La crise générale de 1848

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Le prélude anglais de 1847[modifier le wikicode]

Engels, la Crise commerciale en Angleterre,

16-X-1847.

La crise commerciale à laquelle l’Angleterre se voit exposée en ce moment est plus sévère qu’aucune des crises précédentes[1]. Ni en 1837, ni en 1842 la dépression n’était si universelle que dans le moment actuel. Toutes les branches de la vaste industrie anglaise se trouvent arrêtées au milieu de leur mouvement ; partout il y a stagnation, partout on ne voit que des ouvriers mis sur le pavé. Il va sans dire qu’un tel état de choses entraîne une agitation extraordinaire parmi les ouvriers qui, exploités par les industriels pendant l’époque de prospérité commerciale, se voient maintenant congédiés en masse et abandonnés à leur sort. Aussi les meetings des ouvriers mécontents se multiplient-ils rapidement. Le Northern Star, organe des ouvriers chartistes, emploie plus de sept de ses vastes colonnes à rendre compte des meetings de la semaine passée ; la liste des meetings annoncés pour la semaine présente remplit encore trois colonnes. Le même journal parle d’une brochure publiée par un ouvrier, M. John Noakes [2], dans laquelle l’auteur attaque ouvertement et directement le droit de l’aristocratie à la possession de ses terres. « Le sol de [86] l’Angleterre, dit-il, est la propriété du peuple, auquel nos aristocrates l’ont arraché par force ou par ruse. Il faut que le peuple fasse prévaloir son droit imprescriptible de propriété ; il faut que la rente foncière soit déclarée propriété nationale et appliquée dans l’intérêt, du publie. Peut-être me dira-t-on que ce sont là des propos révolutionnaires. Révolutionnaire ou non, qu’importe ; si le peuple ne peut obtenir ce qu’il lui faut par la voie légale, il faut bien qu’il tente la voie illégale. »

On ne trouvera pas étonnant que, dans ces circonstances, les chartistes déploient une activité peu commune. Leur chef, l’illustre Feargus O’Connor, vient d’annoncer que sous peu à se mettra en route pour l’Ecosse, où dans toutes les villes il appellera à des meetings et recueillera des signatures à la pétition nationale pour la charte du peuple [3].

Mais passons au district le plus manufacturier de l’Angleterre, au Lancashire pays qui, plus qu’aucun autre souffre sous le poids de la stagnation industrielle. La situation du, Lancashire est alarmante au plus haut degré. Déjà la plupart des fabriques ont cessé entièrement de travailler, et celles qui travaillent encore n’emploient leurs ouvriers, que deux ou tout au plus trois jours par semaine. Mais ce n’est pas encore assez : les industriels d’Ashton, ville très importante pour l’industrie cotonnière, annoncent à leurs ouvriers que dans huit jours ils réduiront les salaires de 10 %. Cette nouvelle, qui jette l’alarme parmi les ouvriers se répand par tout le pays. Peu de jours après, il se tient à Manchester une réunion de délégués des ouvriers du comté tout entier ; cette réunion décide d’envoyer une députation chez les patrons pour les engager à ne pas mettre à exécution leur menace de réduction et, si cette députation n’avait aucun résultat, de proclamer la grève de tous les ouvriers employés dans l’industrie cotonnière du Lancashire. -

Cette grève, accompagnée d’une grève des ouvriers [87] forgerons et mineurs de Birmingham, qui a déjà commencé, ne manquerait pas de prendre la même ampleur que la dernière grève générale de 1842. Elle pourrait même Vien devenir redoutable pour le gouvernement.

En attendant, l’Irlande affamée s’agite dans de terribles convulsions. Les maisons de travail regorgent de mendiants, les propriétaires ruinés refusent de payer la taxe des pauvres, et le peuple affamé, se rassemblant par milliers, pille les granges et les étables des fermiers, et même des prêtres catholiques que naguère encore il adorait.

Il paraît que l’hiver prochain les Irlandais ne mourront plus aussi tranquillement de faim que, l’hiver dernier[4]. L’immigration des Irlandais en Angleterre devient de jour en jour plus alarmante. On compte qu’on moyenne il arrive 50 000 Irlandais par an ; cette année, il y en a déjà plus de 220 000. En septembre, il en arrivait 345 par jour ; en octobre, il en arrive 511. De cette manière, la concurrence des ouvriers entre eux se trouve encore augmentée, et il ne serait point du tout étonnant si la crise actuelle produisait une agitation telle qu’elle forçât le gouvernement à prendre des mesures de la plus haute importance.

La crise en France[modifier le wikicode]

Marx, les luttes de classes en France, 1848-50.

...Enfin deux événements économiques de portée mondiale, précipitèrent l’explosion du malaise général et portèrent les mécontents à s’insurger.

La maladie de la pomme de terre et les mauvaises récoltes de 1945 et de 1846 aggravèrent J’effervescence générale dans le peuple. La hausse du coût de la vie suscita en 1947 des conflits sanglants en France comme sur le reste du continent. Tandis, que l’aristocratie [88] financière célébrait les orgies les plus éhontées, le peuple luttait pour les moyens de subsistance les plus élémentaires ! À Buzançais, on passa par les armes les émeutiers de la faim, tandis qu’à Paris la famille royale soustrayait aux tribunaux des escrocs repus.

Le second grand événement économique qui hâta l’explosion de la révolution fut la crise générale du commerce et de l’industrie en Angleterre. Le prélude en était déjà, au cours de l’automne 1845, le krach massif des spéculateurs en actions de chemin de fer, enrayé pendant l’année 1846 par une série de mesures indirectes, telles que l’abolition prochaine des droits de douane sur les céréales. Elle éclata enfin à l’automne 1847, lorsque la banqueroute des grands commissaires coloniaux de Londres entraîna aussitôt la faillite des banques de province et la fermeture des fabriques dans les districts industriels anglais. La crise continuait encore de se répercuter sur le continent que déjà éclatait la révolution de février.

Les ravages causés dans le commerce et dans l’industrie par la crise économique rendirent encore plus insupportable le règne sans partage de l’aristocratie financière. L’opposition bourgeoise suscita dans toute la France l’agitation des banquets en faveur d’une réforme électorale qui devait lui assurer la majorité dans les Chambres et devait renverser le ministère de la Bourse. A Paris, la crise industrielle eut encore comme conséquence spécifique de rejeter sur le commerce intérieur une masse de fabricants et de gros commerçants qui, dans les circonstances du moment, ne pouvaient plus faire d’affaires sur le marché extérieur. Ils créèrent de grands établissements dont la concurrence provoqua la ruine d’une masse d’épiciers et de boutiquiers. D’où un nombre inouï de faillites dans cette fraction de la petite bourgeoisie parisienne, et son intervention révolutionnaire en février...

Le crédit public était naturellement ébranlé, tout comme le crédit privé. Le crédit public repose sur la [89] croyance que l’Etat se laisse exploiter par les Juifs de la Finance. Or l’Etat d’avant la révolution avait alors disparu, et la révolution était dirigée avant tout contre l’aristocratie financière. Les oscillations de la dernière crise commerciale n’avaient pas encore cessé, et les banqueroutes succédaient encore aux banqueroutes.

Il se trouve que le crédit privé était paralysé, la circulation bloquée et la production engorgée, avant même qu’éclatât la révolution de Février. Mais la crise révolutionnaire intensifia encore la crise commerciale. Or, si le crédit privé repose sur la croyance que l’ordre bourgeois et la production bourgeoise dans toute l’ampleur de leurs rapports sont intangibles et inviolables - quel ne devait pas être l’effet d’une révolution qui remettait en question le fondement de la production bourgeoise et l’esclavage économique du prolétariat, et qui érigeait face à la Bourse le sphinx du Luxembourg ? Le soulèvement du prolétariat signifie la suppression du crédit bourgeois, car il signifie abolition de la production bourgeoise et de son régime. Le crédit public et le crédit privé sont le thermomètre économique permettant de mesurer l’intensité d’une révolution[5]. Dans la mesure où ils diminuent, l’ardeur embrasante et la force créatrice de la Révolution montent.

Crise des faibles et prospérité des forts[modifier le wikicode]

Marx-Engels, Revue de janvier-tévrier 1850.

Alors que le continent était engagé au cours des deux dernières années dans les révolutions et les contre-révolutions, et dans le flot de paroles qui en est inséparable, l’Angleterre industrielle faisait dans un autre article : la prospérité [6]. La crise commerciale qui avait éclaté ici au terme prévu, en automne 1845, [90] avait été interrompue deux fois : au début de 1846 par les ordonnances du parlement sur le libre-échange [7], et au début de 1848 par la révolution de Février. Une grande quantité de marchandises déprimant les marchés d’outre-mer, finirent par trouver progressivement des débouchés : la révolution de Février élimina même sur ces marchés la concurrence industrielle du continent. L’industrie anglaise ne perdit pas plus de débouchés sur le continent du fait des révolutions qu’elle n’en eût perdu sans elles, puisque, de toute façon, la crise y sévissait. La révolution de Février qui arrêta presque entièrement l’industrie continentale pour un temps, aida donc en fin de compte les Anglais à mieux passer l’année de crise. Elle facilita l’écoulement des stocks accumulés sur les marchés d’outre-mer, ce qui permit un nouvel essor industriel dès le printemps 1849. Cette expansion, qui gagna d’ailleurs aussi une bonne partie de l’industrie continentale, a pris une telle ampleur au cours des trois derniers mois que les industriels prétendent n’avoir jamais connu une telle prospérité : or, en n’entend jamais de tels propos qu’à la veille des crises !

Les fabriques sont surchargées de commandes, et travaillent à un rythme accéléré. On cherche toutes sortes de moyens pour contourner la loi des dix heures et gagner du travail au moyen d’heures supplémentaires. On édifie de nombreuses usines nouvelles dans toutes les régions industrielles, et l’on agrandit les anciennes. L’argent liquide coule à flot sur le marché, et les capitaux inemployés sont à l’affût des profits généralisés. Le taux d’escompte atteint un niveau spéculatif, et s’étend à la production et même au commerce des produits bruts.

Presque tous les prix des articles montent de manière absolue, tous de manière relative. Bref, la « prospérité » dans son plein épanouissement comble l’Angleterre, et on peut se demander combien de temps durera cette ivresse. Pas très longtemps, à notre avis [8]...

Rebondissement de la crise en Angleterre ?[modifier le wikicode]

Marx-Engels, Revue de mars-avril, 1850.

Ce qui pour l’heure menace le plus l’ «ordre » en Angleterre, ce ne sont pas les périls qui émanent de Paris, c’est, une nouvelle conséquence tout à fait directe de l’ordre établi, un fruit de cet arbre de la liberté anglaise une crise économique.

Nous avons déjà fait allusion à l’approche d’une crise dans notre revue de Janvier (cahier Il)[9]. Plusieurs circonstances l’ont accélérée. Avant, la dernière crise de. 1845, le capital en excédent trouvait à s’écouler dans la spéculation sur les chemins de fer. La surproduction et la surspéculation dans ce domaine ont atteint depuis une ampleur telle que l’activité des chemins de fer en a été gênée au, cours de la phase de prospérité de 1848-49, et même les actions des plus solides entreprises de ce secteur sont encore à un niveau extraordinairement bas. Le faible prix du blé et les perspectives pour la récolte de 1850 n’offrent pas non plus d’occasions au placement des capitaux, et les différentes valeurs d’Etat sont soumises à un risque trop considérable pour faire l’objet d’amples spéculations. Ainsi donc, le capital surnuméraire de la phase de prospérité voit bouchés ses canaux de drainage. Il ne lui reste qu’à se précipiter tout entier sur la production industrielle, sur les spéculations concernant les produits coloniaux, ainsi que sur les matières premières décisives de l’industrie - le coton et la laine. Du fait qu’une grande partie du capital qui, en d’autres temps était investie ailleurs, envahit directement l’industrie, il s’en suivit tout naturellement que la production industrielle augmente extrêmement vite et, avec elle, les marchés se trouvent engorgés, de sorte que la crise devrait éclater, bien plus rapidement. D’ores et déjà, on voit apparaitre les premiers symptômes de la crise dans les secteurs les plus importants de l’industrie [92] et de la spéculation. Depuis quatre semaines, l’importante branche d’industrie qu’est le secteur lainier est complètement déprimée et, dans son sein, les activités principales du filage et du tissage d’articles ordinaires souffrent le plus. La baisse de prix des filets et des cotonnades est déjà plus importante que celle qui affecte le coton brut. On s’apprête à limiter la production ; à de rares exceptions près, les fabriques travaillent à temps partiel. On escomptait une reprise momentanée de l’activité industrielle à la suite des commandes de printemps en provenance du continent, si déjà les ordres d’achat précédents pour le marché intérieur, les Indes orientales et la Chine, le Levant ont été pour la plupart retirés, on peut s’attendre que les commandes du continent qui devaient procurer deux mois de travail seront purement et simplement annulées en raison de l’incertitude des conditions politiques.

Dans l’industrie lainière, on décèle çà et là des symptômes qui laissent deviner une prompte fin de l’activité encore relativement « saine ». La sidérurgie souffre également. Les producteurs considèrent comme inévitable une baisse rapide des prix, et cherchent à la contrecarrer en organisant un cartel. Voilà pour la situation dans l’industrie. Voyons maintenant la spéculation. Le prix du coton tombe, soit à la suite des approvisionnements accrus de ces temps derniers, soit à cause de la dépression de l’industrie. Il en va de même pour les articles coloniaux. Les approvisionnements augmentent, tandis que la consommation baisse sur le marché intérieur. Au cours des deux derniers mois, 25 navires chargés de thé sont arrivés à Liverpool. La consommation de produits coloniaux déjà faible durant la prospérité en raison de la misère qui régnait dans les districts campagnards, est d’autant plus déprimée que la misère gagne maintenant aussi dans les districts industriels. Déjà l’une des maisons coloniales les plus importantes de Liverpool a fait faillite après ce, contrecoup.

[93]

Les effets de la crise économique qui menace d’éclater seront, bien plus considérables que ceux d’une quelconque précédente crise. Elle coïncide avec la crise agraire, qui a commencé avec l’abolition des droits céréaliers en Angleterre et n’a fait que croître après les bonnes récoltes de ces dernières années. Pour la première fois, l’Angleterre subirait à la fois une crise industrielle et une crise agricole. Cette double crise anglaise sera accélérée, amplifiée et rendue incendiaire par les convulsions qui secoueront en même temps le continent. Par le contrecoup de la crise anglaise sur le marché mondial, les révolutions auront sur le continent un caractère socialiste nettement marqué. On sait qu’il n’est aucun pays d’Europe qui ne soit frappé aussi directement - avec une telle ampleur et une telle intensité - par les effets de la crise anglaise que l’Allemagne [10]. La raison en est simple - ce pays représente le plus grand débouché continental pour l’Angleterre, tandis que les principaux articles d’exportation allemands, la laine et les céréales,, trouvent en Angleterre leur premier débouché. L’histoire est pleine d’ironie et nous adressons l’épigramme suivant aux amis de l’Ordre [11] : Tandis que les classes laborieuses se révoltent à cause d’une pénurie de consommation, les hautes classes font banqueroute par suite de l’excès de production.

Crise, prospérité et révolutions[modifier le wikicode]

Marx-Engels, Revue de mai à octobre 1850.

Au cours ces derniers six mois l’agitation politique a fortement contrasté avec, celle qui lui précédait [12] Le parti de la révolution se trouve partout rejeté de l’avant-scène, et les vainqueurs s’arrachent les fruits de la, victoire. C’est ce que font en France lm diverses fractions de la bourgeoisie, et en Allemagne [94] les multiples princes. Le conflit se déroule en plein tohu-bohu ; la rupture est ouverte, la décision par les armes parait inévitable ; mais ce qui l’est non moins, c’est que les armes reposeront dans leur fourreau et que l’indécision se dissimulera toujours derrière les traités de paix qui préparent de nouveaux simulacres de guerre. Considérons d’abord la base réelle sur laquelle se produisent tous ces remous superficiels.

Les années 1843-1845 furent celles de la prospérité industrielle et commerciale, conséquences nécessaires de la dépression presque permanente de l’industrie dans la période de 1837 à 1842 67. Comme toujours, la prospérité lança bientôt la spéculation. Celle-ci surgit régulièrement dans les périodes où la surproduction bat déjà son plein. Elle fournit à la surproduction des débouchés momentanés. Elle hâte en même temps l’irruption de la crise et en augmente la violence. La crise elle-même éclate d’abord là où sévit la spéculation et ce n’est que plus tard qu’elle gagne la production. L’observateur superficiel ne voit pas la cause de la crise dans la surproduction. La désorganisation consécutive de la production n’apparait pas comme un résultat nécessaire de sa propre exubérance antérieure mais comme une simple réaction de la spéculation qui se dégonfle. Nous ne pouvons pas encore tracer l’histoire complète de la crise des années 1846 à 1848. Nous nous bornerons à dresser le bilan des symptômes de la surproduction. Pendant les années de prospérité de 1843 à 1845, la spéculation s’est lancée principalement sur les chemins de fer, où elle avait pour base un besoin réel, sur le blé (céréales) à la suite de son renchérissement en 1845 et de la maladie de -la pomme de terre, sur le coton après la disette de 1846, et sur le commerce des Indes orientales et de la Chine, où elle se précipite dès l’ouverture du marché chinois par l’Angleterre.

L’extension du réseau ferroviaire anglais avait commencé [95] dès 1844, mais son plein développement ne fut, atteint qu’en 1845. Dans cette seule année, le nombre des lois enregistrées pour la création de compagnies de chemin de fer s’éleva à 1035. En février 1846, après qu’un grand nombre de projets enregistrés furent de nouveau abandonnés, les fonds déposés entre les mains du gouvernement pour des projets retenus s’élevèrent à la somme énorme de L.st. 14.000.000 et encore en 18.47 la somme totale des versements effectués en Angleterre se monta à plus de L.st. 42.000.000, dont plus de 36 millions, pour les chemins de fer anglais, et plus tard 5 1/2 millions pour des chemins de fer étrangers. Cette spéculation, atteignit son point culminant en été et en automne, 1845. Le prix des actions montait, pans cesse, et les bénéfices de, la spéculation entraînèrent bientôt dans leur tourbillon toutes les classes de la société. Les comtes et les ducs rivalisaient avec les marchands et les industriels pour avoir l’avantageux honneur de siéger à la tête des diverses compagnies ; les membres des Communes, le barreau, le clergé eurent de nombreux représentants, dans ces directions. Tous ceux qui avaient mis un sou de côté, tous ceux qui disposaient d’un atome de crédit spéculèrent sur les chemins de fer. Le nombre des journaux spécialisés dans les chemins de fer monta de trois à plus d’une vingtaine. Certains grands quotidiens gagnèrent souvent dans une semaine L.st, l4.000 en annonça et publicité de chemin de fer. Les ingénieurs ne pouvaient suffire et touchaient des appointements énormes. Les imprimeurs, lithographes, relieurs, marchands de papier, etc. mis, en branle pour la confection des réclames, plans, cartes, etc., les fabricants de meubles qui équipèrent les innombrables bureaux des innombrables directeurs, comités provisoires, etc. touchèrent des sommes fabuleuses. Sur la base réelle de l’extension du système ferroviaire anglais et continental et sur la base de la spéculation correspondante, on vit [96] s’élever peu à peu durant cette période tout un édifice de filouterie, qui rappelle les temps de Law et de la Compagnie du Pacifique. On lança des plans pour des centaines de lignes qui n’avaient aucune chance de succès, où les auteurs des projets eux-mêmes ne pensaient jamais à la moindre exécution et où il ne s’agissait en général pour les directeurs que de dépenser les fonds déposés ou de faire des profits, frauduleux en vendant des, actions.

En octobre 1845 ce fut la réaction qui dégénéra bientôt en une panique totale. Avant même 1846 (échéance des fonds de dépôts à l’Etat), les projets les plus inconsistants avaient déjà fait faillite. En avril 1846, le contrecoup avait déjà touché lès marchés des valeurs sur le continent. A Paris, Hambourg, Francfort, Amsterdam, il y eut des liquidations forcées aux prix les plus bas, suivies de faillites des banquiers et courtiers. La crise des chemins de fer se poursuivit jusqu’à l’automne 1848. Cette fois, la faillite toucha les projets moins fragiles que la dépression générale atteignait au fur et à mesure que les fonds déposés par les épargnants étaient réclamés. La crise s’aggrava encore en gagnant d’autres terrains de la spéculation, du Commerce et de l’industrie. Elle eut pour effet une baisse progressive des actions les plus anciennes et les plus solides ; en octobre 1848, leurs prix tombèrent au niveau le plus bas.

En avril 1845, l’attention du public se concentra sur la maladie de la pomme de terre qui avait fait son apparition non seulement en Angleterre et en Irlande, mais encore sur le continent : c’était le premier indice que la société existante est pourrie jusqu’à la moelle. Au même moment la presse publia des informations qui ne laissaient aucun doute sur le grave déficit, d’ailleurs attendu, de la récolte de blé. Ces deux circonstances eurent pour effet une hausse importante des prix du blé sur tous les marchés européens ; la famine générale en Irlande obligea le gouvernement anglais [97] à accorder à cette province un prêt de L.st. 8 millions, exactement une livre sterling par Irlandais. En France, où la calamité fut aggravée par les inondations (qui causèrent près de 4 millions de L.st. de dégâts), la disette prit un tour catastrophique. La même chose se produisit en Hollande et en Belgique. À la disette de 1845 succéda celle plus grave encore de 1846, où la maladie de la pomme de terre réapparut, bien qu’à un degré moindre de gravité. La spéculation sur les céréales, trouva ainsi un terrain tout à fait réel et se développa avec une frénésie d’autant plus grande que les riches récoltes de 1842-1844 avait déprimé ce marché. Dans les années 1845-1847, les importations de céréales furent plus importantes que jamais en Angleterre. Le prix du blé, ne cessa de monter jusqu’au printemps de 1847. À la suite de nouvelles contradictoires sur l’état des récoltes dans les divers pays et des mesures prises par les divers gouvernements (ouverture des ports à la libre importation du blé, etc.) les prix se mirent à fluctuer gravement pour atteindre finalement, en mai 1847, le niveau le plus élevé. Durant ce mois, le prix moyen du quarter de blé grimpa en Angleterre jusqu’à 102 1/2 sh., et certains 100 jours jusqu’à 115 à 124 sh. Mais bientôt les nouvelles favorables sur l’amélioration du temps et l’augmentation des récoltes firent baisser les prix et à la mi-juillet le prix moyen ne fut plus que de 74 sh.

L’annonce d’un temps moins favorable dans certaines régions provoqua de nouveau une légère hausse, jusqu’au moment où, vers la mi-août, on eut la certitude que la récolte de 1847 allait dépasser le rendement moyen. Il n’y eut alors aucun frein à la baisse ; les importations vers l’Angleterre dépassèrent toute attente, et dès le 18 septembre le prix moyen était tombé à 49 1/2 sh. En conséquence, les prix moyens avaient varié de 53 sh. en seize semaines.,

La crise ferroviaire sévit pendant tout ce temps ; lorsqu’en avril et mai 1847, le prix du blé fut le plus [98] élevé, ce fut la désagrégation complète du système de crédit et le marché monétaire se dérégla totalement. Néanmoins les, spéculateurs sur les grains résistèrent à la chute des prix jusqu’au 2 août. CC jour-là, la banque fixa à 5% le plancher du taux d’escompte et à 6 % toutes les traites de plus de 2 mois. Il s’ensuivit aussitôt une série de faillites éclatantes à la bourse des céréales - celle de Mr. Robinson, gouverneur de la Banque d’Angleterre en tête. Rien qu’à Londres, huit grandes. firmes de blé firent ban4ueroute, l’ensemble de leur passif dépassait 1 1/2 million de L.st.

En province, les marchés du blé étaient complètement paralysés ; les banqueroutes, s’y succédaient à un rythme accéléré, particulièrement à Liverpool. Sur le continent, des faillites analogues se produisirent, plus ou moins rapidement selon la distance, de Londres. Il se trouve, que le 18 septembre, date à laquelle le prix des céréales tomba à son niveau, le plus bas, la crise du blé était pratiquement terminée,

Venons-en maintenant à la crise spécifiquement commerciale, celle de la monnaie. Dans les quatre premiers mois de 1847, l’état du commerce et de l’industrie semblait encore généralement satisfaisant, à l’exception de la sidérurgie et de l’industrie cotonnière. En raison des spéculations ferroviaires de 1845, la production du fer avait monté en flèche : elle pâtit naturellement dans la mesure où l’excédent de fer produit avait, comblé, les débouchés. Une réaction du même genre se produisit très vite dans l’industrie cotonnière - principale branche d’industrie pour le marché de Chine et des Indes Orientales - où la surproduction remontait à 1845. La mauvaise récolte du coton de 1846, la hausse des prix des matières premières comme des produits finis et la diminution corrélative de la demande accrurent la tension dans cette industrie. Dans les premiers mois de 1847, on restreignit fortement la production dans tout le Lancashire, et les ouvriers du coton furent déjà touchés par la crise.

[99]

Le 15 avril 1847, la Banque d’Angleterre éleva le plancher du taux d’escompte à 5 % pour les traites à très court terme. Elle limita le montant global des traites escomptables et - fait significatif - le fit sans égard à la nature des firmes touchées ; enfin, elle annonça, péremptoirement, aux commerçants qui avaient bénéficié d’avances, qu’à l’échéance celles-ci ne seraient pas renouvelées comme de coutume, mais devaient être remboursées. Deux jours plus tard, la publication du bilan hebdomadaire du Banking Department révéla que son fonds de réserve était tombé à 2 1/2 millions de L.st. Par conséquent, la Banque avait pris les mesures citées pour arrêter l’hémorragie de ses réserves d’or et pour augmenter de nouveau ses fonds liquides.

La fuite de l’or et de l’argent aux dépens de la Banque avait plusieurs causes : D’abord, la forte augmentation de la consommation et des prix de la quasi totalité des articles nécessitait une circulation plus étendue, particulièrement de l’or et de l’argent pour le petit commerce. Ensuite, les continuelles dépenses pour la construction des chemins de fer, qui atteignirent pour le seul mois d’avril 4 314 000 L.st., avait provoqué le retrait d’une masse considérable de fonds déposés en banque. Une partie des sommes retirées était destinée aux chemins de fer étrangers et s’écoula directement à l’extérieur. L’importation exagérée de sucre, de café et d’autres produits coloniaux (dont la consommation, et plus encore les prix avaient augmenté à la suite de la spéculation) ainsi que du coton (à la suite d’achats spéculatifs, quand il fut certain que la récolte serait maigre) et surtout du blé après une nouvelle mauvaise récolte, dut être payée en grande partie en espèces ou en solide, ce qui provoqua encore un important écoulement d’or et d’argent à l’étranger. Cette hémorragie des métaux précieux se poursuivit d’ailleurs jusqu’à la fin d’août en dépit des mesures bancaires citées plus haut.

[100]

Les décisions de la Banque et la nouvelle du faible niveau de ses fonds de réserve provoquèrent aussitôt une tension sur le marché financier et une panique dans tout le commerce anglais ; son intensité atteignit celle de 1845. Dans les dernières semaines d’avril et les quatre premiers jours de mai, toutes les transactions fiduciaires furent presque paralysées. Cependant, il n’y eut pas de banqueroutes exceptionnelles ; les maisons de commerce se maintinrent à un prix ruineux, au moyen d’énormes versements d’intérêts et des ventes forcées de leurs réserves, papiers d’Etat, etc. Pour échapper au premier acte de la crise, de nombreuses maisons, pourtant solides, posèrent la base de leur effondrement ultérieur. La confiance se trouva cependant renforcée du fait que ce premier péril, le plus menaçant, fut surmonté ; la tension sur le marché financier diminua sensiblement à partir du 5 mai et, vers la fin de ce mois, l’alarme était pour ainsi dite passée.

Cependant, quelques mois plus tard, au début d’août, on assista dans le commerce des céréales aux faillites déjà citées ; à peine étaient-elles terminées en septembre, que la crise éclata avec une violence accrue dans l’ensemble des échanges, et principalement dans les affaires des Indes Orientales et Occidentales, à Maurice, et simultanément à Londres, Liverpool, Manchester et Glasgow. En septembre, à Londres seule, 20 maisons firent faillite, leur passif total atteignait de 9 à 10 millions de L.st. « En Angleterre, nous avons alors assisté à la ruine de dynasties commerciales ; la surprise n’a pas été moindre que lors de l’effondrement des sociétés politiques sur le continent, dont nous n’avons que trop entendu parler ces derniers temps », déclara Disraëli aux Communes, le 30 août 1848. Les faillites des firmes d’Indes Orientales sévirent sans interruption jusqu’à la fin de l’année et redoublèrent dans les premiers mois de 1848, lorsque arrivèrent les nouvelles des faillites des [101] maisons correspondantes de Calcutta, Bombay, Madras et Maurice.

Cette série de faillites, exceptionnelle dans les annales du commerce, était causée par la spéculation excessive et générale ainsi que les importations démesurées de produits coloniaux qui en résultaient.

Les prix de ces marchandises, longtemps maintenus d’une façon artificielle, avaient en partie déjà baissé avant la panique d’avril 1847, mais ce ne fut qu’après celle-ci - lorsque tout le système du crédit s’effondra et que les firmes furent contraintes tour à tour à des ventes forcées massives - que les prix tombèrent fortement Cette chute fut si importante - de juin à juillet surtout - que les firmes même les plus solides furent acculées à la faillite.

En septembre, les faillites étaient limitées exclusivement aux maisons de commerce proprement dites. Le 1er octobre, la Banque éleva son escompte le plus bas à 5 1/2% pour les traites à court terme, et déclara en même temps qu’elle ne ferait dorénavant plus d’avances sur les bons d’Etat quels qu’ils soient. Les sociétés de banque comme les banquiers privés ne purent dès lors résister davantage à la pression. Successivement, la Royal Bank of Liverpool, la Liverpool Banking Company, la North and South Wales Bank, la Newcastle Union Joint Stock Bank, etc., etc. succombèrent en quelques jours, tandis que nombre de petits banquiers privés furent déclarés insolvables dans toutes les provinces anglaises.

Cette suspension générale des paiements par les Banques, qui caractérise surtout le mois d’octobre, s’accompagna à Liverpool, Manchester, Oldham, Halifax, Glasgow, etc. de nombreuses faillites des agioteurs, agents de change, escompteurs de valeurs et d’actions, courtiers maritimes, intermédiaires de thé et de coton, producteurs et marchands de fer, fileurs de laine et de coton, imprimeurs sur coton, etc. Selon Mr. Tooke, des faillites étaient sans précédent dans [102] l’histoire du commerce anglais et dépassèrent de loin celles de la crise de 1825 tant par leur nombre que par la somme des capitaux. La crise avait atteint son paroxysme entre les 23 et 25 octobre : ces jours-là toutes les transactions commerciales s’arrêtèrent complètement. Une députation de la City obtint alors la suspension de la loi bancaire de 1844, fruit de la sagacité de feu Robert Peel. Cette suspension mit momentanément fin à la séparation de la Banque en deux départements autonomes et disposant de deux fonds comptables différents ; si l’ancien système avait duré deux jours encore, l’un de ces départements, le Banking Department, eût été contraint à la faillite, alors que six millions d’or s’entassaient dans l’Issue Department.

Dès octobre, le continent ressentit le contrecoup de la crise. D’importantes faillites se déclarèrent simultanément à Bruxelles, Hambourg, Brème, Elberfeld, Gênes, Livourne, Courtay, SaintPétersbourg, Lisbonne et Venise. À mesure que la crise s’atténuait en Angleterre, elle s’aggravait sur le continent et touchait des secteurs jusque-là épargnés. À son paroxysme, le cours du change fut favorable à l’Angleterre qui, à partir de novembre, draina vers elle des importations d’or et d’argent, non seulement de Russie et du continent mais même d’Amérique. La conséquence immédiate en fut qu’à mesure que le marché monétaire s’allégeait en Angleterre, il se contractait dans le reste du monde commercial, où la crise se développait. En conséquence, le nombre des faillites hors d’Angleterre augmenta en novembre ; il y eut d’importantes faillites à New York, Rotterdam, Amsterdam, Le Havre, Bayonne, Anvers, Mons, Trieste, Madrid et Stockholm. En décembre, la crise éclata aussi à Marseille et à Alger, et redoubla d’intensité en Allemagne.

Nous voici parvenus en février, lorsque la révolution éclata en France. Si l’on consulte la liste des faillites, établie par Mr. D. M. Evans en annexe à son ouvrage Commercial crisis of 1847-48 (Londres 1848), [103] on s’apercevra qu’aucune firme importante ne fit faillite en Angleterre à la suite de cette révolution. Les seules faillites qui en résultèrent éclatèrent dans le commerce des effets, à la suite de la dévaluation soudaine de tous les papiers d’Etat du continent. De semblables faillites de courtiers d’effets publics se produisirent naturellement aussi à Amsterdam, Hambourg, etc. Les consolidés anglais tombèrent en conséquence de 6 % à 3 % après la révolution de Février. Pour les courtiers en valeurs, la République de Février a donc été deux fois plus dangereuse que la Monarchie de Juillet.

La panique, déclenchée à Paris après Février, gagna tout le continent parallèlement aux révolutions et eut dans son déroulement de grandes analogies avec la panique londonienne d’avril 1847. Le crédit disparut brusquement, et toutes les transactions s’arrêtèrent presque complètement, à Paris, Bruxelles et Amsterdam, tout le monde se précipita à la Banque pour échanger les billets contre de l’or ; en gros, il n’y eut que très peu de faillites en dehors du commerce des effets publics, et même ici elles furent rares. Il serait difficile de démontrer qu’elles furent la conséquence inévitable de la révolution de Février.

Les suspensions de paiements, le plus souvent momentanées, par les banquiers parisiens affectèrent le commerce des effets publics. Elles furent souvent provoquées par pur esprit de chicane, afin de créer des difficultés au Gouvernement provisoire et lui arracher des concessions. En ce qui concerne les faillites des banquiers et des commerçants dans les autres centres du continent, il est impossible de savoir dans quelle mesure elles provinrent de la continuation et de la diffusion progressive de la crise commerciale, les circonstances furent parfois exploitées par des firmes depuis longtemps malades en vue d’une liquidation raisonnable. Il est donc ici difficile de savoir si elles étaient effectivement la conséquence des pertes dues à la panique provoquée [104] par la Révolution. Quoi qu’il en soit, il est certain que la crise commerciale a infiniment plus fait pour déclencher les révolutions de 1848 que la révolution pour provoquer la crise. De mars à juin, l’Angleterre profitait déjà directement de la révolution ; elle vit affluer de nombreux capitaux chez elle. Dès lors la crise doit y être considérée comme achevée ; dans toutes les branches d’activité s’amorça une amélioration, et le nouveau cycle industriel commença avec une nette tendance à la prospérité. Le fait que la quantité de coton travaillée en Angleterre passa de 475 millions de L.st. en 1847 à 713 millions en 1848 montre que la révolution continentale n’a guère freiné cet essor de l’industrie et du commerce.

Ce retour à la prospérité se constatait de plus en plus nettement en Angleterre dans les trois années 1848, 1849 et 1850. Pour les huit premiers mois (janvier à août), le total des exportations anglaises se monta en 1848 à 31 633 214 L.st. à 39 263 322 L.st. en 1849 ; à 43 851 568 L.st. en 1850. Des récoltes, partout abondantes ces dernières années, s’ajoutèrent à cet important essor, qui se manifeste dans toutes les branches de l’activité, sauf dans la sidérurgie. En Angleterre, le prix moyen du blé tomba en 1848-1850 à 36 sh. le quarter et en France à 32 sh. La caractéristique de cette période de prospérité, c’est que les trois principaux canaux de la spéculation se trouvèrent bouchés. La production ferroviaire était ramenée au rythme lent d’une branche d’industrie ordinaire ; le blé n’offrait plus d’occasions à la suite d’une série de récoltes abondantes ; les révolutions auraient fait perdre aux valeurs d’Etat leur caractère de sécurité, et sans celle-ci aucune grande transaction spéculative sur les effets n’est possible.

À chaque période de prospérité, le capital s’accroît et le capital existant, qui dormait pendant la crise, est tiré de son inactivité et lancé sur le marché. En 1848-1850, ce capital additionnel fut forcé, en raison du [105] manque de débouchés pour la spéculation, de s’engager dans l’industrie proprement dite et par conséquent d’augmenter encore plus vite la production. Ce fait que l’on ne sait pas expliquer, est frappant en Angleterre, et l’Economist du 19-X-1850 écrit naïvement à ce sujet :

« Il est remarquable que l’actuelle phase de prospérité se distingue essentiellement de toutes celles du passé. Dans toutes ces périodes, il y avait place pour toute spéculation, même sans fondement et sans réalisation.

Tantôt, c’était des mines étrangères, tantôt plus de chemins de fer qu’il n’était opportun d’en construire en un demi-siècle. Même lorsque ces spéculations étaient bien fondées, elles s’effectuaient toujours dans la perspective d’un gain, qui ne pouvait être réalisé, qu’après un temps considérable, soit par la production de métaux, soit par la création de nouveaux marchés et communications. Ils apportaient un profit immédiat. Mais, à présent, notre prospérité est fondée sur la production de biens immédiatement utiles, qui rentrent presque aussi vite dans la consommation qu’ils arrivent sur le marché, en donnant au fabricant un profit approprié et en l’incitant à une production accrue. »

La preuve la plus frappante de l’ampleur de la production industrielle de 1848 et 1849 est attestée par l’industrie du coton. En 1849, la récolte du coton a été plus abondante que jamais aux Etats-Unis. Elle atteignit 2 3/4 millions de balles, ou environ 1 200 millions de livres. L’extension de l’industrie cotonnière marcha si bien de pair avec l’augmentation des importations qu’à la fin de 1849 les stocks étaient moindres qu’autrefois, même après les années de mauvaise récolte. En 1849, on fila plus de 775 millions de livres de coton, alors qu’en 1845 - l’année où la prospérité fut plus grande que jamais - on n’en avait filé que 721 millions. L’essor de l’industrie cotonnière est, en outre, confirmé par l’augmentation importante du prix du coton (55 %), à la suite d’un déficit relativement [106] minime dans la récolte de 1850.

On constate un progrès au moins égal dans toutes les autres branches du filage et du tissage, soie, laine, tissu et lin. L’exportation de ces produits augmenta surtout en 1850 et provoqua un accroissement considérable du montant total des exportations de cette année (12 millions pour 1848 ; 4 millions pour les huit premiers mois de 1849), bien qu’en 1850 l’exportation des articles de coton ait considérablement baissé à la suite de la mauvaise récolte. En dépit d’une augmentation notable des prix de la laine, provoquée apparemment dès 1849 par la spéculation et maintenue jusqu’à ces jours, cette industrie est en constante expansion et de nouveaux métiers sont quotidiennement mis en service. L’exportation des tissus de lin se monta à 91 millions de yards d’une valeur de 2 800 000 L.st. en 1844, l’année où ces exportations atteignirent leur montant record, et à 107 millions de yards d’une valeur de plus de 3 millions de L.st. en 1849.

Une autre preuve de l’essor de l’industrie anglaise est l’augmentation constante de la consommation des principaux produits coloniaux, notamment du café, du sucre et du thé, bien que les prix s’élèvent constamment, du moins pour les deux premiers articles. L’accroissement de la consommation est une conséquence directe du développement de l’industrie, puisque le marché exceptionnel, créé depuis 1845 par les extraordinaires investissements dans les chemins de fer, est depuis longtemps ramené à une proportion normale et que les bas prix des céréales de ces dernières années ne permettent pas une consommation accrue dans les districts ruraux.

L’important essor de l’industrie cotonnière de 1849 provoqua, dans les derniers mois de cette année-là, une nouvelle tentative d’inonder les marchés de la Chine et des Indes Orientales. Mais le volume des vieux stocks, encore invendus dans ces régions, bloqua bientôt cette tentative. Comme la consommation des [107] produits bruts et des articles coloniaux avait augmenté, on essaya aussi de spéculer sur ces marchandises, mais l’augmentation passagère des importations et le souvenir de blessures encore cuisantes de 1847 y mirent bientôt un frein.

La prospérité de l’industrie s’accrut encore à la suite, de l’ouverture des colonies hollandaises, de la construction imminente de nouvelles lignes de communication dans le Pacifique et de la grande Exposition industrielle de 1851. Cette Exposition fut décidée avec un sang-froid remarquable par la bourgeoisie anglaise dès l’année 1849, lorsque tout le continent songeait encore à la révolution. Elle y convoqua tous ses vassaux, de la France à la Chine, à un grand rapport, pour qu’ils rendent Compte de la façon dont ils ont utilisé leur temps ; le toutpuissant tsar de Russie lui-même fut bel et bien forcé d’ordonner à ses sujets de se rendre en nombre à ce compte rendu. Ce grand Congrès mondial des produits et des producteurs a une tout autre importance que le Congrès absolutiste de Brégance et de Varsovie, qui cause tant de frayeurs à nos petits-bourgeois démocrates du continent, ou que les Congrès de la démocratie européenne, convoqués par les divers Gouvernements provisoires in partibus, afin de sauver l’univers. Cette Exposition est une preuve frappante de la force concentrée avec laquelle, la grande industrie moderne abat partout les barrières nationales et les particularismes locaux dans la production, et efface de plus en plus, dans les rapports sociaux, le caractère propre de chaque peuple. En rassemblant toute la masse des forces productives de l’industrie moderne en un petit espace pour les exhiber au moment précis où les rapports bourgeois modernes sont minés de toutes parts, elle expose le matériel qui a été produit et se produit encore quotidiennement dans des conditions catastrophiques et qui servira à construire une société nouvelle. Avec cette Exposition, la bourgeoisie mondiale édifie, dans la Rome moderne, [108] son Panthéon où elle exhibe avec une fierté satisfaite les dieux qu’elle s’est donnés. Ainsi, elle démontre pratiquement que l’« impuissance et l’humeur chagrine » du bourgeois, dont les idéologues allemands nous rebattent les oreilles depuis des années ne sont que l’impuissance de ces Messieurs à comprendre l’évolution moderne et la peine que leur procure cette impuissance. La bourgeoisie prépare ainsi sa plus grande fête au moment où elle est menacée par l’effondrement de toute sa splendeur, effondrement qui lui montrera le plus clairement que les forces suscitées par elle échappent à son pouvoir. A l’occasion d’une future Exposition, les bourgeois ne figureront peut-être plus comme propriétaires de ces forces productives, mais seulement comme leur cicérone.

Tout comme la maladie de la pomme de terre en 1845 et 1846, le déficit de la récolte de coton répand depuis le début de l’année une frayeur générale chez les bourgeois. Cette frayeur a encore augmenté depuis que l’on sait que la récolte de 1851 ne sera guère plus abondante que celle de 1850. Le déficit, qui eût été insignifiant autrefois, est très important eu égard au développement actuel de l’industrie cotonnière et il a déjà freiné considérablement son activité. À peine remise de la constatation renversante que l’un des piliers fondamentaux de tout son ordre social, la pomme de terre, est en danger, la bourgeoisie voit maintenant qu’un second se trouve menacé : le coton. Si un simple déficit moyen de la récolte du coton et la perspective d’un second ont suffi, en pleine euphorie de la prospérité, à provoquer une sérieuse alarme, de véritables mauvaises récoltes successives rejetteraient nécessairement pour un moment toute la société civilisée dans la barbarie. L’âge de l’or et du fer est depuis longtemps révolu. Il fut réservé au XIXe siècle, avec son intelligence, son marché mondial et ses colossales forces productives, d’instaurer l’ère du coton. En même temps, la bourgeoisie anglaise ressent de [109] façon plus oppressante que jamais la domination qu’exercent sur elle les Etats-Unis avec leur monopole jusqu’ici incontesté de la production cotonnière. Elle s’est aussitôt mise en devoir de briser ce monopole. Non seulement en Inde Orientale, mais encore au Natal, dans la partie septentrionale d’Australie et en général dans toutes les régions du monde, où le climat et les circonstances permettent la culture du coton, elle l’encourage de toutes les façons. En même temps, la bourgeoisie négrophile anglaise découvre que « la prospérité de Manchester dépend du traitement des esclaves du Texas, d’Alabama et de la Louisiane, et que c’est là un fait aussi étrange qu’alarmant [13]. De fait, il est consternant pour des gens, qui dépensèrent il y a quelques années 10 millions de livres sterling pour l’émancipation des nègres dans leurs propres colonies de constater que la branche décisive de l’industrie anglaise repose sur l’esclavage dans les Etats du Sud de l’Union américaine et qu’une révolte de Noirs dans ces Etats pourrait ruiner tout leur système actuel de production. Mais, en même temps, ce fait conduit à la seule solution possible du problème de l’esclavagisme qui, de nouveau, a donné lieu récemment à de longs et violents débats au Congrès américain. La production cotonnière américaine repose sur l’esclavagisme. Dès que l’industrie s’est développée au point où le monopole du coton des Etats-Unis devienne insupportable, le coton sera produit massivement et avec succès dans d’autres pays, ce qui, en général, ne peut s’effectuer à présent qu’avec des travailleurs libres. Cependant, dès que le libre travail des autres pays industriels fournit du coton en quantité suffisante et à meilleur marché que le travail des esclaves des Etats-Unis, c’en sera terminé du monopole du coton et partant de l’esclavage américain : les esclaves seront émancipés, parce qu’ils sont devenus inutilisables en tant que tels. C’est exactement de la même façon que le travail salarié sera aboli en Europe, dès qu’il aura [110] cessé d’être non seulement une forme nécessaire pour la production, mais en sera devenu une entrave.

Si le nouveau cycle du développement industriel, qui a commencé en 1848, suit le même cours que celui de 1843-1847, la crise éclaterait en 1852. Un symptôme indique déjà que la spéculation effrénée, due à la surproduction et antérieure à toute crise, ne saurait longtemps faire défaut, à savoir l’escompte de la Banque d’Angleterre qui, depuis deux ans, ne dépasse pas 2 %. Si en temps de prospérité, la Banque d’Angleterre maintient déjà son taux d’intérêt à un bas niveau, les autres marchands d’argent doivent tenir le leur à un niveau plus bas encore, tout comme ils le tinrent au-dessous de celui de la Banque, lorsque cette dernière l’éleva au moment de la crise. Comme nous l’avons vu plus haut, le capital additionnel qui, aux temps de la prospérité, est régulièrement jeté sur le marché du prêt, fait déjà baisser le taux d’intérêt en vertu des lois de la concurrence ; mais le crédit fortement accru par la prospérité générale, le déprime plus encore en diminuant la demande en capitaux. Dans ces périodes, le gouvernement est en mesure d’abaisser le taux de l’intérêt de ses obligations, et le propriétaire foncier de renouveler ses hypothèques à des conditions plus avantageuses. C’est ainsi que les capitalistes du marché des prêts voient leur revenu baisser d’un tiers et davantage à un moment où les revenus de toutes les autres classe augmentent. Plus cette période est longue, plus ils seront obligés de trouver des placements avantageux pour leur capital. La surproduction fait surgir quantité de projets nouveaux, et la réussite de quelques-uns suffit pour que toute une série de capitaux se lancent dans la même voie, jusqu’à ce que progressivement les escroqueries deviennent générales. Mais comme on le voit, la spéculation n’a que deux canaux de drainage principaux : la culture du coton et les nouvelles voies de communication du marché mondial à la suite de l’essor de [111] la Californie et de l’Australie. On voit qu’elle prendra cette fois-ci des proportions infiniment plus grandes que lors des périodes de prospérité antérieures.

Jetons un coup d’œil sur la situation des districts agricoles anglais.

La tension y est générale et chronique, depuis l’abolition des droits de douane céréaliers et les abondantes récoltes. Mais elle s’est quelque peu détendue du fait de la consommation fortement accrue par la prospérité. En outre, le travail agricole, pour sa part au moins, se trouve, avec le bas prix des céréales, dans une situation relativement meilleure, bien que cette amélioration soit plus lente en Angleterre que dans les pays où prédomine la parcellarisation de la propriété foncière. Dans ces conditions, l’agitation des protectionnistes pour le rétablissement des droits de douane céréaliers se poursuit donc dans les districts ruraux d’une façon plus obtuse et sourde que jamais. Il est manifeste qu’elle restera sans aucun effet tant que durera la prospérité industrielle et la condition relativement supportable des travailleurs ruraux. Mais dès qu’éclatera la crise et qu’elle se répercutera sur les districts agricoles, la dépression de l’agriculture provoquera une vive agitation à la campagne. Pour la première fois, la crise industrielle et commerciale c6incidera avec la crise agricole et, dans toutes les questions où la ville et la campagne, les fabricants et les propriétaires fonciers se combattent, les deux partis bénéficieront de l’appui de deux grandes armées : les fabricants de la masse des ouvriers industriels, et les propriétaires fonciers de celle des travailleurs agricoles.

Nous arrivons ainsi aux Etats-Unis d’Amérique du Nord. La crise de 1836, qui y éclata en premier et y sévit le plus violemment, dura presque sans discontinuer jusqu’en 1842 ; elle eut pour conséquence un bouleversement total du système de crédit américain. Le commerce des Etats-Unis se rétablit sur cette base plus solide ; au début, certes, très doucement, mais [112] plus tard, en 1844 et 1845, la prospérité augmenta aussi notablement. La cherté comme les révolutions en Europe furent, pour l’Amérique, autant de sources de gain. De 1845 à 1847, elle profita des énormes exportations de blé, et en 1846 de la hausse des prix du coton. La crise de 1847 toucha à peine les Etats-Unis. En 1849, la récolte de coton y fut plus abondante que jamais, tandis qu’en 1850 le déficit de la récolte de coton leur rapporta environ 20 millions de dollars, car il coïncidait avec la forte demande due au nouvel essor de l’industrie européenne du coton. Les révolutions de 1848 eurent pour conséquence une forte émigration de capitaux européens vers les Etats-Unis ; parfois ils y arrivèrent avec les émigrants eux-mêmes, parfois ils étaient placés à partir d’Europe en valeurs de l’Etat américain, Cette demande accrue de fonds américains a haussé leurs prix au point que la spéculation s’y est jetée avec frénésie. Malgré toutes les assertions contraires de la presse bourgeoise réactionnaire, nous persistons donc à penser que la seule forme d’Etat à laquelle nos capitalistes européens font confiance est la république bourgeoise. En général, il n’y a qu’une seule expression de la confiance bourgeoise à l’égard d’un quelconque placement d’État : sa cotation en bourse [14]. La prospérité des Etats-Unis s’accrut néanmoins pour d’autres raisons encore. Le territoire habité - le marché - de l’Union nordaméricaine s’étendit dans les deux directions avec une rapidité surprenante. L’augmentation de la population, tant par la reproduction intérieure que par l’émigration sans cesse croissante, conduisit à l’ouverture d’Etats et de territoires entiers, En quelques années, le Visconsin et le Iowa furent relativement densément peuplés et tous les Etats de la région supérieure du Mississipi reçurent un flot d’émigrants. L’exploitation des mines du Lac Supérieur et l’accroissement de la production céréalière dans toute la région des Lacs donnèrent un nouvel [113] essor au commerce et à la navigation dans ce réseau intérieur de lacs. Cet essor s’amplifiera encore à la suite d’une loi promulguée lors de la dernière session du Congrès en vue de faciliter le commerce avec le Canada et la, Nouvelle-Ecosse. Tandis que les Etats du Nord-ouest prennent une importance toute nouvelle, l’Orégon a été colonisé en quelques années, le Texas et le Nouveau-Mexique annexés, et la Californie conquise. La découverte des mines d’or de Californie est le couronnement de la prospérité américaine. Dans le second Cahier de cette Revue et avant toutes les autres publications européennes, nous avions déjà attiré l’attention sur l’importance de cette découverte et ses effets sur tout le commerce mondial [15]. Cette importance ne réside pas dans l’augmentation de l’or grâce aux mines découvertes, bien que cette augmentation du moyen d’échange ne puisse manquer, d’exercer une influence favorable sur le commerce en général ; elle réside dans le fait que la richesse en minéraux de la Californie a stimulé les capitaux sur tout le marché mondial ; que toute la côte ouest d’Amérique et la côte est d’Asie sont entrés en activité ; qu’un nouveau débouché a été créé en Californie et que tous les pays en ressentent l’effet. A lui seul, le marché californien est déjà considérable ; voici un an, il y vivait 100 000 habitants, aujourd’hui il y en a au moins 300 000 qui ne produisent pour ainsi dire que de l’or. Pour satisfaire leurs besoins, ils échangent cet or contre des marchandises en provenance de l’étranger.

Le marché californien est insignifiant eu égard à l’incessante extension de tous les marchés du Pacifique ; de l’augmentation considérable du commerce au Chili et au Pérou, au Mexique occidental et aux Iles Sandwich, et des courants économiques qui se sont noués récemment entre l’Asie, l’Australie et la Californie. La Californie a suscité de toutes nouvelles routes mondiales. Bientôt elles dépasseront toutes les autres par leur importance. C’est par l’isthme de Panama que [114] passe désormais la principale voie commerciale vers le Pacifique, qui vient à peine de s’ouvrir à la navigation et qui est appelé à devenir l’océan le plus important du monde. À présent, le commerce mondial exige absolument que soient créées des liaisons routières, ferroviaires et maritimes. On a commencé cette entreprise par endroits. Déjà on construit le chemin de fer de Chagres à Panama. Une compagnie américaine fait déjà étudier la topographie du bassin de San Juan de Nicaragua afin d’y relier les deux mers d’abord par une route, puis par un canal. Les journaux anglais et américains signalent qu’il est question d’autres routes encore à travers l’isthme de Darien et l’Isthme de Tehuantepec, et la route d’Atrato en Nouvelle-Grenade. Comme le monde civilisé ignore les conditions de terrain de l’Amérique centrale - cette ignorance apparaît aujourd’hui subitement au grand jour -, il est impossible de prévoir quel sera le tracé le plus avantageux pour un grand canal. Les rares données dont nous disposons offrent les plus grandes chances à la route d’Aratro et le chemin par Panama. Outre ces communications par l’isthme, il est devenu urgent de développer rapidement la navigation sur les océans. Des navires à vapeur circulent déjà entre Southampton et Chagres, New York et Chagres, Valparaiso, Lima, Panama, Acapulco et San Francisco. Mais, ces quelques lignes pourvues seulement d’un petit nombre de navires sont plus qu’insuffisantes. Il devient tous les jours plus urgent d’accroître la navigation entre l’Europe et Chagres. Le trafic croissant entre l’Asie, l’Australie et l’Amérique exige de nouvelles et amples lignes de navigation, de Panama et San Francisco en direction de Canton, Singapour, Sydney et la Nouvelle-Zélande, ainsi que de la principale station de l’océan Pacifique, les Iles Sandwich. Parmi les territoires de l’océan Pacifique, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont le plus progressé, tant par l’ampleur de leur colonisation que sous l’influence de la Californie ; elles ne tiennent pas [115] à rester séparées plus longtemps du monde civilisé par une navigation à voile exigeant un passage de quatre à six mois. La population des colonies australiennes (sans la Nouvelle-Zélande) passa de 170 676 en 1839 à 333 764 en 1848, autrement dit s’accrut en 9 ans de 95,5 %. L’Angleterre ne peut permettre que ces colonies manquent de communications maritimes ; le gouvernement négocie en ce moment la construction d’une ligne reliée à la poste des Indes Orientales. Que ce projet aboutisse ou non, le besoin de communications à vapeur avec l’Amérique et surtout avec la Californie, qui reçut l’an dernier 3 500 émigrants venus d’Australie, trouvera par ses propres moyens les solutions nécessaires. On peut dire que la terre commence effectivement à être ronde, depuis qu’a surgi la nécessité de la navigation universelle sur les océans [16].

L’essor imminent de la navigation à vapeur s’amplifie encore par l’ouverture déjà mentionnée des colonies hollandaises et par l’augmentation des navires à hélice grâce auxquels les émigrants sont transportés plus vite, relativement à meilleur marché et plus avantageusement qu’avec les navires à voile, comme on le remarque de plus en plus.

Déjà les navires à hélices mus à la vapeur effectuent le trajet Glasgow-Liverpool-New York ; on envisage à présent d’en affecter de nouveaux à ces lignes, en même temps qu’on envisage d’inaugurer une ligne Rotterdam-New York. L’ampleur de la tendance du capital à se lancer dans la navigation océanique est attestée par l’augmentation incessante des navires qui se concurrencent entre Liverpool et New York ; par la construction de lignes toutes nouvelles entre l’Angleterre et Le Cap, New York et Le Havre ainsi que par toute une série de projets analogues, colportés à New York.

Les bases se trouvent donc déjà posées pour une spéculation effrénée sur le capital engagé dans la navigation maritime et la canalisation de l’isthme américain [17]. Le centre de cette spéculation est nécessairement [116] New York, qui reçoit la plus grande quantité de l’or californien et qui draine l’essentiel du commerce de la Californie. Elle est devenue déjà le centre de toute la navigation transatlantique ; tous les navires à vapeur du Pacifique appartiennent à des compagnies newyorkaises, et c’est à New York que naissent presque tous les projets concernant cette branche. La spéculation sur les lignes maritimes a déjà commencé à New York ; la Compagnie de Nicaragua, dont le siège se trouve à New York, est à l’origine de la spéculation sur les canaux de l’isthme. Une spéculation effrénée se développera très rapidement. Bien que des capitaux anglais s’investissent eux aussi en niasse dans de telles entreprises ; et que la Bourse anglaise soit pleine de toutes sortes de projets de ce genre, New York restera néanmoins cette fois-ci le centre de tout le trafic et subira en premier l’effondrement, comme en 1836. D’innombrables projets feront faillite ; mais, comme pour le système ferroviaire anglais de 1845, il découlera de ces spéculations effrénées l’ébauche de la navigation universelle.

Malgré les faillites de nombreuses compagnies, on continuera d’utiliser les navires à vapeur, qui doublent le trafic sur l’Atlantique, ouvrent le Pacifique, relient l’Australie, la Nouvelle-Zélande, Singapour, la Chine avec l’Amérique, et ramènent à quatre mois les --voyages autour du monde. La prospérité de l’Angleterre et de l’Amérique se répercuta rapidement sur le continent européen. Dès l’été 1849, les fabriques tournaient à nouveau rond en Allemagne, et surtout dans les provinces rhénanes. La reprise des affaires a été générale dès la fin 1849. Cette nouvel « le prospérité que nos bourgeois allemands attribuent naïvement au rétablissement de la paix et de l’ordre, repose en réalité uniquement sur le retour de la prospérité en Angleterre et sur l’accroissement de la demande de produits industriels sur les marchés américains et tropicaux. En 1850, l’industrie et le commerce se développèrent plus encore ; et en Angleterre, [117] il y eut une surabondance momentanée de capitaux avec un allègement exceptionnel sur le marché monétaire. Les rapports sur les Foires d’automne de Francfort et de Leipzig sont très réconfortants pour les bourgeois qui y ont participé.

Les démêlés du Slesvig-Holstein et de la Hessse électorale, les disputes autour de l’Union et les notes menaçantes de l’Autriche et de la Prusse n’ont à aucun moment ralenti l’évolution de tous ces symptômes de la prospérité - comme l’Economist le fait remarquer avec l’ironie supérieure du cockney.

Les mêmes symptômes se manifestèrent en France à partir de 1849, et en particulier depuis le début de 1850. Les industries parisiennes sont en pleine activité, et les fabriques de cotonnades de Rouen et de Mulhouse marchent également de manière satisfaisante, bien que le prix élevé des matières premières y fasse l’effet d’un frein -comme en Angleterre. Le développement de la prospérité en France fut en outre favorisé particulièrement par la large réforme des tarifs douaniers avec l’Espagne et par l’abaissement des droits de douane avec le Mexique sui divers articles de luxe ; l’exportation des marchandises françaises vers ces deux marchés a considérablement augmenté. L’accroissement des capitaux entraîna en France une série de spéculations, dont le prétexte fut l’exploitation sur une grande échelle des mines d’or de la Californie. On vit surgir une foule de sociétés, dont le faible montant des actions et les prospectus teintés de socialisme, faisaient directement appel à la bourse des petits bourgeois et des ouvriers. En fait, elles aboutissent toutes à cette espèce d’escroquerie toute particulière aux Français et aux Chinois. L’une de ces sociétés n’est-elle pas directement protégée par le gouvernement ? Les droits d’importation s’élevèrent en France dans les neuf premiers mois de 1848 à 63 millions de francs ; en 1849, à 95 millions ; et en 1850, à 93 millions. Au mois de septembre 1850, ils continuèrent à s’élever de plus d’un million par [118] rapport au même mois de 1849. L’exportation a également augmenté en 1849 et plus encore en 1850.

La preuve la plus frappante du retour à la prospérité est le rétablissement des paiements en espèces de la Banque par la loi du 6 septembre 1850. Le 15 mars 1848, la Banque avait été autorisée à suspendre ses paiements en espèces. La circulation des billets, y compris celle des banques de province, se montait alors à 373 millions de francs (14 920 000 L.st.). Le 2 novembre 1849, cette circulation atteignit 19 280 000 L.st., soit une augmentation de 4 360 000 Lst. ; le 2 septembre 1850, 19 840 000 L.sL, soit une augmentation d’environ 5 millions de livres sterling, Il ne s’ensuivit aucune dépréciation des billets ; au contraire, l’accroissement des billets en circulation s’accompagna d’une accumulation, sans cesse croissante d’or et d’argent dans les caves de la Banque, si bien qu’en été 1850 la réserve métallique s’élevait à quelque 14 millions de livres sterling, somme inouïe pour la France Le fait que la Banque fut en mesure d’élever sa circulation et, partant son capital actif de 123 millions de francs, soit 5 millions de livres sterling, prouve d’une façon frappante combien nous avions raison d’affirmer, dans un fascicule antérieur, que l’aristocratie financière non seulement n’a pas été renversée par la révolution, mais qu’elle en fut même renforcée. Ce résultat apparaît de manière évidente si l’on parcourt la législation bancaire française de ces dernières années : le 10 juin 1847, la Banque fut autorisée à émettre des billets de banque de 200 francs, le plus petit billet était jusque-là de 500 francs. Un décret du 15, mars 1848 déclara monnaie légale les billets de la Banque de France, tout en dispensant celle-ci de l’obligation de les rembourser en espèces. Son émission de billets fut limitée à 350 millions de francs. En même temps, elle fut autorisée à émettre des billets de 100 francs. Un décret du 27 avril ordonna la fusion des banques départementales avec la Banque de France. Un autre décret du [119] 2 mai 1848 éleva son émission de billets à 442 millions de francs. Un décret du 22 décembre 1849 porta le maximum de l’émission de billets à 525 millions de francs. Enfin, la loi du 6 septembre 1850 rétablit l’échangeabilité des billets contre espèces. Ces faits, l’augmentation continuelle de la circulation, la concentration de tout le crédit français dans les mains de la Banque ainsi que l’accumulation de tout l’or et l’argent français dans ses caves, amenèrent M. Proudhon à la conclusion que la Banque devait maintenant dépouiller sa vieille peau de serpent pour se métamorphoser en une banque populaire à la Proudhon. Même sans qu’il soit nécessaire de connaître l’histoire de la restriction bancaire anglaise de 1797-1819, il suffit d’un coup d’œil jeté sur l’autre côté de la Manche pour constater que ce fait inouï pour lui dans l’histoire de la société bourgeoise, n’est qu’un événement bourgeois tout à fait normal, bien qu’il se produit aujourd’hui pour la première fois en France. On voit que les prétendus théoriciens révolutionnaires qui, après le Gouvernement provisoire, donnèrent le ton à Paris, sont aussi ignorants de la nature et des effets des mesures prises que ces Messieurs du Gouvernement provisoire eux-mêmes.

En dépit de la prospérité industrielle et commerciale dont la France jouit momentanément, la masse de la population, les 25 millions de paysans, souffrent d’une grave dépression. Les bonnes récoltes de ces dernières années ont plus fait baisser les prix des céréales en France qu’en Angleterre, et la condition des paysans endettés, sucés jusqu’à la moelle par l’usure et écrasés d’impôts, n’est guère brillante. Cependant, l’histoire des trois dernières années a démontré à loisir que cette classe de la population est absolument incapable d’initiative révolutionnaire.

De même que la crise, la prospérité survint sur le continent plus tard qu’en Angleterre. C’est toujours en Angleterre que commence le processus initial ; elle est le démiurge du cosmos bourgeois. Les diverses [120] phases du cycle que la société bourgeoise parcourt toujours à nouveau ont une forme secondaire et tertiaire sur le continent. D’abord, le continent a exporté démesurément plus en Angleterre que dans tout autre pays. Mais cette exportation en Angleterre dépend à son tour de l’état de l’Angleterre, en particulier par rapport au marché d’outre-mer. Ensuite, l’Angleterre exporte incomparablement plus dans les pays d’outremer que l’ensemble du continent, de sorte que les quantités exportées par le continent vers ces pays dépendent toujours des exportations anglaises d’outremer.

Si, par conséquent, les crises engendrent des révolutions d’abord sur le continent, leur origine se trouve néanmoins toujours en Angleterre. C’est aux extrémités de l’organisme bourgeois que doivent naturellement se produire les commotions violentes avant d’arriver au cœur, car la possibilité d’une compensation est plus grande ici que là.

La violence avec laquelle les révolutions continentales se répercutent en Angleterre est en même temps le thermomètre qui indique dans quelle mesure ces révolutions mettent réellement en danger les conditions d’existence bourgeoises, ou jusqu’à quel point elles n’atteignent que leurs formations politiques [18].

Du fait de la prospérité générale, au cours de laquelle les forces productives de la société bourgeoise se développent avec toute la luxuriance possible dans les rapports sociaux bourgeois, il ne peut être question de véritable révolution. Celle-ci n’est possible qu’aux périodes où ces deux facteurs, les forces productives modernes et les formes bourgeoises de production, entrent en conflit les unes avec les autres. Les différentes querelles auxquelles s’adonnent aujourd’hui les représentants des diverses fractions du parti de l’Ordre du continent et dans lesquelles elles se discréditent les unes les autres, bien loin de fournir de nouvelles occasions de révolutions ne sont au contraire possibles que parce que les rapports sociaux sont en ce moment solidement assurés [121] sur la base bourgeoise - ce que la réaction ignore.

Les multiples tentatives faites par la réaction pour endiguer l’essor social de la bourgeoisie viendront à échouer contre cette base - et ce, aussi sûrement que toute l’indignation morale et toutes les proclamations, enflammées des démocrates. Une nouvelle révolution ne sera possible qu’à la suite d’une nouvelle crise : l’une est aussi certaine que l’autre [19].

L’issue de la crise de 1848-49[modifier le wikicode]

Engels, l’Angleterre, 23-1-1852.

Après avoir sapé en Angleterre les institutions politiques traditionnelles et révolutionné sans arrêt de fond en comble la société anglaise, la grande industrie poursuit imperturbablement son cours, sans se préoccuper de ce que la révolution ou la contre-révolution triomphe momentanément sur le continent. Et si elle avance lentement, c’est qu’elle va sûrement et ne fait jamais un pas en arrière. La défaite des chartistes le 10 avril 1848 était exclusivement la défaite et le rejet catégorique de l’influence politique extérieure - les grands leviers de l’évolution anglaise ne sont pas les bouleversements politiques du continent, mais les crises économiques universelles, c’est-à-dire les à-coups matériels directs qui mettent en question l’existence de chacun. Or à présent, où un évincement définitif de toutes les classes traditionnelles du pouvoir politique par la bourgeoisie industrielle - et, de ce fait, la possibilité de la bataille décisive entre la bourgeoisie industrielle et le prolétariat - est annoncé comme très proche par les symptômes les plus évidents, une perturbation de cette évolution[20], par un asservissement même momentané de l’Angleterre par les avides prétoriens du 2 décembre, aurait les conséquences les plus graves pour tout le mouvement européen.

[122]

Dans la seule Angleterre, l’industrie a acquis de telles dimensions que tout l’intérêt national et toutes les conditions de l’ensemble des classes s’y concentrent. Or, l’industrie, c’est, d’une part, la bourgeoisie industrielle, et, d’autre part, le prolétariat industriel, et c’est autour de ces deux classes que se regroupent toujours plus toutes les autres catégories qui forment la nation. Ici donc, il n’existe plus qu’une seule question : qui doit régner ? - les capitalistes industriels ou les ouvriers. Ici, plus que partout ailleurs, nous trouvons le terrain, où la lutte des classes, sous sa forme moderne, peut être mené à terme, et où le prolétariat industriel, d’une part, possède la force pour conquérir le pouvoir politique, et, d’autre part, trouve devant lui les moyens matériels, les forces productives, qui lui permettent une révolution sociale complète avec l’élimination finale des antagonismes de classe. Or, l’ensemble du parti prolétarien d’Europe a le plus grand intérêt à ce que se poursuive dans cette direction l’évolution anglaise qui témoigne de la croissance maximale de l’antagonisme des deux classes industrielles, évolution qui aboutira à l’élimination finale de la classe exploiteuse par la classe opprimée. Il importe que cette évolution ne soit pas dévoyée par une oppression étrangère qui en affaiblirait l’énergie et ajournerait la lutte décisive pour un temps indéterminé...

  1. Nous avons réuni sous une seule rubrique tous les textes de Marx-Engels sur la crise de 1848. Celle surgit d'emblée avec ses prolongements politiques, militaires et révolutionnaires, et en ce sens annonce des développements futurs. L'histoire procède donc toujours par anticipations fulgurantes. Des crises suivantes, notamment celle de 1857, Marx-Engels attendront avec anxiété les prolongements révolutionnaires, et on sent bien dans leurs analyses qu'ils sont tiraillés entre les Poussées révolutionnaires des masses ouvrières et le sentiment que le capitalisme juvénile et encore progressif a devant lui un long développement historique. Le lecteur attentif notera combien positivement Marx-Engels juge encore l'action révolutionnaire du capitalisme en Europe, notamment en Allemagne, bien qu'il soit pourtant en crise grave. On ne peut dire qu'il ait jamais sous-estimé l'adversaire bourgeois qu'ils considéraient pourtant sans complaisance. Ils savaient déjà qu'un mode de production ne peut être éliminé tant qu'il est encore progressif. Après la crise de 1857, Marx déclara carrément qu'une révolution sur le continent aurait toutes les chances d'être étouffée par l'hydre de la société bourgeoise en expansion en Europe de l'Est, en Asie, en Afrique aussi bien qu'en Amérique : cf. Marx-Engels, la Chine, 10/18, p. 36. L'article sur la Crise de 1847 a été rédigé en français par Engels pour la Réforme de Paris qui l'a publié le 26-X-1847.
  2. John Noakes est l'auteur de The Right of the Aristocracy to the Soil, London, 1847. Le compte rendu en a été fait dans l'organe chartiste anglais The Northern Star, n o 522 du 23-X-1847.
  3. Engels constate que la bourgeoisie anglaise elle-même, loin de dominer toute la société anglaise, composait avec des classes surannées que l'essor du capital devait encore balayer. L'expansion du capital et les revendications démocratiques appuyées par les ouvriers contribueront progressivement à les éliminer
  4. Engels rapporte qu' « à la suite de la maladie de la pomme de terre, la famine qui s'abattit sur l'Irlande en 1847, conduisit à la tombe un million d'Irlandais se nourrissant exclusivement ou presque de ces tubercules, et en jeta deux millions de l'autre côté de l’Atlantique » (cf. Dialectique de la Nature, Editions Sociales, p. 181). Le sort de l’Irlande annonce ici celui du Tiers Monde de nos jours, et Marx en est conscient : cf. les chapitres l'Irlande, première colonie anglaise, puis Irlande et émigration, et enfin Déportation et génocide comme bases de la richesse bourgeoise. l'Irlande, in Marx-Engels, la Critique de Malthus, Edit. Maspéro, p. 109-127.
  5. Dans Le Capital III, chap. xxv-xxvi sur le Crédit et le capital fictif (Éditions Sociales, p. 64-100), Marx décrit longuement les aspects monétaires et financiers de la crise de 1847 en Angleterre. Il trace une brève synthèse de la crise, p. 81-82.
  6. Dans son article du 27-VII-1857, sur la Situation financière de la France, Marx évoquait encore la prépondérance écrasante que le premier pays capitaliste du monde exerçait sur l'Europe en lutte pour se hausser au mode de production bourgeois de production : « Lorsqu'en 1848-1849, l’Angleterre pesait de toutes ses forces, comme un cauchemar, sur la révolution européenne, elle eut tout d'abord peur de cette révolution ; bientôt elle la considéra comme un spectacle en vue de se distraire de son ennui inné, puis elle se mit tout doucement à la trahir en flirtant çà et là avec elle, et à la fin se mit en devoir d'en tirer sérieusement de l'argent. On est fondé de dire que son bien-être industriel qui avait été gravement compromis par la crise commerciale de 1846-1847, a été rétabli dans une certaine mesure grâce à la révolution de 1848. »
  7. Marx fait allusion aux lois céréalières votées le 26-VI-1847 par le parlement anglais. Ces lois expliquent en partie que le capitalisme anglais a pu surmonter aussi facilement sa crise industrielle. Les bas prix des céréales eurent pour effet de faire baisser les salaires, et en conséquence de faire hausser le taux de profit. La composition organique du capital s'en trouve améliorée. Cette hausse de la productivité du capital stimula l'industrie aussi bien que dans l'agriculture, qui fut désormais gérée de manière très moderne non seulement en Angleterre, mais encore aux États-Unis où le capitalisme connut un essor prodigieux.
  8. La crise fut évitée finalement, ce qui brisa les reins à la révolution européenne de 1848-49 et assura un essor économique prodigieux au capitalisme hors d'Europe, outre qu'elle assura en grande partie la reprise économique en Angleterre. Ce fut la découverte des mines d'or aux U.S.A. et en Australie, qui arma la bourgeoisie de tous les pays contre le prolétariat. Le 24 août 1852, Engels écrivait à Marx : « La Californie et l’Australie sont deux cas qui ne pouvaient être prévus par le Manifeste. [qui donna dans ses dernières pages les directives aux combattants européens de la révolution qui allait éclater. N. d. Tr.]. C'est la création ex nihilo de nouveaux grands marchés. Il faut en tenir compte. »
  9. Marx fait allusion à la revue de janvier-février 1850 de la Nouvelle Gazette rhénane. Revue politique et économique, no 2. Le lecteur en trouvera la traduction française dans Marx-Engett, Ecrits militaires, l’Herne, p. 276-87. En plein événement révolutionnaire, Marx-Engeh escomptaient alors une « reprise » de la crise économique qui aurait pu relancer la vague révolutionnaire après la défaite du prolétariat parisien en juin 1849 : cf. la Contre-partie révolutionnaire en Europe centrale et méridionale. p. 221-266, in Ecrits militaires. Au lieu de prendre son essor vers l'Europe centrale et orientale, le capitalisme s'orienta - comme (on l'a vu - vers les États-Unis et l'Australie où il rencontrait le moins d'obstacles politiques et sociaux que sur le continent dominé par le tsarisme russe.
  10. Une expansion du capitalisme vers l'Europe centrale et orientale faisait peser sur la bourgeoisie anglaise la menace de ruiner son allié féodal qui la soutenait dans sa lutte contre le prolétariat insurgé. Celui-ci avait donc un intérêt vital à l'extension de la révolution au reste de l'Europe.
  11. Ce texte est remarquable à plusieurs points de vue. Ce n'est pas par hasard que Marx s'amuse visiblement quand il décrit la crise en Angleterre où celle-ci n’est qu'économique et a des côtés burlesques, surtout chez les classes dominantes. Le drame - ses prolongements politique si militaires et révolutionnaires - demeure réservé au continent européen, et alors, tout change. Par ailleurs, Marx découvre dans l'économie quels de vent être les tâches et -les buts de la révolution : ici, la diffusion de la société bourgeoise en Europe centrale, méridionale et orientale. C'est ce qui explique que Marx défend - Ô paradoxe pour le lecteur superficiel développement du capitalisme sur le continent. En fait, les horreurs ne se proposent jamais que des tâches possibles et réalisables dans l'histoire. Ainsi, « la révolution de 1848 a fait exécuter, en somme, la tâche de la bourgeoisie par des combattants prolétariens, sous la bannière du prolétariat » (Préface polonaise de 1892 du Manifeste). Si dans le texte suivant Marx décrit donc, sou des couleurs attrayantes, le capitalisme aux États-Unis avec la forme républicaine la plus favorable à son développement lors de la révolution politique, c'est que c'était encore un modèle pour l'Allemagne et les pays centraux de l’Europe.
  12. Dès 1849, Marx, conscient de ce que la base économique détermine les activités politiques et idéologiques de la superstructure, se mit en devoir de rechercher les causes précises de ce que l'on appelle la « défaite » de la révolution de 1848 : « De différents côtés, on nous a reproché de n'avoir pas exposé les rapports économiques qui constituent la base matérielle des luttes entre les classes et entre les nations d'aujourd'hui. De propos délibéré, nous n'avons évoqué ces rapports-là que s'ils se manifestaient directement en des collisions politiques. « Il importait tout d'abord de suivre la lutte des classes dans l'événement quotidien. Il y avait plusieurs faits dont nous tenions à donner la preuve empirique, grâce à la méthode historique disponible et chaque jour renouvelée... Au cours de 1848, nos lecteurs ont vu la lutte des classes prendre des formes politiques colossales. Le moment est venu d'examiner de plus près les rapports économiques. (Travail salarié et capital, 1849.) En ce qui concerne les buts et les aspirations de la révolution de 1848, Engels précisait qu'ils étaient déterminés par le développement historique et économique de la société : « L'une des tâches véritables de la révolution de 1848 - et les tâches véritables, et non illusoires, d'une révolution sont toujours accomplies à la suite de cette révolution - a été la restauration des nationalités opprimées et dispersées d'Europe centrale, pour autant qu'elles étaient viables et mûres pour l'indépendance » (à Kautsky, 7-11-1882). Dans ce texte, Marx-Engels montrent clairement que la crise elle-même est un mécanisme inhérent au capitalisme, puisqu'elle lui permet - si la révolution n'abat pas le capital - de surmonter certaines de ses limitations et contradictions pour se hausser à un niveau de développement plus élevé encore des forces productives. Cette dialectique explique que la crise est un moyen violent de la reprise économique, comme, la faillite des petits capitalistes renforce encore les gros. Ainsi, les États-Unis d'Amérique furent les grands bénéficiaires - aux dépens de l'Europe centrale - de la crise de 1848. L'histoire se répète décidément !
  13. Marx-Engels citent l'Economist du 2l-IX~I850. On notera ici que l'Angleterre était alors en concurrence directe avec sa colonie américaine, dont elle « dépendait » pour la matière première de son industrie, de base - le coton. Albion se trouvait donc dans la situation paradoxale que voici : elle devait briser la force des esclavagistes du Sud, mais était menacée encore davantage par l’essor de la production marchande du nord des États-Unis, qui visaient la suprématie économique dans le monde. D'où son attitude ambiguë au cours de la guerre de Sécession : cf. MarxEngels, la Guerre civile aux États-Unis, 10/18.
  14. Aujourd'hui, le cours des changes, qui se calcule essentiellement en fonction de l'excédent ou déficit de la balance commerciale, sanctionne à l'échelle internationale la santé ou les difficultés économiques de chaque nation.
  15. Marx fait allusion à la revue de janvier-février 1850 de la Nouvelle Gazette rhénane. Revue politique et économique, no 2. Le lecteur en trouvera la traduction française dans Marx-Engett, Ecrits militaires, l’Herne, p. 276-87. En plein événement révolutionnaire, Marx-Engeh escomptaient alors une « reprise » de la crise économique qui aurait pu relancer la vague révolutionnaire après la défaite du prolétariat parisien en juin 1849 : cf. la Contre-partie révolutionnaire en Europe centrale et méridionale. p. 221-266, in Écrits militaires. Au lieu de prendre son essor vers l'Europe centrale et orientale, le capitalisme s'orienta - comme (on l'a vu - vers les États-Unis et l'Australie où il rencontrait le moins d'obstacles politiques et sociaux que sur le continent dominé par le tsarisme russe.
  16. Dans sa revue de janvier-février 1850, Marx avait déjà cité presque textuellement tout ce passage sur le déplacement des voies du commerce mondial vers l'Amérique, et il avait ajouté cette prévision grandiose du développement capitaliste qui allait s'achever par la déchéance de la vieille Europe au profit des États-Unis d'Amérique : L'océan Pacifique jouera à l'avenir le même rôle que l'Atlantique de nos jours et la Méditerranée dans l'antiquité, celui de grande voie d'eau du commerce mondial, et l'océan Atlantique tombera au niveau d'une mer intérieure, comme c'est le cas maintenant de la Méditerranée. « La seule chance pour que les pays civilisés d'Europe ne tombent pas dans la même dépendance industrielle, commerciale et politique que l'Italie, l'Espagne et le Portugal actuels, c'est qu'ils entreprennent une révolution sociale qui, alors qu'il en est temps encore, transformera l'économie et la distribution conformément aux besoins de la production découlant des capacités productives modernes, afin de permettre le développement de forces de production nouvelles qui assureraient la supériorité de l'industrie européenne et compenseraient ainsi les inconvénients de la situation géographique. »Marx analyse avec tant de souci le développement vertigineux des moyens de communication mondiaux, parce qu'il y décèle des possibilités inouïes de spéculation, et donc de crise. L'essor des chemins de fer en Angleterre et en Europe n'avait-il pas suscité d'énormes transactions spéculatives et déclenché à la fin la crise de 1848 ?
  17. Marx analyse avec tant de souci le développement vertigineux des moyens de communication mondiaux, parce qu'il y décèle des possibilités inouïes de spéculation, et donc de crise. L'essor des chemins de fer en Angleterre et en Europe n'avait-il pas suscité d'énormes transactions spéculatives et déclenché à la fin la crise de 1848 ?
  18. Reprenant le passage qui suit dans sa Contribution à l'histoire sur la « Ligue des communistes », Engels souhaitait que les partis politiques dépendent - pour ce qui est de leurs effectifs et de leur combativité, voire de leur existence - des conditions économiques, et le parti prolétarien n'échappe pas à cette détermination : « Le sort de cette organisation [la Ligue des communistes], était directement lié aux perspectives d'une reprise révolutionnaire. Or, celles-ci devenaient de plus en plus incertaines, voire contraires au cours de l'année 1850. La crise industrielle qui avait préparé la révolution de 1848, était surmontée, et il s'ouvrait une nouvelle période de prospérité industrielle sans pareille jusqu'ici. Quiconque avait des yeux pour voir, et s'en servait, s'apercevait clairement que la tempête révolutionnaire de 1848 s'apaisait progressivement » (cf. trad. fr., in Marx-Engels, le Parti de classe, t. II, Editions Maspéro, p. 39).
  19. Cette longue et minutieuse analyse de la crise de 1848 sert de base aux textes de Marx-Engels sur les luttes politiques et révolutionnaires de 1848- 1849. C'est ainsi que Marx a repris la dernière page conclusive de ce texte dans les Luttes de Classes en France, 1848-1850 (Ed. Soc. 1948, p. 123- 124). Cf. également la remarque d'Engels en tête de la IVe Partie, p. 121.
  20. Dans son discours du 14 avril 1856, Marx tire les conclusions suivantes des luttes de 1848 : « Les prétendues révolutions de 1848 n'étaient que des épisodes dérisoires, de petites fractures et fissures dans la croûte dure de la société européenne. Cependant, ils révélaient un abîme. Sous la surface en apparence solide, elles montraient un océan de laves en ébullition qui ne, demandaient qu'une pression pour faire éclater en morceaux des continents de roche solide. Dans les clameurs et la confusion, elles annonçaient l'émancipation du prolétariat, c'est-à-dire le secret du XIXe siècle et la révolution des temps modernes. « Cette révolution sociale n'était cependant pas une nouveauté découverte en 1848. La vapeur, l'électricité et la machine à filer automatique qui se développèrent à cette occasion, furent des révolutionnaires bien plus dangereux que les citoyens Barbès, Raspail et Blanqui eux-mêmes » (Werke, 12, p. 3). Engels évoque ici les velléités d'invasion de l’Angleterre par la soldatesque de Napoléon III qui cherchait à singer son grand oncle, en déviant les énergies populaires vers des buts nationaux fallacieux - guerre de Crimée, campagne du Mexique, etc.