Le cycle de la crise de 1857

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Difficultés intermédiaires[modifier le wikicode]

Engels à Marx, 4-II et 2-III-1852.

[1]... Pour ce qui regarde la situation économique, je ne sais plus que penser. Tantôt il semble que la crise soit imminente et que la City soit à terre, tantôt tout va de nouveau pour le mieux. Je sais que tout cela n’empêchera pas la catastrophe. Quoi qu’il en soit, Londres n’est pas pour l’instant l’observatoire le meilleur pour suivre l’évolution actuelle

Hélas, il y a peu de chances pour que la crise économique coïncide avec la dissolution (du parlement anglais). Le commerce continue ici à marcher brillamment. Les nouvelles d’Amérique sont extrêmement favorables. Ce qui retarde la crise et peut la retarder encore quelque temps, c’est : 1. la Californie - aussi bien le commerce avec ce pays que la masse d’or mise en circulation et l’émigration là-bas ; en somme, toute la stimulation que la Californie exerce sur l’ensemble des Etats-Unis ; 2. les entraves que les prix élevés du coton en 1849 et en 1850 ont imposé à l’industrie cotonnière qui ne s’est remise à flot que depuis le printemps 1851 ; 3. l’énorme chute des prix du coton depuis un an et demi - près de 50% ... 4. le caractère timoré de la spéculation qui n’ose même pas [124] se lancer systématiquement sur les mines d’or et les compagnies maritimes.

Tout ce que je vois me conduirait à penser que six mois encore de production aussi forcée que maintenant devraient suffire à saturer le monde entier ; ajoutons quelque 4 mois pour que les marchandises atteignent leur lieu de destination et pour que revienne la nouvelle de l’engorgement définitif du marché, et aussi pour le temps de réflexion qu’il faut aux gens avant d’être pris de panique. Ce serait donc entre novembre 1952 et février 1853 que la crise aurait le plus de chance d’éclater. Mais tout cela n’est qu’hypothèse, et nous pourrions tout aussi bien l’avoir dès septembre. Mais ce sera une belle crise, puisqu’on n’a jamais lancé sur le marché d’aussi fortes quantités d’articles de toutes sortes, et jamais encore on n’a eu des moyens de production aussi gigantesques. La stupide grève des ouvriers de la construction mécanique [2] la retardera certainement pour un mois au moins : on ne construit pratiquement plus de machines à l’heure actuelle, alors qu’on en demande beaucoup. Hibbert, Platt & Sons ont des centaines de commandes, tant pour l’Angleterre que pour l’étranger, et ils ne peuvent naturellement en satisfaire aucune. Au reste, si cette tempête commerciale éclatait sous le cabinet Derby, il serait mis à mal...

Engels à Marx, 29-IX-1851.

... Il faut espérer que ce flot de merde d’or venu d’Australie ne retardera pas la crise économique [3]. En tout cas, il crée pour l’instant un nouveau marché, en majeure partie fictif, et fait monter le prix de la laine parce que l’on néglige les troupeaux de moutons. A part cela, l’affaire est formidable. Dans six mois, la navigation à vapeur autour du monde battra son plein, et nos prévisions sur la suprématie de l’Océan Pacifique[ 125] se réaliseront plus vite encore que nous pouvions le penser. À cette occasion, les Anglais seront fichus à la porte, et ces Etats-Unis peuplés de tous les déportés pour meurtre, vol par effraction, viol et vol à la tire, donneront au monde un étonnant spectacle des miracles qu’un Etat de francs scélérats est capable d’accomplir. Ils saigneront la Californie à blanc...

La crise agricole[modifier le wikicode]

Marx, New York Tribune, 15 et 30-IX- 1853.

La Gazette de Breslau annonce qu’il est désormais interdit « importer du blé de Valachie.

Actuellement, à est une question plus importante à résoudre que celle de l’Orient : la question de l’approvisionnement des aliments. Le prix du blé vient naturellement d’augmenter sur tous les marchés d’importation - Königsberg, Stettin, Dantzig, Rostock, Cologne, Hambourg, Rotterdam, Anvers, etc. Sur les Marchés provinciaux les plus importants d’Angleterre, le blé est passé de 4 à 6 sh. par quarter. Les prix en hausse incessante du blé et du seigle en Belgique et en France, et la hausse consécutive du blé provoquent de graves préoccupations.

Le gouvernement français achète des céréales en Angleterre, à Odessa et dans les Pays baltes. Les rapports définitifs sur la récolte en Angleterre ne seront publiés que la semaine prochaine. La maladie de la pomme de terre est bien plus répandue en Angleterre qu’en Irlande. L’exportation de grains a été interdite par tous les gouvernements en Italie, y compris celui de Lombardie...

À plusieurs reprises déjà, j’ai fait allusion à l’agrandissement gigantesque des vieilles fabriques et sur l’édification plus rapide que jamais d’entreprises nouvelles. J’ai cité des cas d’entreprises nouvellement édifiées qui constituaient à elles seules de complètes villes manufacturières. [126] J’ai déclaré qu’à aucune époque antérieure on a accumulé directement pour des buts de fabrication une aussi grande partie du capital fluide qu’au cours de la présente phase de prospérité. Considérons donc ces faits, d’une part, et les symptômes d’engorgement des marchés de l’intérieur et de l’étranger, d’autre part. Pensons aussi qu’un taux de change défavorable est le moyen le plus sûr pour procéder à des exportations exagérées vers des marchés étrangers.

C’est cependant la mauvaise récolte qui fera éclater surtout les éléments, assemblés depuis longtemps, d’une grande crise commerciale et industrielle. En règle générale, tout produit, s’il renchérit, freine sa propre demande. Or, le blé, si son prix augmente, n’est demandé qu’avec plus d’empressement, alors que toute forte demande provoque une baisse du prix de toutes les autres marchandises. Le peuple le plus civilisé - tout comme le sauvage le moins développé -devrait d’abord se procurer sa nourriture avant de pouvoir penser à s’approvisionner en tout autre produit. La croissance de la richesse et le progrès de la civilisation n’avancent ils donc pas dans la même mesure que diminuent le travail et les coûts pour se procurer des moyens de subsistance ? Une mauvaise récolte générale a, en soi, pour effet de provoquer un rétrécissement général des marchés à l’intérieur et à l’extérieur. Il se trouve que la récolte actuelle dans la partie méridionale de l’Europe, en Italie, France, Belgique et Rhénanie prussienne est au moins aussi insuffisante que dans les années 1846 et 1847. Même dans le Nord-Ouest et le Nord-Est, la récolte s’annonce médiocre. En ce qui concerne l’Angleterre, la Mark Lane Express, ce Moniteur de la Bourse des céréales de Londres, annonce dans son édition de la semaine dernière :

« Il ne fait pas de doute que la récolte de blé du Royaume-Uni sera la plus mauvaise que l'on ait eu depuis de longues années. Dans presque toutes les parties du Royaume-Uni, le rendement moyen sera sensiblement [127] moindre, à quoi s'ajoute le, fait qu'en raison du mauvais temps au moins un quart de la terre n'a pas encore été ensemencé comme à l’accoutumée. »

On ne remédiera certainement pas à cette situation avec l'illusion selon laquelle les ébranlements commerciaux, la surproduction industrielle et les mauvaises récoltes auront été éliminés dans l'intervalle par le libre-échange. Au contraire...

Comme en 1847, les conséquences du renchérissement commencent déjà à apparaître à l’horizon politique. À Naples, l’administration municipale est incapable de continuer à occuper les ouvriers dans les travaux publics, et, la trésorerie ne peut plus payer les salaires des fonctionnaires d’Etat. Dans l’État pontifical – à Tolontino, Terni, Ravenno, et Trastevere - la pénurie alimentaire a provoqué des bagarres, qui ne sont nullement apaisées par les récentes arrestations, l’invasion autrichienne et la menace de bastonnades. Les conséquences politiques du renchérissement et de la stagnation industrielle en Lombardie ne seront pas compensées par la taxe supplémentaire de six couronnes et demi par florin que le comte Strassoldo a imposé à tous ceux qui paient, des impôts directs (même sur leur revenu et leur traitement), et qui devra être payée entre le 20 septembre et le 10 octobre de cette année. La misère générale en Autriche s’exprime dans le fait qu’elle met en place un nouvel emprunt lancé comme d’habitude sur le marché, en affirmant que l’argent n’est nécessaire que pour diminuer ses forces armées, L’agitation fiévreuse du gouvernement se déduit des informations tronquées sur la dernière récolte, de l’inique accise sur le pain à Paris et des énormes achats, de blé sur tous les marchés. La province est mécontente, parce que Bonaparte nourrit Paris à ses dépens ; la bourgeoisie est mécontente parce qu’il intervient en faveur des prolétaires dans le commerce ; les prolétaires sont mécontents parce qu’il donne du pain blanc au lieu du pain noir aux soldats, à un [128] moment où ouvriers et paysans sont menacés de manquer complètement de pain ; enfin, les soldats sont mécontents à cause de l’attitude humble, anti-nationale de la France, dans la question orientale.

En Belgique, plusieurs manifestations violentes pour réclamer du pain ont fait écho à la nouvelle selon laquelle lés Cobourg avaient dilapidé, les deniers publics dans les festivités insensées organisées en l’honneur de la grande-duchesse d’Autriche. En Prusse, la frayeur du gouvernement est si grande que l’on a fait semblant d’arrêter des trafiquants de grains, et que le président de la police a convoqué les autres pour les admonester de vendre à des prix « honnêtes ».

Je conclus, en répétant ma conviction que ni les déclarations des démagogues ni le bavardage des diplomates ne pousseront la crise à éclater, mais que la détresse économique et les secousses sociales sont en train de s’aggraver, et ce sont elles qui annoncent la révolution européenne. Depuis 1849, la prospérité commerciale et industrielle a préparé à la contre-révolution le lit où elle a pu s’étaler en toute quiétude.

La crise industrielle et commerciale de 1855[modifier le wikicode]

Marx, Neue Oder-Zeitung, 11, 12 et 20-I-1855.

Tandis que les clubs et journaux de Londres se préoccupent des bavardages suffisants sur les « crises ministérielles », ils ne trouvent pas le temps d’admettre des, faits infiniment plus importants : le déclenchement de l’une de ces grandes crises industrielles et commerciales anglaises, et ce, dans des dimensions autrement catastrophiques qu’en 1847 et 1836. À la suite de la publication du rapport annuel sur le commerce et les statistiques, les exportations et les importations de ces onze derniers mois, du ministère du Commerce, il n’est plus possible de nier cette crise que l’on ne voulait [129] pas déceler dans les banqueroutes sporadiques de ces trois derniers mais, banqueroutes dont l’ampleur n’avait fait qu’augmenter en nombre et en intensité au cours de ces derniers temps. Les statistiques montrent indubitablement que les exportations ont diminué de : 1 710 677 I.st. si on les compare aux onze mois correspondants de 1853, et de 1 856 988 I.st., si l’on compare seulement le dernier mois - du 5 novembre au 5 décembre -des deux dernières années. Nous extrayons des listes statistiques de l’exportation les données suivantes qui indiquent la chute dans certaines des branches les plus importantes de l’industrie :

1853 1854
l.st l.st
Manufactures de coton 23 757 155 22 877 050
Filés de coton 6 322 639 6 055 640
Manufactures de lin 4 379 732 3 735 221
Filés de lin 1 069 812 852 763
Manufactures de laine 9 470 413 8 566 723
Manufactures de soie 1 492 785 1 144 506
Exportation de machines 1 368 027 1 271 503

Dans les rapports commerciaux, on s’efforce naturellement de rendre la guerre responsable de la crise de 1854, tout comme la révolution de 1848 a été tenue responsable d’une crise qui avait éclaté en... 1847. Cependant, cette fois-ci même l’Economist de Londres - qui, par principe se délecte à expliquer les crises à partir de circonstances qui sont étrangères au commerce et à l’industrie - a été contraint de reconnaître que les accidents et pertes de l’année 1854 sont le début d’une réaction naturelle à la « convulsive » prospérité de 1853. En d’autres termes, le cycle commercial est de nouveau arrivé au point où surproduction et surspéculation se renversent en une crise.

La meilleure preuve en est : les États-Unis d’Amérique du Nord n’ont été affectés par la guerre orientale [130] que par le fait qu’elle a donné un essor inouï à leur construction navale et au commerce maritime et leur a ouvert un débouché pour diverses matières premières qui étaient auparavant fournies exclusivement par la Russie. Or, aux Etats-Unis, la crise a déjà commencé il y a plus de quatre mois et ne fait que s’aggraver : sur 1 208 banques, 107 sont déjà en faillite, soit environ un douzième, et l’industrie est dans un marasme tel et a déprimé à ce point les salaires dans les Etats industriels de l’Est que le mois dernier plus de quatre mille émigrés, européens ont « réémigré » en Europe. La crise anglaise de 1836 avait été suivie par la crise américaine de 1837. Cette fois-ci, le cours est inversé. L’Afrique a pris l’initiative de la banqueroute. Les Etats-Unis et l’Australie sont de la même façon inondés de produits anglais. On décèle l’importance de ce fait pour le commerce anglais dans les données suivantes : sur les quelque 100 millions de l. st. de marchandises que la Grande-Bretagne a exporté en 1853, 25 millions sont allés aux Etats-Unis et 15 millions en Australie. En revanche dès l’année 1852, les Indes orientales étaient à ce point encombrées que les exportations n’ont pu se maintenir à l’ancien montant de 8 millions qu’avec le plus grand mal, et notamment par une extension toute nouvelle du commerce par le Pendjab et le Sind vers Bouchara, l’Afghanistan et le Beloutchistan et, de là, d’une part vers l’Asie centrale et, d’autre part, vers la Perse. A présent, tous les canaux de drainage sont là aussi engorgés, et ce, au point que l’on a récemment embarqué dés marchandises destinées à l’Indoustan en direction de l’Australie, portant ainsi « des hiboux à Athènes ». Le seul marché qui, depuis la guerre orientale, a été fourni un moment « avec circonspection », c’est celui du Levant. Dans l’intervalle, ce n’est plus un secret pour personne à la City que la crise aux Etats-Unis et l’engorgement en Australie ont forcé le commerce à se tourner anxieusement vers tous les marchés qui [131] n’étaient pas encore encombrés, et Constantinople, devint l’entrepôt de toutes les marchandises en mal d’acheteurs, et peut être considéré comme « fermé » à présent. De même, a-t-on utilisé les derniers troubles en Espagne pour y introduire en contrebande autant de marchandises anglaises que ce pays pouvait en tenir. La dernière tentative de cette sorte se fait actuellement dans les Etats d’Amérique du Sud, dont on n’a pas besoin de souligner la faible capacité de consommation solvable. Etant donné l’importance décisive de la crise anglaise pour les conditions sociales et politiques du monde entier, il convient de considérer en détail l’histoire du commerce anglais de 1854...

Les chiffres montrent que l'année 1854 constitue un tournant semblable à celui des années 1825, 1836 et 1847, et que la crise aux Etats-Unis n’est qu’un moment de la crise anglaise. En fin de compte, la guerre de 1854 - que le Pays, Journal de l’Empire qualifie très justement de « guerre pacifique » - n’a exercé absolument aucune influence sur cette catastrophe sociale ou si elle n’en a jamais eu ce fut tout au plus de la freiner. En effet, diverses branches de l’industrie, par exemple, les manufactures de cuir, de fer et de laine, ainsi que la construction navale ont directement été soutenus par la demande de guerre. La frayeur occasionnée par une déclaration de guerre après 40 années de paix, a paralysé un moment l’essor de la spéculation. Les emprunts lancés à l’occasion de la guerre chez les divers Etats européens ont maintenu le taux d’escompte à un niveau qui empêcha les entreprises industrielles de s’emballer, et de la sorte ont retardé la crise [4] ...

Il faut savoir qu’un tel engorgement du marché mondial a été obtenu en dépit de l’ouverture inopinée de deux nouveaux marchés d’or -celui de l’Australie et celui de Californie -, en dépit du télégraphe électrique qui transforme - toute l’Europe en une seule grande bourse du commerce, en dépit des chemins, [132] de fer et de la navigation à vapeur qui accroissent à l’infini les communications, c’est-à-dire les échanges. La question est donc la suivante : combien plus rapidement y aurait-il eu crise, si les patrons avaient fait travailler les ouvriers 18, au lieu de 11 heures ? La solution relève du calcul élémentaire. Mais la rapidité plus grande avec laquelle la crise serait venue n’aurait pas constitué la seule différence, puisque toute une génération d’ouvriers aurait sacrifié 50 % de sa force physique, de son évolution intellectuelle et de sa capacité de vie. Et tandis que cette même école de Manchester répondrait, à nos objections par les vers de Goethe

Et cette douleur nous ferait-elle souffrir

Si elle augmente dans le même temps notre plaisir ?

toute l’Angleterre se lamente, sentimentalement, sur les sacrifices humains que lui réclame la guerre avec la Russie - sacrifices que toute guerre exige. Nous entendrons dans quelques jours à Leeds un discours de Mr. Cobden, protestant contre la boucherie réciproque de Chrétiens. Nous l'entendrons protester quelques jours plus tard contre les « restrictions » qui freinent la « consommation » rapide d'enfants dans les fabriques. Il semble qu'il ne tienne pour héroïque qu'un seul acte - celui de Hérode ! Nous sommes d’accord avec l’école de Manchester pour penser que les contraintes légales, apportées au temps de travail, ne sont pas précisément le signe que l’on a atteint un niveau élevé du développement social. Mais nous n’estimons pas que l’erreur soit dans les lois, mais dans les conditions matérielles qui les rendent nécessaires.

La crise commerciale en Grande-Bretagne[modifier le wikicode]

Marx, New York Tribune, 26-l-1855.

... D’après les principes de l’école libre-échangiste, il n’y aurait plus de crises à craindre depuis l’adoption [133] des lois abolissant les taxes sur les céréales et l’application des principes du libre-échange. Or, actuellement on n’a pas seulement des prix élevés pour les céréales, mais encore une crise économique...

Or voici que les libre-échangistes s’apprêtent à attribuer à la guerre le haut prix des céréales, ces hauts prix ayant engendré ensuite la crise.

Cependant, on se souviendra que le prix moyen du blé était plus élevé en 1853 qu’en 1854. Ainsi donc, si ces prix élevés ne sont pas responsables de la prospérité imprévue de 1853, ils ne peuvent pas non plus être tenus pour responsables de l’engorgement de 1854. Malgré ses bas prix céréaliers, l’année 1836 était caractérisée par un engorgement commercial ; tandis que 1824 et 1853 étaient des années de prospérité exceptionnelle, en dépit des prix élevés qui régnaient pour tous les prix. La vérité est que si des prix céréaliers élevés peuvent paralyser la prospérité industrielle et commerciale en limitant le marché intérieur, il se trouve que, dans un pays comme la Grande-Bretagne, ce marché intérieur ne peut jamais être décisif tant que tous les autres marchés extérieurs ne sont pas désespérément surencombrés. C’est pourquoi, dans un tel pays, les prix céréaliers élevés ne peuvent qu’aggraver et prolonger l’engorgement, sans qu’ils puissent cependant jamais le provoquer. En outre, il ne faut pas oublier que, selon les véritables principes de l’école manchestérienne, des prix céréaliers élevés - s’ils proviennent de causes naturelles, et non du fait de protections douanières, de lois prohibitives et d’échelles mobiles des prix - perdent leur influence nuisible voire peuvent s’avérer avantageux, en favorisant les fermiers...

Si l’on nous demande comment il se fait que la Grande-Bretagne a connu des hauts prix céréaliers en dépit d’une bonne récolte, nous rappellerons que, par leurs illusions, les libre-échangistes ont suscité les plus grandes oscillations et déviations dans les transactions [134] des céréales destinées à l’Angleterre, en déprimant les prix au-dessous de leur niveau naturel durant lei mois d’été, alors que leur augmentation seule pouvait assurer des livraisons nécessaires et des com. 1 mandes suffisantes pour des achats ultérieurs. C’est ce qui explique que les importations, dans les mois de juillet, août, septembre et octobre 1854, ne s’élevèrent qu’à 750 000 qrs par rapport à 2 132 000 qrs dans les mois correspondants de 1853.

En outre, il ne fait pas de doute qu’a la suite de l’abolition des lois céréalières de telles surfaces de terre cultivable ont été transformées en pâturages en Angleterre, que même une riche récolte serait relativement insuffisante sous le nouveau régime....

La cause de l’engorgement commercial anglais de 1954 qui n’atteindra sa véritable ampleur qu’au printemps de cette année, se trouve dans les quelques chiffres caractéristiques que voici : l’exportation de produits et d’articles manufacturiers anglais qui s’élevait à 57 786 000 I.st. en 1846 atteignait en 1853 l’énorme valeur de 98 000 000 I.st.

Alors que l’Australie n’importait que pour un peu moins d’un million en 1842, elle en importait pour 3 millions en 1850 et presque 15 millions en 1853, tandis que les Etats-Unis passaient de 3,5 millions en 1842 à 15 millions en 1 850 et à là somme énorme de 24 millions en 1853. L’inévitable contrecoup de la crise américaine sur le commerce anglais et les marchés australiens désespérément sursaturés n’ont pas besoin d’autres explications. En 1837, la crise américaine suivit à la trace la crise anglaise de 1836, tandis que la crise anglaise suit main- 133 tenant à la trace l’américaine ; or, dans les deux cas, la crise peut se ramener à la même cause - l’effet fatal du système industriel anglais qui conduit à la surproduction en Grande-Bretagne et à la surspéculation dans fous les autres pays...

Bien que nous dénions tout rapport entre la guerre et la crise économique dont les symptômes étaient [135] déjà reconnaissables avant que l’on pense à la guerre, nous admettons volontiers que celle-ci peut considérablement aggraver la dure épreuve à laquelle la Grande-Bretagne est maintenant soumise. La poursuite de la guerre signifie un alourdissement des charges fiscales - et des impôts accrus ne sont certes pas un remède pour des revenus en voie de diminution.

La crise monétaire en Europe[modifier le wikicode]

Marx, New York Daily Tribune, 15-X- 1856.

La crise commerciale générale qui éclata en Europe à l’automne 1847 et dura jusqu’au printemps 1848, eut comme préliminaire une panique sur le marché financier de Londres qui commença dans les derniers jours d’avril et atteignit son paroxysme le 4 mai 1847. Toutes les transactions monétaires furent alors au point mort. Cependant, la pression se relâcha le 4 mai, si bien que journalistes et hommes d’affaires se congratulèrent sur le caractère purement fortuit et éphémère de la panique. Quelques mois après, ce fut la crise commerciale et industrielle dont la panique monétaire n’avait été que le présage et le prélude.

On observe à présent sur les marchés financiers européens, une panique évoluant comme en 1847. Cependant, l’analogie n’est pas totale. Au lieu de se déplacer, comme en 1847, d’Ouest en Est - de Londres via Paris vers Berlin et Vienne l’actuelle panique s’étend d’Est à l’Ouest ; son point de départ était l’Allemagne, d’où elle gagna Paris pour atteindre finalement Londres. En raison de sa lente progression, elle avait pris à, l’époque un caractère local, alors qu’à présent elle prend un caractère général de par la rapidité de son extension. En 1847, elle dura une semaine, alors qu’elle dure maintenant depuis trois semaines. Autrefois, rares étaient ceux qui présageaient qu’elle fût le [136] prodrome d’une crise générale, alors que personne n’en doute aujourd’hui - hormis ces Anglais qui se figurent faire l’histoire, en lisant le Times. Autrefois les politiciens les plus clairvoyants redoutaient une répétition des crises de 1825 et 1836 ; aujourd’hui, ils sont persuadés qu’elle n’est qu’une édition élargie non seulement de la crise de 1847, mais encore des révolutions de 1848.

Leurs préoccupations des classes dominantes d’Europe sont aussi vives que leurs déceptions. Tout était allé selon leurs vœux depuis la mi-1849, hormis le petit nuage à leur horizon social que fut la guerre de Crimée. A présent que la guerre est terminée ou tenue pour terminée, elles font partout la même découverte que les Anglais après la bataille de Waterloo et la paix de 1815, lorsque les communiqués de guerre cédèrent la place aux bulletins sur la crise agricole et industrielle. En vue de sauver leur propriété, elles avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir pour abattre la révolution et écraser les masses -pour se rendre compte à la fin qu’elles avaient été elles-mêmes l’instrument d’une révolution des rapports de propriété qui fut plus importante que celle que les révolutionnaires de 1849 eux-mêmes avaient pour objectif. Elles observent devant elles une banqueroute universelle qui doit coïncider - comme elles en ont le pressentiment - avec le jour où se règlent les transactions du grand Bureau de Prêt à Paris. Or si les Anglais constatèrent à leur grand étonnement après 1815 - lorsque Castlereagh, « l’homme de la stricte voie du devoir » se trancha la gorge à lui-même - qu’il avait été fou, les spéculateurs en Bourse de l’Europe commencent à se demander avant même que la tête de Bonaparte ne soit coupée, s’il a jamais été sain d’esprit. Ils savent que tous les marchés sont sursaturés de produits importés, que toutes les couches des classes possédantes, même celles qui auparavant n’en étaient pas infectées, ont été entraînées dans le tourbillon de la folle spéculation [137] à laquelle aucun pays d’Europe n’échappe plus, et que les exigences des gouvernements vis-à-vis de leurs payeurs d’impôts sont poussées à leur paroxysme. En 1848, les événements qui suscitèrent directement la révolution, avaient un caractère purement politique - par exemple, les banquets du mouvement de Réforme en France, la guerre de séparatisme suisse, les débats de la Diète unie de Berlin, les mariages espagnols, les troubles au Schlesvig-HoIstein, etc. -, et lorsque les soldats de la révolution, les ouvriers parisiens, proclamèrent que la révolution de 1948 serait une révolution sociale, les généraux qui la commandaient furent aussi stupéfaits que le reste du monde. En revanche, à présent, on tient en général pour évidente une révolution sociale, qui n’est pas provoquée par des conjurations souterraines de sociétés secrètes, mais par les machinations publiques du Crédit mobilier des classes dominantes. C’est ce qui explique que les préoccupations des classes dominantes d’Europe soient troublées par le pressentiment que ce furent seulement leurs victoires sur la révolution qui ont servi à créer les conditions matérielles de l’année 1857 pour la réalisation des tendances idéalistes de 1848. En ce sens, toute la période allant de la mi-1849 à ce jour ne serait qu’un sursis que l’histoire aurait accordée à la vieille société européenne pour lui permettre un dernier épanouissement concentré de toutes ses potentialités. En politique, le culte de l’épée ; en morale, la corruption générale et le retour hypocrite à la superstition surannée ; en économie politique, la soif de devenir riche sans se donner la peine de travailler -telles furent les tendances que cette société manifesta au grand jour au cours de ses orgies contre-révolutionnaires de 1849 à 1856.

Par ailleurs, si nous comparons les effets de cette brève panique financière avec les effets qu’ont eues les proclamations de Mazzini et consorts, on s’aperçoit que toute l’histoire des erreurs des fameux révolutionnaires [138] depuis 1849 sera d’emblée dépouillée de ses mystères. Ils ignorent, en effet, toute vie économique des peuples ; et ignorent plus encore les conditions réelles de l’évolution historique. Lorsqu’une nouvelle révolution éclatera, ils auront un droit plus grand que Ponce Pilate à se laver les mains en toute innocence - et ils ne manqueront pas d’ailleurs de proclamer qu’ils sont innocents du sang répandu.

Nous avons dit que l’actuelle panique financière européenne a éclaté d’abord en Allemagne, et les journaux à la solde de Bonaparte se sont précipités sur ce fait pour se laver de tout soupçon d’avoir participé le moins du monde à l’explosion brutale de la panique. Ainsi lisons nous dans le Constitutionnel de Paris :

« Le gouvernement s’est mis en devoir, dès la conclusion, de la paix, de juguler l’esprit d’entreprise, en remettant à plus tard Plusieurs nouvelles concessions et en interdisant l’application de nouveaux projets en bourse. Cependant, d’où proviennent ces excroissances ? Si une partie en était née sur le marché français, ce fut certainement la plus petite. Dans leur zèle, nos sociétés ferroviaires agirent peut-être avec trop de hâte dans l’émission de bons, dont le produit était destiné à la construction de lignes secondaires. Mais cela n’aurait pas provoqué de difficultés, si les innombrables entreprises étrangères n’avaient pas poussé subitement comme de la mauvaise herbe. Avant tout, l’Allemagne qui n’avait pas pris part à la guerre, se rua inconsidérément sur tous les projets possibles. Or, comme elle ne dispose pas elle-même de ressources suffisantes, elle eut recours à celles de la France, et comme le marché officiel lui était fermé, elle se tourna vers les spéculateurs des bourses borgnes. C’est ainsi que la France devint le centre de projets cosmopolites qui offrent aux nations étrangères la possibilité d’un enrichissement aux dépens des intérêts nationaux. Les capitaux se firent en conséquence rares sur notre marché, et nos valeurs trouvant peu d’acheteurs subirent une telle dévalorisation [139] que le public en est étonné face à tant d’éléments de richesse et de prospérité. »

Après avoir donné cet exemple de l’absurdité des milieux impériaux officiels sur les causes de la panique européenne, nous ne pouvons pas ne pas citer aussi un exemple pour la conception qu’en a l’opposition tolérée par Bonaparte.

L’Assemblée nationale écrit ainsi : « L’existence d’une crise peut être niée ; cependant, nous devons admettre que la prospérité est en train de décliner quelque peu, si nous considérons la baisse récente des recettes des chemins de fer, le recul des prêts bancaires sur les traites marchandes et la baisse de 25 millions de francs des droits douaniers perçus au cours des sept premiers mois de cette année sur les produits exportés »

En Allemagne, depuis la contre-révolution de 1849, tous les éléments dynamiques de la bourgeoisie ont concentré toute leur énergie sur des entreprises commerciales et industrielles, de même que la partie pensante de la nation a abandonné les exercices philosophiques au profit des sciences de la nature. En restant neutres dans la guerre, les Allemands ont accumulé autant de capital que les Français en ont gaspillé à la guerre. Le Crédit mobilier qui observa cet état de fait chez les Allemands préoccupés d’accumuler rapidement du capital, pour développer une industrie nouvelle, voulut bien condescendre à se considérer comme l’objet approprié à ces opérations. En effet, l’alliance passive entre Bonaparte et l’Autriche avait déjà attiré son attention sur les domaines inexplorés de l’Autriche, de la Hongrie et de l’Italie. Cependant, bien que le Crédit mobilier ait donné l’exemple de cette spéculation et que l’on en prît l’initiative en Allemagne, il fut lui-même effrayé par là croissance inopinée des entreprises de spéculation et des institutions de crédit auxquelles il avait donné l’impulsion.

Les Allemands de 1855-1856 se virent octroyés les [140] statuts spéculateurs des Crédits mobiliers de manière aussi définitive que les Allemands de 1831 avaient reçu toutes prêtes les constitutions politiques de la France [5]. C’est ainsi qu’un Français du XVIIe siècle avait constaté avec surprise que la cour de Louis XIV était ressuscitée outre-Rhin avec une magnificence encore plus grande, et c’est ainsi que les Français du siècle dernier furent étonnés de trouver en Allemagne soixante-deux assemblées nationales, alors qu’ils s’étaient eux-mêmes donné tant de mal pour n’en avoir qu’une seule. Au plan économique, il se trouve que l’Allemagne n’est pas du tout un pays décentralisé, ce serait plutôt la centralisation qui serait décentralisée, si bien qu’au lieu d’un centre il en existe un très grand nombre.

Un tel pays était donc tout à fait propre à se développer dans les plus brefs délais et à tous les points de vue dans la direction indiquée par les manœuvres que lui a enseignées le Crédit mobilier, de même que les modes parisiennes se diffusent bien plus rapidement en Allemagne qu’en France. Telle est la cause immédiate de ce que la panique a éclaté d’abord, et avec le plus d’extension, en Allemagne. Dans un prochain article, nous exposerons l’histoire de cette panique ainsi que ses causes immédiates.

Diverses questions - et la Russie[modifier le wikicode]

Engels à Marx, 14-IV-1856.

En Allemagne, la spéculation fleurit plus que jamais. Mevissen est le roi de la Rhénanie et, de concert avec Morny, achète l’Indépendance et crée au Luxembourg ( ? !) une banque... internationale (hourra !). J’ai lu les pleurnicheries de la Correspondance prussienne. Cependant, on prend toutes les précautions pour que Manteuffel et von der Heydt n’étouffent pas la spéculation. [141] À Hanovre, Leipzig et partout ailleurs, on fonde des crédits mobiliers, et les affaires louches que ces derniers n’arrivent pas à faire, on les réalise en sous-main. La dernière phase de la spéculation s’ouvre maintenant : la Russie importe capital et spéculation et, étant donné l’énormité des distances et les chemins de fer longs de plusieurs centaines de mille, la spéculation va s’y épanouir au point de se rompre le cou sous peu. Dès que nous entendrons parler de la Grande Ligne Principale d’Irkoutsk avec des embranchements vers Pékin, le moment sera venu de boucler nos bagages [6]. Cette fois, le krach sera plus formidable que jamais. Tous les éléments sont rassemblés - l’intensité et l’extension universelles, et l’imbrication de tous les, éléments sociaux dominants et possédants.

Les plus amusants dans cette affaire sont messieurs les Anglais qui, dans leur for intérieur, sont persuadés que rien de tel ne peut leur arriver, tant est « saine » la base commerciale qui prévaut chez eux. Il est clair qu’on ne peut s’adonner à de bien grandes spéculations dans la production industrielle, puisque chacun sait qu’un faible placement de capitaux dans la production proprement dite suffit à provoquer en une seule année l’engorgement de tous les marchés, et cette conclusion est vraie, notamment tant que la demande de capitaux pour les voies de communication est si énorme. Mais même la production industrielle est largement tenue au-dessus de sa mesure normale par la spéculation sur les transports - quoique plus lentement que dans les années 1833-36 et 1942-45, par exemple. Cette année, le prix du coton s’est élevé rapidement si l’on tient compte de ce que la récolte a atteint cette année le montant inouï de 3 500 000 balles : ce montant ne paraît pas être plus élevé eu égard aux capacités de l’industrie que les 2,5 millions de balles en 1850, par exemple. En outre, dans les exportations anglaises, le continent absorbe cette année presque 30% de coton de plus qu’il y a trois ans. En témoigne le tableau ci-dessous [142] des exportations en provenance d’Amérique du 1er septembre au 1er avril de chaque année (en milliers de balles) :

Exportation 1856 1855 1854 1853
vers

l’Angleterre en 7 mois

1 131 000 963 000 840 000 1 100 000
vers la France en 7 mois 354 000 249 000 229 000 255 000
vers d'autres ports européens en 7 mois 346 000 167 000 179 000 204 000

Ainsi donc, l’Europe continentale qui absorbait en 1853 45/110, soit 1/3 des exportations, en absorbe en 1856 70/113, soit 5/8. Il faut y ajouter encore ce que le continent a importé d’Angleterre. Tu vois que l’industrie s’est hissée sur le continent avec une rapidité extraordinaire au niveau de l’industrie anglaise, et messieurs les Anglais, étant plutôt sur le déclin, ont toutes les raisons de ne pas dépasser les capacités productives de leur industrie du coton. On peut le mieux comparer les années 1853 et 1856, parce que, pour ces deux années, la récolte a été très abondante : 3,3 et 3,5 millions de balles. Les exportations ne sont qu’en apparence considérables vers la France, car une partie en est déroutée vers la Suisse, le pays de Bade, Francfort et Anvers. Il n’en reste pas moins que le ferment le plus actif de la révolution anglaise se trouve dans cet essor énorme de l’industrie sur le continent.

Marx à Engels, 26-IX-1856.

Que penses-tu du tour que prend le marché monétaire ? Les relèvements du taux de l’escompte sur le continent résultent indubitablement en partie du fait [143] que le cours du métal argent a augmenté par rapport à celui de l’or, en raison de l’afflux d’or californien et australien (la Banque de Belgique ne donne plus que 19,40 F de métalargent pour un napoléon-or), si bien que les négociants de lingots soustraient 1’argent aux banques partout où les deux métaux ont cours légal. Quelle que soit la raison des relèvements du taux de l’escompte, ceux-ci accélèrent en tout cas l’effondrement des énormes transactions spéculatives, et en particulier celles du grand Bureau de Prêt de Paris. Je ne crois qu’il faille attendre la fin de l’hiver 1857 pour qu’éclate une grave crise monétaire. Ces ânes bâtés de Britanniques se figurent que cette fois-ci tout est sain chez eux, contrairement à ce qui se passe sur le continent. Hormis les liens étroits qui unissent la vieille Dame de Threadneedle. Street - la Banque d’Angleterre - au konzern parisien, ces bourriques négligent le fait qu’une partie considérable du capital anglais est placée sous forme de crédits sur le continent et que leur « saine surproduction » repose sur la « malsaine » spéculation du continent - de même que leur Campagne pour la Civilisation de 1854-1856, avait pour base le Coup d’Etat de 185l. Contrairement à ce qui se passait dans les crises précédentes, la France a trouvé cette fois-ci un mode efficace pour étendre à toute l’Europe la flambée de spéculation, et s’est mis en devoir de la propager effectivement. En comparaison du raffinement gaulois du Saint-Simonisme, de la spéculation sur les valeurs et de l’impérialisme, la forme anglaise de la spéculation semble être retournée au stade primitif de la fraude pure et simple.

Ainsi pour Strahan, Paul & Bates ; the Tipperary Bank de mémoire de Sadleir ; les vastes escroqueries de Davidson, Cole & Cie à la City ; maintenant la Royal British Bank, et finalement l’histoire du Palais des Glaces avec la mise en circulation de 4 000 actions fausses. Ces braves gens entendent par « situation commerciale saine » le fait que les Britanniques spéculent à l’étranger sous les [144] couleurs du continent et qu’à l’intérieur ils, en reviennent à la simple fraude.

L’affaire prendra cette fois, comme jamais auparavant, des dimensions européennes, et je ne crois pas que nous puissions rester longtemps ici comme simples spectateurs.

Engels à Marx, 27-IX-1856.

Il ne fait plus de doute maintenant que l’or a baissé par rapport à l’argent. Mais il se trouve aussi que l’argent a littéralement disparu, sans que je sache d’ailleurs où. Du fait de la situation confuse en Chine, on a dû y enterrer ou y cacher de grandes quantités. En outre, la balance commerciale a été ces derniers temps très favorable à l’Inde et à la Chine aux dépens de l’Angleterre, du continent et de l’Amérique réunis [7]. En tout cas, John Bull doit être flatté de valoir d’ores et déjà 6 pennies de moins par livre sterling.

Les nuages s’amoncellent sur le marché financier de manière préoccupante, et le vieil « horizon politique » du Constitutionnel va sans doute de nouveau être remis en honneur. L’affaire de la Banque d’où l’on a retiré mardi dernier un million ‘en or est tout à fait caractéristique. C’est à croire que, l’affaire est en train de se déclencher, mais ce ne peut être que le prélude. En théorie, il faudrait que la Russie se soit déjà profondément enlisée dans la spéculation pour que l’effondrement puisse avoir lieu, mais il ne faut pas y compter, et c’est peut-être tant mieux. Ce qui freine encore considérablement la spéculation ici, c’est le prix élevé de toutes les matières premières - notamment de la soie, du coton et de la laine, ce n’est pas sans danger que l’on entreprend quoi que ce soit dans ce domaine. Messieurs les Anglais feront des grands yeux quand le krach se produira. J’aimerais bien savoir combien d’actions les escrocs du continent ont placé en Angleterre, [145] ce doit être une grosse quant à mon avis. Il y aura cette fois un Dies Irae (Jour de la Colère) comme jamais encore, avec l’écroulement de toute l’industrie européenne, l’engorgement de tous les marchés (d’ores et déjà, on n’expédie plus rien en Inde), toutes les classes possédantes sont condamnées à l’enlisement, la bourgeoisie fera complètement banqueroute, guerres et bassesses seront portées à leur paroxysmes.

Moi aussi, je crois que tout cela se réalisera en l’an 1857 - et lorsque j’ai vu que tu te rachetais des meubles, j’ai déclaré que l’affaire était fin prête, et j’ai commencé à prendre, des paris.

La crise en Europe[modifier le wikicode]

Marx, New York Tribune, 6-XII-1856.

Les nouvelles qui nous sont parvenues cette semaine par les deux vapeurs arrivés d’Europe semblent manifestement différer l’effondrement définitif de la spéculation et des jeux en bourse que les hommes des deux côtés de l’Océan voient venir instinctivement comme dans l’attente d’un destin irrémédiable. Cet effondrement est certain, même s’il est différé. En fait, le caractère chronique que l’actuelle crise financière a pris ne fait qu’annoncer une issue encore plus violente et désastreuse de cette crise. Plus la crise sera longue, plus les comptes seront sévères. L’Europe se trouve en ce moment dans la situation d’un homme au bord de la banqueroute qui est obligé, à la fois de continuer à exercer toutes ses entreprises qui Pont amené à la ruine et à saisir tous les moyens désespérés possibles avec lesquels il espère différer et empêcher l’ultime krach effroyable. Les hommes d’affaires lancent des appels à leurs actionnaires qui n’ont pas encore payé complètement leurs actions, celles-ci n’étant que du capital de sociétés fictives. D’énormes sommes d’argent comptant [146] sont investies en spéculations, dont elles ne pourront, jamais plus être retirées, tandis, que le taux d’intérêt, élevé actuellement de 7% à1a Banque d’Angleterre - est de même un sévère annonciateur du Jugement imminent.

Même si les manipulations financières que l’on tente en ce moment, étaient couronnées du plus grand succès, il est impossible que les innombrables spéculations en bourse puissent se poursuivre encore davantage sur le, continent. Dans la seule Rhénanie, il y a 72 nouvelles sociétés minières avec un, capital d’actions de 79 797 333 thalers. En ce moment, même, le Crédit mobilier autrichien, ou mieux le Crédit mobilier français en Autriche rencontre les pires difficultés dans sa tentative d’obtenir, le paiement du second versement sur ses actions, étant donné qu’il est paralysé par les mesures du gouvernement autrichien visant la reprise des paiements au comptant. L’argent à payer au Trésor impérial pour l’achat des chemins de fer et dès mines doit, selon les termes du contrat, être payé en espèces sonnantes et trébuchantes, ce qui aura pour conséquence un drainage des ressources du Crédit mobilier de plus de 1 000 000 dollars par mois jusqu’en février 1858. Par ailleurs, les difficultés monétaires, des entreprises de chemin de fer sont si durement éprouvées en France quel réseau Grand-Central s’est vu contraint de licencier cinq cents fonctionnaires et cinq mille ouvriers sur la ligne de Mulhouse et que la société ferroviaire Lyon-Genève à dû restreindre, sinon, interrompre ses activités. L’Indépendance Belge a été par deux fois saisie en France, parce qu’elle rapportait ces faits. A propos de l’irritabilité du gouvernement français pour ce qui est de la moindre révélation de là situation réelle du commerce et de l’industrie français, voici quelques mots intéressants qui ont échappé à M. Petit, le représentant du procureur général lors de l’ouverture de la session des tribunaux parisiens :

« Examinez les statistiques, et vous y apprendrez quelque chose d’intéressant [147] sur les tendances actuelles du commerce. Le nombre des faillites augmente d’année en année ; en 1851, il y en avait 2 305 ; en 1852, 2 478 ; en 1853, 2 671, et en 1854, 3 691. Cette élévation se constate pour les banqueroutes aussi bien frauduleuses que simples. Les premières ont augmenté depuis 1851 de 66%, et les secondes de 100%., Les falsifications portant sur la qualité et la quantité des marchandises vendues ainsi que l’utilisation de faux poids et mesures ont augmenté dans de des proportions effrayantes. En 1851, nous en avions 1 717 cas, en 1852 3 763 et en 1854 7 831. »

Et pourtant la presse britannique nous assure que ces phénomènes démontrent que le pire est passé dans la crise sur le continent. Mais nous aurions le plus grand mal à démontrer cette issue heureuse par des arguments, convaincants. Nous ne les trouvons pas dans le relèvement du taux de l’escompte à 7% par la Banque d’Angleterre, pas plus que dans le dernier bulletin de la Banque de France qui non seulement laisse clairement percevoir qu’il a été truqué, mais montre même assez clairement que la Banque, malgré les plus fortes restrictions des emprunts, des prêts, des escomptes et de l’émission de billets de banque n’a pas été en mesure de freiner l’hémorragie des métaux précieux ou d’éviter l’agio sur l’or. Mais quoi qu’il en soit, il est certain que le gouvernement français ne partage nullement, les perspectives optimistes qu’il s’efforce soigneusement de répandre à l’intérieur et à l’extérieur. On sait à Paris que l’Empereur, au cours de ces dernières six semaines n’a pas reculé devant les plus étonnants sacrifices d’argent pour maintenir la rente au-dessus de 66%, étant donné qu’à a non seulement la conviction, mais encore la ferme superstition que la chute en dessous des 66% sonnerait le glas de son Empire. Manifestement l’Empire français se distingue du Romain en ceci : l’un craignait sa mort de l’avance des barbares, l’autre du recul des spéculateurs en bourse.

[148]

La loi bancaire de 1844 et la crise monétaire en Angleterre[modifier le wikicode]

Marx, New York Tribune, 21-XI-1857.

Le 5 de ce mois la Banque d’Angleterre a fixé le taux minimum de l’escompte à 9% alors qu’il avait été établi à 8% le 19 octobre.

Comme on le sait, cette augmentation est sans précédent dans l’histoire de la Banque depuis la reprise de ses paiements au comptant, mais elle n’a pas encore atteint son apogée. Cette mesure a été dictée par le drainage des métaux précieux et le, recul de ce que l’on appelle les réserves en billets. L’écoulement des métaux précieux procède dans des directions opposées - l’or est drainé vers les Etats-Unis à la suite de la banqueroute de ce pays, et l’argent vers l’Est à la suite du recul du commerce d’exportation avec la Chine et l’Inde, ainsi que les envois immédiats d’argent du gouvernement au compte de la Compagnie des Indes orientales. En échange de l’argent si fortement désiré, il faut envoyer de 1’or sur le continent européen.

En ce qui concerne la réserve des billets et le rôle déterminant qu’elle joue sur le marché financier de Londres, il faut évoquer brièvement la législation bancaire de 1844 de Sir Robert Peel qui n’influence pas seulement l’Angleterre, mais encore les Etats-Unis et le marché mondial tout entier[8]. Soutenu par le banquier Lloyd, l’actuel lord Overstone, et par un certain nombre d’hommes influents, Sir, Robert Peel eut pour but, au moyen de sa loi, d’introduire un principe automatique pour la circulation de la monnaie de papier, grâce auquel celle-ci devait s’étendre et se contracter exactement d’après les lois de la circulation de la monnaie purement métallique ; et - comme il affirma, lui et ses partisans - cela devait détourner toutes les crises financières à tout jamais. La Banque d’Angleterre fut divisée en deux départements, celui d’émission des [149] billets de banque, et le département bancaire, le premier et le représentant une simple manufacture de billets, second la banque proprement dite. Le département émettant les billets de banque fut habilité par la loi à mettre en circulation des billets d’une valeur de 14 millions de livres sterling, une somme devant indiquer le plancher le plus bas que ne doit jamais toucher la circulation réelle, et dont la couverture est reconnue par l’obligation de dette que le gouvernement britannique endosse par rapport à la Banque. Au-delà de ces 14 millions, aucun billet ne doit être émis qui ne soit pas couvert dans les caves du département d’émission des billets par un montant’ équivalent de métal précieux. Toute la masse des billets de banque ainsi limitée, est transmise au département bancaire qui les met en circulation. Lorsque la circulation réelle ne s’élève qu’à 20 millions, les 4 millions qui restent dans les caisses du département bancaire constituent sa réserve de billets, celle-ci constituant en fait la seule garantie pour tes dépôts qui sont confiés au département bancaire par les personnes privées et l’Etat.

Admettons qu’un écoulement de métal précieux survienne et que différentes quantités de métal précieux s’écoulent peu à peu du département d’émission des billets - par exemple, la valeur de 4 millions en or. Dans ce cas, il faut rendre non valides 4 millions de billets de banque ; la somme des billets fournis par le département d’émission des billets correspondra alors exactement à la somme des billets en circulation, et la réserve de billets disponibles dans les caisses du département bancaire aura complètement disparu. Le département bancaire n’aura, donc plus un seul sou de reste pour satisfaire les demandes des dépositaires et, en conséquence, sera obligé de se déclarer insolvable. Or ce procédé affectera les dépôts aussi bien officiels que privés et conduira donc à la suspension du paiement des dividendes trimestriels auxquels les détenteurs de valeurs d’Etat ont droit. Le département [150] bancaire pourrait ainsi tomber en faillite, alors que six millions de métal précieux se trouvent encore, dans les caves du département d’émission des billets. Ce n’est pas une simple hypothèse.

Le 30 octobre 1847, la réserve du département bancaire était tombée à 1,6 million de livres sterling, tandis que les dépôts s’élevaient à 13 millions. Si la consternation régnant alors n’avait pas été amortie par une espèce de coup d’état financier de la part du gouvernement et n’avait cessé au bout de quelques jours, les réserves de la banque eussent été épuisées - et le département bancaire eût été contraint de suspendre les paiements, alors qu’il y avait encore plus de six millions de métal précieux dans les caves du département d’émission des billets.

Il en ressort manifestement que l’écoulement de métaux précieux et la diminutions d’es billets de réserve réagissent mutuellement l’un sur l’autre. Tandis que le retrait de métal précieux des caves du département d’émission de billets provoque directement une baisse des réserves du département bancaire, les directeurs serrent la vis par crainte que le département bancaire ne soit poussé à l’insolvabilité - et ils relèvent le taux d’escompte. Or, le relèvement du taux de l’escompte incite une partie des dépositaires à retirer leurs dépôts du département ‘bancaire, afin de les donner en prêt au taux élevé de l’intérêt en vigueur, tandis que la diminution constante des réserves rend inquiets d’autres dépositaires et les pousse à retirer leurs valeurs de ce même département. Ainsi, ce sont précisément les mesures qui doivent préserver la réserve qui l’épuisent.

Après ces explications, le lecteur comprendra l’émoi qui s’est emparé de l’Angleterre devant le recul de sa réserve bancaire, et aussi la conclusion grossièrement erronée qu’en a tirée le Times de Londres dans un article financier de l’un de ses derniers numéros. On y lit en effet :

« Les adversaires traditionnels de la Législation bancaire commencent à s’agiter au milieu de [151] l’émotion générale, et l’on ne peut pratiquement plus se fier à rien. L’une de leurs méthodes préférées dans la diffusion de la crainte consiste à souligner le bas niveau des réserves de valeurs, comme si la Banque était contrainte, lorsque ‘cette réserve est épuisée, de suspendre toute opération d’escompte. » (Comme faillie, elle y serait effectivement contrainte, en vertu de la loi en vigueur.) « Mais, en fait, la Banque pourrait continuer les opérations d’escompte en toutes circonstances dans la même proportion qu’à ce jour, parce que ses remises rapportent en moyenne chaque jour autant que l’on demande habituellement pour cette opération. La Banque ne pourrait pas en accroître les proportions, mais nul n’admettra qu’en restreignant l’affaire dans tous les domaines il puisse devenir nécessaire de les accroître. En conséquence, il n’y a pas le moindre indice pour donner prétexte à des mesures gouvernementales. »

Le tour de passe-passe auquel se réduit cette argumentation est le suivant : les dépositaires ont été intentionnellement négligés. On n’a besoin d’aucun effort de pensée pour comprendre que le département bancaire, s’il venait un jour à se déclarer failli vis-à-vis de ses créanciers, ne pourrait pas continuer à consentir des prêts à ses débiteurs sous forme de traites escomptées ou d’emprunts. En somme, la loi bancaire tant prisée de Sir Robert Peel n’a absolument aucun effet en temps normal ; dans les temps difficiles, elle n’ajoute à la panique monétaire, issue de la crise commerciale, qu’une panique monétaire produite par la loi ; et c’est précisément alors, quand elle devrait avoir des effets salutaires de par son principe, qu’elle doit être suspendue par une intervention du gouvernement. En temps normaux, le plafond le plus haut des billets que la Banque peut émettre légalement, ne pourra jamais être atteint par la circulation effective - un fait qui est démontré à suffisance par tout le cours de l’existence d’une réserve de valeurs dans la caisse du département [152] bancaire au cours de telles périodes. On peut trouver confirmation de cette vérité, si l’on compare les rapports de la Banque d’Angleterre de 1847 à 1857, ou même si l’on compare le montant des billets qui de 1819 à 1847 ont effectivement circulé avec le taux le plus élevé fixé par la loi pour ce qui aurait pu circuler. Dans les temps difficiles, comme en 1847 et aujourd’hui, les effets d’un écoulement des métaux précieux seront aggravés de manière factice par la séparation arbitraire et absolue entre les deux départements de la même institution, la hausse des taux de l’intérêt sera artificiellement accélérée, et la perspective de l’insolvabilité ne surgira pas en raison d’une incapacité effective de la Banque à poursuivre ses paiements, mais de l’insolvabilité fictive de l’un de ses départements.

Si la véritable pénurie de moyens monétaires a ainsi été aggravée par une panique artificielle et qu’à sa suite il y a eu un nombre assez grand de victimes mises hors de combat, alors la pression du public sur le gouvernement sera assez forte, et la loi sera abolie précisément dans la période de difficultés pour laquelle elle a été créée et au cours de laquelle seulement elle trouverait à s’appliquer. C’est ainsi que le 23 octobre 1847 les banquiers les plus en vue de Londres se rendirent à Downing Street, afin d’y demander le remède de l’abolition de la législation de Peel. Lord John Russel et Sir Charles Wood adressèrent ensuite au gouverneur et aux vice-gouverneurs de la Banque d’Angleterre une missive dans laquelle ils leur recommandaient d’augmenter l’émission des billets et de dépasser en conséquence le maximum légal de la circulation, tandis qu’ils se déclaraient disposés eux-mêmes à assumer la responsabilité pour la violation de la loi de 1844 et d’introduire à la prochaine session du Parlement une loi d’indemnisation. La même farce est, cette fois encore, mise en scène, alors que les rapports ont atteint le même niveau auquel ils se trouvaient [153] dans la semaine finissant le 23 octobre 1847, quand il apparut qu’une suspension complète de toutes les activités commerciales et de tous les paiements était imminente. Le seul avantage qui découle donc de la loi Peel est que toute une société dépend entièrement d’un gouvernement aristocratique - de la grâce d’un individu sans scrupules - comme l’est par exemple Palmerston. D’où la prédilection du ministère pour la toi de 1844 qui lui confère une influence sur les fortunes privées dont il n’a jamais disposé auparavant.

Nous avons traité si longuement de la loi Peel, parce qu’elle exerce actuellement une influence même aux Etats-Unis d’Amérique et aussi parce qu’elle sera certainement rendue caduque en Angleterre. Certes, le gouvernement britannique a le pouvoir d’enlever des épaules du public anglais le fardeau de difficultés que ce gouvernement lui-même lui a imposé, mais rien ne serait plus erroné que d’admettre que le phénomène auquel on a assisté sur le marché financier de Londres - la montée et l’apaisement de la panique monétaire - est un baromètre authentique pour mesurer l’intensité de la crise que subit le monde des affaires britanniques. Cette crise se trouve en dehors de tout pouvoir gouvernemental.

Lorsque les premières nouvelles de la crise américaine atteignirent les côtes de l’Angleterre, les, économistes anglais établirent une théorie qui, certes, n’a aucune prétention d’être géniale, mais qui peut néanmoins valoir comme originale. On dit que le commerce anglais était sain, mais - horreur et damnation ! - que ses clients, et surtout les yankees étaient malsains. L’état sain d’un commerce, dont la santé n’existe que d’un côté - voilà qui est une pensée digne d’un économiste britannique. Si l’on jette un coup d’œil sur le dernier rapport semi-annuel du ministère du Commerce anglais, on trouvera que, dans la cotation des exportations britanniques de produits et d’articles manufacturés, 30% sont allés aux États-Unis, 11% vers [154] les Indes orientales et 10% vers l’Australie. Alors que le marché américain est maintenant fermé pour un certain nombre d’années, le marché indien qui fut saturé au cours de ces deux dernières années, est de toute façon pratiquement coupé de l’Angleterre par la récente révolte, tandis que le marché australien est engorgé au point que les marchandises britannique sont vendues meilleur marché à Adelaïde, Sydney et Melbourne qu’à Londres, Manchester ou Glasgow. La stabilité des industriels britanniques qui, en raison de la défaillance subite de leurs clients, ont dû être déclarés en faillite peut être mesurée à ces deux exemples.

À l’assemblée des créanciers d’un fabricant de coton de Glasgow, il apparut que le montant de ses dettes s’élevait à 116 000 L.st., tandis que ses biens atteignaient la modeste somme de 7 000 L.st. De même un expéditeur de Glasgow pouvait opposer à peine un actif de 789 Lm. à un passif de 11 800. Or, ce ne sont nullement des cas isolés. Ce qui importe, c’est que la production britannique a été étendue dans une mesure telle que le résultat devait en être, étant donné l’étroitesse des marchés étrangers, un krach général, auquel suivra une réaction dans la vie politique et sociale de la Grande-Bretagne. La crise américaine de 1837 à 1839 provoqua une chute des exportations britanniques de 12 425 601 L.st. en 1836 à 4 965 225 L.st. en 1837, à 7 585 760 L.st. en 1838 et à 3 562 000 L.st. en 1842. Une paralysie semblable gagne déjà l’Angleterre. Elle aura provoqué des effets très importants avant même qu’elle soit passée.

Marx à Engels, 8-XII-1857.

... La Tribune m’a donné une marque de satisfaction. Le 6 novembre, je lui ai envoyé une correspondance, où j’exposais les grandes lignes de la loi bancaire de 1844, en expliquant que la farce de la suspension [155] aurait lieu dans quelques jours, mais qu’il n’y avait pas lieu de faire grand cas de cette panique monétaire. En effet, la véritable affaire, c’est le krach industriel qui menace. La Tribune en fit son éditorial. La New-York Times (qui a des rapports de clientèle avec le Times de Londres) répondit trois jours après à la Tribune : 1° que la loi bancaire ne serait pas suspendue faisant l’éloge de la loi à la manière des correspondants de la bourse qui ont leur siège à Printing’houst-Square, et 2° il (axait les prévisions sur le, krach industrieI d’absurdités pures et simples. C’est ce qu’il imprima le 24. Or le lendemain un télégramme de l’Atlantic l’informait que la loi bancaire avait été suspendue et qu’il y avait une crise industrielle. Au demeurant, c’est une belle chose que Lord-Overstone ait enfin révélé quel était le fondement véritable ide sa défense fanatique de la loi de 1844 : permettre aux « froids calculateurs » d’extorquer du 20-30% au monde des affaires.

Il est amusant de voir que les capitalistes qui grondaient si fort contre le « droit au travail » réclament maintenant partout aux gouvernements un l’« soutien public » et qu’à Hambourg, Berlin, Stockholm, Copenhague, voire en Angleterre (sous formé de la suspension des lois) ils fassent valoir leur « droit au profit » - aux dépens de tout le monde. Tout aussi amusant, le refus des philistins de Hambourg de continuer à verser des aumônes aux capitalistes.

Ce qui est surprenant dans tout cela, c’est l’affaire en France et la manière dont la conçoit la majorité de la presse anglaise. Si, à la suite de l’effondrement amé ricain, en a opposé John Bull - en tant que marchand qui, maître de lui-même, sait garder son sang-froid - a son frère Jonathan, c’est à présent Jacques Bonhomme que l’on oppose à John Bull. Le correspondant parisien de l’Economist de Londres fait à ce propos une remarque tout à fait naïve : « Il n’y a pas eu la moindre tendance à la panique, bien que les circonstances semblent d’une certaine manière la justifier et [156] que les Français aient été plutôt enclins jusqu’ici à céder à la panique à la moindre occasion. »

La panique qui gagne actuellement la bourgeoisie française en dépit de son tempérament sanguin à la simple idée d’une panique, montre certainement le mieux ce que veut dire cette fois-ci une panique en France. Mais l’inclination vertueuse des bourgeois parisiens n’aura pas plus d’effet que l’Association pour la réduction de la panique[9] de Hambourg. L’Observer de dimanche dernier rapporte qu’à la suite de « rumeurs écœurantes », répandues contre le Crédit Mobilier, tout le monde c’est rué à la Bourse pour brader à tout prix ses actions. Le capital français - malgré le caractère cosmopolite que M. Péreire lui a découvert - est et demeure timoré, mesquin et circonspect, comme à l’a toujours été dans les affaires. La spéculation (qui, du reste, est devenue à son tour la condition première d’un commerce et d’une industrie sérieux) n’existe pratiquement que dans les branches, dont l’Etat est directement ou indirectement le véritable patron. Or, il est certain que, en soi - comme dirait Hegel - un capitaliste failli de la taille du gouvernement français peut faire traîner les choses un peu plus longtemps qu’un capitaliste privé.

L’interdiction, par décret de police, de l’exportation de métal précieux qui, pratiquement, est actuellement en pleine vigueur en France, et, plus encore, l’exportation du produit de la nouvelle récolte de blé, de soie, de vin, etc. à n’importe quel prix, ont empêché pour quelques semaines les sorties de métal précieux de la Banque de France. Malgré tout, l’hémorragie aura lieu, et si elle ne s’écoule que dans les égouts (comme ce fut le cas en octobre 1856), ils seront tout de même dans la merde jusqu’au cou. Pour l’heure, les fabricants français traitent leurs ouvriers avec la même brutalité que s’il n’y avait jamais eu de révolution en France [10]. Cela produira un bon effet. Par ailleurs, M. Bonaparte fait de la Banque l’entrepreneur de ses constructions [157] ferroviaires interrompues. La prochaine mesure sera, sans doute, dès que l’hémorragie aura commencé, l’émission d’assignats. Si le gaillard a du courage et tant qu’il aura de quoi payer correctement son armée, nous pourrons assister à un très joli prélude aux événements.

Tes renseignements sur la situation à Manchester sont pour moi d’un intérêt extrême, puisque les journaux y jettent un voile épais.

Je travaille comme un dément, des nuits entières, à la synthèse de mes études économiques, de façon à en avoir au moins mis au net les linéaments essentiels (Grundrisse) avant le déluge.

Puisque Wolff a tenu constamment un compte écrit de nos prévisions sur la crise, raconte lui que l’Economist de samedi dernier déclare que, pendant les derniers mois de 1853, durant toute l’année 1854 et l’automne 1855 et du fait des changements subits en 1856, l’Europe n’a pu échapper que d’un cheveu à l’irruption de la crise.

Engels à Marx, 11-XII-1857.

... Dans cette crise, la surproduction a été plus générale que jamais. Elle est indéniable aussi bien dans les produits coloniaux que dans les céréales. Voilà qui est fameux et doit avoir des conséquences énormes. Tant que la surproduction se limitait à la seule industrie, ce n’était que demi-mal, mais dès lors qu’elle frappe l’agriculture dans les tropiques aussi bien que dans la zone tempérée, l’affaire prend un tour magnifique.

La forme sous laquelle la surproduction se cache c’est toujours plus ou moins l’extension du crédit, mais, cette fois-ci, c’est tout spécialement les traites de cavalerie. Sur le continent et dans les firmes anglaises qui commercent avec le continent, c’est devenu une règle, sinon une manie, de faire de l’argent en tirant des [158] traites sur un banquier ou une maison spécialisée dans le « courtage de traites », avec la possibilité de couvrir celles-ci avant l’échéance, ou à ne pas le faire, selon l’arrangement pris. L’usage s’en est répandu dans toutes les maisons de commission ici. Cette manie a été poussée à son comble à Hambourg, où plus de cent millions de marks de traites bancaires étaient en circulation. Mais même ailleurs, la cavalerie des traites a été bon train - et c’est ce qui a conduit à leur perte Sieveking, Sillam, Karr, Josling & Cie, Draper, Pietroni & Cie et d’autres maisons londoniennes. Sur ce plan, ces firmes étaient celles sur qui étaient principalement tirées les traites. Voilà comment on procédait dans le milieu d’affaires manchestérien et dans le commerce intérieur : les gens, au lieu de payer au comptant dans le mois, faisaient virer au compte de leur débiteur trois mois après échéance, et payaient les intérêts. Dans l’industrie de la soie, le procédé gagna à mesure que haussait le prix de la soie. En somme, tout le monde a travaillé au-dessus de ses moyens, en forçant les affaires. Or, si étendre ses affaires au-delà de ses possibilités n’est pas synonyme de surproduction, il lui est identique quant au fond. Une association mercantile au capital de vingt millions de livres sterling mesure en quelque sorte à ce chiffre sa capacité de production, de trafic et de consommation. Si, par le jeu des traites, elle fait avec ce capital un volume d’affaires qui implique un capital de trente millions, elle a accru sa production de 50%. Certes la consommation augmente aussi avec cet essor, mais il s’en faut qu’elle augmente dans les mêmes proportions, disons qu’elle s’accroit de 25%. À la fin d’une période donnée, il y a nécessairement une accumulation de marchandise excédant de 25% les besoins réels, c’est-à-dire les besoins moyens même de la période de prospérité. Ce seul fait devrait faire éclater la crise - même si le marché monétaire, boussole du commerce, ne l’annonçait déjà auparavant. Dès lors que se produit [159] le krach, en plus de ces 25%, il y aura au moins encore 25% d’objets de nécessité courante qui seront invendables. La crise actuelle nous permet d’étudier, dans tous les détails, comment naît la surproduction, par l’extension du crédit et le fait de forcer les affaires. La chose elle-même n’est pas nouvelle, mais la forme sous laquelle elle se déroule est à présent étrangement claire.

Crise reportée sur les satellites et l’Etat[modifier le wikicode]

Marx à Engels, 25-XII-1857.

Comme notre première tâche est maintenant de nous faire une idée claire sur la situation en France, j’ai retravaillé tous mes extraits et notes sur le commerce, l’industrie et les crises en France, et je suis parvenu à quelques résultats que je voudrais brièvement te communiquer :

1. Les crises qui ont éclaté en Angleterre, dans les pays nordiques et en Amérique, n’ont jamais provoqué DIRECTEMENT de « crise française » ; elles n’ont eu dans ce pays que des effets passifs - marasme chronique, restriction de production, stagnation des affaires et malaise général ; La raison en est que - la France a une balance commerciale excédentaire vis-à-vis des Etats-Unis, des villes hanséatiques, de l’Angleterre, du Danemark. Elle est négative vis-à-vis de la Suède et de la Norvège, mais cela est plus que compensé par Hambourg. En conséquence, ces crises ne peuvent jamais produire en France de fuite du métal précieux, ni donc à proprement parler de panique dite monétaire. Si cependant la Banque de France relève le taux d’escompte, cela ne vise qu’à empêcher les capitalistes d’investir avantageusement leur argent dans ces autres pays. Aussi longtemps que l’exportation de métal précieux n’est pas la conséquence nécessaire de l’état de la balance commerciale, mais seulement de l’avidité [160] des chasseurs de profit, on peut arriver à l’enrayer par quelques mesures de police, comme Bonaparte vient à nouveau de le montrer. Tant que ce pays, disposant d’une balance commerciale excédentaire, n’aura pas accordé de crédits à long terme, ni accumulé de produits en vue de les exporter dans les centres qu’affectent : les crises - et ces deux choses répugnent à l’esprit de colporteur des fabricants et commerçants français -, ce pays subira des pertes, etc., mais ne connaîtra pas de crise aiguë. Louis-Philippe s’était, lui aussi, laissé prendre au bonheur apparent avec lequel la France s’en tire au cours de la première phase d’une crise générale. Dans son discours du trône adressé aux Chambres avant la révolution de Février, il félicite la « belle France » de ce privilège.

2. Cela étant, la première phase de la crise a déjà eu sur l’industrie et le commerce français des effets plus graves que jamais auparavant en pareille circonstance.

3. La première conséquence de la crise en France - conformément à la nature des crapauds - a été la limitation la plus timorée des dépenses et des affaires, d’où l’accumulation des capitaux dans les coffres de la Banque de France en même temps qu’une chute énorme de la circulation des effets à escompter. D’où - en liaison avec le fait que les crises surviennent toujours en automne et que n’importe quel gouvernement craint des désordres politiques en fin d’année si, au moment du règlement des comptes, le taux d’intérêt est élevé - la décision en décembre d’abaisser le taux de l’escompte. Louis-Philippe l’avait ramené à 4% par la Banque en décembre 1847.

4. La libération du capital (en excès) dans le commerce et l’industrie suscite en même temps une plus forte remontée à la bourse. C’est encore plus le cas sous Bonaparte que sous Louis-Philippe, parce qu’il a forcé la Banque par décret de 1852 à faire des avances sur les valeurs des chemins de fer, les fonds d’Etat et les titres du Crédit foncier, à réescompter les [161] traites de cavalerie déjà escomptées par le Comptoir national d’Escompte et à refaire à celui-ci des avances sur les valeurs sur lesquelles il avait lui-même consenti des avances. C’est ce qui explique, par exemple, les cours élevés dés actions et obligations de chemin de fer, bien que les recettes des chemins de fer français soient tombées bien plus bas que celles des chemins de fer anglais depuis que la crise a éclaté en Angleterre. Les recettes du chemin de fer d’Orléans ont baissé de 24% entre le 29 octobre et le 26 novembre, et encore plus depuis cette date. Les actions d’Orléans n’en étaient pas moins cotées à 1 355 le 22 décembre, alors qu’elles étaient à 2 995 le 29 octobre. Dans son bulletin mensuel, la Banque de France rapporte aussi que les avances sur les titres de chemin de fer ont monté tandis que les effets escomptés avaient baissé en décembre de 94 236 520 francs par rapport à octobre, et de 49 995 500 par rapport à novembre.

5. La crise française proprement dite n’éclatera que lorsque la crise générale aura atteint un certain développement en Hollande, en Belgique, les pays allemands regroupés dans l’Union douanière, en Italie (y compris Trieste), au Levant et en Russie (Odessa), du fait que la balance commerciale y est extrêmement défavorable pour la France si bien que leur pression provoquera directement une panique monétaire en France. Dès que la France se trouvera frappée, cela se répercutera d’une manière vraiment admirable sur ces pays. La France a la même position vis-à-vis de la Suisse que l’Angleterre vis-à-vis des Etats-Unis. La balance commerciale temporaire est toujours en faveur de la France, mais comme elle est terriblement endettée envers la Suisse, celle-ci - est toujours en mesure de tirer largement sur la France en temps de crise.

6. Si la véritable crise éclate en France, ce sera le chaos sur le marché des valeurs et pour l’Etat qui assure la garantie de ce marché. Le phénomène se répercutera également sur l’Angleterre qui se remet [162] à jouer de plus belle - sur les valeurs étrangères. Les spéculations auxquelles les capitalistes privés s’adonnent à Hambourg, en Angleterre et aux Etats-Unis en France, c’est l’Etat lui-même qui les pratique, - et les Français qui exercent le commerce au niveau mesquin du colportage ont toujours été par ailleurs des joueurs en bourse, Cependant le contrecoup de la crise anglo-américaine a, pratiquement acculé les chemins de fer à une impasse. Qu’a fait M. Bonaparte ? Il oblige la Banque à devenir pratiquement adjudicataire des chemins de fer et à faire à ces gaillards des avances sur les obligations...

Karl Marx

La crise commerciale en Angleterre[modifier le wikicode]

New York Tribune, 15-XII-1857.

…Si vers la fin d’une période commerciale déterminée la spéculation apparaît comme le prodrome immédiat de 1’effondrement, il ne faudrait pas perdre de vue que la spéculation a été engendrée ellemême par la phase précédente du cycle, de sorte qu’elle n’est qu’un résultat et un phénomène, et non la cause profonde et la raison. Les économistes qui prétendent expliquer les secousses régulières de l’industrie et du commerce par la spéculation, ressemblent à l’école désormais morte de la philosophie de la nature qui, considérait la fièvre comme là véritable raison de toutes les maladies.

Jusqu’ici le centre de la crise européenne est resté en Angleterre et, comme nous l’avons vu, elle a changé son mode d’apparition en Angleterre même. Si les premiers effets des secousses américaines sur la Grande-Bretagne, ont pris la forme d’une panique monétaire qui s’accompagna d’une dépression générale sur le marché des produits, laquelle fut suivie un peu plus tard [163] par la misère et la détresse dans l’industrie, c’est à présent la crise industrielle qui se tient à l’avant-scène et les difficultés financières viennent en tout dernier. Si pour un instant le foyer de l’incendie fut Londres, c’est à présent l’industrielle Manchester. L’ébranlement le plus grave auquel l’industrie anglaise ait jamais été soumise, et le seul qui ait suscité de grands changements sociaux, à savoir la crise industrielle de 1838 à 1843, avait été accompagné d’un resserrement momentané du marché financier en 1839, tandis que le taux de l’escompte est demeuré pendant longtemps à un bas niveau au cours de cette période, voire a baissé de 2,5% à 2%.

Nous ne faisons pas cette remarque, parce que nous considérons l’amélioration relative sur le marché financier de Londres comme le symptôme de sa guérison complète, mais simplement parce que nous enregistrons le fait que, dans un pays aussi industrialisé que l’Angleterre, les oscillations du marché monétaire n’ont pas - et de loin -l’intensité et l’extension d’une crise marchande. Il suffit pour s’en rendre compte de comparer les journaux à la même date de Londres et de Manchester. Tandis que les Londoniens n’ont d’yeux que pour le flux et le reflux des métaux précieux et sont pleins de joie lorsque la Banque d’Angleterre a « renforcé sa position » par un nouvel achat d’or. Les journaux de Manchester s’attristent à l’idée que cette force est achetée à leurs dépens et entraîne un relèvement du taux d’intérêt et une baisse des prix de leurs marchandises. C’est ce qui explique que M. Tooke, l’auteur de History of Prices qui a si bien traité des phénomènes du marché monétaire londonien et des marchés coloniaux, ne s’est pas seulement montré incapable de décrire les compressions au cœur de la production anglaise, mais encore n’a pas pu les comprendre...

La Banque d’Angleterre, dit-on, a augmenté ses réserves de métal précieux d’environ 700 000 L.st., cet afflux de métaux précieux étant dû en partie à l’arrêt de l’hémorragie vers l’Ecosse, en partie aux envois [164] d’Amérique du Nord et de Russie, et finalement aux expéditions australiennes. Cette évolution ne donne pas d’éléments significatifs, puisqu’il est tout, à fait clair qu’en relevant fortement le taux de l’escompte, la Banque d’Angleterre veut effectuer des coupes sombres dans les importations et forcer les exportations, retirer une partie du capital britannique investi à l’étranger et, en conséquence, renverser la balance commerciale et obtenir un afflux de certaines quantités de métal précieux. Il n’est pas moins certain qu’à l’occasion du moindre relâchement des conditions de l’escompte l’or se remettra à s’écouler vers l’étranger. La seule question qui se pose, est de savoir combien de temps la Banque sera en mesure de maintenir en posture ces conditions.

Le rapport officiel du Ministère du Commerce pour le mois d’octobre, mois où le, taux minimum de l’escompte a été successivement relevé de 6, 7 à 8%, démontre à l’évidence que le premier effet de cette opération n’a pas été d’arrêter la production, mais d’imposer leurs marchandises aux marchés étrangers et de diminuer l’importation de produits étrangers.

Malgré la crise américaine, l’exportation d’octobre 1857 donne par rapport à octobre 1856 un excédent de 318 838 L.st. ; cependant le recul considérable que mentionne le même rapport pour ce qui est de la consommation de moyens de subsistance et d’articles de luxe, témoigne que cet excédent n’est absolument pas rentable ou constitue un effet naturel d’une industrie florissante. Le contrecoup de la crise sur l’industrie anglaise sera tout à fait apparent dans les prochains rapports du Ministère du Commerce. Une comparaison des rapports pour les différents mois de janvier à octobre 1857 montre que la production anglaise a atteint son apogée en mai, les exportations dépassant alors de 2 648 904 L.st. ceux de mai 1856.

À l’annonce du soulèvement indien, toute la production tomba en juin en dessous du niveau du mois correspondant [165] de 1856 et l’on enregistra un recul relatif des exportations d’un montant de 30 247 L.-st. En dépit de rétrécissement du marché indien, la production n’avait pas seulement atteint de nouveau en juillet le niveau du mois correspondant de 1856, mais le dépassait même d’une somme de rien moins que 2 233 306 L.st. En conséquence, il est clair que ce mois-là les autres marchés ont dû absorber un pourcentage d’exportations bien supérieur à leur consommation normale de marchandises non seulement afin de compenser les exportations qui s’effectuaient normalement vers l’Inde, mais encore afin de produire cet important excédent pour l’Angleterre.

C’est pourquoi ce mois-ci, les marchés extérieurs semblent sursaturés au point que l’excédent des exportations doit baisser progressivement : de 2,33 millions de L.st. à 885 513 en août, à 852 203 en septembre et à 318 838 en octobre. L’étude des rapports du commerce anglais offre la seule clef sûre des mystères de l’ébranlement actuel que subit ce pays.

Engels à Marx, 15-IX-1857.

La crise évolue, cette fois-ci, de façon assez singulière. La spéculation sur les actions en France et en Allemagne se trouvait déjà en état de crise latente depuis presqu’un an, et c’est maintenant seulement que les principales affaires de filouterie sur les actions se sont effondrées, ce qui a donné le coup décisif à tout le reste. Le plus remarquable, c’est que les Yankees ont certes, comme toujours, filouté avec des capitaux étrangers, mais cette fois surtout avec des capitaux du continent. Les bureaucrates et les rentiers qui, en Allemagne, ont acheté tout ce qui était américain, vont y laisser beaucoup de plumes. La pré-crise des filouteries continentales sur les actions, et le fait qu’elles n’avaient que peu de points de contact directs avec les américaines, [166] ont différé quelque peu la réaction ruineuse des affaires de filouteries américaines sur celles du continent, mais cela ne saurait tarder. La spéculation n’a pas seulement gagné les actions, mais encore toutes les matières premières et les denrées coloniales, donc aussi tous les produits manufacturés dans lesquels le prix de la matière première se répercute fortement - or, moins le produit est élaboré, plus y compte la matière première, et plus la spéculation s’y répercutait. Elle pesait donc plus sur les filés que sur les tissus écrus, et plus sur ces derniers que sur les tissus imprimés ou de couleur. Dans la soie, nous avions un état de pré-crise à peu près depuis août. Quelque vingt fabricants ont fait banqueroute, laissant un découvert que j’estimerais à au moins 200 000 List. et qui, dans le meilleur des cas, ne pourra être comblé qu’à 35 ou 40%, Nous y sommes engagés pour 6 000 l. st., ce qui fait pour ma part 300 L.st. !!! ou, dans la meilleure hypothèse, il me restera, après paiement des dividendes, quelque 180 L.st. Dans ces conditions, je vais certainement être obligé de conclure un nouvel accord avec mon vieux. Ceci dit en passant...

La crise financière en Europe[modifier le wikicode]

Marx, New-York Tribune, 22-XII-1857.

La poste qui est arrivée hier matin avec le Canada et l’Adriatic nous a mis en possession d’une chronique hebdomadaire de la crise financière européenne. Cette histoire peut être résumée en quelques mots. Hambourg a toujours constitué le centre fébrile de la crise qui se répercute ensuite avec plus ou moins de violence sur la Prusse et replonge par réaction le marché financier anglais dans le marasme dont il semblait sur le point de sortir. Un écho plus lointain de l’ouragan [167] vint d’Espagne et d’Italie [11]. La paralysie de l’activité industrielle et la misère qui s’ensuit pour la classe ouvrière gagna rapidement toute l’Europe. Par ailleurs, la relative résistance que la France a opposée jusqu’ici à la contagion pose une énigme à ceux qui s’occupent de politique économique, énigme qui serait plus difficile à résoudre que la crise générale elle-même.

On avait pensé que la crise de Hambourg aurait dépassé son apogée le 21 novembre lorsque fut fondée l’Association de Garantie de l’Escompte [12] qui bénéficia d’un fonds d’un total de 12 millions de marks liquides afin de garantir les traites et valeurs circulant sous l’estampille de cette Association. Diverses banqueroutes et des faits tels que le suicide de l’agent en courtage Gowa montrent cependant que le mal progressait encore dans les journées qui suivirent. Lé 26 novembre, la panique était de nouveau à son comble - et si l’Association de l’Escompte était montée d’abord sur scène pour l’arrêter, c’était à présent au tour du gouvernement d’y faire son apparition. Le 27, le Sénat fit le projet - et obtint aussi l’accord et la caution des citoyens héréditaires de la ville - d’émettre des valeurs susceptibles de porter des intérêts d’un montant de 15 millions de marks pour faire des avances sur des marchandises durables ou sur les papiers d’Etat, les avances devant se monter à 50-60% de la valeur correspondante des marchandises gagées. Cette seconde tentative de normalisation du commerce échoua comme la première - toutes deux ressemblaient à l’appel au secours qui précède l’instant où le navire coule. La garantie de l’Association d’Escompte avait elle-même besoin - comme on le vit bientôt - d’une nouvelle garantie ; en outre, les avances de l’Etat qui étaient limitées tant pour ce qui est de leur montant que pour ce qui est des variétés de marchandises pour lesquelles elles pouvaient s’appliquer, s’avérèrent inutiles, précisément en raison des conditions dans lesquelles elles étaient consenties, et ce, dans la mesure où les prix tombaient.

[168]

Or, pour tenir les prix et repousser de la sorte la cause proprement dite du mal, l’Etat eût dû les maintenir tels qu’ils étaient avant que la panique commerciale éclate, et escompter des traites qui ne représentaient plus rien d’autre que des maisons étrangères en banqueroute. En d’autres termes, la richesse de toute la société représentée par le gouvernement aurait dû compenser les pertes des capitalistes privés. Cette sorte de communisme, où la réciprocité est tout à fait à sens unique, semble exercer un grand attrait sur les capitalistes européens.

Le 29 novembre, vingt grandes firmes commerciales de Hambourg s’effondrèrent en même temps que de nombreuses maisons de commerce d’Altona. On suspendit l’escompte des traites ; les prix des marchandises et des valeurs n’étaient Plus que nominaux, et le monde des affaires était dans l’impasse. Il ressort de la liste des banqueroutes que cinq d’entre elles effectuaient des opérations bancaires avec la Suède et la Norvège, et l’on voit, par exemple, que les dettes de la firme Ulberg & Cramer se montent à 12 millions de marks. Il y eut cinq faillites dans le commerce d’articles coloniaux, quatre dans le commerce avec la Baltique, deux dans l’exportation de produits industriels, deux dans les sociétés d’assurance, une à la bourse, une dans la navigation.

La Suède dépend ainsi entièrement, de Hambourg pour ce qui est de ses exportateurs, de ses agents de change et banquiers : on peut dire même que le marché de Hambourg est aussi celui de la Suède. De fait, deux jours après le krach, un télégramme annonçait que les banqueroutes de Hambourg en avaient provoqué à Stockholm et que, là aussi, un soutien du gouvernement s’était avéré inutile. Ce qui compte pour la Suède en ce domaine, compte à plus forte raison pour le Danemark, dont le centre commercial est Altona, un simple faubourg de Hambourg. On y enregistra de nombreuses suspensions de paiement, de la part notamment de deux très vieilles firmes - de la [169] maison Conrad Warneke faisant commerce colonial, notamment de sucre, au capital de 2 millions de marks liquides dont les ramifications s’étendaient à l’Allemagne, au Danemark et à la Suède, et la maison Lorent am Ende & Cie qui commerçait avec la Suède et la Norvège. Un armateur et gros marchand se suicida à la suite de ses difficultés d’argent.

On peut se faire une idée de l’extension du commerce de Hambourg d’après le simple chiffre suivant : des marchandises d'une valeur d’environ 500 millions de marks se trouvent actuellement en dépôt dans les entrepôts et le port au compte des négociants de Hambourg. La république recourt maintenant au seul moyen anticrise, en décrétant qu’il est du devoir des citoyens de payer leurs dettes. Il édictera sans doute une loi accordant un moratoire d’un mois à toutes les traites venues à échéance[13].

Pour ce qui concerne la Prusse, les journaux n’apportent aucune nouvelle sur la situation précaire des districts industriels de la Rhénanie et de la Westphalie, étant donné qu’elle n’a pas encore conduit à des faillites en chaîne. Les banqueroutes sont restées limitées aux exportateurs de céréales de Stettin et de Dantzig et à une quarantaine de fabricants berlinois. Le gouvernement prussien est intervenu, en habilitant la Banque de Berlin à faire des avances sur les marchandises en stock et en abolissant la législation sur l’usure. La première mesure se révèlera tout aussi inopérante à Berlin qu’à Stockholm et à Hambourg, et la seconde ne fait que hisser la Prusse au même niveau que les autres pays marchands.

Le krach de Hambourg apporte une réponse probante à ces esprits à l’imagination fertile qui voient l’actuelle crise découler artificiellement des hauts prix suscités par la monnaie de papier. Pour ce qui concerne la circulation - monétaire, Hambourg constitue le pôle opposé aux États-Unis. L’argent métal y a seul cours. En effet, on n’y trouve pas de circulation monétaire de [170] papier, mais on se vante au contraire de n’avoir comme moyen de circulation que de l’argent purement métallique. La panique monétaire n’y sévit pas moins violemment qu’ailleurs ; qui plus est, Hambourg est devenue - depuis le début de la crise générale, dont la découverte n’est pas aussi vieille que celle des comètes - sa scène favorite. Au cours du dernier tiers du XVIIIe siècle, elle offrit deux fois le même spectacle qu’aujourd’hui, et si elle se distingue de tous les autres grands centres mondiaux du monde par un signe distinctif caractéristique, c’est que les oscillations du taux d’intérêt y sont plus fréquentes et plus violentes.

Tournons-nous de Hambourg vers l’Angleterre, et nous constaterons que l’atmosphère sur le marché monétaire de Londres s’est continuellement améliorée du 27 novembre au 1er décembre - jusqu’à ce qu’il y eut un contrecoup. Le 28 novembre, le prix de l’argent était effectivement tombé, mais il remonta après le 1er décembre et continuera vraisemblablement de grimper, étant donné que Hambourg en a besoin de quantités considérables. En d’autres termes, on retirera de l’or de Londres pour acheter de l’argent sur le continent, et cette hémorragie renouvelée de l’or exigera que la Banque d’Angleterre serre encore la vis. Outre la demande subite de Hambourg, il y a aussi la perspective pas très éloignée de l’emprunt indien auquel le gouvernement doit nécessairement consentir, même s’il déploie tous ses efforts pour différer la venue de ce jour affreux. Le fait que de nouvelles banqueroutes se sont produites depuis le premier de ce mois, a contribué à dissiper l’erreur selon laquelle le marché monétaire aurait surmonté le pire. Lord Overstone (le banquier Loyd) observait dans la séance d’ouverture de la Chambre Haute :

« La prochaine tension sur la Banque d’Angleterre se produira vraisemblablement avant que les cours de change soient épurés, et alors la crise sera plus violente que celle à laquelle nous venons d’échapper. [171] De graves et périlleuses difficultés menacent notre pays. »

La catastrophe de Hambourg n’a pas encore été ressentie à Londres. L’amélioration de la situation du marché du crédit avait favorablement influencé le marché des produits, mais, abstraction faite de la nouvelle diminution de la masse monétaire, il est manifeste que la chute des prix de Stettin, Dantzig et Hambourg fera nécessairement baisser la cotation des prix à Londres. Le décret français qui abolit l’interdiction d’exporter les céréales et la farine, a forcé les grands meuniers londoniens à baisser aussitôt leurs prix de 3 shillings par 280 livres afin d’endiguer les importations de farine française. On cite quelques faillites dans le commerce des céréales, mais elles sont restées limitées à quelques petites firmes et des spéculateurs en grains qui étaient liées par des contrats de livraison à long terme.

On n’apprend rien de nouveau des districts industriels anglais, sinon le fait que les produits cotonniers adaptés aux besoins de l’Inde et les filés fabriqués spécialement pour ce marché ont pour la première fois depuis 1847 bénéficié de prix favorables en Inde. Depuis 1847, les profits réalisés par les fabricants de Manchester dans cette branche d’activité, ne proviennent pas de la vente de leurs marchandises en Indes Orientales, mais uniquement de la vente en Angleterre des marchandises importées des Indes Orientales. La diminution draconienne des exportations en direction de l’Inde depuis juillet 1857, à la suite du soulèvement, permit au marché indien de vider le stock des marchandises accumulées, et de réclamer de nouveaux approvisionnements à des prix supérieurs. Dans des conditions normales, un tel événement eût produit un effet d’animation extraordinaire sur le commerce de Manchester. Comme nous l’apprenons de lettres privées, cela a à peine fait augmenter le prix des articles les plus demandés ; en revanche, on peut appliquer de telles quantités de [172] forces productives à la fabrication de ces articles particuliers qu’elles sont suffisantes à inonder dans les plus brefs délais trois Inde avec un flot de marchandises. L’augmentation générale des forces productives a été telle au cours de ces dix dernières années que même le travail réduit aux deux-tiers de son volume dans les fabriques ne peut être maintenu qu’en accumulant d’énormes excédents de marchandises dans leurs entrepôts. La firme Du Fay & Cie rapporte, dans son bulletin commercial mensuel de Manchester, que « ce mois-ci il y a eu une pause dans les affaires, que peu de fabriques n’ont eu assez de travail et qu’en général les prix ont été bas. Jamais auparavant le montant global des affaires effectuées en un mois n’a été aussi faible qu’en novembre ».

Ce n’est pas le lieu ici d’attirer l’attention sur le fait que, pour la première fois en 1858, l’abolition des lois céréalières britanniques a été mise à l’épreuve de manière sérieuse. Tant par l’influence de l’or australien et de la prospérité industrielle que par les résultats naturels de mauvaises récoltes, le prix moyen du blé a été plus élevé de 1847 à 1857 que de 1826 à 1836. Une vive concurrence de l’agriculture étrangère et de ses produits devra être supportée, tandis que baisse la demande intérieure, et nous aurons probablement de nouveau une crise agraire qui ‘semblait avoir été enterrée dans les annales de l’histoire britannique de 1815 à 1832. Il est vrai que le relèvement des prix du blé et de la farine en France qui a suivi le décret impérial, n’aura que des effets momentanés et disparaîtra même avant que l’Angleterre ait importé de grandes quantités de céréales d’ailleurs. Mais s’il se produit une nouvelle pression sur le marché monétaire, la France sera obligée de jeter son blé et sa farine sur le marché anglais qui est en même temps pris d’assaut par la vente frénétique de produits allemands. Enfin, de pleines cargaisons arriveront des Etats-Unis au printemps et porteront l’ultime coup au marché des céréales britannique. Si, comme [173] toute l’histoire des prix nous le laisse supposer, il y aura une succession de plusieurs bonnes récoltes, nous aurons l’occasion de suivre jusque dans le détail les conséquences véritables de l’abolition des lois céréalières - en première ligne sur les journaliers agricoles, en seconde ligne sur les fermiers, et enfin sur tout le système britannique de la propriété foncière.

La crise en Europe[modifier le wikicode]

Marx, New York Tribune, 5-1-1858.

La poste du Niagara est arrivée hier, et un examen attentif de notre paquet de journaux britanniques n’a fait que confirmer l’opinion que nous avons émise récemment sur le cours probable de la crise en Angleterre. Le marché financier de Londres connaît une nette amélioration, autrement dit, l’or s’accumule dans les caves de la Banque d’Angleterre, la demande de traites à escompter par la Banque diminue, des traites de premier rang peuvent être escomptées rue Lombard depuis 9 1/2 à 9 3/4, les valeurs d’Etat restent stables, et le marché des actions participent dans une certaine mesure à ce mouvement.

Cet aspect agréable des choses est toutefois très assombri par de grandes faillites qui se sont produites il y a deux ou trois jours à Londres, par des dépêches de Hiob sur des catastrophes dans les provinces et par le tonnerre du Times de Londres qui fulmine de plus en plus contre la corruption générale et sans espoir des milieux d’affaires britanniques. De fait, la facilité relative avec laquelle on peut escompter des traites irréprochables semble plus que compensée par la difficulté croissante de trouver des traites qui puissent valoir comme irréprochables. C’est pourquoi, nous apprenons des articles les plus récents de Londres sur les questions financières, que l’activité de la Banque d’Angleterre est [174] extraordinairement « limitée » et qu’on ne fait que très peu d’affaires rue Lombard. Cependant comme l’offre de la part de la Banque d’Angleterre et des maisons d’escompte augmente, tandis que la pression sur celles-ci - la demande de la part de leurs clients, diminue, il faut dire que le marché financier est assez calme. Il n’en reste pas moins que les directeurs de la Banque d’Angleterre n’ont pas osé baisser le taux d’escompte, étant convaincus selon toute apparence que la reprise de la crise monétaire n’est pas une question de temps, mais de taux de pourcentage, et qu’en conséquence la crise risque de s’aggraver de nouveau dès que le taux d’escompte sera abaissé.

Alors que le marché monétaire de Londres, d’une manière ou d’une autre, est devenu calme, la situation déjà tendue sur le marché anglais des produits s’aggrave sensiblement, étant donné qu’une baisse des prix n’est pas en mesure de surmonter la réserve croissante des acheteurs. Même des articles tels que le talc qui constituaient auparavant une exception à la règle, en raison des ventes forcées, sont devenus moins chers. Si l’on compare la liste des prix de la semaine qui finit le 18 décembre avec celles de novembre, on constate que le niveau le plus bas des prix qui était marquant pour le mois de novembre, est de nouveau atteint, mais cette fois ce n’est pas à la suite d’une panique, mais sous la forme méthodique d’une échelle mobile. En ce qui concerne les marchés des produits finis, on a eu un avant-goût de la crise industrielle que nous avons déjà prévue en novembre dernier, avec les faillites d’une demi-douzaine de filatures et de tissanderies du Lancashire, de trois fabriques les plus en vue de l’industrie lainière du West Riding et d’une importante firme de tapisserie.

Comme les phénomènes de cette double crise sur le marché des produits et au sein des milieux de fabricants deviennent de plus en plus sensibles, nous nous contenterons aujourd’hui de reproduire ici l’extrait suivant [175] d’une lettre privée qui a été adressée de Manchester à notre journal :

« On ne peut avoir idée de la tension de plus en plus grande sur les cours et ses effets terribles. Personne ne peut vendre. Chaque jour, on entend parler de prix plus bas. On en est au point que des gens respectables préfèrent ne plus offrir leurs marchandises à la vente. Les filateurs et les tisseurs sont dans une situation atroce. Il n’y a plus de courtier qui vende du fil aux fabricants, sinon contre paiement au comptant ou une double garantie. Cet état de choses ne peut durer sans finir par un terrible effondrement [14]. »

La crise de Hambourg vient à peine de finir. Elle fournit l’exemple le meilleur et le plus classique qu’il y ait jamais eu d’une crise monétaire. Tout est devenu sans valeur, hormis l’argent et l’or. De vieilles firmes font faillite parce qu’elles ne sont plus en mesure de payer au comptant la moindre traite venue à échéance, bien qu’elles avaient dans leurs comptoirs des traites d’une valeur bien supérieure qui étaient, devenues momentanément sans valeur, non parce qu’elle « n’étaient pas honorées, mais parce qu’elles ne pouvaient être escomptées. C’est ainsi que nous apprenons la banqueroute de la vieille et riche firme Ch.M. Schroeder à laquelle L.H. Schroeder, de Londres, le frère du propriétaire hambourgeois, lui avait offert deux millions, cependant il lui télégraphia en retour : « Trois millions, ou rien du tout. » Les trois millions n’arrivèrent pas, et Ch.M. Schroeder fit banqueroute. Un autre exemple est celui de Ulberg & Cie, une firme, dont la presse européenne a beaucoup parlé ; elle avait des obligations pour 12 millions de marks, y compris des traites valant 7 millions et possédait, comme on s’en aperçut ensuite, un capital de seulement 300 000 marks comme base de transactions aussi énormes.

En Suède et notamment au Danemark,, la crise a relativement augmenté de violence. La reprise du mal, après qu’il semblait déjà passé, s’explique par les [176] échéances auxquelles les traites à Hambourg, Stockholm et Copenhague sont soumises. En décembre par exemple, dès traites venues à échéance de 9 millions et tirées sur des firmes de café de Rio de Janeiro sur Hambourg furent protestées, et cela causa une nouvelle panique. En janvier, les traites pour les cargaisons de sucre de Bahia et de Pernambuco subiront vraisemblablement, le même sort, et causeront un semblable rebondissement de la crise.

Engels à Marx, 31-XII-1857.

Pour autant que je puisse en juger, tu as raison jusque dans les détails à propos de la France. La crise s’y déroule normalement jusqu’à présent. Ici c’est sur le marché intérieur que l’affaire s’étend à présent : les deux maisons de Londres impliquées dans les affaires de Manchester, appartiennent à cette catégorie. Mais ce n’est qu’un début ; cette catégorie d’entreprise n’y sera vraiment entraînée que si la pression persiste encore 8 à 10 mois. Il me semble que cette crise ressemble le plus à celle de 1837-42, mis à part qu’elle a un caractère plus universel et plus étendu. Pour l’heure, les gens se bercent ici de l’illusion que la crise est passée, parce que la première phase - la crise monétaire avec ses conséquences immédiates - est terminée. Au fond, chaque bourgeois continue de croire encore dans son for intérieur que sa branche d’activité particulière, et notamment sa propre affaire, est restée parfaitement saine.

Or, comme ils prennent des escrocs tels que Montheith, Macdonald, etc., comme point de comparaison, ils ont naturellement l’impression d’être eux-mêmes des anges de vertu. Or, tout cela ne compensera pas le fait que Mr Troost a perdu les 2/3 ou 3/4 de sa fortune avec ses 35 000 sacs de café, que M. le Sénateur Merck a englouti tout son capital dans les cargaisons et autres opérations qui se montent à [177] 22 millions de marks. L’Ecossais John Pondu, champignon ayant démesurément grandi ici en 5 ans, a, lui et 5 autres négociants, 7 000 baffes de soie sur l’eau - ce qui correspond à une perte de 300 000 L.st. Ce n’est qu’en mars ou avril que tout cela se liquidera, et les pénibles efforts que l’on fera pour faire redémarrer le marché : des produits seront régulièrement contrecarrés par l’arrivée des navires dans ces conditions. Il semble qu’il y ait maintenant le gel et le vent d’Est, de sorte que les navires n’arrivent pas. Si cela dure encore 8 ou 15 jours, tous les produits ne manqueront pas d’augmenter, pour redégringoler de plus belle au premier souffle de vent d’Ouest qui amènera toute une flotte. Voilà ce que l’on appelle, l’offre et la demande en temps de crise.

Les stocks de coton commencent aussi à s’accumuler à Liverpool - 400 000 balles à l’inventaire aujourd’hui, un stock plutôt supérieur à la moyenne. Ils vont encore gonfler, et le coton baissera certainement encore au printemps. Pour l’heure, il est remonté de 1/2 d. du fait que Jersey & Cie de Manchester qui fournit presque tout le marché russe, a été avisé, la semaine dernière de toutes su commandes passées en Amérique était arrivée à temps, si bien qu’il a pu acheter environ 6 000 balles à Liverpool. C’est ce qui a ranimé le marché, et les filateurs qui disposaient de fonds, sont allés en acheter un peu pour assurer leur couverture à ces bas prix. C’est ce qui a fait prendre peur quelques firmes qui ont ainsi trouvé le courage de ne pas manquer le moment où les cours étaient au plus bas pour acheter leurs filés et tissus. Cela ne peut durer longtemps. Je crois que nous aurons ici, d’abord, de légers hauts et bas avec une tendance globale à la baisse, ou peut-être légèrement à la hausse, on ne saurait le dire exactement, jusqu’à ce que la foudre tombe de nouveau quelque part. En tout cas, c’est une méchante année qui s’ouvre pour les filateurs et les fabricants, ne serait-ce qu’en raison de la faiblesse de la demande et du surcroît d’offres. Une crise stagnante, [178] tel est le plus grand péril pour les bourgeois d’ici. Les crises financières n’ont pas un grave effet à Manchester du fait que les crédits sont en général à très court terme (2 à 6 semaines).

Engels à Marx, 6-1-1858.

Au demeurant, la crise marque en ce moment un temps d’arrêt, et prend un tournant nouveau - du moins pour ce qui est de Manchester et de l’industrie cotonnière. Un grand nombre de filateurs se sont rendus lundi à Liverpool et ont acheté 12 000 balles pour se réapprovisionner un peu, étant donné que beaucoup étaient complètement démunis de matières premières. Cela a fait monter les prix. Au même moment, des Grecs sont arrivés sur le marché et ont pas mal acheté ce qui a entraîné ici une hausse correspondante : Comme à Liverpool, nous sommes donc remontés ici aussi de 3/4 d. au-dessus du cours le plus bas (par livre). D’ores et déjà, les acheteurs ont repris peur, mais si le vent d’Est se maintient, le coton et les filés baisseront encore plus jusqu’à l’arrivée des pleines cargaisons vers février et mars. Quelle idée de faire hausser, le coton lorsque les fabriques travaillent à temps partiel ! Le seul résultat en est de restreindre pour de bon cette fois, la demande, dont la diminution n’agit pas sur les prix uniquement parce que la production monte et baisse avec la demande. Le coton de qualité moyenne oscille de nouveau de 6 1/4 à 6 3/8 et aujourd’hui peut-être même à 6 1/2 d., mais je n’ai pas encore vu le cours de clôture.

Dans les produits fabriqués, il semble que, par suite de la difficulté de placer de l’argent, les gaillards aient réalisé le tour de force de provoquer une petite hausse qui durera jusqu’à ce que le vent d’Ouest se lève.

La masse énorme de capital additionnel qui se trouve sur le marché est absolument stupéfiante, et cela montre [179] une fois de plus quelles dimensions colossales tout cela a pris depuis 1847. Je ne serais pas du tout étonné que cette pléthore de capital flottant suscite une nouvelle spéculation sur les actions, avant même que les autres phases de la crise se soient déroulées. Il ne fait pas de doute que cette surabondance de capital disponible a contribué pour sa part à soutenir les spéculations françaises, en faisant que le Crédit Mobilier se targue d’être parmi les institutions les plus solides du monde, maintenant que la panique a été surmontée.

Engels à Marx, 7-X-1858.

Les affaires marchent formidablement ici, depuis 6 semaines : pour les qualités grossières et moyennes, les filateurs gagnent 1 à 1 1/4 d. de plus par livre qu’ils n’ont gagné il y a 3 ans, et l’on vient d’assister au fait extraordinaire que le cours des fils a augmenté de 1 d. avant que les gens de Liverpool aient pu obtenir 1/4 de d. de plus pour le coton. Un léger coup d’arrêt à la hausse est perceptible depuis 10-12 jours, mais les filateurs ont des commandes pour un bon moment, et la demande et encore assez forte pour maintenir entièrement les prix. Si cela continue encore quelque temps de la sorte, il y aura des mouvements pour une hausse des salaires. En France, les ouvriers des filatures de coton gagnent également un peu plus que ces dernières années depuis quelque temps (le fait est certain, je le tiens d’un représentant en coton qui était lui-même sur le continent). Je ne sais pas quelle est la situation dans les autres branches d’affaires, mais les cours de la Bourse indiquent une amélioration sensible. Tout cela pousse sacrément à l’optimisme, et le diable seul peut savoir combien de temps cela peut encore durer, si l’on ne se met pas à surproduire avec ardeur en direction de l’Inde et de la Chine. En Inde, le commerce doit être bigrement florissant à l’heure qu’il est, [180] l’avant-dernière malle de Bombay a amené - pour 15 jours - une cargaison de 320 000 pièces de cotonnade vendues, et la dernière encore 100 000. Les gaillards ont déjà vendu d’avance ce qu’ils viennent tout juste d’acheter à Manchester et qui n’est pas encore embarqué. D’après les discours des bourgeois d’ici et l’état du marché, l’Inde et la Chine me semblent devoir fournir le prochain prétexte à la surproduction. Si l’hiver est bon, on peut être assuré qu’au printemps le crédit sera consenti de manière désordonnée, et rémission de traites de cavalerie reprendra bon train...

Le fait est que le mouvement prolétarien anglais est appelé à disparaître complètement, sous sa forme chartiste traditionnelle, pour pouvoir renaître sous une forme nouvelle et viable. Quoi qu’il en soit, on ne peut encore prévoir quelle en sera cette forme nouvelle. Il me semble du reste que la dernière manœuvre de l’ancien chef chartiste en pleine décomposition qu’est Jones se relie avec ses tentatives antérieures plus ou moins fructueuses pour réaliser une alliance avec la bourgeoisie. Or tout cela est déterminé par le fait que le prolétariat anglais s’embourgeoise effectivement de plus en plus, de sorte que la plus bourgeoise de toutes les nations veut finalement en arriver à posséder une aristocratie (terrienne) bourgeoise et un prolétariat bourgeois à côté de la bourgeoisie. Cela s’explique d’ailleurs dans une certaine mesure pour une nation qui exploite le monde entier. Seules quelques années foncièrement mauvaises peuvent y remédier, mais il semble qu’elles ne soient pas proches depuis les découvertes de l’or.

Au reste, je dois convenir que la manière dont la surproduction massive qui a été à l’origine de la crise, a été résorbée ne m’est pas claire du tout. On n’a encore jamais vu un tel raz-de-marée s’écouler aussi rapidement.

  1. Nous publions ici quelques lettres, dont l’absence altèrerait la compréhension des phénomènes de la crise que Marx-Engels expliquent dans leurs textes publiés. Elles font état souvent de détails et parfois de points centraux, et ont une importance particulière en une période où Marx Engels ne disposaient pas d'une presse à eux, mais publiaient au jour le jour - dans les journaux bourgeois. Le temps de crise - s'ils n'aboutissent pas à un essor révolutionnaire - sont, comme les périodes de prospérité qui dévoient les forces et le mouvement prolétariens, de sombres périodes pour les révolutionnaires.
  2. La grève des constructeurs de machines avait commencé fin décembre 1851 et s'étendit à plusieurs villes du Centre et du Sud-Est de l'Angleterre. Le syndicat uni de ces ouvriers avait organisé cette grève en vue de supprimer les heures supplémentaires et améliorer les conditions de travail. Les entrepreneurs répondirent par un lock-out. La lutte dura trois mois, et s'acheva par la victoire des patrons. Les ouvriers durent reprendre leur travail dans les mêmes conditions qu'auparavant. Cependant, les capitalistes subirent de lourdes pertes, en plein boom économique.
  3. Dans le Capital I (Edit. Sociales, t. II, p.134-135) Marx dresse une liste des crises que l’Angleterre a connues dans sa branche de production principale de 1770 à 1863. Notons que Marx décrit longuement les crises de l’industrie cotonnière anglaise dans le chapitre sur le Machinisme et la grande industrie (Edit. Sociales, t. II, p. 127-139) et dans le Capita III, au chapitre vi (ibid., t. VI, p. 127-153).
  4. Marx est d'autant plus fondé à ne pas considérer la guerre de Crimée comme un trouble causé à l'économie, que le capitalisme commencera lui-même à se lancer délibérément dans la course à l'armement, la préparation de guerres pour maintenir la prospérité du capital tout en surproduisant.
  5. La révolution de Juillet 1830 eut une influence politique considérable sur l'Allemagne. Elle amorça un mouvement bourgeois, libéral et démocratique ; des constitutions turent promulguées dans une série d'États allemands - Brunswick, Saxe, Hesse Electorale, etc. Cependant, comme la charte de 1830 était un compromis entre l'aristocratie financière et foncière, cela donna en Allemagne un compromis entre bourgeois, monarchie et noblesse, et y favorisa le statu quo.
  6. En privé, l'attention de Marx-Engels se tourne surtout vers la Russie, car : « l'évolution sociale de ce pays a une importance extrême pour la classe ouvrière d'Allemagne ». En effet, « aucune révolution ne pourra triompher définitivement en Europe occidentale, tant que subsistera à côté d'elle l'actuel État russe. Or, l'Allemagne est son voisin le plus immédiat » (Engels, les Problèmes sociaux de la Russie, in Marx-Engels, la Russie, 10/18, p. 237.
  7. Marx avait écrit que le prochain soulèvement des peuples en Europe dépendra plus de ce qui se déroule dans le Céleste Empire - au pôle opposé de l'Europe - que de toute autre cause politique actuelle » (cf, la Révolution, en Chine et en Europe, 14-Vl-1853 ; trad, fr. in Marx-Engels, la Chine, 10/18, p. 200). Les arguments pour expliquer l'évolution politique et économique de l'Europe viennent de loin - comme on le voit.
  8. Nous nous attardons un peu sur les questions monétaires qui ont aggravé la crise de 1847 par suite de la réglementation surannée et inadéquate de la législation bancaire anglaise, due à l'initiative de lord Overstone et Robert Peel. A la fin, la bourgeoisie anglaise ne pouvait pas ne pas trouver les moyens pour éviter l'aggravation des crises de production par des solutions monétaires qui étaient « normales » tant que les échanges se faisaient entre petits producteurs parcellaires qui formaient la grande masse, de la nation, ou tant que dominait le commerce avec des nations précapitalistes où l'argent doit être sonnant et trébuchant. La crise de 1857 fut un tournant à ce sujet, simplement parce que le : capital était devenu nettement prépondérant sur la petite production marchande simple et que l'expansion de l'industrie repose sur l'expansion monétaire le crédit et ses assignations futures. Les vantardises de cet après-guerre sur les remèdes monétaires miracles à la crise de surproduction industrielle n'ont pu empêcher que l'économie soit droguée et que l'inflation gangrène toute l’économie. Les bourgeois ont largement exploité la bévue de la législation de 1844, par rapport à laquelle il est évidemment facile de crier à une amélioration spectaculaire, hier et aujourd’hui
  9. Marx fait allusion à la Garantie Diskanto Verein (Association de garantie des effets escomptés) qui fut créée pendant la crise monétaire à Hambourg, fin novembre 1857 « dans le but d'assurer la circulation des traites et effets de commerce portant le cachet de l’Association ».
  10. Dans l'article sur la Situation financière de la France du 27-VII-1857 que nous ne reproduisons pas ici, Marx signalait que des soulèvements révolutionnaires s'étaient déjà produits à la périphérie de l'Europe - comme cela s'était passé en 1848 : « C'est précisément la situation précaire de l’Empire français qui éclaire de son véritable jour les récentes émeutes d'Espagne et d'Italie, ainsi que les troubles en cours dans les pays scandinaves. » Or tout cela, « comme les élections, les arrestations et les persécutions policières à Paris ne - s'expliquent vraiment que par rapport à la situation désastreuse de la Bourse ». Et Marx d'énoncer l'une des règles fondamentales des révolutions modernes, à savoir qu'elles sont suscitées par le capital lui-même. « Le nom sous lequel commence une révolution n'est jamais celui qu'elle portera sur ses bannières le jour de la victoire. Pour s'assurer des chances de succès, les mouvements révolutionnaires sont forcés, dans la société moderne, d'emprunter leurs couleurs au début, à ces éléments de la population qui, tout en s'opposant au gouvernement en place, vivent en totale harmonie avec la société existante. En somme, les révolutions doivent obtenir leur billet d'entrée sur la scène officielle des mains des classes dominantes elles-mêmes. »
  11. Marx a utilisé les données qu'Engels lui avait fournies dans cette lettre dans l'article du 22-II-1857 que nous reproduisons dans le corps de ce recueil sous le titre la Crise financière en Europe.
  12. Marx cite ici presque littéralement Engels, dont on trouvera la lettre du 17- XII-1857 dans Correspondance, t. V, p. 87 des Editions Sociales.
  13. Ce n'est pas par hasard que la France - napoléonienne - ouvre la voie aux méthodes anticrise modernes. On peut dire que ce pays - déjà passé maître dans l'art de parcellariser le grand capital dans l'agriculture, au cours même de sa révolution bourgeoise, puis de contenir l'essor de la grande industrie par la conquête, très féconde aussi de richesses, d'un vaste Empire colonial, est le virtuose de la stérilisation du capital - ce qui lui permet d'éviter les inconvénients de la surproduction, donc les crises, en restant dans le cadre mesquin du « bon sens »,, du « juste milieu », fortement teinté de malthusianisme, de centralisme au service de la parcellarisation. L’État et la bourse où l'on dissipe l’argent (qui « dort ») dans des œuvres « grandioses », mais inutiles, sont le moyen par excellence de maintenir le capital dans le bon ordre. Quelques guerres de « conquête » ne sont pas plus dilapidatrices que lès crises de l'excessive production capitaliste. Tout le système de la spéculation instauré par le Crédit mobilier - auquel Marx a consacré de longues études que nous ne pouvons pas reprendre ici - s'explique Par cette « sage, administration du capital Individuel (parcellaire) avec la complicité de l'État Central.
  14. Ce phénomène d'augmentation des prix – inflation - qui est « normal » en période de grande prospérité, peut donc se poursuivre sans se transformer en déflation au moment de la crise aiguë qui prélude à un assainissement de l'économie, si la crise se prolonge, devient chronique ou si l'économie dégénère. Ce qui est nouveau pour Marx, ce n'est pas le phénomène de la « stagflation », mais le fait que le système capitaliste ne présente pas seulement des points de dégénérescence particuliers, mais universels. Si tous les économistes français qui ont déclaré que la « stagflation » est un phénomène nouveau, étaient renvoyés pour incompétence, le chiffre des chômeurs grossirait considérablement. A cette occasion, on pourrait aussi donner ce bon conseil à ceux qui prétendent parler au nom de Marx (pour ruiner son autorité) : il ne faut pas dire que Marx ignorait tel ou tel phénomène, ou qu'il faut le « compléter » et le « réviser », avant d'avoir lu ce qu'il a écrit.