tenter de venir en aide à la révolution prolétarienne quand ses affaires vont assez bien, et de lui créer toute espèce d'embarras lorsqu'elle a le plus grand besoin d'être aidée. Kautsky a déjà maintes fois prédit notre défaite, qui doit être la meilleure preuve de la justesse de sa théorie. Cet "héritier de Marx" est, dans sa chute, tombé si bas, que son seul programme politique n'est qu'une spéculation sur la chute de la dictature prolétarienne.

Il se trompe encore une fois. La défaite de la Pologne bourgeoise par l'armée rouge que conduisent les ouvriers communistes, manifestera une nouvelle fois la puissance de la dictature prolétarienne et portera ainsi un nouveau coup au scepticisme petit-bourgeois (kautskysme) dans le mouvement ouvrier. Malgré la folle bigarrure des apparences et des mots d'ordre, l'histoire contemporaine a simplifié à l'extrême son processus essentiel, en le réduisant au duel de l'impérialisme et du communisme. Ce n'est pas seulement pour les terres des magnats polonais en Ukraine et en Russie blanche, pour la propriété capitaliste et l'Eglise catholique, mais aussi pour la démocratie parlementaire, pour le socialisme évolutionniste, pour la II° Internationale, pour le droit de Kautsky de demeurer, en critique, l'acolyte de la bourgeoisie, que Pilsudski fait la guerre. Nous, nous combattons pour l'Internationale du prolétariat. L'enjeu est grand des deux côtés. La bataille opiniâtre et difficile. Nous espérons en la victoire, ayant sur elle tous les droits historiques.

L. Trotsky.

Moscou, 29 mai 1920

Préface à la deuxième édition anglaise (1935)[modifier le wikicode]

Terrorisme et communisme (L'Anti-Kautsky)

10 janvier 1935

Extraits

Ce livre a été écrit en 1920, dans le wagon d'un train militaire, en pleine guerre civile. Le lecteur doit avoir cette situation présente à l'esprit s'il veut se faire une idée exacte non seulement du contenu fondamental de l'ouvrage mais encore de ses allusions aux événements de l'époque, et du ton en particulier.

Il est dirigé, sous forme de polémique, contre Karl Kautsky. Ce nom dit peu de chose à la jeune génération, encore que Kautsky soit notre contemporain : il a fêté récemment son quatre-vingtième anniversaire. Comme théoricien du marxisme, Kautsky a joui, dans la Deuxième Internationale, d'un immense prestige. La guerre a fait très vite apparaître que son marxisme était uniquement une méthode d'interprétation passive du processus historique, nullement une méthode d'action révolutionnaire. Aussi longtemps que la lutte de classe coula entre les rives paisibles du parlementarisme, Kautsky, comme beaucoup d'autres, s'offrit le luxe de la critique, révolutionnaire et de hardies perspectives ; pratiquement cela n'engageait à rien. Mais lorsque la guerre et l'après-guerre posèrent en termes catégoriques les problèmes de la révolution, Kautsky prit définitivement position de l'autre côté de la barricade. Sans rompre avec la phraséologie marxiste, il se fit l'accusateur de la révolution prolétarienne, l'avocat de la passivité et de la capitulation devant l'impérialisme.

Avant la guerre, Karl Kautsky et les chefs du Labour Party se situaient, en apparence, aux pôles extrêmes de la Deuxième Internationale. Notre génération, qui représentait alors la jeunesse, se servit bien des fois d'armes tirées de l'arsenal de Kautsky pour combattre l'opportunisme des MacDonald, Henderson et autres. Il est vrai que, même à cette époque, nous allions beaucoup plus loin que le maître hésitant ne l'aurait voulu. Rosa Luxembourg, qui connaissait Kautsky mieux que nous autres, dénonçait avant la guerre son radicalisme de margarine. De toute façon, la nouvelle époque apporta une pleine clarté dans la situation : Kautsky appartient au même camp politique que Henderson ; si le premier continue à avoir recours aux citations de Marx, tandis que le second préfère les psaumes de David, cette différence d'habitudes ne gêne en rien leur solidarité.

... Dans un but de continuité, je garde à ce livre le titre sous lequel a paru la première édition anglaise : " Défense du terrorisme ". Il est nécessaire néanmoins de marquer tout de suite que ce titre qui appartient à l'éditeur et non à l'auteur, est trop vaste, et qu'il peut donner lieu à des malentendus. Il ne s'agit nullement de défendre le "terrorisme " comme tel. Les mesures de coercition et d'intimidation, y compris l'anéantissement physique des adversaires, ont servi et servent encore dans des proportions infiniment plus grandes la cause de la réaction, personnifiée par les classes exploiteuses condamnées, que la cause du progrès historique personnifiée par le prolétariat. Les moralistes patentés qui condamnent le " terrorisme " en général, ont surtout en vue les actes révolutionnaires des opprimés qui aspirent à s'émanciper. Le meilleur exemple en est M. Ramsay MacDonald. Inlassablement, il a condamné la violence au nom des principes éternels de la morale et de la religion. Mais quand la décomposition du système capitaliste et l'aggravation de la lutte de classes eurent mis à l'ordre du jour, même pour l'Angleterre, la lutte révolutionnaire du prolétariat pour le pouvoir, MacDonald passa du camp des travailleurs dans celui de la bourgeoisie conservatrice avec autant de facilité qu'un voyageur passe d'un compartiment de fumeurs dans un compartiment de non-fumeurs. Aujourd'hui l'adversaire dévot du terrorisme soutient, par le moyen d'un appareil de violence, le régime " pacifique " du chômage, de l'oppression coloniale, des armements à outrance et de la préparation de guerres nouvelles.

Le présent ouvrage est par conséquent loin de vouloir défendre le terrorisme en général. Il défend les lois historiques de la révolution prolétarienne. L'idée fondamentale de ce livre est celle-ci :

l'histoire n'a trouvé jusqu'ici d'autres moyens de faire avancer l'humanité qu'en opposant chaque fois à la violence des classes condamnées la violence révolutionnaire de la classe progressiste.

Des Fabiens incurables diront évidemment que si les conclusions de ce livre peuvent être justes pour la Russie retardataire, elles ne sauraient s'appliquer aux pays avancés, notamment à de vieilles démocraties comme la Grande-Bretagne. Cette illusion consolante aurait pu paraître quelque peu convaincante il y a dix ou quinze ans. Mais depuis, une vague de dictatures fascistes ou militaires policières a submergé une bonne part des pays européens. Au lendemain de mon bannissement de l'Union soviétique, le 25 février 1929, j'écrivais, – au demeurant, pas pour la première fois – au sujet de la situation en Europe : " Les institutions démocratiques ont montré qu'elles ne peuvent pas résister à la pression des antagonismes actuels, tantôt d'ordre international, tantôt d'ordre intérieur, le plus souvent des deux ordres à la fois... Par analogie avec l'électrotechnique, la démocratie peut être définie comme un système d'interrupteurs et de plombs contre les trop forts courants de la lutte nationale ou sociale. Aucune autre époque de l'Histoire n'a été, même de loin, aussi chargée d'antagonismes que la nôtre. Le courant en surcharge se manifeste de plus en plus souvent sur les différents points du réseau européen. Sous la pression trop élevée des antagonismes sociaux et internationaux, les plombs fondent ou sautent. Telle est la nature des courts-circuits de dictature. Les plombs les plus faibles sont évidemment les premiers atteints. Or, la violence des antagonismes intérieurs et mondiaux ne diminue pas, mais au contraire s'accroît. C'est en vain qu'on essayerait de se consoler à l'idée que le processus n'a gagné que la périphérie du monde capitaliste. La goutte commence par le gros orteil, mais finit par atteindre le cœur. "...

Préface à l'édition française de 1936[modifier le wikicode]

La France à un tournant

Ce livre[6] est consacré à l'éclaircissement des méthodes de la politique révolutionnaire du prolétariat à notre époque. L'exposé a un caractère polémique, comme la politique révolutionnaire elle-même. En gagnant les masses opprimées, la polémique dirigée contre la classe dominante se transforme, à un moment donné, en révolution.

Comprendre clairement la nature sociale de la société moderne, de son Etat, de son droit, de son idéologie constitue le fondement théorique de la politique révolutionnaire. La bourgeoisie opère par abstraction ("nation", "patrie", "démocratie") pour camoufler l'exploitation qui est à la base de sa domination. Le Temps, l'un des plus infâmes journaux de l'univers, enseigne chaque jour aux masses populaires françaises le patriotisme et le désintéressement. Cependant, ce n'est un secret pour personne que le désintéressement du Temps s'estime d'après un tarif international bien établi.

Le premier acte de la politique révolutionnaire consiste à démasquer les fictions bourgeoises qui intoxiquent les masses populaires. Ces fictions deviennent particulièrement malfaisantes quand elles s'amalgament avec les idées de "socialisme" et de "révolution". Aujourd'hui plus qu'à n'importe quel autre moment, ce sont, les fabricants de ce genre d'amalgames qui donnent le ton dans les organisations ouvrières françaises.

La première édition de cet ouvrage a exercé une certaine influence sur la formation du parti communiste français: l'auteur en a reçu maints témoignages, dont il ne serait pas difficile au demeurant de trouver la trace dans L'Humanité jusqu'en 1924. Au cours des douze années qui ont suivi, il a été procédé dans l'Internationale communiste-après plusieurs zigzags fébriles-à une révision fondamentale des valeurs : il suffit de dire qu'aujourd'hui cet ouvrage figure à l'index des livres interdits. Par leurs idées et leurs méthodes, les chefs actuels du parti communiste français (nous sommes obligés de lui conserver cette appellation, qui est en complète contradiction avec la réalité) ne se différencient en rien de Kautsky, contre lequel est dirigé notre ouvrage : ils sont toutefois infiniment plus ignorants et plus cyniques. Le nouvel accès de réformisme et de patriotisme que subissent Cachin et Cie aurait pu à lui seul justifier une nouvelle édition de ce livre. Il y a cependant à cela d'autres raisons, plus sérieuses. Elles ont leurs racines dans la profonde crise prérévolutionnaire qui secoue le régime de la III° République.

Après dix-huit ans d'absence, l'auteur de cet ouvrage a eu la possibilité de passer deux ans en France (1933-1935); c'était, il est vrai, en simple qualité d'observateur de province, objet, par surcroît, d'une étroite surveillance. Pendant cette période, il y eut dans le département de l'Isère où l'auteur eut l'occasion de séjourner un petit incident, pareil à beaucoup d'autres, qui donne cependant la clé de toute la politique française. Dans un sanatorium appartenant au Comité des forges, un jeune ouvrier, qui était sous le coup d'une grave opération, s'était permis de lire un journal révolutionnaire (plus exactement, un journal qu'il considérait naïvement comme révolutionnaire : L'Humanité). L'administration posa à l'imprudent malade et ensuite à quatre autres malades qui partageaient ses sympathies cet ultimatum: renoncer à recevoir des publications indésirables, ou être jetés à la rue. Les malades eurent beau indiquer qu'on se livrait ouvertement dans le sanatorium à une propagande cléricale et réactionnaire, cela n'eut évidemment aucun effet. Comme il s'agissait de simples ouvriers qui ne risquaient ni mandats parlementaires ni portefeuilles ministériels, mais tout simplement leur santé et leur vie, l'intimidation échoua: les cinq malades, dont un à la veille d'être opéré, furent mis à la porte du sanatorium. Grenoble avait alors une municipalité socialiste, que présidait le docteur Martin, un de ces bourgeois conservateurs qui donnent généralement le ton dans le parti socialiste et dont Léon Blum est le représentant achevé. Les ouvriers expulsés essayèrent de trouver un défenseur dans la personne du maire. Ce fut en vain: malgré leur insistance, leurs lettres, leurs démarches, ils ne furent même pas reçus. Ils s'adressèrent au journal local de gauche, La Dépêche, où radicaux et socialistes forment un cartel indissoluble. En apprenant qu'il s'agissait du sanatorium du Comité des forges, le directeur du Journal refusa catégoriquement d'intervenir: tout ce que vous voudrez, mais pas ça. Pour une imprudence à l'égard de cette puissante organisation, La Dépêche avait été déjà privée une fois de publicité et avait subi de ce fait une perte de 20 000 francs. A la différence des prolétaires, le directeur de ce journal de gauche, comme le maire, avaient quelque chose à perdre: aussi renoncèrent-ils à la lutte inégale en abandonnant les ouvriers, leurs intestins et leurs reins malades, à leur sort.

Une ou deux fois par semaine, le maire socialiste, remuant de vagues souvenirs de jeunesse, fait un discours où il vante les avantages du socialisme sur le capitalisme. Pendant les élections, La Dépêche soutient le maire et son parti. Tout est donc pour le mieux. Le Comité des forges considère avec une tolérance toute libérale ce genre de socialisme qui ne cause pas le plus petit préjudice aux intérêts matériels du capital. Avec 20 000 francs de publicité par an-ces messieurs coûtent si bon marché-, les féodaux de l'industrie lourde et de la banque tiennent pratiquement à leur dévotion un grand journal du cartel! Et pas seulement ce journal: le Comité des forges a bien sûr assez de moyens, directs ou indirects, pour agir sur messieurs les maires, sénateurs, députés, y compris les maires, les sénateurs, les députés socialistes. Toute la France officielle est placée sous la dictature du capital financier. Dans le dictionnaire Larousse, ce système est désigné sous le nom de "République démocratique".

Messieurs les députes de gauche et les journalistes, non seulement de l'Isère mais de tous les départements de France, croyaient que leur cohabitation pacifique avec la réaction capitaliste n'aurait pas de fin. Ils se trompaient. Depuis longtemps affaiblie, la démocratie sentit soudain sur sa tempe le canon d'un revolver. De même que les armements de Hitler-acte matériel brutal-causèrent une véritable révolution dans les rapports entre les Etats en démontrant la vanité et le caractère illusoire de ce qu'il est convenu d'appeler le "droit international", de même les bandes armées du colonel de La Rocque ont jeté la perturbation dans les rapports intérieurs de la France en obligeant tous les partis sans exception à se réorganiser, à s'épurer et à se regrouper.

Frédéric Engels a écrit un jour que l'Etat, y compris la république démocratique, c'est des bandes armées pour la défense de la propriété; tout le reste n'est là que pour enjoliver ou masquer ce fait. Les éloquents défenseurs du "droit", genre Herriot et Blum, ont toujours été révoltés par ce cynisme. Mais Hitler et La Rocque, chacun dans sa sphère, viennent de montrer de nouveau qu'Engels avait raison.

Au début de 1934, Daladier était président du Conseil par la volonté du suffrage universel, direct et secret: il portait la souveraineté nationale dans sa poche, avec son mouchoir par-dessus. Mais, dès que les bandes de La Rocque, Maurras et Cie montrèrent qu'elles avaient l'audace de tirer des coups de revolver et de couper les jarrets des chevaux de la police, Daladier et sa souveraineté cédèrent la place à l'invalide politique que désignèrent les chefs de ces bandes. Ce fait a infiniment plus d'importance que toutes les statistiques électorales et on ne saurait l'effacer de l'histoire récente de la France, car il est une indication pour l'avenir.

Il n'est naturellement pas donné à n'importe quel groupe armé de revolvers de modifier à tout moment l'orientation politique d'un pays. Seules les bandes armées qui sont les organes d'une classe déterminée peuvent, dans certaines circonstances, jouer un rôle décisif. Le colonel de La Rocque et ses partisans veulent assurer l'"ordre" contre les troubles. Et comme, en France, "ordre" signifie domination du capital financier sur la petite et moyenne bourgeoisie et domination de l'ensemble de la bourgeoisie sur le prolétariat et les couches sociales qui en sont proches, les troupes de La Rocque sont tout simplement des bandes armées du capital financier.

Cette idée n'est pas neuve. On peut même la trouver fréquemment exprimée dans Le Populaire et L'Humanité, encore qu'ils n'aient pas été les premiers à la formuler. Cependant, ces publications ne disent que la moitié de la vérité. L'autre moitié, non moins importante, est que Herriot et Daladier, avec leurs partisans, sont également une agence du capital financier: autrement, les radicaux n'auraient pas pu être le parti gouvernemental de la France pendant des dizaines d'années. Si l'on ne veut pas jouer à cache-cache, il est nécessaire de dire que La Rocque et Daladier travaillent pour le même patron. Cela ne signifie pas, évidemment, qu'il y ait entre eux ou leurs méthodes une complète identité. Bien au contraire. Ils se font une guerre acharnée, comme deux agences spécialisées dont chacune possède le secret du salut. Daladier promet de maintenir l'ordre au moyen de la démocratie tricolore. La Rocque estime que le parlementarisme périmé doit être balayé en faveur d'une dictature militaire et policière déclarée. Les méthodes politiques sont opposées, mais les intérêts sociaux sont les mêmes.

La décadence du système capitaliste, sa crise incurable, sa décomposition forment la base historique de l'antagonisme qui existe entre La Rocque et Daladier (nous prenons ces deux noms uniquement pour faciliter l'exposé). Malgré les progrès incessants de la technique et les résultats remarquables obtenus dans certaines branches industrielles, le capitalisme dans l'ensemble freine le développement des forces productives, ce qui détermine une extrême instabilité des rapports sociaux et internationaux. La démocratie parlementaire est intimement liée à l'époque de la, libre concurrence et de la liberté du commerce international. La bourgeoisie a pu tolérer le droit de grève, de réunion de liberté de la presse aussi longtemps que les forces productives étaient en pleine ascension, que les débouchés s'élargissaient, que le bien-être des masses populaires, quoique restreint, augmentaient et que les nations capitalistes pouvaient vivre et laisser vivre les autres. Mais plus aujourd'hui. L'époque impérialiste est caractérisée, abstraction faite de l'Union soviétique, par une stagnation et une diminution du revenu national, par une crise agraire chronique et un chômage organique. Ces phénomènes internes sont inhérents à la phase actuelle du capitalisme, comme la goutte et la sclérose à un âge déterminé de l'individu. Vouloir expliquer le chaos économique mondial par les conséquences de la dernière guerre, c'est faire preuve d'un esprit désespérément superficiel, à l'instar de M. Caillaux, du comte Sforza et autres. La guerre n'a pas été autre chose qu'une tentative des pays capitalistes pour faire retomber sur le dos de l'adversaire le krach qui menaçait déjà. Mais la tentative échoua. La guerre ne fit qu'aggraver les signes de décomposition dont l'accentuation actuelle prépare une nouvelle guerre.

Aussi mauvaises que soient les statistiques économiques de la France, qui passent intentionnellement sous silence les antagonismes de classe, elles ne peuvent pas dissimuler les signes manifestes de la décomposition sociale. Parallèlement à la diminution du revenu national, à la chute, en vérité catastrophique, du revenu des campagnes, à la ruine des petites gens des villes, a l'accroissement du chômage, les entreprises géantes, ayant un chiffre d'affaires annuel de 100 à 200 millions et même davantage, font de brillants bénéfices. Le capital financier, dans toute l'acception du terme, suce le sang du peuple français. Telle est la base sociale de l'idéologie et de la politique de l'"Union nationale".

Des adoucissements et des éclaircies dans le processus de décomposition sont possibles, voire inévitables; mais ils garderont un caractère strictement conditionné par la conjoncture. Quant à la tendance générale de notre époque, elle place la France, après bien d'autres pays, devant cette alternative: ou le prolétariat doit renverser l'ordre bourgeois foncièrement gangrené, ou le capital, en vue de sa propre conservation, doit remplacer la démocratie par le fascisme. Pour combien de temps? Le sort de Mussolini et de Hitler répondra à cette question.

Les fascistes ont tiré, le 6 février 1934, sur l'ordre direct de la Bourse, des banques et des trusts. De ces mêmes positions de commande, Daladier a été sommé de remettre le pouvoir a Doumergue. Et si le ministre radical, président du Conseil, a capitulé -avec la pusillanimité qui caractérise les radicaux-, c'est parce qu'il a reconnu dans les bandes de La Rocque les troupes de son propre patron. Autrement dit: Daladier, ministre souverain, céda le pouvoir. à Doumergue pour la même raison qui fait refuser au directeur de La Dépêche et au maire de Grenoble de dénoncer l'odieuse cruauté des agents du Comité des forges.

Cependant, le passage de la démocratie au fascisme comporte des risques de secousses sociales. D'où les hésitations et les désaccords tactiques que l'on constate dans les hautes sphères de la bourgeoisie. Tous les magnats du capital sont pour qu'on continue a renforcer les bandes armées capables de constituer une réserve salutaire à l'heure du danger. Mais quelle place accorder à ces bandes dès aujourd'hui ? Doit-on leur permettre de passer tout de suite à l'attaque ou les garder, en attendant, comme moyen d'intimidation ? Autant de questions qui ne sont pas encore résolues. Le capital financier ne croit plus qu'il soit possible aux radicaux d'entraîner derrière eux les masses de la petite bourgeoisie et de maintenir, par la pression de ces masses, le prolétariat dans les limites de la discipline "démocratique". Mais il ne croit pas davantage que les organisations fascistes, qui manquent encore d'une véritable base de masse, soient capables de s'emparer du pouvoir et d'établir un régime fort.

L'argument qui a incité à la prudence ceux qui dirigent en coulisse, ce n'est pas la rhétorique parlementaire, mais la révolte des ouvriers, la tentative de grève générale-étouffée dès le début par la bureaucratie de Jouhaux-et ensuite les émeutes locales (Toulon, Brest). Les fascistes ayant été remis quelque peu en place, les radicaux respirèrent plus librement. Le Temps, qui, dans une série d'articles, avait déjà trouve le moyen d'offrir sa main et son coeur à la "jeune génération", découvrit de nouveau les avantages du régime libéral, conforme d'après lui au génie français. Ainsi s'est établi un régime instable, transitoire, bâtard, conforme non pas au génie de la France, mais au déclin de la III° République. Dans ce régime, ce sont les traits bonapartistes qui apparaissent avec le plus de netteté : indépendance du gouvernement à l'égard des partis et des programmes, liquidation du pouvoir législatif au moyen des pleins pouvoirs, le gouvernement se situant au-dessus des fractions en lutte, c'est-à-dire en fait au-dessus de la nation, pour jouer le rôle d'"arbitre". Les trois ministères Doumergue, Flandin, Laval, avec l'immanquable participation des radicaux humiliés et compromis, ont chacun présenté de légères variantes sur un thème commun.

Lorsque le ministère Sarraut fut constitué, Léon Blum, dont la perspicacité comporte deux dimensions au lieu de trois, annonça : "Les derniers effets du 6 février sont détruits sur le plan parlementaire" (le Populaire du 2 février 1936). Voilà ce qui s'appelle brosser l'ombre du carrosse avec l'ombre d'une brosse ! Comme si l'on pouvait ,supprimer "sur le plan parlementaire" la pression des bandes armées du capital financier! Comme si Sarraut pouvait ne pas sentir cette pression et ne pas trembler devant elle! En réalité, le gouvernement Sarraut-Flandin est une variété de ce même "bonapartisme" semi-parlementaire à peine incliné à "gauche". Sarraut lui-même, réfutant l'accusation d'avoir pris des mesures arbitraires, répondit on ne peut mieux au Parlement: "Si mes mesures sont arbitraires, c'est parce que je veux être un arbitre." Cet aphorisme n'aurait pas été déplacé dans la bouche de Napoléon III. Sarraut se sent non pas le mandataire d'un parti déterminé ou d'un bloc de partis au pouvoir, comme le veulent les règles du parlementarisme mais un arbitre au-dessus des classes et des partis, comme le veulent les lois du bonapartisme.

L'aggravation de la lutte de classes et surtout l'entrée en scène des bandes armées de la réaction n'ont pas moins profondément révolutionné les organisations ouvrières. Le parti socialiste, qui jouait paisiblement le rôle de la cinquième roue du carrosse dans la III° République, s'est vu contraint de répudier à moitié ses traditions cartellistes et même de rompre avec son aile droite (néos). Dans le même temps, les communistes accomplissaient l'évolution inverse, mais sur une échelle infiniment plus vaste. Pendant des années ces messieurs avaient rêvé de barricades, de conquête de la rue, etc. (ce rêve, il est vrai; avait surtout un caractère littéraire). Après le 6 février, comprenant que l'affaire était sérieuse, les partisans des barricades se jetèrent à droite. Le réflexe spontané de ces phraseurs apeurés coïncidait d'une façon frappante avec la nouvelle orientation de la diplomatie soviétique.

Devant le danger que représente l'Allemagne hitlérienne, le Kremlin se tourna vers la France. Statu quo dans les rapports internationaux ! Statu quo dans le régime intérieur de la France ! Espoirs de révolution socialiste ? Chimères ! Les milieux dirigeants du Kremlin ne parlent qu'avec mépris du communisme français. Il faut donc garder ce qui existe pour ne pas risquer d'avoir pire. La démocratie parlementaire en France ne se concevant pas sans les radicaux, faisons en sorte que les socialistes les soutiennent ; ordonnons aux communistes de ne pas gêner le bloc Blum-Herriot; s'il est possible, faisons-les entrer eux-mêmes dans ce bloc. Ni secousses, ni menaces ! Telle est l'orientation du Kremlin.

Quand Staline répudie la révolution mondiale, les partis bourgeois français ne veulent pas le croire. Ils ont bien tort! En politique, une confiance aveugle n'est évidemment pas une vertu supérieure. Mais une méfiance aveugle ne vaut guère mieux. Il faut savoir confronter les paroles avec les actes et discerner la tendance générale de l'évolution pour plusieurs années. La politique de Staline, qui est déterminée par les intérêts de la bureaucratie soviétique privilégiée, est devenue foncièrement conservatrice. La bourgeoisie française a tout lieu de faire confiance à Staline. Le prolétariat français a les mêmes raisons de se méfier.

Au congrès d'unité de Toulouse[7] , le "communiste" Racamond a donné de la politique du Front populaire une formule digne de passer à la postérité: "Comment vaincre la timidité du parti radical?" Comment vaincre la peur qu'a la bourgeoisie du prolétariat? Très simplement : les farouches révolutionnaires doivent jeter le couteau qu'ils serraient entre leurs dents, se pommader les cheveux et arborer le sourire de la plus charmante des odalisques; Vaillant-Couturier dernière manière en sera le prototype. Sous la pression des "communistes" pommadés, que de toutes leurs forces poussaient à droite les socialistes en train d'évoluer vers la gauche, Blum a dû changer une fois de plus de cap. Il le fit, heureusement, dans le sens habituel. Ainsi se constitua le Front populaire : compagnie d'assurance de banqueroutiers radicaux aux frais du capital des organisations ouvrières.

Le radicalisme est inséparable de la franc-maçonnerie. C'est tout dire. Lors des débats qui eurent lieu à la Chambre des députés sur les Ligues, M. Xavier-Vallat rappela que Trotsky avait, à une époque, "interdit" aux communistes d'adhérer aux loges maçonniques. M. Jammy Schmidt, qui est, paraît-il, une autorité en la matière, s'empressa d'expliquer cette interdiction par l'incompatibilité du bolchevisme despotique avec l'"esprit de liberté". Nous ne voyons pas la nécessité de polémiquer sur ce thème avec le député radical. Mais aujourd'hui encore nous estimons que le représentant ouvrier qui va chercher son inspiration ou sa consolation dans la fade religion maçonnique de la collaboration des classes ne mérite pas la moindre confiance. Ce n'est pas par hasard si le Cartel s'est accompagné d'une large participation des socialistes aux loges maçonniques. Mais le temps est venu pour les communistes repentis d'en faire autant. Au demeurant, ces nouveaux initiés n'en seront que plus à l'aise, en tablier, pour servir les vieux patrons du Cartel.

Le Front populaire, nous dit-on non sans indignation, n'est nullement un cartel, mais un mouvement de masse. Les définitions pompeuses ne manquent pas, certes, mais elles ne changent rien aux choses. Le but du Cartel a toujours été de freiner le mouvement de masse en l'orientant vers la collaboration de classe. Le Front populaire a exactement le même but. La différence entre eux-et elle est de taille-, c'est que le Cartel traditionnel a vu le jour au cours des époques de stabilité et de calme du régime parlementaire. Aujourd'hui que les masses sont impatientes et prêtes à exploser, il est nécessaire de disposer d'un frein plus solide, avec la participation des "communistes". Les meetings communs, les cortèges à grand spectacle, les serments, le mariage du drapeau de la Commune avec le drapeau de Versailles, le tintamarre, la démagogie, tout cela n'a qu'un but: contenir et démoraliser le mouvement de masse.

Pour se justifier devant les droites, Sarraut a déclaré à la Chambre que ses inoffensives concessions au Front populaire ne constituent rien de plus que la soupape de sûreté du régime. Cette franchise aurait pu paraître imprudente. Mais l'extrême-gauche la couvrit d'applaudissements. Sarraut n'avait donc aucune raison de se gêner. De toute façon, il a réussi à donner, peut-être sans le vouloir, une définition du Front populaire : une soupape de sûreté contre le mouvement de masse. En général, M. Sarraut a la main heureuse pour les aphorismes !

La politique extérieure est la continuation de la politique intérieure. Ayant complètement abandonné le point de vue du prolétariat, Blum, Cachin et Cie adoptent-sous le masque de la "sécurité collective" et du "droit international"-le point de vue de l'impérialisme national. Ils nous préparent la même politique d'abdication qu'ils ont suivie de 1914 à 1918 en y ajoutant seulement: "pour la défense de l'U.R.S.S.". Quand, de 1918 à 1923, la diplomatie soviétique s'est fréquemment vue obligée de louvoyer et de passer des accords, il ne vint jamais à l'esprit d'une seule section de l'Internationale communiste qu'elle pourrait faire bloc avec sa bourgeoisie! A elle seule, cette chose n'est-elle pas une preuve suffisante de la sincérité de Staline quand il répudie la révolution mondiale ?

Pour les mêmes motifs qui poussent les chefs actuels de l'Internationale communiste à se coller aux mamelles de la "démocratie" dans la période de son agonie, ils découvrent le radieux visage de la Société des Nations alors que la parcourt déjà le hoquet de la mort. Ainsi s'est crée une plate-forme de politique extérieure commune entre les radicaux et l'Union soviétique. Le programme intérieur du Front populaire est un assemblage de lieux communs qui permettent une interprétation aussi libre que le Covenant de Genève. Le sens général du programme est celui-ci: pas de changement. Or, les masses veulent du changement et c'est en cela que réside le fond de la crise politique.

En désarmant politiquement le prolétariat, les Blum, Paul Faure, Cachin, Thorez tiennent surtout à ce qu'il ne s arme pas physiquement. La propagande de ces messieurs ne se différencie pas des sermons religieux sur la supériorité des principes moraux. Engels qui enseignait que la possession du pouvoir d'Etat est une question de bandes armées, Marx qui regardait l'insurrection comme un art, apparaissent aux députés, aux sénateurs et maires actuels du Front populaire comme des sauvages du Moyen-Age. Le Populaire passe pour la centième fois un dessin représentant un ouvrier désarmé avec cette légende: "Vous comprendrez que nos poings nus sont plus solides que toutes vos matraques." Quel splendide mépris pour la technique militaire! A cet égard, le Négus lui-même a des vues plus avancées. Pour ces gens, les coups d'Etat en Italie, en Allemagne, en Autriche n'existent pas. Cesseront-ils de vanter les "poings nus", quand La Rocque leur passera les menottes? Par moment, on en arrive presque à regretter de ne pouvoir faire subir cette expérience à messieurs les chefs, sans que les masses aient à en souffrir.

Vu sous l'angle du régime bourgeois, le Front populaire est un épisode de la rivalité entre le radicalisme et le fascisme pour gagner l'attention et les faveurs du grand capital. En fraternisant d'une façon théâtrale avec les socialistes et les communistes, les radicaux veulent montrer au patron que le régime n'est pas aussi malade que les droites le prétendent; que le danger de révolution est exagéré; que Vaillant-Couturier lui-même a troqué son couteau contre un collier; que par les "révolutionnaires" apprivoisés on peut dissiper les masses ouvrières et, par conséquent, sauver le système parlementaire de la faillite.

Tous les radicaux ne croient pas à cette manoeuvre; les plus sérieux et les plus influents, Herriot en tête, préfèrent adopter une attitude d'attente. Mais en fin de compte eux-mêmes ne peuvent pas proposer autre chose. La crise du parlementarisme est avant tout une crise de confiance de l'électeur à l'égard du radicalisme.

Tant qu'on n'aura pas découvert le moyen de rajeunir le capitalisme il n'existera pas de recette pour sauver le parti radical. Celui-ci n'a le choix qu'entre différents genres de mort politique. Un succès relatif aux prochaines élections n'empêcherait pas et même ne retarderait pas bien longtemps son effondrement.

Les chefs du parti socialiste, les politiciens les plus insouciants de France, ne s'embarrassent pas de la sociologie du front populaire: personne ne peut rien tirer d'intéressant des interminables monologues de Léon Blum. Quant aux communistes, qui sont extrêmement fiers d'avoir pris l'initiative de la collaboration avec la bourgeoisie, ils présentent le Front populaire comme l'alliance du prolétariat avec les classes moyennes. Quelle parodie du marxisme ! Non, le parti radical n'est pas le parti de la petite bourgeoisie Il n'est pas davantage un "bloc de la moyenne et de la petite bourgeoisie", selon la définition absurde de la Pravda. Non seulement la moyenne bourgeoisie exploite la petite bourgeoisie sur le plan économique comme sur le plan politique, mais elle est elle-même une agence du capital financier. Désigner, sous le terme neutre de "bloc", des rapports politiques hiérarchiques fondés sur l'exploitation, c'est se moquer de la réalité. Un cavalier n'est pas un bloc homme-cheval. Si le parti Herriot-Daladier a des racines dans les masses petites-bourgeoises et, dans une certaine mesure, jusque dans les milieux ouvriers, c'est uniquement pour les duper dans l'intérêt du régime capitaliste. Les radicaux sont le parti démocratique de l'impérialisme français. Toute autre définition est un leurre.

La crise du système capitaliste désarme les radicaux en leur enlevant les moyens traditionnels qui leur permettaient d'endormir la petite bourgeoisie. Les classes moyennes commencent à sentir, sinon à comprendre, qu'on ne sauvera pas la situation par de misérables réformes et qu'une refonte hardie du régime actuel est devenue nécessaire. Mais radicalisme et hardiesse vont ensemble comme l'eau et le feu. Le fascisme se nourrit avant tout de la méfiance croissante de la petite bourgeoisie à l'égard du radicalisme. On peut dire sans exagérer que le sort de la politique de la France ne tardera pas à se décider dans une large mesure selon la manière dont sera liquidé le radicalisme et selon que ce sera le fascisme ou le parti du prolétariat qui prendra sa succession, c'est-à-dire qui héritera de son influence sur les masses petites-bourgeoises.

Un principe élémentaire de la stratégie marxiste est que l'alliance du prolétariat avec les petites gens des villes et des campagnes doit se réaliser uniquement dans la lutte irréductible contre la représentation parlementaire traditionnelle de la petite-bourgeoisie. Pour gagner le paysan à l'ouvrier, il faut le détacher du politicien radical qui l'asservit au capital financier. Contrairement à cela, le Front populaire, complot de la bureaucratie ouvrière avec les pires exploiteurs politiques des classes moyennes, est tout simplement capable de tuer la foi des masses dans les méthodes révolutionnaires et de les jeter dans les bras de la contre-révolution fasciste.

Aussi invraisemblable que cela paraisse, quelques cyniques essayent de justifier la politique du Front populaire en se référant à Lénine, qui, paraît-il, a démontré qu'on ne pouvait pas se passer de "compromis" et notamment d'accords avec d'autres partis. Pour les chefs de l'Internationale communiste d'aujourd'hui, outrager Lénine est devenu une règle; ils piétinent la doctrine du fondateur du parti bolchevique et vont ensuite s'incliner a Moscou devant son mausolée.

Lénine a commencé sa tâche dans la Russie tsariste, où non seulement les ouvriers, les paysans, les intellectuels, mais de larges milieux bourgeois combattaient l'ancien régime. Si, d'une façon générale, la politique du Front populaire avait pu avoir sa justification, il semblerait que ce fût avant tout dans un pays qui n'avait pas encore fait sa révolution bourgeoise. Messieurs les falsificateurs feraient bien d'indiquer dans quelle phase, à quel moment et dans quelles circonstances le parti bolchevique a réalisé en Russie un semblant de Front populaire? Qu'ils fassent travailler leurs méninges et fouillent dans les documents historiques!

Les bolcheviks ont passé des accords d'ordre pratique avec les organisations révolutionnaires petites-bourgeoises pour le transport clandestin en commun des écrits révolutionnaires, parfois pour l'organisation en commun d'une manifestation dans la rue ou pour riposter aux bandes de pogromistes. Lors des élections à la Douma, ils ont eu recours, dans certaines circonstances et au deuxième degré[8] , à des blocs électoraux avec les menchéviks ou avec les socialistes révolutionnaires. C'est tout. Ni "programmes" communs ni organismes permanents, ni renoncement à critiquer les alliés du moment. Ce genre d'accords et de compromis épisodiques, strictement limités à des buts précis-Lénine n'avait en vue que ceux-là-n'avait rien de commun avec le Front populaire, qui représente un conglomérat d'organisations hétérogènes, une alliance durable de classes différentes liées pour toute une période-et quelle période!-par une politique et un programme communs-une politique de parade, de déclamation et de poudre aux yeux. A la première épreuve sérieuse, le Front populaire se brisera et toutes ses parties constitutives en sortiront avec de profondes lézardes. La politique du Front populaire est une politique de trahison.

La règle du bolchevisme en ce qui concerne les blocs était la suivante : Marcher séparément, vaincre ensemble ! La règle des chefs de l'Internationale communiste aujourd'hui est devenue : Marcher ensemble pour être battus séparément. Que ces messieurs se cramponnent à Staline et à Dimitrov, mais qu'ils s'arrangent pour laisser Lénine en paix.

Il est impossible de ne pas s'indigner quand un lit les déclarations de chefs vantards qui prétendent que le Front populaire a "sauvé" la France du fascisme; en réalité, cela veut tout simplement dire que nos héros affolés se sont épargnés par leurs encouragements mutuels une frayeur plus grande encore. Pour combien de temps? Entre le premier soulèvement de Hitler et son arrivée au pouvoir, il s'est écoulé dix années, marquées par des alternances de flux et de reflux. A l'époque, les Blum et les Cachin allemands ont maintes fois proclame leur "victoire" sur le national-socialisme. Nous ne les avons pas crus et nous n'avons pas eu tort. Néanmoins, cette expérience n'a rien appris aux cousins français de Wels et de Thaelmann. Certes, en Allemagne, les communistes n'ont pas participé au Front populaire qui groupait la social-démocratie, la bourgeoisie de gauche et le Centre catholique ("alliance du prolétariat avec les classes moyennes"!). En ce temps-là, l'Internationale communiste repoussait même les accords de combat entre organisations ouvrières contre le fascisme. Les résultats, on les connaît. Notre sympathie la plus chaleureuse pour Thaelmann, en tant que prisonnier des bourreaux, ne peut pas nous empêcher de dire que sa politique, c'est-à-dire la politique de Staline, a plus fait pour la victoire de Hitler que la politique de Hitler lui même. Ayant tourné casaque, l'Internationale communiste applique aujourd'hui en France la politique suffisamment connue de la social-démocratie allemande. Est-il vraiment si difficile d'en prévoir les résultats ?

Les prochaines élections parlementaires, quelle que soit leur issue, n'apporteront pas, par elles-mêmes, de changements sérieux dans la situation: en définitive, les électeurs sont priés de choisir entre un arbitre genre Laval et un arbitre genre Herriot-Daladier. Mais comme Herriot a tranquillement collaboré avec Laval et que Daladier les a soutenus tous les deux la différence qui les sépare, si on la mesure à l'échelle des problèmes historiques qui sont posés, est insignifiante.

Faire croire que Herriot-Daladier sont capables de déclarer la guerre aux "deux cents familles" qui gouvernent la France, c'est duper impudemment le peuple. Les deux cents familles ne sont pas suspendues entre ciel et terre, elles constituent le couronnement organique du système du capital financier. Pour avoir raison des deux cents familles, il faut renverser le régime économique et politique au maintien duquel Herriot et Daladier ne sont pas moins intéressés que Tardieu et La Rocque. Il ne s'agit pas de la lutte de la "nation" contre quelques féodaux, comme la présente L'Humanité mais de la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, de la lutte des classes qui ne peut être tranchée que par la révolution. Le complot anti-ouvrier des chefs du Front populaire est devenu le principal obstacle dans cette voie.

On ne peut pas dire d'avance combien de temps encore des ministères semi-parlementaires, semi-bonapartistes continueront à se succéder en France et par quelles phases précises le pays passera au cours de la prochaine période. Cela dépendra de la conjoncture économique nationale et mondiale, de l'atmosphère internationale, de la situation en U.R.S.S., du degré de stabilité du fascisme italien et allemand, de la marche des événements en Espagne, enfin-et ce n'est pas le facteur le moins important-de la clairvoyance et de l'activité des éléments avancés du prolétariat français. Les convulsions du franc peuvent hâter le dénouement. Une coopération plus étroite de la France avec l'Angleterre est de nature à le retarder. De toute façon, l'agonie de la "démocratie" peut durer beaucoup plus longtemps en France que la période préfasciste Brüning-Papen-Schleicher n'a duré en Allemagne; mais elle ne cessera pas pour cela d'être une agonie. La démocratie sera balayée. La question est uniquement de savoir qui la balayera.

La lutte contre les deux cents familles, contre le fascisme et la guerre-pour la paix, le pain, la liberté et autres belles choses-est, ou bien un leurre, ou bien une lutte pour renverser le capitalisme. Le problème de la conquête révolutionnaire du pouvoir se pose devant les travailleurs français non pas comme un objectif lointain, mais comme la tâche de la période qui s'ouvre. Or, les chefs socialistes et communistes non seulement se refusent à procéder à la mobilisation révolutionnaire du prolétariat, mais ils s'y opposent de toutes leurs forces. En même temps qu'ils fraternisent avec la bourgeoisie, ils traquent et expulsent les bolcheviks[9] . Telle est la violence de leur haine de la révolution et de la peur qu'elle leur inspire! Dans cette situation, le plus mauvais rôle est joué par les pseudo-révolutionnaires du type Marceau Pivert qui promettent de renverser la bourgeoisie, mais avec la permission de Léon Blum!

Toute la marche du mouvement ouvrier français au cours de ces douze dernières années a mis à l'ordre du jour la nécessité de créer un nouveau parti révolutionnaire.

Vouloir deviner si les événements laisseront "suffisamment" de temps pour fonder le nouveau parti, c'est se livrer à la plus stérile des occupations. Les ressources de l'Histoire en ce qui concerne les possibilités diverses, les formes de transition, les étapes, les accélérations et les retards sont inépuisables. Sous l'empire des difficultés économiques, le fascisme peut prendre prématurément l'offensive et subir une défaite. Un répit durable en résulterait. Au contraire, il peut par prudence adopter trop longtemps une attitude d'attente et de ce fait offrir de nouvelles chances aux organisations révolutionnaires. Le Front populaire peut se briser sur ses propres contradictions avant que le fascisme soit capable de livrer une bataille générale: il en résulterait une période de regroupement et de scissions dans les partis ouvriers et une cristallisation rapide d'une avant-garde révolutionnaire. Les mouvements spontanés des masses, selon l'exemple de Toulon et de Brest, peuvent prendre une grande ampleur et créer un point d'appui solide pour le levier révolutionnaire. Enfin, même une victoire du fascisme en France, qui, théoriquement, n'est pas impossible, ne veut pas dire que celui-ci resterait au pouvoir un millier d'années, comme Hitler l'annonce, ni que cette victoire créerait une situation comparable à celle dont a bénéficié Mussolini. Si le crépuscule du fascisme commençait en Italie ou en Allemagne, il ne tarderait pas à s'étendre à la France. Dans l'hypothèse la moins favorable, construire un parti révolutionnaire, c'est hâter l'heure de la revanche. Les sages qui se débarrassent de cette tâche urgente en prétendant que les "conditions ne sont pas mûres" démontrent seulement qu'ils ne sont pas mûrs eux-mêmes pour ces conditions.

Les marxistes français, comme ceux de tous les pays, doivent, d'une certaine manière, recommencer à zéro, mais à un degré historiquement plus élevé que leur prédécesseurs. La décadence de l'Internationale communiste, plus honteuse que la décadence de la social-démocratie en 1914, gêne considérablement, au début, la marche en avant. Le recrutement des nouveaux cadres se fait avec lenteur au cours de la lutte cruelle que soutient la classe ouvrière contre le front uni de la bureaucratie réactionnaire et patriote. D'un autre côté, ces difficultés, qui ne se sont pas abattues par hasard sur le prolétariat, permettront de mieux sélectionner et de mieux éprouver les premières phalanges du nouveau parti et de la nouvelle Internationale.

Seule une infime partie des cadres de l'Internationale communiste avaient commencé leur éducation révolutionnaire au début de la guerre, avant la révolution d'Octobre. Ceux-là, presque sans exception, se trouvent tous actuellement en dehors de la III° Internationale. Leurs successeurs ont adhéré à la révolution d'Octobre quand celle-ci avait déjà triomphé: c'était plus facile. Mais de cette deuxième vague elle-même il ne reste que peu de choses. La majeure partie des cadres actuels de l'Internationale communiste a adhéré non pas au programme bolchevique, non pas au drapeau révolutionnaire, mais à la bureaucratie soviétique. Ce ne sont pas des lutteurs, mais des fonctionnaires dociles, des aides de camp, des grooms. De là vient que la III° Internationale se conduit d'une manière si peu glorieuse dans une situation historique riche de grandioses possibilités révolutionnaires.

La IV° Internationale se hisse sur les épaules de ses trois devancières. Elle reçoit des coups, de front, de côté, et par derrière. Les carriéristes, les poltrons et les philistins n'ont rien à faire dans ses rangs. Une portion, inévitable au début, de sectaires et d'aventuriers s'en ira à mesure que le mouvement grandira. Laissons les pédants et les sceptiques hausser les épaules au sujet des "petites" organisations qui publient de "petits" journaux et lancent des défis au monde entier. Les révolutionnaires sérieux passeront à côté d'eux avec mépris. La révolution d'Octobre avait, elle aussi, commencé à marcher dans des souliers d'enfant...

Les puissants partis russes socialiste-révolutionnaire et menchevik, qui, pendant des mois, formèrent un "Front populaire" avec les cadets, tombèrent en poussière sous les coups d'une "poignée de fanatiques" du bolchevisme. La social-démocratie allemande, le parti communiste allemand et la social-démocratie autrichienne ont trouvé une mort sans gloire sous les coups du fascisme. L'époque qui va commencer pour l'humanité européenne ne laissera pas trace dans le mouvement ouvrier de tout ce qui est équivoque et gangrené. Tous ces Jouhaux, Citrine, Blum, Cachin, Vandervelde, Caballero ne sont que des fantômes. Les sections de la II° et de la III° Internationale quitteront la scène sans éclat les unes après les autres. Un nouveau et grandiose regroupement des rangs ouvriers est inévitable. Les jeunes cadres révolutionnaires acquerront de la chair et du sang. La victoire n'est concevable que sur la base des méthodes bolcheviques...

21 mars 1936

Présentation de l'édition française (juin 1937)[modifier le wikicode]

En-tête des Nouvelles éditions critiques :

Lisez le remarquable ouvrage de LÉON TROTSKY qui a produit dans le monde entier, un si vif mouvement de curiosité : DÉFENSE DU TERRORISME

Un volume in-16 Jésus de 200 pages. Frs. 7,50 EN VENTE CHEZ TOUS LES LIBRAIRES, ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE CRITIQUE, 11, rue François-Mouthon, PARIS (XV)

Le livre est consacré à l'éclaircissement des méthodes de la politique révolutionnaire du pro­létariat à notre époque. L'exposé a un caractère polémique, comme la politique révolutionnaire elle-même. En gagnant les masses opprimées, la polémique dirigée contre la classe dominante se transforme, à un moment donné, en révolution.

Le premier acte de la politique révolutionnaire est de démasquer les fictions bourgeoises qui into­xiquent le sentiment des masses populaires. Ces fictions deviennent particulièrement malfaisantes quand elles s'amalgament avec les idées de « socialisme » et de « révolution ». Aujourd'hui plus qu'à n'im­porte quel autre moment, ce sont les fabricants de ce genre d'amalgames qui donnent le ton dans les organisations ouvrières françaises.

L'aggravation de la lutte des classes et surtout l'entrée en scène des bandes armées de la réaction ont révolutionné les organisations ouvrières. Le parti socialiste, qui joue paisiblement le rôle de la cinquième roue dans la charrette de la IIIème République, se vit contraint de répudier à demi ses traditions cartellistes et même de rompre avec son aile droite (néos). Dans le même temps, les communistes accomplirent l'évolution contraire, mais sur une échelle infiniment plus vaste. Pendant des années ces messieurs avaient rêvé de barricades, de conquête de la rue, etc.. (ce rêve, il est vrai, avait surtout un caractère littéraire). Après le 6 février, comprenant que l'affaire était sérieuse, les artisans des histoires de barricade se jetèrent à droite. L'unique réflexe de ces phraseurs apeurés coïncida d'une façon frappante avec la nouvelle orientation internationale de la diplomatie soviétique.

Devant le danger que représente l'Allemagne hitlérienne, la politique du Kremlin se tourna vers la France. Statu quo dans les rapports internationaux ! Statu quo dans le régime intérieur de la France ! Espoirs de révolution socialiste : chimères ! Les milieux dirigeants du Kremlin ne parlent qu'avec mépris du communisme français. Il faut donc garder ce qui existe pour ne pas avoir pire. La démocratie parlementaire en France ne se concevant pas sans les radicaux, faisons en sorte que les socialistes les soutiennent ; ordonnons aux communistes de ne pas gêner le bloc Blum-Herriot ; s'il est possible, faisons-les entrer eux-mêmes dans ce bloc. Ni secousses, ni menaces ! Telle est l'orientation du Kremlin.

La lutte contre les « deux cents familles », contre le fascisme et la guerre — pour la paix, le pain, la liberté et autres belles choses — est ou bien un leurre, ou une lutte pour renverser le capitalisme. Le problème de la conquête révolutionnaire du pouvoir se pose devant les travailleurs français non pas comme un objectif lointain, mais comme une tâche de la période qui s'ouvre. Or les chefs socialistes et communistes non seulement se refusent à procéder à la mobilisation révolutionnaire du prolétariat, mais ils s'y opposent de toutes leurs forces, En même temps qu'ils fraternisent avec la bourgeoisie, ils tra­quent et expulsent les bolcheviks. Telle est la violence de leur haine de la révolution et de la peur qu'elle leur inspire ! Dans ces conditions, le plus mauvais rôle est joué par les pseudo-révolutionnaires qui promettent de renverser la bourgeoisie, mais pas autrement qu'avec la permission de Léon Blum !

Les puissants partis russes socialiste-révolutionnaire et menchévik qui, pendant des mois, formèrent un « Front populaire » avec les cadets, tombèrent en poussière sous les coups d'une « poignée de fana­tiques » du bolchévisme. La social-démocratie allemande, le parti communiste allemand et la social-démocratie autrichienne ont trouvé une mort sans gloire sous les coups du fascisme. L'époque qui va commencer pour l'humanité européenne ne laissera pas trace dans le mouvement ouvrier de tout ce qui est équivoque et gangrené. Tous ces Jouhaux, Citrine, Blum, Cachin, Vandervelde, Caballero ne sont que des fantômes. Les sections de la IIème et IIIème Internationale quitteront la scène sans éclat les unes après les autres. Les jeunes cadres révolutionnaires acquerront de la chair et du sang. La victoire n'est concevable que sur la base des méthodes bolcheviques à la défense desquelles le présent ouvrage est consacré.

L. TROTSKY

I. Le rapport de forces[modifier le wikicode]

Un argument revient constamment dans la critique du régime des Soviets en Russie, et surtout dans la critique des tentatives révolutionnaires pour instaurer le même régime dans les autres pays : c'est l'argument du rapport des forces. Le régime soviétique est, en Russie, utopique, car il ne correspond pas au "rapport des forces". La Russie arriérée ne peut pas se donner des tâches qui pourraient être celles de l'Allemagne avancée. Même pour le prolétariat allemand, ce serait d'ailleurs une folie que de s'emparer du pouvoir politique, car ce serait en ce moment rompre le "rapport des forces". La Société des Nations n'est point parfaite, mais répond au "rapport des forces". La lutte pour l'abolition du régime capitaliste est utopique; mais quelques amendements au traité de Versailles correspondraient au "rapport des forces". Quand Longuet boitait à la suite de Wilson, ce n'était pas du fait de sa débilité politique, mais pour la gloire du "rapport des forces", Le président autrichien Seidtz et le chancelier Renner doivent, de l'avis de Friedrich Adler, exercer leur trivialité petite-bourgeoise dans les premières magistratures de la république bourgeoise, afin que ne soit pas rompu le "rapport des forces". Environ deux ans avant la guerre mondiale, Karl Renner qui, n'étant pas encore chancelier, n'était qu'un avocat "marxiste" de l'opportunisme, me démontrait que le régime du 3 juin[10], c'est-à-dire le régime des capitalistes et des propriétaires fonciers couronné d'une monarchie, se maintiendrait inévitablement en Russie pendant toute une époque historique, puisqu'il correspondait au "rapport des forces".

Qu'est-ce donc que ce "rapport des forces", - formule sacramentelle qui doit définir et expliquer tout le cours de l'histoire, en gros et en détail ? Et pourquoi, de façon plus précise, ce "rapport des forces" sert-il invariablement à l'école actuelle de Kautsky de justification à l'indécision, à l'inertie, à la couardise, à la trahison ?

Par "rapport des forces", on peut entendre tout ce qu'on veut : le niveau de la production, le degré de différenciation des classes, le nombre des ouvriers organisés, les fonds des syndicats, quelquefois le résultat des dernières élections parlementaires, fréquemment le degré de condescendance du ministère, ou d'impudence de l'oligarchie financière. Mais le plus souvent, c'est l'impression politique sommaire d'un pédant à demi aveugle ou d'un soi-disant "politique réaliste" qui s'est peut-être assimilé la phraséologie marxiste, mais s'inspire en réalité des plus basses combinaisons, des préjugés les plus répandus et des méthodes parlementaires. Après un petit entretien confidentiel avec le directeur de la Sûreté générale, le politicien social-démocrate autrichien savait toujours bien exactement, au bon vieux temps (qui n'est pas si lointain), si le "rapport des forces" permettait à Vienne, pour le I° mai, une manifestation pacifique. Les Ebert, les Scheidemann, les David mesuraient, il n'y a pas si longtemps, le "rapport des forces" au nombre de doigts que leur tendaient Bethman-Hollweg et Ludendorff en les rencontrant au Reichstag.

L'établissement de la dictature des Soviets en Autriche aurait, selon Friedrich Adler, désastreusement rompu le "rapport des forces" et l'Entente aurait affamé le pays. Comme preuve, Friedrich Adler nous désignait la Hongrie, où les Renner magyars n'avaient pas encore réussi à ce moment à renverser, avec le concours des Adler, le pouvoir des Soviets. A première vue, il semble que Friedrich Adler ait eu raison. La dictature prolétarienne n'a pas tardé à être renversée en Hongrie et le ministère ultra-réactionnaire de Friedrich l'a remplacée. Mais on peut bien demander si cela répondait "au rapport de forces". Ni Friedrich ni Huszar n'auraient pu, en tout cas, prendre le pouvoir, même momentanément, s'il n'y avait eu l'armée roumaine. On voit d'ici qu'en expliquant les destinées de la Hongrie, il convient tout au moins de prendre en considération le "rapport des forces" dans deux pays: Hongrie et Roumanie. Mais il est évident qu'on ne peut s'y arrêter. Si la dictature des Soviets avait été instituée en Autriche avant la crise hongroise, le renversement du pouvoir des Soviets à Budapest eût été autrement difficile. Nous voici donc obligés de faire entrer en ligne de compte dans le "rapport des forces" qui déterminèrent la chute momentanée du gouvernement des Soviets hongrois, l'Autriche et la politique de trahison de Friedrich Adler.

Friedrich Adler lui-même ne cherche pas la clef du "rapport des forces" en Russie ou en Hongrie, mais en Occident, chez Clémenceau et Lloyd George: ils détiennent le pain et le charbon; or le pain et le charbon sont aujourd'hui, dans le mécanisme du "rapport des forces", des facteurs tout aussi importants que les canons dans la constitution de Lassalle. Descendue des hauteurs où elle se réfugie, l'opinion de Friedrich Adler, c'est que le prolétariat autrichien ne doit pas prendre le pouvoir tant qu'il n'y aura pas été autorisé par Clémenceau (ou Millerand, c'est-à-dire un Clémenceau de second ordre).

Mais ici encore, il est permis de demander : la politique de Clémenceau répond-elle vraiment au rapport des forces? A première vue, il peut sembler qu'elle y corresponde assez bien et si cela n'est pas assez évident, c'est en tout cas garanti par les gendarmes de Clémenceau qui dispersent les réunions ouvrières et arrêtent et fusillent les communistes. Et nous ne pouvons pas ne pas rappeler à ce propos que les mesures de terreur du gouvernement des Soviets - perquisitions, arrestations et fusillades - dirigées exclusivement contre les ennemis de la révolution, sont considérées par diverses personnes comme prouvant que le gouvernement des Soviets ne correspond pas au rapport des forces. Mais c'est en vain que nous chercherions aujourd'hui dans le monde entier un régime qui, pour se maintenir, n'aie pas recours à une terrible répression de masse. C'est que les forces des classes ennemies, ayant crevé l'enveloppe de tous les droits, y compris les droits "démocratiques", tendent à déterminer leurs nouveaux rapports à travers une lutte impitoyable.

Quand le système des Soviets s'est établi en Russie, les politiciens capitalistes n'ont pas été les seuls à le considérer comme un insolent défi au rapport des forces : les opportunistes socialistes de tous les pays étaient aussi de cet avis. Il n'y avait pas, à ce sujet, de désaccord entre Kautsky, le comte habsbourgeois Czernin, et le Premier bulgare Radoslavov. Depuis, les monarchies austro-hongroise et allemande se sont effondrées, le militarisme le plus puissant s'est émietté. Le pouvoir des Soviets a tenu. Les puissances victorieuses de l'Entente ont mobilisé et jeté contre lui tout de qu'elles ont pu. Le pouvoir des Soviets s'est maintenu. Si Kautsky, Friedrich Adler et Otto Bauer avaient pu prédire, il y a deux ans, que la dictature du prolétariat se maintiendrait en Russie, d'abord malgré les attaques de l'impérialisme allemand, ensuite malgré une lutte ininterrompue contre l'impérialisme de l'Entente, les sages de la II° Internationale auraient considéré cette prédiction comme témoignant d'une risible méconnaissance du rapport des forces.

Le rapport des forces politiques est, à chaque moment donné, la résultante de divers facteurs fondamentaux et dérivés de puissances diverses, et ce n'est que tout au fond des choses qu'il est déterminé par le degré de développement de la production. La structure sociale d'un peuple retarde considérablement sur le développement des forces productives. La petite bourgeoisie, et en particulier la paysannerie, subsistent longtemps après que leurs méthodes économiques aient été dépassées et condamnées par le développement industriel et technique de la société. La conscience des masses retarde à son tour considérablement sur le développement des rapports sociaux; la conscience des anciens partis socialistes retarde d'une époque entière par rapport à l'état d'esprit des masses; la conscience des anciens leaders parlementaires et trade-unionistes, plus réactionnaire que celle de leurs partis, forme une sorte de caillot durci que l'histoire n'a pu, jusqu'à ce jour, ni, digérer ni vomir. A l'époque du parlementarisme pacifique, étant donné la stabilité des rapports sociaux, le facteur psychologique pouvait être placé, sans de trop criantes erreurs, à la base de tous les calculs : et l'on pensait que les élections parlementaires exprimaient suffisamment le rapport des forces. La guerre impérialiste a révélé, en rompant l'équilibre de la société bourgeoise, l'insuffisance radicale des anciens critères qui ne tenaient nul compte des profonds facteurs historiques lentement accumulés par le passé, et qui émergent à présent pour déterminer le cours de l'histoire.

Les politiciens routiniers, incapables d'embrasser le processus historique dans toute sa complexité, dans ses contradictions et ses discordances intérieures, se sont imaginé que l'histoire préparerait simultanément et rationnellement, de tous les côtés à la fois, l'avènement du socialisme, de sorte que la concentration de la production et la morale communiste du producteur et du consommateur mûriraient en même temps que les charrues électriques et les majorités parlementaires. D'où une attitude purement mécanique vis-à-vis du parlementarisme qui, aux yeux de la plupart des politiciens de la II° Internationale, indiquait le degré de préparation de la société au socialisme aussi infailliblement qu'un manomètre indique la pression de la vapeur. Il n'est pourtant rien de plus absurde qu'une représentation aussi mécanique du développement des rapports sociaux.

Si, partant de la base productive de la société, on remonte jusqu'aux divers degrés de la superstructure - classes, Etats, droits, partis, etc. - on peut établir que la force d'inertie de chaque étage de superstructure ne s'ajoute pas simplement à celle des étages inférieurs, mais est, dans certains cas, multipliée par elle. Le résultat est que la conscience politique de groupes qui se sont longtemps imaginé être les plus avancés, apparaît dans la période de transmission comme un terrible obstacle au développement historique. Il est absolument hors de doute que les partis de la II° Internationale placés actuellement à la tête du prolétariat, n'ayant pas osé, n'ayant pas su, n'ayant pas voulu prendre le pouvoir au moment le plus critique de l'histoire de l'humanité, ayant conduit le prolétariat à l'extermination impérialiste mutuelle, ont été la force décisive de la contre-révolution.

Les forces puissantes de la production, ce facteur décisif du mouvement historique, étouffaient dans les superstructures sociales arriérées (propriété privée, Etat national), dans lesquelles l'évolution antérieure les avait enfermées. Grandies par le capitalisme, les forces de la production se heurtaient à tous les murs de l'Etat national et bourgeois, exigeant leur émancipation par l'organisation universelle de l'économie socialiste. L'inertie des groupements sociaux, l'inertie des forces politiques qui se révélèrent incapables de détruire les vieux groupements de classes, l'inertie, l'inintelligence et la trahison des partis socialistes dirigeants, assumant en fait la défense de la société bourgeoise, tout cela aboutit à la révolte spontanée, élémentaire, des forces productives sous les aspects de la guerre impérialiste. La technique humaine, le facteur le plus révolutionnaire de l'histoire, avec sa puissance accumulée pendant des décennies, s'insurgea contre le conservatisme écœurant et la vile ineptie des Scheidemann, des Kautsky, des Renaudel, des Vandervelde, des Longuet, et, à l'aide de ses mitrailleuses, de ses cuirassés et de ses avions, déchaîna contre la culture humaine un effroyable pogrom.

La cause des calamités que l'humanité traverse aujourd'hui réside donc précisément dans le fait que la puissance technique de l'homme était déjà mûre depuis longtemps pour l'économie socialiste, que le prolétariat occupait dans la production une situation qui lui assure entièrement la dictature, tandis que les forces les plus conscientes de l'Histoire - les partis et leurs leaders - étaient encore tout à fait sous le joug des vieux préjugés, et ne faisaient qu'entretenir la défiance des masses envers elles-mêmes. Kautsky le comprenait ces années. "Le prolétariat, écrivait-il dans sa brochure Le Chemin du Pouvoir, s'est tellement renforcé qu'il peut attendre avec calme la guerre qui vient. Il ne peut plus être question d'une révolution prématurée puisque le prolétariat a retiré des institutions actuelles de l'Etat toutes les forces qu'elles pouvaient lui donner et qu'une transformation de ces institutions est devenue la condition préalable de ses progrès ultérieurs"[11]. Dès le moment où la croissance des forces productives, ayant dépassé les cadres de l'Etat national bourgeois, a ouvert pour l'humanité une ère de crises et de troubles, l'équilibre relatif de la conscience des masses qui caractérisait l'époque précédente s'est trouvé rompu par de menaçantes secousses. La routine et l'inertie de l'existence quotidienne, l'hypnose de la légalité, ont déjà perdu tout leur pouvoir sur le prolétariat. Mais il n'est pas encore entré consciemment et sans réserves dans la voie des luttes révolutionnaires ouvertes. Dans ses derniers moments d'équilibre instable, il hésite. A ce moment psychologique le rôle des sommets, du pouvoir d'Etat d'une part, du parti révolutionnaire de l'autre, acquiert une importance colossale. Il suffit d'une impulsion décisive - de droite ou de gauche - pour donner au prolétariat, pour une période plus ou moins longue, telle ou telle orientation. Nous l'avons vu en 1914 quand la pression conjuguée des gouvernements impérialistes et des partis social-patriotes rompit instantanément l'équilibre de la classe ouvrière et l'aiguilla sur la voie de l'impérialisme. Nous voyons ensuite comment les épreuves de la guerre, le contraste entre ses résultats et ses mots d'ordre primitifs, bouleversent les masses en les rendant toujours plus aptes à la révolte ouverte contre le capital. Dans ces conditions, l'existence d'un parti révolutionnaire se rendant exactement compte des forces dirigeantes de l'époque actuelle, comprenant la place exclusive occupée parmi elles par la classe révolutionnaire, connaissant ses ressources inépuisables, croyant en elle, sachant toute la puissance de la méthode révolutionnaire aux époques où tous les rapports sociaux sont instables, prêt à appliquer jusqu'au bout cette méthode, l'existence d'un tel parti constitue un facteur historique d'une portée inappréciable.

Au contraire, un parti socialiste bénéficiant d'une certaine influence traditionnelle mais qui ne se rend pas compte de ce qui se passe autour de lui, qui, ne comprenant pas la situation révolutionnaire, ne peut en trouver la clef, qui n'a foi ni en soi, ni en le prolétariat, un parti de cette sorte constitue à notre époque l'obstacle historique le plus nuisible, une cause de confusion et d'épuisant chaos.

C'est aujourd'hui le rôle de Kautsky et de ses disciples. Ils enseignent au prolétariat à ne pas croire en lui-même, mais à croire vraie l'image que lui renvoie le miroir déformant de la démocratie, aujourd'hui réduit en miettes par la botte du militarisme. A les en croire, la politique révolutionnaire du prolétariat ne doit pas être déterminée par la situation internationale, par l'effondrement réel du capitalisme, par la ruine sociale qui en résulte, par la nécessité objective de la domination de la classe ouvrière qui clame sa révolte dans les décombres fumantes de la civilisation capitaliste; rien de tout ceci ne doit déterminer la politique du parti révolutionnaire prolétarien ; elle dépend uniquement du nombre de voix que lui reconnaissent, d'après leurs savants calculs, les scribes du parlementarisme. Quelques années auparavant, Kautsky comprenait, semble-t-il, l'essence du problème révolutionnaire. Il écrivait dans sa brochure que nous avons déjà citée (Le Chemin du Pouvoir) :

"Le prolétariat étant la seule classe révolutionnaire d'une nation, il en résulte que l'effondrement de la société actuelle, qu'il revête un caractère financier ou militaire, signifie la banqueroute des partis bourgeois sur lesquels retombe toute la responsabilité, et qu'on ne peut sortir de cette impasse qu'en instaurant le pouvoir du prolétariat".

Mais aujourd'hui le parti de l'apathie et de la peur, le parti Kautsky, dit à la classe ouvrière:

"La question n'est pas de savoir si tu es en ce moment la seule force créatrice de l'histoire, si tu es capable de chasser la clique de malfaiteurs qui est le produit de la dégénérescence des classes possédantes; peu importe que tu sois seul à pouvoir remplir cette tâche, peu importe que l'histoire ne t'accorde aucun sursis, les conséquences du sanglant chaos actuel menaçant de t'ensevelir, toi aussi, sous les dernières ruines du capitalisme. La seule chose qui importe, c'est que les bandits impérialistes au pouvoir réussissent hier ou aujourd'hui à tromper, violenter, frustrer l'opinion publique de manière à réunir 51 % des voix contre 49 %. Périsse le monde, mais vive la majorité parlementaire !".

II. La dictature du prolétariat[modifier le wikicode]

"Marx et Engels ont forgé la notion de dictature du prolétariat, opiniâtrement défendue par Engels en 1891, peu de temps avant sa mort - c'est-à-dire l'exercice exclusif du pouvoir politique par le prolétariat, seule forme sous laquelle il puisse exercer le pouvoir".

Ainsi écrivait Kautsky il y a quelque dix ans. Il considérait alors l'exercice exclusif du pouvoir politique par le prolétariat, la dictature, et non la majorité socialiste dans un parlement démocratique, comme la seule forme du pouvoir prolétarien. Et il est évident que si l'on s'assigne pour tâche l'abolition de la propriété individuelle des moyens de production, il n'est pas d'autre moyen de la réaliser que la concentration de tous les pouvoirs de l'Etat entre les mains du prolétariat et l'instauration pendant la période de transition d'un régime d'exception, dans lequel la classe au pouvoir ne se laissera pas guider par l'observation de normes calculées pour un temps très long, mais par des considérations d'efficacité révolutionnaire.

La dictature est indispensable parce qu'il ne s'agit pas de modifications partielles, mais de l'existence même de la bourgeoisie. Sur ce terrain, aucun accord n'est possible. La force seule peut décider. Le pouvoir exclusif du prolétariat n'exclut évidemment pas la possibilité d'accords partiels ou de grandes concessions, surtout envers la petite bourgeoisie et la classe paysanne. Mais le prolétariat ne peut conclure ces accords qu'après s'être emparé de l'appareil matériel du pouvoir et s'être assuré la possibilité de décider librement des concessions à faire ou à refuser dans l'intérêt de la cause socialiste.

Aujourd'hui, Kautsky rejette catégoriquement la dictature du prolétariat, "violence exercée par une minorité contre la majorité"; c'est dire qu'il se sert, pour définir le régime du prolétariat révolutionnaire, des termes mêmes dont se servaient invariablement les socialistes honnêtes de tous les pays pour flétrir la dictature des exploiteurs, fût-elle recouverte du voile de la démocratie.

Reniant la dictature révolutionnaire, Kautsky délaie la question de la conquête du pouvoir par le prolétariat, dans celle de la conquête d'une majorité social-démocrate au cours d'une prochaine campagne électorale. Selon la fiction juridique du parlementarisme, le suffrage universel exprime la volonté des citoyens appartenant à toutes les classes de la sociétés et permet de gagner la majorité au socialisme. Tant que cette possibilité théorique ne s'est pas réalisée, la minorité socialiste doit s'incliner devant la majorité bourgeoise. Le fétichisme de la majorité parlementaire n'implique pas seulement le reniement brutal de la dictature du prolétariat, mais aussi celui du marxisme et de la révolution en général. S'il faut subordonner par principe la politique socialiste au rite parlementaire des majorités et des minorités, il ne reste plus de place, dans les démocraties formelles, pour la lutte révolutionnaire. Si une majorité élue par le suffrage universel édicte en Suisse des mesures draconiennes contre les grévistes, si le pouvoir exécutif, produit de la volonté d'une majorité formelle, fusille en Amérique les travailleurs, les ouvriers suisses et américains ont-ils le droit de protester par la grève générale ? Manifestement pas. La grève politique exerce une pression extra-parlementaire sur la "volonté nationale" exprimée par le suffrage universel. A vrai dire, Kautsky lui-même semble gêné d'avoir à suivre aussi loin la logique de sa nouvelle position. Lié encore par quelques survivances de son passé, il est contraint d'admettre l'action directe en tant que correctif du suffrage universel. Les élections parlementaires ne furent jamais, du moins en principe, pour les social-démocrates, le succédané de la lutte des classes, de ses heurts, de ses offensives, de ses contre-offensives, de ses insurrections ; elles ne furent qu'un moyen auxiliaire employé dans cette lutte, jouant un rôle tantôt plus grand, tantôt moindre, pour s'abolir complètement à l'époque de la dictature du prolétariat.

En 1891, c'est-à-dire quelque temps avant sa mort, Engels défendait opiniâtrement, comme on vient de nous l'apprendre, la dictature du prolétariat, forme unique de son pouvoir d'Etat. Cette définition, Kautsky l'a maintes fois répétée. Et ceci montre, entre parenthèses, toute l'indignité de ses tentatives actuelles pour falsifier la dictature du prolétariat au point d'en faire une invention russe.

Qui veut la fin ne peut pas rejeter les moyens. La lutte doit être menée avec l'intensité suffisante pour assurer effectivement au prolétariat l'exclusivité du pouvoir. La transformation socialiste exigeant la dictature, "seule forme sous laquelle le prolétariat peut exercer le pouvoir d'Etat", cette dictature doit être assurée à tout prix.

Pour écrire une brochure sur la dictature du prolétariat il faut avoir un encrier, quelques feuilles de papier et, sans doute, quelques idées dans la tête. Mais pour instaurer et consolider la dictature du prolétariat, il faut empêcher la bourgeoisie de saper le pouvoir du prolétariat. Kautsky s'imagine évidemment que ce résultat peut être atteint par de larmoyantes brochures. Son expérience personnelle aurait pourtant bien dû le convaincre qu'il ne suffit pas de perdre toute influence sur le prolétariat pour en acquérir sur la bourgeoisie.

L'exclusivité du pouvoir de la classe ouvrière ne peut être assurée que si l'on fait comprendre à la bourgeoisie, habituée à gouverner, tout le danger de s'insurger contre la dictature du prolétariat, de la saper par le sabotage, par les complots, par les révoltes, par l'appel à l'intervention d'armées étrangères. La bourgeoisie chassée du pouvoir doit être contrainte à se soumettre. Mais comment ? Les curés intimidaient le peuple au moyen de châtiments d'outre-tombe. Nous n'avons pas cette ressource. D'ailleurs, l'enfer des curés n'était pas leur seul moyen d'action ; il s'associait aux feux très matériels de la Sainte-Inquisition, ou aux scorpions de l'Etat démocratique. Kautsky ne serait-il pas enclin à croire que l'on peut dompter la bourgeoisie au moyen de l'impératif catégorique de Kant qui, dans ses derniers écrits, joue à peu prés le rôle de l'Esprit-Saint ? Nous ne pourrions, quant à nous, que lui promettre notre concours s'il se décidait à envoyer une mission humanitaire et kantienne au pays de Denikine et de Koltchak. Il aurait là l'occasion de se persuader que la nature n'a pas privé les contre-révolutionnaires d'un certain caractère, auquel six années vécues dans les flammes et les fumées de la guerre ont donné une forte trempe. Tout garde blanc s'est pénétré de cette simple vérité qu'il est bien plus facile de pendre un communiste que de le convertir en lui faisant lire du Kautsky. Ces messieurs n'ont aucune vénération superstitieuse des principes démocratiques, aucune terreur des flammes de l'enfer; d'autant moins que les pontifes de l'Eglise et de la science officielle opèrent de concert avec eux et lancent exclusivement sur les bolcheviks leurs foudres réunies. Les gardes blancs russes ressemblent aux gardes blancs allemands, et à tous les autres, en ce sens qu'il n'est possible ni de les convaincre ni de leur faire honte. Il faut ou les intimider, ou les écraser.

Qui renonce par principe au terrorisme, c'est-à-dire aux mesures d'intimidation et de répression à l'égard de la contre-révolution acharnée et armée, doit également renoncer à la domination politique de la classe ouvrière, à sa dictature révolutionnaire. Qui renonce à la dictature du prolétariat renonce à la révolution sociale et fait une croix sur le socialisme.

Kautsky n'a actuellement aucune théorie de la révolution sociale. Toutes les fois qu'il tente de généraliser ses conclusions sur la révolution et la dictature, il ne fait que nous resservir un réchauffé des vieux préjugés du jauressisme et du bernsteinisme.

"La Révolution de 1789 - écrit Kautsky - écarta elle-même les causes qui lui avaient conféré un caractère si cruel et si violent et prépara les formes plus douces de la future révolution" (p. 97). Admettons-le, quoiqu'il faille pour cela passer sur le souvenir des journées de juin 1848 et des horreurs de la répression de la Commune. Admettons que la grande révolution du XVIII° siècle ait, par son terrorisme implacable, en détruisant l'absolutisme, le féodalisme et le cléricalisme, préparé pour l'avenir la possibilité de résoudre de manière plus pacifique et plus douce les questions sociales. Si même nous admettons cette assertion purement libérale, notre adversaire aura, ici encore, complètement tort. Car la révolution russe, couronnée par la dictature du prolétariat, a précisément commencé par l'œuvre que la révolution fit, en France, à la fin du XVIII° siècle. Nos aïeux des siècles passés ne se sont pas préoccupé de préparer - par la terreur révolutionnaire - les conditions démocratiques qui auraient dû adoucir les mœurs de notre révolution. Le mandarin si moraliste Kautsky devrait bien tenir compte de ce fait et, au lieu de nous accuser, accuser nos devanciers.

Il semble, du reste, nous consentir une légère concession dans ce sens. "Nul homme tant soit peu perspicace, écrit-il, ne peut douter que les monarchies militaires telles que celles d'Allemagne, d'Autriche et de Russie, ne peuvent être renversées que par la violence. Mais en y pensant, on [qui?] songeait toujours moins au recours aux armes qu'à une forme d'action plus propre à la classe ouvrière, à la grève générale... Qu'une portion importante du prolétariat, se trouvant au pouvoir, puisse de nouveau, comme au XVIII° siècle, donner par des effusions de sang la mesure de sa fureur et de son désir de vengeance, voilà ce à quoi on ne pouvait s'attendre. C'eût été prendre toute l'évolution à rebours" (p. 101).

Il a fallu, on le voit, la guerre et toute une série de révolutions, pour qu'on puisse jeter un coup d'œil sous la boîte crânienne de certains théoriciens et savoir ce qui s'y passait. Nous le savons désormais : Kautsky ne pensait pas que l'on pût écarter les Romanov ou les Hohenzollern du pouvoir par la persuasion; mais il s'imaginait tout à fait sérieusement qu'une monarchie militaire pouvait être renversée par une grève générale - c'est-à-dire par la manifestation pacifique des bras croisés. En dépit de l'expérience russe de 1905 et de la discussion mondiale qui s'ensuivit, Kautsky a donc, on le voit, conservé sur la grève générale son point de vue anarcho-réformiste. Nous pourrions lui rappeler que son propre journal, la Neue Zeit, démontrait, voici une douzaine d'années, que la grève générale n'est qu'une mobilisation du prolétariat opposée aux forces ennemies du pouvoir d'Etat, et qu'elle ne peut par elle-même résoudre la question, car elle épuise les forces du prolétariat plus vite que celles de son adversaire, ce qui contraint tôt ou tard les ouvriers à reprendre le travail. La grève générale ne peut avoir d'influence décisive que si elle est le prélude d'un conflit entre le prolétariat et la force armée de l'ennemi, c'est-à-dire d'une insurrection. Le prolétariat ne peut trancher le problème du pouvoir, problème fondamental de toute révolution, qu'en brisant la volonté de l'armée qu'on lui oppose. La grève générale entraîne des deux côtés la mobilisation et permet une première appréciation sérieuse des forces de résistance de la contre-révolution, mais seuls les développements ultérieurs de la lutte, après le passage à l'insurrection armée, déterminent le prix de sang que doit coûter au prolétariat la conquête du pouvoir. Mais qu'il faille payer avec du sang, que dans sa lutte pour conquérir le pouvoir et le conserver, le prolétariat doive savoir mourir et savoir tuer, de cela nul révolutionnaire véritable n'a jamais douté. Déclarer que le fait de la plus âpre lutte du prolétariat et de la bourgeoisie, une lutte à mort, "prend toute l'évolution à rebours", c'est tout simplement montrer que les têtes de certains idéologues respectés ne sont que des chambres obscures - camera obscura - dans lesquelles les choses apparaissent à l'envers.

Mais même en ce qui concerne les pays les plus avancés et les plus cultivés, avec des traditions démocratiques établies depuis longtemps, rien ne prouve la justesse des théories historiques de Kautsky. Elles ne sont d'ailleurs pas nouvelles. Les révisionnistes leur conféraient autrefois un caractère de principe plus sérieux. Ils démontraient que la croissance des organisations prolétariennes au sein de la démocratie assurait le passage graduel et imperceptible, - réformiste, évolutionniste - au régime socialiste, sans grève générales, sans insurrections, sans dictature prolétarienne.

A cette époque, qui était celle de l'apogée de son activité, Kautsky montrait que les antagonismes de classes de la société capitaliste s'approfondissent malgré les formes de la démocratie et que cet approfondissement doit inévitablement conduire à la révolution et à la conquête du pouvoir par le prolétariat.

Personne n'a évidemment tenté de calculer à l'avance le nombre de victimes qui sera provoqué par l'insurrection révolutionnaire du prolétariat et sa dictature. Mais il était clair pour tous que ce nombre dépendrait de la force de résistance des classes possédantes. Si le petit livre de Kautsky tend à prouver que l'éducation démocratique n'a pas adouci l'égoïsme de classe de la bourgeoisie, nous en conviendrons sur le champ.

S'il veut ajouter que la guerre impérialiste, qui a sévi pendant quatre ans en dépit de la démocratie, a développé dans les mœurs la brutalité, a habitué au recours à la violence et appris à la bourgeoisie à ne s'embarrasser nullement de l'extermination des masses, il aura également raison. C'est un fait. Mais nous avons à combattre dans ces conditions. Il ne s'agit pas d'un duel entre des créatures prolétariennes et bourgeoises sorties de la cornue de Wagner-Kautsky, mais d'une bataille entre un prolétariat réel et une bourgeoisie réelle, tels qu'ils sont sortis de la dernière tuerie impérialiste.

Dans l'impitoyable guerre civile qui se déroule dans le monde entier, Kautsky voit le néfaste résultat de... l'abandon de la "tactique éprouvée et glorieuse" de la II° Internationale.

"En réalité, écrit-il, depuis que le marxisme règne sur le mouvement socialiste, celui-ci a été, jusqu'à la guerre mondiale, préservé dans tous ses grands mouvements conscients, des grandes défaites. Et la pensée de s'assurer la victoire par la terreur avait complètement disparu de nos rangs.

"Nous sommes redevables de beaucoup sous ce rapport, à ce fait qu'au moment même où le marxisme était l'enseignement socialiste dominant, la démocratie s'implantait profondément dans les pays de l'Europe occidentale et, cessant d'y être un but poursuivi dans les luttes, y devenait le fondement durable de la vie politique."

Cette "formule de progrès" ne contient pas un atome de marxisme : le processus réel de la lutte des classes, de ses conflits matériels, se dissout dans la propagande marxiste qui, grâce aux conditions de la démocratie, semble garantir le passage indolore à des formes sociales "plus rationnelles". Vulgarisation extrême du rationalisme vieillot du XVIII° siècle, où les idées de Condorcet sont remplacées par une indigente version du Manifeste communiste. L'histoire n'est que le déroulement d'un ruban de papier imprimé et l'on voit, au centre de ce processus "humanitaire", la distinguée table de travail de Kautsky.

On donne en exemple le mouvement ouvrier de l'époque de la II° Internationale, qui arborant les drapeaux du marxisme, n'a pas subi de graves défaites dans ses manifestations conscientes. Mais le mouvement ouvrier tout entier, mais le prolétariat mondial et avec lui toute la culture humaine, ont subi en août 1914, à l'heure où l'histoire dressait le bilan des forces et des aptitudes de tous les partis socialistes, dirigés, nous dit-on, par le marxisme, "solidement appuyés sur la démocratie", une effroyable défaite. Ces partis se sont trouvés en faillite. Les traits de leur travail antérieur que Kautsky voudrait maintenant immortaliser : l'aptitude à s'adapter aux circonstances, l'abandon de l'action illégale, l'éloignement de la lutte ouverte, l'espoir que la démocratie serait le chemin d'une transformation sociale indolore, - autant en emporte le vent ! Craignant les défaites, retenant dans toutes les circonstances la lutte ouverte, faisant disparaître dans leurs discussion jusqu'à la grève générale, les partis de la II° Internationale ont eux-mêmes préparé leur terrible défaite. Car ils n'ont pas su bouger le petit doigt pour écarter la plus grande catastrophe de l'histoire mondiale, le massacre impérialiste qui a duré quatre ans et qui a déterminé le caractère acharné de la guerre civile. Il faut, en vérité, porter un bandeau non seulement sur les yeux, mais aussi sur les oreilles et sur le nez, pour nous opposer maintenant après l'écroulement honteux de la II° Internationale, après l'ignominieuse banqueroute de son parti dirigeant, la social-démocratie allemande, après l'ineptie sanglante de la guerre mondiale et l'immense ampleur de la guerre civile, - pour nous opposer la profondeur de pensée, la loyauté, l'amour de la paix, la lucidité de la II° Internationale dont nous liquidons aujourd'hui l'héritage !

III. La démocratie[modifier le wikicode]

"Ou la démocratie, ou la guerre civile"[modifier le wikicode]

Kautsky ne connaît qu'une voie de salut: la démocratie. Il suffit qu'elle soit reconnue de tous et que tous consentent à s'y soumettre. Les socialistes de la droite doivent renoncer aux violences sanglantes par lesquelles ils exécutent la volonté de la bourgeoisie. La bourgeoisie elle-même doit renoncer à l'idée de maintenir jusqu'au bout sa situation privilégiée grâce aux Noske et aux lieutenants Vogel. Le prolétariat doit enfin, une fois pour toutes, abandonner le dessein de renverser la bourgeoisie autrement que par les voies constitutionnelles. Ces conditions étant bien observées, la révolution sociale doit se dissoudre sans douleur au sein de la démocratie. Il suffit, comme on s'en rend compte, que notre orageuse histoire consente à coiffer le bonnet de coton de Kautsky et à puiser de la sagesse dans sa tabatière.

"Il n'y a que deux alternatives, - expose notre sage - ou la démocratie, ou la guerre civile" (p. 145). En Allemagne, où se trouvent, pourtant réunis les éléments d'une démocratie formelle, la guerre civile ne s'interrompt pas pour une heure, Kautsky en convient: "Avec l'Assemblée nationale actuelle, l'Allemagne ne peut certes pas retrouver la santé. Mais loin de concourir à sa guérison, nous la contrecarrerions si nous transformions la lutte contre l'Assemblée actuelle en une lutte contre le suffrage universel démocratique" (p. 152). Comme s'il s'agissait, en Allemagne, des formes de scrutin et non de la possession effective du pouvoir !

L'Assemblée nationale actuelle, Kautsky le reconnaît, ne peut pas rendre la santé du pays. Que s'ensuit-il? Qu'il faut recommencer la partie.

Nos partenaires y consentiront-ils ? On peut en douter. Si la partie ne nous est pas avantageuse, c'est sans doute qu'elle les avantage.

L'Assemblée nationale, incapable de "redonner la santé" au pays, est fort capable de préparer, par la dictature réticente de Noske, la dictature "sérieuse" de Ludendorff. Il en fut ainsi de l'Assemblée constituante qui prépara la voie à Koltchak. La prédestination historique de Kautsky, c'est précisément d'écrire, après le coup d'Etat, la n-plus-unième brochure qui expliquera la chute de la révolution par tout le cours antérieur de l'histoire, du singe à Noske et de Noske à Ludendorff. Autre est la tâche d'un parti révolutionnaire : elle consiste à prévoir le danger en temps opportun et à le prévenir par l'action. Pour cela, il n'y a aujourd'hui qu'une chose à faire : arracher le pouvoir à ses détenteurs véritables, aux agrariens et aux capitalistes qui se cachent derrière Ebert et Noske. La route bifurque donc en partant de l'Assemblée nationale : ou la dictature d'une clique impérialiste, ou la dictature du prolétariat. Nul chemin ne s'ouvre vers la "démocratie". Kautsky ne le voit pas. Non sans prolixité, il expose l'importance de la démocratie pour le développement politique et l'éducation organisatrice des masses et fait valoir qu'elle peut conduire le prolétariat à l'émancipation totale des masses (p. 72). C'est à croire qu'il ne s'est rien passé d'important ici-bas depuis le jour où fut écrit le programme d'Erfurt !

Le prolétariat français, allemand et celui de quelques autres pays des plus importants, a pourtant milité pendant quelques décennies, en bénéficiant de tous les avantages de la démocratie, pour créer de puissantes organisations politiques. Cette voie de l'éducation du prolétariat à travers la démocratie vers le socialisme a pourtant été interrompue par un événement assez considérable : la guerre impérialiste mondiale. L'Etat de classe a pu, au moment où la guerre éclatait par sa faute, tromper le prolétariat avec l'aide des organisations dirigeantes de la démocratie socialiste et l'entraîner dans son orbite. Les méthodes démocratiques ont ainsi prouvé, en dépit des avantages indiscutables qu'elles procuraient à une certaine époque, leur action extrêmement limitée, puisque l'éducation démocratique de deux générations prolétariennes n'avait aucunement préparé le terrain politique à la compréhension et à l'appréciation d'un événement tel que la guerre impérialiste mondiale. Cette expérience ne permet pas d'affirmer que si la guerre avait éclaté dix ou vingt ans plus tard, elle eût trouvé le prolétariat politiquement mieux préparé. L'Etat démocratique bourgeois ne se borne pas à accorder aux travailleurs de meilleures conditions de développement politique par rapport à celles de l'absolutisme; il limite ce même développement par sa légalité, il accumule et renforce avec art, parmi de petites aristocraties prolétariennes, les mœurs opportunistes et les préjugés légalistes. Au moment où la catastrophe - la guerre - devint imminente, l'école de la démocratie se révéla tout à fait incapable de conduire le prolétariat à la révolution. Il y fallut l'école barbare de la guerre, des ambitions social-impérialistes, des plus grands succès militaires et d'une défaite sans exemple. Après ces événements, qui ont apporté quelques modifications dans le monde et même dans le programme d'Erfurt, resservir les anciens lieux communs sur la signification du parlementarisme pour l'éducation du prolétariat, c'est retomber politiquement en enfance. Et c'est le malheur de Kautsky.

Celui-ci écrit :

"Une profonde méfiance à l'encontre de la lutte politique du prolétariat pour son émancipation, et à l'encontre de son action politique, caractérisait le proudhonisme. La même opinion se manifeste aujourd'hui [!!] et se recommande comme le nouvel évangile de la pensée socialiste, comme un produit de l'expérience que Marx ne connut pas et ne put pas connaître. En fait, nous n'y voyons qu'une variante d'une idée vieille d'un demi-siècle, que Marx a combattue et qu'il a vaincue" (pp. 58-59).

Ainsi le bolchevisme n'est que... du proudhonisme réchauffé ! Au point de vue théorique, cette affirmation sans vergogne est l'une des plus impudentes de la brochure.

Les proudhoniens répudiaient la démocratie pour la raison même qui leur faisait répudier la lutte politique en général. Ils étaient partisans de l'organisation économique des travailleurs sans intervention du pouvoir de l'Etat, sans bouleversements révolutionnaires; ils étaient partisans de la mutualité ouvrière sur les bases de l'économie marchande. Dans la mesure où la force des choses les poussait à la lutte politique, ils préféraient, en tant qu'idéologues petits-bourgeois, la démocratie non seulement à la ploutocratie, mais même à dictature révolutionnaire. Qu'y a-t-il de commun avec nous, alors que nous rejetons la démocratie au nom d'un pouvoir prolétarien concentré, les proudhoniens étaient au contraire tous disposés à s'accorder avec une démocratie quelque peu diluée de fédéralisme, afin d'éviter le pouvoir révolutionnaire exclusif de la classe ouvrière. Kaustky aurait pu nous comparer avec bien plus de raison aux blanquistes adversaires des proudhoniens, aux blanquistes qui saisissaient bien l'importance du pouvoir révolutionnaire et se gardaient bien, en posant la question de sa conquête, de tenir religieusement compte des aspects formels de la démocratie. Mais pour justifier la comparaison des communistes avec les blanquistes, il faudrait ajouter que nous disposons d'une organisation révolutionnaire telle que n'en rêvèrent jamais les blanquistes : les soviets des députés ouvriers et soldats; que nous avons eu et nous avons en notre parti une incomparable organisation de direction politique, pourvu d'un programme complet de révolution sociale; et enfin que nos syndicats, marchant avec ensemble sous le drapeau communiste et soutenant sans réserve le pouvoir des Soviets, constituent un puissant appareil de transformation économique. On ne peut, dans ces conditions, parler de la résurrection par le bolchevisme des préjugés proudhoniens, qu'en perdant jusqu'aux derniers vestiges du sens historique et de la probité en matière de doctrine.

La dégénérescence impérialiste de la démocratie[modifier le wikicode]

Ce n'est pas sans raison que le mot démocratie a dans le vocabulaire politique une double signification. D'une part, il désigne le régime politique fondé sur le suffrage universel et sur les autres attributs de la "souveraineté populaire formelle. De l'autre, le mot "démocratie" désigne les masses populaires elles-mêmes, dans la mesure où elles ont une vie politique. Dans ces deux significations, la notion de démocratie s'érige au-dessus des considérations de classes.

Ces particularités de la terminologie ont leur profonde signification politique. La démocratie en tant que système politique est d'autant plus inébranlable, plus achevée, plus ferme que la masse petite-bourgeoise des villes et des campagnes, insuffisamment différenciée au point de vue des classes, tient plus de place dans la vie sociale. La démocratie a atteint son apogée au XIX° siècle aux Etats-Unis d'Amérique et en Suisse. Outre-Océan, la démocratie gouvernementale de la République fédérative se fondait sur la démocratie agraire des fermiers. Dans la petite République helvétique, la petite bourgeoisie des villes et les paysans riches ont formé la base de la démocratie conservatrice des cantons réunis.

Né de la lutte du Tiers-Etat contre le féodalisme, l'Etat démocratique devient très rapidement une arme contre les antagonismes de classes qui se développent au sein de la société bourgeoise. La démocratie bourgeoise réussit d'autant mieux à remplir sa tâche qu'elle est appuyée par une couche plus large de petite bourgeoisie, que l'importance de cette dernière est plus grande dans la vie économique du pays, que le niveau des antagonismes de classes est donc plus bas. Mais les classes moyennes prennent un retard croissant et sans espoir sur le développement historique, et plus elles retardent, moins elles peuvent parler au nom de la nation. Les doctrinaires petits-bourgeois (Bernstein et consorts) ont bien pu établir avec satisfaction que les classes moyennes ne disparaissent pas aussi rapidement que le supposait l'école marxiste. Et l'on peut convenir en effet que les éléments petits-bourgeois des villes et surtout des campagnes occupent encore numériquement une place très importante. Mais la signification capitale du développement est dans la perte par la petite bourgeoisie de son importance dans la production: la masse de valeur que cette classe apporte au revenu total de la nation a chuté infiniment plus vite que son importance numérique. Le développement historique s'est fondé toujours plus sur les pôles opposés de la société - bourgeoisie capitaliste et prolétariat - et non sur ces couches conservatrices héritées du passé.

Plus la petite bourgeoisie perdait son importance sociale, et moins elle était capable de tenir avec autorité le rôle d'arbitre dans le grand conflit historique entre le capital et le travail. Numériquement très nombreuse, la petite bourgeoisie des villes et, plus encore, des campagnes, continuait pourtant à trouver son expression directe dans la statistique électorale du parlementarisme. L'égalité formelle de tous les citoyens en qualité d'électeurs ne faisait qu'attester plus nettement, dans cette circonstance, l'incapacité du "parlementarisme démocratique" à résoudre les questions essentielles que faisait surgir le développement historique. L'"égalité" des suffrages du prolétaire, du paysan en position de médiateur entre les deux antagonistes. Mais en fait la classe paysanne, arriérée au double point de vue de la culture et de la vie sociale, politiquement impuissante, servait dans tous les pays d'appui aux partis les plus réactionnaires, les plus aventuristes, les plus confus et les plus mercenaires, qui finissaient invariablement par soutenir le capital contre le travail.

Précisément à l'encontre de toutes les prophéties de Bernstein, des Sombart, des Tougan-Baranovsky, la vitalité des classes moyennes n'a pas atténué l'intensité des crises révolutionnaires de la société bourgeoise, mais les a au contraire aggravées à l'extrême. Si la prolétarisation de petite bourgeoisie et de la classe paysanne avait revêtu des formes chimiquement pures, la conquête pacifique du pouvoir par le prolétariat au moyen du mécanisme de la démocratie parlementaire aurait été bien plus probable qu'elle ne l'est aujourd'hui. Le fait auquel se cramponnaient les partisans de la petite bourgeoisie - sa vitalité - a été fatal même aux formes extérieures de la démocratie après que le capitalisme eut ébranlé ses fondements. Occupant dans la politique parlementaire une place qu'elle avait perdue dans la production, la petite bourgeoisie a définitivement compromis le parlementarisme en le réduisant à un bavardage diffus et à l'obstruction législative. Ce seul fait imposait au prolétariat le devoir de s'emparer du pouvoir de l'Etat indépendamment de la petite bourgeoisie et même contre elle, - non contre ses intérêts, mais contre son ineptie et contre sa politique inconsistante, toute en accès impulsifs et impuissants.

"L'impérialisme - écrivait Marx à propos de l'empire de Napoléon III - est la forme la plus prostituée et ultime du pouvoir d'Etat que (...) la société bourgeoise pleinement développée a transformé en instrument d'asservissement du travail au capital". Cette définition dépasse le second Empire français et embrasse le nouvel impérialisme engendré dans le monde entier par les convoitises du capital national des grandes puissances. Dans le domaine économique, l'impérialisme supposait la chute définitive du rôle de la petite bourgeoisie; dans le domaine politique, il signifiait l'anéantissement total de la démocratie, par la transformation de sa contexture même et par la subordination de tous ses moyens et de toutes ses institutions aux buts de l'impérialisme. Embrassant tous les pays indépendamment de leur destinée politique antérieure, l'impérialisme montra que tous les préjugés politiques lui étaient étrangers et qu'il était également disposé et capable de se servir, après les avoir socialement transformées et soumises, des monarchies de Nicolas Romanov ou de Wilhelm Hohenzollern, de l'autocratie présidentielle des Etats-Unis, et de l'impuissance de quelques centaines de législateurs frelatés du Parlement français. La dernière grande tuerie, ce bain de sang dans lequel la bourgeoisie a tenté de se rajeunir, nous a offert le tableau d'une mobilisation sans exemple de toutes les formes d'Etat, d'administration, d'orientation politique, d'écoles religieuses ou philosophiques, au service de l'impérialisme. Parmi les pédants même, dont la léthargie longue de quelques dizaines d'années n'avait pas été troublée par le développement de l'impérialisme, et qui continuaient à considérer la démocratie, le suffrage universel, etc., de leur point de vue traditionnel, bon nombre finirent par se rendre compte pendant la guerre que les notions coutumières avaient désormais un nouveau contenu. Absolutisme, monarchie parlementaire, démocratie : face à l'impérialisme - et donc face à la révolution qui vient prendre sa succession - toutes les formes gouvernementales de la domination bourgeoise, du tsarisme russe au fédéralisme quasi-démocratique de l'Amérique du Nord, sont égales en droits et font partie de combinaisons dans lesquelles elles se complètent indissolublement l'une l'autre. L'impérialisme a réussi à se soumettre au moment critique, par tous les moyens à sa disposition et notamment par les parlements - quelle que fût l'arithmétique des scrutins - la petite bourgeoisie des villes et des campagnes, et même les couches supérieures du prolétariat. L'idée nationale qui avait guidé le Tiers-Etat dans son avènement au pouvoir eut au cours de la guerre impérialiste sa période de renaissance avec la "défense nationale". L'idéologie nationale se ralluma une dernière fois avec une vivacité inattendue au détriment de l'idéologie de classe. Le naufrage des illusions impérialistes non seulement chez les pays vaincus mais aussi avec quelque retard - chez les pays vainqueurs, a définitivement abattu ce qui fut autrefois la démocratie nationale, et avec elle son instrument essentiel, le parlement démocratique. La mollesse, la décomposition, l'impuissance de la petite bourgeoisie et de ses partis apparurent partout avec une terrible évidence. Dans tous les pays, la question du pouvoir se posa nettement en tant qu'épreuve de force ouverte entre la clique capitaliste régnant au grand jour ou en secret, disposant d'un corps de centaines de milliers d'officiers dressés, aguerris et sans scrupules, et le prolétariat révolutionnaire insurgé - tout cela en présence des classes moyennes épouvantées, éperdues et prostrées. Piètres billevesées que les propos que l'on peut tenir dans ces circonstances sur la conquête pacifique du pouvoir par le prolétariat au moyen du parlementarisme démocratique !

Le schéma de la situation politique à l'échelle mondiale est absolument clair. Ayant amené les peuples épuisés et exsangues au bord de l'abîme, la bourgeoisie, et tout d'abord celle des pays vainqueurs, a démontré son incapacité absolue à les tirer de leur terrible situation et l'incompatibilité de son existence avec les progrès ultérieurs de l'humanité. Tous les groupes politiques intermédiaires, et en tout premier lieu les partis social-patriotes, pourrissent vivants sur pied. Le prolétariat qu'ils ont trompé leur est tous les jours plus hostile et se renforce dans sa conviction révolutionnaire comme la seule force qui puisse sauver les peuples de la barbarie et de la mort. L'histoire n'assure pourtant pas à cet instant au parti de la révolution sociale une majorité parlementaire formelle. En d'autres termes, elle n'a pas transformé les nations en clubs de discussion votant solennellement à la majorité des voix le passage à la révolution sociale, Au contraire, la révolution violente est devenue une nécessité, justement parce que les exigences pressantes de l'histoire ne peuvent être satisfaites par l'appareil de la démocratie parlementaire. La bourgeoisie capitaliste se dit :

"Tant que je posséderai les terres, les usines, les fabriques, les banques, tant que je dominerai la presse, les écoles, les universités, tant que je tiendrai entre mes mains - et c'est l'essentiel - l'armée, le mécanisme de la démocratie, de quelque façon qu'on le remanie, demeurera soumis à ma volonté. La petite bourgeoisie inepte, conservatrice et dépourvue de caractère, m'est aussi soumise spirituellement qu'elle l'est matériellement. J'écraserai ses aspirations par la puissance de mes entreprises, de mes bénéfices, de mes projet et de mes crimes. Quand, mécontente, elle murmurera, je créerai des soupapes de sûreté, des paratonnerres à la douzaine. Je susciterai, quand j'en aurai besoin, des partis d'opposition qui disparaîtront aussitôt après avoir rempli leur mission en donnant à la petite bourgeoisie l'occasion de manifester son indignation sans causer le moindre préjudice au capitalisme. Je maintiendrai pour les masses populaires le régime de l'instruction générale obligatoire qui les maintient à la limite de l'ignorance et ne leur permet pas de s'élever au-dessus du niveau reconnu inoffensif par mes experts en soumission des esprits. Je corromprai, je tromperai et je terroriserai les couches les plus privilégiées ou les plus arriérées du prolétariat. Grâce à l'ensemble de ces mesures, tant que ces instruments indispensables d'oppression et d'intimidation resteront entre mes mains, j'empêcherai l'avant-garde de la classe ouvrière de conquérir la conscience du plus grand nombre".

A quoi le prolétariat révolutionnaire répond :

"Par conséquent, la première condition de salut est d'arracher à la bourgeoisie ses instruments de domination. Nul espoir n'est permis d'atteindre pacifiquement au pouvoir alors que la bourgeoisie conserve tous les instruments de domination. Triplement insensé, l'espoir d'arriver au pouvoir par la voie que la bourgeoisie indique et qu'elle barricade en même temps, la voie de la démocratie parlementaire. Il n'est qu'un chemin : arracher le pouvoir à la bourgeoisie en lui ôtant les instruments matériels de sa domination. Quel que soit le rapport apparent des forces au parlement, je socialiserai les principales forces et les principaux moyens de production. Je libérerai la conscience des classes petites-bourgeoises hypnotisées parle capitalisme. Je leur montrerai par les faits ce qu'est la production socialiste. Alors même les couches les plus arriérées, les plus ignorantes et les plus terrorisées de la population me soutiendront et adhéreront volontairement et consciemment à l'œuvre d'édification socialiste".

Quand le pouvoir russe des Soviets dispersa l'Assemblée constituante, ce fait parut aux dirigeants social-démocrates de l'Europe, sinon le prélude de la fin du monde, du moins une rupture arbitraire et brutale avec tout le développement antérieur du socialisme. Ce n'était cependant qu'une conséquence inévitable de la nouvelle situation créée par l'impérialisme et la guerre. Si le communisme russe a été le premier à en tirer les conclusions théoriques et pratiques, c'est pour les mêmes raisons historiques qui ont contraint le prolétariat russe à s'engager le premier dans la voie de la lutte pour le pouvoir.

Tout ce qui s'est passé depuis en Europe nous démontre que nous avons eu raison. Croire à la possibilité de restaurer la démocratie dans toute sa pureté, c'est se nourrir de pauvres utopies réactionnaires.

Métaphysique de la démocratie[modifier le wikicode]

Sentant le sol historique se dérober sous ses pas dans la question de la démocratie, Kautsky passe sur le terrain de la philosophie normative. Au lieu d'examiner ce qui est, il se met épiloguer sur ce qui devrait être.

Les principes de la démocratie - souveraineté du peuple, suffrage universel, libertés - lui apparaissent dans l'auréole du devoir moral. Ils se dissocient de leur contenu historique et, considérés dans leur nature abstraite, apparaissent invariables et sacrés. Ce péché métaphysique n'est pas le fait du hasard. Feu Plekhanov, après avoir été, dans les meilleures époques de sa vie, l'adversaire irréductible du kantisme, tenta lui aussi ver la fin de ses jours, alors qu'il était emporté par la vague du patriotisme, de s'accrocher au fétu de paille de l'impératif catégorique; et c'est bien caractéristique...

A la démocratie réelle dont le peuple allemand vient de faire la connaissance pratique, Kautsky oppose une espèce de démocratie idéale, comme on oppose la chose en soi au phénomène vulgaire. Kautsky ne nous indique avec assurance aucun pays dont la démocratie garantisse le passage indolore au socialisme. En revanche, il est fermement convaincu que cette démocratie doit exister. A l'Assemblée nationale allemande actuelle, cet instrument de l'impuissance, de la malfaisance réactionnaire, des expédients vils, Kautsky oppose une autre Assemblée nationale, une Assemblée nationale véritable, authentique, qui possède toutes les qualités - à une près : elle n'existe pas.

La doctrine de la démocratie formelle n'est pas du socialisme scientifique, mais se rattache à la théorie du soi-disant droit naturel. L'essence du droit naturel réside dans la reconnaissance de normes juridiques éternelles et invariables qui trouvent aux différentes époques et chez les différents peuples des expression plus ou moins restreintes et déformées. Le droit naturel de l'histoire moderne, tel que l'a produit le moyen-âge, comportait avant tout une protestation contre les privilèges des ordres, contre les abus de la législation du despotisme et contre d'autres produits "artificiels" du droit positif féodal. Les idéologues du Tiers-Etat, encore faible, exprimaient ses intérêts de classe sous la forme de quelques normes idéales qui devaient devenir par la suite l'enseignement de la démocratie et acquérir en même temps un caractère individualiste. L'individu est une fin en soi; les hommes ont tous le droit d'exprimer leur pensée par la parole et l'écrit; tout homme a un droit de suffrage égal à celui des autres. En tant que mots d'ordre de lutte contre le féodalisme, les revendications de la démocratie avaient un caractère progressif. Mais plus on avance, et plus la métaphysique du droit naturel (la théorie de la démocratie formelle) révèle son aspect réactionnaire : l'instauration d'une norme idéale pour contrôler les exigences réelles des masses ouvrières et des partis révolutionnaires.

Si l'on jette un coup d'œil sur la succession historique des conceptions du monde, la théorie du droit naturel apparaît comme une transposition du spiritualisme chrétien, débarrassé de son mysticisme grossier. L'Evangile annonça à l'esclave qu'il avait une âme pareille à celle de son maître et institua ainsi l'égalité de tous les hommes devant le tribunal céleste. En fait, l'esclave resta esclave et la soumission lui devint un devoir religieux. Il trouvait dans l'enseignement chrétien une expression mystique à son obscure protestation contre sa condition d'humilié. Mais à côté de la protestation, il y avait aussi la consolation. "Tu possèdes une âme immortelle, même si tu es pareil à une bête de somme", lui disait le christianisme; là résonnait une note d'indignation. Mais le christianisme ajoutait: "Tu es peut-être pareil à une bête de somme, mais une récompense éternelle attend ton âme immortelle"; c'était la voix de la consolation. Ces deux notes se sont associées de diverses manières dans le christianisme historique, selon les époques et selon les classes. Mais dans l'ensemble le christianisme devint, comme toutes les autres religions, un moyen d'endormir la conscience des masses opprimées.

Le droit naturel, devenu théorie de la démocratie, disait à l'ouvrier : "Tous les hommes sont égaux devant la loi, quels que soient leur origine, leurs biens et le rôle qu'ils remplissent; ils ont tous un droit égal à décider par leur suffrage des destinées du peuple". Cette norme idéale a fait œuvre révolutionnaire dans la conscience des masses dans la mesure où elle condamnait l'absolutisme, les privilèges aristocratiques, le suffrage censitaire. Mais plus on avançait, plus elle endormait la conscience des masses, plus elle légalisait l'esclavage et l'humiliation : comment, en effet, se révolter contre l'asservissement si chacun a une voix égale pour déterminer les destinées du peuple ?

Rothschild, qui a su monnayer le sang et la sueur du monde en beaux napoléons d'or, n'a qu'une voix élections parlementaires. L'obscur mineur qui ne sait pas signer son nom, qui toute sa vie durant dort sans se dévêtir et mène dans la société l'existence d'une taupe, est pourtant, lui aussi, détenteur d'une parcelle de la souveraineté populaire, l'égal de Rotschild devant les tribunaux et aux élections. Dans les conditions réelles de la vie, dans le processus économique, dans les relations sociales, dans le mode de vie, les hommes sont devenus de plus en plus inégaux : accumulation de richesses inouïes à un pôle, de la misère et du désespoir à l'autre. Mais dans la sphère de la superstructure juridique de l'Etat, ces terribles contradictions disparaissaient; on n'y rencontre que des ombres légales dépourvues de corps. Propriétaire foncier, journalier agricole, capitaliste, prolétaire, ministre, cireur de bottes, tous sont égaux en tant que "citoyens" et "législateurs". L'égalité mystique du christianisme est descendue des cieux d'un degré sous la forme de l'égalité "naturelle" et "juridique" de la démocratie. Mais elle n'est pas descendue jusqu'à la terre même, jusqu'au fondement économique de la société. Pour l'obscur journalier qui ne cesse à aucune heure de sa vie d'être une bête de somme au service de la bourgeoisie, le droit idéal d'influer sur les destinées du peuple par les élections parlementaires est à peine plus réel que la félicité qu'on lui promettait naguère au royaume des cieux.

Guidé par les intérêts pratiques du développement de la classe ouvrière, le parti socialiste entra à un moment donné dans la voie du parlementarisme. Mais cela ne signifiait absolument pas qu'il ait reconnu en principe la théorie métaphysique de la démocratie comme fondée sur un droit supérieur à l'histoire et aux classes sociales. La doctrine prolétarienne considérait la démocratie comme un instrument au service de la société bourgeoise, entièrement adapté aux besoins et aux buts des classes dominantes. Mais, vivant du travail du prolétariat et ne pouvant lui refuser, sous peine de se ruiner, de légaliser au moins quelques aspects de la lutte des classes, la société bourgeoise donnait ainsi aux partis socialistes la possibilité d'utiliser, à une période donnée et dans des limites données, le mécanisme de la démocratie, sans le moins du monde lui prêter serment comme s'il s'agissait d'un principe intangible.

La tâche essentielle du parti socialiste fut, à toutes les époques de sa lutte, de créer les conditions d'une égalité réelle, économique, d'une égalité de vie entre les membres de la communauté humaine fondée sur la solidarité. C'est précisément pourquoi les théoriciens du prolétariat devaient démasquer la métaphysique de la démocratie, qui sert de couverture philosophique à des mystifications politiques.

Le parti démocratique, dévoilant aux masses, à l'époque de son enthousiasme révolutionnaire, le mensonge du dogme de l'Eglise, qui ne sert qu'à les opprimer et à les endormir, leur disait: "On vous berce avec la promesse du bonheur éternel après la mort, alors qu'ici-bas vous êtes sans droits et enchaînés par l'arbitraire". De même, le parti socialiste n'avait pas moins raison de leur dire quelques dizaines d'années plus tard: "On vous endort avec une fiction d'égalité civique et de droits politiques; mais la possibilité de réaliser ces droits vous est ôtée; l'égalité juridique, conventionnelle et illusoire, devient une idéale chaîne de forçat qui enchaîne chacun d'entre vous au char du capital".

En vue de sa tâche fondamentale, le parti socialiste mobilisa les masses aussi pour l'action parlementaire, mais jamais et nulle part le parti en tant que tel ne s'engagea à ne conduire les masses vers le socialisme que par la démocratie. En nous adaptant au régime parlementaire, nous nous bornions, au cours de l'époque précédente, à démasquer théoriquement la démocratie que nous n'avions pas encore la force de vaincre pratiquement. Mais la parabole idéologique du socialisme, qui se dessine en dépit de toutes les déviations, chutes et même trahisons, aboutit inéluctablement au rejet de la démocratie et à son remplacement par un mécanisme prolétarien dès que la classe ouvrière a les forces nécessaires.

Nous n'en donnerons qu'une preuve, mais suffisamment frappante. En 1888, Paul Lafargue écrivait dans le Social-Démocrate (russe) : "Le parlementarisme est un système gouvernemental qui donne au peuple l'illusion de gérer lui-même les affaires du pays, alors que tout le pouvoir est, en fait, concentré entre les mains de la bourgeoisie, et pas même de la bourgeoisie entière, mais de quelques couches sociales se rattachant à cette classe. Dans la première période de sa domination, la bourgeoisie ne comprend pas ou ne ressent pas le besoin de donner cette illusion au peuple. C'est pourquoi tous les pays parlementaires de l'Europe ont commencé par un suffrage restreint; partout, le droit de diriger les destinées politiques du pays en élisant les députés a d'abord appartenu aux propriétaires plus ou moins riches et ne s'est étendu qu'ensuite aux citoyens moins favorisés par la fortune, jusqu'au moment où le privilège de quelques-uns est devenu dans certains pays le droit de tous et de chacun.

"En société bourgeoise, plus le patrimoine social est considérable et plus faible est le nombre de ceux qui se l'approprient; il en est de même du pouvoir : au fur et à mesure que s'accroissent la masse des citoyens jouissant de droits politiques et le nombre des gouvernants élus, le pouvoir effectif se concentre et devient le monopole d'un groupe de personnalités chaque jour plus étroit." Tel est le mystère des majorités.

Aux yeux du marxiste Lafargue, le parlementarisme. subsiste aussi longtemps que la domination de la bourgeoisie. "Le jour, écrit-il, où le prolétariat d'Europe et d'Amérique s'emparera de l'Etat, il devra organiser un pouvoir révolutionnaire et administrer dictatorialement la société tant que la bourgeoisie n'aura pas disparu en tant que classe".

Kautsky connaissait à l'époque cette appréciation marxiste du parlementarisme, et il l'a maintes fois répété lui-même, quoique sans cette clarté et ce mordant français. Le reniement théorique de Kautsky consiste précisément à abandonner la dialectique matérialiste pour revenir au droit naturel en reconnaissant le principe démocratique comme absolu et intangible. Ce que le marxisme dénonçait comme un mécanisme transitoire de la bourgeoisie, ce qui ne pouvait faire l'objet que d'une utilisation politique temporaire dans le but de préparer la révolution prolétarienne, est sanctifié par Kautsky comme le principe suprême situé au-dessus des classes et auquel se subordonnent sans discussion les méthodes de la lutte prolétarienne. La dégénérescence contre-révolutionnaire du parlementarisme a trouvé son expression la plus achevée dans la divinisation de la démocratie par les théoriciens décadents de la II° Internationale.

L'Assemblée constituante[modifier le wikicode]

D'une façon générale, l'obtention par le parti du prolétariat d'une majorité démocratique dans un parlement démocratique n'est pas une impossibilité absolue. Mais ce fait, même s'il se réalisait, n'apporterait rien de nouveau en matière de principe au déroulement des événements. Influencés par la victoire parlementaire du prolétariat, des éléments intermédiaires de l'intelligentsia offriraient peut-être une moindre résistance au nouveau régime. Mais la résistance essentielle de la bourgeoisie serait déterminée par des faits tels que l'état d'esprit de l'armée, le degré d'armement des ouvriers, la situation dans les pays voisins; et la guerre civile suivrait son cours sous l'influence de ces facteurs très réels et non de l'instable arithmétique parlementaire.

Notre parti ne s'est pas refusé à conduire le prolétariat à la dictature en passant par la démocratie, car il se rendait clairement compte des avantage offerts à la propagande et à l'action politique par un tel passage "légalisé" au nouveau régime. De là notre tentative de convoquer l'Assemblée constituante. Cette tentative a échoué. Le paysan russe, que la révolution venait d'éveiller à la vie politique, se trouva en présence d'une douzaine de partis dont chacun semblait se donner pour but de lui brouiller les idées. L'Assemblée constituante se mit en travers de la révolution et fut balayée.

La majorité "conciliatrice" de l'Assemblée constituante n'était que le reflet politique de la sottise et de l'irrésolution des couches intermédiaires des villes et des campagnes et des éléments les plus arriérés du prolétariat. Si nous nous placions au point de vue des possibilités historiques abstraites, nous pourrions dire que la crise eût été moins douloureuse si l'Assemblée constituante avait, en un ou deux ans de travail, définitivement discrédité les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, montrant aux masses qu'il n'y a en réalité que deux forces : le prolétariat révolutionnaire dirigés par les. communistes, et la démocratie contre-révolutionnaire a la tête de laquelle se placent des généraux et des amiraux. Mais le nœud de la question était ailleurs : le pouls de la situation intérieure était alors loin de battre au même rythme que celui de la situation internationale. Si notre parti s'en était remis, pour toutes les responsabilités, à la pédagogie objective du "cours des choses", l'évolution des événements militaires aurait pu nous devancer. L'impérialisme allemand aurait pu s'emparer de Petersbourg dont le gouvernement de Kerensky avait fait commencer l'évacuation. La perte de Petersbourg aurait été un coup mortel pour le prolétariat russe, car toutes les meilleurs forces de la révolution étaient concentrées là, dans la flotte de la Baltique et dans la capitale rouge.

On ne peut donc pas reprocher à notre parti d'avoir agi à contre-courant du cours historique, mais plutôt d'avoir sauté d'un bond plusieurs degrés de l'évolution politique. Il a enjambé les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks pour ne pas permettre au militarisme allemand d'enjamber le prolétariat russe et de conclure la paix avec l'Entente au détriment de la révolution, avant que celle-ci ait eu le temps de déployer ses ailes sur le monde entier.

Il n'est pas difficile de déduire de ce qui précède les réponses aux deux questions que nous pose insidieusement Kautsky. D'abord, pourquoi avons-nous convoqué l'Assemblée constituante, puisque nous avions en vue la dictature du prolétariat ? Et ensuite, si la première Assemblée constituante que nous avons cru devoir convoquer s'est montrée réactionnaire et si elle n'a pas correspondu aux intérêts de la révolution, pourquoi nous refusons-nous à convoquer une nouvelle Assemblée constituante ? L'arrière-pensée de Kautsky, c'est que nous avons répudié la démocratie, non pas pour des raisons de principe, mais parce qu'elle était contre nous. Rétablissons les faits afin de mieux attraper par ses deux oreilles cette insinuante ânerie.

Le mot d'ordre : "Tout le pouvoir aux Soviets !" fut avancé par notre parti dès le début de la révolution, c'est-à-dire bien avant la dissolution de l'Assemblée constituante, et même bien longtemps avant la parution du décret qui la convoquait. Nous n'opposions pas, il est vrai, les Soviets à la future Assemblée constituante, dont le gouvernement de Kerensky rendait, en la retardant sans cesse, la convocation tout à fait problématique; mais en tout cas nous ne considérions pas la future Assemblée constituante à la manière des démocrates petits-bourgeois qui voyaient en elle le maître du pays russe appelé à tout décider.

Nous faisions comprendre aux masses que leurs propres organisations révolutionnaires, les Soviets, devaient et pouvaient être véritablement maîtresses de la situation. Si nous n'avons pas répudié formellement à l'avance l'Assemblée constituante, c'est uniquement parce qu'elle ne se présentait pas en opposition avec le pouvoir des Soviets, mais avec celui de Kerensky, qui n'était pourtant lui-même que l'homme de paille de la bourgeoisie. Nous avions décidé à l'avance que si la majorité nous appartenait à l'Assemblée constituante, elle se dissoudrait elle-même en transmettant ses pouvoirs aux Soviets, comme fit plus tard la Douma municipale de Pétrograd, élue sur les bases du suffrage démocratique le plus large. Dans mon petit livre sur la Révolution d'octobre [12] , je me suis efforcé de montrer les raisons qui faisaient de l'Assemblée constituante le reflet attardé d'une époque déjà dépassée par la révolution.

N'envisageant l'organisation du pouvoir révolutionnaire que dans les Soviets, et ceux-ci détenant déjà, au moment de la convocation de l'Assemblée constituante, le pouvoir effectif, la question était inévitablement résolue pour nous dans le sens de la dispersion par la force de l'Assemblée constituante, qui ne pouvait être disposée à se dissoudre elle-même au bénéfice du pouvoir des Soviets.

Mais pourquoi, nous demande Kautsky, ne convoquez-vous pas une nouvelle Assemblée constituante ?

Parce que nous n'en voyons pas le besoin. Si la première Assemblée constituante pouvait encore momentanément jouer un rôle progressif en sanctionnant, aux yeux des éléments petits-bourgeois, le régime des Soviets qui se constitue à peine, maintenant, après deux années de dictature victorieuse du prolétariat, après l'échec total de toutes les entreprises démocratiques en Sibérie, sur les côtes de la mer Blanche, en Ukraine, au Caucase, le pouvoir soviétique n'a plus besoin d'être consacré par l'autorité douteuse de l'Assemblée constituante. Mais Kautsky d'interroger sur le ton de Lloyd George : ne sommes-nous pas en droit, s'il en est ainsi, de conclure que le pouvoir des Soviets se maintient par la volonté d'une minorité, puisqu'il élude une consultation générale qui permettrait de vérifier sa suprématie ?

Ce trait passe à côté du but.

Même pendant la période de développement "pacifique" et stable, le régime parlementaire ne traduisait qu'assez grossièrement l'Etat d'esprit du pays; à l'époque des tempêtes révolutionnaires, il a complètement perdu la faculté de suivre la lutte et l'évolution de la conscience politique. Le régime des Soviets, lui, institue un contact infiniment plus étroit, plus organique, plus honnête avec la majorité des travailleurs. Sa signification la plus importante n'est pas de refléter statiquement la majorité, mais de la former dynamiquement. Entrée dans la voie de la dictature révolutionnaire, la classe ouvrière russe a signifié par cela même qu'elle n'édifie pas, en période de transition, sa politique sur l'art inconsistant de rivaliser avec des partis caméléons dans la chasse aux voix paysannes, mais sur la participation effective des masse paysannes, la main dans la main avec le prolétariat, à l'œuvre d'administration du pays en fonction des intérêts véritables des travailleurs. C'est là une démocratie autrement profonde que la démocratie parlementaire.

Maintenant que la tâche essentielle de la révolution, la question de vie ou de mort, consiste à repousser militairement l'attaque enragée des bandes blanches, Kautsky pense-t-il qu'une "majorité parlementaire" quelconque pourrait assurer une organisation plus énergique, plus dévouée, plus victorieuse de la défense révolutionnaire ? Les conditions de lutte se posent si nettement dans le pays de la révolution lâchement pris à la gorge par l'étau du blocus, que tous les groupes des classes intermédiaires n'ont le choix qu'entre Denikine et le gouvernement des Soviets. En faut-il de nouvelles preuves après que l'on a vu les partis du juste milieu par principe, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, se diviser selon cette ligne même ?

En nous proposant un nouveau scrutin pour la Constituante, Kautsky présumerait-il l'interruption de la guerre civile pendant la période électorale ? En vertu de quelle décision ? S'il a l'intention de faire agir dans ce sens la II° Internationale, hâtons-nous de lui révéler qu'elle n'a guère plus de crédit chez Denikine que chez nous. Si la guerre entre les bandes de l'impérialisme et l'armée des ouvriers et des paysans se poursuit, si les élections doivent nécessairement se limiter au territoire des Soviets, Kautsky exigera-t-il que nous laissions aux partis qui soutiennent Denikine contre nous le droit de réapparaître librement ? Bavardage méprisable et vain : jamais, quelles que soient les circonstances, aucun gouvernement ne peut permettre de mobiliser à l'arrière de ses armées les forces des ennemis auxquels il fait la guerre.

Le fait que la fleur de notre population travailleuse est en ce moment aux fronts n'occupe pas une des moindres places dans la position de la question. Les prolétaires avancés, les paysans les plus conscients, ceux qui, dans toutes les élections comme dans toutes les actions politiques des masses, se placent au premier rang et dirigent l'opinion publique des travailleurs, sont tous en ce moment en train de se battre et de mourir comme commandants, commissaires, soldats de l'Armée rouge. Si les gouvernements les plus "démocratiques" des Etats bourgeois, dont le régime se fonde sur le parlementarisme, n'ont pas estimé possible de procéder aux élections pendant toute la durée de la guerre, il est d'autant plus absurde de demander une chose pareille à la République des Soviets, dont le régime n'est en rien fondé sur le parlementarisme. Il nous suffit largement que le gouvernement révolutionnaire de la Russie n'ait pas entravé, même aux heures les plus graves, le renouvellement périodique de ses propres organes électifs, les Soviets locaux et centraux.

Nous dirons enfin, ultime conclusion - the last and the least - pour l'information de Kautsky, que les kautskistes russes eux-mêmes, les mencheviks Martov et Dan, ne croient pas possible de demander actuellement la convocation de l'Assemblée constituante et remettent ce beau projet à des temps meilleurs. Mais en aura-t-on besoin, alors ? Il est permis d'en douter. La guerre civile terminée, la dictature de la classe ouvrière révélera sa force créatrice et montrera dans les faits aux masses les plus arriérées tout ce qu'elle peut leur donner. Par l'application rationnelle du travail obligatoire et par une organisation centralisée de la répartition des produits, toute la population du pays sera entraînée dans le système soviétique général d'économie et d'auto-gouvernement. Les Soviets eux-mêmes, aujourd'hui organes du pouvoir, se transformeront peu à peu en organisations purement économiques. Dans ces conditions, nous doutons que l'idée de couronner la trame réelle de la société socialiste au moyen d'une Assemblée constituante bien archaïque, vienne à qui que ce soit, d'autant plus que cette Assemblée ne pourrait que constater la "constitution" avant elle et sans elle de toutes les institutions dont le pays avait besoin[13] .

IV. Le terrorisme[modifier le wikicode]

Le thème principal du livre de Kautsky est le terrorisme. L'opinion selon laquelle le terrorisme appartient à l'essence même de la révolution est, à en croire Kautsky, une erreur largement partagée. Il n'est pas exact, prétend-il, que "qui veut la révolution doit prendre son parti du terrorisme". En ce qui le concerne, Kautsky est pour la révolution en général, mais résolument contre le terrorisme. C'est là que les difficultés commencent.

"La révolution, gémit Kautsky, entraîne un terrorisme sanguinaire mis en vigueur par des gouvernements socialistes. En Russie, les bolcheviks se sont engagés les premiers dans cette voie. C'est ce qui les a fait désavouer de la façon la plus sévère par tous les socialistes qui n'admettent pas le point de vue bolchevik et au nombre desquels figurent les majoritaires allemands. Mais ces derniers ne se sont pas sitôt sentis menacés dans leur domination qu'ils n'ont pas hésité à recourir à leur tour aux méthodes du terrorisme dont ils avait condamné l'emploi en Orient".

Il semblerait donc qu'il eût fallu tirer de ces prémisses la conclusion que le terrorisme est bien plus profondément lié à la nature de la révolution que ne l'ont pensé certains sages. Kautsky, lui, en tire une conclusion diamétralement opposée. Le développement formidable du terrorisme des blancs et des rouges dans toutes les dernières révolutions - russe, allemande, autrichienne, hongroise - prouve selon lui que ces révolutions ont dévié de leur bonne voie et qu'elles ne se sont pas montrées telles qu'elles auraient dû être conformément à ses rêveries théoriques. Sans nous attarder à discuter de l'immanence du terrorisme considéré "en soi", dans la Révolution prise, elle aussi, "en soi", arrêtons-nous sur l'exemple de quelques révolutions, telles que nous les montre l'histoire de l'humanité.

Nous rappellerons, tout d'abord, la Réforme, qui trace une sorte de ligne de partage entre l'histoire du moyen-âge et l'histoire moderne : plus elle embrassait les intérêts profond des masses populaires, plus elle prenait d'ampleur, plus la guerre civile qui se déroulait sous les étendards religieux devenait acharnée, et plus la terreur était, des deux côtés, impitoyable.

Au XVII° siècle, l'Angleterre accomplit deux révolutions : la première, qui provoqua de violentes secousses sociales et de longues guerres, amena, notamment, l'exécution de Charles I°; la deuxième s'est achevée heureusement par l'accession au trône d'une dynastie nouvelle. La bourgeoisie anglaise et ses historiens considèrent ces deux révolutions de manière bien différente : la première est à leurs yeux une abominable jacquerie, une "Grande Rébellion"; la deuxième a reçu le nom de "Glorieuse Révolution". L'historien français Augustin Thierry a montré les causes de cette différence d'appréciation. Dans la première révolution anglaise, dans la "Grande Rébellion", c'était le peuple qui agissait, alors que dans la seconde, il est resté presque silencieux. D'où il résulte que, sous un régime d'esclavage de classe, il est bien difficile d'apprendre aux masses opprimées les bonnes manières. Lorsqu'elles sont exaspérées, elles se battent avec des épieux et des pierres, avec le feu et la corde. Les historiens au service des exploiteurs en sont parfois offusqués. Mais l'événement capital de l'histoire de l'Angleterre moderne (bourgeoise) n'en demeure pas moins la "Grande Rébellion", et non la "Glorieuse Révolution".

L'événement le plus considérable de l'histoire moderne après la Réforme et la "Grande Rébellion", un événement qui, par son importance, laisse loin derrière lui les deux précédents, a été la grande Révolution française. A cette révolution classique a correspondu un terrorisme classique. Kautsky est prêt à excuser la terreur des Jacobins, en reconnaissant qu'aucune autre mesure ne leur eût permis de sauver la République. Mais cette justification tardive ne fait ni chaud ni froid à personne. Pour les Kautsky de la fin du XVIII° siècle (les leaders des Girondins français), les Jacobins personnifiaient le mal. Voici, dans toute sa banalité, une comparaison assez instructive entre les Girondins et les Jacobins. Nous la trouvons sous la plume d'un des historiens bourgeois français. "Les uns comme les autres voulaient la République...". Mais les Girondins "voulaient une République légale, libre, généreuse. Les Montagnards voulaient [!] une République despotique et terrible. Les uns et les autres se déclaraient pour la souveraineté du peuple; mais les Girondins entendaient fort justement, sous le mot peuple, l'ensemble de la population; tandis que pour les Montagnards, le peuple n'était que la classe laborieuse; et dès lors, c'est à ces hommes seuls que devait appartenir le pouvoir". L'antithèse entre les paladins chevaleresques de l'Assemblée constituante et les agents sanguinaires de la dictature prolétarienne est ici assez bien indiquée dans les termes politiques de l'époque.

La dictature de fer des Jacobins avait été appelée par la situation terriblement critique de la France révolutionnaire. Voici ce qu'en dit un historien bourgeois: "Les armées étrangères étaient entrées en territoire français par quatre côtés à la fois; au nord, les Anglais et les Autrichiens; en Alsace, les Prussiens; en Dauphiné et jusqu'à Lyon, les Piémontais; en Roussillon, les Espagnols. Et cela à un moment où la guerre civile faisait rage en quatre points différents, en Normandie, en Vendée, à Lyon et à Toulon". Et nous devons encore y ajouter les ennemis de l'intérieur, les innombrables défenseurs cachés du vieil ordre de choses, prêts à aider l'ennemi par tous les moyens.

La rigueur de la dictature prolétarienne en Russie, ferons-nous remarquer, a été conditionnée par des circonstances qui n'étaient pas moins critiques. Un front ininterrompu du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest. Outre les armées blanches russes de Koltchak, de Denikine, etc..., la Russie soviétique est simultanément ou successivement attaquée par les Allemands, les Autrichiens, les Tchécoslovaques, les Serbes, les Polonais, les Ukrainiens, les Roumains, les Français, les Anglais, les Américains, les Japonais, les Finlandais, les Estoniens et les Lithuaniens... A l'intérieur du pays, enserré par le blocus et étranglé par la faim, ce n'étaient que complots incessants, soulèvements, actes terroristes, destruction des dépôts, des voies ferrées et des ponts. "Le gouvernement qui avait pris sur lui de lutter avec l'ennemi innombrable de l'extérieur et de l'intérieur n'avait ni argent, ni armée suffisante, en un mot, rien, sauf une énergie sans limite, un appui chaleureux de la part des éléments révolutionnaires du pays et l'audace de recourir à toutes les mesures pour le salut de la patrie, quels qu'en fussent l'arbitraire, l'illégalité et la rudesse": voilà en quels termes Plekhanov caractérisait autrefois le gouvernement des ... Jacobins[14].

Tournons-nous maintenant vers la révolution qui s'est produite dans la deuxième moitié du XIX° siècle aux Etats-Unis, pays de la "démocratie". Bien qu'il se fut agi non de l'abolition de la propriété privée en général mais de l'abolition de la propriété des Noirs, les institutions de la démocratie n'en avaient pas moins été tout à fait incapables de résoudre le conflit parla voie pacifique. Les Etats du Sud, battus aux élections présidentielles de 1860, avaient décidé de recouvrer à n'importe quel prix l'influence qu'ils avaient jusqu'alors exercé pour le maintien de l'esclavage des Noirs. Tout en proférant, comme il se doit, des mots sonores sur la liberté et l'indépendance, ils s'engagèrent dans la voie qui conduisait à la révolte des propriétaires d'esclaves. Toutes les conséquences ultérieures de la guerre civile devaient inéluctablement en découler. Dès le début de la lutte, le gouvernement militaire de Baltimore enfermait, malgré l'"habeas corpus", plusieurs citoyens partisans de l'esclavage au Fort Mac Henry. La question de la légalité ou de l'illégalité de ces actes fit l'objet d'une chaude discussion entre les soi-disant "hautes autorités". Le juge à la cour suprême Taney déclara que le président de la République avait le droit ni de suspendre le fonctionnement de l'"habeas corpus", ni de donner à cet effet les pleins pouvoirs à l'autorité militaire. "Telle est probablement la solution de cette question conforme à la Constitution", écrit un des premiers historien de la guerre américaine, le lieutenant-colonel Fletcher. "Mais la situation était si critique, et la nécessité de soumettre la population de Baltimore si impérieuse, que les mesures arbitraires étaient soutenues à la fois par le gouvernement et par le peuple des Etats-Unis"[15].

Certains objets dont le Sud en rébellion avaient besoin de lui étaient fournis secrètement par les commerçants du Nord. Dans ces conditions, il ne restait plus aux Nordistes qu'à recourir à la répression. Le 6 août 1861, une loi du Congrès sur la confiscation de la propriété privée employée à des fin insurrectionnelles fut ratifiée par le Président. Le peuple, représenté par les éléments les plus démocratiques, était en faveur des mesures extrêmes; le parti républicain avait au Nord une majorité décisive et tous ceux qui étaient suspectés de sécessionnisme, c'est-à-dire de favoriser les Etats dissidents du Sud, étaient l'objet de violences. Dans quelques villes du Nord et même dans les Etats de la Nouvelle-Angleterre, qui se glorifiaient de leur bon ordre, la population saccagea à diverses reprises les locaux de journaux qui soutenaient les esclavagistes insurgés et brisa leurs presses. On vit des éditeurs réactionnaires enduits de goudron, roulés dans des plumes et promenés par les rues dans cet accoutrement jusqu'au moment où ils consentaient à jurer fidélité à l'Union. La personnalité d'un planteur enduit de goudron n'avait que peu de ressemblance avec la "fin en soi", si bien que l'impératif catégorique de Kant a subi, au cours de la guerre civile américaine, un coup considérable. Mais ce n'est pas tout. "Le gouvernement, nous raconte le même historien, eut recours à des mesures plus légitimes pour supprimer tous les journaux soutenant des opinions opposées à celles de l'administration. En peu de temps, la presse jusqu'alors libre d'Amérique devint aussi soumise aux autorités que celle de n'importe quel Etat autocratique d'Europe". La liberté de parole eut le même sort. Ainsi, continue le lieutenant-colonel Fletcher, le peuple américain se vit privé à cette époque de la plupart de ses libertés. Il est à remarquer, ajoute-t-il en moraliste, que "la majorité de la population était tellement absorbée par la guerre et si profondément disposée à consentir à tous les sacrifices pour atteindre son but que, loin de regretter la perte de ses libertés, elle semblait ne pas s'en apercevoir".

Les sanguinaires esclavagistes du Sud et leur valetaille déchaînée agirent avec une fureur encore beaucoup plus grande. "Partout où se formait une majorité en faveur de l'esclavagisme, rapporte le comte de Paris, l'opinion publique devenait terriblement despotique à l'égard de la minorité. Tous ceux qui regrettaient le drapeau national étaient contraints au silence. Mais cela parut bientôt insuffisant. Comme il arrive dans toutes les révolutions, on contraignit les indifférents à exprimer leur attachement à la nouvelle cause. Ceux qui s'y refusaient étaient donnés en pâture à la haine et à la violence de la populace... Dans tous les centres de la civilisation naissante (Etats du Sud-Ouest) se constituèrent des comités de vigilance composés de tous ceux qui s'étaient signalés par leur extrémisme au cours de la lutte électorale... Le cabaret était le lieu ordinaire de réunion et l'orgie bruyante s'y mêlait à une misérable parodie des formes souveraines de la justice. Quelques énergumènes siégeant autour d'un comptoir sur lequel coulaient le gin et le whisky, jugeaient leurs concitoyens présents et absents. L'accusé, avant même d'être questionné, voyait déjà préparer la corde fatale. Et celui qui ne comparaissait pas devant le tribunal apprenaient sa condamnation en tombant sous la balle du bourreau tapi dans les broussailles de la forêt...". Ce tableau ressemble beaucoup aux scènes qui se déroulent chaque jour dans les régions où opèrent Denikine, Koltchak, Youdénitch et autres champions de la "démocratie" franco-anglaise et américaine.

Nous verrons plus loin comment la question du terrorisme se posait sous la commune de Paris. Quoi qu'il en soit, les efforts que fait Kautsky pour nous opposer la Commune ne sont nullement fondés et l'obligent à recourir à de bien piètres jongleries verbales.

On doit, paraît-il, reconnaître les arrestations d'otages comme "inhérentes" au terrorisme de la guerre civile. Kautsky, adversaire du terrorisme et des arrestations d'otages, est cependant pour la Commune de Paris (il est vrai qu'elle a vécu il y a cinquante ans). La Commune avait pourtant pris des otages. D'où, chez notre auteur, un certain embarras. Mais à quoi servirait la casuistique, si ce n'était dans ces circonstances ?

Les décrets de la Commune sur les otages et sur leur exécution en réponse aux atrocités des Versaillais, ont été motivés, selon la profonde explication de Kautsky, "par le désir de conserver des vies humaines, non de les détruire". Admirable découverte ! Il ne reste plus qu'à l'élargir. On peut et on doit faire comprendre qu'en temps de guerre civile nous exterminerons les gardes-blancs afin qu'ils n'exterminent pas les travailleurs. Dès lors notre but n'est pas de supprimer des vies humaines, mais bien de les préserver. Mais comme nous devons combattre pour les préserver les armes à la main, cela nous conduit à détruire des vies humaines - énigme dont le secret dialectique fût élucidé par le vieil Hegel, sans parler des sages appartenant à de plus anciennes écoles.

La Commune n'a pu se maintenir et se renforcer qu'en une guerre sans merci aux Versaillais. Ceux-ci avaient à Paris bon nombre d'agents. En guerre avec les bandes de Thiers, la Commune ne pouvait faire autrement que d'exterminer les Versaillais, tant sur le front qu'à l'arrière. Si son autorité avait dépassé les limites de Paris, elle se serait heurtée - dans le développement de la guerre civile avec l'armée de l'Assemblée Nationale - à des ennemis bien plus dangereux, au sein même de la population paisible. La Commune ne pouvait pas, alors qu'elle combattait les royalistes, accorder la liberté de parole à leurs agents de l'arrière.

Kautsky, en dépit de tous les événements actuels dans le monde, ne comprend absolument pas ce qu'est la guerre en général, et la guerre civile en particulier. Il n'arrive pas à comprendre que tout partisan de Thiers à Paris, ou presque, n'était pas simplement un "opposant" idéologique des communards, mais bien un agent et un espion de Thiers, un ennemi mortel, guettant le moment de leur tirer dans le dos. Or l'ennemi doit être mis dans l'impossibilité de nuire, ce qui, en temps de guerre, signifie qu'il doit être détruit.

Le problème de la révolution, comme celui de la guerre, est de briser la volonté de l'ennemi, de le forcer à capituler en acceptant les conditions du vainqueur. La volonté est, assurément, un fait d'ordre psychologique, mais à la différence d'un meeting, d'une réunion publique ou d'un congrès, la révolution poursuit ses fins par le recours à des moyens matériels, bien que dans une mesure moindre que la guerre.

La bourgeoise elle-même s'est emparée du pouvoir par l'insurrection, et l'a affermi par la guerre civile. En temps de paix, elle garde le pouvoir à l'aide d'un appareil complexe de coercition. Aussi longtemps qu'il y aura une société de classes, fondée sur les antagonismes les plus profonds, l'emploi de la répression sera indispensable pour soumettre la partie adverse à sa volonté.

Même si, dans tel ou tel pays, la dictature du prolétariat naissait dans le cadre de la démocratie, la guerre civile ne serait pas écartée pour autant. La question du pouvoir dans le pays, c'est-à-dire la vie ou la mort de la bourgeoisie, ne se résoudra pas par des références aux articles de la Constitution, mais par le recours à toutes les formes de la violence. Quoi que fasse Kautsky pour analyser la nourriture de l'anthropopithèque (voir les pages 85 et suivantes de son livre) et les autres circonstances proches ou lointaines qui lui permettront de déterminer les causes de la cruauté humaine, il ne trouvera pas dans l'histoire d'autres moyens de briser la volonté de classe de l'ennemi que l'utilisation rationnelle et énergique de la force.

Le degré d'acharnement de la lutte dépend de toute une série de conditions intérieures et internationales. Plus la résistance de l'ennemi de classe vaincu se montrera acharnée et dangereuse, plus le système de coercition se transformera inévitablement en système de terreur.

Mais ici Kautsky prend inopinément une nouvelle position dans la lutte contre le terrorisme soviétique; il feint tout simplement d'ignorer la furieuse résistance contre-révolutionnaire de la bourgeoisie russe. "On n'a pas observé, dit-il, semblable férocité à Petersbourg et à Moscou en novembre 1917, et encore moins à Budapest tout récemment" (p. 102).

Par suite de cette façon heureuse de poser la question, le terrorisme révolutionnaire devient tout simplement un produit de l'esprit sanguinaire des bolcheviks, qui rompent en même temps avec les traditions de l'anthropopithèque herbivore et avec les leçons de morale du kautskysme.

La conquête du pouvoir par les Soviets au début de novembre 1917 (nouveau style) s'est accomplie au prix de pertes insignifiantes. La bourgeoisie russe se sentait tellement éloignée des masses populaires, tellement impuissante à l'intérieur, si compromise par le cours et l'issue de la guerre, si démoralisée par le régime de Kerensky, qu'elle ne se risqua pour ainsi dire pas à résister. A Petersbourg, le pouvoir de Kerensky fut renversé presque sans combat. A Moscou, la résistance se prolongea surtout par suite du caractère indécis de nos propres actions. Dans la plupart des villes de province, le pouvoir passa aux Soviets sur un simple télégramme de Petersbourg ou de Moscou. Si les choses en étaient restées là, il n'aurait jamais été question de terreur rouge. Mais dès novembre 1917, on voyait un début de résistance de la part des possédants. Il est vrai qu'il fallait l'intervention des gouvernements impérialistes d'Occident pour donner à la contre-révolution russe confiance en elle-même et pour ajouter une force toujours croissante à sa résistance. On peut le montrer à partir des faits, importants ou secondaires, jour après jour, pendant toute la période de la révolution soviétique.

Le "Grand Quartier Général" de Kerensky ne sentait aucun appui dans la masse des soldats. Il était disposé à reconnaître sans résistance le pouvoir soviétique qui entamait les pourparlers avec les Allemands en vue de la conclusion de l'armistice. Mais une protestation des missions militaires de l'Entente, accompagnées de menaces directes, devait s'ensuivre. Le G.Q.G. s'effraya. Sous la pression des officiers "alliés", il entra dans la voie de la résistance, suscitant ainsi un conflit armé et l'assassinat du chef d'Etat-Major, le général Doukhonine, par un groupe de matelots révolutionnaires.

A Petersbourg, les agents officiels de l'Entente et tout particulièrement la Mission militaire française, agissant de concert avec les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, organisaient ouvertement la résistance dès le deuxième jour de la révolution. Ils mobilisèrent, armèrent et dirigèrent contre nous les junkers (aspirants officiers) et la jeunesse bourgeoise en général. Le soulèvement des junkers du 10 novembre a coûté cent fois plus de pertes que la révolution du 7 novembre. La campagne des aventuriers Kerensky et Krasnov contre Petersbourg, suscitée au même moment par l'Entente, devait naturellement introduire dans la lutte les premiers éléments d'acharnement. Le général Krasnov fut néanmoins remis en liberté sur parole. L'insurrection de Yaroslav (au cours de l'été 1918) qui coûta tant de victimes, fut organisée par Savinkov sur les ordres de l'ambassade de France et à ses frais. Arkhangelsk fut pris selon le plan des agents militaires navals anglais, avec le concours des vaisseaux de guerre et des avions anglais. L'avènement de Koltchak, l'homme de la finance américaine, a été le fait des légions étrangères tchécoslovaques à la solde du gouvernement français. Kalédine et Krasnov (ce dernier libéré par nous) premiers chefs de la contre-révolution du Don, ne purent obtenir quelques succès partiels que grâce à l'aide financière et militaire ouverte de l'Allemagne. En Ukraine, le pouvoir soviétique fut renversé au début de 1918 par le militarisme allemand. C'est avec l'aide financière et technique de la France et la Grande-Bretagne que l'armée contre-révolutionnaire de Denikine fut créée. Ce n'est que dans l'espoir d'une intervention de l'Angleterre et par suite de son appui matériel que l'armée de Youdénitch fut organisée. Les politiciens, diplomates et les journalistes des pays de l'Entente débattent en tout franchise depuis deux ans pour déterminer si la guerre civile en Russie est une entreprise suffisamment avantageuse pour qu'on puisse la financer. Dans ces conditions, il faut vraiment avoir un crâne dur comme la pierre pour rechercher les causes du caractère sanglant de la guerre civile en Russie dans la mauvaise volonté des bolcheviks et non dans la situation internationale.

Le prolétariat russe s'est engagé le premier dans la voie de la révolution sociale, et la bourgeoisie russe, politiquement impuissante, n'a osé s'opposer à sa propre expropriation politique et économique que parce qu'elle voyait partout ses aînées au pouvoir nanties de toute la puissance économique, politique et, dans une certaine mesure, militaire.

Si notre révolution d'octobre s'était produite quelques mois ou même quelques semaines après la conquête du pouvoir par le prolétariat en Allemagne, en France et en Angleterre, il ne peut y avoir de doute que notre révolution aurait été la plus "pacifique", la moins "sanglante" des révolutions possibles ici-bas. Mais cet ordre historique - à première vue le plus naturel et en tout cas le plus avantageux pour la classe ouvrière russe - n'a pas été enfreint par notre faute, mais par la faute des événements : au lieu d'être le dernier, le prolétariat russe a été le premier. C'est précisément cette circonstance qui a donné, après la première période de confusion, ce caractère acharné à la résistance des ex-classes dominantes de Russie et qui a obligé le prolétariat russe, à l'heure des plus grands danger, des agressions de l'extérieur, des complots et des soulèvements à l'intérieur, à recourir aux cruelles mesures de la terreur d'Etat.

Personne ne prétend plus maintenant que ces mesures aient été inefficaces. Mais peut-être exige-t-on qu'on les considère comme... "inadmissibles" ?

La classe ouvrière, qui s'est emparée du pouvoir en combattant, avait pour tâche et pour devoir de l'affermir inébranlablement, d'assurer définitivement sa domination, de couper toute envie de coup d'Etat chez ses ennemis et de se donner, par cela même, la possibilité de réaliser les grandes réformes socialistes. Ou alors il ne fallait pas prendre le pouvoir. La révolution n'implique pas "logiquement" le terrorisme, de même qu'elle n'implique pas "logiquement" l'insurrection armée. Quelle grandiloquente banalité ! Mais la révolution exige en revanche de la classe révolutionnaire qu'elle mette tous les moyens en œuvre pour atteindre ses fins; par l'insurrection armée, s'il le faut; par le terrorisme, si c'est nécessaire. La classe révolutionnaire, qui a conquis le pouvoir les armes à la main, doit briser et brisera les armes à la main toutes les tentatives qu'on fera pour le lui arracher Partout où elle se trouvera en présence d'une armée ennemie, elle lui opposera sa propre armée. Partout où elle sera confrontée à un complot armé, un attentat, une rébellion, elle infligera à ses ennemis un châtiment impitoyable. Peut-être Kautsky a-t-il inventé d'autres moyens ? Ou bien peut-être ramène-t-il toute la question au degré de répression et propose-t-il de recourir dans tous les cas à l'emprisonnement plutôt qu'à la peine de mort?

La question des formes et du degré de la répression n'est évidemment pas une question "de principe". C'est une question d'adaptation des moyens au but. A une époque révolutionnaire, le parti qui a été chassé du pouvoir, qui ne veut pas admettre la stabilité du parti dirigeant, et qui le démontre par la lutte forcenée qu'il mène contre lui, ce parti ne se laissera pas intimider par la menace des emprisonnements, puisqu'il ne croit pas qu'ils dureront. C'est précisément par ce fait simple mais décisif que s'explique la fréquence des exécutions dans la guerre civile.

Mais peut-être Kautsky veut-il dire que la peine de mort n'est pas, en général, conforme au but qu'on veut atteindre, et qu'on ne peut pas "effrayer les classes"? Ce n'est pas vrai. La terreur est impuissante - et encore n'est-ce qu'en "fin de compte" qu'elle l'est - si elle est appliquée par la réaction contre la classe historiquement montante. Mais la terreur peut être très efficace contre la classe réactionnaire qui ne veut pas quitter la scène. L'intimidation est un puissant moyen d'action politique, tant dans la sphère internationale qu'à l'intérieur. La guerre, de même que la révolution, repose sur l'intimidation. Une guerre victorieuse n'extermine en règle générale qu'une petite partie de l'armée vaincue, mais démoralise ceux qui restent et brise leur volonté. La révolution agit de même : elle tue quelques individus, elle en effraie mille. Dans ce sens, la terreur rouge ne se distingue pas en principe de l'insurrection armée, dont elle n'est que la continuation. Ne peut condamner "moralement" la terreur d'Etat de la classe révolutionnaire que celui qui rejette par principe (en paroles) toute violence, quelle qu'elle soit - et donc toute guerre et tout soulèvement. Mais il faut n'être pour cela qu'un quaker hypocrite.

"Mais alors, en quoi votre tactique se différencie-t-elle de celle du tsarisme ?" nous demandent les pontifes du libéralisme et du kautskysme.

Vous ne le comprenez pas, faux dévots ? Nous allons vous l'expliquer. La terreur du tsarisme était dirigée contre le prolétariat. La gendarmerie tsariste étranglait les travailleurs qui militaient pour le régime socialiste. Nos Commissions Extraordinaires fusillent les propriétaires fonciers, les capitalistes, les généraux qui s'efforcent de rétablir l'ordre capitaliste. Vous saisissez cette... nuance ? Oui ? Pour nous, communistes, elle est tout à fait suffisante.

La "liberté de la presse"[modifier le wikicode]

Un point inquiète particulièrement Kautsky, auteur d'un grand nombre de livres et d'articles : il s'agit de la liberté de la presse. Est-il admissible de supprimer des journaux ?

En temps de guerre, toutes les institutions et tous les organes du pouvoir d'Etat et de l'opinion publique deviennent, directement ou indirectement, des organes pour la conduite de la guerre. Ceci concerne en premier lieu la presse. Nul gouvernement soutenant une guerre sérieuse ne peut permettre la diffusion sur son territoire de publications qui soutiennent directement ou secrètement l'ennemi. A plus forte raison en période de guerre civile. La nature de cette dernière telle que les deux partis ont, à l'arrière de leurs troupes, des cercles importants de la population qui sont du côté de l'ennemi. A la guerre, où la mort sanctionne les succès et les échecs, les agents ennemis qui se sont faufilés à l'arrière des armées doivent subir la peine de mort. Loi inhumaine sans aucun doute, mais personne n'a encore considéré la guerre comme une école d'humanité, à plus forte raison la guerre civile. Peut-on sérieusement exiger que, pendant la guerre contre les bandes contre-révolutionnaires de Denikine, les publications des partis qui le soutiennent puissent paraître sans encombre à Moscou ou à Petersbourg ? Le proposer au nom de la "liberté" de la presse équivaudrait à exiger au nom de la publicité la publication des secrets militaires. "Une ville assiégée, écrivait le communard Arthur Arnould, ne peut admettre ni que le désir de la voir tomber s'exprime librement en son sein, ni qu'on incite ses défenseurs à la trahison, ni qu'on communique à l'ennemi les mouvements de ses troupes. Telle a été la situation de Paris pendant la commune". Et telle est la situation de la République soviétique depuis deux années qu'elle existe.

Ecoutons néanmoins ce que dit Kautsky à ce sujet :

"La justification de ce système (il s'agit de la répression en matière de presse) se résume en la croyance naïve qu'il y a une vérité absolue [!] que seuls les communistes détiennent [!!]. Elle se résume aussi, continue Kautsky, en cette autre opinion que tous les écrivains mentent de par leur nature [!] et que seuls les communistes sont des fanatiques de la vérité [!!], alors qu'en réalité, les menteurs et les fanatiques de ce qu'ils considèrent comme la vérité se rencontrent dans tous les camps, etc., etc., etc." (p. 119).

Ainsi, pour Kautsky, la révolution dans sa phase la plus aiguë, quand il s'agit pour les classes en lutte de vie ou de mort, reste comme autrefois une discussion littéraire en vue d'établir... la vérité. Quelle profondeur !... Notre "vérité" n'est évidemment pas absolue. Mais du fait qu'à l'heure actuelle nous versons du sang en son nom, nous n'avons aucune raison, aucune possibilité d'engager une discussion littéraire sur le caractère relatif de la vérité avec ceux qui nous "critiquent" à l'aide de toutes sortes d'armes. Notre tâche ne consiste pas non plus à punir les menteurs et à encourager les "justes" de la presse de toutes les tendances, mais uniquement à étouffer le mensonge de classe de la bourgeoisie et à assurer le triomphe de la vérité de classe du prolétariat - indépendamment du fait qu'il y a dans les deux camps des fanatiques et des menteurs.

"Le pouvoir soviétique, se lamente plus loin Kautsky, a détruit l'unique force qui puisse aider à extirper la corruption : la liberté de la presse. Le contrôle au moyen d'une liberté de presse sans limites aurait été le seul moyen de brider les bandits et les aventuriers qui voudront inévitablement profiter de tout pouvoir non limité, non contrôlé..." (p. 140). Et ainsi de suite. La presse, arme sûre contre la corruption ! Cette recette libérale sonne bien lamentablement quand on songe aux deux pays de la plus grande "liberté" de presse, l'Amérique du Nord et la France, qui sont en même temps les pays où la corruption capitaliste atteint son apogée.

Nourri des commérages désuets des arrière-boutiques politiques de la révolution russe, Kautsky s'imagine que sans la libertés des cadets et des mencheviks, l'appareil sera rongé par les "bandits et les aventuriers". Tel était le son de cloche des mencheviks il y a un an, un an et demi... A l'heure actuelle, ils n'oseraient plus eux-mêmes le répéter. A l'aide du contrôle soviétique et de la sélection qu'opère la parti dans l'atmosphère intense de la lutte, le pouvoir soviétique a eu raison des bandits et des aventuriers qui ont fait surface au moment de la révolution, incomparablement mieux que ne l'aurait fait à n'importe quel moment n'importe quel autre pouvoir.

Nous faisons la guerre. Nous nous battons pour la vie ou la mort. La presse n'est pas l'arme d'une société abstraite, mais de deux camps inconciliables, qui se combattent par les armes. Nous supprimons la presse de la contre-révolution comme nous détruisons ses positions fortifiées, ses dépôt, ses communications, ses services d'espionnage. Nous nous privons des révélations des cadets et des mencheviks sur la corruption de la classe ouvrière ? Mais en revanche nous détruisons victorieusement les fondements de la corruption capitaliste.

Mais Kautsky va plus loin dans le développement de son thème : il se plaint que nous fermions les journaux des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks et même - cela arrive - que nous arrêtions leurs chefs. Est-ce qu'il ne s'agit pas ici de "nuances" d'opinion au sein du prolétariat ou du mouvement socialiste ? Notre pédant scolaire, derrière ses mots habituels, ne voit pas les faits. Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires constituent pour lui que des tendances dans le socialisme, alors qu'ils se sont transformés au cours de la révolution en des organisations travaillant en alliance avec la contre-révolution qui nous font une guerre déclarée. L'armée de Koltchak a été formée par des socialistes-révolutionnaires (comme ce nom sonne aujourd'hui faux et creux !) et soutenue par des mencheviks. Sur le front nord, les uns et les autres combattent contre nous depuis un an et demi. Les dirigeants mencheviks du Caucase, ex-alliés des Hohenzollern, alliés présentement à Lloyd George, arrêtaient et fusillaient les bolcheviks en parfait accord avec des officiers anglais et allemands. Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires de la Rada du Kouban ont créé l'armée de Denikine. Les mencheviks estoniens, membres du gouvernement, ont participé directement à la dernière offensive de Youdénitch contre Petersbourg. Voilà de quelles "tendances" du socialisme il s'agit. Kautsky pense qu'on peut se trouver en état de guerre déclarée avec les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires qui combattent pour leur "nuance" socialiste avec l'aide des armées de Youdénitch, de Koltchak, de Denikine, créées grâce à leur concours, et accorder en même temps, à l'arrière de notre front, à ces innocentes "nuances", la liberté de la presse. Si le conflit entre les socialistes-révolutionnaires et les bolcheviks avait pu être résolu par la persuasion et le vote, c'est-à-dire s'il n'y avait pas eu derrière eux des impérialistes russes et étrangers, il n'y aurait pas de guerre civile.

Kautsky est naturellement prêt à "condamner" (une goutte d'encre de trop) et le blocus, et le soutien apporté à Denikine par l'Entente, et la terreur blanche. Mais du haut de son impartialité, il ne peut pas ne pas trouver à cette dernière des circonstances atténuantes. La terreur blanche, voyez-vous, ne viole pas ses propres principes, tandis que les bolcheviks, en appliquant la terreur rouge, violent le respect du "caractère sacré" de la vie humaine qu'ils ont eux-mêmes proclamé... (p.139).

Que signifie en pratique le respect du caractère sacré de la vie humaine et en quoi se différencie-t-il du commandement: "Tu ne tueras point" ? Kautsky s'abstient de l'expliquer. Quand un bandit lève son couteau sur un enfant, peut-on tuer le premier pour sauver le second ? N'est-ce pas une atteinte au "caractère sacré" de la vie humaine ? Peut-on tuer un bandit pour se sauver soi-même ? L'insurrection des esclaves opprimés contre leurs maîtres est-elle admissible ? Est-il admissible d'acquérir la liberté au prix de la mort de ses geôliers ? Si la vie humaine en général est inviolable et sacrée, alors il faut renoncer non seulement à la terreur, non seulement à la guerre, mais aussi à la révolution. Kautsky ne se rend tout simplement pas compte de la signification contre-révolutionnaire du "principe" qu'il tente de nous imposer. Nous verrons ailleurs qu'il nous reproche d'avoir conclu la paix de Brest-Litovsk. Nous aurions dû, à son avis, continuer la guerre. Mais que devient donc le "caractère sacré" de la vie humaine ? La vie cesserait-elle d'être sacrée lorsqu'il s'agit d'individus qui parlent une autre langue ? Ou bien Kautsky considère-t-il que les assassinats en masse organisés selon les règles de la stratégie et de la tactique ne sont pas des assassinats ? En vérité, il est difficile à notre époque d'affirmer un principe à la fois plus hypocrite et plus inepte. Tant que la force de travail humaine, et par conséquent la vie elle-même, sont des articles de commerce, d'exploitation et de dilapidation, le principe du "caractère sacré de la vie humaine" n'est que le plus infâme des mensonges, dont le but est de maintenir les esclaves sous le joug.

Nous avons lutté contre la peine de mort introduite par Kerensky parce qu'elle était appliquée par les cour martiale de l'ancienne armée contre les soldats qui refusaient de continuer la guerre impérialiste. Nous avons arraché cette arme aux anciens conseils de guerre, détruit les conseils de guerre eux-mêmes et dissout l'ancienne armée qui les avait créés. En exterminant dans l'armée rouge et en général dans l'ensemble du pays les conspirateurs contre-révolutionnaires qui s'efforçaient par l'insurrection, par l'assassinat, par la désorganisation, de restaurer l'ancien régime, nous agissons conformément aux lois de fer de la guerre, d'une guerre dans laquelle nous voulons nous assurer la victoire.

Si l'on cherche des contradictions formelles, il va de soi qu'il faut avant tout les chercher du côté de la terreur blanche, arme des classes qui se considèrent comme chrétiennes, qui professent une philosophie idéaliste et qui sont fermement convaincues que la personne (leur propre personne) est la "fin en soi". En ce qui nous concerne, nous ne nous sommes jamais préoccupés des bavardages des pasteurs kantiens et des quakers végétariens sur le "caractère sacré" de la vie humaine. Nous étions des révolutionnaires dans l'opposition, nous le sommes restés au pouvoir. Pour rendre la personne sacrée, il faut détruire le régime social qui l'écrase. Et cette tâche ne peut être accomplie que par le fer et par le sang.

Il y a encore une différence entre la terreur blanche et la terreur rouge. Le Kautsky actuel l'ignore, mais aux yeux d'un marxiste elle a une importance capitale. La terreur blanche est l'arme d'une classe historiquement réactionnaire. Lorsque nous avons fait remarquer l'impuissance des répressions de l'Etat bourgeois à l'égard du prolétariat, nous n'avons jamais nié qu'au moyen des arrestations et des exécutions les classes dirigeantes peuvent, dans certaines conditions, retarder temporairement le développement de la révolution sociale. Mais nous étions convaincus qu'elles ne réussiraient pas à l'arrêter. Notre certitude provenait du fait que le prolétariat est la classe historiquement ascendante, et que la société bourgeoise ne peut pas se développer sans augmenter les forces du prolétariat. La bourgeoisie est, à l'époque actuelle, une classe en décadence, Non seulement elle ne joue plus le rôle essentiel dans la production, mais, par ses méthodes impérialistes d'appropriation, elle détruit l'économie mondiale et la culture humaine. Cependant, la ténacité historique de la bourgeoisie est colossale. Elle se cramponne au pouvoir et ne veut pas lâcher prise. Par là même, elle menace d'entraîner dans sa chute tome la société. Il faut l'en arracher, lui couper les membres... La terreur rouge est l'arme employée contre une classe vouée à périr et qui ne s'y résigne pas. Si la terreur blanche ne peut que retarder l'ascension historique du prolétariat, la terreur rouge précipite la mort de la bourgeoisie. A certaines époques, l'accélération, en faisant gagner du temps, a une importance décisive. Sans la terreur rouge, la bourgeoisie russe, de concert avec la bourgeoisie mondiale, nous aurait étouffés bien avant l'avènement de la Révolution en Europe. Il faut être aveugle pour ne pas le voir, ou faussaire pour le nier.

Celui qui reconnaît une importance révolutionnaire historique au fait même de l'existence du système soviétique doit également sanctionner la terreur rouge. Et Kautsky, après avoir, au cours de ces deux dernières années, noirci des montagnes de papier contre le communisme et le terrorisme, est bien obligé, à la fin de sa brochure, de s'incliner devant les faits et d'admettre contre toute attente que le pouvoir soviétique russe représente actuellement le facteur principal de la révolution mondiale. "Quelle que soit l'attitude qu'on adopte à l'égard des méthodes bolcheviques, écrit-il, le fait qu'un gouvernement prolétarien est non seulement parvenu au pouvoir dans un grand pays, mais s'y maintient depuis déjà deux ans au milieu de difficultés inouïes, accroît considérablement, chez les prolétaires de tous les pays. le sentiment de leur force. Par cela même, les bolcheviks ont rend un service inestimable à la révolution réelle" (p. 153). Cette déclaration nous surprend profondément en tant que reconnaissance d'une vérité historique, provenant d'un camp où on ne l'attendait plus. En tenant tête depuis deux ans au monde capitaliste coalisé, les bolcheviks ont accompli une œuvre historique considérable. Mais si les bolcheviks ont tenu, ce n'est pas seulement par les idées, mais aussi par l'épée. L'aveu de Kautsky est la sanction involontaire des méthodes de la terreur et, en même temps, la condamnation la plus sévère de ses propres procédés critiques.

L'influence de la guerre[modifier le wikicode]

Kautsky voit dans la guerre, dans son influence endurcissante sur les mœurs, une des causes du caractère extrêmement sanglant de la lutte révolutionnaire. C'est tout à fait incontestable. Cette influence, avec toutes les conséquences qui en découlent, on pouvait la prévoir plus tôt, approximativement à l'époque où Kautsky ne savait pas s'il fallait voter pour ou contre les crédits militaires.

"L'impérialisme a arraché de vive force la société à son équilibre instable - écrivions-nous il y a quelque cinq ans dans notre livre en allemand La guerre et l'Internationale. Il a rompu les écluses par lesquelles la social-démocratie contenait le torrent d'énergie révolutionnaire du prolétariat et l'a canalisé dans son propre lit. Cette formidable expérience historique, qui d'un coup a brisé les reins à l'Internationale socialiste, porte aussi en elle un danger mortel pour la société bourgeoise elle-même. On a retiré le marteau des mains de l'ouvrier pour le remplacer par l'épée. L'ouvrier, lié pieds et poings à l'engrenage de l'économie capitaliste, s'arrache soudain à son milieu et apprend à placer les buts de la collectivité au-dessus du bien-être domestique et de la vie même.

"Tenant en mains les armes qu'il a lui-même forgées, l'ouvrier se trouve dans une situation telle que le sort politique de l'Etat dépend directement de lui. Ceux qui auparavant l'opprimaient et le méprisaient, le flattent désormais et recherchent ses bonnes grâces. Il apprend en même temps à connaître intimement ces canons qui, selon Lassalle, constituent une des parties intégrantes et les plus importantes de la Constitution. Il franchit les limites de l'Etat, participe aux réquisitions par la force, voit les villes changer de mains sous ses coups. Des changements se produisent comme la dernière génération n'en avait jamais vus.

"Si les ouvriers avancés savaient théoriquement que la force est la mère du droit, leur façon politique de penser les laissait tout de même pénétrés d'un esprit de possibilisme et d'adaptation à la légalité bourgeoise. Maintenant la classe ouvrière apprend dans les faits à mépriser cette légalité et à la détruire par la violence. Les phases statiques de sa psychologie cèdent la place aux phases dynamiques. Les canons lourds lui ont enfoncé dans la tête l'idée que lorsqu'on ne peut contourner un obstacle, il reste la ressource de le briser. Presque tous les hommes adultes passent par cette école de la guerre, terrible dans son réalisme social, qui crée un nouveau type humain.

"Au-dessus de toutes les normes de la société bourgeoise avec son droit, sa morale, sa religion - est aujourd'hui suspendu le poing de la nécessité de fer. La nécessité ne connaît pas de loi", déclarait le chancelier allemand le 4 août 1914. Les monarques viennent sur la place publique s'accuser les uns les autres de perfidie dans un langage de poissonnier. Les gouvernements foulent aux pieds les engagements qu'ils ont solennellement pris, tandis que l'Eglise nationale enchaîne son seigneur-dieu comme un forçat au canon national. N'est-il pas évident que ces circonstances doivent provoquer les changements les plus profonds dans la psychologie de la classe ouvrière, en la guérissant radicalement de l'hypnose de la légalité provoquée par une époque de stagnation politique? Les classes possédantes devront bientôt s'en convaincre à leur grand effroi. Le prolétariat, qui a passé par l'école de la guerre, ressentira, au premier obstacle sérieux qui surgira de son propre pays, le besoin de tenir le langage de la force. "La nécessité ne connaît pas de loi !" jettera-t-il à la face de ceux qui tenteront de l'arrêter avec les lois de la légalité bourgeoise. Et les terribles besoins économiques qui se feront sentir au cours de cette guerre, et surtout à la fin, pousseront les masses à fouler aux pieds beaucoup, beaucoup de lois" (p. 56-57).

Tout cela est incontestable. Mais il faut encore ajouter à ce qui a été dit que la guerre n'a pas exercé moins d'influence sur la psychologie des classes dominantes : dans la mesure même où les masses sont devenues exigeantes, la bourgeoisie est devenue intraitable.

En temps de paix, les capitalistes assuraient leurs intérêts au moyen du pillage "pacifique" du travail salarié. Pendant la guerre, ils ont servi ces mêmes intérêts en faisant exterminer d'innombrables vies humaines. Cela a ajouté à leur esprit de domination un nouveau trait "napoléonien". Les capitalistes se sont habitués pendant la guerre à envoyer à la mort des millions d'esclaves nationaux et coloniaux, au nom des profits qu'ils tirent des mines, des chemins de fer, etc.

Au cours de la guerre, du sein de la grande, de la moyenne et de la petite bourgeoisie sont issus des centaines de milliers d'officiers : ce sont des combattants professionnels, des hommes dont le caractère s'est trempé dans la guerre et s'est affranchi de toutes les retenues extérieures, des soldats qualifiés, prêts et capables de défendre, avec un acharnement confinant - à sa manière - à l'héroïsme, la situation privilégiée de la bourgeoisie qui les a dressés.

La révolution serait probablement plus humaine si le prolétariat avait la possibilité de "se racheter de toute cette bande", selon l'expression de Marx. Mais le capitalisme, au cours de cette guerre, a fait retomber sur les travailleurs un fardeau de dettes trop écrasant; il a ruiné trop profondément les bases de la production pour qu'on puisse parler sérieusement de ce rachat, au prix duquel la bourgeoisie se résignerait en silence à la révolution. Les masses ont perdu trop de sang, elles ont trop souffert, elles se sont trop endurcies pour prendre une semblable décision, qu'elles ne seraient pas en Etat de réaliser économiquement.

A cela il faut ajouter d'autres circonstances, qui agissent dans le même sens. La bourgeoisie des pays vaincus, rendue furieuse par la défaite, tend à en faire retomber la responsabilité sur ceux d'en bas, sur les ouvriers et les paysans qui n'ont pas été capables de mener "la grande guerre nationale" jusqu'à la victoire. De ce point de vue, les explications d'une impudence sans exemple données par Ludendorff à la Commission de l'Assemblée nationale sont des plus instructives. Les bandes de Ludendorff brûlent du désir de prendre leur revanche de l'humiliation subie à l'extérieur, avec le sang de leur propre prolétariat. Quant à la bourgeoisie des pays victorieux, remplie d'arrogance, elle est plus que jamais prête à défendre sa situation sociale en recourant aux méthodes bestiales qui lui ont assurer la victoire. Nous avons vu que la bourgeoisie internationale s'est montrée incapable d'organiser le partage du butin dans ses propres rangs sans guerres et sans ruines. Peut-elle, en général, renoncer sans combat au butin ? L'expérience des cinq dernières années ne laisse plus le moindre doute à ce sujet. Si déjà auparavant c'était de la pure utopie d'attendre que grâce à la "démocratie" l'expropriation des classes possédantes se fasse insensiblement et sans douleur, sans soulèvements, sans affrontements armés, sans tentative de contre-révolution et sans répression impitoyable, aujourd'hui la situation que nous a légué la guerre impérialiste ne peut que doubler et tripler l'intensité de la guerre civile et de la dictature du prolétariat.

V. La commune de Paris et la Russie des Soviets[modifier le wikicode]

"Le court épisode de la première révolution faite par le prolétariat pour le prolétariat s'est terminé par le triomphe de ses ennemis. Cet épisode (du 18 mars au 28 mai) a duré 72 jours". (P.L. Lavrov, La Commune de Paris. du 18 mars 1871. Petrograd, 1919, p. 160).

L'impréparation des partis socialistes de la Commune[modifier le wikicode]

La Commune de Paris de 1871 a été la première tentative historique - faible encore - de domination de la classe ouvrière. Nous chérissons le souvenir de la Commune en dépit de son expérience par trop restreinte, du manque de préparation de ses membres, du caractère confus de son programme, de l'absence d'unité parmi ses dirigeants, de l'indécision de ses projets, de l'irrémédiable confusion dans l'exécution, et de l'effroyable désastre qui en résulta fatalement. Nous saluons dans la Commune, selon une expression de Lavrov, "la première aurore, encore bien pâle, de la première République du prolétariat". Kautsky ne l'entend pas du tout ainsi. Consacrant la plus grande partie de son livre à établir une opposition grossièrement tendancieuse entre la Commune et le pouvoir soviétique, il voit les qualités prédominantes de la Commune là où nous voyons son malheur et ses torts.

Kautsky démontre avec application que la Commune de Paris ne fut pas préparée "artificiellement" mais qu'elle surgit à l'improviste, en prenant les révolutionnaires par surprise, contrairement à la révolution d'Octobre, qui fut minutieusement préparée par notre parti. C'est indiscutable. N'ayant pas le courage de formuler clairement ses idées profondément réactionnaires, Kautsky ne nous dit pas franchement si les révolutionnaires parisiens de 1871 méritent d'être approuvés pour n'avoir pas prévu l'insurrection prolétarienne et, partant, pour ne pas s'y être préparés, et si nous devons être blâmés pour avoir prévu l'inévitable et pour être allés consciemment à la rencontre des événements. Mais tout l'exposé de Kautsky est conçu de manière à provoquer dans l'esprit du lecteur précisément cette impression : un malheur s'est tout bonnement abattu sur les communards (le philistin bavarois Vollmar n'a-t-il pas, un jour, regretté que les communards ne soient pas allés se coucher plutôt que de prendre le pouvoir ?) et c'est pourquoi ils méritent toute notre indulgence; les bolcheviks, eux, sont allés consciemment au devant du malheur (la conquête du pouvoir) et c'est pourquoi il ne leur sera pardonné ni dans ce monde, ni dans l'autre. Poser la question de la sorte peut paraître d'une incroyable absurdité. Il n'en est pas moins vrai que cela découle inévitablement de la position des "indépendants kautskystes" qui rentrent là tête dans leurs épaules pour ne rien voir, pour ne rien prévoir, et qui ne peuvent faire un pas en avant s'ils n'ont reçu au préalable une bonne bourrade dans le dos.

"Humilier Paris, écrit Kautsky, lui refuser l'autonomie, le destituer de son titre de capitale, le désarmer pour s'aventurer ensuite, en toute sécurité, dans un coup d'Etat monarchiste, telle était la tâche capitale de l'Assemblée Nationale et de Thiers qu'elle venait d'élire chef du pouvoir exécutif. De cette situation naquit le conflit qui devait mener à l'insurrection parisienne.

"On voit à quel point est différent le coup d'Etat accompli par le bolchevisme, qui puisa sa force dans les aspirations à la paix, qui avait derrière lui la masse paysanne; qui, à l'Assemblée Nationale, n'avait pas de monarchistes contre lui, mais des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks.

"Les bolcheviks sont parvenus au pouvoir par une révolution bien préparée, qui leur mit d'un coup entre les mains toute la machine gouvernementale, dont ils tirent à l'heure actuelle le parti le plus énergique et le plus impitoyable pour soumettre leurs adversaires, y compris ceux qui appartiennent au prolétariat.

"En revanche, personne ne fut plus étonné de l'insurrection de la Commune que les révolutionnaires eux-mêmes, et pour beaucoup de ceux-ci ce conflit était au plus haut point indésirable" (p. 44).

Afin de se faire une idée bien nette du sens réel de ce qui est dit ici par Kautsky à propos des communards, nous apporterons l'intéressant témoignage suivant:

"Le 1er mars 1871, écrit Lavrov dans son livre instructif sur la Commune, c'est-à-dire six mois après la chute de l'Empire et quelques avant l'explosion de la Commune, les personnalités dirigeantes de l'Internationale à Paris n'avaient toujours pas de programme politique défini.

"Après le 18 mars, Paris était aux mains du prolétariat, mais ses leaders, déconcertés par leur puissance inattendue, ne prirent pas les mesures les plus élémentaires[16]"

"Vous n'êtes pas taillés pour votre rôle, votre seul souci est de vous dégager", déclara un membre du Comité central de la Garde Nationale. "Il y avait là beaucoup de vérité - écrit Lissagaray , participant et historien de la Commune - mais, au moment même de l'action, le manque d'organisation préalable et de préparation provient trop souvent du fait que les rôles incombent à des hommes qui ne sont pas de taille à les remplir[17]"

Il ressort déjà de ce qui précède (plus loin, ce sera plus évident encore) que si les socialistes parisiens n'ont pas entrepris de lutte directe pour le pouvoir, cela s'explique par leur inconsistance théorique et leur désarroi politique, et nullement par des considérations de tactique plus élevées.

Il est hors de doute que la fidélité du même Kautsky aux traditions de la Commune se traduira surtout par le profond étonnement avec lequel il accueillera la Révolution prolétarienne en Allemagne, où il ne voit qu'"un conflit au plus haut degré indésirable". Nous doutons cependant que les générations futures lui en fassent un mérite. L'essence même de son analogie historique n'est, devons-nous dire, qu'un mélange de confusion, de réticences et de truquages.

Les intentions que Thiers nourrissait à l'égard de Paris, Milioukov, soutenu ouvertement par Tchernov et Tseretelli, les nourrissait à l'égard de Petersbourg. De Kornilov à Potressov, tous répétaient jour après jour que Petersbourg s'était isolé du pays, qu'il n'avait plus rien de commun avec celui-ci, et que, dépravé jusqu'à la moelle, il voulait lui imposer sa volonté. Abattre et humilier Petersbourg, telle était la tâche première de Milioukov et de ses acolytes. Et cela se passait à l'époque où Petersbourg était le véritable foyer de la révolution qui n'avait pas encore réussi à s'affermir dans les autres parties du pays. Afin de lui faire donner une bonne leçon, Rodzianko, ex-président de la Douma, parlait ouvertement de livrer Petersbourg aux Allemands comme on avait déjà livré Riga. Rodzianko ne faisait qu'énoncer ce qui constituait la tâche de Milioukov, et que Kerensky appuyait de toute sa politique.

Milioukov voulait, à l'exemple de Thiers, désarmer le prolétariat. Mais ce qui était pire encore, c'est que par l'entremise de Kerensky, Tchernov et Tseretelli, le prolétariat de Petersbourg avait été désarmé en juillet 1917. Il s'était de nouveau partiellement réarmé lors de l'offensive de Kornilov sur Petersbourg en août, Et ce réarmement fut un élément sérieux pour la préparation de l'insurrection d'octobre-novembre. De sorte que ce sont précisément les points sur lesquels Kautsky oppose l'insurrection de mars des ouvriers parisiens à notre révolution d'octobre qui coïncident dans une très large mesure.

Mais en quoi diffèrent-elles ? Avant tout, en ce que Thiers a réalisé ses sinistres projets: Paris fut étranglé et des dizaines de milliers d'ouvriers massacrés. Milioukov, lui, s'est piteusement effondré : Petersbourg est resté la citadelle inexpugnable du prolétariat, et les leaders de la bourgeoisie russe sont allés en Ukraine solliciter l'occupation de la Russie par les armées du Kaiser. Cette différence est due en grande partie à notre faute, et nous sommes prêts à en porter la responsabilité. Il y a aussi une différence capitale, qui s'est faite plus d'une fois sentir dans le développement ultérieur des événements, dans le fait suivant : tandis que les communards partaient de préférence de considérations patriotiques, nous nous placions invariablement du point de vue de la révolution internationale. La défaite de la Commune a mené à l'effondrement de fait de la Première Internationale. La victoire du pouvoir soviétique a conduit à la fondation de la Troisième Internationale.

Mais Marx, à la veille même de l'insurrection, conseillait aux communards, non de se soulever, mais de créer une organisation ! On pourrait à la rigueur comprendre que Kautsky cite ce témoignage pour montrer que Marx avait sous-estimé l'acuité de la situation à Paris. Mais Kautsky s'efforce d'exploiter le conseil de Marx comme preuve du caractère blâmable de l'insurrection en général. Pareil à tous les mandarins de la social-démocratie allemande, Kautsky voit avant tout dans l'organisation une entrave à l'action révolutionnaire.

Même si on se limite à la question de l'organisation en tant que telle, il ne faut pas oublier que la révolution d'Octobre a été précédée par les neuf mois d'existence du gouvernement de Kérensky, pendant lesquels notre parti s'est occupé, non sans succès, non seulement d'agitation, mais aussi d'organisation. La révolution d'Octobre a eu lieu après que nous ayons conquis l'écrasante majorité dans les Soviets d'ouvriers et de soldats de Petersbourg, de Moscou et en général dans tous les centres industriels du pays, et transformé les Soviets en organisation dirigées par notre parti. Chez les communards il n'y eut rien de semblable. Enfin, nous avions derrière nous l'héroïque Commune de Paris, de l'effondrement de laquelle nous avions tiré cette déduction que les révolutionnaires doivent prévoir les événements et s'y préparer. Voilà encore un de nos torts

La Commune de Paris et le terrorisme[modifier le wikicode]

Kautsky ne fait sa vaste comparaison entre la Commune et la Russie soviétique que pour calomnier et humilier la dictature du prolétariat vivante et victorieuse au profit d'une tentative de dictature qui remonte à un passé déjà assez lointain.

Kautsky cite avec une extraordinaire satisfaction une déclaration du Comité Central de la garde nationale en date du 19 mars, au sujet de l'assassinat par les soldats de deux généraux : "Nous le disons avec indignation : la boue sanglante dont on essaie de flétrir notre honneur est une ignoble infamie. Jamais un arrêt d'exécution n'a été signé par nous; jamais la garde nationale n'a pris part à l'exécution d'un crime[18] ".

Il va de soi que le Comité Central n'avait aucune raison de prendre sur lui la responsabilité d'un meurtre dans lequel il n'était pour rien. Mais le ton pathétique et sentimental de la déclaration caractérise très clairement la timidité politique de ces hommes devant l'opinion publique bourgeoise. Ce n'est pas étonnant. Les représentants de la garde nationale étaient pour la plupart des hommes au passé révolutionnaire fort modeste. "Il n'y a, écrit Lissagaray, pas un nom connu. Tous les élus sont des petits-bourgeois, boutiquiers, employés, étrangers aux coteries, jusque-là même à la politique pour la plupart".

"Le sentiment discret, quelque peu craintif, de sa terrible responsabilité historique, et le désir d'y échapper au plus tôt - écrit Lavrov à ce sujet - perce dans toutes les proclamations de ce Comité Central entre les mains duquel était tombé le destin de Paris".

Ayant cité, pour nous faire honte, cette déclaration sur l'effusion de sang, Kautsky critique ensuite, suivant en cela Marx et Engels, l'indécision de la Commune : "Si les Parisiens [c'est-à-dire les communards] s'étaient lancés pour de bon à la poursuite de Thiers, peut-être auraient-ils réussi à s'emparer du gouvernement. Les troupes qui se retiraient de Paris n'auraient pu leur opposer la moindre résistance [...]. Mais Thiers put battre en retraite sans encombre. On lui permit de se retirer avec son armée, de la réorganiser à Versailles, de lui insuffler un nouveau moral et de la renforcer" (p. 49).

Kautsky ne peut pas comprendre que ce sont les mêmes hommes, et pour les mêmes raisons, qui ont publié la déclaration citée du 19 mars et qui ont permis à Thiers de se retirer sans coup férir et de regrouper son armée. Si les communards avaient vaincu en exerçant une influence purement morale, leur déclaration aurait été d'un grand poids. Mais cela n'a pas été le cas. En fait, leur humanitarisme sentimental n'était que l'envers de leur passivité révolutionnaire. Des hommes à qui par la volonté du sort est échu le gouvernement de Paris, et qui ne comprennent pas la nécessité de s'en servir immédiatement et jusqu'au bout pour se lancer à la poursuite de Thiers, pour l'écraser complètement avant qu'il ait eu le temps de se reprendre, pour concentrer les troupes dans leurs mains, pour procéder à l'épuration indispensable du corps de commandement, pour s'emparer de la province - de tels hommes ne pouvaient évidemment pas être disposés à sévir rigoureusement contre les éléments contre-révolutionnaires. Les deux choses sont étroitement liées. On ne peut se lancer à la poursuite de Thiers sans arrêter ses agents à Paris et sans fusiller les conspirateurs et les espions. Si l'on considère l'assassinat des généraux contre-révolutionnaires comme un crime abominable, il est impossible de galvaniser les énergies pour poursuivre les troupes qui sont commandées par des généraux contre-révolutionnaires.

Dans la révolution, la plus grande humanité n'est autre que la plus grande énergie. "Ce sont précisément, écrit fort justement Lavrov, ceux qui attachent tant de prix à la vie humaine, au sang humain, qui doivent mettre tout en œuvre pour obtenir une victoire rapide et décisive et qui, ensuite, doivent agir au plus vite et énergiquement pour soumettre l'ennemi; car ce n'est que par cette manière de procéder que l'on peut obtenir le minimum de pertes inévitables et le minimum de sang versé".

La déclaration du 19 mars peut cependant être appréciée plus correctement si on l'envisage non comme une profession de foi absolue, mais comme l'expression d'un état d'esprit passager au lendemain d'une victoire inattendue obtenue sans la moindre effusion de sang. Totalement étranger à la compréhension de la dynamique de la révolution et de la détermination interne de son état d'esprit qui évolue rapidement, Kautsky pense au moyen de formules mortes et déforme la perspective des événements par des analogies arbitraires. Il ne comprend pas que cette indécision généreuse en général naturelle aux masses dans la première époque de la révolution. Les ouvriers ne passent à l'offensive que sous l'empire d'une nécessité de fer, comme ils ne passent à la terreur rouge que sous la menace des massacres contre-révolutionnaires. Ce que Kautsky dépeint comme le résultat d'une morale particulièrement élevée du prolétariat parisien de 1871, ne fait en réalité que caractériser la première étape de la guerre civile. Des faits semblables ont été également observés chez nous.

A Petersbourg, nous avons conquis le pouvoir en octobre-novembre 1917 presque sans effusion de sang, et même sans arrestations. Les ministres du gouvernement de Kérensky ont été remis en liberté aussitôt après la révolution. Bien plus, le général cosaque Krasnov, qui avait attaqué Petersbourg de concert avec Kérensky après que le pouvoir fût passé au soviet, et qui avait été fait prisonnier à Gatchina, fut remis en liberté contre sa parole d'honneur dès le lendemain. Cette "magnanimité" était bien dans l'esprit des premiers jours de la Commune, mais elle n'en fut pas moins une erreur. Le général Krasnov, après avoir guerroyé contre nous pendant près d'un an dans le Sud, après avoir massacré plusieurs milliers de communistes, a récemment attaqué une nouvelle fois Petersbourg, cette fois dans les rangs de l'armée de Youdénitch. La révolution prolétarienne ne se fit plus dure qu'après le soulèvement des junkers à Petersbourg et surtout après la révolte (tramée par les cadets, les socialistes-révolutionnaires, les mencheviks) des tchécoslovaques dans la région de la Volga - où les communistes furent exterminés en masse - après l'attentat contre Lénine, l'assassinat d'Ouritsky, etc, etc.

Ces mêmes tendances, mais seulement dans leurs premières phases, nous les observons aussi dans l'histoire de la Commune.

Poussée par la logique de la lutte, celle-ci entra en matière de principe dans la voie de l'intimidation. La création du Comité de Salut public était dictée pour beaucoup de ses partisans par l'idée de la terreur rouge. Ce comité avait pour objet de "faire tomber les têtes des traîtres" et de "réprimer les trahisons" (séances du 30 avril et du 1er mai). Parmi les décrets d'"intimidation", il convient de signaler l'ordonnance (du 3 avril) sur la séquestration des biens de Thiers et de ses ministres, la démolition de sa maison, le renversement de la colonne Vendôme, et en particulier le décret sur les otages. Pour chaque prisonnier ou partisan de la Commune fusillé par les Versaillais, on devait fusiller trois otages. Les mesures prises par la Préfecture de police, dirigée par Raoul Rigault, étaient d'un caractère purement terroriste, quoiqu'elles ne fussent pas toujours adaptées au but poursuivi.

L'efficacité de toutes ces mesures d'intimidation fut paralysée par l'inconsistance et l'état d'esprit conciliateur des éléments dirigeants de la Commune, par leurs efforts pour faire accepter le fait accompli à la bourgeoisie au moyen de phrases pitoyables, par leurs oscillations entre la fiction de la démocratie et la réalité de la dictature. Cette dernière idée est admirablement formulée par Lavrov dans son livre sur la Commune:

"Le Paris des riches bourgeois et des prolétaires miséreux, en tant que communauté politique des différentes classes, exigeait au nom des principes libéraux une complète liberté de parole, de réunion, de critique du gouvernement, etc. Le Paris qui venait d'accomplir la révolution dans l'intérêt du prolétariat, et qui s'était donné pour but de la réaliser dans les institutions, réclamait, en tant que communauté du prolétariat ouvrier émancipé, des mesures révolutionnaires, c'est-à-dire dictatoriales, vis-à-vis des ennemis du nouveau régime".

Si la Commune de Paris n'était pas tombée, si elle avait pu se maintenir dans une lutte ininterrompue, il ne peut y avoir de doute qu'elle aurait été obligée de recourir à des mesures de plus en plus rigoureuses pour écraser la contre-révolution. Il est vrai que Kautsky n'aurait pas eu alors la possibilité d'opposer les communards humanitaires aux bolcheviks inhumains. En revanche, Thiers n'aurait pu commettre sa monstrueuse saignée du prolétariat de Paris. L'histoire y aurait peut-être trouvé son compte.

Le Comité Central arbitraire et la Commune "démocratique"[modifier le wikicode]

"Le 19 mars, rapporte Kautsky, au Comité Central de la garde nationale, les uns exigèrent qu'on marche sur Versailles, les autres qu'on en appelle aux électeurs, les troisièmes qu'on recoure avant tout aux mesures révolutionnaires, comme si chacun de ces pas - nous apprend notre auteur avec une grande profondeur d'esprit - n'était pas également nécessaire et comme si l'un eût exclu l'autre" (p. 54).

Dans les lignes qui suivent, Kautsky, au sujet de ces désaccords au sein de la Commune, nous offrira des banalités réchauffées sur les rapports réciproques entre les réformes et la révolution. En réalité, la question se posait ainsi : si l'on voulait prendre l'offensive et marcher sur Versailles sans perdre un instant, il était nécessaire de réorganiser sur le champ la Garde Nationale, de mettre à sa tête les éléments les plus combatifs du prolétariat parisien, ce qui eût entraîné un affaiblissement temporaire de Paris du point de vue révolutionnaire. Mais organiser les élections à Paris tout en faisant sortir de ses murs l'élite de la classe ouvrière aurait été une absurdité du point de vue du parti révolutionnaire. En théorie, la marche sur Versailles et les élections à la Commune ne se contredisaient nullement; mais dans la pratique, elles s'excluaient : pour le succès des élections, il fallait remettre la marche sur Versailles; pour le succès de la marche, il fallait remettre les élections. Enfin, si l'on mettait le prolétariat en campagne en affaiblissant temporairement Paris, il devenait indispensable de s'assurer contre toute possibilité de tentatives contre-révolutionnaires dans la capitale, car Thiers ne se fût arrêté devant rien pour allumer derrière les communards l'incendie de la réaction. Il fallait établir dans la capitale un régime plus militaire, c'est-à-dire plus rigoureux. "Il fallait lutter, écrit Lavrov, contre une multitude d'ennemis intérieurs qui foisonnaient dans Paris et qui, hier encore, se révoltaient aux abords de la Bourse et de la Place Vendôme, qui avaient leurs représentants dans l'administration et dans la Garde Nationale, qui avaient leur presse, leurs réunions, qui entretenaient des rapports presque au grand jour avec les Versaillais, et qui se faisaient toujours plus résolus et audacieux, à chaque imprudence, à chaque insuccès de la Commune". Il fallait en même temps prendre des mesures révolutionnaires d'ordre financier et économique en général, avant tout pour satisfaire aux besoins de l'armée révolutionnaire. Toutes ces mesures les plus indispensables de la dictature révolutionnaire auraient difficilement été conciliables avec une large campagne électorale. Mais Kautsky n'a pas la moindre compréhension de ce qu'est une révolution en fait. Il pense que concilier théoriquement signifie réaliser pratiquement.

Le Comité Central avait fixé les élections à la Commune au 22 mars; mais manquant de confiance en soi, effrayé de sa propre illégalité, s'efforçant d'agir en accord avec une institution plus "légale", il ouvrit des pourparlers ridicules et interminables avec l'assemblée, tout à fait impuissante, des maires et des députés de Paris, prêt à partager le pouvoir avec elle ne fût-ce que pour arriver à un accord. On perdit ainsi un temps précieux.

Marx, sur lequel Kautsky, selon une vieille habitude, tente de s'appuyer, n'a nullement proposé d'élire la Commune et de lancer simultanément les ouvriers dans une campagne militaire. Dans sa lettre à Kugelmann du 12 avril 1871, Marx écrivait que le Comité Central de la Garde Nationale avait bien trop tôt fait abandon de ses pouvoirs pour laisser le champ libre à la Commune. Kautsky, selon ses propres paroles, "ne comprend pas" cette opinion de Marx. La chose est bien simple. Marx comprenait en tout cas que la tâche ne consistait pas à courir après la légalité, mais à porter un coup mortel à l'ennemi. "Si le Comité Central avait été composé de vrais révolutionnaires, écrit fort justement Lavrov, il aurait dû agir bien différemment. Il aurait été impardonnable de sa part d'accorder dix jours à ses ennemis avant l'élection et la convocation de la Commune, pour qu'ils puissent se rétablir au moment où les dirigeants du prolétariat abandonnaient leur devoir et ne se reconnaissaient pas le droit de diriger immédiatement le prolétariat. L'impréparation totale des partis populaires produisait maintenant un Comité qui considérait ces dix jours d'inaction comme obligatoires".

Les aspirations du Comité Central cherchant comment remettre au plus vite le pouvoir à un gouvernement "légal" étaient moins dictées par les superstitions d'une démocratie formelle qui, du reste, ne faisaient pas défaut, que par la peur des responsabilités. Sous prétexte qu'il n'était qu'une institution provisoire, le Comité Central, bien que tout l'appareil matériel du pouvoir fût concentré entre ses mains, refusa de prendre les mesures les plus nécessaires et les plus urgentes. Or, la Commune ne reprit pas la totalité du pouvoir politique Central, qui continua, sans beaucoup se gêner, à s'immiscer dans toutes les affaires. Il en résulta une dualité de pouvoir extrêmement dangereuse, notamment dans le domaine militaire.

Le 3 mai, le Comité Central envoya à la Commune une délégation qui exigea qu'on lui remette la conduite de l'administration de la guerre. De nouveau, rapporte Lissagaray, on discuta pour savoir s'il fallait faire arrêter le Comité Central ou bien lui donner la direction des opérations de guerre.

D'une façon générale, il s'agissait ici, non des principes de la démocratie, mais de l'absence chez les deux parties d'un clair programme d'action ainsi que de la tendance, tant de la part de l'organisation révolutionnaire "arbitraire" personnifiée par le Comité Central, que de l'organisation "démocratique" de la Commune, à se décharger l'une sur l'autre des responsabilités sans pour autant renoncer entièrement au pouvoir. On ne peut pas dire que de tels rapports politiques soient dignes d'être imités.

"Mais le Comité Central - ainsi se console Kautsky - n'a jamais tenté de porter atteinte au principe en vertu duquel le pouvoir supérieur doit appartenir aux élus du suffrage universel. Sur ce point, la Commune de Paris était l'opposé direct de la République soviétique" (p. 55). Il n'y avait pas d'unité de volonté gouvernementale, il n'y avait pas de fermeté révolutionnaire, il y avait dualité de pouvoir, et le résultat en fût un écroulement rapide et épouvantable. En revanche - n'est-ce pas réconfortant ? - aucune atteinte ne fut portée au "principe" de la démocratie.

La Commune démocratique et la dictature révolutionnaire[modifier le wikicode]

Le camarade Lénine a déjà démontré à Kautsky que tenter de dépeindre la Commune comme une démocratie formelle n'est que charlatanisme théorique. La Commune, tant par les traditions que par les intentions de son parti dirigeant - les blanquistes - était l'expression de la dictature de la ville révolutionnaire sur le pays. Il en fut ainsi dans la Grande Révolution française; il en eût été de même dans la Révolution de 1871 si la Commune n'était pas tombée dès le début. Le fait que dans Paris même le pouvoir ait été élu sur la base du suffrage universel, n'exclut pas l'autre fait, bien plus important : l'action militaire de la Commune, d'une ville, contre la France paysanne, c'est-à-dire contre toute la nation. Pour donner satisfaction au grand démocrate Kautsky, les révolutionnaires de la Commune auraient dû préalablement consulter, par la voie du suffrage universel, toute la population de la France, pour savoir si elle les autorisait à faire la guerre aux bandes de Thiers.

Enfin, dans Paris même, les élections s'effectuèrent après la fuite de la bourgeoisie soutenant Thiers, ou du moins de ses éléments les plus actifs, et après l'évacuation des troupes de Thiers. La bourgeoisie qui restait à Paris, malgré toute son impudence, n'en redoutait pas moins les bataillons révolutionnaires, et c'est sous le signe de cette crainte, qui faisait pressentir l'inévitable terreur rouge de l'avenir, que se déroulèrent les élections. Se consoler en pensant que le Comité Central de la Garde Nationale, sous la dictature - molle et inconsistante, hélas - duquel s'effectuaient les élections à la Commune n'a pas attenté au principe du suffrage universel, c'est, en réalité, donner des coups d'épée dans l'eau.

Multipliant les comparaisons stériles, Kautsky profite de ce que ses lecteurs ignorent les faits. A Petersbourg, en novembre 1917, nous avons aussi élu une Commune (la Douma municipale) sur la base du suffrage le plus "démocratique", sans restrictions pour la bourgeoisie. Ces élections, par suite du boycottage des partis bourgeois, nous donnèrent une écrasante majorité[19]. La Douma "démocratiquement" élue se soumit volontairement au Soviet de Petersbourg, c'est-à-dire qu'elle mit le fait de la dictature du prolétariat au-dessus du "principe" du suffrage universel; et quelque temps après, elle se dissolvait de sa propre initiative en faveur d'une des sections du Soviet pétersbourgeois. De la sorte, le Soviet de Petersbourg, - ce vrai père du pouvoir soviétique - a sur lui la grâce divine d'une consécration démocratique formelle qui ne le cède en rien à celle de la Commune de Paris.

"Lors des élections du 26 mars, écrit Kautsky, 90 membres avaient été élus à la Commune. Parmi eux se trouvaient 15 membres du parti gouvernemental (Thiers) et 6 radicaux bourgeois qui, tout en étant les adversaires du gouvernement, n'en condamnaient pas moins l'insurrection (des ouvriers parisiens).

"La République soviétique, nous enseigne notre auteur, n'aurait jamais toléré que de pareils éléments contre-révolutionnaires puissent se présenter ne serait-ce que comme candidats, et encore moins se faire élire. La Commune, par respect de la démocratie, ne mit pas le moindre obstacle à l'élection de ses adversaires bourgeois" (p. 55-56).

Nous avons déjà vu plus haut qu'ici Kautsky passe complètement à côté de la question. En premier lieu, dans la phase analogue du développement de la Révolution russe, on a procédé à des élections pendant lesquelles le pouvoir soviétique laissa toute latitude aux partis bourgeois. Si les cadets, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, qui avaient leur presse qui appelait ouvertement au renversement du pouvoir soviétique, ont boycotté les élections, c'est uniquement parce qu'ils espéraient à cette époque en finir rapidement avec nous par la force des armes. En second lieu, il n'y eut pas dans la Commune de Paris de démocratie exprimant toutes les classes. Pour les députés bourgeois - conservateurs, libéraux, gambettistes - il ne s'y trouva pas de place.

"Presque tous ces personnages, écrit Lavrov, sortirent soit sur le champ, soit très vite, du conseil de la Commune. Ils auraient pu être les représentants de Paris en tant que ville libre sous l'administration de la bourgeoisie, mais ils étaient complètement déplacés dans le conseil de la Commune qui, bon gré, mal gré, consciemment ou inconsciemment, complètement ou incomplètement, représentait tout de même la révolution du prolétariat et la tentative, aussi faible qu'elle fût, de créer les formes de société correspondant à cette révolution". Si la bourgeoisie pétersbourgeoise n'avait pas boycotté les élections communales, ses représentants seraient entrés à la Douma de Petersbourg. Ils y seraient restés jusqu'au premier soulèvement des socialistes-révolutionnaires et des cadets, après quoi - avec ou sans la permission de Kautsky - ils auraient probablement été arrêtés s'ils n'avaient pas quitté la Douma à temps, comme l'avaient fait à un certain moment les membres bourgeois de la Commune de Paris. Le cours des événements serait resté le même, à ceci près qu'à la surface quelques épisodes se seraient déroulés différemment.

Glorifiant la démocratie de la Commune et l'accusant en même temps d'avoir manqué de hardiesse à l'égard de Versailles, Kautsky ne comprend pas que les élections communales, qui se firent avec la participation à double sens des maires et des députés "légaux", reflétaient l'espoir d'un accord pacifique avec Versailles. C'est tout le fond de la question. Les dirigeants voulaient l'entente et non la lutte. Les masses n'avaient pas encore épuisé leurs illusions. Les autorités révolutionnaires factices n'avaient pas encore eu le temps de révéler leur véritable nature. Et le tout s'appelait "démocratie".

"Nous devons dominer nos ennemis par la force morale...", prêchait Vermorel. "Il ne faut pas toucher à la liberté et à la vie de l'individu...". S'efforçant de conjurer la "guerre intestine", Vermorel conviait la bourgeoisie libérale, qu'il stigmatisait jadis si impitoyablement, à former un "pouvoir régulier, reconnu et respecté par toute la population parisienne". Le Journal officiel, publié sous la direction de l'internationaliste Longuet, écrivait : "Le déplorable malentendu qui, aux journées de juin [1848], arma l'une contre l'autre deux classes [...] ne pouvait se renouveler. Cette fois l'antagonisme n'existait pas de classe à classe" (30 mars). Et plus loin : "Toute dissidence aujourd'hui, s'effacera, parce que tous se sentent solidaires, parce que jamais il n'y a eu moins de haine, moins d'antagonisme social" (3 avril). A la séance de la Commune du 25 avril, ce ne fut pas sans raison que Jourde se vanta que la Commune n'ait "jamais porté atteinte à la propriété". C'est ainsi qu'il s'imaginaient conquérir l'opinion des milieux bourgeois et trouver la voie d'un accord.

"Ce genre de sermon, écrit fort justement Lavrov, ne désarma nullement les ennemis du prolétariat, qui comprenaient parfaitement ce dont le triomphe de celui-ci les menaçait : par contre, il enleva au prolétariat toute énergie combative et l'aveugla comme à dessein en présence d'ennemis irréductibles". Mais ces prêches émollients étaient indissolublement liés à la fiction de la démocratie. Cette fiction de légalité faisait croire que la question pouvait se résoudre sans lutte : "En ce qui concerne les masses de la population - écrit un membre de la Commune, Arthur Arnould - elles croyaient, non sans quelque raison, à l'existence au moins d'une entente tacite avec le gouvernement". Impuissants à attirer la bourgeoisie, les conciliateurs, comme toujours, induisaient le prolétariat en erreur.

Que dans les conditions de l'inévitable guerre civile qui commençait déjà, le parlementarisme n'exprimât plus que l'impuissance conciliatrice des groupes dirigeants, c'est ce dont témoigne de la façon la plus évidente la procédure insensée des élections complémentaires à la Commune (16 avril). A ce moment, écrit Arthur Arnould, "on n'avait plus que faire du vote. La situation était devenue tragique au point qu'on n'avait plus ni le loisir, ni le sang-froid nécessaires pour que les élections générales puissent faire leur œuvre. Tous les hommes fidèles à la Commune étaient sur les fortifications, dans les forts, dans les postes avancés. Le peuple n'attachait aucune importance à ces élections complémentaires. Ce n'était au fond que du parlementarisme. L'heure n'était plus à compter les électeurs mais à avoir des soldats; non à rechercher si nous avions grandi ou baissé dans l'opinion de Paris, mais à défendre Paris contre les Versaillais". Ces paroles auraient pu faire comprendre à Kautsky pourquoi il n'est pas si facile de combiner dans la réalité la guerre de classe avec une démocratie groupant toutes les classes.

"La Commune n'est pas une Assemblée Constituante", écrivait dans sa publication Millière, une des meilleures têtes de la Commune, "elle est un conseil de guerre. Elle ne doit avoir qu'un but : la victoire; qu'une arme : la force; qu'une loi : celle du salut public".

"Ils n'ont jamais pu comprendre", s'écrie Lissagaray en accusant les dirigeants, "que la Commune était une barricade", et non une administration. Ils ne commencèrent à le comprendre qu'à la fin, lorsqu'il était déjà trop tard. Kautsky ne l'a pas encore compris. Et rien ne laisse prévoir qu'il le comprenne un jour.

La Commune a été la négation vivante de la démocratie formelle, car, dans son développement, elle a signifié la dictature du Paris ouvrier sur la nation paysanne. Ce fait domine tous tes autres. Quels que fussent les efforts des routiniers politiques au sein de la Commune même pour se cramponner à l'apparence de la légalité démocratique, chaque action de la Commune, insuffisante pour la victoire, était suffisante pour convaincre de sa nature illégale.

La Commune, c'est-à-dire la municipalité parisienne, abrogea la conscription nationale. Elle intitula son organe officiel : Journal officiel de la République française. Bien que timidement, elle toucha à la Banque de France. Elle proclama la séparation de l'Eglise et de l'Etat et supprima le budget des cultes. Elle entra en relations avec les ambassades étrangères, etc, etc... Tout cela, elle le fit au nom de la dictature révolutionnaire. Mais le démocrate Clémenceau, encore vert à l'époque, ne voulait pas reconnaître ce droit.

A la réunion avec le Comité Central, Clémenceau déclara : "L'insurrection s'est opérée sur un motif illégitime [...]. Bientôt le Comité deviendra ridicule et ses décrets seront méprisés... D'ailleurs, Paris n'a aucun droit de s'insurger contre la France il doit reconnaître absolument l'autorité de l'Assemblée".

La tâche de la Commune était de dissoudre l'Assemblée Nationale. Elle n'y a malheureusement pas réussi. Et maintenant, Kautsky recherche des circonstances atténuantes à ses criminels desseins.

Il fait remarquer que les communards avaient pour adversaires à l'Assemblée Nationale des monarchistes, tandis qu'à l'Assemblée Constituante nous avions contre nous... des socialistes en la personne des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks. Voilà bien une totale éclipse d'esprit ! Kautsky parle des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires, mais il oublie l'unique ennemi sérieux : les cadets. Ils constituaient précisément notre parti "versaillais" russe, c'est-à-dire le bloc des propriétaires au nom de la propriété, et le professeur Milioukov essayait de toutes ses forces d'imiter le "petit grand homme" Thiers. De très bonne heure - bien avant la révolution d'Octobre - Milioukov - s'était mis à la recherche d'un Galliffet, qu'il avait tour à tour cru trouver en la personne des généraux Kornilov, Alexéiev, Kalédine, Krasnov; et après que Koltchak eut relégué à l'arrière-plan les partis politiques et dissous l'Assemblée Constituante, le parti cadet, l'unique parti bourgeois sérieux, de nature essentiellement monarchiste, non seulement ne lui refusa pas son appui, mais l'entoura d'une sympathie encore plus grande.

Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires ne jouèrent chez nous aucun rôle indépendant, comme il en est d'ailleurs du parti de Kautsky pendant les événements révolutionnaires d'Allemagne. Ils avaient édifié toute leur politique sur la coalition avec les cadets, leur assurant ainsi une situation prépondérante qui ne correspondait guère au rapport des forces politiques. Les partis socialiste-révolutionnaire et menchevik n'étaient qu'un appareil de transmission destiné à gagner dans les meetings et aux élections la confiance politiques des masses réveillées par la révolution pour en faire bénéficier le parti impérialiste contre-révolutionnaire cadet - cela indépendamment de l'issue des élections. La dépendance de la majorité menchevik et socialiste-révolutionnaire à l'égard de la minorité cadette n'était en elle-même qu'une raillerie à peine voilée de l'idée de "démocratie". Mais ce n'est pas tout. Dans les parties du pays où le régime de "démocratie" subsistait assez longtemps, il se terminait inévitablement par un coup d'Etat contre-révolutionnaire ouvert. Il en fut ainsi en Ukraine où la Rada démocratique, qui avait vendu le pouvoir soviétique à l'impérialisme allemand, se vit elle-même rejetée par le monarchiste Skoropadsky. Il en fut ainsi au Kouban, où la Rada démocratique se retrouva sous la botte de Denikine. Il en fut ainsi - et c'est l'expérience la plus importante de notre "démocratie" - en Sibérie, où l'Assemblée Constituante, formellement dominée, en l'absence des bolcheviks, par les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, et dirigée en fait par les cadets, conduisit à la dictature de l'amiral tsariste Koltchak. Il en fut ainsi, enfin, dans le Nord, où les membres de la Constituante, personnifiés par le gouvernement du socialiste-révolutionnaire Tchaikovsky, se transformèrent en décoration de pacotille au profit des généraux contre-révolutionnaires russes et anglais. Dans tous les petits gouvernements limitrophes, les choses se sont passées ou se passent ainsi : en Finlande, en Estonie, en Lettonie, en Lituanie, en Pologne, en Géorgie, en Arménie, où, sous le pavillon formel de la démocratie, se renforce la domination des propriétaires fonciers, des capitalistes et du militarisme étranger.

L'ouvrier parisien de 1871 - Le prolétaire pétersbourgeois de 1917[modifier le wikicode]

Une des comparaisons les plus grossières, les plus injustifiées et les plus honteuses politiquement que fait Kautsky entre la Commune et la Russie soviétique, concerne le caractère de l'ouvrier parisien de 1871 et du prolétaire russe de 1917-1919. Kautsky nous dépeint le premier comme un révolutionnaire enthousiaste capable de la plus haute abnégation, le second comme un égoïste, un profiteur, un anarchiste spontané.

L'ouvrier parisien a derrière lui un passé trop bien défini pour avoir besoin de recommandations révolutionnaires ou pour devoir se défendre des louanges du Kautsky actuel. Néanmoins, le prolétariat de Petersbourg n'a pas et ne peut avoir de motifs de renoncer à se comparer à son héroïque frère aîné. Les trois années de lutte ininterrompue des ouvriers pétersbourgeois, d'abord pour la conquête du pouvoir, ensuite pour son maintien et son affermissement au milieu des souffrances sans précèdent de la faim, du froid, des dangers continuels, constituent une chronique exceptionnelle de l'héroïsme et de l'abnégation collectifs. Kautsky, comme nous le montrons par ailleurs, prend, pour les comparer à lu fine fleur des communards, les éléments les plus obscurs du prolétariat russe. Il ne se distingue en rien sur ce point des sycophantes bourgeois, pour lesquels les communards morts sont toujours infiniment plus attrayants que les vivants.

Le prolétariat pétersbourgeois a pris le pouvoir quarante-cinq ans après le prolétariat parisien. Cet intervalle nous a dotés d'une immense supériorité. Le caractère petit-bourgeois et artisan du vieux et en partie du nouveau Paris est totalement étranger à Petersbourg, centre de l'industrie la plus concentrée du monde. Cette dernière circonstance nous a considérablement facilité nos tâches d'agitation et d'organisation, ainsi que l'instauration du système soviétique.

Notre prolétariat est loin de posséder les riches traditions du prolétariat français. Mais en revanche, au début de la révolution présente, la grande expérience des insuccès de 1905 était encore vivante dans la mémoire de la génération aînée de nos ouvriers, qui n'oubliait pas le devoir de vengeance qui lui avait été légué.

Les ouvriers russes ne sont pas passés, comme les ouvriers français, par la longue école de la démocratie et du parlementarisme, école qui, à certaines époques, fut un facteur important de culture politique du prolétariat. Mais d'autre part, l'amertume des déceptions et le poison du scepticisme qui lient - jusqu'à une heure que nous espérons proche - la volonté révolutionnaire du prolétariat français, n'avaient pas eu le temps de se déposer dans l'âme de la classe ouvrière russe.

La Commune de Paris a subi un désastre militaire avant d'avoir vu se dresser devant elle, de toute leur hauteur, les questions économiques. En dépit des magnifiques qualités guerrières des ouvriers parisiens, le destin militaire de la Commune fut de bonne heure désespéré : l'indécision et l'esprit de conciliation au sommet avaient engendré la désagrégation à la base.

La solde de garde national était payée à 162.000 simples soldats et à 6.500 officiers, mais le nombre de ceux qui allaient réellement au combat, surtout après la sortie infructueuse du 3 avril, variait entre vingt et trente mille.

Ces faits ne compromettent nullement les ouvriers parisiens et ne donnent à personne le droit de les traiter de lâches ou de déserteurs - bien que les cas de désertion n'aient certainement pas été rares. La combativité d'une armée requiert avant tout l'existence d'un appareil de direction précis et centralisé. Les communards n'en avaient pas même idée.

Le département de la guerre de la Commune était, selon l'expression d'un auteur, comme dans une chambre sombre où tout le monde se bousculait. Le bureau du ministère était rempli d'officiers, de gardes qui exigeaient des fournitures militaires, des approvisionnements, ou qui se plaignaient qu'on ne les relevât pas. On les renvoyait au commandement...

"Tels bataillons, écrit Lissagaray, restaient vingt, trente jours aux tranchées, dénués du nécessaire, tels demeuraient continuellement en réserve [...]. Cette incurie tua vite la discipline. Les hommes braves ne voulurent relever que d'eux seuls, les autres esquivèrent le service. Les officiers firent de même, ceux-ci quittant leur poste pour aller au feu du voisin, ceux-là abandonnant".

Pareil régime ne pouvait rester impuni : la Commune fut noyée dans le sang. Mais à ce sujet, on trouve chez Kautsky une consolation inimitable: "La conduite de la guerre, dit-il en hochant la tête, n'est pas en général le côté fort du prolétariat" (p. 76).

Cet aphorisme digne de Pangloss est à la hauteur d'une autre sentence de Kautsky, à savoir que l'Internationale n'est pas une arme utile en temps de guerre, étant par nature "un instrument de paix".

Le Kautsky actuel se résume, au fond, tout entier dans ces deux aphorismes; et sa valeur est à peine supérieure au zéro absolu. La conduite de la guerre, voyez-vous, n'est pas en général le côté fort du prolétariat, d'autant que l'Internationale n'a pas été créée pour une période de guerre. Le navire de Kautsky a été construit pour naviguer sur les étangs et les baies calmes, pas du tout pour la pleine mer et une époque agitée. S'il commence à faire eau et coule maintenant à fond, la faute en revient à la tempête, à la masse d'eau excédentaire, à l'immensité des vagues et à toute une série d'autres circonstances imprévues auxquelles Kautsky ne destinait pas son magnifique instrument.

Le prolétariat international s'est donné pour tâche de conquérir le pouvoir. Que la guerre civile "en général" soit ou non un des attributs indispensables de la révolution "en général", il n'en reste pas moins incontestable que le mouvement en avant du prolétariat en Russie, en Allemagne et dans certaines parties de l'ancienne Autriche-Hongrie, a revêtu la forme d'une guerre civile intense, et ce non seulement sur les fronts intérieurs, mais sur les fronts extérieurs. Si la conduite de la guerre n'est pas le côté fort du prolétariat, et si l'Internationale ouvrière n'est bonne que pour les époques pacifiques, il faut faire une croix sur la révolution et sur le socialisme, car la conduite de la guerre est un côté suffisamment fort du gouvernement capitaliste, qui ne permettra pas aux ouvriers d'arriver au pouvoir sans guerre. Il ne reste plus qu'à considérer ce qu'on appelle démocratie "socialiste" comme un parasite de la société capitaliste et du parlementarisme bourgeois, c'est-à-dire à sanctionner ouvertement ce que font en politique les Ebert, les Scheidemann, les Renaudel, et ce contre quoi Kautsky, semble-t-il, s'élève encore.

La conduite de la guerre n'était pas le côté fort de la Commune. C'est la raison pour laquelle elle a été écrasée - et avec quelle sauvagerie !

"Il faut remonter, écrivait en son temps le libéral assez modéré Fiaux, aux proscriptions de Sylla, d'Antoine et d'Octave pour trouver pareils assassinats dans l'histoire des nation civilisées; les guerres religieuses sous les derniers Valois, la nuit de la Saint-Barthélémy, l'époque de la Terreur ne sont en comparaison que des jeux d'enfants. Dans la seule dernière semaine de mai, on a relevé à Paris 17.000 cadavres de fédérés insurgés... On tuait encore vers le 15 juin".

"La conduite de la guerre n'est pas en général le côté fort du prolétariat" ?

C'est faux ! Les ouvriers russes ont montré qu'ils sont capables de se rendre maîtres aussi de la "machine de guerre". Nous voyons ici un gigantesque pas en avant par rapport à la Commune. Nous portons coup sur coup à ses bourreaux. La Commune, nous la vengeons, et nous prenons sa revanche.

Des 168.500 gardes nationaux qui recevaient leur solde, 20 ou 30.000 allaient au combat. Ces chiffres sont une matière intéressante pour les déductions qu'on peut en tirer sur le rôle de la démocratie formelle en période révolutionnaire. Le sort de la Commune de Paris ne s'est pas décidé dans les élections, mais dans les combats contre l'armée de Thiers. Les 168.500 gardes nationaux représentaient la masse principale des électeurs. Mais en fait 20 ou 30.000 hommes, minorité la plus dévouée et la plus combative, ont déterminé dans les combats les destinées de la Commune. Cette minorité n'était pas isolée, elle ne faisait qu'exprimer avec plus de courage et d'abnégation la volonté de la majorité. Mais ce n'était tout de même que la minorité. Les autres, qui se cachèrent au moment critique, n'étaient pas hostiles à la Commune; au contraire, ils la soutenaient activement ou passivement, mais ils étaient moins conscients, moins résolus. Sur l'arène de la démocratie politique, leur niveau de conscience plus faible rendit possible la supercherie des aventuriers, des escrocs, des charlatans petits-bourgeois et des honnêtes lourdauds qui se leurraient eux-mêmes. Mais lorsqu'il s'agit d'une guerre de classes déclarée, ils suivirent plus ou moins la minorité dévouée. Cette situation trouva encore son expression dans l'organisation de la Garde Nationale. Si l'existence de la Commune s'était prolongée, ces rapports réciproques entre l'avant-garde et la masse du prolétariat se seraient renforcés de plus en plus. L'organisation qui se serait constituée et consolidée en tant qu'organisation des masses travailleuses dans le processus de la lutte ouverte serait devenue l'organisation de leur dictature, le Soviet des députés du prolétariat en armes.

VI. Marx et... Kautsky[modifier le wikicode]

Kautsky repousse dédaigneusement l'opinion de Marx sur la terreur, opinion que celui-ci avait exposée dans la Nouvelle Gazette Rhénane[20] : en ce temps-là, voyez-vous, Marx était encore bien "jeune", et ses opinions n'avaient pas encore eu le temps d'en arriver à cet état de ramollissement général que l'on observe si nettement chez certains théoriciens quand ils sont arrivés à l'âge de soixante-dix ans. Pour établir un contraste avec le Marx de 1848-1849, qui était alors tout à fait vert (c'était l'auteur du Manifeste communiste !), Kautsky cite le Marx de la maturité, le contemporain de la Commune de Paris; et sous la plume de Kautsky, Marx, dépouillé de sa blanche crinière de vieux lion, nous apparaît comme un véritable raisonneur, s'inclinant devant les autels de la démocratie, déclamant sur le caractère sacré de la vie humaine et éprouvant tout le respect requis envers les politiques de Scheidemann, Vandervelde, et surtout de son petit-fils par le sang, Jean Longuet. En un mot, instruit par l'expérience de la vie, Marx se révèle un respectable partisan de Kautsky.

De l'immortelle Guerre Civile en France [2], dont les pages revivent avec une particulière intensité à notre époque, Kautsky n'a extrait que les quelques lignes où le puissant théoricien de la révolution sociale fait un parallèle entre la générosité des communards et la férocité bourgeoise des Versaillais. Ces lignes, Kautsky les a vidées et ne leur a laissé qu'un sens général. Marx prédicateur d'un humanitarisme abstrait, apôtre de la philanthropie universelle ! Ne dirait-on pas qu'il s'agit de Bouddha ou de Tolstoï... Pour réagir contre une campagne internationale qui représentait les communards comme des souteneurs et les femmes de la Commune comme des prostituées, contre les calomnies infâmes qui attribuaient aux combattants vaincus des traits de sauvagerie issus de l'imagination pervertie des bourgeois vainqueurs, Marx mettait en lumière et soulignait certains traits de douceur et de grandeur d'âme qui n'étaient souvent, à vrai dire, que l'envers de l'irrésolution. On comprend qu'il l'ait fait : Marx était Marx. Ce n'était pas un vulgaire pédant, encore moins le procureur de la révolution : il unissait l'analyse scientifique de la Commune avec son apologie révolutionnaire. Il ne se contentait pas d'expliquer et de critiquer, il défendait et combattait. Mais tout en faisant ressortir la clémence de la Commune qui avait succombé, Marx ne laissait aucun doute sur les mesures que la Commune aurait absolument dû prendre pour ne pas succomber.

L'auteur de la Guerre Civile accuse le Comité Central, qui était alors ce que nous appellerions aujourd'hui le Soviet des députés de la garde nationale, d'avoir prématurément cédé la place à la Commune élective. Kautsky "ne comprend pas" les raisons de ce reproche. Cette consciencieuse incompréhension est un symptôme particulier de l'état d'hébétude de Kautsky à l'égard des questions de la révolution en général. La première place, selon Marx, devait appartenir à un organe purement de combat, qui aurait été le centre de l'insurrection et des opérations militaires contre les Versaillais, et non pas à l'organisation de l'autonomie de la démocratie ouvrière. Le tour de cette dernière n'aurait dû venir que plus tard.

Marx accuse la Commune de n'avoir pas immédiatement pris l'offensive contre les Versaillais, de s'en être tenue à la défensive, qui paraît toujours "plus humaine", qui donne plus de possibilités d'en appeler à la loi morale et au caractère sacré de la vie humaine, mais qui, en état de guerre civile, ne conduit jamais à la victoire. Or, Marx voulait avant tout la victoire de la révolution. Il ne dit pas un mot pour mettre le principe de la démocratie au-dessus de la lutte de classe. Au contraire, avec quel mépris concentré caractérisant le révolutionnaire et le communiste, Marx - non le jeune rédacteur de la Gazette Rhénane mais l'auteur mûr du Capital, notre vrai Marx à la puissante crinière léonine qui n'a pas encore subi les traitements des barbiers de l'école de Kautsky - avec quel mépris concentré ne parle-t-il pas de "l'atmosphère artificielle du parlementarisme" dans lequel les nains de corps et d'esprit à la Thiers ont des airs de géants ! La Guerre civile, après l'aride, pédantesque et chicanière brochure d'un Kautsky, fait l'effet d'un orage rafraîchissant.

En dépit des calomnies de Kautsky, Marx n'est pour rien dans l'opinion qui fait de la démocratie le dernier mot, le mot absolu et suprême de l'Histoire. Le développement de la société bourgeoise elle-même, d'où est sortie la démocratie contemporaine n'apparaît pas le moins du monde comme le processus de démocratisation graduelle dont rêvait avant la guerre le plus grand des illusionnistes socialistes de la démocratie, Jean Jaurès, et dont rêve à présent le plus savant de tous les pédants, Karl Kautsky. Marx voit dans l'empire de Napoléon III "la seule forme de gouvernement possible, à une époque où la bourgeoisie avait déjà perdu - et la classe ouvrière n'avait pas encore acquis - la capacité de gouverner la nation". Ainsi, ce n'est pas la démocratie, c'est le bonapartisme qui représente, du point de vue de Marx, la forme finale du pouvoir de la bourgeoisie. Les scolastiques peuvent dire que Marx se trompait puisque l'empire de Bonaparte a fait place à un demi-siècle de "république démocratique" . Mais Marx ne se trompait pas; fondamentalement, il avait raison. La Troisième République a été l'époque d'une complète corruption de la démocratie. Le bonapartisme a trouvé dans la république boursière de Poincaré et de Clémenceau une expression plus achevée qu'il ne l'avait trouvée sous le second empire. Certes, la Troisième République ne portait pas la couronne impériale; mais sur elle veillait, en revanche, l'ombre du tsar de Russie.

Dans son appréciation de la Commune, Marx évite soigneusement de recourir à la terminologie démocratique, monnaie détériorée par un trop long usage. La Commune était, écrit-il, "non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois". Ce que Marx met tout d'abord en valeur, ce n'est pas la forme démocratique de la Commune, mais son essence de classe. La Commune, on le sait, avait supprimé l'armée régulière et la police, et décrété l'expropriation des biens ecclésiastiques. Elle avait fait cela en s'autorisant du droit de la dictature révolutionnaire de Paris, sans l'autorisation de la démocratie nationale, qui, durant cette période, avait formellement trouvé une expression beaucoup plus "légale" dans l'Assemblée Nationale de Thiers. Mais la révolution ne se met point aux voix. L'Assemblée Nationale, dit Marx, "n'était qu'un incident dans cette révolution, dont la véritable incarnation était toujours le Paris armé". Nous voilà bien loin du démocratisme formel !

"Le régime de la Commune, écrit Marx, une fois établi à Paris et dans les centres secondaires, l'ancien gouvernement centralisé aurait, dans les provinces aussi, dû faire place au gouvernement des producteurs par eux-mêmes". La tâche du Paris révolutionnaire consistait donc, selon Marx, non pas à en appeler de sa victoire à la volonté versatile d'une Assemblée Constituante, mais à couvrir toute la France d'une organisation centralisée de communes, basées non sur les principes externes de la démocratie, mais sur l'authentique gouvernement des producteurs par eux-mêmes.

Kautsky a reproché à la Constitution soviétique la multiplicité des degrés de son système électoral, qui contredit les règles de la démocratie bourgeoise. Marx caractérise la structure de la France ouvrière qui s'ébauchait de la manière suivante: "Les communes rurales de chaque département devaient administrer leurs affaires communes par une assemblée de délégués au chef-lieu du département, et ces assemblées de département devaient à leur tour envoyer des députés à la délégation nationale à Paris".

Comme on voit, Marx n'était absolument pas gêné par la multiplicité des degrés du système électoral lorsqu'il s'agissait de l'organisation Etatique du prolétariat lui-même. Dans le cadre de la démocratie bourgeoise, cette multiplicité de degrés obscurcit les lignes distinctives des partis et des classes. Mais dans le système de "gouvernement des producteurs par eux-mêmes", c'est-à-dire dans l'Etat de classe prolétarien, la multiplicité des degrés est une question non de politique, mais de technique d'"autogouvernement", et, dans certaines limites, elle peut présenter des avantages analogues à ceux qu'elle a dans le domaine de l'organisation syndicale.

Les philistins de la démocratie s'indignent de voir l'inégalité de la représentation des ouvriers et des paysans, qui reflète dans la constitution soviétique la différence du rôle révolutionnaire de la ville et de la campagne. Marx écrit: "La Constitution communale aurait soumis les producteurs ruraux à la direction intellectuelle des chefs-lieux de département et leur y eût assuré des représentants naturels de leurs intérêts en la personne des ouvriers des villes". Il ne s'agit pas, en effet, de décréter sur le papier l'égalité du paysan et de l'ouvrier, mais d'élever celui-là niveau intellectuel de celui-ci. Toutes les questions qui concerne l'Etat prolétarien sont étudiées par Marx du point de vue de la dynamique révolutionnaire des forces vives, et non comme un jeu d'ombres sur l'écran de foire du parlementarisme.

Pour atteindre la limite dernière de sa déchéance intellectuelle, Kautsky nie le pouvoir souverain des Soviets ouvriers sous prétexte qu'il n'existe pas de distinction juridique entre le prolétariat et la bourgeoisie. Kautsky voit dans le caractère informel des différenciations sociales la source de l'arbitraire de la dictature des Soviets. Marx dit exactement le contraire : la Commune était "une forme politique tout à fait susceptible d'expansion, tandis que toutes les formes antérieures de gouvernement avaient été essentiellement répressives. Son véritable secret, le voici : c'était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l'émancipation économique du travail". Le secret de la Commune consistait en ceci que, par essence, elle était le gouvernement de la classe ouvrière. Ce secret expliqué par Marx reste jusqu'à présent, pour Kautsky, scellé de sept sceaux.

Les pharisiens de la démocratie parlent avec indignation de la répression exercée par le pouvoir soviétique, des fermeture de journaux, des arrestations et des exécutions. Marx répliques "aux basses invectives des laquais de la presse" et aux reproches "des doctrinaires bourgeois bien intentionnés", au sujet des mesures répressives prises par la Commune, par ces paroles : "Etant donné la conduite sanguinaire de la guerre par les Versaillais hors de Paris et leurs tentatives de corruption et de complot dans Paris, la Commune n'aurait-elle pas honteusement trahi sa position en affectant d'observer toutes les convenances et les apparences du libéralisme, comme en pleine paix ? Le gouvernement de la Commune eut-il été de même nature que celui de M. Thiers, il n'y aurait pas eu plus de motif de supprimer des journaux du parti de l'ordre à Paris, que de supprimer des journaux la Commune à Versailles". Ainsi ce que Kautsky exige au nom des principes sacrés de la démocratie, Marx le dénonce comme une ignominieuse trahison.

Quant aux dévastations que l'on a reprochées à la Commune, comme on en reproche maintenant au pouvoir soviétique, Marx en parle comme de "l'accompagnement inévitable et relativement insignifiant du combat gigantesque entre une nouvelle société montante et une ancienne qui s'écroule". Les destructions, les cruautés, sont inévitables dans toute guerre. Seuls des sycophantes peuvent les considérer comme des crimes "dans la guerre des opprimés contre leurs oppresseurs, la seule guerre juste de l'Histoire" (Marx). Et cependant, notre farouche accusateur Kautsky ne dit pas un mot dans son livre sur le fait que nous nous trouvons dans une situation de défense révolutionnaire permanente, que nous menons la guerre la plus acharnée contre les oppresseurs du monde entier, cette "seule guerre juste de l'Histoire".

Kautsky, une fois de plus, se frappe la poitrine parce que le pouvoir soviétique, au cours de la guerre civile, utilise la méthode impitoyable de la prise d'otages. Il fait de nouveau une comparaison incohérente et de mauvaise foi entre le cruel pouvoir soviétique et l'humaine Commune. Voici, clairement et nettement exprimée, l'opinion de Marx sur ce sujet : "Quand Thiers, comme nous l'avons vu, dès le début même du conflit, établit la pratique si humaine d'abattre les communards prisonniers, la Commune, pour protéger leur vie, n'eut plus d'autre ressource que de recourir à la pratique des Prussiens de prendre des otages. Les otages avaient déjà mille et mille fois mérité la mort du fait des exécutions continuelles de prisonniers du côté des Versaillais. Comment leur vie eût-elle pu être épargnée plus longtemps, après le carnage par lequel les prétoriens de Mac-Mahon avaient célébré leur entrée dans Paris ?". Comment, demanderons-nous avec Marx, comment pourrait-on agir autrement dans les conditions de la guerre civile, lorsque la contre-révolution, qui occupe une partie considérable du territoire national, s'empare, là où elle le peut, des ouvriers désarmés, de leurs femmes, de leurs mères, les fusille et les pend ? Comment faire, si ce n'est en prenant des otages parmi les gens qu'affectionne la bourgeoisie, en qui elle met sa confiance, et en plaçant ainsi toute la classe bourgeoise sous l'épée de Damoclès de la garantie solidaire ? Il n'y aurait aucune difficulté à montrer à travers toute l'histoire de la guerre civile, jour après jour, que toutes les cruautés commises par le pouvoir soviétique ont été rendues nécessaires parles besoins de l'autodéfense révolutionnaire. Nous n'allons pas entrer ici dans les détails. Mais afin de faciliter l'appréciation des conditions de la lutte par un critère partiel, nous mentionnerons simplement ce fait : tandis que les gardes blancs, ainsi que leurs alliés anglo-français, fusillent, sans exception, tout communiste qui tombent entre leurs mains, l'Armée rouge fait grâce à tous les prisonniers sans exception, y compris les officiers supérieurs.

"Dans la pleine conscience de sa mission historique et avec la résolution héroïque d'être digne d'elle dans son action, écrit Marx, la classe ouvrière peut se contenter de sourire des invectives grossières des laquais de presse et de la protection sentencieuse des doctrinaires bourgeois bien intentionnés qui débitent leurs platitudes d'ignorants et leurs marottes sectaires sur le ton d'oracles de l'infaillibilité scientifique".

Les doctrinaires bourgeois bien intentionnés ont beau prendre parfois l'aspect de théoriciens en retraite de la II° Internationale, cela n'empêche pas les stupidités de leur caste de rester ce qu'elles sont - des stupidités.

VII. La classe ouvrière et sa politique soviétique[modifier le wikicode]

Le prolétariat russe[modifier le wikicode]

L'initiative de la révolution socialiste s'est trouvée, par la force des choses, remise entre les mains, non du vieux prolétariat de l'Europe occidentale, avec ses puissantes organisations politiques et professionnelles et ses pesantes traditions de parlementarisme et de trade-unionisme, mais de la jeune classe ouvrière d'un pays arriéré. L'Histoire, comme toujours, a suivi la ligne de moindre résistance. L'époque révolutionnaire a fait irruption par la porte qui avait été la moins barricadée. Les difficultés extraordinaires, véritablement surhumaines, qui sont tombées sur le prolétariat russe, ont préparé, ont hâté et considérablement facilité le travail révolutionnaire du prolétariat de l'Europe occidentale, qui reste encore à faire.

Au lieu de considérer la révolution russe dans la perspective d'une période révolutionnaire qui a commencé dans le monde entier, Kautsky délibère encore sur la question de savoir si le prolétariat russe ne s'est pas emparé du pouvoir trop tôt.

"Pour en venir au socialisme, explique-t-il, il est nécessaire que le peuple soit nanti d'une haute culture, qu'on trouve dans les masses une morale élevée, un fort développement des instincts sociaux, le sentiment de la solidarité, etc. Cette morale - ajoute Kautsky pour nous donner une leçon - existait déjà à un haut degré chez les prolétaires de la Commune de Paris. Elle fait absolument défaut parmi les masses qui, actuellement, donnent le ton au prolétariat bolchevik" (p. 120).

Etant donné le but que poursuit Kautsky, il ne lui suffit pas de chercher à diffamer, aux yeux de ses lecteurs, les bolcheviks en tant que parti politique. Sachant que le bolchevisme ne fait qu'un désormais avec le prolétariat russe, Kautsky s'efforce de diffamer le prolétariat russe dans son ensemble, de le représenter comme une masse ignare, sans idéal, cupide, n'obéissant qu'à ses instincts et aux suggestions du moment. Tout au long de sa brochure, Kautsky remet bien des fois en question le niveau intellectuel et moral des ouvriers russes et ce n'est, chaque fois, que pour épaissir le trait en insistant sur leur ignorance, leur stupidité et leur barbarie. Pour renforcer le contraste, Kautsky cite l'exemple d'une entreprise travaillant pour la guerre à l'époque de la Commune de Paris, dont les représentants ouvriers avaient établi un service de nuit obligatoire afin qu'il y eût toujours dans l'entreprise un ouvrier pour remettre les armes nouvellement réparées pendant la nuit. "Et comme, disait le règlement, il est indispensable, dans les circonstances actuelles, d'observer la plus stricte économie dans les dépenses de la Commune, le service de nuit ne sera pas payé...". "En vérité, conclut Kautsky, ces ouvriers ne considéraient pas le temps de leur dictature comme une de ces conjonctures favorables qui permettent de satisfaire les intérêts personnels" (p. 65). Quant à la classe ouvrière russe, c'est tout autre chose. Elle n'a point conscience de ses devoirs, ses idées n'ont aucune stabilité, elle manque de fermeté, d'abnégation, etc. Elle n'est pas plus capable de se donner des chefs dignes ce nom (ce sont là les bonnes plaisanteries de Kautsky) que Münchausen n'était capable de sortir du marais en se tirant lui-même par les cheveux. Cette comparaison entre le prolétariat russe et ce fumiste de Münchausen se tirant du marais donne un clair exemple du ton arrogant avec lequel Kautsky parle de la classe ouvrière russe.

Il extrait de nos discours et de nos articles des citations illustrant des phénomènes négatifs survenus au sein de la classe ouvrière, et s'efforce de démontrer que passivité, ignorance, égoïsme, suffisent à caractériser la vie du prolétariat russe de 1917 à 1920, c'est-à-dire à une époque qui est la plus grande de toutes les époques révolutionnaires.

On dirait que Kautsky ignore, n'a jamais entendu dire, ne soupçonne ni ne suppose que pendant la guerre civile, le prolétariat russe a eu plus d'une fois l'occasion d'accomplir un travail désintéressé et même d'établir des services "à titre purement gratuit" - non pas le service d'un ouvrier pendant une nuit, mais ceux de dizaines de milliers d'ouvriers durant une longue suite de nuits passées dans les alertes continuelles. Pendant des jours et des semaines, lorsque Youdénitch marchait sur Petersbourg, il a suffi d'un téléphonogramme du Soviet pour que des milliers d'ouvriers veillent à leur poste, dans toutes les usines et dans tous les quartiers de la ville. Et cela, non dans les premiers jours de la commune de Petersbourg, mais après deux années de lutte dans le froid et la faim.

Notre parti mobilise deux ou trois fois par an un nombre considérable de ses membres pour les envoyer au front. Sur une étendue de 8.000 verstes [8.500 km], ces hommes vont se faire tuer et apprendre aux autres à se faire tuer. Et quand, à Moscou - Moscou affamée, frigorifiée, et qui a donné au front l'élite de ses ouvriers - on proclame la semaine du parti, les masses prolétariennes envoient dans nos rangs, en un espace de sept jours, 15.000 hommes. Et à quel moment ? Au moment où le plus grand danger menaçait l'existence du pouvoir soviétique, quand Orel venait de nous être enlevé, quand Denikine approchait de Toula et de Moscou, quand Youdénitch menaçait Petersbourg. A cette période des plus graves, le prolétariat de Moscou a donné, en une semaine, à notre Parti, 15.000 hommes qui attendaient une nouvelle mobilisation pour le front. On peut dire avec assurance que jamais, à l'exception peut-être de la semaine de la grande insurrection d'octobre-novembre 1917, le prolétariat de Moscou n'a été si unanime dans son élan révolutionnaire, dans son abnégation à combattre, qu'il ne l'a été en ces jours de périls et de sacrifices.

Lorsque notre parti a avancé le mot d'ordre des samedis et des dimanches communistes, l'idéal révolutionnaire du prolétariat a trouvé sa brillante expression dans le volontariat du travail. C'étaient d'abord des dizaines et des centaines, ce furent ensuite des milliers, ce sont maintenant des dizaines et des centaines de milliers d'ouvriers qui, renonçant à tout salaire, donnent chaque semaine quelques heures de travail pour le renouveau économique du pays. Ceux qui agissent ainsi sont à moitié affamés, chaussés de bottes déchirées, vêtus de linge sale, parce que le pays manque de chaussures et de savon. Tel est, en réalité, ce prolétariat bolchevik auquel Kautsky conseille de prendre des leçons d'abnégation. Mais pour éclairer davantage les faits et leur enchaînement, il nous suffira de rappeler que tous les éléments mesquins, grossièrement intéressés du prolétariat, tous ceux qui se soustraient au front et aux samedis communistes, qui s'occupent de marché noir et qui, pendant les semaines de famine, poussent les ouvriers à la grève, tous ceux-là donnent leurs voix, lors des élections des soviets, aux mencheviks, c'est-à-dire aux partisans russes de Kautsky.

Kautsky cite nos propres paroles pour montrer que même avant la révolution d'Octobre, nous nous rendions parfaitement compte des défauts d'éducation du prolétariat russe, mais que, considérant comme inévitable le passage du pouvoir entre les mains de la classe ouvrière, nous pensions avoir le droit d'espérer qu'au cours même de la lutte, grâce à l'expérience et avec le soutien toujours croissant du prolétariat des autres pays, nous parviendrons à maîtriser les difficultés et à assurer le passage de la Russie au régime socialiste. A ce sujet, Kautsky pose la question suivante : "Trotsky se hasarderait-il à monter sur une locomotive et à la mettre en marche en comptant simplement tout étudier et tout régler en cours de route ? Il convient d'abord d'acquérir les qualités nécessaires pour conduire une locomotive, avant de la mettre en marche. De même, le prolétariat aurait du tout d'abord acquérir les qualités nécessaires pour être capable de diriger l'industrie, puisqu'il devait la prendre en mains" (p. 117)

Cette comparaison édifiante pourrait faire honneur à n'importe quel pasteur de village. Elle n'en est pas moins sotte. On serait beaucoup mieux fondé à dire : Kautsky se hasarderait-il à monter à cheval avant d'avoir appris à se tenir en selle et à guider le quadrupède à toutes les allures ? Nous avons des raisons de penser que Kautsky ne se hasarderait pas à risquer une expérience si dangereuse et si typiquement bolchevique. Mais nous craignons d'autre part que Kautsky, n'osant se mettre à cheval, n'éprouve quelque difficulté à pénétrer tous les mystères de l'équitation. Car le préjugé bolchevik fondamental consiste à penser qu'on ne peut apprendre à faire du cheval qu'en montant dessus.

Pour ce qui est de la conduite d'une locomotive, ce n'est pas, de prime abord, aussi évident, mais ce n'en est pas moins vrai. Personne n'a jamais appris à conduire une locomotive en restant assis dans son cabinet. Il faut grimper sur la machine, se mettre dans la cabine, poser la main sur le régulateur, le faire tourner. Il est vrai que la machine permet d'effectuer des manœuvres d'entraînement sous la direction d'un mécanicien expérimenté. On peut apprendre à monter à cheval dans un manège, sous la direction de cavaliers expérimentés. Mais dans le domaine de l'administration de l'Etat, on ne peut créer de pareilles conditions artificielles. La bourgeoisie ne crée pas pour le prolétariat des écoles d'administration publique, et elle ne lui confie pas pour des essais les leviers de l'Etat. D'ailleurs, même pour apprendre à monter à cheval, les ouvriers et les paysans n'ont pas besoin de manèges, ni de l'assistance des écuyers.

A ces considérations il convient d'en ajouter une autre, qui est probablement la plus importante : personne ne laisse au choix du prolétariat de se mettre à cheval ou de ne pas s'y mettre, de s'emparer du pouvoir immédiatement ou de remettre la chose à plus tard. Dans certaines conditions, la classe ouvrière est obligée de prendre le pouvoir, sous peine de se supprimer politiquement elle-même pour toute une période historique. Lorsqu'on s'est emparé du pouvoir, il est impossible d'accepter, à son gré, certaines conséquences de cet acte et de rejeter les autres. Si la bourgeoisie capitaliste transforme consciemment et malignement la désorganisation de la production en un moyen de lutte politique pour récupérer le pouvoir d'Etat, le prolétariat doit s'engager dans la voie de la socialisation, sans se demander si cela lui est avantageux ou non à ce moment donné. Et lorsqu'il s'est chargé de la production, le prolétariat est contraint, sous la pression d'une nécessité de fer, d'apprendre par lui-même, par l'expérience, à accomplir cette tâche si difficile qui consiste à organiser l'économie socialiste. Lorsqu'il est à cheval, le cavalier est obligé de guider son cheval, sous peine de se casser le cou.

Pour donner à ses dévots partisans et partisanes une idée en règle du niveau moral du prolétariat russe, Kautsky cite à la page 116 de son livre le mandat suivant, soi-disant délivré par le Soviet ouvrier de Mourzilovka :

"Le Soviet donne, par la présente, tous pouvoirs au camarade Grégoire Saréïef de réquisitionner à son choix et sur son ordre et de conduire dans les casernes, pour les besoins de la division d'artillerie en garnison à Mourzilovka, district de Briansk, 60 femmes et jeunes filles choisies parmi la classe des bourgeois et des spéculateurs. Le 16 septembre 1918". (Publié par le docteur Nath. Wintch-Malejeff, dans son livre What are the Bolchevists doing, Lausanne, 1919, p. 10).

Sans douter un seul instant de la fausseté de ce document et du caractère mensonger de toute cette communication en général, j'ai donné l'ordre de procéder à une enquête détaillée afin de tirer au clair les faits ou les épisodes qui auraient pu servir de prétexte à cette fiction. Voici ce qu'une enquête a établi :

Dans le district de Briansk, il n'existe absolument aucune localité connue sous le nom de Mourzilovka. Ce nom ne se rencontre pas non plus dans les districts voisins. Le nom qui se rapproche le plus de celui qu'on a cité serait Mouraviofka, village du district de Briansk. Mais aucune division d'artillerie n'y a jamais pris ses quartiers, et il ne s'y est rien passé qui pût avoir quelque chose de commun avec le "document" plus haut cité.

L'enquête a été menée sur toute la ligne des unités d'artillerie. Nulle part on n'a pu découvrir le moindre indice qui rappelât, même de loin, le fait que cite Kautsky d'après les termes de son inspirateur.

Enfin l'enquête a recherché si l'on n'avait pas entendu parler, sur place, de bruits de ce genre. Là non plus, on n'a absolument rien découvert. Et ce n'est pas étonnant. Le contenu du faux en question est en contradiction trop grossière avec les mœurs et l'opinion publique des ouvriers et des paysans avancés qui dirigent, même dans les régions les plus arriérées.

Ainsi ce document doit être qualifié de faux grossier, tels que seuls peuvent en publier les sycophantes calomniateurs de la plus jaune des presses jaunes.

Pendant qu'on procédait à l'enquête mentionnée ci-dessus, le camarade Zinoviev me fit remettre un numéro d'un journal suédois (Svenska Dagbladet) du 9 novembre 1919, où était reproduit, en fac-similé, un mandat de la teneur que voici :

"Mandat"

"Le porteur de ceci, le camarade Karaséïef, est investi du droit de socialiser dans la ville d'Ekatérinodar [cet endroit est effacé] toute fille âgée de 16 à 36 ans que désignera le camarade Karaséief.

Le commissaire principal Ivatchef"

Ce document est encore plus stupide et plus impudent que celui que cite Kautsky. La ville d'Ekatérinodar, centre de la région de Kouban, ne s'est trouvée, on le sait, que fort peu de temps au pouvoir des Soviets. Peu fixé, apparemment, sur la chronologie révolutionnaire, l'auteur de ce faux a effacé, dans son document, la date, de crainte d'indiquer par mégarde que le "commissaire principal Ivatchef" avait socialisé les femmes d'Ekatérinodar à l'époque où la ville était occupée par la soldatesque de Dénikine. Que ce document ait pu séduire quelque bourgeois suédois des plus obtus, il n'y a là rien d'étonnant. Mais le lecteur russe verra immédiatement que ce document est non seulement un faux, mais un faux fabriqué par un étranger, le dictionnaire à la main. Il est très curieux de remarquer que les noms des deux "socialiseurs" de femmes, "Grégoire Saréïef" et "le camarade Karaséïef", ont une consonance parfaitement étrangère à la langue russe. La terminaison éïef dans les noms de famille russes ne se rencontre que rarement, et seulement dans des combinaisons déterminées. Mais le démasqueur de bolcheviks, l'auteur de la brochure en langue anglaise qu'invoque Kautsky, porte justement un nom en éïef (Wintch-Maléïeff). Il est évident que cet individu, ce flic anglo-bulgare, crée depuis son cabinet à Lausanne des socialiseurs de femmes qui sont, au plein sens du terme, à son image et à sa ressemblance.

En tout cas, ce sont des inspirateurs et des compagnons d'armes bien étranges que ceux de Kautsky !

Les soviets, les syndicats et le parti[modifier le wikicode]

Les soviets, en tant que forme d'organisation de la classe ouvrière, représentent pour Kautsky, par rapport aux partis et aux organisations professionnelles des pays plus avancés, "non pas une forme supérieure d'organisation, mais avant tout un succédané (Notbehelf), provenant de l'absence d'organisations politiques" (p. 51). Mettons que ce soit vrai pour la Russie. Mais alors pourquoi les Soviets ont-ils fait leur apparition en Allemagne ? Ne conviendrait-il pas de les rejeter complètement dans la république d'Ebert ? Nous savons cependant que Hilferding, le plus proche ami politique de Kautsky, proposait d'introduire les Soviets dans la constitution. Kautsky n'en dit rien.

Estimer que les soviets sont une organisation "primitive" est vrai dans l'exacte mesure où la lutte révolutionnaire ouverte est plus "primitive" que le parlementarisme. Mais la complexité artificielle de ce dernier ne concerne que des couches supérieures par le nombre. La révolution n'est possible que là où les masses sont directement concernées. La révolution d'Octobre a mis en marche des masses telles que la sovial-démocratie d'avant la révolution ne pouvait même pas rêver. Si vastes que soient les organisations du parti et des syndicats en Allemagne, la révolution les a d'emblée dépassées en largeur. Les masses révolutionnaires ont trouvé leur représentation immédiate dans l'organisation de délégués la plus simple et la plus à la portée de tous. On peut reconnaître que le soviet des députés ne s'élève à la hauteur ni du parti ni des syndicats pour ce qui est de la clarté du programme ou de la forme d'organisation. Mais il est de loin au-dessus et du parti et des syndicats par le nombre de ceux qu'il entraîne dans la lutte de masse organisée, et cette supériorité numérique donne au soviet une prépondérance révolutionnaire indiscutable. Le soviet englobe tous les travailleurs de toutes les entreprises, de toutes les professions, de tous les degrés de développement culturel, de tous les niveaux de conscience politique, et par ce fait même, il est objectivement forcé de formuler les intérêts généraux du prolétariat.

Le "Manifeste du Parti Communiste" considérait que la tâche des communistes était précisément de formuler les intérêts historiques généraux de la classe ouvrière tout entière.

"Les communistes se distinguent des autres partis prolétariens - d'après les termes du Manifeste - en ceci seulement que, d'une part, dans la lutte des prolétaires des différentes nations, ils font valoir et défendent les intérêts du prolétariat dans son ensemble, indépendamment des nationalités; que, d'autre part, à toutes les phases de la lutte qui a lieu entre le prolétariat et la bourgeoisie, ils représentent toujours l'intérêt de l'ensemble du mouvement". Sous la forme de l'organisation des Soviets qui embrasse l'ensemble de la classe, le mouvement se prend lui-même "dans son enseemble". A partir de là, on voit clairement pourquoi les communistes pouvaient et devaient devenir le parti dirigeant des soviets.

Mais à partir de là, on voit aussi toute la fausseté de l'appréciation des soviets comme "succédanés" du parti (Kautsky), et toute la stupidité des tentatives faites pour introduire les soviets, en qualité de levier secondaire, dans le mécanisme de la démocratie bourgeoise (Hilferding). Les soviets sont l'organisation de la révolution prolétarienne et ils ont un sens soit comme organe de lutte pour le pouvoir, soit comme appareil du pouvoir de la classe ouvrière.

Incapable de comprendre le rôle révolutionnaire des soviets, Kautsky voit des insuffisances fondamentales dans ce qui constitue leur mérite principal : "Il est impossible, écrit-il, d'établir une ligne de démarcation exacte entre bourgeois et ouvriers. Cette distinction a toujours quelque chose d'arbitraire qui transforme l'idée des soviets en un support favorisant le despotisme dictatorial, mais inapte à créer un régime gouvernemental clairement défini et systématiquement construit".

Selon Kautsky, une dictature de classe ne peut créer des institutions qui conviennent à sa nature, pour cette raison qu'il n'existe pas de ligne de démarcation impeccable entre les classes. Mais alors, que devient la lutte des classes en général ? Car c'est justement dans la multiplicité des degrés intermédiaires entre la bourgeoisie et le prolétariat que les idéologues petit-bourgeois ont toujours trouvé leur argument le plus sérieux contre "le principe" même de la lutte des classes. Pour Kautsky, les doutes sur les principes commencent précisément au moment où le prolétariat, ayant surmonté le caractère informe et instable des classes intermédiaires, entraînant à sa suite une partie de ces classes, rejetant le reste dans le camp de la bourgeoisie, a organisé de fait sa dictature dans le régime Etatique des soviets. Les soviets sont un appareil irremplaçable de domination prolétarienne précisément parce que leurs cadres sont élastiques et souples, de sorte que toutes les modifications, non seulement sociales, mais aussi politiques, qui se produisent dans les rapports entre les classes et les couches sociales, peuvent immédiatement trouver leur expression dans l'appareil soviétique. Commençant par les plus grosses usines et fabriques, les soviets font ensuite entrer dans leur organisation les ouvriers des ateliers et les employés de commerce; ils entrent dans les campagnes, organisent la lutte des paysans contre les propriétaires fonciers, puis les couches inférieures et moyennes de la paysannerie contre les koulaks. L'Etat ouvrier utilise d'innombrables employés qui proviennent dans une large mesure de la bourgeoisie et de l'intelligentsia bourgeoise. Dans la mesure où ils se plient à la discipline du régime soviétique, ils trouvent une représentation dans le système des soviets. S'élargissant - et parfois, se rétrécissant - selon que s'étendent ou se rétrécissent les positions sociales conquises par le prolétariat, le système soviétique reste l'appareil étatique de la révolution sociale, dans sa dynamique interne, dans ses flux et reflux, dans ses erreurs et dans ses succès. Lorsque la révolution sociale aura définitivement triomphé, le système soviétique s'étendra à toute la population, pour perdre du même coup son caractère étatique et se dissoudre en un puissant système coopératif de production et de consommation.

Si le parti et les syndicats étaient des organisations de préparation de la révolution, les soviets sont l'instrument de cette révolution elle-même. Après sa victoire, les soviets deviennent les organes du pouvoir. Le rôle du parti et des syndicats, sans diminuer d'importance, se modifie substantiellement.

La direction générale des affaires est concentrée entre les mains du parti. Le parti n'administre pas directement, car son appareil n'est pas adapté à cette tâche. Mais il a voix décisive sur toutes les questions de principe qui se présentent. Bien plus, l'expérience nous a conduits à décider que sur toutes les questions litigieuses, dans tous les conflits entre les administrations et dans les conflits de personnes à l'intérieur des administrations, le dernier mot appartenait au Comité Central du parti. Cela épargne beaucoup de temps et d'énergie, et dans les circonstances les plus difficiles et les plus compliquées, cela garantit l'indispensable unité d'action. Un pareil régime n'est possible que si l'autorité du parti reste absolument incontestée, que si la discipline du parti ne laisse absolument rien à redire. Fort heureusement pour la révolution, notre Parti satisfait également à ces deux conditions. Quant à savoir si dans d'autres pays, qui n'ont pas hérité d'une forte organisation révolutionnaire trempée dans les combats, on pourra disposer d'un parti communiste doté d'autant d'autorité que le nôtre quand sonnera l'heure de la révolution prolétarienne, il est difficile de le dire à l'avance. Mais il est parfaitement évident que de la solution de cette question dépend en grande partie la marche de la révolution socialiste dans chaque pays.

Le rôle exceptionnel que joue le parti communiste lorsque la révolution prolétarienne a remporté la victoire, est tout à fait compréhensible. Il s'agit de la dictature d'une classe. A l'intérieur de cette classe on trouve des couches diverses, des états d'esprit dissemblables, des niveaux de développement différents. Or la dictature présuppose unité de volonté, unité de direction, unité d'action. Par quelle autre voie pourrait-elle se réaliser ? La domination révolutionnaire du prolétariat suppose dans le prolétariat même la domination d'un parti pourvu d'un programme d'action bien défini, et fort d'une discipline interne indiscutée.

La politique des blocs est en contradiction intime avec le régime de la dictature révolutionnaire. Nous envisageons ici non pas un bloc constitué avec les partis bourgeois, il ne saurait absolument pas en être question, mais un bloc de communistes avec d'autres organisations "socialistes" qui représentent à des degrés divers les idées arriérées et les préjugés des masses travailleuses.

La révolution sape rapidement tout ce qui est instable, elle use ce qui est artificiel; les contradictions masquées par le bloc se découvrent sous la pression des événements révolutionnaires. Nous l'avons constaté par l'exemple de la Hongrie, où la dictature du prolétariat a pris la forme politique d'une coalition des communistes avec des opportunistes déguisés. La coalition s'est rapidement disloquée. Le parti communiste a chèrement payé l'incapacité révolutionnaire et la trahison politique de ses compagnons de route. Il est absolument évident qu'il aurait été plus avantageux pour les communistes hongrois de venir au pouvoir plus tard, après avoir préalablement laissé aux opportunistes de gauche la possibilité de se compromettre à fond. Une autre question est de savoir jusqu'à quel point cela était possible. En tout cas, le bloc avec les opportunistes, qui n'a masqué que provisoirement la faiblesse relative des communistes hongrois, les a en même temps empêchés de se renforcer au détriment des opportunistes et les a menés à la catastrophe.

La même idée est assez bien illustrée par l'exemple de la révolution russe. Le bloc des bolcheviks avec les socialistes-révolutionnaires de gauche, après avoir duré quelques mois, a pris fin par une rupture sanglante. Il est vrai que c'est moins nous, communistes, qui avons fait les frais de ce bloc, que nos compagnons infidèles. Il est évident que ce bloc où nous étions les plus forts et où, par conséquent, nous ne risquions pas trop à tenter d'utiliser, pour un certain parcours historique, l'extrême-gauche de la démocratie petite-bourgeoise, devait être totalement justifié sur le plan tactique. Néanmoins, l'épisode des socialistes-révolutionnaires de gauche montre très clairement qu'un régime d'accommodements, d'accords, de concessions mutuelles - et c'est en cela que consiste le régime du bloc - ne peut tenir longtemps à une époque où les situations changent avec une extrême rapidité et où il faut la plus grande unité de vue pour rendre possible l'unité d'action.

On nous a accusés plus d'une fois d'avoir substitué à la dictature des soviets celle du parti. Et cependant, on peut affirmer sans risquer de se tromper, que la dictature des soviets n'a été possible que grâce à la dictature du parti : grâce à la clarté de sa vision théorique, grâce à sa forte organisation révolutionnaire, la parti a assuré aux soviets la possibilité de se transformer, d'informes parlements ouvriers qu'ils étaient, en un appareil de domination du travail. Dans cette "substitution" du pouvoir du parti au pouvoir de la classe ouvrière, il n'y a rien de fortuit et même, au fond, il n'y a là aucune substitution. Les communistes expriment les intérêts fondamentaux de la classe ouvrière. Il est tout à fait naturel qu'à l'époque où l'histoire met à l'ordre du jour ces intérêts dans toute leur étendue, les communistes deviennent les représentants reconnus de la classe ouvrière dans sa totalité.

- Mais qu'est-ce qui vous garantit, nous demandent quelques malins, que c'est précisément votre parti qui représentent les intérêts du développement historique ? En supprimant ou en rejetant dans la clandestinité les autres partis, vous vous êtes privés de leur émulation politique, vous vous êtes privés de la possibilité de vérifier votre ligne.

Cette considération est dictée par une idée purement libérale de la marche de la révolution. A une époque où tous les antagonismes se déclarent ouvertement et où la lutte politique se transforme rapidement en guerre civile, le parti dirigeant a, pour vérifier sa ligne de conduite, assez de critères matériels en dehors du tirage possible des journaux mencheviks. Noske décime les communistes, et pourtant leur nombre augmente. Nous avons écrasé les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, et il n'en reste rien. Ce critère nous suffit. En tout cas, notre tâche consiste, non pas à évaluer statistiquement à chaque moment un regroupement de courants, mais bien à assurer la victoire de notre courant, le courant de la dictature prolétarienne, et à trouver dans le fonctionnement de cette dictature, dans ses frictions internes, un critère suffisant pour notre propre contrôle.

L'"indépendance" durable du mouvement syndical à l'époque de la révolution prolétarienne est aussi impossible que la politique des blocs. Les syndicats deviennent les organes économiques les plus importants du prolétariat au pouvoir. Parce fait même, ils tombent sous la direction du parti communiste. Ce ne sont pas seulement les questions de principe du mouvement syndical, mais aussi les conflits organisationnels sérieux à l'intérieur de ce mouvement qui sont résolus par le Comité Central de notre parti.

Les partisans de Kautsky accusent le pouvoir soviétique d'être la dictature "d'une partie" seulement de la classe ouvrière. "Si au moins, disent-ils, la dictature était le fait de la classe tout entière !". Il n'est pas facile de comprendre cc qu'ils entendent exactement par là. La dictature du prolétariat signifie, dans son essence même, la domination immédiate d'une avant-garde révolutionnaire qui s'appuie sur les lourdes masses et qui oblige, quand il le faut, les couches les plus arriérées à se rallier. Cela concerne aussi les syndicats. Après la conquête du pouvoir par le prolétariat, ils prennent un caractère obligatoire. Ils doivent englober tous les ouvriers d'industrie. Le parti, comme auparavant, n'inclut dans ses rangs que les plus conscients et les plus dévoués d'entre eux. Ce n'est que par une grande sélection qu'il élargit ses rangs. D'où le rôle de direction de la minorité communiste dans les syndicats, rôle qui correspond à la prédominance exercée par le parti communiste dans les soviets, et qui est l'expression politique de la dictature du prolétariat.

Les syndicats deviennent les agents directs de la production sociale. Ils expriment non seulement les intérêts des ouvriers d'industrie, mais les intérêts de l'industrie elle-même. Dans la première période, les tendances trade-unionistes relèvent plus d'une fois la tête dans les syndicats, les poussant à marchander avec l'Etat soviétique, à lui poser des conditions, à exiger de lui des garanties. Mais plus on avance, plus les syndicats comprennent qu'ils sont les organes de production de l'Etat soviétique; il prennent sur eux la responsabilité de son destin, ne s'opposent pas à lui, mais s'identifient avec lui. Les syndicats deviennent les promoteurs de la discipline du travail. Ils exigent des ouvriers un travail intensif dans les conditions les plus pénibles aussi longtemps que l'Etat ouvrier n'a pas les forces nécessaires pour modifier ces conditions. Les syndicats deviennent des promoteurs de la répression révolutionnaire à l'encontre des éléments indisciplinés, turbulents et parasitaires de la classe ouvrière. Abandonnant la politique trade-unioniste qui est, dans une certaine mesure, inséparable du mouvement syndical dans les limites de la société capitaliste, les syndicats prennent sur toute la ligne le chemin de la politique du communisme révolutionnaire.

La politique paysanne[modifier le wikicode]

Les bolcheviks, vitupère Kautsky, "voulaient vaincre les paysans aisés dans les campagnes en n'accordant de droits politiques qu'aux paysans les plus pauvres. Ensuite, ils ont de nouveau rendu aux paysans aisés le droit d'être représentés" (p. 142).

Kautsky énumère les "contradictions" apparentes de notre politique à l'égard des paysans sans poser la question de son orientation générale et des contradictions internes inhérentes à la situation économique et politique du pays.

La paysannerie russe telle qu'elle est entrée dans l'organisation des soviets se composait de trois couches : les paysans pauvres, vivant en grande partie de la vente de leur force de travail et achetant les vivres nécessaires à leur consommation; la couche des paysans moyens se suffisant à eux-mêmes grâce aux produits de leurs exploitations, dont ils vendaient le surplus dans une certaine proportion; la couche supérieure, c'est-à-dire les riches, les koulaks, qui achetaient systématiquement la force de travail et vendaient sur une large échelle les produits de leurs exploitations agricoles. Il va sans dire que ces groupes ne se distinguaient ni par des signes particuliers, ni par leur homogénéité sur toute l'étendue du pays. La paysannerie pauvre était pourtant en général dans son ensemble l'alliée naturelle et incontestable du prolétariat des villes, tandis que les koulaks étaient tout aussi indiscutablement et irréconciliablement ses ennemis; la plus large couche paysanne, la couche moyenne, était la plus oscillante.

Si le pays n'avait pas été aussi épuisé, si le prolétariat avait eu la possibilité de fournir aux masses paysannes la quantité indispensable de biens de consommation et de moyens de culture, la jonction de la majorité de la paysannerie laborieuse avec le nouveau régime eût été bien plus aisée. Mais le désordre économique du pays, qui n'était pas la conséquence de notre politique agraire et de ravitaillement, mais dérivait de causes antérieures qui avaient survécu à l'instauration de cette politique, priva pendant une longue période les villes de toute possibilité de fournir la campagne en produits de l'industrie textile ou métallurgique, en denrées coloniales, etc. L'industrie ne pouvait cependant pas renoncer à tirer des campagnes quelque ravitaillement, même minime. Le prolétariat exigea de la paysannerie des avances en vivres, des prêts économiques sur les valeurs qu'il se préparait seulement à créer. Le symbole de ces valeurs futures était le signe de crédit, dévalué depuis. Mais la masse paysanne n'est guère capable d'abstraction historique. Attachée au pouvoir des soviets par la liquidation des grandes propriétés, et voyant en lui une garantie contre la restauration du tsarisme, il n'est pourtant pas rare que la paysannerie refuse de lui livrer du blé, trouvant la transaction désavantageuse tant qu'elle ne reçoit en échange ni tissus, ni clous, ni pétrole.

Le pouvoir des soviets tendait naturellement à faire peser le poids essentiel de l'impôt du ravitaillement sur les couches supérieures de la campagne. Mais dans les conditions sociales informes de la campagne, les koulaks les plus influents, habitués à mener les paysans moyens, trouvaient des dizaines de moyens pour repasser la charge de l'impôt aux larges masses paysannes et les rendre ainsi hostiles au pouvoir des Soviets. Mettre en défiance les paysans pauvres, éveiller leur hostilité à l'encontre des koulaks, s'imposait. Les comités de paysans pauvres servirent à cela. Ils se créaient à la base, à partir d'éléments qui avaient été auparavant écrasés, repoussés à l'arrière-plan, privés de tout droit. Il y eut naturellement parmi eux un certain nombre d'éléments à demi parasitaires, ce qui fournit le thème principal de la propagande démagogique des "socialistes" populistes, dont les discours trouvaient un écho plein de gratitude au cœur des koulaks. A elle seule, la remise du pouvoir dans les campagnes à la paysannerie pauvre avait une signification révolutionnaire incommensurable. Afin de diriger les semi-prolétaires de la campagne, le parti envoyait des ouvriers avancés qui accomplissaient un travail inappréciable. Les comités de paysans pauvres devinrent de véritables organes de choc contre les koulaks. Appuyés par le pouvoir de l'Etat, ils mirent par là même la couche moyenne de la paysannerie en demeure de choisir, non seulement entre le pouvoir des soviets et celui des propriétaires, mais encore entre la dictature du prolétariat et des éléments semi-prolétariens de la campagne, et l'arbitraire des koulaks. Par une série de leçons dont quelques-unes furent très cruelles, la paysannerie fut obligée de se convaincre que le régime des soviets, qui avait chassé les propriétaires et les policiers, impose à son tour aux paysans de nouvelles obligations et exigent de leur part des sacrifices. Cette pédagogie politique à l'usage de dizaines de millions de paysans moyens ne fut ni agréable, ni commode comme dans une salle de classe, et elle ne donna pas des résultats incontestables et immédiats. Il y eut des révoltes de la paysannerie moyenne, alliée aux koulaks, et tombant invariablement dans tous ces cas sous la direction de gros propriétaires contre-révolutionnaires; il y eut des abus commis par des agents locaux du pouvoir soviétique, en particulier par les comités de paysans pauvres. Mais le but politique essentiel fut atteint . Si les puissants koulaks ne furent pas complètement anéantis, ils furent profondément ébranlés et perdirent leur confiance en eux-mêmes. Tout en demeurant politiquement informe, de même qu'elle l'est économiquement, la catégorie des paysans moyens s'habitua à considérer comme son représentant non plus le koulak braillard, mais l'ouvrier avancé des villes. Ce résultat capital une fois atteint, les comités de paysans pauvres, institutions temporaires, coin acéré enfoncé dans la masse paysanne, durent céder la place aux soviets, dans lesquels les paysans pauvres sont représentés en même temps que la moyenne paysannerie.

Les comités de paysans pauvres vécurent près de six mois, de juin à décembre 1918. Dans leur organisation comme dans leur suppression, Kautsky ne voit que des "oscillations" de la politique des soviets. Il s'abstient cependant de la moindre allusions aux leçons pratiques à en tirer. Et du reste, où les prendrait-il ? L'expérience que nous faisons à cet égard est sans précédent et les problèmes que résout pratiquement le pouvoir des Soviets n'ont pas de recettes livresques. Dans ce que Kautsky appelle des contradictions politiques, il y a en réalité des manœuvres actives du prolétariat à l'intérieur de la masse paysanne friable et encore indivise. Le voilier doit bien manœuvrer face au vent, et nul ne songe cependant à voir des contradictions dans les manœuvres qui le mènent au but.

Dans la question des communes agricoles et des exploitations soviétiques, on peut de même noter pas mal de "contradictions", marquant à la fois des fautes isolées et des étapes différentes de la révolution. Combien de terres l'Etat soviétique gardera-t-il en Ukraine et combien en remettra-t-il aux paysans ? Quelle orientation donner aux communes agricoles ? Sous quelle forme les soutenir afin de ne pas en faire des pépinières du parasitisme ? Comment en assurer le contrôle ? Autant de problèmes absolument nouveaux posés par l'œuvre économique socialiste. Ces problèmes ne sont résolus d'avance ni en théorie, ni en pratique, et notre ligne programmatique de principe doit même encore trouver dans leur solution son application effective et sa vérification expérimentale, au prix d'inévitables déviations temporaires à droite ou à gauche.

Mais même le fait que le prolétariat russe ait trouvé un appui dans la paysannerie, Kautsky le retourne contre nous: "Cela a introduit dans le régime soviétique un élément économiquement réactionnaire qui avait été épargné [!] à la Commune de Paris, dont la dictature ne reposait pas sur des soviets paysans".

Comme s'il nous était possible de recueillir l'héritage de l'ordre féodal bourgeois en éliminant à volonté l'"élément économique réactionnaire" ! Mais ce n'est pas tout. Ayant empoisonné le pouvoir des soviets d'un "élément réactionnaire", la paysannerie nous a privés de son appui. Elle "exècre" aujourd'hui les bolcheviks. Kautsky le tient de source sûre, par les radios de Clémenceau et les tuyaux des mencheviks.

De fait, de larges couches de la paysannerie souffrent du manque des produits manufacturés indispensables. Mais il est aussi certain que tous les autres régimes - et on en a vu beaucoup, dans différentes parties de la Russie, au cours des trois dernières années - pesèrent sur les épaules des paysans d'un poids infiniment plus lourd. Ni le gouvernement monarchique, ni le gouvernement démocratique n'ont pu augmenter les réserves de marchandises. L'un et l'autre avaient besoin du blé et des chevaux paysans. Pour mener leur politique, les gouvernements bourgeois, y compris ceux des kautskistes-mencheviks, se servaient d'un appareil purement bureaucratique qui comptait moins que l'appareil soviétique - formé d'ouvriers et de paysans - avec les besoins de l'économie paysanne. Le résultat est qu'en dépit de ses hésitations, de son mécontentement et même de ses révoltes, le paysan moyen conclut qu'en fin de compte, quelles que soient pour lui les difficultés sous le bolcheviks, ce serait infiniment plus dur sous tout autre régime. Il est parfaitement exact que le soutien des paysans fut "épargné" à la Commune de Paris. Celle-ci, en revanche, ne fut pas épargnée par l'armée paysanne de Thiers ! Tandis que notre armée, composée pour les quatre cinquièmes de paysans, se bat avec enthousiasme et succès pour la République des Soviets. Et ce seul fait, démentant Kautsky et ceux qui l'inspirent, donne la meilleur appréciation de la politique paysanne du pouvoir soviétique.

Le pouvoir soviétique et les spécialistes[modifier le wikicode]

"Les bolcheviks, raconte Kautsky, pensèrent d'abord se passer des intellectuels, des spécialistes" (p. 128), Convaincus par la suite de la nécessité des intellectuels, ils ont cessé leur cruelles représailles et se sont mis à attirer l'intelligentsia par toutes sortes de mesures, et notamment par de hautes rémunérations. Et Kautsky d'ironiser : "De sorte que la bonne manière d'attirer les intellectuels consiste à les malmener d'abord impitoyablement" (p. 129). Précisément. Avec la permission de tous les philistins, la dictature du prolétariat consiste aussi, précisément, à "malmener" les classes autrefois dominantes pour les obliger à reconnaître l'ordre nouveau et à s'y soumettre. Elevée dans le préjugé de la toute-puissance de la bourgeoisie, l'intelligentsia professionnelle demeura longtemps sans croire, sans pouvoir croire, sans vouloir croire, que la classe ouvrière était réellement capable d'administrer le pays, qu'elle n'avait pas pris le pouvoir du fait d'un hasard, que la dictature du prolétariat était un fait indiscutable. L'intelligentsia bourgeoise considérait donc avec une grande légèreté ses obligations envers l'Etat ouvrier, même quand elle entrait à son service, et trouvait tout simple et naturel, en régime prolétarien, de recevoir de l'argent de Wilson, de Clémenceau ou de Mirbach pour faire de l'agitation antisoviétique, ou bien de livrer des secrets militaires et des ressources techniques aux gardes blancs et aux impérialistes étrangers. Il fallait lui montrer par les faits - et lui montrer fermement - que le prolétariat n'avait pas pris le pouvoir pour permettre à ses dépens de pareilles plaisanteries.

Dans les peines rigoureuses édictées à l'encontre de l'intelligentsia, notre petit-bourgeois idéaliste voit "les conséquences d'une politique qui tend à attirer les intellectuels non par la persuasion, mais à coup de pieds" (p. 129). Kautsky s'imagine donc sérieusement qu'on peut amener l'intelligentsia à l'œuvre d'édification socialiste par la seule persuasion - et ce, alors que dans tous les autres pays règne encore une bourgeoisie qui ne recule devant aucun moyen pour intimider, corrompre ou séduire l'intelligentsia russe, afin d'en faire l'instrument de l'asservissement colonial de la Russie.

Au lieu d'analyser le cours de la lutte, Kautsky donne en ce qui concerne l'intelligentsia des recettes scolaires. Il est complètement faux que notre parti, ne se rendant pas compte de l'importance de l'intelligentsia dans l'œuvre économique et culturelle que nous avons devant nous, ait tenté de se passer d'elle. Au contraire. Lorsque la lutte pour la conquête et la consolidation du pouvoir atteignait son plus haut degré d'intensité, que la majorité de l'intelligentsia jouait le rôle d'un bataillon d'assaut de la bourgeoisie, nous combattant ouvertement ou sabotant nos institutions, le pouvoir des soviets combattait impitoyablement les spécialistes précisément parce qu'il se rendait compte de leur valeur organisatrice énorme tant qu'ils se bornent à remplir les missions que leur confie une des classes fondamentales, et ne s'efforcent pas d'édifier une politique "démocratique" indépendante. Ce n'est qu'après que la résistance de l'intelligentsia eut été brisée par une lutte sévère que s'ouvrit la possibilité de convier les spécialistes au travail. Nous nous engageâmes aussitôt dans cette voie. Elle ne se révéla pas si simple. Des rapports existant dans la société capitaliste entre l'ouvrier et le directeur d'usine, l'employé et le directeur, le soldat et l'officier, subsistait une profonde défiance de classe à l'égard des spécialistes. Cette défiance s'était accrue pendant la première période de la guerre civile, quand l'intelligentsia s'était acharnée à briser la révolution ouvrière par la faim et par le froid. Eliminer cet état d'esprit, passer de l'antagonisme violent à la collaboration pacifique n'était pas une chose facile. Les masses ouvrières devaient s'accoutumer à voir dans l'ingénieur, l'agronome, l'officier, non plus l'oppresseur d'hier, mais le collaborateur utile d'aujourd'hui, le spécialiste indispensable, à la disposition du pouvoir ouvrier et paysan. Nous avons déjà montré combien Kautsky a tort d'attribuer au Pouvoir des soviets l'intention de principe de remplacer les spécialistes par des prolétaires. Mais il est certain qu'un penchant dans ce sens devait se manifester dans les larges masses du prolétariat. Une classe jeune, qui vient de se prouver à elle-même son aptitude à surmonter les plus grands obstacles, qui vient de mettre en pièces le voile mystique qui entourait le pouvoir des possédants, qui s'est convaincue que "les arts humains ne sont pas le fait des dieux", cette classe révolutionnaire est naturellement portée, dans la personne de ses éléments les moins mûrs, à surestimer de prime abord son aptitude à trancher toutes questions sans avoir recours à l'aide des spécialistes cultivés de la bourgeoisie.

Toutes les fois que ces tendances se sont manifestées de façon quelque peu précise, nous les avons combattues dès le premier jour.

"A l'heure actuelle, le pouvoir des Soviets étant assuré, disions-nous à la Conférence urbaine de Moscou le 28 mars 1918, la lutte contre le sabotage doit tendre à transformer les saboteurs d'hier en serviteurs, en agents, en directeurs techniques, partout où le nouveau régime en a besoin. Si nous n'y réussissons pas, si n'attirons pas toutes les forces qui nous sont nécessaires, si nous ne les mettons pas au service des soviets, alors notre lutte d'hier contre le sabotage, la lutte militaire et révolutionnaire, sera par là même condamnée comme tout à fait inutile et stérile.

"Ces techniciens, ces ingénieurs, ces médecins, ces instituteurs, ces officiers d'hier renferment, comme les machines inanimées, une partie de notre capital national, que nous avons le devoir d'exploiter, d'utiliser, si nous voulons d'une façon générale résoudre les problèmes essentiels qui se posent à nous.

"La démocratisation - et c'est, pour tout marxiste, le b-a ba - ne consiste pas à tenir pour nulles l'importance des compétences, l'importance des personnes possédant des connaissances spéciales, et à les remplacer toujours et partout par des collectifs élus. Les collectifs élus, composés des meilleurs éléments de la classe ouvrière mais ne possédant pas les connaissances techniques indispensables, ne peuvent remplacer le technicien sorti des écoles spéciales et qui sait faire un travail spécial donné. La diffusion de la collégialité, que nous observons dans tous les domaines, est la réaction toute naturelle d'une classe jeune, révolutionnaire, hier encore opprimée, qui répudie l'autorité personnelle de ses maîtres d'hier, des patrons et des commandants, et place partout ses représentants élus. C'est, dis-je, une réaction révolutionnaire tout à fait naturelle et saine, à l'origine. Mais ce n'est pas le nec plus ultra de l'édification économique et étatique de la classe prolétarienne.

"L'étape suivante doit consister en l'auto-limitation du principe collégial, en une saine et nécessaire auto-limitation par la classe ouvrière, qui sait dans quels cas le dernier mot appartient au représentant élu des ouvriers, et dans quels autres il convient de céder le pas au technicien, au spécialiste armé de connaissances spéciales, auquel on doit imposer une grande responsabilité, et qui doit être soumis à un contrôle politique vigilant. Mais il est indispensable de laisser au spécialiste la possibilité d'une activité libre, d'une création libre, car nul spécialiste tant soit peu capable et doué ne peut travailler dans le domaine qui est le sien s'il est subordonné dans son travail technique à un collectif de personnes qui ne connaissent pas ce domaine. Un contrôle soviétique collégial, politique, partout et toujours, mais pour les fonctions d'exécution il est indispensable de désigner des spécialistes techniciens, de les placer à des postes de responsabilité et de leur imposer ces responsabilités.

"Ceux qui redoutent cette nécessité témoignent inconsciemment d'une profonde défiance à l'égard du régime soviétique. Ceux qui s'imaginent qu'en confiant des postes techniques aux saboteurs d'hier nous mettons en danger les assises mêmes du régime soviétique ne se rendent pas compte que nul ingénieur, nul général ne peut faire trébucher le régime soviétique, qui est invincible au sens politique, révolutionnaire et militaire - mais que le régime soviétique peut trébucher sur sa propre incapacité à résoudre les problèmes de l'organisation créatrice.

"Il lui est nécessaire de tirer des anciennes institutions tout ce qu'elles ont de viable et de précieux et de tout atteler à l'œuvre nouvelle.

"Si nous ne le faisions pas, camarades, nous ne remplirions pas nos tâches essentielles, car il serait impossible, en rejetant toutes les forces accumulées parle passé, de trouver en notre sein tous les spécialistes nécessaires dans les plus brefs délais.

"En somme, cela reviendrait à dire que nous renonçons à nous servir de toutes les machines qui ont contribué jusqu'à présent à l'exploitation des travailleurs. Ce serait de la folie. Attirer les spécialistes compétents nous est aussi nécessaire que de prendre en compte tous les moyens de production et de transport et, d'une façon générale, toutes les richesses du pays. Nous devons - et sans tarder - recenser les techniciens spécialistes et les soumettre en fait à l'obligation du travail, tout en leur offrant un large champ d'activité et en exerçant sur eux un contrôle politique[21]".

La question des spécialistes s'est posée, dès le début, de façon particulièrement aiguë dans le domaine militaire. Et c'est là qu'elle fut résolue en premier, sous la pression d'une nécessité inéluctable.

Dans l'administration de l'industrie et des transports, les formes d'organisation indispensables sont encore loin d'être complètement achevées aujourd'hui. Il faut en chercher la cause dans le fait que pendant les deux premières années, nous avons dû sacrifier les intérêts du transport et de l'industrie à ceux de la défense militaire. Le cours si changeant de la guerre civile a, d'autre part, été un obstacle à l'établissement de relations correctes avec les spécialistes. Les techniciens qualifiés de l'industrie et du transport, les médecins, les instituteurs, les professeurs ou bien se joignaient aux armées en retraite de Dénikine et de Koltchak, ou bien étaient emmenés par force. Ce n'est que maintenant, alors que la guerre civile tire à sa fin, que la masse des intellectuels se réconcilie avec le pouvoir des soviets ou s'incline devant lui. Les problèmes économiques sont au premier plan. L'organisation scientifique de la production est l'un des plus importants. Un immense champ d'activité s'ouvre devant les spécialistes. Pour un travail créateur, leur indépendance apparaît indispensable. Quant à la direction générale de l'industrie à l'échelle du pays, elle est concentrée entre les mains du parti du prolétariat.

La politique internationale du pouvoir soviétique[modifier le wikicode]

"Les bolcheviks, raisonne Kautsky, avaient pu réunir les forces nécessaires à la conquête du pouvoir politique parce qu'ils étaient le seul parti russe qui exigeât plus énergiquement que tous les autres la paix, - à n'importe quel prix, une paix séparée, sans se soucier de ses répercussions sur la situation internationale, sans songer au concours qu'ils prêteraient par là à la victoire et à la domination mondiale de la monarchie militaire allemande, de la protection de laquelle ils bénéficièrent un temps assez long, comme les rebelles hindous ou irlandais ou comme les anarchistes italiens" (p. 42).

Kautsky ne sait donc sur les causes de notre victoire qu'une seule chose, c'est que nous avions la paix comme mot d'ordre. Il n'explique pas la solidité du pouvoir soviétique quand celui-ci remobilisa une partie considérable des soldats de l'armée impérialiste pour repousser victorieusement, pendant deux ans, ses ennemis politiques.

Sans doute, le mot d'ordre de paix a joué un rôle énorme dans notre lutte, mais c'était précisément parce qu'il s'attaquait à la guerre impérialiste. Ce n'étaient point les soldats fatigués qui le soutenaient le plus vigoureusement, mais les ouvriers d'avant-garde, pour qui la paix signifiait non pas le repos, mais une lutte irréconciliable contre les exploiteurs. Ces mêmes ouvriers devaient plus tard donner leur vie sur les fronts soviétiques au nom de la paix.

Affirmer que nous exigions la paix sans nous soucier de l'influence qu'elle aurait sur la situation internationale, c'est rabâcher l'air de la calomnie des cadets et des mencheviks. Le parallèle tracé entre nous et les nationalistes germanophiles de l'Inde et de l'Irlande se base sur le fait que l'impérialisme allemand a tenté, en effet, de nous utiliser comme les Hindous et les Irlandais. Mais les chauvins français ont travaillé, eux aussi, pour utiliser dans leur propre intérêt, Liebknecht, Rosa Luxemburg - et même Kautsky et Bernstein! Toute la question est de savoir si nous nous sommes laissés utiliser. Notre ligne de conduite a-t-elle donné, ne fût-ce qu'une seule fois, aux ouvriers européens la moindre raison de nous rattacher à l'impérialisme allemand ? Il suffit de se rappeler la marche des pourparlers de Brest-Litovsk leur rupture et l'offensive allemande de février 1918, pour dévoiler le cynisme de l'accusation de Kautsky. A proprement parler, il n'y eut pas un seul jour de paix entre nous et les impérialistes allemands. Sur les fronts de l'Ukraine et du Caucase, dans la mesure où nous le permettaient nos forces insignifiantes, nous avons poursuivi la guerre sans l'appeler ouvertement par son nom. Nous étions trop faibles pour la faire sur tout le front russo-allemand, et, profitant du départ du gros des forces allemandes pour le front ouest, nous avons maintenu pendant quelque temps une fiction de paix. Si l'impérialisme allemand s'est trouvé assez fort, en 1917 et 1918, pour nous imposer la paix de Brest-Litovsk en dépit de tous les efforts que nous avions faits pour nous débarrasser de ce nœud coulant, nous le devons principalement à l'attitude honteuse de la social-démocratie allemande, dont Kautsky est resté une partie intégrante et indispensable. La paix de Brest-Litovsk a été prédéterminée le 4 août 1914. A ce moment, non seulement Kautsky n'a pas déclaré à l'impérialisme allemand la guerre qu'il exigea plus tard du pouvoir soviétique, encore impuissant en 1918 au point de vue militaire, mais il a proposé de voter les crédits de guerre "sous certaines conditions", et d'une façon générale, il s'est comporté de telle sorte qu'il fallut des mois pour savoir s'il était pour ou contre la guerre. Et ce poltron politique, qui abandonna au moment décisif toutes les positions fondamentales du socialisme, ose nous accuser d'avoir été forcés, à un certain moment, à une reculade - non idéologique, mais matérielle - et pourquoi ? Parce que nous étions trahis par la social-démocratie allemande, corrompue par le kautskysme, c'est-à-dire par une prostration politique dissimulée sous des théories.

Nous ne nous souciions pas de la situation internationale ! Mais pour apprécier cette situation, nous avions un critère plus profond que les autres et qui ne nous trompait pas. Comme force militaire active, l'armée russe n'existait plus dès avant la révolution de février. Sa désagrégation définitive était une chose inévitable. Si la révolution de février n'avait pas éclaté, le régime tsariste aurait conclu un arrangement avec la monarchie allemande. Mais en faisant avorter cet arrangement, la révolution de février, précisément parce qu'elle était une révolution, sapa définitivement l'armée, basée sur un principe monarchique. Un mois plus tôt, un mois plus tard, cette armée devait tomber en poussière. La politique militaire de Kérensky était celle de l'autruche. Il fermait les yeux sur la décomposition de l'armée, lançait des phrases sonores et menaçait en paroles l'impérialisme 'allemand.

Dans ces conditions, il ne nous restait qu'une issue : nous tenir sur le terrain de la paix, comme conclusion inévitable de l'impuissance militaire de la révolution, et faire de ce mot d'ordre un moyen d'action révolutionnaire sur tous les peuples de l'Europe. Autrement dit, au lieu d'attendre passivement avec Kérensky la catastrophe militaire finale qui aurait pu ensevelir la révolution sous ses ruines, nous emparer du mot d'ordre de la paix, entraîner le prolétariat européen et, en premier lieu, les ouvriers austro-allemands. C'est dans cet esprit que nous avons poursuivi nos pourparlers de paix avec les empires centraux et rédigé nos notes aux gouvernements de l'Entente. Nous avons fait traîner les négociations aussi longtemps que possible, afin de donner aux masses ouvrières de l'Europe le temps de comprendre nettement et clairement ce qu'était le pouvoir soviétique et quelle était sa politique. La grève de janvier 1918 en Allemagne et en Autriche nous montra que nos efforts n'avaient pas été vains. Cette grève fut le premier présage sérieux de la révolution allemande. Les impérialistes allemands comprirent que c'était nous qui étions pour eux un danger mortel. Le livre de Ludendorff en témoigne de manière très significative. Il est vrai que les impérialistes allemands ne se risquaient plus à des croisades ouvertes contre nous; mais là où ils étaient à même de nous faire une guerre masquée, en trompant, avec le concours de la social-démocratie allemande, les ouvriers allemands ils le faisaient : en Ukraine, sur le Don, au Caucase. En Russie centrale, à Moscou, le comte Mirbach fut, dès son arrivée dans la capitale russe, au centre de tous les complots contre-révolutionnaires contre le pouvoir soviétique, tout comme le camarade Ioffe entretenait à Berlin des liens étroits avec la révolution. L'extrême-gauche de la révolution allemande, le parti de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, marchait constamment de concert avec nous. La révolution allemande prit d'emblée la forme des Soviets, et le prolétariat allemand, malgré la paix de Brest-Litovsk, ne douta pas un instant que nous étions avec Liebknecht et non pas avec Ludendorff. Celui-ci, témoignant en novembre 1919 devant la commission du Reichstag, raconta comment "le haut commandement avait exigé la création d'une institution qui aurait pour but de découvrir les liens qui existaient entre les tendances révolutionnaires en Allemagne et en Russie. Après l'arrivée de Ioffe à Berlin, des consulats russes furent constitués dans de nombreuses villes allemandes. Ce fait eut des conséquences fâcheuses pour l'armée et pour la flotte". Quant à Kautsky, il trouve le triste courage d'écrire: "Si les choses en sont arrivées jusqu'à une révolution en Allemagne, en vérité la faute n'en est pas à eux [aux bolcheviks]" (p. 110-111).

Même si nous avions eu la possibilité, en 1917 et 1918, de soutenir la vieille armée tsariste en nous abstenant de l'action révolutionnaire au lieu d'activer sa destruction, nous aurions tout simplement prêté assistance à l'Entente, en couvrant de notre complicité ses brigandages en Allemagne, en Autriche et dans d'autres pays du monde. Avec une politique pareille, nous nous serions trouvés, au moment décisif, encore plus désarmés devant l'Entente que ne l'est l'Allemagne à l'heure actuelle; tandis que nous sommes en ce moment, grâce à la révolution d'Octobre et à la paix de Brest-Litovsk, le seul pays qui tienne debout, fusil à la main, en face de l'Entente. Non seulement notre politique internationale n'a pas aidé le Hohenzollern à occuper une position mondiale prédominante, mais nous avons au contraire contribué plus que quiconque, par la révolution d'Octobre, à sa chute. Nous nous sommes en même temps assuré un répit militaire qui nous a permis de créer une armée forte et nombreuse, la première armée prolétarienne de l'Histoire du monde, dont tous les chiens domestiques de l'Entente ne peuvent aujourd'hui avoir raison.

C'est en automne 1918, après la débâcle des armées allemandes, que nous avons traversé le moment le plus critique de notre situation internationale. Au lieu de deux camps puissants qui se neutralisaient plus ou moins l'un l'autre, nous avions devant nous l'Entente victorieuse, au sommet de sa puissance mondiale, et l'Allemagne écrasée, dont la canaille des hobereaux aurait considéré comme un bonheur et un honneur de sauter à la gorge du prolétariat russe pour un os jeté de la cuisine de Clémenceau. Nous proposâmes la paix à l'Entente et nous fûmes de nouveau prêts (puisque nous y étions forcés) à signer les conditions les plus dures. Mais Clémenceau, dont la rapacité impérialiste avait gardé intacts tous les traits de sa stupidité petite-bourgeoise, refusa aux junkers allemands l'os qu'il convoitaient et décida en même temps d'orner coûte que coûte l'Hôtel des Invalides des scalps des chefs de la Russie Soviétique. Sa politique nous rendit un éminent service. Nous nous défendîmes avec succès et tenons ferme jusqu'à ce jour.

Quelle était donc l'idée dirigeante de notre politique extérieure, après que les premiers mois d'exercice du pouvoir soviétique eussent révélé la stabilité encore considérable des gouvernements capitalistes d'Europe ? C'est précisément ce que Kautsky explique avec embarras comme un résultat accidentel : tenir ! Nous comprenions très clairement que le fait même de l'existence du pouvoir soviétique est un événement de la plus haute importance révolutionnaire. Et cette compréhension nous dicta des concessions et des retraites temporaires, non pas en matière de principes, mais dans le domaine des conclusions pratiques découlant d'une sobre appréciation de notre propre force. Nous nous sommes repliés comme une armée qui rend à l'ennemi une ville et même une forteresse, afin de regrouper, après ce mouvement de retraite, ses forces, non seulement pour la défensive, mais aussi pour l'offensive. Nous nous sommes repliés comme des grévistes qui n'ont plus ni forces, ni ressources pour aujourd'hui, mais qui, les dents serrées, se préparent à une nouvelle lutte. Si nous n'avions pas été pénétrés d'une foi inébranlable en l'importance mondiale de la dictature soviétique, nous n'aurions pas consenti aux si durs sacrifices de Brest-Litovsk. Si notre foi s'était trouvée en contradiction avec le cours réel des choses, le traité de Brest-Litovsk aurait été marqué par l'Histoire comme la capitulation inutile d'un régime condamné. C'est ainsi qu'appréciaient alors la situation non seulement les Kuhlmann, mais aussi les Kautsky de tous les pays. Quant à nous, nous avions apprécié avec justesse notre faiblesse d'alors et notre puissance future. L'existence de la république d'Ebert avec son suffrage universel, sa fourberie parlementaire. sa "liberté" de la presse et ses assassinats de dirigeants ouvriers, ne fait qu'ajouter un maillon à la chaîne historique de l'esclavage et de l'ignominie. L'existence du pouvoir soviétique est un fait d'une importance révolutionnaire immense. Il fallait le maintenir en mettant à profit le conflit des nations capitalistes, la continuation de la guerre impérialiste, l'impudence présomptueuse de la bande des Hohenzollern, la stupidité de la bourgeoisie mondiale dans les questions fondamentales de la révolution, l'antagonisme de l'Amérique et de l'Europe et les rapport inextricables à l'intérieur de l'Entente. Il fallait piloter le navire soviétique, encore inachevé, à travers une mer houleuse, au milieu de rochers et d'écueils et, tout en naviguant, en achever le gréage et l'armement.

Kautsky ose nous accuser une fois de plus de ne pas avoir marché, au début de 1918, faibles et désarmés, contre un ennemi puissant. Si nous l'avions fait, nous aurions été écrasés [2]. La première tentative importante du prolétariat pour s'emparer du pouvoir central aurait subi une défaite. L'aile révolutionnaire du prolétariat européen aurait reçu un coup des plus douloureux. L'Entente aurait conclu la paix avec le Hohenzollern sur le cadavre de la révolution russe, et la réaction capitaliste mondiale aurait obtenu un répit de plusieurs années. Kautsky nous calomnie sans vergogne quand il dit que nous n'avons pas pensé, en signant la paix de Brest, à l'influence qu'elle aurait sur les destinées de la révolution allemande. Nous avons alors discuté la question à tous les points de vue et nous n'avons envisagé qu'un seul critère, celui des intérêts de la révolution mondiale. Nous sommes arrivés à la conclusion que ces intérêts exigeaient impérieusement le maintien de l'unique pouvoir soviétique existant dans le monde. Et nous avons eu raison. Mais Kautsky attendait notre chute, sinon avec impatience, du moins avec assurance, et c'est sur cette chute présumée qu'il avait basé toute sa politique internationale.

Le procès-verbal de la séance du gouvernement de coalition du 19 novembre 1918, publié par le ministère Bauer, porte : 1°) Reprise de la discussion de la question relative à l'attitude de l'Allemagne à l'égard de la République Soviétique. Haase recommande une politique de temporisation. Kautsky adhère à l'opinion de Haase : "Il faut, dit-il, remettre la décision parce que le gouvernement soviétique ne pourra se maintenir et tombera inévitablement au bout de quelques semaines...". Ainsi, à l'heure où la situation du pouvoir soviétique était en effet très précaire et périlleuse, où la débâcle du militarisme allemand semblait donner à l'Entente la possibilité de nous anéantir "en quelques semaines", Kautsky ne manifeste nulle envie de nous secourir et, ne se bornant pas à s'en laver les mains, il participe activement à trahir la Russie révolutionnaire. Pour faciliter le rôle de Scheidemann, devenu le fidèle chien de garde de la bourgeoisie au lieu d'en être le fossoyeur conformément au rôle que lui assignait son propre "programme", Kautsky se hâte lui-même de devenir le fossoyeur du pouvoir soviétique. Mais le pouvoir soviétique est vivant. Il survivra à tous ses fossoyeurs.

VIII. Les questions d'organisation du travail[modifier le wikicode]

Le pouvoir soviétique et l'industrie[modifier le wikicode]

Si, dans la première période de la révolution soviétiques, les plus graves reproches du monde bourgeois s'adressaient à notre cruauté à notre esprit sanguinaire, on commença, par la suite, lorsque cet argument se fut émoussé et affaibli par l'usage, à nous rendre responsables de la désorganisation économique du pays. Conformément à sa mission actuelle, Kautsky traduit méthodiquement en un langage pseudo-marxiste toutes les accusations de la bourgeoisie qui impute au pouvoir des soviets la ruine de la vie industrielle de la Russie : les bolcheviks se sont mis à socialiser sans plan; ils ont socialisé ce qui n'était pas mûr pour la socialisation; enfin, la classe ouvrière russe n'est pas encore prête à diriger l'industrie, etc, etc...

Répétant et combinant ces accusations, Kautsky s'obstine à passer sous silence les causes essentielles de notre désorganisation économique : la tuerie impérialiste, la guerre civile, le blocus.

Dés les premiers mois de son existence, la Russie soviétique s'est trouvée privée de charbon, de pétrole, de métal et de coton. L'impérialisme austro-allemand d'abord, l'impérialisme de l'Entente ensuite avec le concours des gardes blancs russes, coupèrent la Russie des Soviets du bassin houiller et métallurgique du Donetz, des régions pétrolifères du Caucase, du Turkestan et de son coton, de l'Oural et de ses immenses richesses en métaux, de la Sibérie avec son blé et sa viande. Le bassin du Donetz fournissait habituellement à notre industrie 94 % de la houille et 74 % des minerais qu'elle consommait. L'Oural donnait le complément, 20% des minerais et 4% de la houille. Au cours de la guerre civile, nous perdîmes ces deux régions. Nous perdîmes en même temps le demi-milliard de pouds [8 millions de tonnes] de charbon que nous recevions de l'étranger. Au même moment, nous fûmes privés de pétrole, l'ennemi ayant mis la main sur tous les puits. Il faut vraiment avoir un crâne dur comme de la pierre pour parler, dans ces conditions, de l'effet destructeur des socialisations "prématurées", "barbares", etc., sur une industrie totalement privée de combustible et de matières premières. Qu'une entreprise appartienne à un trust capitaliste ou à un Etat ouvrier, qu'une usine soit socialisée ou non, ses cheminées ne peuvent fumer sans charbon et sans pétrole. On peut en savoir quelque chose en Autriche - et même en Allemagne. Nulle entreprise textile gérée selon les meilleures méthodes de Kautsky - en admettant un instant que l'on puisse gérer selon les méthodes de Kautsky autre chose qu'un encrier - ne donnera de cotonnades si elle n'est approvisionnée en coton. Or nous avions été privés au même moment des fibres du Turkestan et d'Amérique. En outre, répétons-le, le combustible nous faisait défaut.

Certes, le blocus et la guerre civile ont été les conséquences de la révolution prolétarienne en Russie. Mais il ne s'ensuit nullement que les gigantesques ruines accumulées par le blocus anglo-américano-français et par les campagnes de brigandage de Koltchak et de Dénikine, puissent être imputées à l'impropriété des méthodes économiques soviétiques.

Précédant la révolution, la guerre impérialiste, avec ses insatiables exigences matérielles et techniques, fut beaucoup plus lourde pour notre jeune industrie que pour celles de plus puissants Etats capitalistes. Nos transports, surtout, ont été cruellement éprouvés. Les chemins de fer furent beaucoup plus utilisés, ce qui provoque naturellement une usure de matériel correspondante, alors que les réparations étaient réduites au minimum. L'heure inéluctable du règlement des comptes fut hâtée par la crise du combustible. La perte à peu près simultanée du charbon du Donetz, du charbon étranger et du pétrole du Caucase, nous contraignit à recourir, pour les chemins de fer, à l'utilisation du bois. Les réserves de bois n'ayant absolument pas été préparées à cette intention, il fallut employer du bois fraîchement coupé, humide, dont l'action sur les locomotives, déjà fatiguées, fut déplorable. Nous voyons donc que les causes principales de la ruine du transport russe existaient déjà avant octobre 1917. Mais même les causes qui se rattachent directement ou indirectement à la révolution d'octobre sont à compter au nombre des conséquences politiques de la révolution, et ne touchent en rien les méthodes économiques socialistes.

Le contrecoup des secousses politiques dans le domaine de l'économie ne se manifesta pas uniquement dans le domaine des transports et du combustible. Si l'industrie mondiale tendait de plus en plus, au cours des dernières décennies, à ne former qu'un organisme unique, cette tendance était d'autant plus marquée dans l'industrie nationale. D'autre part, la guerre et la révolution écartelaient et démembraient mécaniquement l'industrie russe. La ruine industrielle de la Pologne, des régions de la Baltique et de Pétersbourg, commença sous le tsarisme et continua sous Kérensky, gagnant sans cesse de nouveaux domaines. Les évacuations sans fin, simultanément avec la ruine de l'industrie, signifiaient aussi la ruine du transport. Pendant la guerre civile, ses fronts mobiles, les évacuations revêtirent un caractère encore plus fiévreux et plus destructeur. Les deux belligérants, abandonnant temporairement ou pour toujours tel ou tel centre industriel, prenaient toutes les mesures concevables pour en rendre les entreprises inutilisables pour l'adversaire : les machines les plus précieuses ou au moins leurs pièces les plus délicates étaient emmenées, de même que les techniciens et les meilleurs ouvriers. L'évacuation était suivie d'une réévacuation qui achevait souvent la ruine tant des articles transportés que des chemins de fer. Plusieurs zones industrielles de première importance - surtout en Ukraine et dans l'Oural - ont changé de mains à plusieurs reprises.

Ajoutons à cela qu'au moment où la destruction de l'outillage industriel revêtait des proportions inouïes, l'importation des machines de l'étranger, qui avait auparavant joué un rôle décisif dans notre industrie, cessa complètement.

Mais les éléments matériels de l'industrie - bâtiments, rails, combustibles et matières premières - n'ont pas été les seuls à subir ces terribles coups de la guerre et de la révolution; la force vive créatrice de l'industrie, le prolétariat, n'a pas moins souffert - peut-être plus. Le prolétariat a fait la révolution d'Octobre, édifié et défendu l'appareil du pouvoir, soutenu une lutte ininterrompue contre les gardes blancs. Les ouvriers qualifiés sont aussi, en règle générale, les plus avancés. La guerre civile arracha pour longtemps, par dizaines de milliers, les meilleurs travailleurs au travail productif; et des milliers d'entre eux furent engloutis à jamais. C'est l'avant-garde prolétarienne, et par conséquent l'industrie, qui payèrent le plus lourd tribut à la révolution socialiste.

Pendant deux ans et demi, toute l'attention du pouvoir des soviets s'est concentrée sur la résistance armée; ses meilleures forces, ses ressources les plus importantes étaient pour le front.

La lutte des classes porte généralement des coups à l'industrie. Tous les philosophes de l'harmonie sociale le lui ont reproché, et ce bien avant Kautsky. Pendant les grèves économiques ordinaires, les ouvriers consomment sans produire. Sous sa forme la plus acharnée - celle de la lutte armée - la lutte des classes porte des coups d'autant plus terribles à l'économie. Mais il est évident qu'on ne peut nullement considérer la guerre civile comme une méthode économique socialiste.

Les nombreuses causes que nous avons énoncées sont plus que suffisantes pour expliquer la difficile situation économique de la Russie des Soviets. Pas de combustible, pas de métaux, pas de coton, les transports ruinés, l'outillage très endommagé; la main-d'oeuvre vive éparpillée dans le pays après avoir été décimée aux fronts : faut-il chercher encore dans l'utopisme économique des bolcheviks des raisons supplémentaires à la chute de notre industrie ? Au contraire, chacune des causes indiquées suffit à suggérer la question : comment une certaine activité a-t-elle pu, dans ces conditions, être conservée dans les usines et les manufactures ?

Or elle existe, - surtout dans l'industrie militaire vivant aujourd'hui aux dépens de toutes les autres. Le pouvoir des soviets a dû la recréer, comme son armée, à partir de ses débris. Rétablie dans ces conditions extraordinairement difficiles, l'industrie militaire a rempli et continue à remplir sa tâche : l'armée rouge est vêtue, chaussée, elle a des fusils, des mitrailleuses, des canons, des cartouches, des obus, des avions, et tout ce qui lui est nécessaire.

Dès que nous avons entrevu la lueur de la paix, après l'écrasement de Koltchak, de Youdénitch et de Dénikine, nous nous sommes posé dans toute leur ampleur les questions de l'organisation de l'économie. Et trois ou quatre mois d'intense travail dans ce sens ont suffi à montrer sans aucun doute possible que le pouvoir des soviets, grâce à son contact étroit avec les masses populaires, grâce à la souplesse de son appareil d'Etat et à son initiative révolutionnaire, dispose pour la renaissance économique de ressources et de méthodes que nul autre Etat ne possède et ne possédera jamais.

Il est vrai que des questions nouvelles se sont posées à nous, que nous avons eu à faire face à de nouvelles difficultés dans le domaine de l'organisation du travail. La théorie socialiste n'avait et ne pouvait pas avoir de réponses prêtes à toutes ces questions. C'est par l'expérience qu'il faut trouver les solutions et c'est par l'expérience qu'il les faut vérifier. Le kautskysme retarde d'une époque entière sur les immenses problèmes résolus par le pouvoir des soviets. Sous forme de menchevisme, il se met en travers de notre route en opposant à nos mesures pratiques de reconstruction économique les préjugés petits-bourgeois et le scepticisme intellectuel et bureaucratique.

Afin de mettre le lecteur au courant de l'essence même des questions qui ont trait à l'organisation du travail telles qu'elles se posent maintenant à nous, l'auteur de ce livre croit bien faire en reproduisant le rapport qu'il présenta au III° Congrès panrusse des syndicats. Pour plus de clarté, on le trouvera complété de nombreux passages empruntés aux rapports présentés par l'auteur au Congrès panrusse des Soviets de l'Economie Nationale et au IX° Congrès du Parti communiste.

Rapport sur l'organisation du travail[modifier le wikicode]

Camarades ! La guerre civile intérieure se termine. Sur le front ouest, la situation reste incertaine. Il est encore possible que la bourgeoisie polonaise jette un défi à sa propre destinée.....Mais même si cela se produisait - nous ne le cherchons pas - la guerre n'exigera pas de nous cette dévorante tension de forces qu'a exigé la lutte simultanée sur quatre fronts. La terrible pression de la guerre s'affaiblit. Les nécessités et les tâches économiques attirent de plus en plus notre attention. L'Histoire nous ramène directement à notre tâche fondamentale : l'organisation du travail sur de nouvelles bases sociales. L'organisation du travail est dans son essence l'organisation de la nouvelle société : chaque société historique apparait fondamentalement comme organisation du travail. Si toutes les sociétés précédentes étaient basées sur l'organisation du travail dans l'intérêt d'une minorité qui organisait son appareil de contrainte étatique contre l'écrasante majorité des travailleurs, nous faisons dans l'Histoire universelle la première tentative d'organisation du travail dans l'intérêt de cette majorité travailleuse. Cela n'exclut cependant pas l'élément de contrainte sous toutes ses formes, des plus douces aux plus rudes. L'élément de nécessité, de coercition étatique, non seulement ne quitte pas la scène historique, mais, au contraire, il y jouera encore pour une période assez considérable un rôle extrêmement grand. En règle générale, l'homme s'efforce d'éviter le travail. L'assiduité au travail ne lui est pas innée : elle est créée parla pression économique et par l'éducation sociale. L'homme, peut-on dire, est un animal assez paresseux. Au fond, c'est sur cette qualité qu'est fondé dans une importante mesure le progrès humain. Si l'homme n'avait pas cherché à économiser ses forces, s'il ne s'était pas efforcé d'obtenir au prix du minimum d'énergie le maximum de produits, il n'y aurait eu ni développement de la technique, ni culture sociale. Dès lors, considérée sous cet angle, la paresse de l'homme est une force progressive. Le vieil Antonio Labriola, le marxiste italien, a même représenté l'homme futur comme "un heureux et génial fainéant". Il ne faut cependant pas en tirer la conclusion que le parti et les syndicats doivent préconiser dans leur agitation cette qualité comme un devoir moral. Non et non ! Chez nous, nous n'en avons que trop. La tâche de l'organisation sociale consiste justement à faire entrer la "paresse" dans des cadres définis, pour la discipliner et stimuler l'homme à l'aide de moyens et de mesures qu'il a lui-même imaginés.

L'obligation du travail[modifier le wikicode]

La clef de l'économie, c'est la main-d'œuvre, qu'elle soit qualifiée, apprentie, semi-qualifiée, ou sans aucune qualification. Trouver les moyens de parvenir à la recenser exactement, à la mobiliser, à la répartir, à l'utiliser productivement, signifie résoudre pratiquement le problème de notre édification économique. C'est la tâche d'une époque entière, une tâche grandiose. Sa difficulté redouble du fait qu'il nous faut réorganiser le travail sur des principes socialistes dans des conditions d'appauvrissement telles qu'on n'en a jamais vues, dans un dénuement effroyable.

Plus notre outillage s'use, plus notre matériel roulant et nos voies ferrées se détériorent, moins nous avons d'espoir de recevoir de l'étranger à brève échéance une quantité quelque peu importante de machines, et plus la question de la main-d'œuvre vive acquiert d'importance. A première vue, il semble qu'il y en ait beaucoup. Mais comment l'atteindre ? Comment l'amener à pied d'œuvre ? Comment l'organiser pour la production ? Déjà, lors des travaux de déblaiement des neiges qui rendaient les voies ferrées impraticables, nous nous sommes heurtés à de grosses difficultés. Nous n'avons aucune possibilité de trancher ces difficultés par l'achat de force de travail sur le marché en raison du pouvoir d'achat actuellement insignifiant de la monnaie et de l'absence presque complète d'articles manufacturés. Les besoins en combustibles ne peuvent être satisfaits, ne fût-ce que partiellement, sans une utilisation massive et sans précédent de la force ouvrière pour la coupe du bois, l'extraction de la tourbe et des schistes. La guerre civile a brutalement détruit les voies ferrées, les ponts, les gares. Il faut des dizaines et des centaines de milliers de travailleurs pour tout remettre en ordre. Pour la production sur une vaste échelle de bois de chauffage, de tourbe, ainsi que pour d'autres travaux, il faut des locaux pour les travailleurs, ne seraient-ce que des baraquements provisoires. D'où, de nouveau, la nécessité d'une importante main-d'œuvre pour les travaux de construction. Une quantité considérable de main-d'œuvre est encore nécessaire pour l'organisation du flottage. Et ainsi de suite...

L'industrie capitaliste s'alimentait dans de vastes proportions en main-d'œuvre auxiliaire en utilisant des paysans qui trouvaient là des ressources d'appoint. La campagne, prise dans l'étau du manque de terres, rejetait constamment sur le marché un certain excédent de main-d'œuvre. L'Etat l'y contraignait par le prélèvement des impôts. Le marché offrait des marchandises au paysan. A l'heure actuelle, cette situation n'existe plus. La campagne a maintenant plus de terre, mais les machines agricoles faisant défaut, il faut davantage de bras pour la travailler. L'industrie ne peut aujourd'hui presque plus rien donner à la campagne, le marché n'exerce plus aucune attraction sur la force de travail.

Celle-ci nous est pourtant plus nécessaire que jamais. Non seulement l'ouvrier, mais encore le paysan, doit donner sa force à l'Etat soviétique pour que la Russie laborieuse et, avec elle, les travailleurs eux-mêmes ne soient pas écrasés. L'unique moyen de nous procurer la main-d'œuvre nécessaire aux tâches économiques, c'est l'instauration du travail obligatoire.

Le principe même du travail obligatoire est pour les communistes indiscutable: "Qui ne travaille pas ne mange pas". Et comme tous doivent manger, tous sont obligés de travailler. L'obligation du travail est mentionnée dans notre Constitution et dans le Code du Travail. Mais elle n'était jusqu'ici qu'un principe. Son application n'avait eu qu'un caractère accidentel, partiel, épisodique. Ce n'est que maintenant, face aux problèmes que pose la renaissance économique du pays, que la nécessité de travail obligatoire se pose devant nous de la manière la plus concrète. L'unique solution correcte, en principe comme en pratique, des difficultés économiques, consiste à considérer toute la population du pays comme le réservoir de main d'œuvre nécessaire - une source presque inépuisable - et à en organiser dans un ordre rigoureusement établi le recensement, la mobilisation et l'utilisation.

Comment recruter pratiquement la main-d'œuvre sur la base de l'obligation du travail ?

Jusqu'ici, seul le département de la guerre avait de l'expérience en matière de recensement, de mobilisation, de formation et de déplacement de grandes masses. Ces procédés et ces méthodes techniques de notre département de la guerre étaient dans une large mesure hérités du passé. Dans le domaine économique, il n'y eut pas d'héritage semblable, puisque c'était le principe du droit privé qui le régissait, et que la force de travail affluait dans les diverses entreprises directement du marché. Il était donc naturel que nous soyons obligés, au moins dans les premiers temps, d'utiliser sur une vaste échelle l'appareil du département de la guerre pour la mobilisation du travail.

Centralement et localement, nous avons créé des organes spéciaux pour la mise en vigueur de l'obligation du travail; à cet effet, des comités fonctionnent déjà dans les provinces, dans les districts, dans les cantons. Ils s'appuient principalement sur les organes centraux et locaux du département de la guerre. Nos centres économiques : le Conseil Supérieur de l'Economie Nationale, le Commissariat National de l'Agriculture, le Commissariat des Voies et Communications, le Commissariat de l'Approvisionnement, déterminent la main-d'œuvre qui leur est nécessaire. Le Comité Principal du Travail Obligatoire reçoit toutes ces demandes, les coordonne, les faits correspondre avec les ressources locales de main-d'œuvre, donne les instructions correspondantes à ses organes locaux et réalise par leur intermédiaire la mobilisation du travail. A l'intérieur des régions, des gouvernements et des districts, les organes locaux exécutent de manière indépendante ce travail en vue de satisfaire aux besoins économiques locaux.

Toute cette organisation n'a été jusqu'ici qu'ici qu'ébauchée. Il s'en faut de beaucoup qu'elle soit parfaite. Mais l'orientation prise est incontestablement la bonne.

Si l'organisation de la nouvelle société se ramène fondamentalement à la nouvelle organisation du travail, cette organisation du travail exige à son tour l'application correcte de l'obligation du travail. Les mesures administratives et organisationnelles sont insuffisantes pour venir à bout de cette tâche. Elle embrasse les fondements mêmes de l'économie et de la vie quotidienne. Elle se heurte aux préjugés et aux puissantes habitudes psychologiques. La mise en vigueur du travail obligatoire suppose d'une part une œuvre colossale d'éducation, et d'autre part la plus grande prudence dans la démarche pratique adoptée.

L'utilisation de la main-d'œuvre doit être faite avec la plus grande économie. Lors des mobilisations de force ouvrière, il est indispensable de tenir compte des conditions d'existence économique de chaque région, ainsi que des besoins de l'activité principale de la population locale, c'est-à-dire l'agriculture. Il faut autant que possible prendre en considération les activités auxiliaires antérieures, les ressources d'appoint des populations locales, etc. Il faut que les transferts de main-d'œuvre mobilisée se fassent sur les plus petites distances possibles, c'est-à-dire vers les secteurs les plus proches du front du travail. Il faut que le nombre des travailleurs mobilisés corresponde à l'ampleur de la tâche économique. Il faut que les travailleurs mobilisés soient munis à temps de vivres et d'instruments de travail. Il faut qu'ils aient à leur tête des instructeurs expérimentés et sensés. Il faut que les travailleurs se convainquent sur place que leur force de travail est utilisée avec prévoyance et économie, et qu'elle ne se dépense pas en vain. Partout où ce sera possible, il faudra remplacer la mobilisation directe par la tâche de travail, c'est-à-dire imposer à un canton donné l'obligation de fournir, dans un laps de temps donné, tant de stères de bois, ou de transporter par roulage jusqu'à telle ou telle station tant de quintaux de fonte, etc. Dans ce domaine, il est nécessaire d'étudier avec le plus grand soin l'expérience accumulée, de donner au système économique la plus grande flexibilité, de faire preuve de plus d'attention à l'égard des intérêts locaux et des particularités locales. En un mot, il faut affiner, améliorer, perfectionner les procédés, les méthodes et les organes destinés à opérer la mobilisation de la main-d'œuvre. Mais il est également indispensable de se convaincre que le principe même de l'obligation du travail a remplacé tout aussi radicalement et sans retour le principe de l'embauche libre, que la socialisation des moyens de production a remplacé la propriété capitaliste.

La militarisation du travail[modifier le wikicode]

L'obligation du travail serait inconcevable sans l'application - dans une certaine mesure - des méthodes de militarisation du travail. Cette expression nous introduit d'emblée dans le domaine des plus grandes superstitions et des clameurs d'opposition.

Pour comprendre ce qu'on entend par militarisation du travail dans l'Etat ouvrier, et quelles sont ses méthodes, il faut se faire une idée claire de la façon dont s'est effectuée la militarisation de l'armée elle-même, qui, tous se le rappellent, était loin de posséder dans sa première période les qualités "militaires" requises. Le nombre de soldats que nous avons mobilisés pour l'Armée Rouge ces deux dernières années atteint presque le nombre des syndiqués en Russie. Mais les syndiqués sont des ouvriers, et ceux-ci ne représentent que 15 % environ de l'armée, le reste étant constitué par la masse paysanne. Et pourtant, nous savons pertinemment que le véritable organisateur et "militarisateur" de l'Armée Rouge, c'est l'ouvrier d'avant-garde désigné par les organisations syndicales et le parti. Lorsque la situation sur les fronts devenait difficile, lorsque la masse paysanne récemment mobilisée ne faisait pas preuve d'assez de fermeté, nous nous adressions d'une part au Comité Central du parti communiste et de l'autre au présidium du Soviet pan-russe des syndicats. C'est de ces deux sources que sortaient les ouvriers d'avant-garde qui allaient au front et qui construisaient l'Armée Rouge à leur image, en éduquant, en trempant et en militarisant la masse paysanne.

C'est un fait qu'il est nécessaire de rappeler avec netteté parce qu'il fait la lumière sur la signification même de la militarisation dans l'Etat ouvrier et paysan. La militarisation du travail a été plus d'une fois proclamée comme mot d'ordre et a été réalisée dans différentes branches économiques des pays bourgeois, tant en Occident que chez nous sous le tsarisme. Mais notre militarisation se distingue de ces expériences par ses buts et par ses méthodes, exactement comme le prolétariat conscient et organisé en vue de son émancipation se distingue de la bourgeoisie consciente et organisée en vue de l'exploitation.

De cette confusion mi-inconsciente, mi-volontaire, entre les formes historiques de militarisation prolétarienne et socialiste et la militarisation bourgeoise, découlent la majeure partie des préjugés, des erreurs, des protestations et des cris provoqués par cette question. C'est sur cette façon d'interpréter les choses qu'est basée intégralement l'attitude des mencheviks, nos kautskystes russes, telle qu'elle apparaît dans leur résolution de principe, présentée au présent Congrès des Syndicats.

Les mencheviks ne se prononcent pas seulement contre la militarisation du travail, mais aussi contre le travail obligatoire. Ils repoussent ces méthodes comme "coercitives". Ils prêchent que l'obligation du travail équivaut à une baisse de la productivité du travail, et que la militarisation ne signifie qu'une dilapidation inutile de force de travail.

"Le travail obligatoire est toujours du travail peu productif", telle est l'expression exacte de la résolution des mencheviks. Cette affirmation nous amène au cœur même de la question. Car ainsi que nous le voyons, il ne s'agit nullement de savoir s'il est sage ou insensé de déclarer telle ou telle usine en état de guerre; s'il y a intérêt à donner au tribunal révolutionnaire militaire droit de punir les ouvriers corrompus qui volent les matières premières et les outils qui nous sont si précieux, ou qui sabotent le travail. Non, la question est posée par les mencheviks beaucoup plus profondément. En affirmant que le travail obligatoire est toujours peu productif, ils s'efforcent par là même de saper toute notre édification économique à l'époque de transition actuelle. Car il ne peut être question de passer de l'anarchie bourgeoise à l'économie socialiste sans dictature révolutionnaire et sans formes coercitives d'organisation économique.

Dans le premier point de la résolution des mencheviks, il est dit que nous vivons à l'époque de la transition du mode de production capitaliste au mode de production socialiste. Qu'est-ce que cela veut dire ? Et tout d'abord, d'où cela vient-il ? Depuis quand est-ce admis par nos kautskystes ? Ils nous ont accusés (et c'est ce qui fut la base de nos désaccords) d'utopisme socialiste; ils affirmaient (et c'est ce qui constituait l'essence de leur doctrine politique) qu'il ne pouvait être question à notre époque de transition au socialisme, que notre révolution n'était qu'une révolution bourgeoise, que nous, les communistes, ne faisions que détruire le système économique capitaliste, que nous ne faisions pas avancer le pays mais que nous le rejetions en arrière. C'est en cela que consistait le désaccord fondamental, la divergence profonde, l'incompatibilité d'où découlaient tous les autres désaccords. Et voilà maintenant que les mencheviks nous disent au passage, dans les préliminaires de leur résolution, comme une chose qui n'exige pas de preuve, que nous nous trouvons dans les conditions de la transition du capitalisme au socialisme. Et cet aveu tout à fait inattendu, qui paraît ressembler beaucoup à une capitulation idéologique complète, est fait avec d'autant plus de facilité et de légèreté qu'il n'impose, comme le démontre toute la résolution, aucune obligation révolutionnaire aux mencheviks. Ils restent entièrement prisonniers de l'idéologie bourgeoise. Après avoir reconnu que nous sommes dans le passage au socialisme, les mencheviks se jettent avec d'autant plus de fureur sur ces méthodes sans lesquelles, dans les graves et pénibles conditions actuelles, la transition au socialisme est impossible.

Le travail obligatoire, nous disent-ils, est toujours improductif. Nous leur demandons : qu'entendez-vous ici par travail obligatoire ? En d'autres termes, à quel travail s'oppose-t-il ? Apparemment, au travail libre. Que faut-il comprendre dans ce cas par travail libre ? Cette idée a été formulée parles idéologues progressistes de la bourgeoisie dans leur lutte contre le travail non libre, c'est-à-dire contre le servage des paysans et contre le travail des corporations d'artisans. Par travail libre, on entendait celui que l'on pouvait acheter "librement" sur le marché. La liberté se réduisait à une fiction juridique sur la base de l'esclavage salarié. Nous ne connaissons pas d'autre forme de travail libre dans l'histoire. Que les quelques représentants des mencheviks présents à ce Congrès nous expliquent ce qu'ils entendent par travail libre non coercitif, si ce n'est le marché de la force de travail ?

L'histoire a connu l'esclavage, le servage, le travail réglementé des corporations du Moyen Age. Aujourd'hui, dans l'univers entier, règne le salariat, que les plumitifs jaunes de tous les pays opposent comme une forme supérieure de liberté à "l'esclavage" soviétique. Nous, au contraire, nous opposons à l'esclavage capitaliste le travail socialement régulé, basé sur un plan économique obligatoire pour tous et, par conséquent, obligatoire pour tout ouvrier du pays. Sans cela, on ne peut même pas songer à la transition au socialisme. L'élément de contrainte matérielle, physique, peut être plus ou moins grand : cela dépend de beaucoup de conditions : du degré de richesse ou de pauvreté du pays, de l'héritage du passé, du niveau de culture, de l'Etat des transports et de l'appareil administratif, etc., etc.; mais l'obligation, et par conséquent la coercition, est la condition indispensable pour dompter l'anarchie bourgeoise, pour socialiser les moyens de production et de travail, et pour reconstruire le système économique sur la base d'un plan unique.

Pour un libéral, la liberté signifie en fin de compte le marché. Un capitaliste peut-il, oui ou non, acheter de la force de travail à un prix raisonnable ? Voilà pour le libéral l'unique mesure de la liberté du travail. Cette mesure est fausse non seulement par rapport à l'avenir, mais aussi par rapport au passé.

Il serait absurde de croire qu'au temps du servage, le travail s'effectuait entièrement sous la menace de la contrainte physique et que le garde-chiourme se tenait le fouet à la main derrière chaque paysan. Les formes économiques du Moyen Age résultaient de certaines conditions de production et créaient certaines formes de vie sociale auxquelles le paysan s'était adapté, qu'à certaines il avait crues juste, ou du moins dont il avait admis la pérennité. Lorsque, sous l'influence du changement des conditions matérielles, il leur manifestait son hostilité, l'Etat abattait sur lui sa force matérielle, dévoilant ainsi le caractère coercitif de l'organisation du travail.

Sans les formes de coercition étatique qui constituent le fondement de la militarisation du travail, le remplacement de l'économie capitaliste par l'économie socialiste ne serait qu'un mot creux. Pourquoi parlons-nous de militarisation ? Il va de soi que c'est uniquement par analogie, mais une analogie très riche de contenu. Aucune autre organisation sociale, excepté l'armée, ne s'est cru le droit de se subordonner aussi complètement les citoyens, de les soumettre aussi totalement à tous égards à sa volonté, que ne s'est considéré en droit de le faire et ne le fait l'Etat de la dictature prolétarienne. L'armée seule, précisément parce qu'elle a tranché à sa manière les questions de vie et de mort des nations, des Etats, des classes dirigeantes, a acquis le droit d'exiger de tous et de chacun la soumission à ses tâches, à ses buts, à ses règlements et à ses ordres. Et elle y est arrivée d'autant plus complètement que les tâches d'organisation militaire coïncidaient avec les nécessités du développement social.

A l'heure actuelle, la question de vie ou de mort de la Russie soviétique se tranche sur le front du travail. Nos organisations économiques, et avec elles nos organisations professionnelles et industrielles, ont le droit d'exiger de leurs membres toute l'abnégation, toute la discipline, tout le sérieux que l'armée a été seule jusqu'ici à exiger.

D'un autre côté, le rapport du capitaliste avec l'ouvrier ne se fonde pas du tout sur le seul contrat "libre", mais inclut également de puissants éléments de réglementation étatique et de contrainte matérielle.

La concurrence du capitaliste avec le capitaliste a donné un certain semblant de réalité à la fiction de la liberté du travail. Mais cette concurrence, réduite au minimum par les syndicats et par les trusts, nous l'avons définitivement éliminée en abolissant la propriété privée des moyens de production. La transition au socialisme, reconnue en paroles par les mencheviks, signifie le passage de la répartition désordonnée de la force de travail par le jeu de l'achat et de la vente, des variations des prix du marché et des salaires, à une répartition rationnelle des travailleurs par les organes économiques du district, de la province, du pays tout entier. Ce genre de répartition planifiée suppose la subordination des ouvriers ainsi répartis au plan économique d'Etat. Et c'est là tout le fond de l'obligation du travail, qui entre inévitablement comme élément fondamental dans le programme de l'organisation socialiste du travail.

Si l'économie planifiée est impensable sans l'obligation du travail, cette dernière est à son tour irréalisable sans l'abolition de la fiction de la liberté du travail et son remplacement par le principe de l'obligation du travail, complété par la réalité de la coercition.

Que le travail libre soit plus productif que le travail obligatoire, c'est tout à fait vrai en ce qui concerne l'époque du passage de la société féodale à la société bourgeoise. Mais il faut être un libéral, ou, à notre époque, un kautskyste, pour en faire une vérité éternelle et l'appliquer par translation à notre époque de transition du régime bourgeois au régime socialiste. S'il est vrai, comme le dit la résolution des mencheviks, que le travail obligatoire est toujours et en toutes circonstances improductif, alors toute notre œuvre d'édification est vouée à l'effondrement. Car nous ne pouvons avoir d'autre voie au socialisme que l'organisation autoritaire des forces et des ressources économiques du pays, que la répartition centralisée de la force de travail conformément au plan général d'Etat. L'Etat ouvrier se considère en droit d'envoyer tout travailleur là où son travail est nécessaire. Et pas un socialiste sérieux ne viendra dénier à l'Etat ouvrier le droit de lever la main sur le travailleur qui refusera d'exécuter le travail qui lui a été assigné. Mais tout le fond de la question est que la voie menchevique de transition au "socialisme" est une voie lactée, sans monopole du blé, sans suppression du marché, sans dictature révolutionnaire et sans militarisation du travail.

Sans obligation du travail, sans droit de donner des ordres et d'exiger leur exécution, les syndicats deviennent des formes vides de contenu. Les syndicats sont en effet nécessaires à l'Etat socialiste en construction, non afin de lutter pour de meilleures conditions de travail - c'est la tâche de l'ensemble de l'organisation sociale et étatique - mais afin d'organiser la classe ouvrière pour la production, afin de la discipliner, de la répartir, de la grouper, de l'éduquer, de fixer certaines catégories et certains ouvriers à leur poste pour un laps de temps déterminé, - en un mot, pour incorporer autoritairement les travailleurs, en plein accord avec l'Etat, dans les cadres du plan économique unique. Défendre dans ces conditions la "liberté" du travail signifie défendre les recherches inutiles, impuissantes, sans règle aucune, de meilleures conditions, ainsi que les passages chaotiques, sans système, d'une usine à une autre, dans un pays affamé, au milieu de la désorganisation épouvantable des transports et du ravitaillement. A part la désagrégation de la classe ouvrière et une complète anarchie économique, quel pourrait bien être le résultat de cette tentative insensée de combiner la liberté bourgeoise du travail avec la socialisation prolétarienne des moyens de production ?

La militarisation du travail n'est donc pas, camarades, dans le sens fondamental que j'ai indiqué, l'invention de quelques hommes politiques ou de notre département militaire, mais elle apparaît comme une méthode inévitable d'organisation et de discipline de la force de travail dans l'époque de transition du capitalisme au socialisme. S'il est vrai, comme il est dit dans la résolution des mencheviks, que toutes ces formes contraignantes (la répartition obligatoire de la main-d'œuvre, son affectation passagère ou prolongée à certaines branches ou entreprises, sa réglementation conformément au plan économique général d'Etat) mènent partout et toujours à une diminution de la productivité, alors faites une croix sur le socialisme. Car il est impossible de fonder le socialisme sur la baisse de la productivité du travail. Toute organisation sociale est fondamentalement une organisation du travail. Et si notre nouvelle organisation du travail mène à une baisse de la productivité, alors la société socialiste en construction va fatalement à sa ruine, quelle que soit notre ingéniosité et quelles que soient les mesures de salut que nous imaginions.

C'est pour ces raisons que j'ai dit, dès le début, que les arguments mencheviks contre la militarisation nous ramènent au cœur même de la question de l'obligation du travail et de son influence sur la productivité du travail. Est-il exact que le travail obligatoire soit toujours improductif ? On est bien obligé de répondre à cela que c'est le plus lamentable et le plus trivial des préjugés libéraux. Toute la question est de savoir qui exerce une contrainte, contre qui, et pourquoi ? Quel Etat, quelle classe, dans quelles circonstances, avec quelles méthodes ? Même l'organisation du servage a été, dans certaines conditions, un pas en avant et a amené une augmentation de la productivité du travail. La productivité s'est extraordinairement accrue sous le capitalisme, c'est-à-dire à l'époque de l'achat et de la vente libres de la force de travail sur le marché. Mais le travail libre et le capitalisme tout entier, entrés dans le stade de l'impérialisme, ont explosé dans la guerre impérialiste. L'économie mondiale tout entière est entrée dans une période de sanglante anarchie, de secousses terribles, de paupérisation, de dépérissement, de ruine des masses populaires. Peut-on, dans ces conditions, parler de la productivité du travail libre, lorsque les fruits de ce travail sont détruits dix fois plus vite qu'ils ne se créent ? La guerre impérialiste et les conséquences qui en ont résulté ont démontré l'impossibilité de l'existence ultérieure d'une société basée sur le travail libre. Ou peut-être quelqu'un possède-t-il le secret qui permettrait d'arracher le travail libre au delirium tremens de l'impérialisme, en d'autres termes de faire revenir le développement social cinquante ou cent ans en arrière ? S'il advenait que notre organisation du travail planifiée, et par conséquent contraignante, qui va remplacer l'impérialisme, mène à un affaissement de l'économie, cela signifierait la ruine de toute notre culture, un recul de l'humanité vers la barbarie et la sauvagerie.

Par bonheur, non seulement pour la Russie soviétique, mais pour toute l'humanité, cette philosophie de la faible productivité du travail obligatoire "toujours et en toutes conditions" n'est que le refrain attardé d'une vieille mélodie libérale. La productivité du travail est une grandeur productive résultant de l'addition de la totalité des conditions sociales, et elle ne peut absolument pas être mesurée ou déterminée à l'avance par la forme juridique du travail.

Toute l'histoire de l'humanité est l'histoire de l'organisation et de l'éducation de l'homme collectif pour le travail, en vue d'obtenir une plus grande productivité. L'homme, comme je me suis déjà permis de le dire, est paresseux, c'est-à-dire qu'instinctivement il s'efforce d'obtenir au prix du minimum de peine le maximum de produits. Sans cette tendance, il n'y aurait pas de développement économique. La croissance de la civilisation se mesure à la productivité du travail humain, et toute nouvelle forme de rapports sociaux doit subir l'épreuve de cette pierre de touche.

Le travail "libre", c'est-à-dire salarié, n'a pas du tout fait son apparition d'un seul coup, dans toute la plénitude de sa productivité. Il n'a atteint une haute productivité que graduellement, comme résultat de l'application prolongée de méthodes d'organisation et d'éducation du travail. Dans cette éducation sont entrés les moyens et les procédés les plus divers, qui changeaient en outre d'une époque à l'autre. La bourgeoisie a tout d'abord chassé le paysan de la campagne à coups de gourdin, en le poussant sur la grande route après l'avoir au préalable dépouillé de ses terres. Et lorsqu'il ne voulait pas travailler à la fabrique, elle le marquait au fer rouge, le pendait, l'envoyait aux galères, et finissait par habituer le misérable qui avait été chassé de sa campagne au travail de la manufacture. On voit qu'à ce stade le travail "libre" ne diffère que fort peu des travaux forcés, tant au point de vue des conditions matérielles qu'au point de vue légal.

A diverses époques, et dans des proportions variables, la bourgeoisie a combiné le fer rouge de la répression avec les méthodes de domination des esprits, principalement les sermons des prêtres. Dès le XVI° siècle, elle avait réformé l'ancienne religion catholique que défendait le régime féodal et adapté à ses besoins une nouvelle religion, celle de la Réforme, qui combinait la liberté de l'âme avec la liberté du commerce et du travail. Elle a fait des nouveaux prêtres ses commis spirituels et ses gardiens dévots. L'école, la presse, les municipalités et le Parlement ont été adaptés par la bourgeoisie en vue de façonner les idées de la classe ouvrière. Les diverses formes de salaire (à la journée, à la pièce, à forfait, par contrat collectif) ne constituent entre les mains de la bourgeoisie que des moyens variés de dressage du prolétariat au travail. A quoi se joignent diverses formes d'encouragement au travail et d'excitation à l'arrivisme. Enfin, la bourgeoisie a su mettre la main même sur les trade-unions, c'est-à-dire sur les organisations de la classe ouvrière, et en profiter largement, surtout en Angleterre, pour discipliner les travailleurs. Elle a domestiqué les leaders et, par leur intermédiaire, elle a convaincu les ouvriers de la nécessité d'un travail organique et paisible, de l'accomplissement irréprochable de leur tâche, de la stricte exécution des lois de l'Etat bourgeois. Le couronnement de toute cette œuvre a été le taylorisme, dans lequel les éléments d'organisation scientifique du procès de production se combinent avec les procédés les plus concentrés du sweating system.

Il découle clairement de ce qui a été dit que la productivité du travail salarié n'est pas quelque chose qui est donné, achevé, présenté par l'histoire sur un plateau. Non, c'est le résultat d'une politique longue et tenace de répression, d'éducation, d'organisation et de stimulation de la classe ouvrière par la bourgeoisie. Pas à pas, la bourgeoisie a appris à pressurer les travailleurs pour extorquer de leur travail une quantité toujours croissante de produits; et la proclamation de la libre vente de la force de travail comme seule forme de travail libre, normale, saine, productive et salutaire, fut une des plus puissante armes entre ses mains.

Une forme juridique du travail assurant par elle-même sa productivité n'a jamais existé dans l'histoire, et ne peut exister. L'enveloppe juridique du travail correspond aux rapports et aux notions de l'époque. La productivité du travail se développe, sur la base du développement des forces techniques, par l'éducation du travail, par l'adaptation progressive des travailleurs aux moyens de production qui se modifient, ainsi qu'aux nouvelles formes de rapports sociaux.

La création de la société socialiste signifie l'organisation des travailleurs sur de nouvelles bases, leur adaptation à celles-ci, leur rééducation, dans un but inchangé qui est l'accroissement de la productivité du travail. La classe ouvrière, sous la conduite de son avant-garde, doit faire elle-même sa rééducation sur la base du socialisme. Celui qui ne l'a pas compris est étranger à l'a b c. de la construction socialiste.

Quelles sont donc nos méthodes de rééducation des travailleurs ? Elles sont incomparablement plus vastes que celles de la bourgeoisie et, de plus, honnêtes, droites, franches, pures de toute hypocrisie et de tout mensonge. La bourgeoisie était réduite à donner le change en présentant son travail comme libre, alors qu'en réalité il était non seulement socialement imposé, mais encore asservi. Car c'était le travail de la majorité au bénéfice de la minorité. Nous, en revanche, nous organisons le travail dans l'intérêt des travailleurs eux-mêmes, et c'est pourquoi nous ne pouvons avoir aucune raison de masquer le caractère socialement obligatoire de l'organisation du travail. Nous n'avons que faire des contes des prêtres, des libéraux et des kautskystes. Nous disons ouvertement et sans détour aux masses qu'elles ne peuvent sauver le pays socialiste, le relever et l'amener à une situation florissante qu'au prix d'un travail rigoureux, d'une discipline absolue et de la plus grande conscience dans le travail de la part de chaque travailleur.

La principale de nos ressources est l'influence idéologique, la propagande non seulement par les paroles, mais par les faits. L'obligation du travail revêt un caractère contraignant, mais cela ne signifie pas du tout qu'elle constitue une violence sur la classe ouvrière. Si l'obligation du travail s'était heurtée à l'opposition de la majorité des travailleurs, elle aurait échoué, et avec elle le régime soviétique. La militarisation du travail, lorsqu'elle se heurte à l'opposition des travailleurs, est un procédé à la Araktcheïev[22]. La militarisation du travail par la volonté des travailleurs eux-mêmes est la dictature socialiste. Que l'obligation et la militarisation du travail ne violentent pas la volonté des travailleurs, comme le faisait le travail "libre", c'est ce qu'atteste mieux que tout l'affluence considérable de travailleurs volontaires aux "samedis communistes", fait unique dans les annales de l'humanité. Jamais, nulle part, on n'a vu une chose pareille. Par leur travail volontaire et désintéressé - une fois par semaine et parfois plus souvent - les travailleurs démontrent clairement, non seulement qu'ils sont prêts à porter le fardeau du travail "obligatoire", mais qu'ils désirent en plus donner à l'Etat un certain supplément de travail. Les "samedis communistes" ne sont pas seulement une manifestation splendide de solidarité communiste, mais la garantie la plus sûre du succès de l'application de l'obligation du travail. Il faut, par une action de propagande, éclairer, élargir et approfondir ces tendances si véritablement communistes.

La principale arme spirituelle de la bourgeoisie est la religion; alors que chez nous, c'est l'explication ouverte aux masses du véritable Etat des choses, la diffusion des connaissances naturelles, historiques et techniques, l'initiation au plan économique général d'Etat sur la base duquel doit se faire l'utilisation de la main-d'œuvre dont dispose le pouvoir soviétique.

Le sujet principal de notre agitation à l'époque précédente nous était donné par l'économie politique. Le régime social capitaliste était une énigme, et nous avons expliqué cette énigme aux masses. Maintenant, les énigmes sociales sont expliquées aux masses par le mécanisme même du régime soviétique, qui fait participer les travailleurs à tous les domaines de l'administration. Plus nous irons, plus l'économie politique prendra une signification purement historique. Au premier plan passeront les sciences qui étudient la nature et les moyens de la soumettre à l'homme.

Les syndicats doivent organiser sur la plus vaste échelle une action d'éducation scientifique et technique, afin que chaque ouvrier trouve dans son propre travail une impulsion vers le travail théorique de la pensée, et que cette dernière le renvoie à son tour à son travail en le perfectionnant et en le rendant plus productif. La presse dans son ensemble doit s'aligner sur les tâches économiques du pays, non seulement comme elle le fait en ce moment, c'est-à-dire dans le sens d'une agitation générale en faveur d'une recrudescence d'enthousiasme au travail, mais aussi dans celui d'une discussion et d'un examen des problèmes et des plans économiques concrets, des méthodes et des moyens de les résoudre, et surtout de vérifier et d'évaluer les résultats acquis. Les journaux doivent suivre au jour le jour la production des usines les plus importantes, enregistrant les succès et les échecs, encourageant les uns et dénonçant les autres...

Le capitalisme russe, par suite de son retard, de sa dépendance, et des caractères parasitaires qui en ont résulté, n'a pu instruire, éduquer techniquement et discipliner les masses ouvrières pour la production qu'à un degré bien moindre que le capitalisme européen. Cette tâche incombe aujourd'hui toute entière aux organisations syndicales du prolétariat. Un bon ingénieur, un bon mécanicien, un bon ajusteur, doivent avoir dans la République soviétique autant de célébrité et autant gloire qu'en avaient autrefois les agitateurs les plus marquants, les militants révolutionnaires et, dans la période précédente, les commandants et les commissaires les plus braves et les plus capables. Les grands et les petits leaders de la technique doivent occuper la place centrale dans l'esprit public; il faut contraindre les mauvais ouvriers à avoir honte de mal connaître leur affaire.

Nous avons conservé, et nous conserverons encore longtemps, le système du salaire. Plus nous avancerons, et plus sa signification sera d'assurer à tous les membres de la société tout qui leur est nécessaire; par là-même, il cessera d'être un salaire. Mais pour l'instant, nous ne sommes pas encore assez riches pour cela. L'augmentation de la quantité des articles produits est la tâche principale, à laquelle se subordonnent toutes les autres. Dans la difficile période actuelle, le salaire est pour nous, en premier lieu, non pas un moyen d'assurer l'existence personnelle de chaque ouvrier, mais un moyen d'estimer ce que chaque ouvrier apporte par son travail à la République ouvrière.

C'est pourquoi le salaire, tant en argent qu'en nature, doit correspondre le plus exactement possible avec la productivité du travail individuel. Sous le régime capitaliste, le travail aux pièces et à forfait, la mise en vigueur du système Taylor, etc., avaient pour but d'augmenter l'exploitation des ouvriers et de leur extorquer la plus-value. Sous le régime de la production socialisée, le travail aux pièces, les primes, etc., ont pour objet d'accroître la masse du produit social et par conséquent d'élever le bien-être commun. Les travailleurs qui concourent plus que les autres à l'intérêt commun acquièrent le droit de recevoir une part plus grande du produit social que les fainéants, les négligents et les désorganisateurs.

Enfin, en récompensant les uns, l'Etat ouvrier ne peut pas ne pas punir les autres, c'est-à-dire ceux qui enfreignent manifestement la solidarité du travail, sapent le travail commun et causent un dommage considérable au relèvement socialiste du pays. La répression en vue de réaliser les buts économiques est une arme nécessaire de la dictature socialiste.

Toutes les mesures énumérées - de même qu'un certain nombre d'autres - doivent assurer le développement de l'émulation dans le domaine de la production. Sans cela, nous ne nous élèverons jamais au-dessus d'un niveau moyen tout à fait insuffisant. L'émulation repose sur un instinct vital - la lutte pour l'existence - qui, sous le régime bourgeois, prend le caractère de la concurrence. L'émulation ne disparaîtra pas, même dans une société socialiste développée, mais elle revêtira, au fur et à mesure que sera plus largement assuré le bien-être nécessaire à tous, un caractère de plus en plus désintéressé et purement idéaliste. Elle se traduira par une tendance à rendre les plus grands services possibles au village, au district, à la ville et à toute la société, pour être récompensé par la popularité, la reconnaissance, la sympathie, ou, enfin, tout simplement, par la satisfaction intérieure résultant du sentiment d'une tâche bien remplie.

Mais dans la difficile période de transition, dans des conditions d'extrême pauvreté matérielle et de développement encore très insuffisant du sentiment de la solidarité sociale, l'émulation doit inévitablement se rattacher dans une plus ou moins grande mesure au désir de s'assurer des objets de consommation personnelle.

Tel est, camarades, l'ensemble des moyens dont dispose l'Etat ouvrier pour élever la productivité du travail. Comme nous le voyons, il n'y a pas là de solution toute prête. La solution ne figure dans aucun livre. Il ne peut d'ailleurs y avoir un tel livre. Nous ne faisons que commencer avec vous à l'écrire, avec la sueur et le sang des travailleurs. Nous disons : ouvriers et ouvrières, vous êtes entrés dans la voie du travail réglementé. Ce n'est que dans cette voie que vous édifierez la société socialiste. Vous êtes face à un problème que personne ne résoudra pour vous : l'augmentation de la productivité du travail sur de nouvelles bases sociales. Ne pas résoudre ce problème, c'est périr. Le résoudre, c'est faire progresser considérablement l'humanité.

Les Armées du travail[modifier le wikicode]

C'est par la voie empirique, et nullement en nous basant sur des considérations théoriques, que nous sommes arrivés à poser la question de l'utilisation de l'armée à des tâches de travail (question qui a pris chez nous une grande importance de principe). Dans quelques confins de la Russie soviétique, les circonstances avaient voulu que d'importantes forces militaires restent pendant une période indéterminée sans participer à aucune opération militaire. Les jeter sur les autres fronts où l'on se battait été difficile, surtout en hiver, par suite de la désorganisation des chemins de fer. Ce fut le cas, par exemple, de la III° armée qui se trouvait dans les provinces de l'Oural et du pré-Oural. Les dirigeants ouvriers de cette armée, comprenant qu'il ne nous était pas encore possible de démobiliser, soulevèrent eux-mêmes la question de son passage à l'œuvre du travail. Ils envoyèrent au centre un projet plus ou moins élaboré d'armée du travail.

La tâche était nouvelle et peu facile. Les soldats rouges travailleraient-ils ? Leur travail serait-il suffisamment productif ? Se justifierait-il économiquement ? A ce sujet, des doutes se faisaient jour jusque parmi nous. Inutile de dire que les mencheviks faisaient du battage dans le sens de l'opposition. Au Congrès des Soviets de l'Économie nationale, en janvier ou au début de février me semble-t-il, c'est-à-dire lorsque la question n'était encore qu'à l'état de projet, Abramovitch prédisait que nous ferions inévitablement fiasco, que cette entreprise était insensée, que c'était une utopie digne d'Araktcheïev, et ainsi de suite. Nous considérions les choses autrement. Certes, les difficultés étaient grandes, mais elles ne se distinguaient pas en principe de toutes les autres difficultés de l'édification soviétique en général.

Considérons en fait ce que représentait l'organisme de la III° armée. Il n'y restait que peu de troupes : en tout et pour tout une division de tirailleurs et une division de cavalerie (au total quinze régiments), plus des corps spéciaux. Le reste des unités avait été réparti bien avant dans les autres armées et sur les fronts. Mais l'appareil de direction de l'armée était resté intact, et nous tenions pour très probable qu'il nous faudrait l'envoyer au printemps, par la Volga, sur le front du Caucase contre Dénikine, si à ce moment-là celui-ci n'était pas encore complètement écrasé. Au total, cette III° armée comptait encore environ 120.000 soldats rouges dans l'administration, dans l'intendance, dans les corps de troupe, dans les ambulances, etc. Dans cette masse, où prédominait l'élément paysan, on comptait prés de 16.000 communistes et membres de l'organisation des sympathisants, en grande partie des ouvriers de l'Oural. La III° armée représentait de la sorte, par sa composition et sa structure, une masse paysanne rassemblée en organisation militaire sous la direction des ouvriers d'avant-garde. Bon nombre de spécialistes militaires y travaillaient. Ils y occupaient des postes militaires importants et se trouvaient sous le contrôle politique général des communistes. Si l'on considère la III° armée sous cet angle général, on voit qu'elle est le reflet de toute la Russie soviétique. Que nous prenions l'armée rouge dans son ensemble, l'organisation du pouvoir soviétique dans un district, dans une province ou dans toute la République, y compris les organes économiques, nous trouverons partout le même schéma d'organisation : des millions de paysans, encadrés dans de nouvelles formes de vie politique, économique et sociale par les ouvriers organisés qui jouent le rôle dirigeant dans tous les domaines de l'édification soviétique. Les spécialistes de l'école bourgeoise sont appelés aux postes qui exigent des connaissances spéciales; on leur accorde l'autonomie nécessaire, mais le contrôle de leur travail reste dans les mains de la classe ouvrière, personnifiée par son Parti communiste. L'application de l'obligation du travail n'est pas concevable, pour nous, autrement que comme la mobilisation de forces de travail en prédominance paysannes sous la direction des ouvriers avancés. De la sorte, il n'y a pas eu et ne pouvait y avoir aucun obstacle de principe dans l'application de l'armée à l'œuvre du travail. En d'autres termes, les objections de principe de ces mêmes mencheviks contre les armées du travail n'étaient, au fond, que des objections contre le travail "obligatoire" en général et, par conséquent, contre l'obligation du travail et contre les méthodes soviétiques d'édification économique dans leur ensemble. Nous n'avons pas eu de peine à les réfuter.

Il est bien entendu que l'appareil militaire n'est pas en lui-même adapté à la direction des processus du travail. Et nous n'avons d'ailleurs rien tenté dans ce sens. La direction devait rester aux mains des organes économiques correspondants. L'armée fournissait la main-d'œuvre nécessaire sous forme d'unités compactes et organisées, qui convenaient dans leur masse à l'exécution des travaux homogènes les plus simples : déblaiement des neiges sur les routes, coupe du bois, travaux de construction, organisation du camionnage, etc.

A l'heure actuelle, nous avons déjà une expérience considérable en ce qui concerne l'utilisation de l'armée au travail, et nous pouvons faire plus que des estimations préliminaires ou hypothétiques. Quelles conclusions tirer de cette expérience ? Les mencheviks se sont empressés d'en tirer. Le même Abramovitch, toujours, a déclaré au Congrès des mineurs que nous avons fait fiasco, que les armées du travail n'étaient que des formations parasitaires où cent hommes desservent dix travailleurs. Est-ce vrai ? Non. C'est une critique irresponsable et haineuse des gens qui se trouvent à l'écart, qui ignorent les faits, qui ne font que ramasser partout les débris et les ordures, et qui passent leur temps à constater notre banqueroute ou à la prédire. En réalité, non seulement les armées du travail n'ont pas fait faillite, mais elles ont au contraire fait d'importants progrès, elles ont démontré leur vitalité, et elles évoluent maintenant et se renforcent de plus en plus. Et ceux qui ont fait faillite, ce sont précisément les prophètes qui nous prédisaient qu'il ne sortirait rien de cette entreprise, que personne ne se mettrait au travail, que les soldats rouges ne passeraient pas au front du travail mais s'en iraient tout simplement chez eux.

Ces objections étaient dictées par le scepticisme petit-bourgeois, par le manque de confiance en la masse et en initiative organisatrice hardie. Mais n'étaient-ce pas au fond exactement les mêmes objections que nous entendions lorsque nous procédions aux grandes mobilisations pour les tâches militaires ? A cette époque, on tentait aussi de nous effrayer en agitant le spectre d'une désertion générale, inévitable, disait-on, après la guerre impérialiste. Il va de soi qu'il y a eu des désertions, mais l'expérience a montré qu'elles n'étaient pas du tout aussi massives qu'on nous l'avait prédit. Elles n'ont pas détruit l'armée : le lien spirituel et organisatif, le volontariat communiste et la contrainte étatique combinés, ont permis de mobiliser des millions d'hommes, de constituer de nombreuses formations et de remplir les tâches militaires les plus ardues. En fin de compte, l'armée a vaincu.

En ce qui concerne le travail, nous nous attendions, sur la base de notre expérience militaire, aux mêmes résultats. Et nous ne nous sommes pas trompés. Les soldats rouges ne se sont pas sauvés, comme nous l'avaient prédit les sceptiques, quand nous les avons transférés de l'activité militaire au travail. Grâce à une agitation bien organisée, le transfert s'est même effectué avec un grand enthousiasme. Il est vrai qu'un certain nombre de soldats ont tenté de quitter l'armée, mais il en est toujours ainsi lorsque de grandes unités militaires sont transférées d'un front à l'autre ou envoyées de l'arrière au front et, en général, lorsqu'elles sont mises en mouvement, et que la désertion potentielle se transforme en désertion active. Mais immédiatement, les sections politiques, la presse, les organes de lutte contre la désertion intervenaient, et le pourcentage actuel de déserteurs dans les armées du travail ne dépasse pas celui des armées combattantes.

L'indication selon laquelle, du fait de leur structure interne, les armées du travail ne pourraient donner qu'un faible pourcentage de travailleurs, n'est vraie qu'en partie. En ce qui concerne la III° armée, elle a, comme je l'ai déjà dit, conservé intégralement son appareil administratif, avec un très petit nombre d'unités militaires. Tant que, par suite de considérations d'ordre militaire, et non économique, nous avons gardé intact l'Etat-major de l'armée et son administration, le pourcentage des travailleurs qu'elle fournissait était excessivement bas. Sur un total de 110.000 soldats rouges, 21 % étaient occupés à des travaux administratifs et économiques; les services journaliers (gardes, etc.), en raison du nombre d'institutions et de dépôts militaires, en prenaient environ 16%; le nombre des malades, atteints surtout du typhus, auquel nous ajoutons le personnel médical et sanitaire, était d'environ 13 %, celui des absents pour des raisons diverses (missions, permissions, absences illégales) s'élevait à 25 %. Ainsi, la main-d'œuvre disponible pour les travaux ne représentait que 23 % des effectifs. C'était le maximum de forces que cette armée pouvait donner à cette période pour le travail. En réalité, elle ne donna, au début, que 14 % de travailleurs, pris surtout dans les divisions de cavalerie et de tirailleurs, les deux divisions qui lui restaient.

Mais dès qu'il fut évident que Denikine était écrasé et qu'il ne nous faudrait pas au printemps envoyer la III° armée sur le front du Caucase par la Volga, nous avons aussitôt entrepris de dissoudre les pesants appareils militaires et de mieux adapter les institutions de l'armée aux tâches du travail. Quoique nous n'ayons pas encore achevé cette transformation, les résultats qu'elle a déjà donnés n'en sont pas moins importants. A l'heure actuelle (mars 1920) l'ancienne lII° armée donne 38 % de travailleurs par rapport à ses effectifs. Quant aux unités militaires travaillant à ses côtés dans la région de l'Oural, elles en fournissent déjà 49%. Ce résultat n'est pas si mauvais quand on le compare avec la fréquentation des usines et des fabriques, dans bon nombre desquelles hier, et dans certaines desquelles encore aujourd'hui, les absences justifiées ou non dépassent encore 50%[23]. Ajoutons qu'il arrive souvent que les travailleurs des usines et des fabriques se fassent assister par des membres adultes de leur famille tandis que les soldats de l'armée rouge ne sont desservis que par eux-mêmes.

Si l'on prend les jeunes gens de dix-neuf ans mobilisés dans l'Oural par l'appareil militaire principalement pour des coupes de bois, on voit que sur un effectif total qui dépasse 30.000, plus de 75% se rendent au travail. C'est déjà un énorme progrès. Cela montre qu'en utilisant l'appareil militaire pour leur mobilisation et pour leur formation, nous pouvons introduire dans l'organisation des unités purement destinées au travail des modifications qui assureront une hausse considérable du pourcentage des participants directs au processus matériel de la production.

Finalement, nous pouvons maintenant nous prononcer sur la productivité des armées du travail en nous basant sur l'expérience acquise. Au début, la productivité du travail dans les différents secteurs, en dépit d'un grand enthousiasme, était vraiment trop basse. Et la lecture des premiers communiqués de l'armée du travail pouvait paraître tout à fait décourageante. Ainsi, pour la préparation d'une sagène cube [env. 10 m3] de bois, il fallait dans les premiers temps treize à quinze journées de travail, alors que la moyenne fixée, encore rarement atteinte aujourd'hui, est de trois jours. Il faut ajouter que les artistes en la matière sont capables, dans des conditions favorables, de préparer une sagène cube par jour et par homme. Que s'est-il passé en fait ? Les unités militaires étaient cantonnées loin des forêts en coupe. Il arrivait très souvent que pour se rendre au travail et pour en revenir elles devaient accomplir de six à huit verstes [6 à 8 km], ce qui absorbait une partie importante de la journée de travail. Sur les lieux, il n'y avait pas assez de haches et de scies. Beaucoup de soldats rouges, originaires de la steppe, ne connaissaient pas la forêt, n'avaient jamais abattu d'arbres et n'étaient pas familiarisés avec la scie et la hache. Les comités forestiers des provinces et des districts étaient loin d'avoir appris dès le début à utiliser les unités militaires, à les diriger où il l'aurait fallu, à les équiper convenablement. Il n'est pas étonnant que tout cela ait eu pour résultat une faible productivité du travail. Mais après avoir éliminé les principaux défauts de l'organisation, on obtint des résultats beaucoup plus satisfaisants. Selon les dernières données, la sagène cube dans cette première armée du travail demande quatre jours et demi de travail, ce qui n'est déjà pas trop éloigné de la norme actuelle. Ce qui est le plus réconfortant, c'est que la productivité du travail augmente systématiquement au fur et à mesure que son organisation s'améliore.

Et les résultats qu'on peut atteindre dans ce sens ont été démontrés par la courte, mais très riche expérience du régiment du génie de Moscou. La direction générale du Génie militaire, qui conduisait les opérations, a commencé par fixer une norme de trois journées de travail par sagène cube de bois. Cette norme a vite été dépassée. Au mois de janvier, une sagène cube de bois ne nécessitait plus que 2,3 journées de travail; en février, 2,1; en mars, 1,5; ce qui représente une productivité particulièrement élevée. Ce résultat a été obtenu par une action morale, par le compte exact du travail de chacun, par le réveil de l'amour-propre du travailleur, par l'institution de primes aux travailleurs produisant plus que la norme fixée, ou, pour employer le langage des syndicats, par un tarif souple adapté à toutes les fluctuations individuelles de la productivité du travail. Cette expérience presque de laboratoire trace clairement la route que nous devrons suivre dorénavant.

A l'heure actuelle, nous avons plusieurs armées du travail en action : la I° armée, les armées de Pétrograd, d'Ukraine, du Caucase, de la Volga, de réserve. Cette dernière a, comme on sait, contribué à augmenter la capacité de transport du chemin de fer de Kazan à Ekatérinenbourg. Et partout où l'expérience de l'utilisation d'unités militaires pour des tâches de travail a été faite avec tant soit peu d'intelligence, les résultats se sont chargés de démontrer que cette méthode est incontestablement viable et bonne.

Quant au préjugé sur l'inévitable parasitisme des organisations militaires dans quelques conditions que ce soit, il est réduit à néant. L'armée soviétique incarne les tendances du régime social soviétique. Il ne faut plus penser à l'aide de ces idées mortes de l'époque disparue: "militarisme", "organisation militaire", "improductivité du travail obligatoire", mais regarder sans préjugés, les yeux ouverts, les manifestations de la nouvelle époque et ne pas oublier que le samedi existe pour l'homme et non l'homme pour le samedi, que toutes les formes d'organisation, y compris l'organisation militaire, ne sont que des armes aux mains de la classe ouvrière au pouvoir, qui a le droit et la possibilité d'adapter, de modifier, de refaire ses armes, jusqu'à ce qu'elle obtienne les résultats désirés.

Le plan économique unique[modifier le wikicode]

La large application de l'obligation du travail, ainsi que les mesures de militarisation du travail, ne peuvent jouer un rôle décisif qu'à condition d'être appliquées sur les bases d'un plan économique unique, englobant tout le pays et toutes les branches de l'activité productive. Ce plan doit être calculé pour une série d'années couvrant la période à venir. Il est naturel qu'il se divise en périodes concordant avec les étapes inévitables de la renaissance économique du pays. Il nous faudra commencer par les tâches les plus simples et à la fois les plus fondamentales.

Avant tout, il est nécessaire d'assurer à la classe ouvrière la possibilité de vivre, fût-ce dans les conditions les plus pénibles, et de conserver de ce fait les centres industriels, de sauver les villes. C'est là le point de départ. Si nous ne voulons pas dissoudre la ville dans la campagne, l'industrie dans l'agriculture, si nous ne voulons pas ruraliser tout le pays, nous devons maintenir, ne fût-ce qu'à un niveau minimum, notre transport, et assurer le pain aux villes, le combustible et les matières premières à l'industrie, le fourrage au bétail. Sans cela, nous ne ferons pas un pas en avant. Par conséquent, la tâche la plus urgente du plan est d'améliorer l'état des transports, ou tout au moins de les empêcher de se détériorer encore plus, et de constituer les stocks les plus nécessaires de vivres, de matières premières et de combustibles. Toute la période à venir sera totalement remplie par la concentration et par la tension de la main-d'œuvre pour résoudre ces problèmes essentiels; ce n'est qu'ainsi que seront créées les bases de tout ce qui suivra. C'est cette tâche, en particulier, que nous avons assignée à nos armées du travail. La première période, ainsi que les suivantes, se chiffreront-elles en mois ou en années ? Il est inutile de chercher à le prévoir en ce moment, car cela dépend de causes multiples, qui commencent par la situation internationale, pour finir par le degré d'unanimité et de fermeté de la classe ouvrière.

Au cours de la deuxième période, on devra procéder à la construction de machines pour les transports, à l'extraction de matières premières et à la production de vivres. Le nœud de tout est ici la locomotive.

En ce moment, la réparation des locomotives s'effectue avec des méthodes trop artisanales, qui nécessitent une dépense de forces et de moyens trop considérable. Il est par conséquent indispensable de procéder dorénavant à la réparation du matériel roulant sur la base d'une production de masse des pièces de rechange. Maintenant que tout le réseau ferré et toutes les usines se trouvent entre les mains d'un propriétaire unique, l'Etat ouvrier, nous pouvons et devons établir des types uniques de locomotives et de wagons pour tout le pays, normaliser leurs composants, appeler toutes les usines nécessaires à procéder à la fabrication en masse des pièces de rechange, arriver à ce que les réparations ne soient qu'un simple remplacement des pièces usées par des nouvelles et, de la sorte, être en mesure d'effectuer le montage en masse de nouvelles locomotives à partir des pièces de rechange. Maintenant que les sources de combustibles et de matières premières nous sont de nouveau ouvertes, nous avons à porter une attention extrême à la construction des locomotives.

Au cours de la troisième période, il sera nécessaire de construire des machines en vue de la production des objets de large consommation de masse.

Enfin, la quatrième période, qui s'appuiera sur les conquêtes des trois premières, permettra de passer à la production des objets d'usage personnel sur la plus vaste échelle.

Ce plan revêt une importance considérable, non seulement en tant que directive générale pour le travail pratique des organes économiques, mais encore en tant que ligne de conduite pour la propagande parmi les masses ouvrières au sujet de nos tâches économiques. Nos mobilisations du travail resteront lettre morte et ne prendront pas racine si nous ne saisissons pas au vif tout ce qui est honnête, conscient, enthousiaste dans la classe ouvrière. Nous devons dire aux masses toute la vérité sur notre situation et sur nos intentions futures, et leur déclarer franchement que notre plan économique, même avec l'effort maximum des travailleurs, ne nous donnera ni demain ni après-demain monts et merveilles, car au cours de la période à venir nous allons orienter notre principale action vers la préparation des conditions d'une production de moyens de production. Ce n'est que lorsque nous serons en état de rétablir, ne serait-ce que dans de faibles proportions, les moyens de transport et de production, que nous passerons à la fabrication d'objets de consommation. Ainsi, le fruit du travail directement palpable par les travailleurs sous forme d'objets d'usage personnel ne sera obtenu qu'en dernier lieu, au quatrième stade du plan économique, et ce n'est qu'alors qu'interviendra un sérieux adoucissement des conditions de vie. Les masses, qui pendant longtemps encore auront à supporter le poids de la peine et des privations, doivent comprendre dans toute son ampleur la logique interne inévitable de ce plan économique, afin de se montrer capables d'en supporter le fardeau.

L'ordre de ces quatre périodes économiques ne doit pas être compris de façon trop absolue. Il n'entre évidemment pas dans nos intentions d'arrêter complètement aujourd'hui notre industrie textile : ne serait-ce que pour des raisons militaires, nous ne le pouvons pas. Mais afin que l'attention et les forces ne se dispersent pas sous la pression d'exigences et de besoins criants et généraux, il importe, en se conformant au plan économique en tant que critère principal, de distinguer ce qui est essentiel et fondamental de ce qui est auxiliaire et secondaire. Il n'est pas besoin de dire que nous ne tendons nullement vers un étroit communisme "national" : la levée du blocus, et à plus forte raison la révolution européenne, devraient apporter les plus considérables modifications à notre plan économique en abrégeant les stades de son développement et en les rapprochant les uns des autres. Mais nous ne savons pas quand ces événements se produiront. Et nous devons agir de façon à nous maintenir et à nous fortifier, en dépit du développement peu favorable, c'est-à-dire très lent, de la révolution européenne et mondiale. En cas de reprise effective des relations commerciales avec les pays capitalistes, nous nous inspirerons également du plan économique défini plus haut. Nous livrerons une partie de nos matières premières en échange de locomotives ou d'autres machines indispensables, mais en aucun cas en échange de vêtements, de chaussures ou de denrées coloniales : ce ne sont pas les objets de consommation qui sont à l'ordre du jour chez nous, mais les moyens de transport et de production.

Nous serions des sceptiques myopes et des grippe-sous de type petit-bourgeois si nous nous imaginions que la renaissance économique sera une transition progressive, de l'état actuel de dislocation complète de l'économie, à la situation qui l'a précédé, en d'autres termes que nous allons remonter les échelons mêmes que nous avons descendus, et que ce n'est qu'au bout d'une période assez prolongée que nous ramènerons notre économie socialiste au niveau où elle se trouvait à la veille de la guerre impérialiste. Une telle façon de se représenter les choses ne serait pas seulement d'aucune consolation, elle serait aussi complètement erronée. La désorganisation, en détruisant et en brisant sur son passage des richesses innombrables, a détruit en même temps dans l'économie bien des routines, bien des inepties, bien des usages surannés, frayant ainsi la voie à une nouvelle construction correspondant aux données techniques qui sont, à l'heure actuelle, celles de l'économie mondiale.

Si le capitalisme russe s'est développé non degré par degré mais en sautant une série d'étapes, s'il a construit en pleine steppe des usines à l'américaine, raison de plus pour que pareille marche forcée soit possible à l'économie socialiste. Dès que nous aurons vaincu notre terrible misère, accumulé quelques réserves de matières premières et de denrées, amélioré les transports, nous pourrons sauter par-dessus toute une série de degrés intermédiaires en profitant du fait que nous ne sommes plus liés par les chaînes de la propriété privée et que nous avons par conséquent la possibilité de subordonner toutes les entreprises et tous les éléments de l'économie au plan unique d'Etat.

Nous pourrons ainsi introduire à coup sûr l'électrification dans toutes les branches essentielles de l'industrie et dans la sphère de la consommation personnelle, sans avoir à passer de nouveau par "l'âge de la vapeur". Le programme de l'électrification est prévu en Russie en un certain nombre d'étapes consécutives, conformément aux étapes fondamentales du plan économique général.

Une nouvelle guerre pourrait retarder la réalisation de nos desseins économiques; notre énergie et notre persévérance peuvent et doivent hâter le processus de la renaissance économique. Mais quelle que soit la rapidité avec laquelle les événements continueront à se développer, il est évident qu'à la base de toute notre action (mobilisation du travail, militarisation du travail, samedis communistes et autres aspects du volontariat communistes du travail), doit se trouver un plan économique unique. La période dans laquelle nous entrons exigera de nous une complète concentration de toute notre énergie pour les premières tâches élémentaires : les vivres, le combustible, les matières premières et le transport. Ne pas disperser notre attention, ne pas éparpiller nos forces, ne pas les disséminer. Telle est l'unique voie de salut.

Direction collective et direction par un seul[modifier le wikicode]

Les mencheviks s'efforcent de miser encore sur une autre question qui leur apparaît favorable à un nouveau rapprochement avec la classe ouvrière. Il s'agit de la question de la forme de direction des entreprises industrielles, la question du principe collégial ou unipersonnel. On nous dit que la remise des usines à un directeur unique au lieu d'un collectif est un crime contre la classe ouvrière et la révolution socialiste. Il est remarquable que les plus ardents plus ardents défenseurs de la révolution socialiste contre le système unipersonnel soient ces mêmes mencheviks qui, tout récemment encore, considéraient que le mot d'ordre de révolution socialiste était un outrage à l'histoire et un crime contre la classe ouvrière.

Il se trouve que c'est le congrès de notre parti qui est le principal coupable envers la révolution socialiste, pour s'être prononcé en faveur du retour au système unipersonnel dans la direction de l'industrie, et avant tout aux échelons inférieurs, dans les usines et dans les fabriques. Ce serait cependant la plus grande des erreurs de considérer cette décision comme pouvant causer un préjudice à l'esprit d'initiative de la classe ouvrière. L'esprit d'initiative des travailleurs ne se définit pas et ne se mesure pas au fait que trois travailleurs plutôt qu'un seul sont placés à la tête de l'usine, mais par des facteurs et des faits d'un ordre beaucoup plus profond : par la création des organes économiques avec la participation active des syndicats, par la création de tous les organes soviétiques, à travers les congrès des soviets représentant des dizaines de millions de travailleurs, par l'appel à l'administration ou au contrôle de l'administration par les administrés eux-mêmes. Voilà où réside l'esprit d'initiative de la classe ouvrière. Et si la classe ouvrière, sur la base de sa propre expérience, en arrive à travers ses congrès de parti, de soviets, de syndicats, à la conclusion qu'il vaut mieux placer à la tête d'une usine une personne qu'un collectif, c'est là une décision dictée par l'esprit d'initiative de la classe ouvrière. Elle peut être correcte ou erronée du point de vue de la technique administrative; en tout cas, elle n'est pas imposée au prolétariat, mais lui est dictée par son propre jugement et sa propre volonté. Ce serait donc la plus grosse des erreurs que de confondre la question de l'autorité du prolétariat avec celle des collectifs ouvriers à la tête des usines. La dictature du prolétariat se traduit par l'abolition de la propriété privée des moyens de production, par la domination de la volonté collective des travailleurs sur tout le mécanisme soviétique, et nullement par la forme de direction des diverses entreprises.

Il est nécessaire ici de réfuter une seconde accusation souvent portée contre les défenseurs de la direction unipersonnelle. Ses adversaires déclarent : "Ce sont les militaristes soviétiques qui tentent de faire passer leur expérience du domaine militaire dans le domaine économique. Il se peut que dans l'armée le principe de la direction unipersonnelle soit excellent, mais il ne convient pas dans l'économie". Cette objection est fausse sous tous les rapports. Il est inexact que nous ayons commencé dans l'armée par le système unipersonnel; même à l'heure actuelle, il s'en faut que nous l'ayons adopté intégralement. Il est également inexact d'affirmer que nous n'avons commencé à défendre les formes de direction unipersonnelle avec le recrutement des spécialistes dans les entreprises économiques qu'en nous basant sur notre expérience militaire. En réalité, nous partions et nous partons dans cette question d'une conception purement marxiste des problèmes révolutionnaires et des obligations créatives du prolétariat une fois qu'il a pris le pouvoir. Nous avions compris et reconnu non seulement dès le début de la révolution, mais longtemps avant Octobre, la nécessité de mettre à profit les connaissances et l'expérience techniques du passé, la nécessité de faire appel aux spécialistes, de les utiliser largement, afin que la technique ne fasse pas machine arrière, mais continue sa progression. Je présume que si la guerre civile n'avait pas ruiné nos organes économiques en les privant de tout ce qu'ils avaient de plus fort en fait d'initiative et d'activité, nous nous serions sans aucun doute engagés plus tôt et sans douleur dans la voie du système unipersonnel dans le domaine de la direction économique.

Certains camarades considèrent avant tout l'appareil de direction économique comme une école. C'est évidemment tout à fait inexact. La tâche des organes directeurs est de diriger. Que celui qui désire et se sent apte à apprendre à diriger aille à l'école, dans les cours spéciaux d'instructeurs, qu'il travaille comme adjoint afin d'observer et d'acquérir de l'expérience, mais que celui qui est appelé à la direction d'une usine n'y vienne pas pour apprendre mais pour occuper un poste administratif et économique comportant des responsabilités. Et même si l'on envisage cette question sous l'angle étroit, et de ce fait inexact de "l'école", je dirai que le système unipersonnel représente une école dix fois meilleure, parce que si vous remplacez un bon travailleur par trois autres, qui ne sont pas assez mûrs, alors, ayant installé le collectif formé par ces trois travailleurs à un poste de direction comportant des responsabilités, vous les privez de la possibilité de se rendre compte de ce qui leur manque. Chacun d'eux compte sur les autres quand il s'agit de prendre une décision et, en cas d'insuccès, ils se rejettent mutuellement la responsabilité.

Qu'il ne s'agisse pas d'une question de principe, c'est ce que les adversaires du système unipersonnel prouvent le mieux en ne réclamant pas la direction collective pour les ateliers, les corporations et les mines. Ils déclarent même avec indignation qu'il faut être insensé pour exiger qu'un atelier soit dirigé par trois ou cinq personnes : d'après eux, la direction ne doit aller qu'à un seul administrateur de métier et à un seul. Pourquoi ? Si la direction collégiale est une "école", pourquoi ne pas admettre aussi une semblable école élémentaire ? Pourquoi ne pas introduire également les collectifs dans les ateliers ? Mais si la collégialité n'est pas un précepte pour les ateliers, pourquoi est-elle indispensable pour les usines ?

Abramovitch a dit ici que du fait qu'il n'y a en Russie que peu de spécialistes - par la faute des bolcheviks, répète-t-il après Kautsky - force nous est de les remplacer par des collectifs ouvriers. Ce sont des bêtises. Nul collectif composé de personnes ignorant un travail donné ne peut remplacer un homme le connaissant. Un collectif de juristes ne peut pas remplacer un seul aiguilleur. Un collectif de malades ne peut remplacer un médecin. L'idée elle-même est fausse. Le collectif par lui-même ne peut donner la connaissance à un ignorant. Il ne peut que dissimuler l'ignorance de l'ignorant. Si l'on place une personne à un poste administratif important, elle a la possibilité de voir clairement, non seulement chez les autres, mais chez elle-même, ce qu'elle sait et ce qu'elle ignore. Mais il n'y a rien de pire qu'un collectif de travailleurs ignorants, mal préparés, à un poste purement pratique exigeant des connaissances spéciales. Ses membres sont, de ce fait, constamment désemparés et mécontents les uns des autres, et du fait de leur impuissance, ils introduisent le flottement et le chaos dans toute leur action. La classe ouvrière est profondément intéressée à augmenter ses aptitudes à la direction, c'est-à-dire à s'instruire, mais dans le domaine industriel, elle ne peut y réussir que si la direction de l'usine rend périodiquement des comptes à toute l'usine, et si à cette occasion est discuté le plan économique de l'année ou du mois en cours; si tous les ouvriers qui s'intéressent sérieusement à la question de l'organisation industrielle sont pris en charge par les dirigeants de l'entreprise ou par des commissions spéciales et envoyés aux cours correspondants, étroitement rattachés au travail pratique de l'usine même; si après cela ils sont nommés, d'abord à des postes de moindre responsabilité, puis à des responsabilités plus importantes. Nous en avons ainsi formé des milliers et nous en formerons encore des dizaines de milliers. La question d'une direction de trois ou cinq personnes intéresse non les masses ouvrières, mais la partie de la bureaucratie ouvrière soviétique la plus arriérée, la plus faible et la moins apte à un travail indépendant. Un administrateur d'avant-garde, ferme et conscient, tend tout naturellement à prendre en mains toute l'usine, à se prouver à lui-même et à prouver aux autres qu'il est capable de diriger. Mais si l'administrateur est faible, s'il n'est pas solide sur ses jambes, il ne cherchera qu'à s'associer à d'autres car en leur compagnie sa faiblesse passera inaperçue. Une telle collégialité comporte à la base un grave danger : la disparition de la responsabilité personnelle. Si un ouvrier est capable mais inexpérimenté, il a évidemment besoin d'un instructeur; sous sa direction, il apprendra, et demain nous le nommerons directeur d'une petite usine. C'est ainsi qu'il fera son chemin. Mais dans un éventuel collectif, où la force et la faiblesse de chacun n'apparaissent pas d'une façon évidente, le sentiment de responsabilité disparaît inévitablement.

Notre résolution parle de se rapprocher systématiquement de la direction unipersonnelle, ce qui ne peut évidemment se faire d'un simple trait de plume. Diverses variantes et combinaisons sont possibles. Là où un ouvrier peut se débrouiller seul, nous en ferons le directeur de l'usine en lui adjoignant un spécialiste. Là où le spécialiste est bon, nous le nommerons directeur en lui adjoignant deux ou trois ouvriers. Enfin, là où un collectif aura montré dans les faits qu'il était capable, nous le garderons. C'est l'unique façon sérieuse d'envisager la question, et ce n'est qu'ainsi que nous arriverons à une organisation correcte de la production.

Il y a encore une considération de caractère social et éducatif qui me paraît des plus importantes. Chez nous, la couche dirigeante de la classe ouvrière est par trop restreinte. La couche qui a connu la clandestinité, qui a mené pendant longtemps la lutte révolutionnaire, qui a séjourné dans les pays étrangers, qui a beaucoup lu dans les prisons et en exil, qui a acquis une expérience politique et une grande largeur de vues, cette couche représente la partie la plus précieuse de la classe ouvrière. Derrière elle se place la génération plus jeune, qui participe consciemment à notre révolution depuis 1917. C'est une partie très précieuse de la classe ouvrière. Où que nous portions nos regards - sur l'édification soviétique, sur les syndicats, sur le travail de parti, sur le front de la guerre civile - partout le rôle dirigeant est joué par cette couche supérieure du prolétariat. Le principal travail gouvernemental du pouvoir soviétique au cours de ces deux années et demie a consisté à manœuvrer en jetant cette couche de travailleurs d'avant-garde d'un front à l'autre. Les couches plus profondes de la classe ouvrière, issues de la masse paysanne, sont encore, malgré leur état d'esprit révolutionnaire très pauvres en initiative. Ce dont souffre notre moujik russe, c'est d'instinct grégaire, de manque de personnalité, c'est-à-dire de ce qui a été chanté par notre populisme réactionnaire, de ce qu'a glorifié Tolstoï en la personne de Platon Karataïev : le paysan se dissout dans sa communauté, se soumet à la terre. Il est tout à fait clair que l'économie socialiste ne se fonde pas sur les Platon Karataïev, mais sur les travailleurs qui pensent, doués d'esprit d'initiative et conscients de leurs responsabilités. Cette initiative personnelle, il est indispensable de la développer chez l'ouvrier. Le principe personnel de la bourgeoisie, c'est l'individualisme cupide et la concurrence. Le principe personnel de la classe ouvrière ne s'oppose ni à la solidarité, ni à la collaboration fraternelle. La solidarité socialiste ne peut reposer sur l'absence de personnalité, sur l'instinct grégaire. Or, c'est justement l'absence de personnalité qui se cache souvent derrière la collégialité.

Il y a beaucoup de forces, de talents, d'aptitudes dans la classe ouvrière. Il faut qu'ils se manifestent, qu'ils se révèlent dans l'émulation. La direction unipersonnelle dans le domaine administratif et technique y contribue. C'est la raison pour laquelle elle est supérieure et plus féconde que la collégialité.

Conclusion du rapport[modifier le wikicode]

Camarades, les arguments des orateurs mencheviks, d'Abramovitch notamment, reflètent par-dessus tout un éloignement complet de la vie et de ses problèmes. L'observateur se tient sur la berge de la rivière qu'il doit absolument traverser à la nage,, et il raisonne sur les qualités de l'eau et la force du courant. Il faut traverser, est le problème ! Mais notre kautskyste piétine sur place. "Nous ne nions pas, dit-il, la nécessité de traverser, mais en même temps, en tant que réalistes, nous voyons le danger, et pas un seul, mais plusieurs : le courant est rapide, il y a des écueils, les gens sont fatigués, etc. Mais quand on vous dit que nous nions la nécessité même de traverser, ce n'est pas vrai, en aucun cas. Nous ne refusions pas de l'admettre même il y a vingt-trois ans...".

D'un bout à l'autre, tout leur raisonnement est construit là-dessus. Premièrement, disent les mencheviks, nous ne nions pas et nous n'avons jamais nié la nécessité de la défense et par conséquent de l'armée. Deuxièmement, nous ne nions pas non plus en principe l'obligation du travail. Permettez ! Où a-t-on jamais vu ici-bas, ailleurs que dans quelques petites sectes religieuses, des hommes qui aient répudié la défense "en général" ? Tous vos acquiescements abstraits ne font cependant pas avancer les choses d'un pouce. Lorsqu'il s'est agi de la lutte réelle et de la création d'une armée réelle contre les ennemis réels de la classe ouvrière, qu'avez-vous fait ? Vous vous y êtes opposés, vous avez saboté - sans nier la défense en général. Vous disiez et écriviez dans vos journaux : "A bas la guerre civile !" au moment même où les gardes blancs nous pressaient et nous mettaient le couteau sous la gorge. Et voici qu'après avoir approuvé après coup notre défense victorieuse, vous portez votre regard critique sur de nouveaux problèmes et vous nous sermonnez : "Nous ne répudions pas, de façon générale, l'obligation du travail, dites-vous, mais... sans contrainte juridique". Mais dans ces seuls mots, quelle formidable contradiction interne ! La notion "d'obligation" renferme en elle-même un élément de contrainte. L'homme contraint est obligé de faire quelque chose. S'il ne fait rien, il est évident qu'il subira la contrainte, le châtiment. Reste à savoir quelle est la contrainte. Abramovitch dit : la pression économique oui, mais pas la contrainte juridique. Le représentant du syndicat des métallurgistes, le camarade Holzmann, a montré superbement tout ce qu'il y a de scolastique dans une pareille argumentation. Déjà sous le capitalisme, c'est-à-dire sous le régime du travail "libre", la pression économique est inséparable de la contrainte juridique. A plus forte raison maintenant !

Je me suis efforcé de faire comprendre, dans mon rapport, que pour instruire les travailleurs sur de nouvelles bases sociales en direction de nouvelles formes de travail, et atteindre à atteindre une plus haute productivité du travail, il n'est qu'une possibilité : l'application simultanée de diverses méthodes : et l'intéressement économique, et la contrainte juridique, et l'influence que peut exercer l'organisation économique intérieurement coordonnée, et les forces de répression, et surtout, avant comme après, l'influence idéologique de l'agitation, de la propagande, de l'élévation du niveau général de culture. Ce n'est que par la combinaison de tous ces moyens qu'un niveau élevé d'économie socialiste peut être atteint.

Si déjà en régime capitaliste l'intéressement économique se combine inévitablement avec la contrainte juridique, derrière laquelle se trouve la force matérielle de l'Etat, dans l'Etat soviétique, c'est-à-dire dans l'Etat de transition au socialisme, on ne peut en général tracer de ligne de partage entre contrainte économique et contrainte juridique. Chez nous, les entreprises les plus importantes se trouvent entre les mains de l'Etat. Lorsque nous disons au tourneur Ivanov : "Tu dois travailler à présent à l'usine Sormovo; si tu refuses, tu ne recevras pas ta ration", de quoi s'agit-il ? D'une pression économique ou d'une contrainte juridique ? Il ne peut pas aller dans une autre usine, car elles sont toutes entre les mains de l'Etat, qui n'autoriserait pas ce changement. La pression économique se confond donc ici avec la répression étatique; Abramovitch voudrait manifestement que nous n'utilisions comme régulateur de la répartition de la force de travail que l'augmentation des salaires, les primes etc., pour attirer les travailleurs nécessaires dans les entreprises les plus importantes. C'est là, manifestement, toute sa pensée. Mais si l'on pose la question ainsi, alors tout travailleur sérieux du mouvement syndical comprendra que c'est là une pure utopie. Nous ne pouvons pas espérer que la force de travail afflue librement du marché, car il faudrait pour cela que l'Etat ait entre ses mains des réserves de manœuvre suffisantes en vivres, en logement, en transports - c'est-à-dire les conditions mêmes qui sont encore à créer. Sans le déplacement en masse, méthodiquement organisé par l'Etat, de la force de travail en fonction des besoins des organes économiques, nous ne ferons rien. Dans ce domaine, l'heure de la contrainte est venue, dans toute sa nécessité économique. Je vous ai lu un télégramme d'Ekatérinenbourg sur la marche des travaux de la I° armée du travail. Il y est dit que plus de quatre mille ouvriers qualifiés sont passés par le Comité de l'Oural du travail obligatoire. D'où venaient-ils? En majeure partie de l'ex-III° armée. On ne les a pas laissés rentrer chez eux, mais on leur a donné une nouvelle affectation. De l'armée, on les a remis au Comité du travail obligatoire, qui les a répartis par catégories et dirigés sur les usines. Du point de vue libéral, c'est une "violence" contre la liberté individuelle. L'écrasante majorité des ouvriers s'est cependant volontiers rendue sur le front du travail, comme elle était allée auparavant sur le front de guerre, comprenant bien que des intérêts supérieurs l'exigeaient. Une partie y est allée contre son gré. Ceux-là, on les a contraints.

L'Etat, c'est bien clair, doit donner au moyen du système des primes, de meilleures conditions d'existence aux meilleurs ouvriers. Mais cela n'exclut pas, au contraire, cela suppose que l'Etat et les syndicats (sans lesquels l'Etat soviétique ne pourra édifier son industrie) acquièrent sur l'ouvrier certains droits nouveaux. L'ouvrier ne fait pas de marchandage avec l'Etat soviétique : non, il est subordonné à l'Etat, il lui est soumis sous tous les rapports, car c'est son Etat.

"Si on nous avait simplement dit, déclare Abramovitch, qu'il s'agit de discipline syndicale, il n'y aurait pas eu de quoi croiser le fer. Mais que vient faire ici la militarisation ?". Il s'agit assurément dans une large mesure de discipline syndicale, mais de la nouvelle discipline des nouveaux syndicats industriels. Nous vivons dans un pays soviétique, où la classe ouvrière est au pouvoir, ce que ne comprennent pas nos kautskystes. Lorsque le menchevik Roubtsov a dit qu'il n'était presque rien resté des syndicats dans mon rapport, il y a là une part de vérité. Des syndicats comme il les entend, c'est-à-dire des syndicats de type trade-unionistes, il n'est effectivement resté que peu de choses : mais dans les conditions de la Russie soviétique, les plus grandes tâches incombent à l'organisation professionnelle et industrielle de la classe ouvrière. Lesquelles ? Ce n'est évidemment pas de lutter contre l'Etat au nom des intérêts du travail, mais d'œuvrer à l'édification d'une économie socialiste, la main dans la main avec l'Etat. Un syndicat de ce genre est par principe une nouvelle organisation qui se distingue non seulement des trade-unions, mais encore des syndicats révolutionnaires sous les régimes bourgeois, tout comme la domination du prolétariat se distingue de celle de la bourgeoisie. Le syndicat industriel de la classe ouvrière dirigeante n'a ni les mêmes tâches, ni les mêmes méthodes, ni la même discipline que le syndicat de lutte de la classe opprimée. Chez nous, tous les ouvriers sont obligés d'entrer dans les syndicats. Les mencheviks sont contre. C'est tout à fait compréhensible, parce qu'ils sont en fait contre la dictature du prolétariat. C'est en fin de compte à cela que se résume toute la question. Les kautskystes sont contre la dictature du prolétariat et, de ce fait, contre toutes ses conséquences. La contrainte économique, comme la contrainte politique ne sont que des manifestations de la dictature de la classe ouvrière dans deux domaines intimement liés. Abramovitch, il est vrai, nous a démontré avec profondeur que sous le socialisme il n'y aura pas de contrainte, que le principe de la contrainte est en contradictoire avec le socialisme, que sous le socialisme joueront le sentiment du devoir, l'habitude du travail, l'attrait du travail, etc., etc. C'est indiscutable. Mais il faut simplement élargir cette vérité incontestable. Le fait est que sous le socialisme il n'y aura plus d'appareil de coercition, plus d'Etat : l'Etat se dissoudra entièrement dans la commune de production et de consommation. La voie du socialisme n'en passe pas moins par l'intensification maximale du rôle de l'Etat. Et c'est justement cette période que nous traversons avec vous. De même que la lampe, avant de s'éteindre, brille d'une flamme plus vive, l'Etat, avant de disparaître, prend la forme de la dictature du prolétariat, c'est-à-dire de l'Etat le plus impitoyable, qui s'empare impérieusement de la vie des citoyens de tous côtés. Cette bagatelle, ce petit degré dans l'histoire - la dictature étatique - Abramovitch, et à travers lui tout le menchevisme, ne l'ont pas remarqué, et ils ont trébuché dessus.

Aucune autre organisation dans le passé, excepté l'armée, n'a exercé sur l'homme une plus rigoureuse coercition que l'organisation étatique de la classe ouvrière dans l'époque de transition la plus difficile. C'est précisément pourquoi nous parlons de militarisation du travail. Le sort des mencheviks est d'être à la remorque des événements et d'accepter les parties du programme révolutionnaire qui ont déjà eu le temps de perdre toute importance pratique. Aujourd'hui, le menchevisme - bien qu'avec des réserves - ne conteste plus la légitimité des répressions contre les gardes blancs et les déserteurs de l'armée rouge. Il a été contraint de les admettre après ses propres et malheureuses expériences avec la "démocratie". Il a, semble-t-il, compris - après coup - qu'on ne se tire pas d'affaire, face aux bandes contre-révolutionnaires, avec des phrases sur la terreur rouge qui ne sera pas nécessaire sous le socialisme. Mais dans le domaine économique, les mencheviks tentent encore de nous renvoyer à nos fils et surtout à nos petits-fils. C'est pourtant aujourd'hui qu'il nous faut reconstruire l'économie, sans tarder, dans les conditions du lourd héritage que nous a laissé la société bourgeoise, et alors que la guerre civile n'est pas encore achevée.

Le menchevisme, de même que tout le kautskysme en général, se noie dans les banalités démocratiques et dans les abstractions socialistes. Il s'avère une fois de plus qu'il n'existe pas pour lui de problèmes de la période de transition, c'est-à-dire de la révolution prolétarienne. D'où l'absence de vie de ses critiques, de ses indications, de ses plans et de ses recettes. Il ne s'agit pas de ce qui se passera dans vingt ou trente ans - il va de soi que les choses iront alors infiniment mieux, - mais de savoir comment s'arracher aujourd'hui à la désorganisation, comment répartir en ce moment la main-d'œuvre, comment élever aujourd'hui la productivité du travail, comment se comporter en particulier à l'égard des 4.000 ouvriers qualifiés que nous avons fait sortir de l'armée en Oural. Les lâcher dans la nature en leur disant : "Cherchez un meilleur endroit, camarades" ? Non, nous ne pouvions pas agir ainsi. Nous les avons embarqués dans les trains militaires et dirigés sur des fabriques et des usines.

"En quoi donc, s'écrie Abramovitch, votre socialisme se distingue-t-il de l'esclavage égyptien ? C'est à peu près par les mêmes procédés que les pharaons construisaient les pyramides, en obligeant les masses au travail". Inimitable comparaison de la part d'un "socialiste" ! Ici encore, le même petit rien a été négligé : la nature de classe du pouvoir ! Abramovitch ne voit pas de différence entre le régime égyptien et le nôtre. Il a oublié qu'en Egypte il y avait des pharaons, des propriétaires d'esclaves, et des esclaves. Ce ne sont pas les paysans égyptiens qui, par l'intermédiaire de leurs soviets, décidaient de construire des pyramides; il y avait là-bas un régime social de castes hiérarchisées, et c'est une classe ennemie qui forçait les travailleurs à travailler. Chez nous, la contrainte est appliquée par le pouvoir ouvrier et paysan au nom des intérêts des masses travailleuses. Voilà ce qu'Abramovitch n'a pas remarqué. Nous avons appris à l'école du socialisme que tout le développement social est fondé sur les classes et sur leur lutte, et que tout le cours de la vie est déterminé en fonction de la classe qui se trouve au pouvoir et des tâches au nom desquelles mène sa politique. Voilà ce qu'Abramovitch ne comprend pas. Il se peut qu'il connaisse parfaitement l'Ancien Testament; mais le socialisme est pour lui un livre hermétiquement clos...

Suivant la voie des analogies libérales et superficielles qui ne comptent pas avec la nature de classe de l'Etat, Abramovitch aurait pu (et dans le passé les mencheviks l'ont fait maintes fois) identifier l'armée rouge avec l'armée blanche. Là-bas comme ici il y avait des mobilisations, principalement parmi les masses paysannes. Là-bas comme ici, on recourait à la contrainte. Là-bas comme ici, nombreux étaient les officiers qui étaient passés par la même école du tsarisme. Dans les deux camps, les mêmes fusils, les mêmes cartouches. Quelle est donc la différence, Il y en a une, messieurs, et elle se définit par un indice fondamental : qui détient le pouvoir ? La classe ouvrière ou la noblesse, les pharaons ou les moujiks, la contre-révolution ou le prolétariat de Petersbourg ? Il y a une différence, et le sort de Youdénitch, de Koltchak et de Denikine en témoigne. Chez nous, ce sont les ouvriers qui ont mobilisé les paysans : chez Koltchak, c'est une bande d'officiers contre-révolutionnaires. Notre armée s'est consolidée et renforcée, l'armée blanche est tombée en poussière. Il y a une différence entre le régime soviétique et celui des pharaons, et ce n'est pas pour rien que les prolétaires pétersbourgeois ont commencé leur révolution en fusillant sur les clochers les pharaons de Petersbourg[24].

Un des orateurs mencheviks a tenté au passage de me présenter comme un défenseur du militarisme en général. Il ressort, voyez-vous, de ses renseignements, que je défends le militarisme allemand, ni plus ni moins. J'ai démontré, comprenez-vous, que le sous-officier allemand est une merveille de la nature et que tout ce qu'il accomplit est inégalable... Qu'ai-je dit en réalité ? Uniquement que le militarisme, dans lequel tous les traits du développement social trouvent leur expression la plus achevée, la plus nette et la plus aiguisée, peut être envisagé de deux points de vue : premièrement, du point de vue politique ou socialiste - et ici tout se ramène à la question : quelle est la classe au pouvoir ? Deuxièmement, du point de vue de l'organisation, en tant que système de stricte répartition des obligations, de rapports mutuels précis, de responsabilité absolue, de rigoureuse exécution. L'armée bourgeoise est un appareil d'oppression féroce et de répression des travailleurs; l'armée socialiste est une armée de libération et de défense des travailleurs. Mais la subordination absolue des parties au tout est un trait commun à toute armée. Un régime interne sévère est inséparable de l'organisation militaire. A la guerre, toute négligence, tout manque de conscience, une simple inexactitude même, entraînent souvent les plus lourdes pertes. D'où la tendance de l'organisation militaire à porter la clarté, le formalisme, la précision des rapports et des responsabilités à leur plus haut degré. De telles qualités "militaires" sont appréciées dans tous les domaines. Et c'est dans ce sens que j'ai dit que toute classe savait apprécier à son service ceux de ses membres qui, toutes choses égales par ailleurs, étaient passés par l'apprentissage militaire. Le gros paysan allemand, dirons-nous, s'il est sorti de la caserne en qualité de sous-officier, était pour la monarchie allemande, et reste encore pour la république d'Ebert, plus précieux que le paysan qui n'est pas passé par cette école. L'appareil des chemins de fer allemands a été porté à un haut niveau dans une large mesure grâce au recrutement de sous-officiers et d'officiers aux postes administratifs du département des voies de communication. En ce sens, nous aussi avons à apprendre du militarisme. Le camarade Tsipérovitch, l'un de nos militants syndicaux les plus en vue, nous affirmait ici qu'un ouvrier syndicaliste qui est passé par l'apprentissage militaire, qui a exercé, mettons, la responsabilité de commissaire de régiment pendant un an, n'en est pas devenu plus mauvais pour le travail syndical. S'étant battu pour la cause prolétarienne, c'est le même prolétaire de la tête aux pieds qui est revenu au syndicat, mais il est revenu trempé, plus costaud, plus indépendant, plus résolu, car il lui a fallu porter de grandes responsabilités. Il a eu à diriger des milliers de soldats rouges aux niveaux de conscience différents, en majeure partie des paysans. Avec eux, il a vécu les victoires et les échecs, il a attaqué et battu en retraite. Il a connu des cas de trahison dans le commandement, des révoltes de gros paysans, des paniques, mais il est resté à son poste, il a contenu la masse moins consciente, il l'a dirigée, il l'a enthousiasmée par son exemple, il a châtié les traîtres et les profiteurs. C'est une grande et précieuse expérience. Et lorsqu'un ancien commissaire de régiment revient au syndicat, il ne fait pas un mauvais organisateur.

Sur la question de la collégialité, les arguments d'Abramovitch sont tout aussi privés de vie que dans tous les autres cas. Ce sont les arguments d'un observateur étranger qui se tient sur la berge de la rivière.

Abramovitch nous a expliqué qu'un bon collectif vaut mieux qu'une mauvaise direction unipersonnelle, et que dans tout bon collectif doit entrer un bon spécialiste. Tout cela est magnifique - mais pourquoi les mencheviks ne nous offrent-ils pas quelques centaines de ces collectifs ? Je pense que le Conseil Supérieur de l'Économie Nationale saurait les utiliser. Mais nous qui ne sommes pas des observateurs, mais des travailleurs, nous devons construire avec le matériel existant. Nous avons des spécialistes dont nous pouvons dire qu'un tiers est consciencieux et instruit, un autre tiers ne l'est qu'à moitié, et le troisième ne vaut rien. La classe ouvrière est riche en hommes doués, dévoués et énergiques. Les uns - malheureusement peu nombreux - possèdent déjà les connaissances et l'expérience nécessaires. Les autres ont du caractère et des aptitudes, mais n'ont ni connaissances, ni expérience. D'autres enfin n'ont ni l'un, ni l'autre. C'est à partir de ce matériau qu'il faut créer les administrations d'usine et autres, et là il est impossible de s'en tirer avec des phrases générales. Il faut avant tout sélectionner tous les ouvriers qui ont déjà prouvé, en pratique, qu'ils étaient capables de diriger des entreprises, et leur donner la possibilité de se tenir sur leurs propres jambes. Ceux-là mêmes veulent une direction unipersonnelle, car les directions d'usine ne sont pas des écoles pour les retardataires. Un ouvrier énergique au courant de son affaire veut diriger. S'il a décidé et ordonné, sa décision doit être exécutée. On peut le remplacer, c'est une autre question. Mais aussi longtemps qu'il est le patron - un patron soviétique, prolétarien - il dirige l'entreprise entièrement et complètement. Si on l'inclut dans un collectif de plus faibles que lui, qui se mêlent de la direction, il n'en sortira rien de bon. A un tel administrateur ouvrier il faut adjoindre un spécialiste ou deux, selon l'entreprise. S'il n'y a pas d'administrateur ouvrier qui convienne et si par contre il y a un spécialiste consciencieux et connaissant son affaire, nous le placerons à la tête de l'entreprise et nous lui adjoindrons deux ou trois ouvriers proéminents, de façon à ce que toute décision du spécialiste soit connue de ses adjoints, sans toutefois que ces derniers aient le droit de l'annuler. Ils suivront pas à pas son travail et acquerront ainsi des connaissances. Au bout de six mois à un an, ils pourront occuper des postes indépendants.

Abramovitch a cité, selon mes propres paroles, l'exemple d'un coiffeur qui a commandé une division et une armée. C'est vrai ! Mais ce qu'Abramovitch ne sait pas, c'est que si chez nous des camarades communistes ont commencé à commander des régiments, des divisions et des armées, c'est parce qu'ils avaient été auparavant commissaires auprès des commandants spécialistes. La responsabilité incombait au spécialiste, qui savait que s'il commettait des erreurs, il aurait à en répondre intégralement, sans pouvoir dire qu'il n'était qu'un "consultant" ou un "membre du collectif". A l'heure actuelle, la plupart des postes de commandement de l'armée rouge, surtout dans les grades inférieurs, c'est-à-dire les plus importants politiquement, sont occupés par des ouvriers et par des paysans d'avant-garde. Mais par quoi avons-nous commencé ? Nous avons mis des officiers aux postes de commandement et fait des ouvriers des commissaires. Et ils ont appris, et appris avec succès, et ils ont appris à battre l'ennemi.

Camarades, nous entrons dans une période difficile, peut-être la plus difficile. Aux époques difficiles de la vie des peuples et des classes correspondent des mesures sévères. Plus nous avancerons, plus ce sera facile, plus chaque citoyen se sentira libre, et moins se fera sentir la force de coercition de l'Etat prolétarien. Peut-être autoriserons-nous alors les journaux mencheviks, en admettant qu'à cette époque il y ait encore des mencheviks. Mais nous vivons maintenant à une époque de dictature politique et économique. Et c'est cette dictature que les mencheviks continuent à saper. Pendant que nous nous battons sur le front de la guerre civile pour protéger la révolution contre ses ennemis, le journal des mencheviks écrit : "A bas la guerre civile !". Cela, nous ne pouvons l'admettre. La dictature est la dictature, la guerre est la guerre. Et maintenant que nous avons pris le chemin de la plus haute concentration des forces sur le terrain de la renaissance économique du pays, les kautskystes russes, les mencheviks, restent fidèles à leur vocation contre-révolutionnaire : leur voix résonne comme autrefois, comme celle du doute et de la décomposition, de la dislocation et de la sape, de la méfiance et de la désagrégation.

N'est-il pas à la fois monstrueux et ridicule qu'à ce Congrès, où sont réunis 1.500 représentants de la classe ouvrière russe, où les mencheviks sont moins de 5% et les communistes prêt de 90%, Abramovitch nous dise : "Ne vous laissez pas entraîner par ces méthodes par lesquelles un groupe isolé se substitue au peuple". "Tout par le peuple, dit le représentant des mencheviks, pas de tuteurs à la masse laborieuse ! Tout par les masses laborieuses, tout par leur esprit d'initiative !". Et plus loin: "On ne convainc pas la classe avec des arguments !". Mais regardez donc cette salle : la voici, la classe ! La classe ouvrière est ici devant nous et avec nous, et c'est vous, infime poignée de mencheviks, qui essayez de la convaincre avec des arguments petits-bourgeois ! C'est vous qui voulez être les tuteurs de cette classe. Mais cette classe a un grand esprit d'initiative et cet esprit initiative, elle l'a manifesté, entre autres, lorsqu'elle vous a rejetés pour aller de l'avant en suivant son propre chemin !

IX. Karl Kautsky, son école et son livre[modifier le wikicode]

L'école marxiste autrichienne (Bauer, Renner, Hilferding, Max Adler, Friedrich Adler) était autrefois souvent opposée à l'école de Kautsky, comme représentante d'un opportunisme masqué en face du marxisme authentique. Cette opposition est apparue comme un pur malentendu historique qui a égaré plus ou moins longtemps les esprits, mais qui, finalement, s'est dévoilé avec la plus grande clarté : Kautsky est le fondateur et le plus parfait représentant de la falsification autrichienne du marxisme. Alors que le véritable enseignement de Marx consiste en une formule théorique d'action, d'offensive, de développement de l'énergie révolutionnaire, de poursuite de l'affrontement de classe jusqu'à son terme, l'école autrichienne, elle, s'est transformée en une académie de passivité et de faux-fuyants. Elle est devenue vulgairement historiciste et conservatrice, c'est-à-dire qu'elle a réduit ses objectifs à expliquer et à justifier, non à diriger vers l'action et le renversement de l'ordre existant; elle s'est abaissée au rôle de valet des exigences courantes de l'opportunisme parlementaire et syndical, elle a remplacé la dialectique par une casuistique fourbe, et finalement, en dépit du battage d'une phraséologie rituellement révolutionnaire, elle s'est transformée en soutien le plus sûr de l'Etat capitaliste, en même temps que du trône et de l'autel qui dominaient ce dernier. Et si le trône s'est effondré dans l'abîme, la faute n'en est certes pas à l'école austro-marxiste.

Ce qui caractérise l'austro-marxisme, c'est l'aversion et la peur de toute action révolutionnaire. Un marxiste autrichien est capable de creuser un puits de pensées profondes pour expliquer le passé et de faire preuve d'une grande hardiesse dans le domaine des prophéties relatives à l'avenir; mais lorsqu'il s'agit du présent, il n'a jamais les grandes pensées qui sont la condition des grandes actions. Le présent disparaît toujours pour sous le fardeau des petits soucis de l'opportunisme, qui sont ultérieurement interprétés comme le chaînon nécessaire entre le présent et l'avenir.

Un austro-marxiste est intarissable quand il s'agit de rechercher les causes qui font obstacle à l'initiative et rendent plus difficile l'action révolutionnaire. Le marxisme autrichien est la théorie savante et hautaine de la passivité et des capitulations. Il va de soi que ce n'est pas un hasard si c'est précisément en Autriche, dans cette Babylone déchirée par de stériles contradictions nationales, dans cet Etat qui est l'incarnation même de l'impossibilité d'exister et de se développer, qu'est apparue et s'est consolidée la philosophie pseudo-marxiste de l'impossibilité de l'action révolutionnaire.

Les austro-marxistes les plus en vue présentent, chacun à sa manière, une certaine "individualité". Sur les différentes questions, ils ont fréquemment entre eux des divergences de vues. Ils sont même allés jusqu'à des désaccords politiques. Mais d'une façon générale, ce sont les doigts d'une seule et même main.

Karl Renner est le représentant le plus fameux, celui qui a le plus d'envergure, et le plus fat de ce type. Le talent du plagiat, ou plus simplement de la contrefaçon, est porté chez lui à un degré exceptionnel. Ses articles dominicaux du 1° mai se présentent comme une combinaison stylistiquement superbe des mots les plus révolutionnaires. Et comme les mots et leurs assemblages vivent dans une certaine mesure de leur vie propre, les articles de Renner ont allumé dans le cœur de beaucoup d'ouvriers le feu de la révolution, que l'auteur, apparemment, n'a jamais connu.

Le faux clinquant de la culture austro-viennoise à la poursuite des apparences, du rang, du titre, a été propre à Renner plus encore qu'à tous ses confrères. Au fond, il n'a jamais cessé d'être un fonctionnaire impérial et royal qui possédait parfaitement la phraséologie marxiste.

La métamorphose de l'auteur de l'article sur le jubilé de Karl Marx, article connu pour son emphase révolutionnaire, en chancelier d'opérette exprimant ses sentiments de respect et de reconnaissance pour les monarques scandinaves, se présente comme un des paradoxes les plus conformes aux lois de l'histoire.

Otto Bauer est plus érudit, plus prosaïque, plus sérieux et plus ennuyeux que Renner. On ne peut lui dénier l'art de lire des livres, de rassembler des faits, et de tirer des déductions - selon les tâches que lui assigne la politique pratique qui est faite par d'autres. Bauer n'a pas de volonté politique. Son art principal consiste à se sortir des questions pratiques les plus aiguës par des lieux communs. Sa pensée politique vit toujours d'une vie parallèle à sa volonté, elle est dénuée de tout courage. Ses travaux ne sont jamais que la compilation érudite d'un élève bien doué de séminaire universitaire. Les agissements les plus honteux de l'opportunisme autrichien, la servilité la plus vile à l'égard du pouvoir de la classe possédante que pratique la social-démocratie austro-allemande, ont trouvé en Bauer leur interprète profond, qui a pu quelquefois se prononcer respectueusement contre la forme, mais en étant toujours d'accord sur le fond. Si Bauer a eu l'occasion de faire preuve de tempérament et d'énergie politique, c'est exclusivement dans la lutte contre l'aile révolutionnaire, dans un fatras d'arguments, de faits, de citations dirigés contre l'action révolutionnaire. Le moment de son apogée a été la période après 1907 quand, encore trop jeune pour être député, il a joué le rôle de secrétaire de la fraction social-démocrate qu'il alimentait en matériaux., chiffres, succédanés d'idées, qu'il éduquait, pour laquelle il écrivait des abrégés, se prenant pour l'inspirateur de grandes actions alors qu'en réalité il n'était que le fournisseur de succédanés et de falsifications à l'usage des opportunistes parlementaires.

Max Adler est le représentant d'une autre nuance, assez subtile, du type austro-marxiste. C'est un lyrique, un mystique, un philosophe lyrique de la passivité, comme Renner en est le publiciste et le juriste, comme Hilferding en est l'économiste, comme Bauer en est le sociologue. Max Adler se trouve à l'étroit dans le monde à trois dimensions, bien qu'il ait cependant très confortablement pris place dans le cadre du socialisme bourgeois viennois et de l'étatisme habsbourgeois. La combinaison du savoir-faire mesquin de l'avocat et de l'humilité politique avec les vains efforts philosophiques et les fleurs de papier à bon marché de l'idéalisme, ont donné à cette variété que représente Max Adler un caractère doucereux et repoussant.

Rudolf Hilferding, viennois tout comme les suivants, est entré dans la social-démocratie allemande presque comme révolté, mais comme un révolté du "type" autrichien, c'est-à-dire toujours prêt à capituler sans combat. Hilferding a pris la mobilité externe et l'agitation de la politique autrichienne, qui l'a élevé, pour de l'initiative révolutionnaire, et pendant une bonne douzaine de mois il a exigé, dans les termes les plus modestes il est vrai, une politique plus active dans l'initiative de la part des dirigeants de la social-démocratie allemande. Mais l'agitation austro-viennoise l'a lui-même rapidement abandonné. Il n'a pas tardé à se soumettre au rythme mécanique de Berlin et au caractère automatique de la vie spirituelle de la social-démocratie allemande. Il a libéré son énergie intellectuelle pour le domaine de la pure théorie, où il n'a sans doute rien dit de bien important, puisque nul marxiste autrichien n'a dit quelque chose d'important dans aucun domaine, mais où il a cependant écrit un livre sérieux. C'est chargé de ce livre qu'il est entré, comme un portefaix courbé sous un lourd poids, dans l'époque révolutionnaire. Mais le livre le plus érudit ne remplace pas l'absence de volonté, d'initiative, d'instinct révolutionnaire, de décision politique, sans lesquels l'action est inconcevable... Médecin de profession, Hilferding est porté à la sobriété et, malgré sa formation théorique, il apparaît dans le domaine des questions politiques comme le plus primitif des empiriques. La tâche principale de l'heure présente consiste pour lui à ne pas sortir du cadre de la veille et à trouver une justification érudite d'économiste à cette mollesse conservatrice et petite-bourgeoise.

Friedrich Adler est le représentant le moins équilibré du type austro-marxiste. Il a hérité de son père le tempérament politique. Dans la pauvre lutte épuisante contre le désordre des conditions autrichiennes, Friedrich Adler a laissé son scepticisme ironique détruire complètement les fondements révolutionnaires de sa conception du monde. Le tempérament hérité de son père le poussa plus d'une fois à l'opposition contre l'école créée par ce dernier. A certains moments, Friedrich Adler put même apparaître comme la négation révolutionnaire direct de l'école autrichienne. En réalité, il fut et demeure son couronnement nécessaire. Sa violence révolutionnaire n'était que l'expression d'accès aigus de désespoir de l'opportunisme autrichien, effrayé de temps à autre de sa propre nullité.

Friedrich Adler est un sceptique jusqu'à la moelle : il ne croit pas aux masses ni à leur capacité d'action. Tandis que Karl Liebknecht, aux heures de plus grand triomphe du militarisme allemand, descendait sur la place de Potsdam pour appeler les masses écrasées à une lutte ouverte, Friedrich Adler entrait dans un restaurant bourgeois pour y assassiner le ministre-président autrichien. Par son geste isolé, Friedrich Adler s'est efforcé sans succès de rompre avec son propre scepticisme. Après cet effort hystérique, il est tombé dans un état de prostration encore plus grand.

La meute noire et jaune des social-patriotes (Austerlitz, Leitner, etc.) abreuva Adler le terroriste de toutes les ignominies dont sa grandiloquence de poltrons était capable. Mais quand la période aiguë fut passée et que l'enfant prodigue fut revenu des travaux forcés dans la maison paternelle avec l'auréole du martyr, il est apparu deux fois, trois fois même plus précieux pour la social-démocratie autrichienne. L'auréole dorée du terroriste fut vite transformée par les faux-monnayeurs expérimentés du parti en monnaie sonnante de démagogie. Friedrich Adler devint devant les masses le garant assermenté des Austerlitz et des Bauer. Heureusement, les ouvriers autrichiens font de moins en moins de différence entre la prostration sentimentalo-lyrique de Friedrich Adler et la vulgarité grandiloquente de Renner, l'impotence hautement talmudique de Max Adler ou la suffisance analytique d'Otto Bauer.

La lâcheté de pensée des théoriciens de l'école austro-marxiste s'est complètement et intégralement révélée en face des grands problèmes de l'époque révolutionnaire. Dans son immortelle tentative pour faire entrer le système des soviets dans la constitution d'Ebert-Noske, Hilferding a donné une expression non seulement à son propre esprit, mais à celui de toute l'école austro-marxiste, qui, à dater de l'avènement de l'époque révolutionnaire, a essayé de prendre place à gauche de Kautsky exactement dans la mesure où avant la révolution elle avait pris place à sa droite.

A ce propos, le point de vue de Max Adler sur le système des soviets est on ne peut plus instructif.

Le philosophe éclectique viennois reconnaît l'importance des soviets; sa hardiesse va si loin qu'il les adopte. Il proclame franchement qu'ils sont l'appareil de la révolution sociale. Max Adler, bien entendu, est partisan de la révolution sociale. Mais pas de la révolution violente des barricades, de la terreur, de la révolution sanglante, mais de la révolution raisonnable, économe, équilibrée, juridiquement canonisée et approuvée par la philosophie.

Max Adler ne s'effraie même pas à l'idée que les soviets violent le "principe" de la division constitutionnelle des pouvoirs (au sein de la social-démocratie autrichienne, il y a en effet plus d'un imbécile pour voir dans cette violation une grave lacune du système soviétique); au contraire, l'avocat des syndicats et le jurisconsulte de la révolution sociale qu'est Max Adler voit même dans la fusion des pouvoirs une supériorité qui assure l'expression immédiate de la volonté du prolétariat. Max Adler est pour l'expression immédiate de la volonté du prolétariat, mais pas au moyen de la prise directe du pouvoir par l'intermédiaire des soviets. Il préconise une méthode plus sûre. Dans chaque ville, district, quartier, les soviets ouvriers doivent "contrôler" les fonctionnaires de police et autres, en leur imposant la "volonté du prolétariat". Quelle sera cependant la situation "étatique-juridique" des soviets dans la République des Seitz, Renner et consorts ? A cela, notre philosophe répond : "Les soviets ouvriers, en fin de compte, recevront autant de puissance étatique-juridique qu'ils sauront s'en assurer par leur activité[25]".

Les soviets prolétariens doivent progressivement transcroître en pouvoir politique du prolétariat, de même qu'auparavant, conformément à la théorie du réformisme, toutes les organisations prolétariennes devaient transcroître en socialisme, but qui a été cependant quelque peu contrecarré par les malentendus imprévus survenus pendant quatre ans entre les Etats centraux et l'Entente et par tout ce qui a suivi. Il a fallu renoncer à l'économique programme de croissance méthodique vers le socialisme sans révolution sociale. Mais une autre perspective s'est ouverte, celle d'une croissance méthodiques des soviets jusqu'à la révolution sociale sans soulèvement ni conquête armée du pouvoir.

Pour que les soviets ne croupissent pas dans des tâches de district et de quartiers, l'audacieux jurisconsulte propose... la propagande des idées social-démocrates ! Le pouvoir politique reste comme par le passé aux mains de la bourgeoisie et de ses acolytes mais en revanche, dans les districts et les quartiers, les soviets contrôlent les commissaires et les inspecteurs de police. Et pour consoler la classe ouvrière et en même temps pour centraliser ses pensées et sa volonté, Max Adler fera chaque dimanche des conférences sur la situation étatique-juridique des soviets, comme précédemment il faisait des conférences sur la situation étatique-juridique des syndicats.

"Ainsi, promet Max Adler, l'ordre dans la régularisation étatique-juridique de la situation des soviets ouvriers, leur poids et leur importance, seraient assurés sur toute la ligne dans le domaine de la vie étatique et sociale; et, sans dictature des soviets, le système soviétique acquerrait une influence plus grande qu'il ne pourrait jamais en obtenir même dans la République des Soviets; en même temps, il n'y aurait pas à acheter cette influence au prix de tempêtes politiques et de destructions économiques" (ibidem). Comme nous le voyons, Max Adler demeure ici encore en accord avec la tradition autrichienne : faire la révolution sans entrer en conflit avec M. le Procureur.

Le fondateur de cette école et son autorité suprême est Kautsky. Conservant jalousement, surtout après le congrès de Dresde du parti et la première révolution russe, sa réputation de gardien de l'orthodoxie marxiste, Kautsky hochait de temps en temps la tête avec désapprobation devant les extravagances les plus compromettantes de son école autrichienne. Comme feu Victor Adler, Bauer, Renner, Hilferding, tous, et chacun en particulier, considéraient Kautsky comme trop pédant, trop lourd, mais père et maître très respectable et tout à fait utile de l'église du quiétisme.

Kautsky commença à inspirer des craintes sérieuses à sa propre école dans la période de son apogée révolutionnaire, pendant la première révolution russe, quand il reconnut la nécessité de la conquête du pouvoir par la social-démocratie russe, et essaya d'inculquer à la classe ouvrière allemande les conclusions théoriques qui découlaient de l'expérience de la grève générale de Russie. L'échec de la première révolution russe coupa court à l'évolution de Kautsky vers le radicalisme. Plus le développement des événements posait la question de l'action de masse en Allemagne même, et plus l'attitude de Kautsky à son égard se faisait équivoque. Il piétina sur place, fit machine arrière, perdit son assurance, et les traits de pédantisme scolastique de sa pensée apparurent de plus en plus au premier plan. La guerre impérialiste, qui mit fin à toute incertitude et posa brutalement toutes les questions fondamentales, révéla la complète faillite politique de Kautsky. Dès le premier moment, il s'empêtra irrémédiablement sur la question la plus simple, celle du vote des crédits de guerre. Toutes ses œuvres postérieures ne sont plus qu'une variation sur un seul et même thème: "moi et mon imbroglio". La révolution russe tua définitivement Kautsky. Par tout son développement antérieur, il fut amené à prendre une attitude hostile à l'égard de la victoire d'octobre du prolétariat. Ceci le rejeta inéluctablement dans le camp de la contre-révolution. Il perdit les derniers vestiges de son instinct historique. Ses écrits ultérieurs se transformèrent de plus en plus en la littérature jaune du marché bourgeois.

Le livre de Kaustky que nous examinons possède tous les attributs extérieurs de ce qu'il est convenu d'appeler une œuvre objective et scientifique. Pour approfondir la question de la terreur rouge, Kautsky procède avec la méthode circonstanciée qui lui est propre. Il commence par étudier les conditions sociales qui ont préparé la grande révolution française, ainsi que les causes physiologiques et sociales qui ont contribué au développement de la cruauté et de l'humanité durant toute l'histoire de la race humaine. Dans le livre consacré au bolchevisme, où la question est examinée à la page 154, Kautsky raconte en détail comment se nourrissait notre ancêtre humain le plus reculé, et émet l'hypothèse que, mangeant principalement des produits végétaux, il dévorait aussi des insectes et peut-être certains oiseaux (p. 85). En d'autres termes, rien ne pouvait faire penser qu'un ancêtre aussi respectable et manifestement porté au régime végétarien pourrait ultérieurement avoir des descendants aussi sanguinaires que les bolcheviks. Voilà sur quelle solide base scientifique Kautsky pose la question !

Mais comme c'est souvent le cas dans les œuvres de ce genre, derrière une façade académico-scolastique se cache en réalité un méchant pamphlet politique. C'est un des livres les plus mensongers, les plus malhonnêtes qui soient. N'est-il pas incroyable, tout d'abord, que Kautsky recueille les plus méprisables ragots antibolcheviks de la mine inépuisable des agences Havas, Reuter et Wolff, laissant ainsi passer sous le bonnet du savant l'oreille du sycophante ? Mais ces détails malpropres ne sont que des enjolivements de mosaïques sur le fond d'ensemble du solide mensonge érudit dirigé contre la République des Soviets et le parti qui la guide.

Kautsky peint sous les couleurs les plus sombres le tableau de notre férocité à l'égard de la bourgeoisie qui "n'a manifesté aucune velléité de résistance".

Kautsky condamne notre attitude implacable à l'égard des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks qui sont des "nuances" du socialisme.

Kautsky représente l'économie soviétique comme un chaos catastrophique.

Kautsky représente les travailleurs soviétiques et toute la classe ouvrière russe en général comme un ramassis d'égoïstes, de fainéants et de profiteurs.

Il ne dit pas un mot de la lâcheté immense, sans précédent dans l'histoire, qu'a été la conduite de la bourgeoise russe; de ses trahisons nationales, de la reddition de Riga aux Allemands dans des buts "pédagogiques"; de la préparation d'une reddition analogue de Petersbourg; des appels de cette même bourgeoisie aux armées étrangères, tchécoslovaques, allemande, roumaine, anglaise, japonaise, française, arabe et nègre, contre les ouvriers et les paysans russes; des complots et assassinats perpétrés au frais de l'Entente, de son blocus visant non seulement à exténuer jusqu'à la mort nos enfants, mais à répandre systématiquement, inlassablement, opiniâtrement par le monde entier mensonges inouïs et calomnies.

Il ne dit pas un mot des lâches vexations et des violences infligées à notre parti par le gouvernement des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks avant la révolution d'Octobre; des poursuites criminelles intentées contre des milliers de travailleurs responsables de notre parti en utilisant l'article sur l'espionnage au profit de l'Allemagne des Hohenzollern; de la participation des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires à tous les complots de la bourgeoisie, de leur collaboration avec les généraux et amiraux du tsar, Koltchak, Dénikine et Youdénitch; des actes de terrorisme accomplis par les socialistes-révolutionnaires sur les ordres de l'Entente, des soulèvements organisés par les socialistes-révolutionnaires, avec l'argent des ambassades étrangères, dans notre armée qui versait son sang dans la lutte contre les bandes monarchistes de l'impérialisme.

Kautsky ne daigne même pas rappeler une seule fois que nous avons non seulement affirmé à plusieurs reprises, mais encore démontré dans les faits que nous étions prêts, même au prix de concession et de sacrifices, à assurer la paix à notre pays, et que malgré cela, nous sommes obligés de continuer un lutte des plus âpres sur tous les fronts afin de défendre l'existence même de notre pays et d'éviter sa transformation en colonie de l'impérialisme anglo-français.

Kautsky est également muet sur le fait qu'au cours de cette lutte héroïque, dans laquelle nous combattons pour l'avenir du socialisme mondial, le prolétariat russe a été obligé de dépenser le meilleur de son énergie, le meilleur et le plus précieux de ses forces, en les soustrayant à la construction économique et culturelle.

Dans toute sa brochure, Kautsky ne rappelle même pas que d'abord le militarisme allemand, avec l'aide de ses Scheidemann et le silence complice de ses Kautsky, et ensuite le militarisme des pays de l'Entente, avec l'aide de ses Renaudel et la complicité de ses Longuet, nous a encerclés d'un blocus d'airain; qu'il s'est emparé de tous nos ports, nous a isolés du reste du monde, a occupé par l'entremise de ses bandes mercenaires de gardes blancs d'immenses territoires riches en matières premières, nous a coupés notamment pour longtemps du pétrole de Bakou, du charbon du Donetz, du blé du Don et de Sibérie, du coton du Turkestan.

Kautsky ne rappelle pas que c'est dans ces conditions extraordinairement difficiles, que la classe ouvrière russe, depuis près de trois ans, a mené et mène une lutte héroïque contre ses ennemis sur un front de 8.000 verstes; que la classe ouvrière russe a su troquer le marteau pour l'épée et créer une armée puissante; que, pour cette armée, elle a mobilisé son industrie épuisée et que, malgré le pillage du pays que les bourreaux du monde entier avaient voué au blocus et à la guerre civile, elle habille, nourrit, arme et transporte depuis trois ans, par ses propres moyens, une armée d'un million d'hommes qui appris à vaincre.

Kautsky reste muet sur toutes ces circonstances dans un livre qu'il consacre au communisme russe. Et ce silence de sa part est son mensonge fondamental, capital, avéré, mensonge passif, sans doute, mais assurément plus criminel et plus vil que le mensonge actif de tous les coquins de la presse de la bourgeoisie internationale pris ensemble.

Calomniant la politique du parti communiste, Kautsky ne dit nulle part ce qu'il veut et ce qu'il propose précisément. Les bolcheviks n'ont pas agi isolément dans l'arène de la révolution russe. Nous y avons vu et nous y voyons, tantôt au pouvoir, tantôt dans l'opposition, les socialistes-révolutionnaires (au moins cinq groupements et tendances), les mencheviks (au moins trois tendances), les disciples de Plékhanov, les maximalistes, les anarchistes... Toutes les "nuances du socialisme" sans exception (pour parler le langage de Kautsky) ont essayé leurs forces et montré ce qu'elles voulaient et ce qu'elles pouvaient. Ces "nuances" sont si nombreuses, qu'entre voisines il est difficile d'introduire la lame d'un couteau. L'origine même de ces "nuances" n'est pas accidentelle. Elles représentent en somme les diverses variantes dans l'adaptation des partis et groupes socialistes d'avant la révolution aux conditions de la plus grande époque révolutionnaire. Il semblerait donc que Kautsky ait devant lui un clavier politique suffisamment étendu pour indiquer la touche qui, dans la révolution russe donne la note marxiste juste. Mais Kautsky se tait. Il repousse la mélodie bolchevique qui lui déchire les oreilles, mais il n'en cherche pas d'autre. La raison en est simple : le vieux pianiste renonce d'une manière générale à jouer sur l'instrument de la révolution.

X. En guise de postface[modifier le wikicode]

Ce livre paraît au moment du II° Congrès de l'Internationale Communiste. Le mouvement révolutionnaire du prolétariat a fait, pendant les mois qui se sont écoulés depuis le I° Congrès, un grand pas en avant. Les positions des social-patriotes officiels, avoués, sont sapées partout. Les idées du communisme acquièrent une diffusion toujours plus grande. Le kautskysme officiel, dogmatisé, est cruellement compromis. Kautsky lui-même, au sein du parti "Indépendant" dont il est le créateur, présente aujourd'hui une figure sans grande autorité et assez ridicule.

Cependant, la lutte idéologique dans les rangs de la classe ouvrière internationale ne débute vraiment que maintenant. Si, comme nous venons de le dire, le kautskysme dogmatisé sent le sapin et si les chefs de partis socialistes intermédiaires se hâtent de l'abandonner, le kautskysme en tant qu'état d'esprit bourgeois, en tant que pusillanimité politique, joue encore un rôle considérable dans les milieux dirigeants des organisations ouvrières du monde entier, y compris les partis qui tendent vers la III° Internationale ou même qui y ont formellement adhéré.

Le parti indépendant d'Allemagne, qui a écrit sur son drapeau le mot d'ordre de la dictature du prolétariat, tolère dans ses rangs le groupe Kautsky, dont tous les efforts tendent à compromettre théoriquement et à discréditer la dictature du prolétariat dans son expression vivante : le pouvoir soviétique. Une cohabitation de ce genre n'est possible dans les conditions de la guerre civile que pour autant et aussi longtemps que la dictature du prolétariat apparaît aux cercles dirigeants des social-démocrates "indépendants" comme un vœu pieux, une protestation amorphe contre la trahison ouverte et honteuse de Noske, Ebert, Scheidemann et autres, et, en fin de compte, un instrument de démagogie électorale et parlementaire.

La vitalité du kautskysme informe est particulièrement visible chez les longuettistes français. Jean Longuet s'en est convaincu lui-même et a longtemps tenté de convaincre les autres le plus sincèrement du monde qu'il marchait avec nous du même pas et que seules la censure de Clémenceau et les calomnies de nos amis français Loriot, Monatte, Rosmer et autres, empêchaient entre lui et nous la fraternité d'armes. Il suffit pourtant de prendre connaissance de n'importe quelle intervention parlementaire de Longuet pour se convaincre que l'abîme qui le sépare de nous à l'heure actuelle est sans doute plus profond encore que lors de la première période de la guerre impérialiste. Les problèmes révolutionnaires qui se dressent maintenant devant le prolétariat international sont devenus plus sérieux, plus immédiats et grandioses, plus directs et plus nets qu'il y a cinq ou six ans, et le caractère politiquement réactionnaire des longuettistes, représentants parlementaires de la passivité éternelle, est devenu plus frappant qu'à n'importe quel moment, bien qu'ils soient formellement rentrés dans le giron de l'opposition parlementaire.

Le parti italien, qui adhère à la III° Internationale, n'est nullement affranchi du kautskysme. En ce qui concerne ses chefs, un grand nombre d'entre eux n'arborent les couleurs de l'Internationale qu'en raison de leurs fonctions et contraints par la base. En 1914-1915, il fut incomparablement plus facile au parti socialiste italien qu'aux autres partis d'Europe de conserver une attitude d'opposition sur la question de la guerre, puisque l'Italie n'entra en guerre que neuf mois après les autres pays, et aussi et principalement parce que la situation internationale de l'Italie avait créé dans ce pays un puissant groupement bourgeois (les giolittistes, au sens large de ce mot) qui demeura jusqu'à la dernière minute hostile à l'entrée de l'Italie dans la guerre. Ces circonstances permirent au parti socialiste italien de refuser sans crise intérieure profonde les crédits de guerre au gouvernement et, d'une façon générale, de rester en dehors du bloc interventionniste. Mais de ce fait, incontestablement, l'épuration intérieure du parti se trouva retardée. En entrant dans la III° Internationale, le parti socialiste italien tolère jusqu'à ce jour en son sein Turati et ses partisans. Ce groupement extrêmement large - nous sommes malheureusement embarrassés pour donner des chiffres précis sur son importance numérique dans la fraction parlementaire italienne, la presse, les organisations du Parti et les organisations syndicales - représente un opportunisme sans doute moins pédant, moins dogmatique, plus déclamatoire et lyrique, mais qui n'en est pas moins un opportunisme des plus néfastes, un kautskysme romantisé.

Pour couvrir l'attitude conciliatrice adoptée envers les groupes kautskystes, longuettistes, turatistes, on déclare en général que dans les pays en question, l'heure de l'action révolutionnaire n'a pas encore sonné. Mais une pareille façon de poser la question est totalement fausse. Personne, en effet, n'exige des socialistes qui aspirent au communisme, qu'ils fixent la prise révolutionnaire du pouvoir pour les mois ou les semaines à venir. Mais ce que la III° Internationale exige de ses partisans, c'est qu'ils reconnaissent non en paroles, mais en fait, que l'humanité civilisée est entrée dans une époque révolutionnaire, que tous les pays capitalistes marchent vers d'immenses bouleversements et vers la guerre de classes ouverte, et que la tâche des représentants révolutionnaires du prolétariat consiste à préparer pour cette guerre inévitable qui approche l'armement idéologique indispensable et les points d'appui organisationnels. Les internationalistes qui trouvent possible de collaborer aujourd'hui encore avec Kautsky, Longuet et Turati, d'apparaître devant les masses ouvrières au coude à coude avec eux, renoncent par là même en fait à la préparation idéologique et organisationnelle du soulèvement révolutionnaire du prolétariat, que ce soulèvement se produise un mois ou un an plus tôt ou plus tard. Pour que le soulèvement ouvert des masses prolétariennes ne s'émiette pas en tardives recherches d'une voie et d'une direction, il faut que de larges cercles de prolétaires apprennent dès maintenant à embrasser dans tout leur ensemble les tâches qui leur incombent, ainsi que toute l'incompatibilité qui existe entre ces tâches et les formes variées de kautskysme et d'esprit de conciliation. Une aile vraiment révolutionnaire, c'est-à-dire communiste, doit s'opposer devant les masses à tous les groupements indécis et hybrides de doctrinaires, d'avocats, de ténors de la passivité, en fortifiant ses positions, avant tout idéologiques, puis organisationnelles, ouvertes, semi-ouvertes, et strictement clandestines. L'heure de la rupture formelle avec les kautskystes avérés et dissimulés, ou bien l'heure de leur exclusion des rangs du parti ouvrier, doit être déterminée, bien entendu, par des considérations d'opportunité en fonction de la situation; mais toute la politique des communistes véritables doit être orientée dans cette direction.

Voilà pourquoi il me semble que ce livre n'arrive pas du tout trop tard - et cela à mon grand regret, sinon en tant qu'auteur, du moins en tant que communiste.

27 juin 1920

  1. Lénine, La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, Œuvres, tome 28, pp. 262-263.
  2. Engels, De l'autorité, in Marx-Engels, Textes sur l'organisation, Paris, Spartacus, 1970, p. 8.
  3. Sur le problème de la définition de la Russie stalinienne (que Trotsky définira comme un "Etat ouvrier dégénéré") et post-stalinienne, ainsi que sur bien d'autres questions plus directement politiques, l'auteur de la présente préface ne partage pas les positions que prendront par la suite Trotsky et surtout les divers courants "trotskystes". Nous renvoyons notamment, sur la question de la Russie, aux textes d'A. Bordiga Dialogue avec Staline et Russie et révolution dans la théorie marxiste, dont la publication en français est en préparation aux Editions Prométhée.
  4. Voir notamment la série d'articles et de discours consacrés par Lénine à la question des syndicats en décembre 1920 et janvier 1921 (Œuvres, tome 32).
  5. Karl Kautsky, Terrorismus und Kommunismus - Ein Beitrag zur Naturgeschichte der Revolution, Berlin, 1919. Il existe une traduction française parue en 1919 ou 1920 : Karl Kautsky, Terrorisme et Communisme, Contribution à l'histoire des Révolutions, Paris, J. Povolozky, s.d. Les numéros de page des citations de Trotsky renvoient à l'édition allemande.
  6. Cette étude a été écrite en guise de préface à "Terrorisme et communisme".
  7. Le congès d'unification de la CGT et la CGTU s'était tenu à Toulouse du 2 au 5 mars 1936.
  8. L'élection des députés à la Douma se faisait par collèges électoraux désignés au deuxième et troisième degré.
  9. Allusion à l'exclusion des trotskystes de la SFIO et à celles, individuelles, des militants du PC protestant contre la nouvelle orientation patriotique.
  10. Régime du 3 juin [1907]. La loi du 3 juin 1907 sur les élections à la Douma d'Etat donnait la prépondérance aux propriétaires fonciers et à la grande bourgeoisie, en privant de droits électoraux les larges masses de la population. Elle coïncida avec une série de mesures marquant la victoire définitive de la réaction après la révolution de 1905.
  11. Karl Kautsky, Der Weg zur Macht, Berlin, 1909. Traduction française: Le chemin du pouvoir, Paris, 1910 (réédition Anthropos, Paris, 1969).
  12. Traduction française : L'avènement du bolchevisme, Paris, 1977 (Petite collection Maspero).
  13. Afin de nous séduire en faveur de l'Assemblée constituante, Kautsky appuie son argumentation fondée sur l'impératif catégorique de considération empruntées au cours des changes. Citons : "La Russie a besoin de l'aide du capital étranger; or, cette aide fera défaut à la Russie des Soviets, si elle ne convoque pas l'Assemblée constituante et n'accorde pas de liberté de presse, non que les capitalistes soient pénétrés d'idéalisme démocratique - ils n'ont pas hésité à prêter au tsarisme bon nombre de milliards - mais parce qu'ils ne feront pas, en affaires, confiance au régime des des Soviets" (p.114). Il y a un grain de vérité dans ce galimatias. La Bourse a, en effet, soutenu le gouvernement de Koltchak quand il s'appuyait sur l'Assemblée constituante. Mais elle le soutint plus énergiquement encore quand il eut dispersé la Constituante. Par l'expérience de Koltchak, la Bourse s'est confirmée dans sa conviction que le mécanisme de la démocratie bourgeoise peut être utile pour servir la cause du capitalisme, et jeté ensuite comme un vêtement usé. Il se peut bien que la Bourse consente à l'Assemblée constituante de nouveaux prêts sur gage, dans l'espoir, pleinement justifié par l'expérience antérieure, de voir l'Assemblée constituante ramener la dictature capitaliste. Nous ne pensons pas payer à ce prix la "confiance en affaires" de la Bourse, et nous lui préférons résolument la "confiance" inspirée à toute Bourse réaliste par les armes de l 'Armée rouge. (Note de l'auteur)
  14. Le Social-Démocrate", Panorama politique et littéraire trimestriel, Londres, 1890. Article sur "Le centenaire de la Grande Révolution", pp. 6-7.
  15. Lieut-colonel Fletcher, History of the American War, London, 1865-66. Les passages cités dans ce chapitre se trouvent pp. 96 et 165-166.
  16. P.L. Lavrov, La Commune de Paris du 18 mars 1871, Editions de la librairie Goloss, Pétrograd, 1919. Les passages cités par Trotsky dans ce chapitre se trouvent pp. 64-65, 71, 77, 225, 143-144, 87, 112, 371, 100.
  17. Nous n'avons pas retrouvé la seconde partie de cette citation que Trotsky attribue à Lissagaray, Histoire de la Commune de 1871, Bruxelles, 1876, p. 106. Les autres passages de cet ouvrage cités dans le chapitre ont été collationnés sur l'édition originale, respectivement pp. 70-71, 107 (citation de Clémenceau) et 238 (que Trotsky attribue sans doute par erreur à Lavrov).
  18. Déclaration du Comité Central de la Garde Nationale du 19 mars 1871, publiée dans le Journal Officiel de la Commune, 20 mars 1871. Nous avons également collationné sur la source originale les citations faites plus loin : séances de la Commune du 30 avril et du 1er mai (JO des 3 et 4 mai), JO des 30 mars et 3 avril, JO du 25 avril (déclaration de Jourde).
  19. Il n'est pas sans intérêt de noter qu'aux élections communales de 1871 à Paris, 230 000 électeurs participèrent au vote. Aux élections municipales de novembre 1917 à Petersbourg, en dépit du boycottage des élections par tous les partis sauf le nôtre et celui des socialistes-révolutionnaires de gauche, qui n'avait presque aucune influence dans la capitale, 390.000 électeurs participèrent au vote. Paris comptait en 1871 2.000.000 d'habitants. Il faut noter que notre système électoral était incomparablement plus démocratique, le Comité Central de la Garde Nationale ayant fait les élections sur la base de la loi électorale de l'Empire. (Note de l'auteur)
  20. "Les massacres sans résultats depuis les journées de juin et d'octobre, la fastidieuse fête expiatoire depuis février et mars, le cannibalisme de la contre-révolution elle-même convaincront les peuples que pour abréger, pour simplifier, pour concentrer l'agonie meurtrière de la vieille société et les souffrances sanglantes de l'enfantement de la nouvelle société, il n'existe qu'un moyen : le terrorisme révolutionnaire" (Marx, "Victoire de la contre-révolution à Vienne", Nouvelle Gazette Rhénane n° 136, 7 novembre 1848, in Marx Engels, La Nouvelle Gazette Rhénane, Paris, Ed. Sociales, tomme II, 1969, p. 97).
  21. Le travail, la discipline, l'ordre sauveront la République socialiste des Soviets (Moscou, 1918). Kautsky connaît cette brochure qu'il cite à diverses reprises. Cela ne l'empêche pas de négliger les passages que nous citons et qui élucident l'attitude du pouvoir des soviets vis-à-vis de l'intelligentsia. (Note de l'auteur)
  22. Allusion au système introduit sous Nicolas I° par le ministre de la guerre Araktcheiev, dans lequel les unités militaires cumulaient le service militaire proprement dit avec le service "économique" l'Etat. L'introduction de ce système provoqua la désorganisation de l'agriculture et de nombreuses révoltes paysannes et désertions en masse, suivies de sévères répressions.
  23. Depuis le moment où nous écrivions, ce pourcentage a considérablement diminué (juin 1920). (Note de l'auteur)
  24. On appelait ainsi les sergents de ville tsaristes que le ministre de l'intérieur Protopopov avait placés à la fin de février 1917 sur les toits des maisons et sur les clochers. (Note de l'auteur)
  25. Arbeiterzeitung n° 179, 1° juillet 1919.