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La révolution permanente
Introduction[modifier le wikicode]
Le présent ouvrage est consacré à une question qui est étroitement liée à l'histoire des trois révolutions russes et qui va même au-delà. Pendant ces dernières années, cette question a joué un rôle immense dans les luttes intestines du parti communiste de l'Union soviétique ; elle a été ensuite posée devant l'Internationale communiste ; elle a joué un rôle décisif dans le développement de la Révolution chinoise et a déterminé toute une série de décisions extrêmement graves, ayant trait à la lutte révolutionnaire dans les pays d'Orient. Il s'agit de la théorie dite de la " révolution permanente " qui, d'après les épigones du léninisme (Zinoviev, Staline, Boukharine et autres) constitue le péché originel du " trotskysme ".
La question de la révolution permanente, après un long intervalle, fut soulevée à nouveau, en 1924, d'une façon qui pouvait sembler d'abord tout à fait inattendue. Il n'y avait aucune raison politique à la reprise d'une discussion : il s'agissait de controverses oubliées depuis fort longtemps. Mais il y avait par contre de nombreuses raisons psychologiques. Le groupe dit des " vieux-bolcheviks " qui entreprit une offensive contre moi m'opposa tout d'abord son titre de " vieux ". Un grand obstacle se dressait pourtant sur son chemin : c'était 1917, Si importante qu’aie été l'histoire des luttes idéologiques précédentes et de la préparation révolutionnaire, toute cette phase première, pour l'ensemble du parti comme pour les individus, trouva sa plus haute justification, irrévocable, dans la révolution d'Octobre. Aucun des épigones n'avait réussi à passer cette épreuve.
Au moment de, la révolution de février 1917 tous, sans exception, ont occupé les positions vulgaires de la gauche démocratique. Pas un d'entre eux n'a formulé le mot d'ordre de la lutte du prolétariat pour le pouvoir. Tous ont considéré l'orientation vers la révolution socialiste comme absurde ou, pis encore, comme du " trotskysme ". C'est dans cet esprit qu'ils ont dirigé le parti jusqu'au retour de Lénine de l'étranger et jusqu'à la publication de ses célèbres thèses du 4 avril. Après cela Kamenev, déjà en lutte directe contre Lénine, essaya d'organiser ouvertement l'aile démocratique dans le bolchevisme. Zinoviev, arrivé avec Lénine, se rallia ensuite à lui. Staline, très compromis par sa position social-patriotique, se tint à l'écart. Staline, laissant au parti le temps d'oublier les lamentables articles et discours dont il fut l'auteur durant les semaines décisives de mars, se rapprocha peu à peu du point de vue de Lénine. Tout cela souleva naturellement la question : qu'avait appris du léninisme chacun de ces dirigeants " vieux-bolcheviks ", puisque au moment historique le plus grave et le plus lourd de responsabilités, aucun d'eux ne fut capable d'utiliser lui-même toute l'expérience théorique et pratique du parti ? Il fallait à tout prix écarter cette question et lui en substituer une autre. C'est pourquoi il fut décidé d'ouvrir le feu sur la théorie de la révolution permanente. Mes contradicteurs, bien entendu, ne pouvaient alors prévoir qu'après avoir créé un axe artificiel de lutte, ils seraient ensuite forcés, à leur insu, de tourner autour de cet axe et de créer, de cette manière, une conception nouvelle.
J'ai formulé les points essentiels de la théorie de la révolution permanente avant même les événements décisifs de l'année 1905. La Russie allait au-devant d'une révolution bourgeoise. Parmi les social-démocrates russes (nous portions tous le nom de social-démocrate, en ce temps-là) tout le monde était sûr que nous nous acheminions précisément vers une révolution bourgeoise, c'est-à-dire vers une révolution provoquée par la contradiction entre le développement des forces productives de la société capitaliste et les rapports surannés de classe et d'Etat légués par l'époque du servage et le Moyen Age. A cette époque, luttant contre les narodniki (populistes) et les anarchistes, j'ai consacré nombre d'articles et de discours à l'interprétation marxiste du caractère bourgeois de la révolution imminente.
Mais ce caractère bourgeois de la révolution ne laissait pas prévoir quelles classes auraient à réaliser les tâches de la révolution démocratique et quelle forme prendraient alors les rapports entre les classes. Et, cependant, c'était là le point de départ de tous les problèmes stratégiques fondamentaux.
Plékhanov, Axelrod, Zassoulitch, Martov, suivis par tous les mencheviks russes, partaient de ce point de vue que le rôle dirigeant dans une révolution bourgeoise ne pouvait appartenir qu'à la bourgeoisie libérale, en qualité de prétendant naturel au pouvoir. D’après ce schéma, incombait au parti du prolétariat le rôle d'aile gauche du front démocratique : la social-démocratie devait soutenir la bourgeoisie libérale dans la lutte contre la réaction, mais en même temps elle devait défendre les intérêts du prolétariat contre la bourgeoisie libérale. En d'autres termes, les mencheviks considéraient surtout la révolution bourgeoise comme une réforme libérale et constitutionnelle.
Lénine posait le problème tout autrement. La libération des forces productives de la société bourgeoise du joug du servage signifiait avant tout pour lui la solution radicale du problème agraire dans le sens d'une liquidation définitive de la classe des grands propriétaires fonciers et d'une transformation révolutionnaire dans le domaine de la propriété de la terre. Tout cela était indissolublement lié à l'abolition de la monarchie. Avec une audace véritablement révolutionnaire, Lénine avait posé le problème agraire, qui touchait aux intérêts vitaux de l'énorme majorité de la population et qui était en même temps le problème fondamental du marché capitaliste. Puisque la bourgeoisie libérale, qui s'opposait aux ouvriers, était liée à la grande propriété foncière par de très nombreux liens, la libération vraiment démocratique de la paysannerie ne pouvait s'accomplir que par la coopération révolutionnaire des ouvriers et des paysans.
En cas de victoire, cette révolte commune contre l'ancien régime devait, selon Lénine, amener l'instauration de la " dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie ".
Dans l'Internationale communiste, on répète à présent cette formule comme un dogme supra-historique, sans essayer de faire l'analyse de l'expérience historique vivante du dernier quart de siècle, comme si nous n'avions pas été acteurs et témoins de la révolution de 1905, de la révolution de février 1917 et enfin du bouleversement d'octobre ! Cependant, une telle analyse historique est d'autant plus nécessaire que le régime de la " dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie " n'a jamais existé en réalité. En 1905, Lénine s'en servait comme d'une hypothèse stratégique qui demandait encore à être vérifiée par le cours réel de la lutte de classe. La formule de la dictature démocratique du prolétariat et des paysans avait surtout, et à dessein, un caractère algébrique. Lénine ne résolvait pas par avance le problème des rapports politiques entre les deux participants de la dictature démocratique éventuelle : le prolétariat et la paysannerie. Il n'excluait pas la possibilité pour les paysans d'être représentés dans la révolution par un parti spécial, qui serait indépendant non seulement de la bourgeoisie, mais aussi du prolétariat, et capable de faire la révolution démocratique en s’unissant au parti du prolétariat dans la lutte contre la bourgeoisie libérale. Comme nous le verrons par la suite, Lénine admettait même que le parti révolutionnaire paysan puisse avoir la majorité dans le gouvernement de la dictature démocratique.
Depuis l'automne 1902 pour le moins, c'est-à-dire depuis l'époque de ma première fuite à l'étranger, j'ai été le disciple de Lénine en ce qui concerne le rôle décisif du bouleversement agraire dans le sort de notre révolution bourgeoise. Contrairement à tous les racontars absurdes des dernières années, j'étais alors parfaitement convaincu que la révolution agraire et, par conséquent, la révolution démocratique ne pouvaient s'accomplir qu'au cours de la lutte contre la bourgeoisie libérale, par les efforts conjugués des ouvriers et des paysans. Mais je m'opposais à la formule " dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie " car elle avait, selon moi, le défaut de laisser en suspens la question : à laquelle de ces deux classes appartiendra la dictature réelle ?
J'essayais de démontrer qu'en dépit de leur énorme importance sociale et révolutionnaire, les paysans ne sont capables ni de former un parti véritablement indépendant ni, encore moins, de concentrer le pouvoir révolutionnaire entre les mains d'un tel parti. Dans toutes les révolutions passées, à partir de la Réforme allemande du XVI° siècle et même plus tôt, les paysans en révolte ont toujours donné leur appui à l'une des fractions de la bourgeoisie des villes et lui ont ainsi souvent permis de remporter la victoire. De même estimais-je que dans notre révolution bourgeoise tardive, les paysans, au moment suprême de leur lutte, peuvent prêter une aide analogue au prolétariat et l'aider à prendre le pouvoir. J'en arrivais à la conclusion que notre révolution bourgeoise ne pouvait accomplir réellement ses tâches que dans le cas ou le prolétariat, appuyé par les millions de paysans, aurait concentré entre ses mains la dictature révolutionnaire.
Quel serait le contenu social de cette dictature ? Tout d'abord, elle devait mener jusqu'au bout la révolution agraire et la reconstruction démocratique de l'Etat. Autrement dit, la dictature du prolétariat devenait l'arme avec laquelle seraient atteints les objectifs historiques de la révolution bourgeoise retardée. Mais elle ne pouvait s'arrêter là. Arrivé au pouvoir, le prolétariat serait obligé de faire des incursions de plus en plus profondes dans les rapports de propriété privée en général, c'est-à-dire de prendre le chemin des mesures socialistes.
- Mais croyez-vous vraiment que la Russie soit déjà mûre pour une révolution socialiste ? m'ont objecté bien des fois les Staline, Rykov et autres Molotov des années 1905-1917. J'ai toujours répondu : non, je ne le crois pas. Mais l'économie mondiale, l'économie européenne en particulier, est parfaitement mûre pour cette révolution. La dictature du prolétariat en Russie nous conduira-t-elle ou non au socialisme ? Selon quels rythmes et par quelles étapes ? Tout cela dépendra de l'avenir du capitalisme européen et mondial.
Voilà les traits essentiels de la théorie de la révolution permanente telle qu'elle s'était formée dans les premiers mois de l'année 1905. Trois révolutions ont eu lieu depuis. Le prolétariat russe est arrivé au pouvoir, porté par la vague puissante d'une insurrection paysanne. La dictature du prolétariat est devenue un fait accompli en Russie avant de surgir dans les autres pays du monde, incomparablement plus développés qu'elle. En 1924, sept ans après la confirmation éclatante du pronostic historique de la théorie de la révolution permanente, les épigones ont déchaîné contre elle une campagne enragée, détachant de mes vieux écrits des phrases tronquées et des répliques polémiques que j'avais moi-même bien oubliées depuis ce temps-là.
Ici, il est bon de rappeler que la première révolution russe éclata un peu plus d'un demi-siècle après l'époque des révolutions bourgeoises en Europe, et trente-cinq ans après l'insurrection de la Commune de Paris. L'Europe avait eu le temps de perdre l'habitude des révolutions. La Russie ne les avait pas connues du tout. Tous les problèmes de la révolution se posaient en termes nouveaux, Il est facile de comprendre que la révolution à venir représentait alors pour nous une masse d'éléments inconnus ou douteux. Les formules de tous les groupements n'étaient pas autre chose, en somme, que des hypothèses de travail. Il faut être complètement incapable de faire un pronostic historique et d'en comprendre les méthodes pour considérer, aujourd'hui, les évaluations et les analyses de 1905 comme si elles dataient d'hier. Je me suis souvent dit et j'ai souvent répété à mes amis : je ne doute pas qu'il y ait eu, dans mes pronostics de 1905, de grandes lacunes qu'il est très facile de découvrir aujourd'hui après coup. Mais tous mes critiques ont-ils prévu mieux que moi et plus loin ? N'ayant pas eu l'occasion de relire mes anciens ouvrages, j'admettais par avance qu'ils contenaient des fautes beaucoup plus graves et plus importantes qu'ils n'en comportent en réalité, Je m'en suis convaincu, en 1928, pendant mon exil à Alma-Ata où le repos politique forcé me donna le temps nécessaire pour relire et annoter mes vieux écrits consacrés au problème de la révolution permanente. J'espère que le lecteur arrivera à la même conviction après avoir lu l'exposé qui suit.
Il est cependant nécessaire, tout en restant dans les cadres de cette introduction, de donner une caractéristique, aussi exacte que possible, des éléments composant la théorie de la révolution permanente, et des principales objections qu'on lui fit. La discussion s'est tellement élargie et approfondie qu'elle embrasse, en somme, toutes les questions les plus importantes du mouvement révolutionnaire mondial.
La révolution permanente, au sens que Marx avait attribué à cette conception, signifie une révolution qui ne veut transiger avec aucune forme de domination de classe, qui ne s'arrête pas au stade démocratique mais passe aux mesures socialistes et à la guerre contre la réaction extérieure, une révolution dont chaque étape est contenue en germe dans l'étape précédente, une révolution qui ne finit qu'avec la liquidation totale de la société de classe.
Pour dissiper la confusion créée autour de la théorie de la révolution permanente, il faut distinguer trois catégories d'idées qui s'unissent et se fondent dans cette théorie.
Elle comprend, d’abord, le problème du passage de la révolution démocratique à la révolution socialiste. Et c'est là au fond son origine historique.
L'idée de la révolution permanente fut mise en avant par les grands communistes du milieu du XIX° siècle, Marx et ses disciples, pour faire pièce à l'idéologie bourgeoise qui, comme on le sait, prétend qu'après l'établissement d'un Etat " rationnel " ou démocratique, toutes les questions peuvent être résolues par la voie pacifique de l'évolution et des réformes. Marx ne considérait la révolution bourgeoise de 1848 que comme le prologue immédiat de la révolution prolétarienne, Marx s'était " trompé ". Mais son erreur était une erreur de fait, non une erreur de méthodologie. La révolution de 1848 ne se transforma pas en révolution socialiste. Mais c'est la raison pour laquelle elle n'aboutit pas au triomphe de la démocratie. Quant à la révolution allemande de 1918, elle n'est pas du tout l'achèvement démocratique d'une révolution bourgeoise : c'est une révolution prolétarienne décapitée par la social-démocratie ; plus exactement : c'est une contre-révolution bourgeoise qui, après sa victoire sur le prolétariat, a été obligée de conserver de fallacieuses apparences de démocratie.
D'après le schéma de l'évolution historique élaboré par le " marxisme " vulgaire, chaque société arrive, tôt ou tard, à se donner un régime démocratique ; alors le prolétariat s'organise et fait son éducation socialiste dans cette ambiance favorable. Cependant, en ce qui concerne le passage au socialisme, les réformistes avoués l'envisageaient sous l'aspect de réformes qui donneraient à la démocratie un contenu socialiste (Jaurès) ; les révolutionnaires formels reconnaissaient l'inéluctabilité de la violence révolutionnaire au moment du passage au socialisme (Guesde). Mais les uns et les autres considéraient la démocratie et le socialisme, chez tous les peuples et dans tous les pays, comme deux étapes non seulement distinctes, mais même très écartées l'une de l'autre dans l'évolution sociale. Cette idée était également prédominante chez les marxistes russes qui, en 1905, appartenaient plutôt à l'aile gauche de la II° Internationale. Plekhanov, ce fondateur brillant du marxisme russe, considérait comme folle l'idée de la possibilité d'une dictature prolétarienne dans la Russie contemporaine. Ce point de vue était partagé non seulement par les mencheviks, mais aussi par l'écrasante majorité des dirigeants bolcheviques, en particulier par les dirigeants actuels du parti. Ils étaient alors des démocrates révolutionnaires résolus, mais les problèmes de la révolution socialiste leur semblaient, aussi bien en 1905 qu'à la veille de 1917, le prélude confus d'un avenir encore lointain.
La théorie de la révolution permanente, renaissant en 1905, déclara la guerre à cet ordre d'idées et à ces dispositions d'esprit. Elle démontrait qu'à notre époque l'accomplissement des tâches démocratiques, que se proposent les pays bourgeois arriérés, les mène directement à la dictature du prolétariat, et que celle-ci met les tâches socialistes à l'ordre du jour. Toute l'idée fondamentale de la théorie était là. Tandis que l'opinion traditionnelle estimait que le chemin vers la dictature du prolétariat passe par une longue période de démocratie, la théorie de la révolution permanente proclamait que, pour les pays arriérés, le chemin vers la démocratie passe par la dictature du prolétariat. Par conséquent, la démocratie était considérée non comme une fin en soi qui devait durer des dizaines d'années, mais comme le prologue immédiat de la révolution socialiste, à laquelle la rattachait un lien indissoluble. De cette manière, on rendait permanent le développement révolutionnaire qui allait de la révolution démocratique jusqu'à la transformation socialiste de la société.
Sous son deuxième aspect, la théorie de la révolution permanente caractérise la révolution socialiste elle-même. Pendant une période dont la durée est indéterminée, tous les rapports sociaux se transforment au cours d'une lutte intérieure continuelle. La société ne fait que changer sans cesse de peau. Chaque phase de reconstruction découle directement de la précédente. Les événements qui se déroulent gardent par nécessité un caractère politique, parce qu'ils prennent la forme de chocs entre les différents groupements de la société en transformation. Les explosions de la guerre civile et des guerres extérieures alternent avec les périodes de réformes " pacifiques ". Les bouleversements dans l'économie, la technique, la science, la famille, les mœurs et les coutumes forment, en s'accomplissant, des combinaisons et des rapports réciproques tellement complexes que la société ne peut pas arriver à un état d'équilibre. En cela se révèle le caractère permanent de la révolution socialiste elle-même.
Sous son troisième aspect, la théorie de la révolution permanente envisage le caractère international de la révolution socialiste qui résulte de l'état présent de l'économie et de la structure sociale de l'humanité. L'internationalisme n'est pas un principe abstrait : il ne constitue que le reflet politique et théorique du caractère mondial de l'économie, du développement mondial des forces productives et de l'élan mondial de la lutte de classe, La révolution socialiste commence sui le terrain national, mais elle ne peut en rester là. La révolution prolétarienne ne petit être maintenue dans les cadres nationaux que sous forme de régime provisoire, même si celui-ci dure assez longtemps, comme le démontre l'exemple de l'Union soviétique. Dans le cas où existe une dictature prolétarienne isolée, les contradictions intérieures et extérieures augmentent inévitablement, en même temps que les succès. Si l'Etat prolétarien continuait à rester isolé, il succomberait à la fin, victime de ces contradictions, Son salut réside uniquement dans la victoire du prolétariat des pays avancés. De ce point de vue, la révolution nationale ne constitue pas un but en soi ; elle ne représente qu'un maillon de la chaîne internationale. La révolution internationale, malgré ses reculs et ses reflux provisoires, représente un processus permanent.
La campagne des épigones est menée, sans arriver cependant à avoir toujours le même degré de netteté, contre les trois aspects de la théorie de la révolution permanente. C'est tout naturel, car il s'agit de trois parties indissolublement liées et formant un tout. Les épigones, par un procédé mécanique, séparent la dictature démocratique de la dictature socialiste, comme ils séparent la révolution socialiste nationale de la révolution internationale. Pour eux, la conquête du pouvoir dans les cadres nationaux représente, au fond, non pas l'acte initial, mais bien l'acte final de la révolution : ensuite s'ouvre la période des réformes qui aboutissent à la société socialiste nationale.
En 1905, ils n'admettaient même pas la possibilité pour le prolétariat russe de conquérir le pouvoir avant le prolétariat de l'Europe occidentale. En 1917 ils prêchaient la révolution démocratique en Russie, comme fin en soi, et repoussaient l'idée de la dictature du prolétariat. En 1925-1927, en Chine, ils s'orientèrent vers une révolution nationale sous la direction de la bourgeoisie. Ils lancèrent ensuite, pour la Chine, le mot d'ordre de la dictature démocratique des ouvriers et des paysans, qu'ils opposèrent à la dictature du prolétariat. Ils proclamèrent qu'il était tout à fait possible de construire dans l'Union soviétique une société socialiste isolée se suffisant à elle-même. La révolution mondiale, cessant d'être une condition indispensable pour le triomphe du socialisme, ne devint plus pour eux qu'une circonstance favorable. Les épigones en arrivèrent à cette rupture profonde avec le marxisme au cours de leur lutte permanente contre la théorie de la révolution permanente.
Cette lutte, commencée par la résurrection artificielle de certains souvenirs historiques et la falsification du lointain passé, conduisit à une révision complète des idées du groupe dirigeant de la révolution. Nous avons déjà expliqué maintes fois que cette révision des valeurs fut provoquée par les nécessités sociales de la bureaucratie soviétique : devenant de plus en plus conservatrice, elle aspirait à un ordre national stable ; elle estimait que la révolution accomplie, lui ayant assuré une situation privilégiée, était suffisante pour la construction pacifique du socialisme, et elle réclamait la consécration de cette thèse. Nous ne reviendrons plus ici sur cette question, niais nous nous bornerons à souligner que la Bureaucratie est parfaitement consciente de la liaison qui existe entre ses positions matérielles et idéologiques et la théorie du socialisme national. C'est précisément aujourd'hui que cela devient très clair bien que ou, peut-être, parce que l'appareil stalinien, assailli par des contradictions qu'il n'avait pas prévues, tourne de plus en plus à gauche et porte des coups sensibles à ses inspirateurs d'hier, appartenant à la droite. Comme on le sait, l'hostilité des bureaucrates envers l'opposition marxiste, à laquelle ils ont pourtant emprunté en hâte ses mots d'ordre et ses arguments, ne faiblit point. Lorsque des oppositionnels, voulant prêter leur appui à la politique de l'industrialisation, soulèvent la question de leur réintégration dans le parti, on leur demande, avant tout, de renier la théorie de la révolution permanente et de reconnaître, même indirectement, la théorie du socialisme dans un seul pays. En cela, la bureaucratie stalinienne trahit le caractère purement tactique de son tournant à gauche, tout en laissant intactes les bases stratégiques de son national-réformisme. L’importance de ce fait est évidente ; en politique, comme dans la guerre la tactique est en fin de compte subordonnée à la stratégie. La question qui nous occupe a, depuis longtemps, dépassé les cadres de la lutte contre le " trotskysme ". S'étendant de plus en plus, elle embrasse maintenant littéralement tous les problèmes de l'idéologie révolutionnaire. Révolution permanente ou Socialisme dans un seul pays, cette alternative embrasse les problèmes intérieurs de l'Union soviétique, les perspectives des révolutions en Orient et, finalement, le sort de toute l'Internationale communiste.
L'ouvrage que voici ne traite pas la question sous tous ses différents aspects, car il n'est pas nécessaire de répéter ce qui a été dit dans d'autres travaux de l'auteur. J'ai essayé de démontrer, au point de vue théorique, la faillite économique et politique du socialisme national dans ma Critique du programme de l'Internationale communiste. Les théoriciens de l'Internationale communiste n'ont pas soufflé mot à ce propos. C'était d'ailleurs la seule chose qui leur restait à faire. Dans le présent livre, je reconstitue tout d'abord la théorie de la révolution permanente, telle qu'elle a été formulée en 1905, conformément aux problèmes intérieurs de la révolution russe. Ensuite, je montre en quoi ma façon de poser la question différait de celle de Lénine et comment et pourquoi, aux moments décisifs, elle coïncida avec la sienne. Je tâche, enfin, de démontrer l'importance décisive qu'a le problème qui nous occupe pour le prolétariat des pays arriérés et, par conséquent, pour toute l'Internationale communiste.
Quelles accusations ont été formulées par les épigones contre la théorie de la révolution permanente ? Si on laisse de côté les innombrables contradictions de mes critiques, on arrive à tirer, de leur énorme production littéraire, ces quelques points essentiels :
1° Trotsky ignorait la différence entre la révolution bourgeoise et la révolution socialiste. En 1905 déjà, il croyait que le prolétariat russe avait, devant lui, comme tâche immédiate, la révolution socialiste ;
2° Trotsky, oubliait complètement le problème agraire. Le paysan n'existait pas pour lui. Il présentait la révolution comme un duel entre le prolétariat et le tsarisme ;
3° Trotsky ne croyait pas que la bourgeoisie mondiale tolérerait l'existence quelque peu prolongée de la dictature du prolétariat russe ; et il considérait la chute de celle-ci comme inévitable dans le cas où le prolétariat d'Occident ne réussirait pas à conquérir le pouvoir dans le plus bref délai et à nous prêter son appui, Ainsi, Trotsky sous-estimait la pression que le prolétariat d'Occident pouvait exercer sur sa bourgeoisie ;
4° Trotsky, en général, n'a pas confiance dans les forces du prolétariat russe et ne l'estime pas capable de construire le socialisme par ses propres moyens ; par conséquent il mettait et il continue encore à mettre tous ses espoirs dans la révolution internationale.
Ces accusations se répètent à travers les innombrables écrits et discours de Zinoviev, Staline, Boukharine et autres : elles sont même formulées dans les résolutions les plus importantes du parti communiste de l'Union soviétique et de l'Internationale communiste, Mais, malgré cela, on est obligé de constater qu'elles n'ont pour fondement que l'ignorance alliée à la mauvaise foi.
Comme je vais le démontrer plus loin, les deux premières affirmations de ces critiques sont fausses dans leur fondement. Je partais du caractère démocratique bourgeois de la révolution russe et j'en arrivais à la conclusion que l'acuité même de la crise agraire pouvait porter au pouvoir le prolétariat de la Russie arriérée. Oui, c'était précisément cette idée-là que je défendais à la veille de la révolution de 1905. C'était cette idée-là qui était contenue dans le terme de révolution permanente, c'est-à-dire ininterrompue, cette idée d'une révolution qui passe immédiatement de la phase bourgeoise à la phase socialiste. Pour exprimer la même idée, Lénine adopta plus tard l'excellente expression de transcroissance de la révolution bourgeoise en révolution socialiste. Staline, considérant la révolution permanente comme un simple bond du règne de l'autocratie dans le règne du socialisme, lui opposa en 1924, en l'antidatant, cette idée de transcroissance. L'infortuné " théoricien " ne se donna même pas la peine de se demander ce que signifierait la permanence, c'est-à-dire la continuité ininterrompue de la révolution, s'il s'agissait d'un bond ?
Quant à la troisième accusation, elle a été dictée par l'espoir, de courte durée, que les épigones mettaient dans la possibilité de neutraliser la bourgeoisie impérialiste pour un temps illimité au moyen de la pression " savamment " organisée du prolétariat. Ce fut l'idée centrale de Staline de 1924 à 1927. Le comité anglo-russe en fut le fruit. Déçus dans leur espoir de pouvoir ligoter la bourgeoisie mondiale à l'aide d'alliés comme Purcell, Raditch, Lafollette et Tchang Kaï-chek, les épigones furent saisis de peur devant le danger d'une guerre imminente. L'Internationale communiste traverse encore maintenant cette période.
Le quatrième argument contre la théorie de la révolution permanente se réduit tout simplement à la constatation qu'en 1905 je n'étais pas partisan de la théorie du socialisme dans un seul pays, que Staline ne fabriqua, à l'usage de la bureaucratie soviétique, qu'en 1924. Cette accusation est une vraie farce historique. A les entendre, on pourrait croire que mes adversaires - pour autant qu'ils étaient capables de réflexions politiques en 1905 - pensaient vraiment, à cette époque, que la Russie était mûre pour une révolution socialiste indépendante. En réalité, au cours des années 1905-1917, ils ne cessèrent de m'accuser d'utopisme, parce que j'admettais la possibilité de la prise du pouvoir par le prolétariat russe avant le prolétariat de l'Europe occidentale. En avril 1917, Kamenev et Rykov accusèrent Lénine d'utopisme, et lui apprirent, sous une forme populaire, que la révolution socialiste devait s'accomplir tout d'abord en Angleterre et en d'autres pays avancés et que le tour de la Russie ne viendrait que plus tard. Jusqu'au 4 avril 1917, Staline partagea ce point de vue. Il ne s'assimila que difficilement et graduellement la formule de Lénine qui opposait la dictature du prolétariat à la dictature démocratique. Au printemps de 1924 encore, Staline répéta avec les autres que la Russie, prise isolément, n'était pas mûre pour l'édification d'une société socialiste, Mais dans l'automne de la même année, au cours de sa lutte contre la théorie de la révolution permanente, Staline découvrit pour la première fois qu'il était possible de construire un socialisme isolé en Russie. Après cela, les professeurs rouges rassemblèrent à son usage tout un recueil de citations prouvant qu'en 1905 Trotsky affirmait - ô horreur ! - que la Russie ne pouvait arriver au socialisme sans l'aide du prolétariat occidental.
Si l'on prend l'histoire de toutes les luttes idéologiques sur une période d'un quart de siècle, si on la découpe à coups de ciseaux, si l'on en pile les morceaux dans un mortier, et si ensuite on charge un aveugle de les coller ensemble, on n'aboutirait probablement pas même dans ce cas-là à un galimatias théorique et politique aussi monstrueux que celui dont les épigones régalent leurs lecteurs et leurs auditeurs.
Pour démontrer plus clairement la liaison qui existe entre les problèmes d'hier et ceux d'aujourd'hui, on est obligé de rappeler ici, même sous une formé résumée, ce que les dirigeants de l'Internationale communiste, c'est-à-dire Staline et Boukharine, ont fait en Chine.
En 1924, on reconnut le rôle dirigeant de la bourgeoisie chinoise sous prétexte que la Chine était à la veille d'une révolution de libération nationale. Le parti de la bourgeoisie nationale, le Kuomintang, fut officiellement reconnu comme le parti dirigeant. Les mencheviks russes eux-mêmes, en 1905, n'osèrent pas faire pareilles avances au parti constitutionnel démocrate (les " cadets ") qui était le parti de la bourgeoisie libérale.
Mais les dirigeants de l'Internationale communiste ne s'arrêtèrent pas là. Ils forcèrent le parti communiste chinois à faire partie du Kuomintang et à se soumettre à sa discipline. Des dépêches spéciales de Staline recommandèrent aux communistes chinois de freiner le mouvement agraire. Il fut défendu aux ouvriers et aux paysans révolutionnaires de créer des soviets de crainte de porter ombrage à Tchang Kaï-chek, que Staline défendit encore contre l'opposition et qu'il qualifia d' " allié fidèle " dans une réunion du parti à Moscou, au commencement d'avril 1927, peu de jours avant le coup d'Etat contre-révolutionnaire de Shanghai.
La subordination officielle du parti communiste à la direction bourgeoise et l'interdiction officielle de créer des soviets (Staline et Boukharine enseignèrent que le Kuomintang " remplaçait " les soviets) constituent une trahison du marxisme beaucoup plus criante et grossière que toute l'activité des mencheviks de 1905 à 1917.
En avril 1927, après le coup d'Etat de Tchang Kaï-chek, une aile gauche, ayant à sa tête Wang Tin-wei, se détacha provisoirement du Kuomintang. La Pravda ne manqua pas de proclamer sur-le-champ que Wang Tin-wei était un " allié fidèle ". En réalité, Wang Tin-wei représentait, par rapport à Tchang Kaï-chek, ce que représentait Kerensky par rapport à Milioukov, avec cette différence qu'en Chine Milioukov et Kornilov se trouvèrent réunis dans la seule personne de Tchang Kaï-chek.
Au lieu de préparer la guerre ouverte contre ce Kerensky chinois, on donna l'ordre au parti communiste chinois, après avril 1927, d'entrer dans le Kuomintang de " gauche " et de se soumettre à la discipline de Wang Tin-wei. Cet ami " sûr " écrasa le parti communiste et, du même coup, le mouvement ouvrier et paysan, ne le cédant en rien aux procédés de bandit de Tchang Kaï-chek, proclamé allié fidèle par Staline.
Si, en 1905 et plus tard, les mencheviks soutinrent Milioukov, ils n'entrèrent pourtant pas dans le parti libéral. Bien qu'en 1917 les mencheviks fussent alliés à Kérensky, ils conservèrent néanmoins leur propre organisation. La politique de Staline en Chine ne fut donc qu'une mauvaise caricature même du menchevisme. Telle fut la première et la plus importante période de la Révolution chinoise.
Quand les conséquences inévitables de cette politique - le dépérissement complet du mouvement ouvrier et paysan, la démoralisation et la ruine du parti communiste - devinrent trop évidentes, les dirigeants de l'Internationale communiste lancèrent un nouvel ordre : " Demi-tour à gauche ! " et exigèrent la révolte armée immédiate des ouvriers et des paysans. C'est ainsi que le jeune parti communiste, à demi-écrasé et estropié, qui hier encore n'était que la cinquième roue du carrosse de Tchang Kaï-chek et de Wang Tin-wei et qui, par conséquent, manquait d'expérience politique, reçut tout à coup l'ordre de mener les ouvriers et les paysans, retenus jusqu'alors par l'Internationale communiste sous les drapeaux du Kuomintang, à l'assaut de ce même Kuomintang qui avait eu tout le temps nécessaire pour concentrer dans ses mains le pouvoir et l'armée. En l'espace de vingt-quatre heures, un soviet fictif fut improvisé à Canton. L'insurrection armée fut préparée d'avance de manière à coïncider avec l'ouverture du XV° congrès du parti communiste de l'Union soviétique : elle donna à la fois la preuve de l'héroïsme de l'avant-garde des ouvriers chinois et celle des erreurs criminelles des dirigeants de l'Internationale communiste. Le soulèvement de Canton fut précédé et suivi d'autres aventures moins importantes. Tel fut le second chapitre de la stratégie chinoise de l'Internationale communiste, stratégie qu'on- pourrait définir comme une mauvaise caricature du bolchevisme.
Dans les deux domaines du libéral-opportunisme et de l'esprit d'aventure, un coup fut porté au parti communiste chinois dont il ne pourra se relever avant plusieurs années, et cela, à condition qu'il poursuive une juste politique.
Le VI° congrès de l'Internationale communiste devait dresser le bilan de toute cette activité. Il lui accorda son approbation entière, ce qui est très compréhensible ; il n'était convoqué que pour cela, Il lança en même temps la formule de la " dictature démocratique des ouvriers et des paysans. " Mais on n'expliqua jamais aux communistes chinois en quoi cette dictature-là différait de celle du Kuomintang de droite ou du Kuomintang de gauche, d'une part, et de la dictature du prolétariat d'autre part. Il est vrai que cela ne peut être expliqué.
En même temps qu'il lança le mot d'ordre de dictature démocratique, le VI° congrès déclara inadmissibles les mots d'ordre démocratiques tels que : Assemblée constituante, suffrage universel, liberté de presse et de réunion, etc., laissant de cette façon le parti communiste chinois complètement désarmé devant la dictature de l'oligarchie militaire. Pendant de longues années cependant, les bolcheviks russes avaient mobilisé les ouvriers et les paysans autour de ces mots d'ordre démocratiques. En 1917 aussi, ces mots d'ordre jouèrent un rôle énorme. Ce n'est que plus tard, lorsque le pouvoir soviétique, devenu un fait accompli, entra en collision politique violente avec l'Assemblée constituante, sous les yeux de tout le peuple, que notre parti supprima les institutions et les mots d'ordre de la démocratie formelle ou bourgeoise, au profit de la démocratie réelle, soviétique ou prolétarienne.
Le VI° congrès de l'Internationale communiste, sous la direction de Staline et Boukharine, a mis tout cela sens dessus dessous. Tout en imposant au parti chinois le mot d'ordre de la dictature " démocratique " et non de la dictature " prolétarienne ", il lui interdit en même temps l'usage des mots d'ordre démocratiques qui servent à la préparation de cette dictature. Le parti chinois se trouva de la sorte non seulement désarmé, mais complètement mis à nu.
Toutefois, en guise de consolation, on lui permit finalement de lancer, dans cette période de domination absolue de la contre-révolution, ce même mot d'ordre ides " soviets " qui lui était défendu alors que se développait le mouvement révolutionnaire. Le héros d'un conte populaire russe chante de gaillardes chansons de noce aux enterrements et entonne des chants funèbres aux festins nuptiaux : ici et là, il ne recueille que des coups. Si l'affaire se bornait à des coups distribués aux stratèges qui dirigent actuellement l'Internationale communiste, ce ne serait pas grave. Mais l'enjeu est beaucoup plus important : il ne s'agit de rien de moins que du sort du prolétariat. La tactique de l'internationale communiste n'a été qu'un sabotage inconscient, mais bien organisé, de la Révolution chinoise. On a pu l'accomplir d'une manière d'autant plus sûre que l'Internationale communiste plaça de 1924 à 1927 toute sa politique menchevique de droite sous l'autorité du bolchevisme, tandis que le pouvoir soviétique la défendit, au moyen de sa puissante machine répressive, contre les critiques de l'opposition de gauche.
En fin de compte, nous avons devant nous une parfaite expérience de la stratégie de Staline, menée d'un bout à l'autre sous le signe de la lutte contre la théorie de la révolution permanente. Il est donc tout à fait naturel que le principal théoricien de Staline, défendant la soumission du parti communiste chinois au Kuomintang national-bourgeois, ait été Martynov, le principal critique menchevique de la théorie de la révolution permanente pendant la période 1905-1923 : à partir de cette dernière année, il continua à remplir sa mission historique, mais dans les rangs bolcheviques !
L'essentiel au sujet de l'origine de cet ouvrage se trouve dans le premier chapitre.
A Alma-Ata, j'avais commencé à préparer un livre théorique et polémique contre les épigones. Une grande partie de ce livre devait être consacrée à la théorie e la révolution permanente. Au cours de mon travail, je reçus un manuscrit de Radek sur le même sujet, où il opposait la révolution permanente à la ligne stratégique de Lénine. Radek avait besoin de cette sortie, bien surprenante à première vue, car il se trouvait lui-même complètement embourbé dans la politique chinoise de Staline : non seulement avant, mais aussi après le coup d'Etat de Tchang Kaï-chek, Radek, et même que Zinoviev, invoquait la nécessité de la soumission du Parti communiste chinois au Kuomintang. Pour justifier cet asservissement du prolétariat à la bourgeoisie, Radek en appelait - cela va sans dire - à la nécessité de l'alliance avec la paysannerie et me reprochait de " sous-estimer " cette nécessité. Suivant l'exemple de Staline, il se servait de la phraséologie bolchevique pour défendre une politique menchevique, et il essayait de cacher, sous la formule de la dictature du prolétariat et de la paysannerie, le fait qu'on détournait le prolétariat chinois de la lutte pour le pouvoir, lutte qu'il devait mener à la tête des masses paysannes. Lorsque j'eus démasqué tout ce camouflage d'idées, Radek éprouva le violent besoin de démontrer que ma lutte contre l'opportunisme maquillé à l'aide de citations de Lénine résultait seulement de la contradiction qui existe entre la théorie de la révolution permanente et le léninisme. Il transforma sa plaidoirie d'avocat défendant ses propres péchés en un réquisitoire de procureur contre la révolution permanente. Cette intervention lui servait à préparer la voie de sa capitulation. Je m'en doutais d'autant plus que, pendant les années précédentes, il s'était proposé d'écrire une brochure pour défendre la théorie de la révolution permanente. Cependant, je m'abstenais encore de considérer Radek comme un homme fini. Je tentais donc de répondre à son article d'une façon nette et catégorique, mais en lui laissant, toutefois, la voie libre pour une retraite. Plus loin, je publie ma réponse à Radek, telle qu'elle fut alors rédigée et en n'y ajoutant que quelques notes explicatives et quelques corrections de style.
L'article de Radek n'a pas été publié et je doute fort qu'il le soit jamais car, sous sa forme de 1928, il ne pourrait passer au crible de la censure de Staline. Cette publication, d'ailleurs, serait aujourd'hui mortelle pour Radek, car elle donnerait un tableau beaucoup trop saisissant de son évolution idéologique, qui rappelle beaucoup l' " évolution " d'un homme tombant du sixième étage sur le pavé.
Le point de départ de ce livre explique pourquoi Radek y occupe une place plus importante que celle à laquelle il a droit de prétendre. Radek n'a pas pu inventer un seul argument nouveau contre la théorie de la révolution permanente. Son attitude est celle d'un épigone des épigones. On recommande, par conséquent, au lecteur de voir en Radek non pas simplement Radek, mais le représentant d'une sorte de firme collective, dont il devint l'associé à droits limités au prix de sa renonciation au marxisme. Néanmoins, si Radek trouvait que la part de horions que je lui prodigue est vraiment trop élevée, il peut les distribuer, à sa guise, à ceux à qui ils reviennent de droit. C'est une affaire intérieure de la firme.
Pour ma part, je n'y vois pas d'inconvénient.
Prinkipo, le 30 novembre 1929.
I. Le caractère forcé et le but de cet ouvrage[modifier le wikicode]
Pendant six ans, on n'offrit aux besoins théoriques du parti, dirigé par le bloc des centristes et des droitiers, que de l’anti-" trotskisme " : c'était le seul produit existant en quantité illimitée et distribué librement. Staline s'initia à la théorie pour la première fois, en 1924, par ses articles immortels sur la révolution permanente. Jusqu'à Molotov qui reçut son baptême de chef sur les mêmes fonts baptismaux. La falsification bat son plein. J'ai eu récemment sous les yeux l'annonce de la prochaine publication en allemand des travaux de Lénine de 1917. C'est un cadeau précieux pour les ouvriers avancés d'Allemagne. Mais on peut s'imaginer par avance combien il y aura de falsifications dans le texte et surtout dans les notes explicatives. Il suffit de dire que, dans le sommaire de cette édition, les lettres envoyées par Lénine à Kollontaï, à New York, tiennent la première place. Et pourquoi cela ? Pour la simple raison que ces lettres contiennent à mon adresse des expressions violentes, provoquées par les informations complètement fausses données à Lénine par Kollontaï qui, à cette époque, greffait sur son menchevisme organique un ultra-gauchisme hystérique. Dans l'édition russe, les épigones furent contraints de signaler, quoique sous une forme ambiguë, que Lénine avait été mal informé. Mais il est tout à fait certain que, dans l'édition allemande, même cette explication évasive manquera. J'ajouterai que ces lettres contiennent des attaques furieuses contre Boukharine de qui Kollontaï était alors solidaire. Mais ces passages restent encore cachés. Ils ne seront publiés qu'au moment où une campagne ouverte sera déclenchée contre Boukharine. Cela ne tardera pas. D'autre part, toute une série de documents de très haute valeur, des articles et des discours de Lénine, des procès-verbaux, des lettres, etc., sont cachés, parce qu'ils sont accablants pour Staline et Cie ou parce qu'ils détruisent la légende du " trotskisme ". L'histoire entière des trois révolutions russes ainsi que l'histoire du parti ont été complètement falsifiées : la théorie, les faits, les traditions, l'héritage de Lénine, tout a été sacrifié à la lutte contre le " trotskisme ", qui, dès la maladie de Lénine, a été conçue et organisée comme une campagne personnelle contre Trotsky, mais qui a acquis depuis le caractère d'une lutte contre le marxisme.
Une fois de plus il se confirme que la reprise de discussions depuis longtemps oubliées n'est pas aussi vaine que cela pourrait sembler à première vue : elle satisfait en quelque sorte à un besoin social inconscient actuel, bien que ce besoin ne corresponde pas à la ligne des anciennes discussions. La campagne contre l' " ancien trotskisme " ne fut, en réalité, qu'une campagne contre les traditions d'octobre qui devenaient de plus en plus gênantes et insupportables pour la nouvelle bureaucratie. On donna le nom de " trotskisme " à tout ce qu'on voulait jeter par-dessus bord. Ainsi, la lutte contre le " trotskisme " devint peu à peu l'expression de la réaction théorique et politique de larges couches non prolétariennes et parfois même prolétariennes, et refléta cette réaction dans les rangs du parti. En particulier, la prétendue opposition burlesque, et historiquement défigurée, de la " révolution permanente " et de l'orientation léniniste vers " l'alliance avec le paysan ", prit naissance en 1923, à l'époque où commença cette réaction politique et sociale dans le parti. Expression vivante de la réaction, cette " opposition " témoignait de la répulsion organique que le bureaucrate et le petit bourgeois éprouvaient à l'égard de la révolution internationale avec ses bouleversements " permanents ", et du désir d'ordre et de tranquillité propre aux fonctionnaires et aux petits bourgeois. La campagne de haine contre la révolution permanente ne fit, à son tour, que déblayer le terrain pour la théorie du socialisme dans un seul pays, c'est-à-dire pour le socialisme national récemment formé. Bien entendu, ces nouvelles origines sociales de la lutte contre le " trotskisme " n'apportent aucun argument pour ou contre la théorie de la révolution permanente. Mais il faut en tenir compte, sans quoi la discussion prendrait inévitablement un caractère académique stérile.
Pendant toutes ces dernières années, je n'ai pu me contraindre à me détacher des problèmes nouveaux pour revenir aux vieilles questions de l'époque de la révolution de 1905, qui avaient pour la plupart trait à mon passé et n'étaient soulevées que pour m'attaquer de manière artificielle. Il aurait fallu un livre entier pour analyser les anciennes divergences et, en particulier, mes anciennes erreurs, en les plaçant dans le cadre de l'époque qui les a engendrées. Il aurait fallu les analyser très largement pour que la nouvelle génération (sans compter les vieux, retombés en enfance politique) puisse bien les comprendre. Mais il me semblait absurde d'occuper mon temps et celui des autres avec toutes ces questions, au moment où de nouveaux problèmes, d'une importance gigantesque, continuaient à rester à l'ordre du jour : les tâches de la révolution allemande, le sort futur de l'Angleterre, les rapports entre l'Amérique et l'Europe, les questions posées par les grèves du prolétariat britannique, les objectifs de la révolution chinoise et, en premier lieu, nos contradictions et nos propres tâches économiques, politiques et sociales. Tout cela justifiait, à mes yeux, le fait de remettre continuellement, d'un jour à l'autre, l'ouvrage historique et polémique sur la révolution permanente. Mais la conscience sociale a horreur du vide. Comme nous l'avons dit, pendant les dernières années le vide théorique fut rempli par les décombres et les rebuts de l'anti-" trotskisme ". Les épigones, les philosophes et les spéculateurs de la réaction du parti, en pleine décadence, apprirent à l'école de Martynov, ce menchevik obtus, piétinèrent Lénine, pataugèrent dans le marais et appelèrent tout cela " la lutte contre le " trotskisme ". Pendant tout ce temps aucun ouvrage sérieux ou important, qu'on puisse mentionner sans en éprouver de la honte, n'est sorti de leur plume ; ils n'ont formulé aucun jugement qui puisse rester, aucun pronostic qui se soit réalisé, aucun mot d'ordre qui ait contribué au développement des idées, Tout cela n'est que poussière et camelote.
Les Questions du léninisme de Staline sont la codification de toute cette poussière idéologique ; c'est le manuel officiel de la stupidité, une collection de banalités numérotées (je m'efforce de donner les définitions les plus modérées). Le Léninisme de Zinoviev n'est ni plus ni moins que du léninisme zinovieviste. Son point de vue fondamental est presque semblable au principe de Luther : " Je soutiens ceci... mais je pourrais soutenir aussi autre chose. " Ces deux produits théoriques des épigones sont aussi insupportables l'un que l'autre ; il n'y a entre eux qu'une seule différence : en lisant le Léninisme de Zinoviev on a l'impression d'étouffer en avalant du coton non comprimé, tandis que les Questions de Staline donnent la sensation de soies de cochon hachées. Ces deux ouvrages, chacun à sa manière, reflètent l'époque de la réaction idéologique dont ils sont le couronnement.
Occupés à grouper de droite, de gauche, d'en haut, d'en bas, de devant et de derrière, tous les problèmes autour du " trotskisme ", les épigones s'ingénièrent à faire dépendre directement ou indirectement tous les événements mondiaux de la théorie de la révolution permanente telle que Trotsky l'avait formulée en 1905. La légende du " trotskisme ", farcie de falsifications, devint un facteur de l'histoire contemporaine. Bien que la politique du centre et de la droite ait fait faillite pendant ces dernières années dans tous les coins du monde, il est très difficile, sinon impossible, de lutter contre l'idéologie centriste de l'Internationale communiste sans une étude des anciens pronostics et des anciennes discussions, dont l'origine remonte à 1905. On ne peut pas ressusciter la pensée marxiste, donc léniniste, dans le parti sans faire au préalable un autodafé polémique des griffonnages des épigones, et sans exécuter théoriquement et impitoyablement les exécuteurs de l'appareil. Il n'est pas difficile de composer un livre sur ce sujet, car tous ses éléments existent. Mais ce travail est bien désagréable, car on est obligé de descendre, selon le mot du grand satirique russe Saltykoff, dans le domaine des " vapeurs de l'a b c " et de rester longtemps dans cette atmosphère peu exaltante. Pourtant un tel ouvrage est devenu absolument indispensable, car on essaye de fonder, sur la lutte contre la révolution permanente, tout un système de défense d'une politique opportuniste dans les problèmes de l'Orient, c'est-à-dire de la majorité du genre humain.
Je m'apprêtais donc à commencer ce travail de polémique peu engageant contre Zinoviev et Staline et, pour me reposer aux heures libres, j'avais déjà mis de côté quelques volumes de nos écrivains classiques (le scaphandrier lui-même est obligé de remonter de temps en temps à la surface pour respirer un peu d'air frais), lorsqu'on mit en circulation l'article de Radek, qui établissait une opposition " approfondie " entre la théorie de la révolution permanente et les opinions de Lénine sur le même problème. Je voulus d'abord ne pas prêter attention à cet ouvrage et ne pas me détourner du mélange de coton non comprimé et de soies de cochon hachées que le sort m'avait réserve. Mais toute une série de lettres d'amis me fit relire attentivement le travail de Radek. J'en arrivai à la conclusion qu'il était pire que la littérature officielle, surtout pour les gens qui pensent d'une manière sérieuse et indépendante, sans suivre les ordres d'autrui, et qui veulent apprendre le marxisme. Radek était plus nocif, en ce sens que plus l'opportunisme est masqué et pourvu d'une bonne réputation personnelle en politique, plus il est dangereux, Radek était un de mes meilleurs amis politiques. Les événements de la période précédente l'avaient prouvé assez clairement. Toutefois, pendant les derniers mois, beaucoup de camarades avaient suivi avec inquiétude l'évolution de Radek qui passa de l'extrême-gauche à la droite de l'opposition. Nous tous, amis intimes de Radek, savons bien qu'il joint à ses brillantes qualités politiques et littéraires une sensibilité et une impulsivité exagérées : dans des conditions de travail collectif, elles constituent une source précieuse d'initiative et de critique ; mais, dans l'isolement, elles peuvent aussi donner de tous autres fruits. Le dernier ouvrage de Radek, comparé à ses travaux et discours précédents, nous oblige à reconnaître que Radek a perdu la boussole, ou que sa boussole a subi l'influence persistante d'anomalies magnétiques. L'ouvrage de Radek ne représente point une excursion épisodique dans le passé : non, c'est un appui qu'il offre à la politique officielle, avec toute sa mythologie théorique, un appui qui n'a pas été mûrement préparé, mais qui n en est pas moins dangereux.
En caractérisant plus haut la fonction politique remplie par la lutte actuelle contre le " trotskisme ", je ne voulais évidemment pas dire que la critique intérieure, en particulier, la critique de mes anciennes divergences avec Lénine, est inadmissible au sein de l'opposition qui s'est formée comme un rempart marxiste contre la réaction politique et idéologique. Au contraire, un tel travail de critique et d'analyse serait très utile, à condition, toutefois, de tenir compte de la perspective historique, de faire une étude approfondie des sources et des documents, et d'éclairer les divergences du passé à la lumière des luttes d'aujourd'hui. Tout cela fait complètement défaut chez Radek. Tout en ayant l'air de ne pas le remarquer, il est tout simplement pris ans le cercle de la lutte contre le " trotskisme ", il fait des citations unilatérales et se sert de leur interprétation officielle qui est foncièrement fausse. Là où il semble se séparer de la campagne officielle, c'est d'une manière tellement équivoque qu'il lui rend en réalité le service d'apparaître comme un témoin " impartial ". Le dernier ouvrage de Radek offre l'exemple habituel de la dégringolade idéologique : on n'y retrouve plus la perspicacité politique ni la perfection littéraire de l'auteur, C'est un travail sans perspective, en dehors des trois dimensions, construit sur le seul plan des citations, c'est un travail réellement plat.
Quelles nécessités politiques l'ont engendré ? Ce sont les divergences entre Radek et la majorité écrasante de l'opposition au sujet de la Révolution chinoise. Il est vrai qu'il se trouve des gens pour dire que les divergences sur la Chine ne sont pas aujourd'hui " d'actualité " (Preobrajensky). De telles affirmations ne méritent même pas une réplique sérieuse. Tout le bolchevisme s'est formé et s'est développé par la critique et l'assimilation de l'expérience de 1905, qui fut réellement vécue par la première génération bolchevique. Et aujourd'hui, quels autres événements pourraient servir de leçon aux nouvelles générations de révolutionnaires prolétariens, sinon l'expérience, encore palpitante, encore fumante de sang, de la récente Révolution chinoise ? Seuls des pédants inanimés peuvent " ajourner " les problèmes de la Révolution chinoise sous prétexte de les étudier en toute tranquillité. Cette façon d'agir est d'autant plus répugnante pour les bolcheviks-léninistes que les révolutions dans les pays d'Orient ne sont pas du tout rayées de l'ordre du jour, et que personne ne peut fixer les dates de leur développement.
Pour justifier sa fausse position au sujet de la Révolution chinoise, Radek essaye de recourir, en les post-datant, à mes anciennes divergences avec Lénine, dont il fait un tableau partial et défiguré. C'est ici qu'il est obligé d'emprunter des armes à un arsenal étranger et de naviguer sans boussole dans une passe étrangère. Amicus Radek, sed magis amica veritas[1]. Je me sens obligé de différer de nouveau la rédaction de mon grand ouvrage sur les problèmes de la révolution afin de répondre à Radek. Les questions touchées sont trop importantes et elles sont posées d'une façon trop directe pour qu'on puisse les passer sous silence. Je me trouve, cependant, en face de trois sortes de difficultés : le grand nombre et la variété des erreurs de Radek, la quantité considérable d'événements historiques et littéraires qui, depuis vingt-trois ans (1905-1928), démentent Radek, le temps insuffisant que je puis consacrer à ce travail au moment où mon attention est attirée par les problèmes économiques qui occupent l'avant-scène de l'U. R. S. S.
Le caractère de mon livre est déterminé par toutes ces conditions. Il n'épuise pas le sujet. Il n'est pas complet, étant donné qu'il fait partie de toute la série de mes ouvrages précédents, et qu'il se rattache avant tout à Critique du projet de programme de l'Internationale communiste. Je n'ai pu utiliser de nombreux faits et matériaux que j'ai rassemblés sur cette question. Je les laisse de côté jusqu'au moment où j'écrirai un livre contre les épigones, c'est-à-dire contre l'idéologie officielle de la période de réaction.
L'ouvrage de Radek sur la révolution permanente aboutit à cette conclusion :
La nouvelle fraction du parti [l'opposition] est menacée par l'apparition de tendances qui sépareront la révolution prolétarienne, au cours de son développement, de son alliée, la paysannerie.
On est tout de suite frappé que cette conclusion tirée dans la seconde moitié de 1928 au sujet de la " nouvelle " fraction du parti, soit présentée comme neuve. Car on l'a entendue sans cesse depuis l'automne 1923. Comment Radek justifie-t-il donc son adhésion à la thèse officielle ? Il ne suit pas des chemins nouveaux : il ne fait que retourner à la théorie de la révolution permanente. En 1924-1925, Radek s'apprêta souvent à écrire une brochure pour démontrer que la théorie de la révolution permanente et la formule de Lénine sur la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, considérées au point de vue historique, à la lumière de l'expérience de trois révolutions, ne pouvaient en aucune manière être opposées l'une à l'autre, qu'au contraire, elles coïncidaient dans leurs points essentiels. Maintenant, après avoir " étudié " de nouveau la question ", comme il l'écrivit à l'un de nos camarades, Radek en arrive à la conclusion que l'ancienne théorie de la permanence présente un grand danger pour la " nouvelle " fraction du parti, car elle contient ni plus ni moins que la menace d'une rupture avec la paysannerie.
Mais de quelle façon Radek a-t-il " étudié de nouveau la question " ? Voici quelques données communiquées par lui-même :
Je n'ai pas sous la main les définitions que Trotsky avait formulées en 1905 dans la préface à la Guerre civile en France de Marx et dans Notre révolution à la même époque.
Les dates ne sont pas tout à fait exactes, mais cela ne vaut pas la peine de s'y arrêter. L'essentiel réside dans le fait que le seul travail où j'ai exposé plus ou moins systématiquement mes opinions sur le développement de la révolution est le grand article Bilan et perspectives (p. 224-286 du livre Notre révolution, Petersbourg 1906). L'article paru dans le journal polonais de Rosa Luxembourg et de Tychko (1909) - le seul que Radek mentionne mais dont il explique le contenu d'après Kamenev, hélas ! - n'a jamais prétendu être complet et achevé. Au point de vue théorique, cet article s'appuyait sur le livre Notre révolution. Personne n'est obligé de relire ce livre aujourd'hui. Depuis sa publication, nous avons vu de tels événements et nous en avons tiré de tels leçons et enseignements que je trouve tout simplement répugnante la manière actuelle des épigones d'envisager les nouveaux problèmes historiques non à la lumière de l'expérience vivante des révolutions déjà accomplies, mais à la lueur de citations qui ont trait à la façon dont nous prévoyions alors les révolutions à venir. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que Radek n'avait pas le droit d'examiner le problème d'un point de vue historique et littéraire. .Mais il fallait alors le faire bien. Radek essaie d'exposer l'histoire de la théorie de la révolution permanente au cours d'un quart de siècle, mais cela ne l'empêche pas de dire en passant qu'il n'a pas " sous la main " précisément les travaux dans lesquels j'ai développé cette théorie.
J'ajouterai que Lénine n'a jamais pris connaissance de l'ouvrage fondamental mentionné ci-dessus : je m'en suis convaincu à la lecture de ses anciens articles. Cela s'explique probablement non pas tant parce que Notre révolution, paru en 1906, fut aussitôt confisqué tandis que nous étions tous obligés d'émigrer, que par le fait que ce livre consistait pour les trois quarts dans la reproduction de vieux articles : plus tard beaucoup de camarades m'avouèrent ne pas l'avoir lu car ils croyaient qu'il s'agissait exclusivement d'un recueil de mes anciens travaux. En tout cas, les objections polémiques de Lénine, rares et isolées, contre la révolution permanente sont fondées presque exclusivement sur la préface de Parvus à ma brochure Avant le 9 janvier 1905, sur sa proclamation Sans le tsar que j'ignore complètement, et sur les discussions intérieures de Lénine avec Boukharine et les autres. Jamais nulle part Lénine n'analyse ni ne cite, même en passant, mon Bilan et perspectives. Certaines de ses objections contre la théorie de la révolution permanente qui n'ont absolument rien à faire avec moi, prouvent tout à fait clairement que Lénine n'a pas lu ce travail[2].
Il serait néanmoins bien erroné de penser que le " léninisme " de Lénine se réduisait à cela. Radek cependant semble bien être de cet avis. En tout cas, son article démontre non seulement qu'il n'avait pas " sous la main " mes travaux fondamentaux, mais aussi semble-t-il qu'il ne les a jamais lus ou qu'il les a lus bien avant la révolution d'Octobre et qu'il en a gardé un souvenir très estompé.
Mais l'affaire ne s'arrête pas là. Si, en 1905 ou en 1909, il était admissible et même inévitable, étant donné l'atmosphère de scission, de polémiquer au sujet d'articles d'actualité et même à propos de phrases détachées d'articles isolés, - le révolutionnaire-marxiste qui donne aujourd'hui un aperçu rétrospectif d'une gigantesque période historique est obligé de se poser la question ; comment les formalités discutées furent-elles adaptées à la réalité, comment ont-elles été reflétées et interprétées dans l'action ? Et quelle en fut l'inspiration tactique ? Si Radek s'était donné la peine de feuilleter au moins les deux premières parties de Notre première révolution (le second volume de mes Oeuvres), il n'aurait pas osé écrire son ouvrage ou, en tout cas, il en aurait supprimé toute une série d'affirmations précipitées. Du moins je l'espère.
Radek en aurait appris avant tout que la révolution permanente n'a jamais signifié pour moi la volonté de sauter par-dessus l'étape démocratique de la révolution, ou pardessus l'une quelconque de ses phases particulières. Il aurait vu que j'avais formulé les objectifs des prochaines étapes de la révolution de 1905 tout à fait de la même manière que Lénine, et ce en dépit du fait que je vécus toute l'année 1905 illégalement en Russie sans relations avec l'émigration. Il aurait su que les principales proclamations aux paysans, publiées en 1905 par l'Imprimerie bolchevique centrale, furent écrites par moi ; que la rédaction du journal Vie nouvelle, dirigé par Lénine, défendit énergiquement, dans une note éditoriale, mon article sur la révolution permanente publié dans Natchalo, que la Vie nouvelle léniniste, ainsi que Lénine lui-même, soutinrent et défendirent toujours les résolutions du soviet des députés ouvriers, dont j'étais l'auteur et même, neuf fois sur dix, le rapporteur ; qu'après la défaite de décembre 1905, j'écrivis en prison une brochure sur la tactique où je voyais le problème stratégique principal dans l'union de l'offensive prolétarienne avec la révolution agraire des paysans, que Lénine publia cette brochure aux éditions bolcheviques La Vague nouvelle et m'envoya par Knouniantz son approbation très énergique ; et enfin qu'au congrès de Londres, en 1907, Lénine parla de ma " solidarité " avec le bolchevisme dont je partageais les opinions sur la paysannerie et sur la bourgeoisie libérale. Tout cela est inexistant pour Radek : il ne l'avait probablement pas non plus " sous la main ".
Et quelle est l'attitude de Radek envers les travaux de Lénine ? Elle n'est pas meilleure. Il se borne à citer des passages que Lénine écrivit contre moi, mais à l'adresse des autres (par exemple, Boukharine et Radek ; Radek lui-même se reconnaît franchement). Radek n'a pas réussi à trouver un seul texte nouveau contre moi ; il n'a fait qu'utiliser cette collection de citations, préparée d'avance, et que presque tous les citoyens de l'U. R. S. S, ont actuellement " sous la main ". Radek n'a fait qu'y ajouter quelques citations où Lénine enseigne aux anarchistes et aux socialistes-révolutionnaires des vérités universellement connues sur la différence entre la république bourgeoise et le socialisme ; selon Radek, ces citations se retournent contre moi. C'est inimaginable, mais c'est ainsi.
Radek passe tout à fait sous silence les anciennes déclarations de Lénine où, avec une réserve et une parcimonie qui ne donnent que plus de poids à ses paroles, il constate ma solidarité avec le bolchevisme dans les questions fondamentales. Il ne faut jamais oublier les conditions dans lesquelles Lénine fit ces déclarations ; c'était à l'époque où je n'appartenais pas à la fraction bolchevique et où Lénine m'attaquait impitoyablement (et tout à fait ,justement) à cause de mon attitude conciliatrice et de l'espoir que j'avais d'une évolution des mencheviks vers la gauche, et non à cause de la révolution permanente, au sujet de laquelle Lénine se borna à quelques objections épisodiques. Lénine se soucia beaucoup plus de la lutte contre la tendance à la conciliation que de la " justesse " des coups polémiques portés au " conciliateur " Trotsky.
En 1924, défendant contre moi l'attitude de Zinoviev en Octobre 1917, Staline écrivit :
Le camarade Trotsky n'a compris ni la valeur ni le but des lettres de Lénine [concernant Zinoviev, L. T.] Dans ses lettres, Lénine met parfois au premier plan des erreurs éventuelles, celles qu'on aurait pu commettre, et il les critique par avance pour prévenir le parti et le garantir contre elles ; ou bien il exagère les petites choses, " fait d'une mouche un éléphant " dans le même but pédagogique… Mais tirer de lettres pareilles (et Lénine en a beaucoup écrit) des conclusions sur des divergences " tragiques " et jouer de la trompette à cette occasion, cela signifie ne pas comprendre Lénine, ne pas connaître Lénine. (J. Staline, Trotskisme ou léninisme, 1924.)
La pensée y est exprimée d'une façon grossière - " le style, c'est l'homme " - mais l'essence en est juste, bien qu'elle ne puisse pas être appliquée aux divergences d'octobre 1917, qui eurent plus d'importance qu'une " mouche ". Mais si Lénine recourait aux exagérations " pédagogiques " et à la polémique préventive à l'égard des camarades les plus proches dans sa propre fraction, il est tout naturel qu'il ait usé des mêmes procédés à l'égard d'une personne qui prêchait la conciliation et se trouvait en ce temps-là en dehors de la fraction bolchevique. Radek n'a même pas songé à joindre à ces anciennes citations ce correctif nécessaire.
Dans la préface écrite en 1922 à mon livre 1905, je signalais que le pronostic de l'éventualité de la dictature du prolétariat en Russie avant les pays avancés s'était vérifié douze ans après avoir été formulé. Radek, suivant un modèle peu séduisant, présente l'affaire comme si j'avais opposé ce pronostic à la ligne stratégique de Lénine. Cette préface cependant ne laisse aucun doute sur le fait que, dans le pronostic de la révolution permanente, je ne souligne que les traits essentiels qui coïncident avec la ligne stratégique du bolchevisme. Si, dans une de mes notes explicatives, je parle du " réarmement " du parti au début de 1917, ce n'est pas pour prétendre que Lénine aurait reconnu comme " erroné " le chemin antérieurement suivi par le parti ; j'entendais par-là que, par bonheur pour la révolution, Lénine, bien que tardivement, arriva toutefois en temps opportun en Russie pour forcer le parti à renoncer au mot d'ordre suranné de la " dictature démocratique ", auquel continuaient à s'accrocher les Staline, les Kamenev, les Rykov les Molotov et autres. Il n'y a rien d'étonnant que les Kamenev s'indignent lorsqu'on mentionne le " réarmement " : il fut dirigé contre eux. Mais Radek ? Son indignation ne date que de 1928, c'est-à-dire du moment où il commença à s'opposer lui-même au " réarmement " nécessaire du parti communiste chinois.
Il faut que je rappelle à Radek que 1905 (avec la préface incriminée) et La révolution d'Octobre jouèrent le rôle de deux livres d'étude fondamentaux pour l'histoire de deux révolutions, et ce du vivant de Lénine. Ils furent publiés dans un grand nombre d'éditions russes et étrangères. Personne ne m'a jamais reproché d'avoir opposé deux lignes antagonistes car, avant le tournant révisionniste des épigones, aucun militant sensé n'essaya d'étudier l'expérience d’Octobre dans la perspective des anciennes citations : au contraire, on examinait alors les anciennes citations à la lumière de la révolution d'Octobre.
Il y a encore une chose liée à tout cela, et dont Radek abuse d'une façon impardonnable. " Mais Trotsky reconnaît - ne se lasse-t-il pas de répéter - que Lénine avait raison contre lui ". Oui, je l'ai reconnu, et je l'ai fait sans ombre de diplomatie. Cela se rapportait à tout le chemin historique de Lénine, à son point de vue théorique, à sa stratégie, à son oeuvre d'organisation du parti. Mais cela ne se rapportait pas, bien entendu, à des phrases polémiques qui, par surcroît, sont aujourd'hui interprétées dans des buts contraires au léninisme. En 1926, pendant la période du bloc avec Zinoviev, Radek m'avait prévenu que Zinoviev avait besoin de ma déclaration sur Lénine pour couvrir quelque peu son attitude injuste envers moi. Je le compris parfaitement ; c'est pourquoi à la VII° session plénière du comité exécutif de l'Internationale communiste je déclarai que Lénine et son parti avaient eu raison au point de vue historique. Mais cela n'impliquait nullement que mes critiques actuels, qui essayent de se protéger au moyen de citations arrachées par-ci par-là chez Lénine, aient eu raison eux aussi. Aujourd'hui, à mon grand regret, je dois en dire autant de Radek.
En ce qui concerne la révolution permanente, je ne parlais que des lacunes de la théorie, inévitables d'ailleurs quand il s agit d'un pronostic. A la même session plénière, Boukharine souligna, fort justement, que Trotsky ne renonçait pas à l'ensemble de sa conception. Je parlerai de ces lacunes dans un autre ouvrage plus étendu où je m'efforcerai de donner un tableau d'ensemble des expériences des trois révolutions, et de leur application au cours ultérieur de l'Internationale communiste, en particulier en Orient. Ici, pour ne laisser place à aucun malentendu, je dirai ceci : en dépit de toutes ses lacunes, la théorie de la révolution permanente, telle qu'elle fut exposée même dans mes premiers travaux, notamment dans Bilan et perspectives (1906) est mille fois plus pénétrée de l'esprit du marxisme et, par conséquent, mille fois plus proche de la ligne historique de Lénine et du parti bolchevique que le dernier ouvrage de Radek, sans parler des élucubrations actuelles et rétrospectives de Staline et de Boukharine.
Je ne veux pas dire par-là que, dans tous mes ouvrages, ma conception de la révolution est représentée par une ligne unique et inaltérable. Mon activité ne s'est pas bornée à collectionner de vieilles citations (c'est seulement à l'ère des épigones et de la réaction du parti qu'on est obligé de s'en occuper) : j'ai toujours cherché à analyser et à évaluer, bien ou mal, les processus réels de la vie. Au cours de douze années (1905-1917) de ma vie de publiciste révolutionnaire, j'ai écrit aussi des articles où les problèmes du moment et les exagérations polémiques, inévitables dans les luttes quotidiennes, occupèrent le premier plan et rompirent l'unité de la ligne stratégique. On trouvera, par exemple, des articles où j'exprimais des doutes sur le futur rôle révolutionnaire de toute la paysannerie, comme classe, et où, par conséquent, je refusais (surtout pendant la guerre impérialiste) d'appeler " nationale " la future révolution russe, qualifiant d'équivoque cette caractérisation. Il faut tenir compte du fait que les événements historiques qui nous intéressent, y compris ceux qui se passent dans la paysannerie, sont devenus beaucoup plus clairs aujourd'hui, alors qu'ils sont accomplis, qu'au moment où ils ne faisaient que se développer, Il est à noter que Lénine, qui n'oublia pas un instant le problème agraire dans ses proportions gigantesques et qui dans ce domaine fut notre maître à tous, n'était pas sûr, et même après la révolution de Février, que nous réussirions à détacher la paysannerie de la bourgeoisie et à la faire marcher avec nous. Quant à mes sévères critiques, je leur dirai qu'il est infiniment plus facile de trouver en une heure des contradictions formelles dans des articles de journaux, écrits par autrui au cours d'un quart de siècle, que de donner soi-même l'exemple de l'unité dans la ligne fondamentale, ne serait-ce que pendant une année.
Il ne me reste plus à noter dans ces lignes introductives qu'un argument sacramentel : si la théorie de la révolution permanente était ,juste - énonce Radek - Trotsky aurait pu former sur ce terrain une fraction imposante. Tel ne fut pas le cas, donc.., la théorie était erronée.
La conclusion de Radek, prise sous sa forme générale, n'est en rien dialectique. Avec ce raisonnement, on arriverait facilement à affirmer que le point de vue de l'opposition sur la Révolution chinoise, ou l'attitude de Marx dans les affaires britanniques, était erroné, ou que la position de l'Internationale communiste à l'égard des réformistes d'Amérique, d'Autriche et, si l'on veut, de tous les autres pays, l'est également.
Si l'on considère l'affirmation de Radek non plus sous son aspect général " historique et philosophique " mais par rapport à la question qui nous occupe, on voit tout de suite que son argument se retourne contre lui-même : il pourrait avoir une ombre de sens si je croyais, ou si les événements avaient démontré - ce serait plus important encore - que la ligne de la révolution permanente est en contradiction avec la ligne stratégique du bolchevisme, qu'elle s'oppose à celle-ci et s'en écarte de plus en plus : dans ce cas seulement, aurait existé une base permettant de former deux fractions. C'est précisément cela que Radek voudrait prouver. Quant à moi, je démontre exactement le contraire, c'est-à-dire que la ligne stratégique et toujours restée la même, en dépit de toutes les exagérations fractionnelles polémiques et de toutes les exacerbations momentanées dans la discussion, D'où pouvait donc venir la seconde fraction ? En réalité, pendant la première révolution, j'ai travaillé la main dans la main avec les bolcheviks et j'ai ensuite défendu cette activité commune dans la presse internationale contre la critique des renégats mencheviks. Au cours de la révolution de 1917, j'ai lutté avec Lénine contre l'opportunisme démocratique de ces Vieux-bolcheviks que la vague de réaction élève aujourd'hui mais qui ne possèdent d'autre argument que leur campagne contre la révolution permanente.
Du reste, je n'ai jamais tenté de former un groupement sur la base de la théorie de la révolution permanente. Ma position à l'intérieur du parti était conciliatrice, et c'est sur cette base que j'eus, à certains moments, tendance à former un groupement. Mon attitude était déterminée par une sorte de fatalisme révolutionnaire social. J'estimais que la logique de la lutte des classes obligerait les deux fractions à suivre une seule ligne révolutionnaire. A cette époque je ne comprenais pas encore la grande signification historique de la politique de Lénine, qui exigeait une impitoyable ligne de démarcation idéologique et même, à l'occasion, la scission, pour affermir et fortifier le squelette d'un parti véritablement prolétarien. En 1911, Lénine écrivit à ce sujet :
La tendance à la conciliation est la somme d'états d'âme, de désirs et d'opinions indissolublement liés à la tâche historique que l'époque de la contre-révolution de 1908 à 1911 a posée devant le parti social-démocrate ouvrier russe. C'est pourquoi pendant cette période beaucoup de social-démocrates, partant de prémisses tout à fait différentes, aboutirent à cette attitude conciliatrice. Trotsky l'exprima d'une manière plus conséquente que les autres, il fut presque le seul à vouloir donner des fondements théoriques à cette tendance.
(Vol. XI, seconde partie, p. 371.)
Cherchant l'unité à tout prix, j'idéalisais, inévitablement à mon insu, les tendances centristes du menchevisme. Malgré trois tentatives épisodiques, je n'ai pas réussi à travailler avec les mencheviks. Cela ne m'était pas possible. D'autre part, ma ligne conciliatrice m'opposait au bolchevisme, d'autant plus que Lénine, pour faire pièce aux mencheviks, livrait à la tendance conciliatrice une bataille impitoyable, et il ne pouvait faire autrement. Il est évident qu'aucune fraction ne pouvait être formée sur la simple base de la conciliation. Et voilà la leçon qu'on peut tirer de tout cela : il est inadmissible et désastreux de rompre ou d'atténuer la ligne politique dans un but de vulgaire conciliationnisme ; il est inadmissible d'embellir le centrisme qui fait des zigzags à gauche ; il est inadmissible d'exagérer et de gonfler les désaccords avec les camarades qui sont de vrais révolutionnaires, pour courir après les feux-follets du centrisme. Telles sont les véritables leçons qu'on peut tirer des véritables erreurs de Trotsky. Ces leçons sont très importantes. Elles conservent toute leur valeur, même à présent. Et c'est précisément Radek qui devrait bien y réfléchir.
Staline, avec son cynisme habituel, a dit une fois :
Trotsky ne peut pas ignorer que Lénine combattit jusqu'à la fin de ses jours la théorie de la révolution permanente. Mais cela lui est bien égal.
(Pravda n° 262, 12 novembre 1926.)
Voilà une caricature grossière et déloyale, c'est-à-dire purement stalinienne, de la réalité. Dans un de ses appels aux communistes étrangers. Lénine expliqua que les désaccords intestins entre communistes ne ressemblent en aucune façon à nos désaccords avec les social-démocrates.
Dans le passé - écrivit Lénine - le bolchevisme connut des divergences, mais
au moment de la conquête du pouvoir et de la création de la République soviétique, le bolchevisme se trouva uni et attira à lui tout ce qu'il y avait de meilleur dans les courants de pensée socialiste qui lui étaient proches.
(Vol. XVI, p. 333.)
Quels courants Lénine avait-il en vue en écrivant ces lignes ? Etaient-ce, peut-être, Martynov et Kuussinen ? Ou Cachin, Thaelmann et Smeral ? Ceux-ci représentaient-ils pour lui tout ce qu'il y avait de meilleur dans les courants voisins ?
Quel autre courant était plus proche du bolchevisme que celui que je représentais, dans tous les problèmes fondamentaux, y compris le problème agraire ? Même Rosa Luxembourg se détourna, au début, de la politique agraire du gouvernement bolchevique. Quant à moi, la question ne se posa même pas : nous étions tous deux à la même table quand Lénine écrivit au crayon son projet de loi agraire. Et l'échange d'opinions, la discussion se réduisirent alors à une dizaine de courtes répliques, dont le sens était le suivant : c'est un pas contradictoire, mais historiquement tout à fait inévitable. Sous le régime de la dictature prolétarienne et avec l'extension de la révolution internationale, ces contradictions seront aplanies ; ce n'est qu'une question de temps. S'il existait une contradiction fondamentale entre la théorie de la révolution permanente et la dialectique de Lénine sur le problème agraire, comment Radek expliquerait-il que, sans renoncer à mes idées essentielles sur le développement de la révolution, je ne regimbais pas en 1917 devant le problème agraire, contrairement à la majorité des bolcheviks influents de l'époque ? Comment expliquerait-il le fait que les théoriciens actuels de l'anti-" trotskisme " - Zinoviev, Kamenev, Staline, Rykov, Molotov et autres - occupèrent tous, après la révolution de Février, des positions vulgairement démocratiques et non prolétariennes. Répétons-le : qui, et quoi, Lénine eut-il en vue lorsqu'il parla de l'adhésion au bolchevisme des meilleurs éléments des courants marxistes les plus proches ? Et ce bilan définitif, dressé par Lénine sur les divergences passées, ne montre-t-il pas suffisamment qu'en tout cas, il n'était pas, lui, d'avis que deux lignes stratégiques irréductiblement opposées aient existé ?
A ce sujet, le discours de Lénine à la séance du comité du parti de Petrograd (l°-14 novembre 1917[3]) est encore plus significatif. On discutait d'un accord avec les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires. Les partisans d'une coalition tentèrent, quoique très timidement, de faire allusion au " trotskisme ". Que répondit Lénine ?
...Un accord ? Mais je ne peux même pas en palier sérieusement. Trotsky a déclaré depuis longtemps qu'aucun accord n'était possible. Trotsky l'a compris et depuis il n'y a plus de meilleur bolchevik que lui.
La tendance à la conciliation, et non pas la révolution permanente, c'était, de l'avis de Lénine, ce qui m'avait séparé du bolchevisme. Pour devenir " le meilleur bolchevik ", il m'avait fallu, comme on vient de le lire, comprendre l'impossibilité d'un accord avec le menchevisme.
Comment toutefois expliquer le revirement brusque de Radek dans la question de la révolution permanente précisément ? Je crois posséder un élément pour cette explication. Nous apprenons, par son article, qu'en 1916 Radek acceptait l'interprétation de la révolution permanente alors donnée par Boukharine, qui déclarait que la révolution bourgeoise en Russie était achevée (il entendait bien la révolution bourgeoise, et non le rôle révolutionnaire de la bourgeoisie ou le rôle historique du mot d'ordre de la dictature démocratique). Boukharine estimait en conséquence que le prolétariat devait marcher à la conquête du pouvoir sous un drapeau purement socialiste. Radek interprétait probablement alors mon point de vue à la manière de Boukharine : sinon, il n'aurait jamais pu, en même temps, être d'accord avec moi et avec Boukharine. Cela, d'autre part, explique pourquoi Lénine, polémiquant contre Boukharine et Radek, qui étaient ses camarades de travail, les présentait sous le pseudonyme de Trotsky, (Radek le reconnaît dans son article). Je me souviens que M.-N. Pokrovsky, partisan de Boukharine et constructeur inépuisable de schémas historiques, joliment décorés et peints à la manière marxiste, m'effrayait, pendant nos entretiens à Paris à cette époque, par sa " solidarité " problématique avec moi. En politique, Pokrovsky était resté un anti-cadet : il croyait sincèrement que c'était du bolchevisme.
En 1914-1925, Radek vivait probablement encore sur le souvenir des idées de Boukharine en 1916, et continuait sans doute à les identifier avec les miennes. Déçu à juste titre par cette position désespérée, Radek décrivit alors, après une étude sommaire de Lénine, une courbe de 180° au-dessus de ma tète. C'est fort possible, car ces choses-là arrivent souvent. Ainsi Boukharine, après avoir retourné sa veste en 1923-1925, devenant opportuniste après avoir été ultra-gauchiste, essaie tout le temps de mettre à mon compte son propre passé idéologique, qu'il qualifie maintenant de " trotskisme ".
Au début de la campagne contre moi, lorsque je m'obligeais parfois à parcourir les articles de Boukharine, je me demandais souvent : mais où prend-il tout cela ? Puis j'ai deviné : il doit relire son ancien ,journal. Je commence à croire que les mêmes raisons psychologiques ont entraîné la transformation de Radek qui, d'apôtre Paul de la révolution permanente, s'est mué fort vite en Saül. Je n'ose pas insister sur cette hypothèse. Mais je ne trouve pas d'autre explication.
De toute façon, suivant l'expression française, le vin est tiré, il faut le boire. Nous serons obligés d'entreprendre une longue incursion dans le domaine des anciens textes. J'ai limité le nombre des citations autant que je l'ai pu. Il en reste néanmoins beaucoup, Mais j'ai toujours essayé de rattacher tout ce brassage d'anciennes citations aux problèmes brûlants de l'actualité. Que cela me soit une excuse.
II. La révolution permanente n'est pas un "bond, mais la transformation de la nation sous la direction du prolétariat[modifier le wikicode]
Radek écrit :
Le trait essentiel qui sépare le cycle d'idées appelées théorie et tactique [notez : et tactique ! - L. T.] de la " révolution permanente ", de la théorie léniniste, consiste dans la confusion de l'étape de la révolution bourgeoise avec celle de la révolution socialiste.
De cette accusation fondamentale découlent d'autres charges non moins lourdes : Trotsky ne comprenait pas qu'une " révolution socialiste qui ne serait pas sortie de la révolution démocratique ne serait guère possible dans les conditions de la vie russe ", et c'est à cause de cela qu'il " sautait pardessus la marche de la dictature démocratique ". Trotsky " niait " le rôle de la paysannerie, et en cela ses opinions étaient " communes avec celles des mencheviks ". Comme je l'ai déjà dit, tout cela devait servir à démontrer, d'une façon indirecte, mon attitude erronée dans les questions fondamentales de la Révolution chinoise.
Au point de vue formel des écrits, Radek peut, bien entendu, trouver de temps à autre des références dans Lénine. C'est ce qu'il fait : quand il s'agit de " citer ", on a toujours quelque chose sous la main. Mais je vais démontrer plus loin que de telles affirmations de Lénine à mon sujet, tout à fait épisodiques, étaient inexactes, car elles ne correspondaient pas du tout à. mes positions réelles, même à celles de 1905. D'ailleurs Lénine lui-même a exprimé des opinions diamétralement opposées et beaucoup plus justifiées sur mon attitude dans les questions fondamentales de la révolution. Radek n'a même pas essayé d'unifier les opinions différentes et souvent contradictoires de Lénine et d'expliquer ces contradictions polémiques en les comparant avec mes véritables points de vue[4].
En 1906, Lénine publia l'article de Kautsky sur les forces motrices de la révolution russe, en le préfaçant. Ne le sachant pas, je fis aussi en prison la traduction de cet article que j'insérais, avec une introduction, dans mon livre Pour la défense du parti. Lénine et moi nous nous déclarons parfaitement d'accord avec l'analyse de Kautsky. Plékhanov demandait si notre révolution était bourgeoise ou socialiste. Kautsky répondait qu'elle n'était plus bourgeoise, mais qu'elle n'était pas encore socialiste, qu'elle représentait, par conséquent, une sorte de transition de l'une à l'autre. A ce propos, Lénine écrivait dans sa préface :
...Notre révolution, dans ses traits généraux, est-elle une révolution bourgeoise ou socialiste ? C'est un vieux schéma, dit Kautsky, on ne peut pas poser ainsi la question, ce n'est pas marxiste. La révolution russe n'est pas bourgeoise, car la bourgeoisie ne fait pas partie des forces motrices du mouvement révolutionnaire actuel en Russie, Et la révolution en Russie n'est pas non plus socialiste.
(Tome VIII, p. 82.)
On pourrait trouver beaucoup de passages chez Lénine où, avant et après cette préface, il définit d'une manière catégorique la révolution russe comme une révolution bourgeoise. Est-ce une contradiction ? Si l'on aborde Lénine avec les méthodes des critiques actuels du " trotskysme ", on trouvera facilement dans ses écrits des dizaines et des centaines de ces contradictions, qu'un lecteur sérieux et honnête expliquera par les différents aspects sous lesquels le problème se présenta à différents moments, et cela ne compromet nullement l’unité fondamentale de la conception de Lénine.
D'autre part, je n'ai jamais nié le caractère bourgeois de la révolution quant à ses tâches historiques immédiates ; je l'ai nié seulement quant à ses forces motrices et à ses perspectives. Voici comment débute mon ouvrage principal de l'époque (1905-1906) sur la révolution permanente :
La révolution en Russie fut une surprise pour tous, sauf pour la social-démocratie. Le marxisme avait depuis longtemps prédit l'inévitabilité de la révolution russe, qui devait éclater à la suite d'un choc entre les forces du développement capitaliste, d'une part, et les forces d'inertie de l'absolutisme, d'autre part. En la déclarant " bourgeoise, le marxisme indiquait par-là que les tâches objectives immédiates de la révolution consistent dans la création de conditions " normales " pour l'évolution de toute la société bourgeoise. Le marxisme avait raison, cela ne demande plus ni discussion, ni preuve. Une tout autre tâche se pose aujourd'hui aux marxistes : ils doivent définir les " possibilités " de la révolution qui grandit par l'analyse de son mécanisme interne. La révolution russe a un caractère tout à fait spécifique, qui représente la somme de toutes les particularités de notre évolution historique et sociale et qui, à son tour, découvre devant nous des perspectives historiques complètement nouvelles.
(Notre Révolution, 1906, article Bilan et perspectives, p. 224.)
La définition sociologique générale - révolution bourgeoise - ne résout pas du tout les tâches politiques et tactiques, les contradictions et les difficultés posées par cette révolution bourgeoise.
(Ibid. p. 249)
Ainsi, je ne niais pas le caractère bourgeois de la révolution à venir et je ne confondais pas la démocratie avec le socialisme. Mais je démontrais que la dialectique de classe de la révolution bourgeoise allait amener au pouvoir notre prolétariat, et que, sans sa dictature, même les tâches démocratiques ne pourraient être accomplies.
Dans le même article (1905-1906), on lit :
Le prolétariat croit et se fortifie au fur et à mesure que se développe le capitalisme. Considéré dans ce sens, le développement du capitalisme devient l'évolution du prolétariat vers la dictature. Mais le jour et l'heure ou le pouvoir passe entre les mains de la classe ouvrière ne dépendent pas directement du niveau des forces productives ; ils dépendent des rapports de la lutte de classe, de la situation internationale et, en fin de compte, de toute une série d'éléments subjectifs, notamment la tradition, l'initiative, la préparation à la bataille.
Le prolétariat peut arriver au pouvoir dans un pays économiquement arriéré avant le prolétariat d'un pays avancé du point de vue capitaliste. Croire que la dictature du prolétariat dépend automatiquement des forces techniques et des ressources d'un pays, est un préjugé né d'un matérialisme économique extrêmement simplifié. Cette opinion n'a rien de commun avec le marxisme.
A notre avis, la Révolution russe crée des conditions telles que le pouvoir pourrait (et, en cas de victoire de la révolution, devrait) passer aux mains du prolétariat avant que les politiciens du libéralisme bourgeois aient eu l'occasion de déployer toute la beauté de leur génie politique.
(Ibid., p. 245.)
Ces lignes contiennent une polémique contre ce " marxisme " vulgaire qui domina non seulement en 1905-1906, mais qui aussi donna le ton à la conférence bolchevique de mars 1917, avant l'arrivée de Lénine, et qui trouva à la conférence d'avril son rapporteur en la personne de Rykov. Ce faux marxisme, qui n'est autre chose que le bon sens du philistin gâté par la scolastique, forma au VI° congrès de l'Internationale communiste le " fondement scientifique " du discours de Kuussinen et de beaucoup d'autres. Et cela se passait dix ans avant la révolution d'octobre !
Ne pouvant exposer ici toutes les idées de Bilan et perspectives, je citerai un passage d'un de mes articles du journal Natchalo (1905), où je résumais ma pensée :
Notre bourgeoisie libérale agit d'une manière contre-révolutionnaire avant même qu'on en soit au point culminant de la révolution. Aux moments critiques, notre démocratie intellectuelle ne fait que révéler son impuissance. La paysannerie est formée d'éléments révoltés que seule la force qui prendra le pouvoir d'Etat pourra mettre au service de la révolution.
...La position d'avant-garde que la classe ouvrière occupe dans la lutte révolutionnaire, le lien direct qui l'unit à la campagne révolutionnaire, l'influence qu'elle exerce sur l'armée, tout cela la pousse irrésistiblement au pouvoir. La victoire complète de la révolution signifie la victoire du prolétariat. Celle-ci signifie, à son tour, la permanence ultérieure de la révolution.
(Notre révolution, p, 172.)
Ainsi, la prévision de la dictature du prolétariat découle précisément de la révolution démocratique bourgeoise, contrairement à tout ce qu'écrit Radek. C'est à cause de cela que la révolution s'appelle " permanente " (ininterrompue). Mais la dictature du prolétariat n'arrive pas, comme le dit Radek, après l'accomplissement de la révolution démocratique : dans ce cas, elle serait tout simplement impossible en Russie car, dans un pays arriéré, le prolétariat peu nombreux n'aurait aucune chance d'arriver au pouvoir si les revendications de la paysannerie avaient été satisfaites à l'étape précédente. Non, il semblait possible et même inévitable que la dictature du prolétariat se dressât sur le terrain de la révolution bourgeoise, parce qu'il n'existait pas d'autre force capable d'atteindre les objectifs de la révolution agraire. Mais cela même ouvrait la perspective de la transformation de la révolution démocratique en révolution socialiste.
Entrant au gouvernement non pas en qualité d'otages impuissants mais bien comme force directrice, les représentants du prolétariat suppriment, par ce fait même, toute frontière entre le programme minimum et le programme maximum, autrement dit, ils mettent le collectivisme à l'ordre du jour. Et l'on avancera dans cette direction selon le rapport des forces, et non selon les intentions du parti du prolétariat.
C'est à cause de cela qu'il ne peut pas être question d'une forme spéciale de la dictature prolétarienne dans la révolution bourgeoise, et notamment de la dictature démocratique du prolétariat (ou de celle du prolétariat et de la paysannerie). La classe ouvrière ne pourrait pas assurer un caractère démocratique à sa dictature si elle ne dépassait pas les cadres du programme démocratique de la révolution.
Si le parti du prolétariat conquiert le pouvoir, il combattra pour ce pouvoir jusqu'au bout. La propagande et l'organisation, à la campagne en particulier, seront une arme pour le maintien et l'affermissement du pouvoir, tandis que le programme collectiviste en constituera une autre. Le collectivisme ne sera pas simplement le corollaire inévitable de la situation du parti au pouvoir : il deviendra le moyen de la maintenir avec l'appui du prolétariat.
(Bilan et perspectives, n° 258.)
Allons plus loin :
Nous connaissons l'exemple classique d'une révolution - écrivais-je en 1908 contre le menchevik Tcherevanine - où les conditions entraînant la domination de la bourgeoisie capitaliste avaient été préparées par la dictature terroriste des sans-culottes victorieux. C'était l'époque où la grande masse de la population des villes était formée par la petite bourgeoisie artisanale et commerçante qui suivait les jacobins. La grande masse de la population des villes russes d'aujourd'hui, c'est le prolétariat industriel. Cette analogie nous fait entrevoir la possibilité d'une situation historique telle que la victoire de la révolution " bourgeoise " ne soit réalisable qu'au moyen de la conquête du pouvoir révolutionnaire par le prolétariat: La révolution cessera-t-elle pour cela d'être bourgeoise ? Oui et non. Cela ne dépend pas des définitions formelles, mais du développement ultérieur des événements. Si le prolétariat était renversé par la coalition des classes bourgeoises, y compris la paysannerie qu'il aurait lui-même libérée, la révolution se maintiendrait dans les cadres limités d'une révolution bourgeoise, Mais si le prolétariat sait et peut mettre en action tous les moyens de domination politique pour rompre les cadres nationaux de la révolution russe, celle-ci pourrait devenir le prologue de la révolution socialiste mondiale. Le tout est de savoir jusqu'à quelle étape pourrait aller la révolution russe, mais cette question n'admet bien entendu qu'une solution conditionnelle. Toutefois, une chose est absolument certaine ; la définition pure et simple de la révolution russe comme révolution bourgeoise ne dit rien sur le caractère de son développement interne et ne signifie nullement que le prolétariat doive adapter sa tactique à la conduite de la démocratie bourgeoise en sa qualité d'unique prétendant légal au pouvoir d'Etat.
(1905, p. 263 de l'édition russe.)
Dans le même article j'écrivais :
Notre révolution est bourgeoise quant aux tâches immédiates qui lui ont donné naissance ; cependant, grâce à l'extrême différenciation de classe de la population industrielle, nous n'avons pas une classe bourgeoise capable de se mettre à la tête des masses populaires et d'unir sa puissance sociale et son expérience politique à leur énergie révolutionnaire. Les masses ouvrières et paysannes, opprimées et abandonnées à elles-mêmes, sont obligées de se forger, à la dure école des conflits impitoyables et des défaites cruelles, les éléments préalables, politiques et organisationnels, nécessaires à leur victoire.
(p. 267-268.)
Il faut que je cite encore Bilan et perspectives au sujet de la question de la paysannerie, qui est aujourd'hui au centre de l'attention. Voici ce que j'en disais dans le chapitre : " Le prolétariat au pouvoir et la paysannerie " :
Le prolétariat ne pourra consolider son pouvoir s'il n'élargit pas la base de la révolution.
De nombreuses couches des masses travailleuses, surtout à la campagne, ne seront entraînées dans la révolution et ne seront organisées politiquement qu'après que le prolétariat des villes, avant-garde de la révolution, aura pris en main le timon de l'Etat. La propagande et l'organisation révolutionnaires se feront alors aux frais de l'Etat. Finalement, le pouvoir législatif lui-même deviendra une arme puissante pour révolutionner les masses populaires...
Le sort des intérêts révolutionnaires les plus élémentaires de la paysannerie (on pourrait même dire le sort de toute la paysannerie) comme classe est ainsi lié au sort de toute la révolution, c'est-à-dire à celui du prolétariat.
Le prolétariat au pouvoir apparaîtra aux paysans comme une classe libératrice. La domination du prolétariat n'apportera pas seulement l'égalité démocratique, la libre autonomie, le transport du fardeau fiscal sur les classes aisées, la fusion de l'armée régulière avec le peuple armé, la suppression des dîmes obligatoires de l'église ; elle apportera aussi la légalisation de toutes les transformations révolutionnaires agraires (confiscation des terres par les paysans). Le prolétariat fera de ces transformations le point de départ des mesures d'Etat ultérieures dans l'économie rurale. Dans ces conditions, ce sera l'intérêt des paysans russes de prêter leur appui au régime prolétarien, surtout dans ses débuts difficiles, comme le fit la paysannerie française pour le régime militaire de Napoléon Bonaparte, dont les baïonnettes assuraient aux nouveaux propriétaires l'inviolabilité de leurs terres.
Mais n'est-il pas possible que la paysannerie écarte le prolétariat pour prendre sa place ?
C'est impossible. Toute l'expérience historique est là pour démentir cette supposition, car elle prouve l'incapacité absolue de la paysannerie à jouer un rôle politique indépendant.
(p. 251.)
Cela ne fut écrit ni en 1929, ni en 1924, mais en 1905. Cela ressemble-t-il à une " méconnaissance " de la paysannerie ? C'est ce que je voudrais savoir. Où peut-on trouver le " saut " par-dessus du problème agraire ? Mes amis, il faut tout de même conserver un peu d'honnêteté.
Mais voyons plutôt l' " honnêteté " de Staline. Au sujet de mes articles de 1917 sur la révolution de Février, écrits à New York, et qui coïncident dans leurs traits essentiels avec ceux rédigés alors par Lénine à Genève, ce théoricien de la réaction dans le parti écrit :
Les lettres du camarade Trotsky ne ressemblent en rien aux lettres de Lénine : ni par leur esprit, ni par leurs conclusions. Elles reflètent intégralement le mot d'ordre antibolchevique du camarade Trotsky : " A bas le tsar ! Vive le gouvernement ouvrier ! ", mot d'ordre qui signifie : la révolution sans la paysannerie.
(Discours du 19 novembre 1924 à la séance du comité central des syndicats.)
Cette définition d' " antibolchevisme " donnée au mot d'ordre attribué à Trotsky : " A bas le tsar ! Vive le gouvernement ouvrier ! " est vraiment merveilleuse. Quel serait alors, d'après Staline, le vrai mot d'ordre bolchevique ? " A bas le gouvernement ouvrier ! Vive le tsar ! " ? Nous reviendrons plus loin sur ce prétendu mot d'ordre de Trotsky. En attendant, laissons parler un autre maître de l'époque, qui est peut-être moins ignorant, mais qui a définitivement renié toute conscience théorique ; je parle de Lounatcharsky :
En 1905, Lev Davydovitch Trotsky inclinait vers l'opinion que le prolétariat devait être isolé [ ! ] et ne devait pas soutenir la bourgeoisie, car ce ne serait que de l'opportunisme. Mais le prolétariat tout seul ne suffisant pas pour accomplir la révolution, parce qu'il ne formait que 7 à 8 % de la population, il était bien difficile de se battre avec une si petite armée. Aussi Lev Davydovitch décida-t-il que le prolétariat devait soutenir en Russie la révolution permanente, c'est-à-dire lutter pour obtenir le maximum de résultats, jusqu'au moment où les tisons de cet incendie feraient sauter tout le dépôt de poudre mondial.
(Le Pouvoir des Soviets n° 7, 1927. A. Lounatcharsky. " A propos des caractéristiques de la révolution d'octobre ", p, 10.)
Le prolétariat " doit être isolé " jusqu'au moment où les tisons feront sauter le dépôt... Voilà dans quel excellent style écrivent certains commissaires du peuple qui- ne sont pas encore " isolés ", malgré l'état inquiétant de leur propre matière grise. Mais ne soyons pas trop sévères à l'égard de Lounatcharsky : chacun fait ce qu'il peut, et ses absurdités mal arrangées ne sont pas, en somme, plus absurdes que les bêtises des autres.
Cependant, voyons un peu comment, d'après Trotsky " le prolétariat devait être isolé ". Citons à ce sujet mon pamphlet contre Strouvé (1906). (Lounatcharsky m'a autrefois comblé de louanges immodérées au sujet de ce même pamphlet...).
Dans le chapitre consacré au soviet des députés ouvriers, je disais que, tandis que les partis bourgeois restaient totalement à l'écart des masses en éveil,
la vie politique s'était concentrée autour du soviet ouvrier. La masse des citoyens moyens sympathisait avec lui, bien que cette sympathie ne fût pas très consciente. Tous les opprimés venaient chercher justice au soviet. Sa popularité grandissait en dehors même de la ville. Il recevait des " suppliques " des paysans maltraités. Des résolutions d'assemblées paysannes lui étaient envoyées et les délégués des communes rurales passaient toujours au soviet. C'est sur lui que s'étaient concentrées l'attention et la sympathie de la nation véritable, non celles de la nation de la fausse démocratie.
(Notre révolution, p, 199.)
Ainsi, dans toutes ces citations dont le nombre pourrait aisément être doublé, triplé ou décuplé, la révolution permanente est présentée comme une révolution qui rassemble les masses opprimées des villes et des campagnes autour du prolétariat organisé en soviets, comme une révolution nationale qui fait monter au pouvoir le prolétariat et par ce fait même ouvre la possibilité d'une transcroissance de la révolution démocratique en révolution socialiste. La révolution permanente n'est pas un saut du prolétariat isolé : c'est la transformation de toute la nation sous la direction du prolétariat. C'est de cette manière que je me représentais et que j'interprétais les perspectives de la révolution permanente depuis 1905.
En ce qui concerne Parvus, Radek n'a pas davantage raison quand il reprend le cliché usé du " saut accompli par Parvus du gouvernement tsariste au gouvernement social-démocrate ". En 1905, mes idées sur la révolution russe se rapprochaient beaucoup de celles de Parvus, sans être toutefois complètement identiques. Radek ne fait, en somme, que se démentir quand, dans un autre passage de son article, il relève en passant, mais très exactement, en quoi mon idée de la révolution différait, au fond, de celle de Parvus. Parvus ne croyait pas que le gouvernement ouvrier en Russie pût trouver une issue dans la révolution socialiste, autrement dit qu'il pût se transformer en dictature socialiste pendant qu'il accomplirait sa besogne démocratique. Comme le démontre une citation de 1905, à laquelle Radek lui-même se réfère, Parvus estimait que les tâches du gouvernement ouvrier se borneraient à celles de la démocratie. Mais où se trouve alors le saut vers le socialisme ? Parvus croyait qu'à la suite du coup d'Etat révolutionnaire il s'établirait un régime ouvrier de " type australien ". Il continua encore après la révolution d'octobre à comparer la Russie à l'Australie, alors qu'il se trouvait depuis déjà longtemps à l'aile droite du social-réformisme. Boukharine prétendit même que Parvus avait " inventé " l'Australie, en le post-datant, pour couvrir ses anciens péchés commis au nom de la révolution permanente. Mais ce n'est pas exact. En 1905, Parvus considérait la prise du pouvoir par le prolétariat comme le chemin vers la démocratie et non comme la voie du socialisme ; en d'autres termes, il assignait au prolétariat le rôle qu'il a effectivement joué chez nous pendant les huit ou dix premiers mois de la révolution d’Octobre. En même temps, Parvus invoquait l'exemple de la démocratie australienne, c'est-à-dire d'un régime où le parti ouvrier gouverne sans dominer, en satisfaisant ses exigences réformistes en supplément au programme de la bourgeoisie : c'étaient les perspectives qui, selon lui, s'ouvraient devant notre révolution.
Par une ironie du sort, la tendance principale du bloc du centre et de la droite en 1923-1928 était Précisément de rapprocher la dictature du prolétariat d'une démocratie ouvrière du type australien, conformément au pronostic de Parvus. Cela devient tout à fait compréhensible si l'on se rappelle qu'il y a vingt ou trente ans les " socialistes " russes petits-bourgeois dépeignaient toujours l'Australie comme un pays ouvrier et paysan qui, séparé du monde extérieur par de hauts tarifs douaniers, développait sa législation socialiste et, de cette façon, construisait le socialisme dans un seul pays. Radek ferait mieux de souligner ce côté de la question au lieu de répéter des fables sur mon saut fantastique par-dessus la démocratie.
III. Trois élément de la "dictature démocratique" : les classes, les tâches et le mécanisme politique[modifier le wikicode]
La différence entre ma conception du " permanent " et celle de Lénine consistait dans l'opposition entre le mot d'ordre de la dictature du prolétariat qui s'appuie sur la paysannerie, et celui de la " dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie ". La discussion ne portait pas sur la possibilité de sauter par-dessus le stade bourgeois démocratique ou sur la nécessité de l'union des ouvriers et des paysans, mais sur le mécanisme politique de la collaboration du prolétariat et de la paysannerie dans la révolution démocratique.
Radek dit avec beaucoup de présomption, sinon de légèreté, que " seuls ceux qui n'ont pas réfléchi à la complexité de la méthode marxiste et léniniste " peuvent poser la question de la dictature démocratique comme expression relative à des partis politiques, tandis que Lénine aurait ramené tout le problème à la collaboration des deux classes, dans le dessein de réaliser des tâches historiques objectives. Non, ce n'est pas cela.
Si l'on fait abstraction de la manière subjective d'envisager la révolution, les partis et leurs programmes, la forme politique et l'organisation de la collaboration du prolétariat et de la paysannerie, tous les différends entre Lénine et moi, qui représentions deux nuances de la tendance révolutionnaire, disparaissent mais disparaîtront aussi - et c'est beaucoup plus grave - les divergences entre le bolchevisme et le menchevisme et, finalement, toute différence entre la révolution russe de 1905 et les révolutions de 1848 ou même celle de 1789, dans la mesure où l'on peut parler du prolétariat dans ce dernier cas. Toutes les révolutions bourgeoises furent fondées sur la collaboration des masses opprimées des villes et des campagnes. C'est cela qui leur donna à des degrés divers un caractère national ou populaire.
Théoriquement et politiquement, nous ne discutions pas le fait de la collaboration des ouvriers et des paysans, mais bien le programme de cette collaboration, ses formes de parti et ses méthodes politiques. Dans les révolutions passées, les ouvriers et les paysans " collaborèrent " sous la direction de la bourgeoisie libérale ou de sa fraction démocratique et petite bourgeoise. L'Internationale communiste répéta l'expérience des révolutions passées dans une situation historique foncièrement nouvelle, et dépensa toute son énergie à soumettre les ouvriers et les paysans chinois à la direction du national-libéral Tchang Kaï-chek d'abord, à celle du " démocrate " Wang Tin-wei ensuite. Lénine posait la question d'une alliance des ouvriers et des paysans qui se dresserait irréductiblement contre la bourgeoisie libérale. Une telle alliance n'avait encore jamais existé dans l'histoire. Il s'agissait d'une expérience, nouvelle par ses méthodes, de collaboration des classes opprimées des villes et des campagnes. De cette façon, tout le problème des formes politiques de cette collaboration se posait pour la première fois. Radek n'a simplement rien remarqué de tout cela. .C'est pourquoi il nous ramène en arrière, à une creuse abstraction historique, éloignée non seulement de la formule de la révolution permanente, mais aussi de la " dictature démocratique " de Lénine.
Oui, pendant de longues années, Lénine refusa de décider par avance quelle serait l'organisation politique du parti et de l'Etat sous la dictature du prolétariat et de la paysannerie, bien qu'il mît au premier plan la collaboration de ces deux classes, qu'il opposait à l'idée de la coalition avec la bourgeoisie libérale. Lénine disait : la situation objective détermine nécessairement, à une certaine étape historique, l'alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie en vue d'accomplir les tâches d'une révolution démocratique. La paysannerie pourra-t-elle et aura-t-elle le temps nécessaire pour constituer son propre parti ? Ce parti formera-t-il la majorité ou la minorité dans le gouvernement de la dictature ? Quel sera le poids des représentants du prolétariat dans le gouvernement révolutionnaire ? Toutes ces questions ne se laissaient pas résoudre a priori. " L'expérience nous le montrera ! " Dans la mesure où la formule de la dictature démocratique laissait entrouverte la question du mécanisme politique de l'alliance des ouvriers et des paysans, elle restait, sans devenir toutefois la creuse abstraction de Radek, une formule algébrique qui permettait, dans l'avenir, des interprétations politiques très différentes.
Lénine lui-même ne pensait pas du tout que la question était épuisée parce qu'on avait déterminé la base de classe de la dictature et ses objectifs historiques. Lénine comprenait parfaitement bien et nous faisait comprendre à tous l'importance des facteurs subjectifs : le but, la méthode consciente, le parti. Par conséquent, en commentant son mot d'ordre, il ne renonça pas à une réponse hypothétique à la question. Quelles formes politique pourrait prendre cette alliance originale des ouvriers et des paysans, qui serait la première de ce genre dans l'histoire ? L'attitude de Lénine à l'égard de ce problème ne fut pas toujours la même. Il faut considérer sa pensée du point de vue historique et non du point de vue dogmatique. Lénine ne rapportait pas des tables de la loi recueillies sur le mont Sinaï, il forgeait ses idées et ses mots d'ordre au creuset de la lutte de classe, il les adaptait à la réalité, il les concrétisait et les précisait, leur donnant des contenus divers à différentes périodes. Radek, cependant, n'a pas étudié ce côté de la question qui prit par la suite un caractère décisif et qui mit, au début de 1917, le parti bolchevique devant une menace de scission ; il est tout simplement passé sans rien apercevoir. C'est pourtant un fait qu'aux différentes étapes de l'histoire Lénine considéra de manières diverses la forme politique possible de l'alliance des deux classes en matière de parti et de gouvernement ; il s'abstint, il est vrai, d'engager le bolchevisme par ces interprétations hypothétiques. Quelle était la raison de cette prudence ? Elle venait de ce que cette formule algébrique contenait un élément, d'une formidable importance, mais très vague quant à son contenu politique : la paysannerie.
Je ne citerai que quelques exemples de l'interprétation par Lénine de la dictature démocratique. Remarquons, en passant, qu'il faudrait tout un ouvrage pour donner un tableau d’ensemble de l'évolution de la pensée de Lénine sur cette question.
Au mois de mars 1905, voulant démontrer que le prolétariat et la paysannerie formaient la base de la dictature, Lénine écrivait :
Ce caractère de la base sociale de la dictature démocratique et révolutionnaire, que nous considérons comme possible et souhaitable, exercera, sans doute, son influence sur la composition du gouvernement révolutionnaire et déterminera inévitablement la participation et même la prédominance dans ce gouvernement des représentants les plus disparates de la démocratie révolutionnaire.
(Tome VI de l'édition russe, p, 132. Les passages en italiques ont été soulignés par moi.)
Dans cette phrase, Lénine ne parle pas seulement de la base de classe de la dictature, il trace aussi ses contours gouvernementaux, et prévoit la prédominance essentielle de la démocratie petite-bourgeoise dans ce futur gouvernement.
En 1907, il écrit :
La révolution agraire et paysanne dont vous parlez, messieurs, doit, pour vaincre, devenir le pouvoir central d'Etat.
(Tome IX, p. 539.)
Cette formule va encore plus loin. On pourrait l'interpréter dans le sens que le pouvoir révolutionnaire devrait se concentrer directement entre les mains de la paysannerie. Mais cette même formule, envisagée plus largement dans la série des événements, pourrait s'appliquer aussi à la révolution d'Octobre, qui porta au pouvoir le prolétariat comme " agent " de la révolution paysanne. Telle est l'amplitude des interprétations possibles de la formule " dictature du prolétariat et de la paysannerie ". On peut admettre que, jusqu'à un certain moment, son caractère algébrique était son point fort ; mais, en même temps, il était son point faible, les dangers se manifestant assez clairement chez nous après février 1917 et nous valant, plus tard, une catastrophe en Chine.
Au mois de juillet 1905, Lénine écrivait encore :
Personne ne parie de la prise du pouvoir par le parti ; il s'agit seulement de sa participation à la révolution, de sa participation dirigeante, si possible.
(Tome VI, p. 278.)
En décembre 1906, Lénine jugea opportun de se joindre à Kautsky dans la question de la conquête du pouvoir par le parti :
Non seulement .Kautsky considère comme " très probable qu'au cours de la révolution la victoire revienne au parti social-démocrate, mais il déclare qu'il est du devoir des social-démocrates " de suggérer à leurs partisans la certitude de la victoire, car on ne peut pas lutter avec succès si l'on renonce d'avance à vaincre.
(Tome VIII, p. 58.)
La distance entre ces deux interprétations faites par Lénine lui-même n'est pas moindre qu'entre mes formules et celles de Lénine. Nous le prouverons encore dans la suite. Ici, nous nous bornerons à poser la question : que signifient toutes ces contradictions de Lénine ? Elles reflètent toujours le même " grand inconnu " de la formule politique de la révolution : la paysannerie. Ce n'est pas pour rien que les radicaux russes appelaient le paysan le sphinx de l'histoire russe. La question de la nature de la dictature révolutionnaire est - que Radek le veuille ou non - indissolublement liée à la possibilité de former un parti révolutionnaire paysan qui soit hostile à la bourgeoisie libérale et indépendant du prolétariat. Il est facile d'apercevoir l'importance capitale de cette question. Si la paysannerie était capable de former un parti indépendant à l'époque de la révolution démocratique, la dictature démocratique serait réalisable au sens le plus direct et le plus vrai du terme et, dans ce cas, la question de la participation de la minorité prolétarienne au gouvernement révolutionnaire prendrait, malgré toute son importance, une valeur subordonnée et secondaire. Mais la chose se présente tout autrement si l'on présume que la paysannerie, à cause de sa situation intermédiaire et de sa composition sociale hétérogène, ne peut ni créer un parti indépendant ni suivre une politique indépendante, obligée qu'elle est en période révolutionnaire de choisir entre la politique de la bourgeoisie et celle du prolétariat. Seule une telle estimation de la nature politique de la paysannerie pouvait ouvrir devant nous la perspective d'une dictature du prolétariat surgissant directement de la révolution démocratique. Tout cela, bien entendu, ne signifie nullement la " négation ",1' " ignorance ", la " sous-estimation " de la paysannerie. On n'aurait même pas pu parler de la dictature prolétarienne en Russie si la question agraire n'y avait eu une importance décisive pour toute la vie sociale et si la révolution paysanne n'y avait pris une telle profondeur et un élan si gigantesque. Mais si la révolution agraire a créé des conditions favorables à la dictature du prolétariat, c'est parce que la paysannerie était dans l'incapacité de résoudre son problème historique par ses propres forces et sous sa propre direction. Dans les pays bourgeois modernes qui, même arriérés, sont déjà entrés dans la période de l'industrie capitaliste et sont reliés entre eux par les chemins de fer et le télégraphe (et cela se rapporte aussi bien à la Chine et à l'Inde qu'à la Russie), la paysannerie est encore moins capable qu’à l'époque des anciennes révolutions bourgeoises de jouer un rôle politique dirigeant, ou même indépendant. J'ai toujours insisté sur cette idée, qui constitue l'un des points essentiels de la théorie de la révolution permanente et qui a fourni le prétexte, d'ailleurs parfaitement insuffisant et, au fond, erroné, de l'accusation qui m'est faite d'avoir sous-estimé la paysannerie.
Quelle fut l'opinion de Lénine au sujet d'un parti paysan ? La réponse à cette question exigerait aussi un aperçu de l'évolution des idées de Lénine sur la révolution russe entre 1907 et 1917. Nous nous bornerons ici à deux citations. En 1907, Lénine écrit :
Il est possible... que les difficultés objectives d'une unification politique de la petite bourgeoisie empêchent la formation d'un tel parti, de telle sorte que la démocratie paysanne restera pour longtemps encore dans son état actuel de masse " travailliste "[5] amorphe, informe et gélatineuse.
(Tome XI, première partie, p. 230.)
En 1909, Lénine s'exprima différemment sur le même sujet :
Il n'y a aucun doute que la révolution, arrivée à ce très haut degré de développement qu'est la dictature révolutionnaire, ne crée un parti paysan mieux constitué et plus fort. Raisonner autrement signifie supposer que certains organes importants de l'homme peuvent rester infantiles quant à leur grandeur, leur forme et leur degré de développement.
(Tome XI, première partie, p. 230.)
Cette hypothèse fut-elle confirmée ? Non. Mais c'est précisément ce qui poussa Lénine à donner une réponse algébrique à la question du pouvoir révolutionnaire avant l'époque de sa complète vérification historique. Bien entendu, Lénine ne mit jamais sa formule hypothétique au-dessus de la réalité.
L'essentiel de sa vie fut la lutte pour une politique indépendante du parti du prolétariat. Mais les épigones piteux, dans leur course après un parti paysan, aboutirent à la soumission des ouvriers chinois au Kuomintang, à l'étranglement du communisme aux Indes au nom du parti " ouvrier et paysan ", à, la fiction dangereuse de l'Internationale paysanne, à une Ligue anti-impérialiste de mascarade, etc.
La pensée officielle d'aujourd'hui ne se donne pas la peine de s'arrêter sur les contradictions de Lénine mentionnées plus haut, contradictions qui sont tantôt extérieures et factices, tantôt réelles, mais qui proviennent toujours du fond même du problème. Depuis qu'on nous a gratifiés d'une nouvelle espèce de " professeurs rouges " qui diffèrent souvent des anciens professeurs réactionnaires non par une échine moins souple mais par une profonde ignorance, on coiffe chez nous Lénine à la manière d'un professeur, on l'épure des contradictions qui ne sont que la preuve de la dynamique de sa pensée, on enfile sur des bobines séparées des citations standardisées et on met en circulation telle ou telle " série ", selon les besoins du moment.
Il ne faut jamais oublier que les problèmes de la révolution se posèrent dans un pays politiquement " vierge ", après une grande pause historique, après une longue période de réaction en Europe et dans le monde entier ; voilà la raison pour laquelle ils comportèrent beaucoup d'éléments inconnus. Dans sa formule de la dictature démocratique des ouvriers et des paysans, Lénine exprima la spécificité des conditions sociales en Russie. Il interpréta cette formule de différentes façons, mais il n'y renonça pas avant d'avoir complètement mesuré le caractère spécifique des conditions de la révolution russe. En quoi donc consistait cette spécificité ?
Le rôle gigantesque de la question agraire, de la question paysanne en général, qui est à la base de tous les autres problèmes, les nombreux intellectuels sortis de la paysannerie ou sympathisant avec elle et partageant les opinions " populistes ", les traditions anti-capitalistes et la trempe révolutionnaire, tout cela, en se fondant, signifie que, si un parti paysan révolutionnaire anti-bourgeois était en général possible, il l'eût été précisément avant tout en Russie.
En effet, on a fait en Russie toutes sortes de tentatives (parlementaires, illégales ou semi-légales) pour créer un parti paysan ou paysan-ouvrier distinct du parti libéral et du parti prolétarien. Ainsi nous avons eu " La terre et la liberté ", " La volonté du peuple ", " Le partage noir ", le " populisme légal ", les " socialistes révolutionnaires ", les " socialistes populaires ", les " travaillistes ", les " socialistes révolutionnaires de gauche ", etc. Pendant cinquante ans a existé en Russie une sorte de laboratoire gigantesque pour la production d'un parti " paysan anti-capitaliste " qui devait demeurer indépendant du parti du prolétariat. Comme on le sait, l'expérience du parti socialiste révolutionnaire prit de très grandes proportions : en 1917, ce parti devint, pour un certain temps, celui de la majorité écrasante des paysans. Mais quels en furent les résultats ? Ce parti profita de la situation pour livrer la paysannerie, pieds et poings liés, à la bourgeoisie libérale. Les socialistes-révolutionnaires s'unirent aux impérialistes de l'Entente et prirent part à la lutte armée contre le prolétariat russe.
Cette expérience vraiment classique prouve que des partis petits-bourgeois à base paysanne peuvent encore présenter un semblant de politique indépendante dans une période de calme historique, quand ne se posent à l'ordre du jour que des questions secondaires. Mais, aussitôt que la crise révolutionnaire de la société met au premier plan les problèmes fondamentaux de la propriété, le parti " paysan " petit-bourgeois devient automatiquement une arme de la bourgeoisie dirigée contre le prolétariat.
Si l'on examinait mes anciennes divergences avec Lénine à la lumière d'une juste perspective historique et non à travers des citations détachées au gré de l'heure et du hasard, on comprendrait assez facilement quel était, pour moi du moins, le point principal de la discussion. Il ne s'agissait pas alors de savoir si la Russie était réellement en face des tâches démocratiques dont la réalisation exigeait des méthodes révolutionnaires, ou si l'alliance des paysans et du prolétariat était indispensable à cette réalisation. Il s'agissait de définir quelle forme politique de partis et d'Etat pourrait prendre la collaboration révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie et quelles conséquences pourraient en découler pour la révolution. Je ne parle, bien entendu, que de mes positions : quant aux positions occupées jadis, dans cette discussion, par Boukharine et Radek, qu'ils règlent leurs comptes eux-mêmes.
Une simple confrontation montrera à quel point la formule, de la révolution permanente était proche de celle de Lénine. Dans l'été 1905, bien avant la grève générale d'octobre et le soulèvement de décembre à Moscou, j'écrivais dans la préface aux discours de Lassalle :
Il est tout à fait évident que le prolétariat remplit sa mission en s'appuyant, comme le fit jadis la bourgeoisie, sur la paysannerie et sur la petite bourgeoisie. Le prolétariat dirige la campagne, l'entraîne dans le mouvement, l'intéresse au succès de ses plans, mais c'est toujours lui qui reste le chef. Ce n'est pas " la dictature du prolétariat et de la paysannerie, c'est la dictature du prolétariat qui s'appuie sur la paysannerie[6].
(1905, p. 230.)
Comparez maintenant ce texte, écrit en 1905 et cité dans mon article polonais de 1909, au texte suivant de Lénine, écrit lui aussi en 1909, immédiatement après la conférence du parti qui, sous l'influence de Rosa Luxembourg, remplaça l'ancienne formule bolchevique par la formule : " La dictature du prolétariat qui s'appuie sur la paysannerie ". Lénine répondit alors aux mencheviks qui parlaient d'un changement radical de ses positions :
La formule que les bolcheviks eux-mêmes se sont donnés se présente ainsi : le prolétariat qui conduit derrière lui la paysannerie[7].
N’est-il pas très clair que la pensée qu'expriment toutes ces formules reste toujours la même, qu'elle traduit précisément la dictature du prolétariat et de la paysannerie ? Que la formule " le prolétariat qui s'appuie sur la paysannerie " reste complètement dans les cadres e la même dictature du prolétariat et de la paysannerie ?
(Tome XI, première partie, pp. 219-224, souligné par moi.)
Ici Lénine donne de sa formule " algébrique " une interprétation qui exclut l'idée d'un parti paysan indépendant et de son rôle prédominant au sein d'un gouvernement révolutionnaire : le prolétariat conduit la paysannerie, le prolétariat s'appuie sur la paysannerie, par conséquent le pouvoir révolutionnaire est concentré entre les mains du parti prolétarien. Mais c'est précisément cela qui formait le point essentiel de la théorie de la révolution permanente, Voici tout ce qu'on peut dire aujourd'hui, après vérification historique, des anciennes divergences concernant la dictature : tandis que Lénine, partant toujours du rôle dirigeant du prolétariat, insistait sur la nécessité de la collaboration révolutionnaire et démocratique des ouvriers et des paysans, nous enseignant à tous cette vérité, - moi, partant toujours de cette collaboration, j'insistais sur la nécessité de la direction prolétarienne aussi bien dans le bloc des deux classes que dans le gouvernement qui serait appelé à se mettre à la tête de ce bloc. C'est tout, et on ne peut trouver d'autre différence.
Prenons deux citations qui ont trait à ce qui a été dit plus haut : l'une est extraite de Bilan et perpectives ; Staline et Zinoviev l'ont utilisée pour prouver que mes opinions s'opposaient à celles de Lénine. L'autre est tirée d'un article polémique de Lénine contre moi et Radek s'en est servi aux mêmes fins.
Voici la première citation :
La participation du prolétariat au gouvernement est objectivement plus probable et plus admissible au point de vue du principe, à condition seulement que cette participation soit dominante et directrice. On peut, évidemment, appeler ce gouvernement la dictature du prolétariat et de la paysannerie, la dictature du prolétariat, de la paysannerie et de l'intelligentsia ou, finalement, le gouvernement de coalition de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie. Mais la question subsiste : à qui appartiendra l’hégémonie au sein même du gouvernement et, de cette façon, dans le pays ? Et lorsque nous parlons d'un gouvernement ouvrier, nous formulons, par le fait même, que l'hégémonie appartiendra à la classe ouvrière.
(Notre révolution, 1906, p. 250.)
Zinoviev fit beaucoup de bruit à propos de ce texte (en 1925 !), m'accusant d'avoir mis sur un pied d'égalité (en 19051) la paysannerie et l'intelligentsia. Ce fut tout ce qu'il sut lire ans ces lignes. Je mentionnais l'intelligentsia, parce que les conditions de l'époque l'exigeaient : l'intelligentsia jouait alors un rôle politique tout différent de celui qui lui revient aujourd'hui. Au nom de la paysannerie ne parlaient que les organisations d'intellectuels ; les socialistes-révolutionnaires fondèrent officiellement leur parti sur cette trinité : le prolétariat, la paysannerie, l'intelligentsia ; les mencheviks, pour employer mes expressions de 1905, attrapaient par les jambes chaque intellectuel radical pour prouver l'épanouissement de la démocratie bourgeoise. Même en ce temps-là, j'ai formulé des centaines de fois mon avis sur l'impuissance des intellectuels comme groupement social " indépendant " et sur l'importance décisive de la paysannerie révolutionnaire. Mais il ne s'agit pas ici d'une phrase polémique détachée que je n'ai, d'ailleurs, aucune envie de défendre. Le fond de la citation signifie que j'acceptais entièrement le contenu que Lénine donnait à la dictature démocratique et que je ne demandais qu'une définition plus précise de son mécanisme politique ; autrement dit, je demandais le rejet de toute coalition où le prolétariat ne serait qu'un otage d'une majorité petite-bourgeoise.
Examinons maintenant l'article de Lénine de 1916, qui, comme le remarque Radek lui-même, était dirigé " formellement contre Trotsky, mais en réalité contre Boukharine, Piatakov, l'auteur de ces lignes [c'est-à-dire Radek] et autres camarades ". Cet aveu bien précieux confirme parfaitement mon impression d'autrefois : Lénine adressait sa polémique à un destinataire factice et imaginaire car, ainsi que je vais le démontrer, cette polémique ne me concernait pas en réalité. Cet article contient (en deux lignes) cette même accusation d'avoir " nié la paysannerie " que les épigones et leurs partisans ont ensuite utilisée comme principal argument contre moi. Cependant le vrai " clou " de l'article, comme dit Radek, consiste en ceci :
Trotsky n'a pas vu que, si le prolétariat réussissait à entraîner les masses paysannes non prolétariennes à la confiscation des terres des grands propriétaires fonciers et au renversement de la monarchie, ce serait l'achèvement de la " révolution bourgeoise nationale " en Russie, et la dictature révolutionnaire et démocratique du prolétariat et de la paysannerie.
(Lénine, tome XIII, p. 214)
Il est certain que Lénine expédiait l'accusation de " nier la paysannerie " à une fausse adresse ; il visait en réalité Boukharine et Radek, qui voulaient effectivement sauter pardessus l'étape démocratique de la révolution. Cela est confirmé par tout ce qui a été dit plus haut ainsi que par les paroles citées par Radek : il les appelle fort justement le " clou " de l'article de Lénine. En fait, Lénine se réfère aux termes mêmes de l'article où je disais que seule une politique indépendante et hardie du prolétariat pourrait " entraîner les masses paysannes non prolétariennes à la confiscation des grandes propriétés foncières et au renversement de la monarchie ", etc. Lénine ajoute : " Trotsky n'a pas vu... que tout cela serait la dictature démocratique révolutionnaire. " En d'autres termes, Lénine reconnaît, et pour ainsi dire certifie, que Trotsky accepte bien tout le contenu réel de la formule bolchevique (la collaboration des ouvriers et des paysans et les tâches démocratiques de cette collaboration), mais ne veut pas admettre que ce serait la dictature démocratique et l'achèvement de la révolution nationale. Ainsi cet article, qui semble être très vivement polémique, ne discute pas le programme des étapes successives de la révolution et de ses forces motrices de classe : la discussion porte sur la corrélation politique de tes forces et le caractère politique de la dictature. Si des malentendus polémiques étaient compréhensibles et parfois inévitables jadis, lorsque les événements eux-mêmes n'étaient pas encore très clairs et lorsque les rapports entre les fractions étaient tendus, on n'arrive pas à comprendre comment Radek peut, aujourd'hui, embrouiller la question de cette manière.
Ma polémique avec Lénine portait sur la possibilité de l'indépendance (et du degré de cette indépendance) de la paysannerie pendant la révolution et, en particulier, sur la possibilité d'un parti paysan indépendant. Dans cette polémique, j'accusais Lénine d'exagérer le rôle indépendant de la paysannerie. A son tour,. Lénine m'accusait de sous-estimer le rôle révolutionnaire de la paysannerie. Tout cela dérivait du caractère même de cette polémique. Mais peut-on parler sans mépris de celui qui, vingt ans après, détachant de leur contexte de vieilles citations, laisse de côté les rapports qui existèrent autrefois dans le parti, et attache une valeur absolue à chaque exagération polémique, à chaque erreur épisodique, au lieu de montrer, à la lumière de la plus grande expérience révolutionnaire du monde, quel fut le fond réel des divergences et quelle fut leur importance non pas verbale mais réelle ?
Limité dans le choix des textes, je ne citerai que les thèses sommaires de Lénine sur les étapes de la révolution, écrites à la fin de 1905 mais publiées pour la première fois en 1926, dans le V° Recueil de ses œuvres choisies (p. 451). Tous les oppositionnels, Radek y compris, accueillirent cette publication comme un excellent cadeau pour l'opposition, car, d'après tous les articles du code stalinien, Lénine apparaissait, dans ces thèses essentielles, coupable du crime de " trotskysme ". On dirait que les principaux points de la résolution de la VII° session plénière du comité exécutif de l'Internationale communiste, qui condamne le " trotskysme ", sont dirigés consciemment et à dessein contre les thèses essentielles de Lénine. Les staliniens grincèrent des dents lorsque ces textes furent publiés. Le rédacteur en chef du Recueil, Kamenev, m'avoua avec sa " bonhomie " habituelle, pas très modeste, qu'il n'aurait jamais laissé paraître ce document s'il n'avait tas considéré comme imminent un bloc de l'opposition. Finalement, dans l’article de Kostrcheva paru dans le Bolchevik, on faussa horriblement ces thèses essentielles pour ne pas laisser accuser Lénine de " trotskysme ", envers la paysannerie en général et le paysan moyen en particulier.
Je cirerai encore ce que dit Lénine, en 1909, au sujet de nos divergences :
Le camarade Trotsky admet lui-même dans son raisonnement " la participation de représentants de la population démocratique " dans le " gouvernement ouvrier, c'est-à-dire la possibilité d'un gouvernement composé des représentants du prolétariat et de la paysannerie. Dans quelles conditions pourrait-on admettre la participation du prolétariat au gouvernement révolutionnaire, c'est une toute autre question, sur laquelle les bolcheviks seront, peut-être, encore moins d'accord avec les social-démocrates polonais qu'avec Trotsky. Mais le problème de la dictature des classes révolutionnaires ne peut, en aucune manière, être réduit à celui de la " majorité " dans un gouvernement révolutionnaire ou aux conditions qui permettraient aux social-démocrates de faire partie d'un gouvernement quelconque.
(Tome XI, première partie, p. 229. Souligné par moi.)
Dans cette citation, Lénine confirme de nouveau que Trotsky accepte un gouvernement composé des représentants du prolétariat et de la paysannerie, ce qui veut dire qu'il ne " saute " pas par-dessus celle-ci. Lénine souligne que le problème de la dictature ne se réduit pas à la simple question de la majorité dans un gouvernement, et c'est tout à fait indiscutable. Il s'agit, avant tout, de la lutte commune des ouvriers et des paysans, par conséquent de la lutte de l'avant-garde prolétarienne pour assurer son influence sur les paysans contre la bourgeoisie libérale ou nationale. Mais, même si le problème de la dictature révolutionnaire des ouvriers et des paysans ne se réduit pas à une question de majorité dans un gouvernement, cette question se pose d'une manière décisive en cas de victoire de la révolution. Nous avons vu que Lénine fait une réserve prudente (pour toute éventualité) : s'il s'agissait de la participation du parti au gouvernement révolutionnaire, il se pourrait que nous soyons en désaccord avec les camarades polonais et avec Trotsky quant aux conditions de cette participation. On parlait ainsi d'une divergence possible, dans la mesure où Lénine admettait théoriquement la participation des représentants du prolétariat à un gouvernement démocratique dont ils formeraient la minorité. Les faits ont toutefois prouvé que nos chemins n'étaient pas différents. En novembre 1917, il y eut dans le parti, au sommet, une lutte acharnée sur la question d'une coalition gouvernementale avec les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks. Lénine ne s'opposa pas en principe à une telle coalition sur une base soviétique, mais il exigea catégoriquement une majorité bolchevique fermement garantie. Je marchais alors la main dans la main avec Lénine.
Voyons maintenant comment se résume pour Radek toute la question de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie :
En quoi - se demande-t-il - l'ancienne théorie bolchevique de 1905 fut-elle, en somme, exacte ? Est-ce que l'intervention commune des ouvriers de Petrograd et des paysans (soldats de la garnison de Petrograd) renversa le tsarisme [en 1917 - L. T.]. Au fond, la formule de 1905 prévoit les rapports entre classes et non pas une institution politique concrète.
Fort bien, fort bien ! Si je qualifie d'algébrique l'ancienne formule de Lénine, cela ne veut pas dire qu'on peut la réduire à zéro comme le fait sans hésiter Radek. " L'essentiel était accompli : le prolétariat et la paysannerie avaient en commun infligé une défaite au tsarisme. " Mais ce fait " essentiel " eut lieu, sans exception, dans toutes les révolutions victorieuses ou à demi victorieuses. Toujours et partout les prolétaires ou leurs précurseurs, les plébéiens et les paysans renversèrent les empereurs, les féodaux, les prêtres. En Allemagne, cela se produisit au XVI° siècle, et même avant. En Chine, les ouvriers et les paysans battirent les " militaristes ". Mais que vient faire la dictature démocratique là-dedans ? Elle n'exista pas dans les anciennes révolutions, elle n'exista pas non plus dans la Révolution chinoise. Pourquoi ? Parce que les ouvriers et les paysans qui firent le gros ouvrage de la révolution avaient la bourgeoisie sur le dos. Radek s'est " détaché " des " institutions politiques " au point d'oublier " l'essentiel " de la révolution : qui la dirige, qui prend le pouvoir ? La révolution, pourtant, est une lutte pour le pouvoir. C'est une lutte politique que les classes mènent non avec des bras nus mais au moyen d' " institutions politiques " (les partis, etc.).
Les gens qui n'ont pas approfondi la complexité des méthodes du marxisme et du léninisme - c'est Radek qui tonne contre nous, pauvres pécheurs - se sont imaginé que la révolution devait inévitablement aboutir à un gouvernement commun des ouvriers et des paysans, et certains d'entre eux étaient même d'avis que ce gouvernement devait certainement être une coalition du parti ouvrier avec le parti paysan.
En voilà des " gens " bien naïfs ! Et Radek lui-même, qu'en pense-t-il ? Est-il d'avis que la révolution victorieuse ne devait pas aboutir à un nouveau gouvernement ou que ce gouvernement ne devait pas refléter et fixer une certaine corrélation entre les classes révolutionnaires ?
Radek a tellement approfondi ce problème du point de vue " sociologique " qu'il n’en reste que l'écorce verbale.
A quel point il est inadmissible de se détacher de la question des formes politiques que prend la collaboration des ouvriers et des paysans, c'est ce que démontrent les lignes suivantes d'un rapport du même Radek à l'Académie communiste en mars 1927 :
L'an dernier, j'écrivis dans la Pravda un article sur le gouvernement de Canton, que j'appelai paysan-ouvrier. Mais quelqu'un à la rédaction pensa que je m'étais trompé et corrigea : le gouvernement ouvrier-paysan. Je ne protestai pas et laissai le gouvernement ouvrier-paysan.
Ainsi, au mois de mars 1927 (et non en 1905) Radek estimait possible l'existence d'un gouvernement paysan-ouvrier par opposition à un gouvernement ouvrier-paysan- Le rédacteur de la Pravda ne le comprit pas. J'avoue franchement que je ne le comprends pas non plus. Nous savons bien ce qu'est le gouvernement ouvrier-paysan. Mais qu'est ce gouvernement paysan-ouvrier qu'on lui oppose ? Comment expliquer ce déplacement mystérieux des adjectifs? Nous touchons ici au cœur même de la question. En 1926, Radek croyait que le gouvernement de Canton de Tchang Kaï-chek était un gouvernement paysan-ouvrier, et il le répéta avec assurance en 1927. Mais on découvrit aussitôt que c'était en réalité un gouvernement bourgeois qui, après avoir exploité la lutte révolutionnaire des ouvriers et des paysans, la noya ensuite dans le sang. Quelle est la raison de cette erreur ? Radek s'est-il tout simplement trompé ? Cela peut arriver. Mais alors on dit : Je n'ai pas compris, je me suis trompé, j'ai commis une erreur. Cependant, nous le voyons maintenant, il ne s'agit pas ici d'une erreur de fait venant d'un manque d'information : c'est une profonde erreur de principe. Le gouvernement paysan-ouvrier opposé au gouvernement ouvrier-paysan, c'est le Kuomintang. Il ne veut signifier rien d'autre. Si la paysannerie ne suit pas le prolétariat, elle suit la bourgeoisie. J'espère que ma critique de l'idée stalinienne du " parti ouvrier-paysan bi-partite " a suffisamment élucidé cette question. (Cf. Critique du programme de l'Internationale communiste). Le gouvernement " paysan-ouvrier " de Canton, opposé au gouvernement ouvrier-paysan, signifie, dans le langage de la politique chinoise actuelle, la seule expression possible et imaginable de la " dictature démocratique " opposée à la dictature du prolétariat. Autrement dit, c'est l'incarnation de la politique de Staline en faveur du Kuomintang, opposée à la politique bolchevique que l'Internationale communiste appelle " trotskyste ".
IV. Comment la théorie de la révolution permanente s'est-elle présentée en pratique ?[modifier le wikicode]
Critiquant cette théorie, Radek, comme nous l'avons vu, ajoute encore : " Et la tactique qui en dérive " .C'est là un supplément très important. La critique officielle du " trotskysme " se limita prudemment, sur cette question, à la théorie. Mais cela ne suffit pas à Radek. Il lutte contre une certaine ligne tactique en Chine (la ligne bolchevique). Il veut la discréditer à l'aide de la théorie de la révolution permanente. A cette fin, il lui faut prouver ou faire croire que cela fut déjà montré par quelqu'un d'autre, qu'une ligne tactique erronée découla dans le passé de cette théorie, Ici Radek ne fait qu'induire en erreur ses lecteurs. Il est possible qu'il ne connaisse pas lui-même l'histoire de la révolution, à laquelle il ne prit jamais d'ailleurs une part directe. Mais, à ce qu'il paraît, il ne se donna pas non plus la peine d'éclaircir le problème d'après les documents, dont les plus importants sont réunis dans le second volume de mes Oeuvres : la vérification est à la portée de qui sait lire.
Que Radek le sache : à presque toutes les étapes de la première révolution, j'ai été parfaitement d'accord avec Lénine dans l'évaluation des forces de la révolution et de ses tâches immédiates, et ce en dépit du fait que je vécus illégalement toute l'année 1905 en Russie et toute l'année 1906 en prison. Je suis obligé de ne recourir ici qu'au minimum de preuves et d'illustrations.
Dans un article, rédigé en février et publié en mars 1915, deux ou trois mois avant le premier congrès bolchevique (entré dans l'histoire comme IIIème congrès du parti), j'écrivais :
La lutte acharnée entre le tsar et le peuple, lutte qui écarte tout ce qui ne sert pas à la victoire, le soulèvement populaire comme apogée de cette lutte ; un gouvernement provisoire comme couronnement révolutionnaire de la victoire du peuple sur son ennemi séculaire ; le désarmement de la réaction tsariste et l'armement du peuple par le gouvernement provisoire ; la convocation de l'Assemblée constituante sur la base du suffrage universel, égal, direct et secret, telles sont les étapes de la révolution qui se dessinent d'une façon objective.
(Tome II, première partie, p. 232.)
Il suffira de comparer ces mots aux résolutions du congrès bolchevique qui siégea en mai 1905 pour reconnaître ma parfaite solidarité avec les bolcheviks dans la manière de poser les problèmes tactiques fondamentaux.
En outre, j'ai formulé à Petersbourg des thèses en accord avec Krassine sur le gouvernement provisoire conçues dans l'esprit même de cet article : elles furent publiées par la presse clandestine. Krassine les défendit au congrès bolchevique. Lénine les y accueillit favorablement, en disant :
Je partage dans son ensemble l'opinion du camarade Krassine, Il est naturel, étant moi-même écrivain, que mon attention ait été attirée par la manière littéraire de poser la question. Le camarade Krassine a très justement souligné l'importance de la définition de l'objectif de la lutte, et en cela je me rallie pleinement à lui. On ne peut pas lutter si on ne prévoit pas la prise de l'objectif pour lequel on lutte.
(Tome VI, p. 180.)
L'essentiel de l'important amendement de Krassine fit partie de la résolution du congrès. Une note de Krassine, que je possède, témoigne que cet amendement fut rédigé par moi, Kamenev et quelques autres connaissent bien cet épisode.
Le problème de la paysannerie, de son rapprochement des soviets ouvriers et de la collaboration avec l'Union paysanne occupait chaque jour davantage l'attention du soviet de Petersbourg. Je crois que Radek n'ignore pas que j'étais chargé de la direction de ce soviet. Voici une formule entre cent où je définis les tâches tactiques de la révolution :
Le prolétariat forme des " soviets " de ville, qui dirigent les batailles des masses dans les villes et mettent à l’ordre du jour l'alliance de combat avec l'armée et la paysannerie.
(Natchalo n° 4, le 17-311 novembre 1905 .)
J'avoue qu'il est ennuyeux et même honteux de faire des citations pour prouver que je n'ai jamais parlé d'un " saut " du tsarisme au socialisme. J'y suis cependant contraint. Voici, par exemple, ce que j'écrivais, en février 1906, sur les tâches de l'Assemblée constituante, sans lui opposer pourtant les soviets comme le fait aujourd'hui Radek au sujet de la Chine, quand il court après Staline et essaie de faire disparaître les traces de l'opportunisme d'hier au moyen d'un délai ultragauchiste.
L'Assemblée constituante sera convoquée par les forces populaires libérées. Ses tâches seront énormes. L'Assemblée constituante devra reconstruire l'Etat sur une base démocratique, en d'autres termes sur la base du pouvoir complet du peuple. Elle devra organiser la milice populaire, accomplir une grandiose réforme agraire, introduire la journée de travail de huit heures et l'impôt progressif sur le revenu.
(Tome II, première partie, p. 349.)
Et voici en particulier ce que je dis dans un tract populaire, en 1905, au sujet de l'introduction " immédiate " du socialisme :
Est-il possible chez nous, en Russie, d'introduire sur-le-champ le socialisme ?
Non, notre village est beaucoup trop ignorant et inconscient. Il y a encore trop peu de socialistes parmi les paysans. Il faut avant tout renverser le tsarisme, qui tient les masse populaires dans l'ignorance. Il faut libérer les paysans pauvres du fardeau fiscal, il faut introduire l'impôt progressif sur le revenu, l'instruction publique obligatoire, il faut, finalement, fondre en une seule armée social-démocrate le prolétariat et le semi-prolétariat des campagnes et le prolétariat es villes. Seule une telle armée sera capable d'accomplir la grande révolution socialiste.
(Tome II, première partie, p. 228.)
On voit que je distinguais alors l'étape démocratique et l'étape socialiste de la révolution, bien avant le jour où Radek, imitant Staline et Thaelman, voulut m'enseigner cette distinction.
Il y a vingt-deux ans, j'écrivais :
Notre presse progressiste poussa un hurlement unanime d'indignation lorsque les journaux socialistes formulèrent l'idée de la révolution ininterrompue, qui unirait la suppression de l'absolutisme et du servage à la révolution socialiste au moyen d'une série de conflits sociaux croissants, du soulèvement de nouvelles couches populaires, et d'attaques incessantes du prolétariat contre les privilèges politiques et économiques des classes dominantes.
(Notre révolution, 1906, p. 258.)
J'attire avant tout l'attention du lecteur sur la définition de la révolution ininterrompue contenue dans ces mots : elle relie la liquidation du Moyen Age à la révolution socialiste au moyen d'une série de conflits sociaux croissants. Où donc est le saut ? Où est la négation de l'étape démocratique ? Et n'est-ce pas justement ce qui s'est passé en 1917 ?
Il faut relever en passant que le hurlement de la presse " progressiste " de 1905 au sujet de la révolution ininterrompue ne souffre aucune comparaison avec le hurlement, nullement progressiste, des écrivassiers actuels qui se sont mêlés à l'affaire avec un petit retard d'un quart de siècle.
Quelle attitude a donc prise à l'époque l'organe dirigeant de la fraction bolchevique, La Vie nouvelle, publié sous la direction vigilante de Lénine, au sujet du problème de la révolution permanente que je posais dans la presse ? Reconnaissons que cela ne manque pas d'intérêt. La Vie nouvelle fit la réponse suivante (27 novembre 1905), à l'article du journal radical bourgeois Notre vie, qui essayait .d'opposer à la " révolution permanente " de Trotsky les opinions " plus raisonnables " de Lénine :
Cette note gratuite n'est, bien entendu, que de l'absurdité. Le camarade Trotsky dit que la révolution prolétarienne pourrait ne pas s'arrêter à la première étape et continuer son chemin, en bousculant les exploiteurs, tandis que Lénine souligne que la révolution politique ne constitue qu'un premier pas. Le publiciste de Notre vie voudrait y trouver une contradiction... Le malentendu est dû, en premier lieu, à la terreur que l'expression même de révolution sociale inspire à Notre vie, en second lieu, à son désir de dénicher des dissensions piquantes et aiguës entre social-démocrates et, en troisième lieu, à l'expression imagée du camarade Trotsky : " d'un seul coup ". Dans le n° 10 de Natchalo, le camarade Trotsky explique sa pensée d'une manière non équivoque :
" La victoire complète de la révolution signifie la victoire du prolétariat. Cette dernière signifie, à son tour, la continuité ininterrompue de la révolution. Le prolétariat accomplit les tâches fondamentales de la démocratie, et la logique de sa lutte directe pour l'affermissement de sa domination politique fait surgir devant lui, à un moment donné, des problèmes purement socialistes. Une continuité révolutionnaire s'établit ainsi entre le programme minimum et le programme maximum. Ce n'est " pas " un seul coup ", ce n'est pas un jour ou un mois : c'est " toute une époque historique, et il serait absurde d'en définir la " durée à l'avance. "
Cette seule citation pourrait dans une certaine mesure épuiser le sujet du présent ouvrage. Pouvait-on rejeter à l'avance toute la critique des épigones d'une manière plus claire, plus précise et plus indiscutable que je ne l'ai fait dans mon article, reproduit avec une telle approbation par la Vie nouvelle de Lénine ? Cet article expliquait qu'au cours de l'accomplissement des tâches démocratiques le prolétariat victorieux, par la logique même de sa situation, serait amené, à une certaine étape de la révolution, devant des problèmes purement socialistes. C'est là que réside précisément la continuité entre le programme minimum et le programme maximum, continuité qu'engendre nécessairement la dictature du prolétariat, Ce n'est pas un seul coup, ce n'est pas un saut - expliquais-je alors à mes critiques du camp petit-bourgeois -, c'est toute une époque historique. Et la Vie nouvelle de Lénine partageait alors entièrement mes idées quant à cette perspective. Mais ce qui me semble beaucoup plus important, c'est le fait que les événements réels ont vérifié ces idées et ont définitivement prouvé leur justesse en 1917. En dehors des démocrates petits-bourgeois de Notre vie, les mencheviks parlèrent eux aussi, en 1905 et surtout en 1906, du " saut " fantastique au socialisme par-dessus la démocratie. Parmi eux se signalèrent surtout Martynov et feu Jordansky. Tous les deux devinrent, par la suite, de vaillants partisans de Staline. Dans un article de 1906, que je pourrais aujourd'hui réimprimer presque intégralement pour réfuter la critique des épigones, j'expliquais, d'une manière simple et détaillée, aux écrivains mencheviques qui essayaient de m'attribuer " le saut au socialisme ", que leur accusation était aussi erronée que stupide. Il suffira peut-être de répéter la conclusion de cet article :
Je comprends parfaitement - et que mon critique [Jordansky] en soit convaincu - que sauter en qualité de publiciste par-dessus un obstacle politique ne signifie pas l'avoir surmonté dans la pratique.
(Tome II, première partie, p. 454.)
N'est-ce pas assez ? Je pourrais continuer, mais que mes critiques ne prétendent plus, comme Radek, ne pas avoir " sous la main " ce dont ils parlent avec autant de désinvolture.
La petite brochure Notre tactique, que j'écrivis en prison en 1906 et que Lénine édita immédiatement, contient la conclusion suivante :
Le prolétariat réussira à s'appuyer sur le soulèvement des campagnes, et il pourra achever dans les villes, qui sont les centres de la vie politique, ce qu'il a su commencer. En s'appuyant sur les éléments paysans et en prenant leur direction, le prolétariat portera le coup de grâce victorieux à la réaction et il saura assurer la victoire de la révolution.
(Tome II, première partie, p. 448.)
Est-ce cela, sous-estimer la paysannerie ?
La même brochure développe aussi cette idée :
Notre tactique, escomptant le développement irrésistible de la révolution, ne doit cependant pas ignorer les phases et les étapes inévitables possibles, ou même probables, du mouvement révolutionnaire.
(Tome II, première partie, p. 436.)
Cela évoque-t-il un saut fantastique ?
Dans l'article " Les leçons du premier soviet " (1906), je décrivais ainsi la perspective du développement ultérieur de la révolution ou, comme il advint en réalité, de la nouvelle révolution :
L'histoire ne se répète pas, et le nouveau soviet n'aura pas à répéter les événements des cinquante jours (octobre-décembre 1905) ; mais il pourra tirer presque tout son programme d'action de l'expérience de cette période. Ce programme est parfaitement clair : coopération révolutionnaire avec l'armée, la paysannerie et les couches plébéiennes de la petite bourgeoisie des villes ; suppression de l'absolutisme ; anéantissement de son organisation matérielle; licenciement d'une partie des troupes, congédiement définitif de l'autre partie ; suppression de l'appareil bureaucratique et policier; introduction de la journée de huit heures; armement de la population, du prolétariat en premier lieu ; transformation des soviets en organes révolutionnaires autonomes des villes ; création de soviets de délégués paysans (comités paysans), considérés comme organes de la révolution agraire, en province ; organisation d'élections à l'Assemblée constituante et lutte électorale sur la base d'un programme défini des travaux de la représentation populaire.
(Tome II, deuxième partie, p. 106).
Cela ressemble-t-il à un saut par-dessus la révolution agraire, à un mépris du problème paysan dans son ensemble ? Cela ressemble-t-il à un manque de compréhension des tâches démocratiques de la révolution ? Non. Alors à quoi ressemble, dans ce cas, la peinture politique de Radek ? Elle ne ressemble à rien du tout !
Généreux mais équivoque, Radek établit une distinction entre mon attitude de 1905, qu'il a défigurée, et celle des mencheviks. Il ne se doute même pas qu'il répète aux trois quarts la critique menchevique : en dépit du fait que la méthode de Trotsky était identique à celle des mencheviks remarque Radek avec jésuitisme -, son but était différent. Par cette attitude subjective, Radek compromet définitivement sa propre manière de poser des questions. Lassalle savait déjà que le but dépend en dernière instance de la méthode qui le détermine. Il écrivit même un drame à ce sujet (Franz von Sickingen). En quoi donc ma méthode est-elle identique à celle des mencheviks ? En ce qui concerne la paysannerie.
Comme preuve, Radek invoque trois lignes polémiques de l'article de Lénine de 1916 que nous avons déjà citées ; il reconnaît en passant que Lénine, tout en nommant Trotsky, polémiquait en réalité contre Boukharine et Radek lui-même.
En dehors de cette citation qui, comme nous l'avons vu, est démentie par tout le contenu de l'article de Lénine, Radek s'appuie sur… Trotsky : dans mon article de 1916, démasquant toute la futilité de la conception, des mencheviks, je leur demandais : " Qui aura le rôle dirigeant, si ce n'est la bourgeoisie, dans la révolution libérale ? En tout cas vous, mencheviks, vous ne croyez pas au rôle politique indépendant de la paysannerie. " Cela veut dire, découvre Radek, que Trotsky était " d'accord " avec les mencheviks sur le rôle de la paysannerie. Les mencheviks estimaient qu'il était inadmissible de " repousser " la bourgeoisie libérale au nom d'une alliance douteuse et incertaine avec les paysans. C'est en cela que consistait la " méthode " menchevique. La mienne consistait à rejeter la bourgeoisie libérale et à conquérir la direction de la paysannerie révolutionnaire. Dans cette question fondamentale il n'y avait pas de désaccord entre Lénine et moi. Lorsque je disais aux mencheviks, au cours de la lutte qui m'opposait à eux : " De toute façon, vous seriez les derniers à attribuer à la paysannerie le rôle dirigeant " ce n'était pas, comme Radek l'insinue, l'expression de ma solidarité avec leur méthode, c'était une façon de poser une alternative claire : la dictature de la ploutocratie libérale ou la dictature du prolétariat.
Neuf ans plus tôt, au congrès de Londres (1907), défendant les points essentiels de l'attitude bolchevique envers les partis non prolétariens, je me servis contre es mencheviks du même argument que maintenant Radek essaye de retourner malhonnêtement contre moi. Je citerai ici l'essentiel de mon discours de Londres : pendant les premières années qui suivirent la révolution d'Octobre, il fut souvent publié dans différentes anthologies et recueils, comme exemple du point de vue bolchevique sur les classes et les partis pendant la révolution. Voici ce que je disais dans ce discours, qui donne un résumé de la théorie de l'a révolution permanente :
Leurs propres opinions semblent extrêmement compliquées aux camarades mencheviks. Ils m'ont lancé à plusieurs reprises le reproche d'avoir une conception simpliste et trop primitive de la révolution russe. Mais, en réalité, leurs idées, malgré un manque de netteté qui peut les faire passer pour complexes, ou peut-être précisément à cause de cela, peuvent se ramener à un schéma très simple que M. Milioukov lui-même comprendrait facilement.
Dans le post-scriptum d'un livre récemment paru, Comment se sont passées les élections à la seconde douma d'Etat, le chef idéologique du parti cadet écrit : " Quant aux groupements de gauche proprement dits, c'est-à-dire les partis socialistes et révolutionnaires, il sera encore plus difficile de se mettre d'accord avec eux. Mais à défaut de raisons positives, il existe, par contre, des raisons négatives très fortes qui faciliteront, dans une certaine mesure, notre rapprochement. Ils se proposent de nous critiquer et de nous discréditer ; cela implique pourtant notre existence et notre activité. Nous savons que, selon les socialistes du monde entier, et pas seulement les socialistes russes, la révolution qui est en train de se réaliser est une révolution bourgeoise et non socialiste ; c'est la démocratie bourgeoise qui doit l'accomplir. Aucun groupement socialiste ne s'apprête à prendre la place de cette démocratie et, si le pays a envoyé à la douma un si grand nombre de socialistes, ce n'est certes pas pour réaliser le socialisme sur-le-champ ou pour qu'ils introduisent eux-mêmes des réformes " bourgeoises " préalables... Par conséquent, il serait plus avantageux pour eux de nous laisser jouer le rôle de parlementaires que de se compromettre en s'en chargeant eux-mêmes… " Comme on le voit, Milioukov va droit au but. Dans les paroles citées, nous avons tous les éléments fondamentaux de l'opinion menchevique sur la révolution et sur les rapports entre la démocratie bourgeoise et la démocratie socialiste.
La révolution qui est en train de se réaliser est une révolution bourgeoise et non socialiste, et d'un. La révolution bourgeoise doit être accomplie par la démocratie bourgeoise, et de deux. La démocratie socialiste ne peut pas effectuer elle-même les réformes bourgeoises ; son rôle est un rôle d'opposition, elle ne doit que " critiquer et discréditer ". Et de trois. Enfin, le quatrième point est ainsi conçu : pour que les socialistes aient la possibilité de rester dans l'opposition, " il faut que nous (c'est-à-dire la démocratie bourgeoise) soyons là et déployions notre activité ".
Et si " nous " ne sommes pas là ? Si la démocratie bourgeoise capable de se mettre à la tète de la révolution bourgeoise fait défaut ? Alors il ne reste qu'à l'inventer. C'est ce que les mencheviks ont fait. Ils construisent la démocratie bourgeoise, ses qualités et son histoire, aux frais de leur propre imagination.
En tant que matérialistes, nous devons avant tout poser la question des bases sociales de la démocratie bourgeoise : sur quelles couches de la population ou sur quelles classes pourra-t-elle s'appuyer ?
On ne peut pas parler de la grosse bourgeoisie comme d'une force révolutionnaire : tout le monde est d'accord là-dessus. Les industriels lyonnais, par exemple, jouèrent un rôle contre-révolutionnaire même pendant la grande Révolution française, qui fut une révolution nationale au sens le plus large du terme. Mais on nous parle de la bourgeoisie moyenne et surtout, de la petite bourgeoisie comme de la force dirigeante de la révolution. Que représente cette petite bourgeoisie ?
Les jacobins s'appuyèrent sur la démocratie des villes, sortie des corps de métiers. Les petits artisans, les patrons, les compagnons et les citadins, qui étaient intimement liés avec eux, composèrent l'armée des sans-culottes révolutionnaires qui forma la base des Montagnards. C'est précisément cette masse compacte de la population des villes, formée à la dure et longue école des corporations et des métiers, qui eut à porter tout le poids du bouleversement révolutionnaire. La création de conditions " normales " d'exploitation capitaliste fut le résultat objectif de la révolution. Mais le mécanisme social du développement historique fut tel que ce fut la populace, la démocratie de la rue, les sans-culottes, qui créèrent les conditions de la domination de la bourgeoisie. Leur dictature terroriste dégagea la société bourgeoise des décombres ; ensuite la bourgeoisie parvint à exercer sa domination, après avoir renversé la dictature de la démocratie petite-bourgeoise.
Ce n'est pas la première fois, hélas ! que je demande : Quelle serait chez nous cette classe sociale qui aurait à faire la courte échelle à la démocratie bourgeoise révolutionnaire, qui l'appellerait au pouvoir et lui assurerait la possibilité d'accomplir une oeuvre grandiose, tout en ayant le prolétariat comme opposition ? C'est la question fondamentale, et je la pose de nouveau aux mencheviks.
Il est vrai que nous avons des masses énormes de paysans révolutionnaires. Mais les camarades de la minorité savent aussi bien que moi que la paysannerie, si révolutionnaire soit-elle, est incapable de jouer un rôle politique indépendant et encore moins un rôle dirigeant. La paysannerie peut, sans doute, devenir une force énorme au service de la révolution ; mais il est indigne d'un marxiste de croire qu'un parti paysan puisse se mettre à la tête d'une révolution bourgeoise et libérer les forces productives nationales de chaînes archaïques. La ville possède l'hégémonie dans la société contemporaine, et il n'y a que la ville qui soit capable d'exercer cette hégémonie dans la révolution bourgeoise[8]. Mais où est chez nous la démocratie des villes capable de se mettre à la tête de toute la nation ? Le camarade Martynov, la loupe à la main, l'a souvent cherchée sans grand succès. Il a trouvé des instituteurs à Saratov, des avocats à Petersbourg et des statisticiens à Moscou. Comme tous ses amis, il n'a pas voulu s'apercevoir que dans la révolution russe le prolétariat industriel s'était emparé du terrain même qui servit de base à la démocratie semi-prolétarienne des artisans et des sans-culottes à la fin du XVIIIème siècle. J'attire votre attention, camarades, sur ce fait capital.
Notre grande industrie n'est pas sortie naturellement de l'artisanat et des métiers. L'histoire économique de nos villes ignore la période des corporations. L’industrie capitaliste a surgi chez nous sous l'influence directe et immédiate du capital européen. Elle s'est emparée, en somme, de terres vierges et primitives, sans rencontrer aucune résistance de la part des artisans. Le capital étranger a afflué chez nous par le canal des emprunts d'Etat, et par les voies de l'initiative privée. Il a rassemblé autour de lui l'armée du prolétariat industriel sans laisser à l'artisanat le temps de naître et de se développer. Résultat de cet état de chose : au moment de la révolution bourgeoise, un prolétariat industriel d'un type social très élevé se trouve être la force principale dans les villes. C'est un fait indiscutable qu'il faut mettre à la base de nos conclusions tactiques révolutionnaires.
Si les camarades de la minorité [les mencheviks] croient en la victoire de la révolution ou si, du moins, ils reconnaissent la possibilité d'une telle victoire, ils ne peuvent pas contester le fait qu'en dehors du prolétariat il n'y a pas de prétendant historique au pouvoir révolutionnaire. De même que la démocratie petite bourgeoise des villes se mit à la tête de la nation révolutionnaire pendant la grande Révolution française, le prolétariat, cette seule démocratie révolutionnaire de nos villes, doit trouver un appui dans les masses paysannes et monter au pouvoir, si la révolution est au seuil de la victoire.
Un gouvernement qui s'appuie directement sur le prolétariat et, par son intermédiaire, sur la paysannerie révolutionnaire, ne signifie pas encore une dictature socialiste. Je ne parle pas en ce moment des perspectives ultérieures du gouvernement prolétarien. Peut-être le prolétariat est-il destiné à tomber, comme tomba la démocratie jacobine, pour céder la place à la domination de la bourgeoisie. Je veux établir ceci : si, conformément au pronostic de Plekhanov, le mouvement révolutionnaire a triomphé chez nous comme mouvement ouvrier, la victoire de la révolution est seulement concevable chez nous comme victoire révolutionnaire du prolétariat, sinon elle n'est pas possible.
J'insiste énergiquement sur cette conclusion. Si l'on estime que les contradictions sociales entre le prolétariat et les masses paysannes l'empêcheront de se mettre à leur tête et que, seul, il n'est pas assez fort pour arracher la victoire, on arrive nécessairement à la conclusion que notre révolution est condamnée à ne pas être victorieuse. Dans ces conditions, la fin naturelle de la révolution serait un accord entre l'ancien régime et la bourgeoisie libérale.
C'est une issue dont on ne peut nier la possibilité. Il est clair, cependant, qu'elle implique la défaite de la révolution, défaite causée par la faiblesse intérieure de celle-ci.
Toute l'analyse des mencheviks, et avant tout leur estimation du prolétariat et de ses rapports éventuels avec la paysannerie, les pousse en somme inévitablement sur le chemin du pessimisme révolutionnaire.
Mais ils se détournent obstinément de ce chemin et font de l'optimisme révolutionnaire... au profit de la démocratie bourgeoise. De là leur attitude envers les cadets. Pour les mencheviks, les cadets sont le symbole de la démocratie bourgeoise qui, à son tour, est le prétendant naturel au pouvoir révolutionnaire.
Qu'est-ce qui vous fait croire que l'importance des cadets grandira et qu'ils tiendront debout ? Ce ne sont, certainement pas, les faits de l'évolution politique, ce n'est que votre schéma. Pour " mener la révolution jusqu'au bout ", vous avez besoin de la démocratie bourgeoise des villes. Vous la cherchez avidement, mais vous ne trouvez rien, sauf les cadets. Vous montrez alors un optimisme étonnant à leur égard, vous les déguisez, vous voulez leur faire jouer un rôle constructif qu'ils ne veulent ni ne peuvent jouer et qu'ils ne joueront jamais. Je n'ai jamais eu de réponse à la question capitale que j'ai répétée maintes fois. Vous n'avez fait aucun pronostic pour la révolution. Les grandes perspectives manquent à votre politique.
C'est à cause de cela que votre attitude à l'égard des partis bourgeois est formulée par ces paroles que le congrès devrait retenir : " politique déterminée dans chaque cas concret ". Ainsi, selon votre conception, le prolétariat ne doit pas mener une lutte systématique pour affermir son influence sur les masses populaires, il ne doit pas subordonner toutes ses démarches tactiques à une idée directrice qui, selon moi, serait celle-ci : rassembler autour de lui toutes les masses laborieuses et tous les travailleurs pour devenir leur chef et leur porte-parole.
(V° Congrès du parti, Comptes rendus et résolutions du congrès, p. 180-185.)
Ce discours, résumant mes articles, mes discours et mes actions de 1905 à 1906, fut accueilli très favorablement par les bolcheviks, sans parler de Rosa Luxembourg et de Tychko (c'est sur la base de ce discours que j'ai établi avec eux un lien plus étroit, qui m'amena à devenir le collaborateur de leur journal polonais). Lénine, qui ne me pardonnait pas mon attitude conciliatrice envers le menchevisme (et il avait raison) se prononça sur mon discours en termes dont il souligna à dessein la retenue. Voici ce qu'il dit :
Je remarque seulement que, dans son livre Pour la défense du parti, Trotski, se déclare publiquement solidaire de ce qu'a écrit Kautsky sur la communauté des intérêts économiques du prolétariat et de la paysannerie dans la révolution contemporaine russe. Trotsky admet la possibilité et l'utilité d'un bloc de gauche [avec les paysans. L. T,] contre la bourgeoisie libérale. Je trouve ces faits suffisants pour reconnaître que Trotsky s'est rapproché de nos opinions, indépendamment du problème de la " révolution ininterrompue ", nous sommes solidaires ici sur les points essentiels de notre attitude envers les partis bourgeois.
(Lénine, tome VIII, p. 400.)
Dans son discours, Lénine ne porta pas de jugement général sur la théorie de la révolution permanente, d'autant plus que moi-même, dans mon discours, je n'avais pas développé mes idées sur les perspectives ultérieures de la dictature du prolétariat. Il est évident que Lénine n'avait pas lu mon ouvrage fondamental consacré à cette question : sinon, il n'aurait pas parlé de mon " rapprochement " avec les bolcheviks comme d'un fait nouveau, mon discours de Londres n'étant autre chose qu'un court résumé de mes ouvrages de la période 1905-1906. Si Lénine s'exprima avec une grande réserve, c'est parce que j'étais en dehors de la fraction bolchevique. Malgré cela, ou précisément à cause de cela, les paroles de Lénine ne laissent aucune place à de fausses interprétations. Lénine constate notre " solidarité sur les points essentiels " de notre attitude envers la paysannerie et la bourgeoisie libérale. Cette solidarité concerne ma méthode, non mes buts, comme l'a mal formulé Radek. Quant à la perspective de la " transcroissance " de la révolution démocratique en révolution socialiste, c'est justement là que Lénine formule sa réserve " indépendamment de la question de la révolution ininterrompue... Que signifie cette réserve ? Il est très clair que Lénine était loin d'identifier la révolution permanente avec l'ignorance de la paysannerie ou avec le saut par-dessus la révolution agraire, comme les épigones ignorants et malhonnêtes l'ont fait ensuite. Voici ce que pensait Lénine : je ne touche pas à la question de savoir si notre révolution ira plus loin, si le prolétariat peut arriver au pouvoir chez nous plus tôt qu'en Europe, je ne parle pas des perspectives qui s'ouvriraient dans ce cas pour le socialisme mais, dans la question capitale de l'attitude du prolétariat envers la paysannerie et la bourgeoisie libérale, " la solidarité existe ". , Nous avons déjà vu quelle avait été la réponse de la Vie nouvelle bolchevique à la théorie de la révolution permanente, presque au moment de sa naissance, en 1905, Notons encore comment les éditeurs des Oeuvres de Lénine s’exprimèrent sur cette théorie après 1917. Dans les notes explicatives du tome XIV, deuxième partie, page 481, nous lisons :
Avant la révolution de 1905, Trotsky créa la théorie originale, particulièrement significative aujourd'hui, de la révolution permanente, affirmant que la révolution bourgeoise de 1905 se transformerait immédiatement en une révolution socialiste, qui serait la première dans la série des révolutions nationales. .
J'admets que cela ne signifie pas reconnaître l'exactitude de tout ce que j'ai écrit sur la révolution permanente. En tout cas, c'est reconnaître la fausseté de ce qu'écrit Radek à ce sujet, " La révolution bourgeoise se transformera immédiatement en révolution socialiste ", c'est la théorie de la " transcroissance " et non celle du saut, c'est une tactique réaliste et non une tactique aventuriste qui en découle. Et que signifient les mots : " particulièrement significative aujourd'hui " ? Cela veut dire que la révolution d'Octobre éclaira d'une lumière nouvelle les côtés de la théorie de la révolution permanente qui, jusqu'alors, étaient restés dans l'ombre pour beaucoup de personnes ou leur avaient semblé " inimaginables ". La seconde partie du XIV° tome des Oeuvres de Lénine parut du vivant de l'auteur. Des milliers et des dizaines de milliers de membres du parti lurent cette note explicative. Et jusqu'en 1924, personne ne songea à la déclarer erronée. Radek ne pensa à e faire qu'en 1928.
D'ailleurs, dans la mesure où Radek parle non seulement de la théorie mais aussi de la tactique, le principal argument contre lui consiste dans le caractère de mon activité pratique pendant les révolutions de 1905 et de 1917. Mon travail au soviet de Petersbourg en 1905 correspond à l'époque où j'ai donné une forme définitive à ces idées sur la nature de la révolution que les épigones ne se lassent pas de bombarder. Comment donc se fait-il que ces idées qu'on prétend si erronées n'aient pas exercé d'influence sur mon activité politique, qui s'étala aux yeux de tout le monde et que la presse enregistra chaque jour ? Et si l'on pense qu'une théorie absurde trouva son expression dans ma politique, pourquoi donc mes censeurs actuels se sont-ils tus jadis ? Pourquoi Lénine - et cela est beaucoup plus important - a-t-il défendu avec une telle énergie la ligne du soviet de Petersbourg, aussi bien au moment de l'apogée de la révolution qu'après sa défaite ?
Les mêmes questions, formulées peut-être d'une manière jus tranchante, s'appliquent aussi a la révolution de 1917. De New York, j'ai analysé dans une série d'articles la révolution de Février sous l'angle de la théorie de la révolution permanente. Tous ces articles sont maintenant réimprimés. Mes conclusions tactiques coïncidaient entièrement avec les conclusions que Lénine tirait au même moment à Genève : elles se trouvaient, par conséquent, irréconciliablement opposées aux conclusions de Kamenev, de Staline et autres épigones. Lorsque je suis arrivé à Petrograd, on ne m'a pas demandé si je renonçais à 1' " erreur " de la révolution permanente. Il est vrai qu'il n'y avait là personne pour le demander. Staline se tenait pudiquement dans un coin, ne désirant qu'une seule chose : que le parti oublie au plus vite sa politique d'avant l'arrivée de Lénine. Yaroslavsky, en ce temps-là, n'était pas encore président de la commission de contrôle du parti : il publiait à Yakoutsk une vulgaire petite feuille et semi-libérale, avec Ordjonikidzé et les mencheviks. Kamenev accusait alors Lénine de " trotskysme " ; un jour il me déclara : " On est venu cuire à votre four ". A la veille d'Octobre, je parlais des perspectives de la révolution permanente dans l'organe central bolchevique. Et personne ne songeait à riposter. Ma solidarité avec Lénine s'était révélée absolue et inconditionnelle. Que veulent donc dire mes critiques, Radek compris ? Que je ne comprenais rien moi-même à la théorie que je défendais et qu'aux moments historiques les plus lourds de responsabilités, j'agissais bien, mais en contradiction avec cette théorie ? Ne serait-il pas plus simple de supposer que mes critiques n'ont pas compris la théorie de la révolution permanente, comme ils n'ont d'ailleurs pas compris beaucoup d'autres choses ? Car, si l'on admet que ces critiques tardifs se débrouillent aussi bien avec leurs propres pensées qu'avec celles des autres, comment explique-t-on que tous, sans exception, aient occupé de si piteuses positions dans la révolution de 1917 et qu'ils se soient couverts de honte pour toujours dans la Révolution chinoise ?
Mais comment comprendre - rappellera peut-être quelque lecteur - votre mot d'ordre tactique :
" A bas le tsar ! Vive le -gouvernement ouvrier ! " Dans certains milieux, cela constitue le coup décisif. L’horrible mot d'ordre de Trotsky : " A bas le tsar ! " se trouve dans tous les écrits de tous les critiques de la révolution permanente. Pour les uns, c'est l'argument principal, définitif et décisif ; pour les autres, c'est un havre de paix pour la pensée fatiguée.
Cette critique atteint une extrême profondeur chez le " maître " de l'ignorance et de la déloyauté, quand il dit dans ses incomparables Questions du léninisme :
Ne nous étendons pas [Vous l'avez dit ! L, T.] sur les positions de Trotsky en 1905, lorsqu'il oublia tout simplement la paysannerie comme force révolutionnaire en proclamant : " A bas le tsar ! Vive le gouvernement ouvrier ! ", c'est-à-dire le mot d'ordre de la révolution sans la paysannerie.
(J. Staline, Questions du léninisme, pp. 174-175.)
En dépit de ma situation presque désespérée en face d'une critique aussi puissante et qui ne veut pas " s'étendre ", j'essaierai toutefois d'invoquer quelques circonstances atténuantes. Elles existent en effet. Je prie que l'on y soit attentif. Même si j'avais formulé dans quelques articles, en 1905, un mot d'ordre équivoque ou mal venu qui aurait pu donner lieu à des malentendus, il faudrait aujourd'hui, vingt-trois ans plus tard, ne pas le considérer isolément, mais l'examiner par rapport avec mes travaux sur le même sujet et surtout par rapport avec mon activité politique. Il est inadmissible de ne pas faire connaître au lecteur que le titre d'un ouvrage qu'il ignore (de même que mes critiques) et de donner ensuite à ce titre un sens qui est en contradiction évidente avec tout ce que j'ai fait et écrit.
Mais il n'est peut-être pas inutile d'ajouter - ô critiques ! - que jamais je n'ai écrit ni prononcé ni proposé ce mot d'ordre : " A bas le tsar ! Vive le gouvernement ouvrier ! " Les bases mêmes du principal argument de mes juges reposent, après tout, sur une honteuse erreur matérielle. Le tract qui porte le titre A bas le tsar ! Vive le gouvernement ouvrier ! a été écrit et publié à l'étranger, au cours de l'été 1905, par Parvus. A ce moment-là, je me trouvais à Petersbourg où je menais depuis longtemps une existence clandestine et je ne fus pour rien dans ce tract. .Ce n'est que beaucoup plus tard, en lisant des articles polémiques, que j'appris son existence. Je n'ai jamais eu l'occasion ou le prétexte de me prononcer à son sujet. Je ne l'ai jamais vu ni lu, non plus que tous mes critiques d'ailleurs. Voilà à quoi se ramène cette affaire extraordinaire. Je regrette beaucoup de devoir priver tous les Thaelmann et tous les Sémard du plus commode et du plus convaincant de leurs arguments. Mais les faits l'emportent sur mes sentiments humanitaires.
Ce n'est pas tout. Le hasard a voulu qu'au moment où Parvus lançait son tract A bas le tsar ! Vive le gouvernement ouvrier ! que j'ignorais, la presse clandestine publiait un appel que j’avais écrit sous le titre : Ni tsar, ni zemtzy[9], le peuple. On dirait que ce titre, qui se trouve souvent dans le texte de l'appel comme mot d'ordre pour rassembler les ouvriers et les paysans, a été choisi à dessein pour démentir, sous une forme populaire, toutes les affirmations successives au sujet du saut par-dessus le stade démocratique de la révolution. Cet appel est réimprimé dans le second volume de mes Œuvres (tome II, première partie, p. 256), Dans le même ouvrage se trouvent aussi mes tracts, publiés jadis par le comité central bolchevique et qui s'adressent à cette même paysannerie que j'avais " tout simplement oubliée ", selon l’expression géniale de Staline.
Mais ce n'est pas encore fini. Le glorieux Rafès, l'un des théoriciens et des dirigeants de la Révolution chinoise, traita récemment, dans un article de l'organe théorique du comité central du parti, de ce même mot d'ordre horrible que Trotsky aurait proclamé dans l'année 1917. Pas en 1905, mais bien en 1917 ! Le menchevik Rafès a cependant une excuse ; jusqu'en 1920, il était " ministre " de Petlioura et il était trop occupé par ses fonctions d'homme politique et par la lutte contre les bolcheviks pour suivre attentivement ce qui se passait dans le camp de la révolution d'octobre. Mais la rédaction de l'organe du comité central ? Bref, une absurdité de plus ou de moins, cela n'a pas grande importance.
Mais comment est-ce possible ? s'écriera le lecteur consciencieux, nourri de la maculature littéraire de ces dernières années : ne nous a-t-on pas enseigné dans des centaines et dans des milliers d'articles et de livres que...
- Oui, on vous a enseigné et maintenant, mes amis, il faut apprendre à nouveau, Ce sont là les frais généraux de la période de réaction. Il n'y a rien à faire. L'histoire ne marche pas toujours droit. Elle passe parfois par les culs-de-sac de Staline.
V. La "dictature démocratique" s'est-elle réalisée chez nous, et comment ?[modifier le wikicode]
Se référant à Lénine, Radek affirme que la dictature démocratique s'est réalisée dans la dualité du pouvoir. Oui, parfois et au mode conditionnel, Lénine a posé la question de cette façon, j'en conviens. Comment, parfois? s'indigne Radek, et il m'accuse d'attenter à l'une des idées fondamentales de Lénine. Mais Radek se fâche parce qu'il n'a pas raison. Dans mes Leçons d'Octobre, que Radek soumet à sa critique avec un retard de près de quatre années, j'interprétais ainsi les paroles de Lénine sur "la réalisation" de la dictature démocratique:
La coalition démocratique ouvrière et paysanne pouvait se manifester comme une forme non arrivée à maturité qui ne s'est pas élevée jusqu'au pouvoir réel, comme une tendance plutôt que comme un fait.
(Tome III, première partie, p. 21.)
Au sujet de cette interprétation, Radek écrit: "Cet exposé du contenu d'un des chapitres théoriques les plus remarquables de l'ouvrage de Lénine, ne vaut absolument rien." Suit un appel pathétique aux traditions bolcheviques, puis arrive l'accord final: "Ces questions sont beaucoup trop importantes pour qu'on puisse s'en débarrasser en citant ce que Lénine disait parfois."
Radek prétend que je n'ai pas prêté assez d'attention à l'une "des plus remarquables pensées" de Lénine. Mais Radek dépense en vain son indignation et son pathos. Une plus grande compréhension lui serait beaucoup plus utile. Mon exposé dans Leçons d'Octobre est très concentré, mais il est basé sur une étude réelle de Lénine, et non sur une inspiration subite et improvisée avec des citations de seconde main. Il exprime le fond même de la pensée de Lénine, tandis que la prolixité de Radek, en dépit du nombre des citations, ne laisse pas vivante une seule partie de cette pensée.
Pourquoi ai-je employé ce terme restrictif et limitatif de "parfois"? Parce qu'il correspond à la réalité. Ce n'est que pendant la période d'avril à octobre 1917, c'est-à-dire avant la véritable réalisation de la révolution démocratique, que Lénine a fait ses remarques sur la dictature démocratique "réalisée" dans la dualité de pouvoir ("sous une certaine forme et jusqu'à un certain point"). Radek ne l'a pas remarqué, ne l'a pas compris, ne l'a pas apprécié. Dans sa lutte contre les épigones actuels, Lénine n'a parlé que fort conditionnellement de la "réalisation" de la dictature démocratique, il n'a pas fait de la période du double pouvoir une caractéristique historique -sous cette forme, c'eût été absurde-, il a opposé un argument à ceux qui s'attendaient à une seconde édition améliorée d'une dictature démocratique indépendante. Les paroles de Lénine ont eu un seul sens: il n'y a pas et il n'y aura pas d'autre dictature démocratique que ce misérable avorton de dualité de pouvoir et il faut, par conséquent, se "réarmer", c'est-à-dire changer de mot d'ordre. Par contre, affirmer que la coalition des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks avec la bourgeoisie, qui ne donna pas la terre aux paysans et qui voulut anéantir les bolcheviks, a été "la réalisation" du mot d'ordre bolchevique, cela signifie soit faire passer du blanc pour du noir soit perdre définitivement la tête.
On pouvait se servir contre les mencheviks d'un argument quelque peu analogue à celui que Lénine a employé contre Kamenev: Vous attendez encore que la bourgeoisie remplisse sa mission "progressive" dans la révolution? Mais cette mission est déjà remplie: le rôle politique de Rodzianko, de Goutchkov et de Milioukov représente le maximum que la bourgeoisie libérale puisse donner, de même que le régime de Kerensky est le maximum que la révolution démocratique, en tant qu'étape indépendante, puisse réaliser.
Des caractéristiques anatomiques indiscutables, les traces, témoignent que nos ancêtres avaient une queue. Ils suffisent à confirmer l'unité d'origine du monde animal. Mais, à franchement parler, l'homme n'a quand même pas de queue. Lénine montra à Kamenev les traces de la dictature démocratique dans le régime du double pouvoir, et le prévint qu'on ne pouvait s'attendre à ce qu'un nouvel organe naisse de ces traces. Nous n'avons pas eu de dictature démocratique indépendante, bien que nous ayons fait la révolution démocratique d'une façon plus absolue, plus radicale et plus profonde que nulle part ailleurs.
Radek devrait comprendre que si la dictature démocratique avait été effectivement réalisée en février-avril 1917, Molotov lui-même l'aurait probablement reconnue sur-le-champ. Le parti et le prolétariat entendaient par dictature démocratique un régime qui anéantit impitoyablement le vieil appareil d'Etat monarchique et supprime définitivement la grande propriété foncière. On en était pourtant bien loin sous le régime de Kerensky. Pour le parti bolchevique, il s'agissait de la réalisation pratique des tâches révolutionnaires et non de la découverte de certains "rudiments" sociologiques et historiques. Lénine l'établit magnifiquement pour enseigner un peu de théorie à ses opposants. Mais ce fut tout, il ne se proposa rien d'autre. Et Radek essaye sérieusement de prouver qu'une "dictature" a existé pendant la période de la dualité de pouvoir, c'est-à-dire d'impuissance, et que la révolution démocratique s'est réalisée. Seulement, ce fut une "révolution démocratique" telle qu'il a fallu tout le génie de Lénine pour la découvrir. Cela veut dire qu'elle n'a pas été réalisée. Une véritable révolution démocratique, chaque paysan illettré de Russie ou de Chine la reconnaît sans difficulté. Avec des éléments sémantiques, cela serait plus difficile. Par exemple, malgré la leçon russe donnée à Kamenev, on n'a pas réussi à faire comprendre enfin à Radek que la dictature démocratique s'est "réalisée" aussi, au sens où Lénine l'entend, en Chine (à travers le Kuomintang), d'une manière plus complète et plus achevée que chez nous, au moyen de la dualité du pouvoir et que seuls des naïfs incurables peuvent s'attendre encore à une nouvelle édition améliorée de la "démocratie" en Chine.
Si la dictature démocratique ne s'était réalisée chez nous que sous la forme du régime de Kerensky, qui était au service de Lloyd George et de Clemenceau, on serait forcé de constater que l'histoire s'est cruellement moquée du mot d'ordre stratégique du bolchevisme. Par bonheur, il n'en est pas ainsi. Le mot d'ordre bolchevique s'est réalisé effectivement, non comme une illusion sémantique, mais comme la plus grande réalité historique. Mais il s'est accompli après le mois d'octobre, et pas avant. La guerre paysanne, pour se servir d'une expression de Marx, a soutenu la dictature du prolétariat. Grâce à Octobre, la collaboration des deux classes fut obtenue sur une gigantesque échelle. Chaque paysan ignorant a senti et compris alors, même sans les commentaires de Lénine, que le mot d'ordre bolchevique s'incarnait dans la vie. Et Lénine lui-même a considéré cette révolution, la révolution d'Octobre, dans sa première étape, comme la véritable révolution démocratique et, par conséquent, comme la véritable incarnation, bien que modifiée, du mot d'ordre stratégique du bolchevisme. Il faut considérer Lénine en entier. Et avant tout, Lénine après Octobre lorsqu'il examina et évalua les événements d'un niveau beaucoup plus élevé. Enfin, il faut le considérer d'un point de vue léniniste et non du point de vue des épigones.
Dans son livre contre Kautsky, Lénine a analysé (après Octobre) la question du caractère de classe de la révolution et de sa "transcroissance". Voici l'un des passages que Radek ferait bien d'approfondir:
Oui, notre révolution [d'Octobre, L.T.] est bourgeoise du moment que nous marchons avec toute la paysannerie. Nous le comprenions parfaitement bien depuis 1905, puisque nous avons répété des centaines et des milliers de fois qu'on ne peut pas sauter par-dessus cette étape nécessaire de l'évolution historique et qu'on ne peut pas la supprimer par des décrets.
Et plus loin:
Tout s'est passé exactement comme nous l'avions prévu. Le cours de la révolution a confirmé l'exactitude de notre raisonnement. D'abord, elle s'est faite avec "toute" la paysannerie, contre la monarchie, contre les grands propriétaires fonciers, contre le Moyen Age (et elle est ainsi restée bourgeoise, bourgeoise-démocratique). Ensuite, elle a marché avec le paysan pauvre, avec le semi-prolétaire, avec tous les exploités contre le capitalisme, y compris les paysans riches et les spéculateurs, et de la sorte est devenue socialiste.
(Tome XV, p. 508.)
Voilà comment Lénine a parlé, lorsqu'il a dit des choses pour toujours et non pour une fois, quand il a donné une caractéristique achevée, générale et accomplie du cours de la révolution, y compris Octobre. "Tout s'est passé exactement comme nous l'avions dit." La révolution bourgeoise et démocratique s'est réalisée sous la forme d'une coalition des ouvriers et des paysans. Etait-ce sous le régime de Kerensky? Non, cela a eu lieu pendant la première période après Octobre. Est-ce juste? Oui, c'est juste. Mais, nous le savons maintenant, ce n'est pas sous la forme de la dictature démocratique mais sous la forme de la dictature du prolétariat que cela s'est accompli. Et, voilà qui rend définitivement inutile l'ancienne formule algébrique.
Si l'on mettait, côte à côte, sans les analyser, l'argument conditionnel de Lénine contre Kamenev, en 1917, et la caractéristique achevée de la révolution d'Octobre et des années suivantes, on arriverait à la conclusion que nous avons eu deux révolutions démocratiques "réalisées". C'est trop, d'autant plus que la seconde est séparée de la première par le soulèvement armé du prolétariat.
Comparez maintenant à la citation précédente du livre de Lénine, Le renégat Kautsky, le passage suivant de mon Bilan et perspectives où je signale, dans le chapitre sur le "régime prolétarien", la première étape de la dictature et les perspectives de sa "transcroissance" ultérieure.
La suppression du régime du servage trouvera l'appui de toute la paysannerie qui représente une classe subjuguée. L'impôt progressif sur le revenu sera soutenu par l'énorme majorité des paysans. Mais les mesures législatives pour la défense du prolétariat agricole, non seulement ne provoqueront pas la sympathie de cette majorité, mais se heurteront à la résistance active d'une minorité.
Le prolétariat sera forcé de porter la lutte de classe dans le village et de rompre ainsi la communauté d'intérêts qui existe certainement chez tous les paysans, bien que dans des limites relativement étroites. Dans la première période de sa domination, le prolétariat sera obligé d'opposer les paysans pauvres aux paysans aisés et le prolétariat agraire à la bourgeoisie agraire.
(Notre révolution, 1906, p. 255.)
Comme cela ressemble à la "sous-estimation a de la paysannerie et à la complète "opposition" de ma ligne à celle de Lénine!
La citation de Lénine, donnée plus haut, n'est pas la seule de ce genre. Comme d'habitude chez Lénine, une nouvelle formule, qui éclairait mieux les événements, devint l'axe de ses discours et de ses articles pour toute une période. Voici ce qu'il a dit au mois de mars 1919:
En octobre 1917, nous avons pris le pouvoir avec toute la paysannerie. Ce fut une révolution bourgeoise dans la mesure où la lutte de classe ne s'était pas encore développée au village.
(Tome XVI, p. 143.)
Et il expliquait au congrès du parti, à la même époque:
Dans un pays où le prolétariat a été obligé de prendre le pouvoir avec l'aide de la paysannerie et de jouer le rôle d'agent d'une révolution petite-bourgeoise, notre révolution est restée dans une large mesure une révolution bourgeoise jusqu'à l'été ou même jusqu'à l'automne 1918, c'est-à-dire jusqu'au moment de la formation des comités de paysans pauvres.
(Tome XVI, p. 105.)
Ces paroles de Lénine ont été répétées maintes fois, en différentes occasions et sous différentes formes. Radek, néanmoins, élude tout simplement cette pensée fondamentale de Lénine qui contribue à résoudre la question controversée.
Le prolétariat, dit Lénine, a pris le pouvoir en octobre avec toute la paysannerie. Par conséquent, ce fut une révolution bourgeoise. Est-ce juste? Oui, dans un certain sens. Mais cela signifie aussi que la véritable dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, celle qui a anéanti effectivement le régime de l'absolutisme et de servage et arraché la terre aux grands propriétaires, a eu lieu après Octobre et non avant; elle s'est présentée sous la forme de la dictature du prolétariat, soutenue par la guerre paysanne (expression de Marx) et, quelques mois après, a commencé à se transformer en dictature socialiste. N'est-ce pas tout à fait clair? Peut-on encore discuter maintenant ces choses-là?
Selon Radek, la "théorie permanente" commet le crime de confondre l'étape bourgeoise avec l'étape socialiste. Mais, en réalité, la dynamique de classe a si bien "confondu", c'est-à-dire uni ces deux étapes, que notre malheureux métaphysicien en perd son latin.
Evidemment, on trouve des lacunes et des affirmations erronées dans Bilan et perspectives. Mais cet ouvrage n'a pas été composé en 1928: il a été écrit, dans ses lignes essentielles, avant le mois d'octobre... d'octobre l905. La critique de Radek ne vise pas les lacunes de la théorie de la révolution permanente ou, plus exactement, ma manière de la motiver autrefois, car Radek, suivant l'exemple de ses maîtres les épigones, n'attaque pas les points faibles de cette théorie mais au contraire ses côtés forts, ceux qui ont correspondu au cours des événements historiques, et il le fait au nom de fausses conclusions arbitrairement déduites de la position de Lénine, que Radek n'a ni étudiée ni comprise profondément.
En général, toute l'école des épigones jongle avec les vieilles citations sur un plan qui ne correspond jamais au développement historique réel. Mais lorsque les ennemis du "trotskysme" se voient obligés de faire une analyse de l'évolution réelle de la révolution d'Octobre, et de la faire de façon sérieuse et consciencieuse (cela arrive parfois à certains d'entre eux), ils aboutissent inévitablement à des formules pénétrées de l'esprit de la théorie qu'ils répudient. Nous en trouvons une preuve éclatante dans les travaux de A. Yakovlev sur l'histoire de la révolution d'Octobre. Voici comment les rapports de classe de l'ancienne Russie sont formulés par cet auteur qui, tout en étant un des piliers de la fraction dirigeante[10] , est sans doute plus instruit que les autres staliniens, et avant tout que Staline lui-même:
...Nous voyons que le soulèvement paysan (mars-octobre 1917) était doublement limité. Après s'être hissé au niveau de la guerre paysanne, il n'a pu aller au-delà et briser les cadres de son activité immédiate qui se réduisait à la suppression du grand propriétaire foncier du voisinage; il ne s'est pas transformé en mouvement révolutionnaire organisé et n'a pas su dépasser le caractère de révolte instinctive, propre aux mouvements paysans.
Le soulèvement paysan (soulèvement instinctif qui se borne à la suppression du grand propriétaire voisin) ne pouvait vaincre, ne pouvait pas anéantir le pouvoir d'Etat hostile au paysan et qui soutenait le grand propriétaire foncier. Le mouvement agraire ne pouvait vaincre que si la classe qui lui correspondait dans les villes se mettait à sa tête... Voilà pourquoi, en fin de compte, le sort de la révolution agraire a été décidé par une centaine de villes et non par des dizaines de milliers de villages. Seule la classe ouvrière, après avoir porté le coup décisif à la bourgeoisie dans les centres du pays, pouvait assurer la victoire au soulèvement paysan; seule la victoire de la classe ouvrière dans les villes faisait du mouvement paysan autre chose qu'un choc instinctif entre des dizaines de millions de paysans et des dizaines de milliers de grands propriétaires; seule la victoire de la classe ouvrière pouvait finalement créer les bases d'un type nouveau d'organisation paysanne, unissant les paysans pauvres et moyens avec le prolétariat et non avec la bourgeoisie. Le problème de la victoire du soulèvement paysan a été, en somme, le problème de la victoire de la classe ouvrière dans les villes.
Lorsqu'en octobre les ouvriers ont porté le coup décisif au gouvernement de la bourgeoisie, ils ont résolu en même temps le problème de la victoire du soulèvement paysan.
Et plus loin encore:
...C'est précisément pourquoi, à la suite des circonstances historiques, la Russie bourgeoise marcha en 1917 avec les grands propriétaires fonciers. Même les fractions les plus à gauche de la bourgeoisie, comme les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, n'osèrent pas aller au-delà d'une transaction avantageuse aux propriétaires fonciers. En cela, la Révolution russe diffère profondément de la Révolution française qui eut lieu il y a plus d'un siècle... La révolution paysanne ne pouvait triompher en 1917 comme révolution bourgeoise [Précisément! L.T.]. Il n'y avait devant elle que l'alternative suivante: ou la défaite sous les coups des forces unies de la bourgeoisie et des grands propriétaires fonciers, ou la victoire en qualité de mouvement qui accompagne et soutient la révolution prolétarienne. La classe ouvrière de Russie, en se chargeant de la mission de la bourgeoisie française dans la grande révolution et en prenant la direction de la révolution démocratique agraire, assura la victoire de la révolution prolétarienne.
(Le mouvement paysan en 1917, Editions d'Etat, 1927, p. 10-12.)
Quels sont les éléments essentiels du raisonnement de Yakovlev? L'incapacité de la paysannerie à jouer un rôle politique indépendant; la nécessité du rôle dirigeant de la classe qui lui correspond dans les villes: l'impossibilité pour la bourgeoisie russe de se mettre à la tête de la révolution agraire; la nécessité, qui en découle, du rôle dirigeant du prolétariat; l'arrivée au pouvoir de celui-ci en qualité de chef de la révolution agraire et, finalement, la dictature du prolétariat qui s'appuie sur la guerre paysanne et ouvre l'ère de la révolution socialiste. Ainsi la manière métaphysique de poser la question du caractère "bourgeois" ou "socialiste" de la révolution est définitivement anéantie. Le problème agraire, qui était à la base de la révolution bourgeoise, n'a pu être résolu sous la domination de la bourgeoisie, et ce fut là le fond de toute l'affaire. La dictature du prolétariat a fait son apparition comme condition préalable de la révolution agraire démocratique, et non après cette révolution. Nous avons, en somme, dans ce schéma rétrospectif de Yakovlev, tous les éléments essentiels de la théorie de la révolution permanente telle que je l'ai formulée en 1905. Pour ma part, j'établissais un pronostic historique. Vingt-deux ans après la première révolution et dix ans après la révolution d'Octobre, Yakovlev a dressé le bilan des événements de trois révolutions en utilisant les travaux préparatoires de tout un état-major de jeunes écrivains. Et qu'est-il arrivé? Yakovlev a repris presque mot pour mot mes formules de 1905.
Mais quelle est l'attitude de Yakovlev envers la théorie de la révolution permanente? Elle est celle d'un fonctionnaire stalinien qui désire conserver son poste et même en occuper un plus élevé. Comment Yakovlev concilie-t-il son opinion sur les forces motrices de la révolution d'Octobre avec la lutte contre le "trotskysme"? C'est très simple: il se soucie fort peu de les concilier. A l'instar des fonctionnaires libéraux tsaristes qui allaient régulièrement à la sainte communion tout en approuvant les théories de Darwin, les Yakovlev achètent le droit d'exprimer parfois des pensées marxistes au prix de leur participation à la campagne de haine contre la révolution permanente. On pourrait citer des dizaines d'exemples de ce genre.
Il nous reste à ajouter que ce n'est pas de sa propre initiative que Yakovlev a écrit l'ouvrage cité sur l'histoire de la révolution d'Octobre: il l'a fait sur décision spéciale du comité central, qui m'avait désigné en même temps comme directeur de son travail[11]. A cette époque on croyait encore à la guérison de Lénine, et personne parmi les épigones n'avait alors la moindre envie de soulever une discussion factice sur la révolution permanente. En tout cas, en ma qualité d'ex-directeur, ou plutôt de directeur présumé de l'Histoire officielle de la révolution d'Octobre, je peux constater avec satisfaction que son auteur, consciemment ou inconsciemment, se sert dans toutes les questions controversées des formules littérales du plus hérétique et du plus interdit de mes ouvrages sur la révolution permanente (Bilan et perspectives).
L'opinion de Lénine sur le sort historique du mot d'ordre bolchevique témoigne avec évidence que la différence entre les deux lignes, la ligne "permanente" et celle de Lénine, a eu peu d'importance, tandis que ces deux lignes ont toujours coïncidé sur les points essentiels. Et ces deux lignes, définitivement soudées en octobre, s'opposent de manière irréconciliable non seulement à la ligne de Staline en février-mars, à la ligne de Kamenev, Rykov et Zinoviev en avril-octobre, à toute la politique chinoise de Staline, Boukharine, Martynov, mais aussi à la ligne "chinoise" actuelle de Radek.
Si Radek, qui a si radicalement modifié ses opinions entre 1925 et la seconde moitié de 1928, m'accuse de ne pas comprendre "la complexité. du marxisme et du léninisme", je peux lui répondre: "Je considère que la ligne fondamentale de mes pensées, tracée il y a vingt-trois ans dans Bilan et perspectives, a été entièrement confirmée par les événements et a coïncidé par conséquent avec la ligne stratégique du bolchevisme."
Je ne vois, en particulier, aucune raison pour renoncer à ce que j'ai dit au sujet de la révolution permanente, en 1922, dans la préface de mon livre 1905 que tout le parti, du vivant de Lénine, a lue et étudiée; elle n'a "troublé" Kamenev pour la première fois qu'à l'automne 1924, et Radek à l'automne 1928. Voici ce qu'on lit dans cette préface:
C'est précisément pendant la période qui s'écoula entre le 9 janvier et la grève générale d'octobre 1905 que se sont formées les idées de l'auteur sur la nature du développement révolutionnaire de la Russie, idées qui furent appelées ensuite théorie de la révolution permanente. Ce nom compliqué recouvrait cette pensée que la révolution russe, qui avait devant elle des tâches bourgeoises immédiates, ne pourrait pourtant pas s'arrêter là. La révolution n'atteindrait ses objectifs bourgeois immédiats qu'à condition de porter le prolétariat au pouvoir...
Bien qu'après un intervalle de douze ans, cette prévision a été complètement confirmée. La révolution russe n'a pu aboutir à un régime démocratique bourgeois. Elle a dû transmettre le pouvoir à la classe ouvrière. Si cette dernière était, en 1905, encore trop faible pour le conquérir, elle s'est fortifiée et développée, non sous une république bourgeoise démocratique, mais dans les souterrains du tsarisme de l'époque de la loi du 3 juin.
(1905, Préface, pp. 4-5.)
Je citerai encore une des formules polémiques les plus violentes que j'ai lancées à propos du mot d'ordre de la "dictature démocratique". En 1909, j'écrivais dans le journal polonais de Rosa Luxembourg:
Si les mencheviks, partant de cette abstraction: "notre révolution est bourgeoise", aboutissent à l'idée de l'adaptation de toute tactique du prolétariat à la conduite de la bourgeoisie libérale jusqu'à la conquête du pouvoir d'Etat, les bolcheviks, partant aussi d'une pure abstraction: "une dictature démocratique, non la dictature socialiste", en arrivent à l'idée d'une auto-restriction bourgeoise démocratique du prolétariat qui aurait le pouvoir dans ses mains. Il est vrai que la différence entre eux est très grande tandis que les côtés anti-révolutionnaires du menchevisme se manifestent dès maintenant dans toute leur force, les traits anti-révolutionnaires du bolchevisme ne présentent de danger qu'en cas de victoire révolutionnaire.
En janvier 1922, j'ai ajouté la note suivante à ce passage reproduit dans l'édition russe de mon livre 1905:
Il n'en fut pas ainsi, fort heureusement, sous la direction du camarade Lénine, le bolchevisme transforma (non sans luttes intérieures) son idéologie sur cette question primordiale dès le printemps de 1917, c'est-à-dire avant la conquête du pouvoir.
Depuis 1924, les critiques ont ouvert contre ces deux citations un feu violent. Avec un retard de quatre ans, Radek participe à leur offensive. Et pourtant, si l'on réfléchit bien, on est obligé de reconnaître que ces lignes renfermaient une prévision et un avertissement importants. Qu'on le veuille ou non, il reste qu'au moment de la révolution de Février toute la "vieille garde" bolchevique a opposé d'une manière absolue la dictature démocratique à la dictature socialiste. Les disciples intimes de Lénine transformèrent sa formule algébrique en une construction purement métaphysique, dont ils se servirent contre le développement naturel de la révolution. Au tournant historique décisif, le groupe bolchevique dirigeant en Russie a occupé des positions réactionnaires. Si Lénine n'était pas arrivé à temps, ce groupe aurait été capable d'étrangler la révolution d'Octobre au nom de la lutte contre le "trotskysme", comme il a étranglé plus tard la Révolution chinoise. Avec beaucoup de circonspection, Radek présente cette erreur comme une sorte d'"accident". Mais il est fort douteux que cela puisse servir d'explication marxiste à la position vulgairement démocratique de Kamenev, Zinoviev, Staline, Molotov, Rykov, Kalinine, Noguine, Milioutine, Krestinsky, Frounzé, Yaroslavsky, Ordjonikidzé, Preobrajensky, Smilga, et de dizaines d'autres vieux-bolcheviks. Ne serait-il pas plus juste de reconnaître que le caractère algébrique de l'ancienne formule bolchevique comportait des dangers: comme toujours, le cours de l'évolution politique emplissait les lacunes de la formule révolutionnaire d'un contenu hostile à la révolution prolétarienne. Bien entendu, si Lénine avait pu vivre en Russie et suivre au jour le jour l'évolution du parti, particulièrement pendant la guerre, il eût apporté, en temps opportun, les corrections et les explications nécessaires. Par bonheur pour la révolution, il arriva, bien qu'avec retard, assez tôt tout de même pour accomplir le réarmement idéologique indispensable. L'instinct de classe du prolétariat et l'élan révolutionnaire de la masse des membres du parti, fortifiés par tout le travail antérieur du bolchevisme, ont permis à Lénine, en luttant contre le groupe dirigeant, de changer assez vite la direction politique du parti.
Tout cela prouve-t-il vraiment que nous devions appliquer aujourd'hui à la Chine, à l'Inde et aux autres pays la formule de Lénine de 1905, avec son caractère algébrique et même incomplet, et permettre aux Staline et Rykov chinois et indiens (Tan Pin-san[12] , Roy et autres) de donner à cette formule un sens petit-bourgeois et national-démocratique, en attendant l'arrivée providentielle de Lénine pour apporter les corrections du 4 avril? Peut-on être sûr qu'une correction pareille sera apportée en Chine et aux Indes? Ne serait-il pas plus prudent de donner à cette formule le caractère concret dont la nécessité est démontrée par l'expérience historique de la Russie, aussi bien que par celle de la Chine?
Faut-il comprendre par ce que j'ai dit que le mot d'ordre de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie a tout simplement été une "erreur"? Comme on le sait, à l'heure actuelle, toutes les pensées et toutes les actions humaines sont divisées en deux catégories: celles indiscutablement justes, qui sont dans la "ligne générale du parti", et celles indiscutablement erronées, qui s'écartent de cette "ligne générale". Cela n'empêche pas, bien entendu, de déclarer erroné aujourd'hui ce qui était proclamé absolument juste hier. Pourtant, avant l'apparition de la "ligne générale", l'évolution réelle des idées connaissait aussi la méthode du rapprochement progressif vers la vérité. Même dans la simple division arithmétique, on emploie des chiffres plus ou moins approximatifs qu'on rejette au fur et à mesure de la vérification. Dans le tir d'artillerie, cette méthode d'approximations successives porte le nom spécial de "fourchette". La méthode d'approximation est inévitable en politique. Toute la question est de reconnaître que le coup n'a pas porté et de faire la correction indispensable sans perdre de temps.
L'énorme importance historique de la formule de Lénine est d'avoir complètement épuisé, lors d'une nouvelle époque historique, la question du degré d'indépendance politique auquel les différents groupements de la petite bourgeoisie, et avant tout la paysannerie, peuvent atteindre. Grâce à son ampleur, l'expérience bolchevique de 1905-1917 a fermé définitivement la porte à la "dictature démocratique". De sa propre main Lénine a inscrit sur cette porte "Condamnée". Il a exprimé cette idée en quelques mots: le paysan ne suit que le bourgeois ou l'ouvrier. Les épigones ignorent complètement la conclusion à laquelle mena l'ancienne formule du bolchevisme, et, en dépit de cette conclusion, ils canonisent une hypothèse temporaire et l'incorporent dans leur programme. C'est en cela que réside, en somme, l'essentiel de la pensée des épigones.
VI. A propos du saut par-dessus les étapes historiques[modifier le wikicode]
Radek ne se borne pas à la simple répétition des exercices critiques officiels de ces dernières années: il les simplifie, si c'est possible. Selon Radek, je ne fais généralement aucune distinction entre la révolution bourgeoise et la révolution socialiste, entre l'Orient et l'Occident, et en cela je n'ai pas changé depuis 1905. Après Staline, Radek m'enseigne qu'il est inadmissible de vouloir sauter les étapes historiques.
Avant tout, il faudrait se demander: s'il s'agissait tout simplement pour moi, en 1905, de la révolution "socialiste", pourquoi pensais-je alors qu'elle pourrait commencer dans la Russie arriérée plus tôt que dans l'Europe avancée? Par patriotisme ou par orgueil national peut-être? De toute façon, c'est exactement comme cela que les choses se sont passées. Est-ce que Radek ne comprend pas que si la révolution démocratique avait pu se réaliser chez nous comme étape indépendante, nous n'aurions pas maintenant de dictature du prolétariat? Et, si nous l'avons avant l'Europe, c'est parce que l'histoire a uni -non confondu, mais uni organiquement- le contenu fondamental de la révolution bourgeoise à la première étape de la révolution prolétarienne.
Savoir distinguer entre la révolution bourgeoise et la révolution prolétarienne, c'est l'a b c politique. Mais après avoir appris l'alphabet, on apprend les syllabes qui sont formées de lettres. L'histoire a réuni les lettres les plus importantes de l'alphabet bourgeois et les premières lettres de l'alphabet socialiste. Radek voudrait que nous retournions de ces syllabes à l'alphabet. C'est triste, mais c'est ainsi.
Il est absurde de dire qu'on ne peut jamais sauter par-dessus les étapes. Le cours vivant des événements historiques saute toujours par-dessus les étapes, qui sont le résultat d'une division théorique de l'évolution prise dans sa totalité, c'est-à-dire dans son ampleur maximale et, aux moments critiques, il exige le même saut dans la politique révolutionnaire. On peut dire que la capacité de reconnaître et d'utiliser ces moments distingue avant tout le révolutionnaire de l'évolutionniste vulgaire.
L'analyse du développement de l'industrie (le métier, la manufacture, l'usine) que Marx a faite, se rapporte à l'alphabet de l'économie politique, ou, plus exactement, de la théorie économico-historique. Mais, en Russie, l'usine fit son apparition en laissant de côté la période de la manufacture et du métier. Ce sont déjà là les syllabes de l'histoire. Une révolution analogue eut lieu chez nous dans le domaine de la politique et des rapports de classe. On ne peut pas comprendre l'histoire récente de la Russie sans avoir appris le schéma de Marx: le métier, la manufacture, l'usine. Mais on n'y comprendra rien si on n'apprend que cela. C'est que l'histoire russe -soit dit sans offenser Staline- avait réellement sauté quelques étapes. La distinction théorique des étapes est cependant indispensable aussi pour la Russie, sans quoi on n'arriverait à comprendre ni le caractère du saut, ni ses conséquences.
On pourrait aborder le problème d'un autre côté (comme Lénine l'a fait parfois dans la question du double pouvoir) et dire que les trois étapes de Marx ont réellement existé en Russie. Mais les deux premières n'ont existé que sous une forme réduite, embryonnaire. Ces "rudiments", tracés en pointillés, suffisent à confirmer l'unité génétique de l'évolution économique. Néanmoins, leur réduction quantitative fut si grande qu'elle engendra des particularités tout à fait nouvelles dans la structure sociale de la nation. La révolution d'Octobre est l'expression la plus frappante de ces "particularités", nouvelles en politique.
Dans toutes ces questions, le "théoricien" Staline apparaît tout simplement comme insupportable; tout le bagage théorique de ce pauvre d'esprit se réduit à deux sacoches: dans l'une, il a mis "la loi du développement inégal", et dans l'autre, "ne pas sauter par-dessus les étapes". Staline n'arrive pas à comprendre, même aujourd'hui, que l'inégalité du développement consiste précisément dans les sauts par-dessus les étapes (ou dans le stationnement prolongé dans l'une d'elles). Avec un sérieux inimitable, Staline oppose à la théorie de la révolution permanente... la loi du développement inégal. Cependant, le pronostic du fait que la Russie, historiquement arriérée, pouvait connaître une révolution prolétarienne plus tôt que l'Angleterre avancée était entièrement fondé sur la loi du développement inégal. Mais, pour formuler ce pronostic, il fallait d'abord comprendre l'inégalité historique dans tout son dynamisme concret, et non ruminer sans cesse la citation de Lénine, de 1915, citation qui fut mise sens dessus dessous et interprétée avec ignorance. On comprend assez facilement la dialectique des "étapes" historiques pendant les périodes d'essor révolutionnaire. Les périodes réactionnaires sont, par contre, propres au développement d'un évolutionnisme à bon marché. Le stalinisme, ce concentré de vulgarité idéologique, ce digne rejeton de la réaction du parti, a créé une sorte de culte du développement par degré pour excuser le "suivisme" et l'empirisme politique. Radek, lui aussi, est tombé sous l'emprise de cette idéologie réactionnaire.
Certaines étapes du développement historique peuvent devenir inévitables dans certaines conditions, sans l'être du point de vue théorique. Et, au contraire, la dynamique de l'évolution peut réduire à zéro des étapes théoriquement "inévitables": cela arrive le plus souvent pendant les révolutions qu'on appelle, à juste titre, les "locomotives de l'histoire".
C'est ainsi que notre prolétariat a "sauté" l'étape du parlementarisme démocratique, après n'avoir accordé à l'assemblée constituante que quelques heures sans importance. Par contre on ne peut guère sauter l'étape contre révolutionnaire en Chine, comme on ne pouvait, dans le temps sauter chez nous par-dessus la période des quatre doumas. Cependant la contre révolution actuelle en Chine n'était pas historiquement "inévitable". Elle n'est que le résultat de la funeste politique de Staline et de Boukharine, qui entreront dans l'histoire comme des organisateurs de défaites. Mais les fruits de l'opportunisme sont devenus un facteur objectif qui peut, maintenant, retarder de beaucoup le développement révolutionnaire.
Toute tentative pour sauter par-dessus les étapes concrètes, c'est-à-dire objectivement déterminées dans l'évolution des masses, n'est qu'aventurisme politique. Tant que la majorité de la masse ouvrière a confiance dans la social démocratie, par exemple, ou dans les gens du Kuomintang ou des trade-unions, nous ne pouvons pas lui imposer comme tâche immédiate le renversement du pouvoir bourgeois. Il faut que les masses y soient préparées. Cette préparation peut constituer une très grande étape. Mais seul un suiveur peut affirmer que nous devons rester "avec les masses" dans le Kuomintang, ou maintenir notre union avec le jaune Purcell, jusqu'au moment "où ces masses auront perdu toute illusion quant à leurs chefs", à ces chefs que nous aurons soutenus par notre politique de coalition.
Radek n'a pourtant pas oublié que lorsque nous demandions que le parti communiste sorte du Kuomintang et qu'on rompe le comité anglo-russe, certains "dialecticiens" n'appelaient pas cela autre chose qu'un "saut" par-dessus les étapes, une rupture avec la paysannerie (en Chine) ou les masses ouvrières (en Angleterre). Radek doit se le rappeler d'autant mieux qu'il était lui-même du nombre de ces "dialecticiens" de triste mémoire. Il ne fait maintenant qu'approfondir et généraliser ses erreurs opportunistes.
En avril 1919, Lénine, dans un article-programme, "La III° Internationale et sa place dans l'histoire", écrivait:
Nous ne nous tromperions probablement pas si nous disions que précisément... la contradiction entre l'état arriéré de la Russie et son "saut" par-dessus la démocratie bourgeoise vers la plus haute forme de démocratie, vers la démocratie soviétique ou prolétarienne, a gêné et retardé la compréhension du rôle des soviets par l'Occident.
(Lénine, tome XVI, p. 183.)
Lénine dit ici, carrément, que la Russie a accompli "un saut par-dessus la démocratie bourgeoise". Evidemment, Lénine accompagne cette affirmation de toutes les réserves nécessaires: la dialectique ne consiste tout de même pas à énumérer de nouveau, chaque fois, toutes les conditions concrètes; l'écrivain suppose que les lecteurs ont quelque chose dans la tête. Mais le saut par-dessus la démocratie bourgeoise demeure néanmoins et, selon la juste remarque de Lénine, empêche beaucoup d'esprits dogmatiques et schématiques de comprendre le rôle des soviets, en Orient comme en Occident.
Je disais, à ce propos, dans la même préface de 1905 qui a subitement éveillé une telle inquiétude chez Radek:
Les ouvriers de Petersbourg appelaient déjà en 1905 leur soviet le "gouvernement prolétarien". Cette dénomination était alors courante et correspondait parfaitement au programme de la lutte pour la conquête du pouvoir par la classe ouvrière. En même temps, nous opposions au tsarisme le programme complet de la démocratie politique (suffrage universel, république, milice, etc.). Nous ne pouvions pas agir autrement. La démocratie politique est une étape nécessaire dans l'évolution des masses ouvrières, avec cette réserve fondamentale, cependant, que parfois elles mettent des dizaines d'années à franchir cette étape, tandis qu'une situation révolutionnaire leur permet de se libérer des préjugés de la démocratie politique avant que ses institutions ne soient effectivement réalisées.
(1905, préface, p. 7.)
Ces paroles, qui correspondent parfaitement à la pensée de Lénine mentionnée plus haut, expliquent, à mon avis, la nécessité d'opposer "le programme complet de la démocratie politique" à la dictature du Kuomintang. Mais c'est justement ici que Radek tourne à gauche. A l'époque de la montée révolutionnaire, il s'est opposé à ce que le parti communiste chinois quitte le Kuomintang. A l'époque de la dictature contre-révolutionnaire, il s'est opposé à la mobilisation des ouvriers chinois sous les mots d'ordre de la démocratie. Autant porter une pelisse en été et se promener tout nu en hiver.
VII. Que signifie aujourd'hui pour l'Orient le mot d'ordre de la dictature démocratique ?[modifier le wikicode]
Après s'être par erreur rapproché de la manière stalinienne d'interpréter les "étapes" historiques (manière digne d'un philistin évolutionniste, non d'un révolutionnaire), Radek essaie de canoniser le mot d'ordre de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie pour tout l'Orient. L'hypothèse de travail du bolchevisme, que Lénine adopta au cours du développement d'un certain pays, qu'il changea et concrétisa, et qu'il rejeta à un moment donné devient chez Radek un schéma supra-historique. Voici ce qu'il répète inlassablement à ce sujet dans son article:
Cette théorie, et la tactique qui en découle, est applicable à tous les pays de capitalisme jeune, où la bourgeoisie n'a pas encore résolu les questions que lui ont léguées les formations sociales et politiques précédentes.
Approfondissez bien cette formule; n'est-elle pas la justification solennelle des positions occupées par Kamenev en 1917? La bourgeoisie russe avait-elle "résolu" les questions de la révolution démocratique au moyen de la révolution de Février? Non, toutes ces questions, y compris la plus importante, la question agraire, étaient restées sans solution. Comment Lénine n'a-t-il pas compris que l'ancienne formule était toujours "applicable"? Pourquoi l'a-t-il rejetée?
Radek nous a répondu, plus haut: parce qu'elle avait été déjà "réalisée". Nous avons analysé cette réponse. Elle ne tient pas debout, surtout chez Radek, qui affirme que l'ancien mot d'ordre de Lénine vise non les formes du pouvoir, mais bien la suppression réelle des vestiges du servage par la collaboration du prolétariat et de la paysannerie. C'est précisément ce que le régime de Kerensky n'a pas fait. Par conséquent, ce rappel de notre passé par Radek ne sert à rien pour la solution du problème chinois, qui est actuellement le problème le plus aigu. Il est parfaitement inutile de disserter sur ce que Trotsky avait compris ou n'avait pas compris en 1905; il vaudrait mieux parler de ce que Staline, Molotov, et surtout Rykov et Kamenev n'ont pas compris en février-mars 1917 (j'ignore quelle a été la position de Radek à ce moment-là). Si l'on estime que la dictature démocratique a été réalisée, au temps du double pouvoir, au point de rendre très urgent le changement du mot d'ordre central, il faudrait reconnaître qu'en Chine la dictature démocratique a fonctionné de manière beaucoup plus complète et définitive sous le régime du Kuomintang, autrement dit sous la domination de Tchang Kaï-chek et de Wang Tin-wei appuyés par Tan Pin-san. Dans ce cas, le changement de mot d'ordre s'imposait encore davantage en Chine.
Mais "l'héritage des formations sociales et politiques précédentes" est-il déjà liquidé en Chine? Non. Et l'était-il chez nous, vers le 4 avril 1917, lorsque Lénine déclara la guerre à l'ensemble du groupe influent des vieux-bolcheviks? Radek se contredit horriblement, il s'égare et s'agite dans toutes les directions. Remarquons que ce n'est pas par hasard qu'il use de cette expression compliquée: "l'héritage des formations", en évitant ostensiblement d'employer une formule plus concise, comme "les survivances du féodalisme" ou "du servage". Pourquoi? Parce qu'hier encore Radek niait ces survivances et privait ainsi de toute base le mot d'ordre de la dictature démocratique. Dans son rapport à l'Académie communiste, Radek dit:
Les sources de la Révolution chinoise ne sont pas moins profondes que les sources de notre révolution de 1905. On peut affirmer avec certitude que l'alliance de la classe ouvrière avec la paysannerie y sera plus forte que chez nous en 1905, pour la simple raison qu'en Chine on ne doit pas frapper deux classes mais une seule: la bourgeoisie.
Oui, "pour la simple raison"! Mais si le prolétariat et la paysannerie frappent une seule classe, la bourgeoisie (et non les survivances du féodalisme), permettez-moi de vous demander comment s'appelle, en ce cas, une pareille révolution? Serait-ce toujours une révolution démocratique? Notons que Radek disait tout cela non en 1905, ni même en 1909, mais bien au mois de mars 1927. Comment concilier alors ses affirmations? C'est bien simple. En mars 1927, Radek se détournait aussi du bon chemin, mais sans autre direction. Les thèses essentielles de l'opposition sur le problème chinois apportèrent une correction radicale à son point de vue unilatéral. Dans les paroles que j'ai citées, il y avait, cependant, un grain de vérité: la classe des grands propriétaires fonciers n'existe presque pas en Chine, les propriétaires fonciers y sont liés aux capitalistes d'une manière beaucoup plus étroite qu'ils ne l'étaient dans la Russie tsariste; par conséquent, le poids spécifique du problème agraire y est beaucoup moins lourd qu'il ne l'était dans la Russie tsariste; par contre, la question de la libération nationale y occupe une place énorme. Conformément à cela, la paysannerie chinoise ne peut pas, en tout cas, être plus apte à la lutte politique révolutionnaire indépendante pour la rénovation démocratique de son pays que ne l'était la paysannerie russe. C'est ce que prouve, en particulier, le fait que, ni avant 1925, ni pendant les trois années de la Révolution chinoise, aucun parti "populiste" marchant sous les drapeaux de la révolution agraire, n'est apparu en Chine. Tout cela démontre que la formule de la dictature démocratique représente pour la Chine, qui a déjà traversé l'expérience de 1925-1927, un guet-apens plus dangereux encore que pour nous après la révolution de Février.
L'autre excursion de Radek, dans un passé plus lointain, se retourne aussi impitoyablement contre lui. Cette fois, il s'agit du mot d'ordre de la révolution permanente, formulé par Marx en 1850:
Chez Marx - écrit Radek - on ne trouve pas le mot d'ordre de la dictature démocratique, qui forma l'axe politique des opinions de Lénine de 1905 à 1917, et qui fit partie de sa conception de la révolution dans tous les pays [?!] de développement capitaliste naissant [?].
Se basant sur quelques lignes de Lénine, Radek explique ainsi cette différence de points de vue: la tâche centrale de la révolution allemande, c'était l'unité nationale, tandis que, chez nous, il s'agissait de la révolution agraire. Si l'on ne donne pas un caractère mécanique à cette opposition, elle est, toutes proportions gardées, assez juste. Mais comment se comporter envers la Chine? Le poids spécifique du problème national par rapport au problème agraire est infiniment plus grand en Chine, qui est un pays semi-colonial, que dans l'Allemagne de 1848-1850, parce qu'en Chine il s'agit à la fois d'unification et de libération. Marx a formulé sa conception des perspectives de la révolution permanente au moment où les trônes existaient encore en Allemagne, alors que les junkers détenaient la terre et que la haute bourgeoisie n'était admise que dans l'antichambre du pouvoir. La monarchie n'existe plus en Chine depuis 1911; la classe des grands propriétaires fonciers n'y existe pas non plus en tant que classe indépendante; le Kuomintang national et bourgeois est au pouvoir dans ce pays où les conditions du régime de servage sont, pour ainsi dire, chimiquement fondues avec l'exploitation bourgeoise. La confrontation des positions de Marx et de Lénine faite par Radek se retourne ainsi entièrement contre le mot d'ordre de la dictature démocratique en Chine.
Cependant, Radek analyse l'attitude de Marx d'une manière accidentelle, épisodique et superficielle: il se borne à la circulaire de 1850, où Marx considère encore la paysannerie comme l'alliée naturelle de la démocratie petite-bourgeoise des villes. Marx s'attendait alors à une étape indépendante de la révolution démocratique en Allemagne, c'est-à-dire à l'arrivée temporaire au pouvoir des radicaux petits-bourgeois des villes s'appuyant sur la paysannerie. C'était là le point essentiel. Mais c'est justement ce qui n'arriva pas, et pour cause. Au milieu du siècle dernier déjà, la démocratie petite-bourgeoise se montrait incapable d'accomplir sa révolution indépendante. Marx enregistra cette leçon. Le 16 août 1856, six ans après la circulaire en question, il écrit à Engels:
En Allemagne, tout dépendra de la possibilité de soutenir la révolution prolétarienne par une espèce de seconde édition de la guerre paysanne. Alors l'affaire marchera très bien.
Ces paroles remarquables, que Radek a complètement oubliées, sont extrêmement précieuses pour la compréhension de la révolution d'Octobre et de l'ensemble du problème qui nous occupe. Marx sautait-il par-dessus la révolution agraire? Non, nous le voyons bien. Considérait-il comme nécessaire la collaboration du prolétariat et de la paysannerie dans la révolution? Oui, tel était son avis. Admettait-il la possibilité du rôle dirigeant ou même d'un rôle indépendant de la paysannerie dans la révolution? Non, il ne l'admettait pas. Il estime que la paysannerie, qui n'a pas réussi à soutenir la démocratie bourgeoise dans une révolution bourgeoise indépendante (et cela par la faute de la démocratie bourgeoise, non de la paysannerie), pourra soutenir le prolétariat dans une révolution prolétarienne, et qu'alors l'affaire marchera très bien". On dirait que Radek ne veut pas s'apercevoir que c'est précisément ce qui arriva en Octobre, et l'affaire marcha en effet assez bien.
Les conclusions qu'on peut tirer de tout cela, au sujet de la Chine, sont parfaitement claires. La discussion roule non pas sur le rôle décisif de la paysannerie en qualité d'alliée et sur l'énorme importance de la révolution agraire, mais sur la question de savoir si une révolution agraire démocratique indépendante est possible en Chine ou si "une seconde édition de la guerre paysanne" soutiendra la dictature prolétarienne. Le problème ne se pose pas autrement. Celui qui essaie néanmoins de le poser autrement n'a rien compris, n'a rien appris et ne fait qu'égarer et embrouiller le parti communiste chinois.
Pour que les prolétaires des pays d'Orient puissent se frayer un chemin vers la victoire, il faut, avant tout, écarter, rejeter, écraser, balayer la théorie réactionnaire et pédante des "stades" et des "étapes" de Staline et de Martynov. Le bolchevisme s'est formé au cours de la lutte contre cet évolutionnisme vulgaire. Il faut tenir compte, non pas d'itinéraires établis a priori, mais du cours réel de la lutte de classe. Il faut rejeter l'idée de Staline et de Kuussinen qui veulent donner leur tour aux pays selon leurs divers degrés de développement, et leur distribuer à l'avance des payoks, des rations révolutionnaires. Il faut tenir compte du cours réel de la lutte de classe! En cela, Lénine reste un guide incomparable, mais il faut le prendre en entier.
Lorsqu'en 1919, à cause surtout de l'organisation de l'Internationale communiste, Lénine unifia les conclusions de la période écoulée, en les exprimant dans des formules théoriques de plus en plus achevées, il interpréta ainsi l'expérience du régime de Kerensky et d'Octobre: dans une société bourgeoise où les contradictions de classe sont déjà développées, il ne peut exister que la dictature de la bourgeoisie, ouverte ou masquée, ou la dictature du prolétariat. Aucun régime intermédiaire n'est possible. Toute démocratie, toute "dictature démocratique" (les guillemets ironiques sont de Lénine) ne sera que la domination masquée de la bourgeoisie, comme l'a démontré par l'expérience du pays européen le plus arriéré, la Russie, pendant sa révolution bourgeoise, c'est à dire à l'époque la plus favorable pour la "dictature démocratique". Cette conclusion constitua la base des thèses de Lénine sur la démocratie, qui furent le résultat de l'expérience combinée de la révolution de Février et celle d Octobre.
Comme beaucoup d'autres, Radek sépare mécaniquement le problème de la démocratie du problème de la dictature démocratique. La "dictature démocratique" ne peut être qu'un déguisement de la domination de la bourgeoisie pendant la révolution. L'expérience de notre double pouvoir (1917) nous l'apprend aussi bien que l'expérience du Kuomintang chinois.
Les épigones sont désespérants: même maintenant ils essaient d'opposer la dictature démocratique aussi bien à la dictature de la bourgeoisie qu'à la dictature du prolétariat. Mais cela signifie que la dictature démocratique devrait avoir un contenu intermédiaire c'est-à-dire petit-bourgeois. Le fait que le prolétariat y participe n'y change rien car il n'existe pas de moyenne arithmétique des différentes lignes de classe si ce n'est ni la dictature de la bourgeoisie ni celle du prolétariat, cela signifie que la petite bourgeoisie doit y jouer le rôle déterminant et décisif. Mais, cela nous renvoie à cette même question à laquelle trois révolutions russes et deux révolutions chinoises ont déjà donné une réponse: la petite bourgeoisie est elle capable de jouer aujourd'hui dans les conditions de la domination mondiale de l'impérialisme un rôle révolutionnaire dirigeant dans les pays capitalistes, même si ces pays sont arriérés et ont encore à accomplir leurs tâches démocratiques?
Nous connaissons bien les époques ou les couches inférieures de la petite bourgeoisie ont pu établir leur dictature révolutionnaire. Mais alors le prolétariat ou ses précurseurs ne s'était pas encore détaché de la petite bourgeoisie: au contraire, dans son état embryonnaire, il en formait la phalange militante. Aujourd'hui, la situation est toute différente. Il est évident que la petite bourgeoisie est incapable de diriger la vie de la société bourgeoise moderne, même si cette société est arriérée, parce que le prolétariat s'est déjà détaché d'elle et s'est dressé contre la grande bourgeoisie qui, dans les cadres du développement capitaliste, réduit à néant la petite bourgeoisie et met la paysannerie devant la nécessité de choisir entre elle et le prolétariat. Chaque fois que la paysannerie, séduite par les apparences, choisit le parti de la petite bourgeoisie, elle prête en réalité son appui au capital financier. Si, pendant la première révolution russe ou dans l'intervalle qui sépara les deux révolutions, on pouvait encore discuter du degré d'indépendance (du degré seulement!) de la paysannerie et de la petite bourgeoisie dans la révolution démocratique, cette question a maintenant été définitivement et irrévocablement résolue par le cours des événements des douze dernières années.
Après Octobre, elle s'est posée de nouveau, d'une manière pratique, dans beaucoup de pays, et sous différents aspects et combinaisons, mais partout elle a été résolue de la même façon. Après l'expérience du régime de Kerensky, la plus importante a été, comme nous l'avons déjà dit, l'expérience du Kuomintang. Non moins significative est celle du fascisme en Italie, où la petite bourgeoisie, les armes à la main, arracha le pouvoir aux vieux partis bourgeois pour le remettre à l'oligarchie financière. Nous rencontrons le même problème en Pologne où le coup d'Etat de Pilsudski, dirigé contre le gouvernement réactionnaire des bourgeois et des grands propriétaires fonciers, a exprimé les espoirs des masses petites-bourgeoises et même de larges couches du prolétariat. Ce n'est pas par hasard que le vieux social-démocrate polonais Varsky, craignant de "sous-estimer" la paysannerie, identifia le coup d'Etat de Pilsudski avec la "dictature démocratique des ouvriers et des paysans". Nous ne pouvons pas faire ici une analyse détaillée de l'expérience bulgare et de la politique honteusement embrouillée des Kolarov et des Kabaktchieff envers le parti paysan de Stamboulisky, ou de la collusion infâme avec le parti fermier-ouvrier aux Etats-Unis, ou du roman de Zinoviev avec Raditch, ou de l'expérience du parti communiste roumain, etc. Dans leurs traits essentiels, certaines de ces questions ont été analysées dans ma Critique du programme de l'Internationale communiste. Les leçons d'Octobre sont entièrement confirmées par cette conclusion fondamentale: la petite bourgeoisie, y compris la paysannerie n'est capable de diriger la société bourgeoise moderne (même arriérée) ni dans les périodes révolutionnaires ni dans les périodes réactionnaires. La paysannerie peut seulement soutenir soit la dictature de la bourgeoisie soit la dictature du prolétariat. Les formes intermédiaires ne servent qu'à masquer, qu'à déguiser la dictature de la bourgeoisie qui est déjà ébranlée ou qui, après quelque bouleversement, se remet sur pied (régime de Kerensky, régime de Pilsudski, fascisme).
La paysannerie ne peut suivre que la bourgeoisie ou le prolétariat. Si le prolétariat veut, à tout prix, marcher avec la paysannerie qui ne le suit pas encore, il marche, en réalité, à la remorque du capital financier: ainsi firent les ouvriers qui, en 1917, étaient pour la défense nationale en Russie; les ouvriers, y compris les communistes, dans le Kuomintang, en Chine; les ouvriers du P.S.P.[13], en 1926, en Pologne, etc. Celui qui n'a pas compris cela profondément n'a rien appris des événements: il ferait mieux de ne pas se mêler de politique révolutionnaire.
La conclusion la plus fondamentale que Lénine a tirée des leçons de Février et d'Octobre répudie définitivement sous son aspect le plus achevé et le plus général l'idée dé la "dictature démocratique". Voici ce qu'il a écrit à ce sujet et qu'il a répété plusieurs fois, depuis 1918:
Toute l'économie politique, toute l'histoire de la révolution, toute l'histoire du développement politique au XIX° siècle nous apprennent que le paysan n'a jamais fait que suivre le bourgeois ou l'ouvrier. Si vous ne connaissez pas la raison de ce fait - c'est un conseil que je donne à ceux qui ne le comprennent pas- examinez le développement d'une des grandes révolutions du XVIII° ou du XIX° siècle, ou l'histoire politique de n'importe quel pays au XIX° siècle. Ils vous donneront la réponse. L'économie de la société capitaliste est telle que seuls le capital ou le prolétariat, qui le renverse, peuvent être une force dominante. Il n'y a pas d'autres forces dans l'économie de cette société.
(Tome XVI, p. 217.)
Il ne s'agit pas ici de l'Angleterre ou de l'Allemagne contemporaines. Se basant sur les leçons de chaque grande révolution du XVIII° ou du XIX° siècle, c'est-à-dire de révolutions bourgeoises dans les pays arriérés, Lénine en arrive à la conclusion que, seules sont possibles la dictature de la bourgeoisie ou la dictature du prolétariat. Il ne peut y avoir aucune dictature intermédiaire ou "démocratique".
Comme nous l'avons déjà vu, Radek résume son itinéraire théorique et historique en un aphorisme assez pauvre: il faut distinguer la révolution bourgeoise de la révolution socialiste. Arrivé à cette "étape", Radek tend directement un doigt à Kuussinen: ce dernier, partant de sa seule ressource, c'est-à-dire du "bon sens", considère comme incroyable qu'on puisse proclamer le mot d'ordre de la dictature du prolétariat aussi bien dans les pays avancés que dans les pays arriérés. Avec la franchise d'un homme qui ne comprend rien, Kuussinen dénonce Trotsky, "qui n'a rien compris depuis l905". Echo de Kuussinen, Radek exerce son ironie sur Trotsky, qui (prétend-il) trouve que
l'originalité de la Révolution chinoise ou indienne consiste précisément en ce qu'elle ne diffère guère des révolutions occidentales et devrait, en conséquence, aboutir, dès ses premiers pas [?!], à la dictature du prolétariat.
Radek oublie un détail: la dictature du prolétariat s'est justement réalisée dans un pays arriéré de l'Europe orientale, et non pas dans les pays de l'Europe occidentale. Est-ce la faute de Trotsky si le développement historique n'a pas tenu compte de l'"originalité" de la Russie? Radek oublie, en outre, que la bourgeoisie ou, plus exactement, le capital financier domine dans tous les pays capitalistes, malgré leurs différents degrés de développement, malgré leurs traditions, leur structure sociale, etc. Autrement dit, malgré toute leur "originalité". Encore une fois, si cette originalité n'est pas assez respectée, la faute n'en est pas à Trotsky, mais bien au développement historique.
Mais alors, quelle différence y a-t-il entre les pays avancés et les pays arriérés? Une très grande différence, mais qui reste toujours subordonnée à la domination des rapports capitalistes. Les formes et les méthodes de domination de la bourgeoisie sont extrêmement diverses selon les pays. Aux deux pôles extrêmes, nous avons, d'un côté, la domination directe et absolue: les Etats-Unis; de l'autre, le capital financier, adapté aux institutions surannées du Moyen Age asiatique, qui se les subordonne, les utilise et leur impose ses méthodes: l'Inde. Mais la bourgeoisie règne aussi bien ici que là. Ce qui nous laisse supposer que la dictature du prolétariat, elle aussi, prendra, dans les différents pays, un caractère extrêmement varié quant à sa base sociale, ses formes politiques, ses tâches immédiates et son rythme. Mais il n'y a que l'hégémonie révolutionnaire du prolétariat, se transformant en dictature du prolétariat après la conquête du pouvoir, qui pourra apporter aux masses populaires la victoire sur le bloc des impérialistes, des féodaux et des bourgeois nationaux.
Radek croit tenir compte de l'"originalité" des différents pays (par opposition à moi!) parce qu'il a tout simplement divisé le genre humain en deux catégories: dans la première entrent les pays qui sont "mûrs" pour la dictature socialiste, et dans la seconde les pays qui ne sont "mûrs" que pour la dictature démocratique. En réalité, il se sert là d'un cliché vide qui est tout à fait capable de détourner les communistes d'une véritable étude de l'originalité de chaque pays. Cependant, un bon système de revendications et d'actions et un ferme programme de lutte pour l'influence sur les masses ouvrières et paysannes ne peuvent être basés que sur l'étude détaillée de l'originalité réelle de chaque pays, c'est-à-dire de l'enchaînement vivant des différentes étapes du développement historique. Un pays qui n'a pas fait ou n'a pas achevé sa révolution démocratique présente des particularités extrêmement importantes, qu'on doit mettre à la base du programme de l'avant-garde prolétarienne. C'est seulement avec de pareils programmes nationaux que le parti communiste peut engager, avec succès, une lutte effective contre la bourgeoisie et ses agents démocratiques, et gagner à lui la majorité de la classe ouvrière et des travailleurs.
Bien entendu, les chances de succès de cette lutte dépendent principalement du rôle du prolétariat dans l'économie du pays, par conséquent du degré de développement capitaliste. Ce n'est pourtant pas l'unique critère. Il est non moins important de savoir qu'il existe dans le pays un problème "populaire" de grande envergure et de passionnante actualité, qui touche aux intérêts de la majorité de la nation et dont la solution ne pourra être donnée que par des mesures révolutionnaires extrêmement hardies Tels sont le problème agraire et le problème national dans leurs différentes combinaisons. Etant donné l'acuité du problème agraire et le caractère odieux de l'oppression nationale, le prolétariat des pays coloniaux, en dépit de sa jeunesse et de son développement relativement faible, peut, en se plaçant sur le terrain de la révolution nationale démocratique arriver au pouvoir plus tôt que le prolétariat d'un pays avancé qui se placerait sur un terrain purement socialiste. Il pouvait sembler, après Octobre, qu'il n'était plus besoin de faire cette démonstration. Mais, pendant les années de réaction et de débauche théorique des épigones, les notions les plus élémentaires sur la révolution ont été tellement décomposées qu'on est obligé à chaque fois de recommencer par l'a b c.
Tout ce qui a été dit plus haut signifie-t-il que tous les pays du monde sont actuellement plus ou moins mûrs pour la révolution socialiste? Non, c'est là une manière fausse, mécanique et scolastique de poser la question, c'est la manière stalino-boukharinienne. Indiscutablement, l'économie mondiale est, dans son ensemble, mûre pour le socialisme. Mais cela ne signifie nullement que chaque pays, pris isolément, se trouve dans cette situation. Comment instituer alors la dictature du prolétariat dans différents pays arriérés, comme la Chine , l'Inde , etc... Nous répondons: l'histoire ne se fait pas sur commande. Tel pays peut être "mûr" pour la dictature du prolétariat, sans l'être cependant ni pour la construction indépendante du socialisme, ni même pour de larges mesures de socialisation. Il ne faut jamais prendre, comme point de départ, l'harmonie préétablie de l'évolution sociale. En dépit de la douce étreinte théorique de Staline, la loi de l'inégalité du développement existe encore. Elle manifeste sa puissance aussi bien dans les rapports entre plusieurs pays que dans les rapports mutuels entre différents pays. C'est seulement à l'échelle mondiale qu'on pourra réconcilier le développement inégal de l'économie et de la politique. Cela signifie, en particulier, qu'on ne peut pas considérer le problème de la dictature du prolétariat en Chine dans les seules limites de l'économie et de la politique chinoises. Nous aboutissons ici à deux points de vue qui s'excluent réciproquement: l'un est celui de la théorie révolutionnaire internationaliste de la révolution permanente et l'autre est celui de la théorie réformiste nationale du socialisme dans un seul pays. Non seulement la Chine arriérée, mais aucun pays du monde ne pourra construire le socialisme dans ses limites nationales: les forces productives hautement développées qui débordent les frontières nationales s'y opposent au même titre que les forces productives insuffisamment développées pour la nationalisation. La dictature du prolétariat en Angleterre, par exemple, se heurtera à des obstacles et à des difficultés différentes, mais peut-être aussi grandes, que celles qui se dresseront devant la dictature du prolétariat en Chine. Dans les deux cas, les contradictions ne pourront être surmontées qu'au moyen de la révolution internationale. Cette manière de poser la question exclut la possibilité même de se demander si la Chine est ou n'est pas "mûre" pour la rénovation socialiste. Il reste néanmoins indiscutable que l'état arriéré de la Chine rendra extrêmement difficiles les tâches de la dictature prolétarienne. Mais répétons-le encore une fois: l'histoire ne travaille pas sur commande, et le prolétariat chinois n'a pas à faire un choix.
Cela signifie-t-il du moins que tout pays, même un pays colonial arriérée est mûr pour la dictature du prolétariat, s'il ne l'est pas pour le socialisme? Non, cela ne le signifie pas. Et alors, comment faire la révolution démocratique en général et dans les colonies en particulier? Et où avez-vous appris - je répondrai à cette question par cette autre - que chaque pays colonial est mûr pour l'accomplissement immédiat et intégral de ses tâches démocratiques nationales? Il faut renverser le problème. Dans les conditions de l'époque impérialiste, la révolution démocratique nationale ne peut être victorieuse que si les rapports sociaux et politiques d'un pays sont mûrs pour porter au pouvoir le prolétariat en qualité de chef des masses populaires. Et si les choses n'en sont pas encore arrivées à ce point? Alors la lutte pour la libération nationale n'aboutira qu'à des résultats incomplets, dirigés contre les masses travailleuses. En 1905, le prolétariat de Russie n'a pas été assez fort pour rassembler autour de lui les masses paysannes et conquérir le pouvoir. Ce fut là la cause de l'arrêt à mi-chemin de la révolution et de la dégringolade qui s'ensuivit. En Chine, où le prolétariat, en dépit d'une situation extrêmement favorable, fut empêché de lutter pour le pouvoir par la direction de l'Internationale communiste, les tâches nationales sont accomplies d'une façon mesquine, instable et mauvaise sous le régime du Kuomintang.
On ne peut pas prévoir quand et dans quelles conditions tel ou tel pays sera mûr pour la solution véritablement révolutionnaire des questions agraire et nationale Mais en tout cas, nous pouvons d'ores et déjà affirmer avec certitude que la Chine aussi bien que l'Inde ne pourront arriver à une véritable démocratie populaire, c'est-à-dire ouvrière et paysanne, qu'au moyen de la dictature du prolétariat Un grand nombre d'étapes différentes peuvent les attendre sur ce chemin. Sous la pression des masses populaires, la bourgeoisie fera encore des pas à gauche, pour frapper ensuite le peuple d'une manière plus impitoyable. Des périodes de "double pouvoir" sont possibles et probables. Mais ce qui est complètement exclu, c'est une véritable dictature démocratique qui ne soit pas la dictature du prolétariat. Une dictature démocratique indépendante ne peut prendre que le caractère du Kuomintang, ce qui signifie qu'elle sera entièrement dirigée contre les ouvriers et les paysans. Il faut le comprendre à l'avance et l'enseigner aux masses, sans masquer la réalité des classes sous une formule abstraite.
Staline et Boukharine ont enseigné que, grâce à l'oppression impérialiste, la révolution nationale en Chine pouvait être accomplie par la bourgeoisie. On a essayé. Quel a été le résultat? Le prolétariat a été égorgé. Ensuite on a dit: Au tour de la dictature démocratique. Mais la dictature petite-bourgeoise n'a été qu'un déguisement de la dictature du capital. Etait-ce par hasard? Nullement: "Le paysan ne suit que l'ouvrier ou le bourgeois." Dans le premier cas on aboutit à la dictature du prolétariat; dans le second à la dictature de la bourgeoisie. Il semble que la leçon chinoise soit assez significative. Mais les épigones ne se découragent pas: "Ce n'est qu'une expérience mal réussie, nous répondent-ils; nous allons la refaire, la reprendre à nouveau, et cette fois ci nous créerons une "véritable dictature démocratique". Par quels moyens? Sur la base de la collaboration du prolétariat et de la paysannerie: telle est la dernière découverte que Radek nous offre. Mais, permettez, le Kuomintang s'est développé sur la même base, les ouvriers et les paysans ont déjà "collaboré" en tirant les marrons du feu pour la bourgeoisie Dites nous donc quelle sera la mécanique politique de cette collaboration? Que mettrez-vous à la place du Kuomintang? Quels partis seront au pouvoir? Nommez-les ou décrivez les approximativement! A tout cela Radek réplique (en 1928!) que seuls des gens finis, incapables de concevoir toute la complexité du marxisme peuvent s'intéresser à une question technique d'importance secondaire et demander quelle classe fera le cheval, quelle classe le cavalier. Un vrai bolchevik, prétend Radek, doit se "détacher" de la superstructure politique et ne penser qu'aux bases de classe. Plaisanteries! Nous en avons assez, de ce "détachement". On a fait abstraction en Chine des partis qui auraient exprimé la collaboration des classes et on a entraîné le prolétariat dans le Kuomintang, on s'est emballé pour le Kuomintang jusqu'à en perdre la tête, on s'est opposé furieusement à la sortie du Kuomintang, on s'est débarrassé des questions politiques actuelles en répétant une formule abstraite et, lorsque la bourgeoisie a, d'une manière très concrète, cassé la tête au prolétariat, on nous proposé: "Essayons encore une fois, et "détachons" - nous, pour commencer, de la question des partis et du pouvoir révolutionnaire." Non, vraiment, c'est une mauvaise plaisanterie. Nous ne nous laisserons pas tirer en arrière!
Tout ce jeu d'équilibre se fait, comme on nous l'a dit, dans l'intérêt de l'alliance des ouvriers et des paysans. Radek met en garde l'opposition contre la sous-estimation de la paysannerie et lui rappelle la lutte de Lénine contre les mencheviks. Quand on voit ce qu'on fait avec les citations de Lénine, on éprouve parfois un sentiment de révolte amère contre cette insulte faite au respect de la pensée humaine. Oui, Lénine a dit maintes fois que la négation du rôle révolutionnaire de la paysannerie constituait un trait typique des mencheviks. Et c'était juste. Mais, il n'y a pas que ces citations, il y a eu 1917, et, pendant les huit mois qui séparèrent la révolution de Février de la révolution d'Octobre, les mencheviks ont formé un bloc indissoluble avec les socialistes-révolutionnaires. A ce moment-là, les socialistes-révolutionnaires représentaient l'énorme majorité de la paysannerie réveillée par la révolution. Les mencheviks, avec les socialistes-révolutionnaires, se considéraient comme la démocratie révolutionnaire et nous faisaient observer que c'étaient eux, précisément, qui s'appuyaient sur l'alliance des ouvriers et des paysans (des soldats). Ainsi, après la révolution de Février, les mencheviks s'emparèrent de la formule bolchevique de l'alliance des ouvriers et des paysans. Ils accusèrent même les bolcheviks de vouloir détacher l'avant-garde prolétarienne de la paysannerie et, par ce fait même, de ruiner la révolution. En d'autres termes, les mencheviks accusèrent Lénine d'ignorer ou, en tout cas, de sous-estimer la paysannerie. La critique que Kamenev, Zinoviev et autres dirigèrent contre Lénine n'était que l'écho de la critique menchevique. Et la critique actuelle de Radek n'est qu'un écho tardif de la critique de Kamenev.
La politique des épigones en Chine, y compris celle de Radek, est la continuation et le développement de la mascarade menchevique de 1917. Radek, tout comme Staline, a justifié la présence du parti communiste dans le Kuomintang en alléguant la nécessité de l'alliance des ouvriers et des paysans. Lorsqu'on découvrit "par hasard" que le Kuomintang était un parti bourgeois, on recommença l'expérience avec le Kuomintang de gauche. On aboutit aux mêmes résultats. Alors, au-dessus de cette triste réalité qui a trahi de grands espoirs, on a élevé l'abstraction de la dictature démocratique, opposée à la dictature du prolétariat. C'était encore une répétition. En 1917, nous avons cent fois entendu dire par Tseretelli, Dan et autres: "Nous avons déjà la dictature de la démocratie révolutionnaire, et vous voulez la dictature du prolétariat, c'est-à-dire la ruine." Vraiment, les hommes ont la mémoire courte. La "dictature révolutionnaire démocratique" de Staline-Radek ne diffère absolument en rien de la "dictature de la démocratie révolutionnaire" de Tseretelli-Dan. Et, pourtant, cette formule se retrouve dans toutes les résolutions de l'Internationale communiste et fait partie de son programme. On pourrait difficilement imaginer un déguisement plus habile et, en même temps, une manière plus cruelle de la part du menchevisme de se venger de toutes les offenses que le bolchevisme lui fit subir en 1917.
Les révolutionnaires d'Orient, cependant, peuvent exiger qu'on leur donne une réponse au sujet du caractère de la "dictature démocratique" , et que cette réponse soit concrète, fondée sur les faits et l'expérience politique et non pas sur de vieilles citations. A la question: "Qu'est-ce que la dictature démocratique?", Staline a donné maintes fois la réponse vraiment classique: pour l'Orient, c'est à peu près ce qu'était la Révolution de 1905 pour Lénine. Cette formule est devenue, en quelque sorte, officielle. On la retrouve dans les livres et les résolutions consacrées à la Chine, à l'Inde ou à la Polynésie. On renvoie les révolutionnaires aux "conceptions" de Lénine concernant des événements futurs, qui sont depuis longtemps des événements passés, et on interprète ces prévisions hypothétiques à tort et à travers, mais jamais de la façon dont Lénine lui-même les interpréta après les événements.
-Bien, dit le communiste d'Orient, baissant la tête: nous essayerons de nous les représenter exactement comme Lénine, selon vous, se les représentait avant la révolution. Mais dites-nous, s'il vous plaît, sous quel aspect ce mot d'ordre s'est-il présenté en réalité? Comment s'est-il réalisé chez vous?
-Chez nous, il s'est réalisé sous la forme du régime de Kerensky à l'époque du double pouvoir.
-Pouvons-nous dire à nos ouvriers que le mot d'ordre de la dictature démocratique se présentera chez nous sous la forme du régime de Kerensky?
-Que dites-vous là? Jamais de la vie! Aucun ouvrier n'obéira à ce mot d'ordre: le régime de Kerensky, c'est s'avilir devant la bourgeoisie et trahir les travailleurs.
-Mais que devons-nous dire alors? demande avec tristesse le communiste d'Orient.
-Vous devez dire - lui répond impatiemment quelque Kuussinen de service- que la dictature démocratique est exactement ce qu'était pour Lénine la république démocratique à venir.
Si le communiste d'Orient n'est pas privé de raison, il tentera de répliquer:
-Mais Lénine a expliqué en 1918 que la dictature démocratique n'a trouvé sa véritable réalisation que dans la révolution d'Octobre, qui a établi la dictature du prolétariat. Ne serait-il pas préférable que, nous aussi, nous conduisions dans ce sens le parti et la classe ouvrière?
-En aucun cas ! N'y pensez même pas ! C'est de la r-r-révolution per-r-r-manente! C'est du tr-r-rotskysme!
Après une pareille remontrance, le communiste d'Orient, devenu plus blanc que la neige des plus hautes cimes de l'Himalaya, renonce à tout esprit d'investigation. Advienne que pourra !
Et le résultat ? Nous le connaissons bien : c'est soit l'avilissement infâme devant Tchang Kaï-chek, soit les aventures héroïques.
VIII. Du marxisme au pacifisme[modifier le wikicode]
Un passage de l'article de Radek nous semble très inquiétant. Bien qu'il soit en dehors du thème central qui nous intéresse, il y touche, néanmoins, car il démontre la persévérance de Radek à s'orienter vers les théoriciens actuels du centrisme. Il s'agit des avances légèrement voilées que Radek fait à l'adresse de la théorie du socialisme dans un seul pays. Il faut s'y arrêter parce que cette erreur accessoire peut, en se développant de plus en plus, absorber toutes les autres divergences et démontrer que de quantitatives elles sont définitivement devenues qualitatives.
Il s'agit des dangers qui menacent la révolution de l'extérieur: Radek écrit que
Lénine se rendait parfaitement compte qu'étant donné le niveau du développement économique de la Russie en 1905, la dictature prolétarienne ne pourrait s'y maintenir que si le prolétariat occidental venait à son secours. [C'est moi qui souligne. L. T.]
Tout cela n'est qu'un amas d'erreurs et, avant tout, une grossière violation de la perspective historique. En réalité, Lénine a dit à plusieurs reprises que la dictature démocratique (et non la dictature prolétarienne) ne pourrait se maintenir en Russie sans la révolution socialiste, en Europe. Cette idée est présente dans tous les articles et discours de Lénine de l'époque du congrès de Stockholm, en 1906 (polémique contre Plekhanov, problème de la nationalisation de la terre, dangers de la restauration, etc.). Pendant cette période, Lénine n'a pas du tout soulevé la question de la dictature prolétarienne en Russie avant la révolution socialiste en Europe occidentale. Mais, pour le moment, ce n'est pas essentiel.
Que veut dire: "Etant donné le niveau du développement économique de la Russie en 1905?" Et où en sommes-nous en ce qui concerne le niveau de 1917? La théorie du socialisme dans un seul pays est fondée sur cette différence de niveaux. Le programme de l'Internationale communiste a divisé le monde entier en carreaux "suffisants" ou "insuffisants" pour la construction indépendante du socialisme, créant de cette manière toute une série de culs-de-sac désespérants pour la stratégie révolutionnaire.
La différence des niveaux économiques peut certainement avoir une influence décisive dans la force politique de la classe ouvrière. En 1905, nous ne nous sommes pas élevés jusqu'à la dictature du prolétariat, ni même jusqu'à la dictature démocratique. En 1917, nous avons instauré la dictature du prolétariat, qui a enseveli la dictature démocratique. Mais, que ce soit au niveau économique de 1917 ou à celui de 1905, la dictature ne peut se maintenir et aboutir au socialisme que si le prolétariat occidental vient à son aide en temps opportun. Evidemment, on ne peut pas définir a priori ce "temps opportun": il dépend du cours du développement et de la lutte. Par rapport à cette question fondamentale, qui est déterminée par le rapport mondial des forces et qui décide de tout en dernière instance, la différence des niveaux de développement de 1905 et de 1917, en Russie, quelle que soit son importance, apparaît comme un facteur secondaire.
Mais Radek ne se borne pas à cette référence ambiguë sur la différence des niveaux. Après avoir relevé que Lénine avait saisi le lien qui unissait les problèmes intérieurs de la révolution aux problèmes mondiaux (je pense bien!), Radek ajoute:
Cette idée d'une connexion entre le maintien de la dictature socialiste en Russie et l'aide du prolétariat de l'Europe occidentale, Lénine ne la soulignait pas comme la soulignait à l'excès la formule de Trotsky qui prétendait que cette aide devait être une aide d'Etat, c'est-à-dire l'aide d'un prolétariat qui aurait déjà triomphé. [souligné par moi. L.T.].
J'avoue que, lisant ces lignes, je n'en crus pas mes yeux. Pourquoi donc Radek a-t-il eu recours à une aussi mauvaise arme, empruntée à l'arsenal des épigones? Ce n'est là qu'une timide répétition des banalités de Staline dont nous nous sommes toujours moqués. Entre autres choses, cette citation prouve que Radek se représente assez mal tous les jalons posés sur le chemin de Lénine. Lénine n'a jamais opposé, comme le fait Staline, la pression du prolétariat européen sur les gouvernements bourgeois à la conquête du pouvoir par le prolétariat; au contraire, il a posé la question de l'aide révolutionnaire extérieure d'une façon beaucoup plus nette que moi. A l'époque de la première révolution, il n'a sans cesse répété que nous ne saurions maintenir la démocratie (même la démocratie!) sans la révolution socialiste en Europe. En 1917-1918, et pendant les années qui suivirent, Lénine a toujours évalué et envisagé le sort de notre révolution en liaison avec la révolution socialiste qui avait déjà commencé en Europe. Il disait carrément, par exemple: "Notre perte est inévitable si la révolution n'est pas victorieuse en Allemagne". Et il l'a affirmé en 1918, non pas à l'époque du "niveau économique" de 1905, ayant en vue non pas les décennies à venir mais une échéance plus proche, qu'on pouvait estimer à quelques années, sinon à quelques mois.
Lénine a expliqué des dizaines de fois que si nous avons tenu bon, "c'est uniquement à cause d'une combinaison de conditions spéciales qui nous ont défendus pour un court moment [un court moment! L.T.] contre l'impérialisme mondial". Et plus loin: "L'impérialisme mondial... ne peut, en aucun cas, à aucune condition, coexister avec la République soviétique... Le conflit apparaît ici inévitable." Et sa conclusion? Est-ce l'espoir pacifiste de la "pression" du prolétariat et de la "neutralisation" de la bourgeoisie? Non, sa conclusion est la suivante: "C'est la plus grande difficulté pour la Révolution russe... que la nécessité de susciter la révolution mondiale" (Tome XV, p. 126). Quand cela a-t-il été dit et écrit? Pas en 1905, lorsque Nicolas II s'entendit avec Guillaume II pour anéantir la révolution et lorsque j'exprimai ma "formule excessive", mais bien en 1918 et en 1919 et pendant les années qui suivirent.
Voici ce que Lénine, jetant un regard en arrière, exposait au III° congrès de l'Internationale communiste:
Nous comprenions parfaitement que, sans le soutien de la révolution internationale et mondiale, la victoire de la révolution prolétarienne est impossible [chez nous. L.T.]. Avant et même après la révolution, nous pensions: ou bien la révolution éclatera immédiatement ou, du moins, très prochainement dans les autres pays plus développés au point de vue capitaliste, ou bien nous sommes condamnés à périr. En dépit de cette conviction, nous faisions tout pour conserver, à tout prix et en toutes conditions, le système soviétique, car nous étions certains de travailler non seulement pour nous, mais aussi pour la révolution mondiale. Nous en étions certains et nous avons souvent exprimé cette conviction, aussi bien avant la révolution d'Octobre qu'immédiatement après et pendant la conclusion de la paix de Brest-Litovsk. Et, en somme, c'était juste. Mais en réalité, le mouvement n'est pas aussi droit que nous l'avons supposé.
(Compte rendu du III° congrès de l'Internationale communiste, p. 354 de l'édition russe.)
A partir de 1921, le mouvement n'est pas allé aussi droit que nous l'avions espéré avec Lénine en 1917-1919 (et non seulement en 1905). Mais il a suivi, quand même, le chemin des contradictions irréductibles entre l'Etat ouvrier et le monde bourgeois. L'un d'eux doit périr. Seul le développement victorieux de la révolution prolétarienne en Occident pourra mettre l'Etat ouvrier à l'abri des dangers militaires et économiques. Essayer de découvrir deux points de vue sur cette question -le mien et celui de Lénine-, c'est le comble de la malpropreté théorique. Relisez du moins Lénine, ne le calomniez pas, ne nous nourrissez pas de la bouillie refroidie de Staline!
Mais la dégringolade ne s'arrête pas là. Après avoir inventé que Lénine aurait jugé suffisante une aide simple (au fond réformiste, à la Purcell) du prolétariat mondial, tandis que Trotsky exigeait, d'une "manière excessive", une aide d'Etat, c'est-à-dire une aide révolutionnaire, Radek continue:
L'expérience a prouvé que, sur ce point aussi, c'était Lénine qui avait raison. Le prolétariat européen n'a pas encore réussi à conquérir le pouvoir, mais il a été assez fort pour empêcher la bourgeoisie mondiale de jeter contre nous des effectifs considérables pendant l'intervention. Il nous a aidé, de cette manière, à défendre le pouvoir soviétique. A côté des contradictions du monde capitaliste, la peur du mouvement ouvrier a été la force principale qui nous a assuré la paix, pendant huit ans, après la fin de l'intervention.
Ce passage, bien qu'il ne brille pas par son originalité, même comparé aux exercices des écrivains fonctionnaires modernes, est quand même remarquable par son assemblage d'anachronismes historiques, de confusion politique et de grossières erreurs de principe.
Ce que dit Radek pourrait faire croire que dans sa brochure Deux tactiques (et c'est le seul ouvrage que Radek cite), Lénine prévoyait, en 1905, que les rapports de force entre les Etats et entre les classes, après 1917, seraient tels qu'ils rendraient pour longtemps impossible une grande intervention militaire contre nous. Par contre, Trotsky, en 1905, ne prévoyait pas la situation qui devait se créer après la guerre impérialiste et il ne tenait compte que de réalités contemporaines, l'armée puissante des Hohenzollern, la forte armée des Habsbourg, la formidable Bourse française, etc. C'est là un anachronisme monstrueux doublé, par-dessus le marché, d'une ridicule contradiction interne. Selon Radek, mon erreur principale était d'avoir formulé la perspective de la dictature du prolétariat à l'époque où "le niveau était celui de 1905". Maintenant, il a découvert ma seconde erreur: pourquoi n'ai-je pas lié la perspective de la dictature du prolétariat, que je formulais à la veille de la Révolution de 1905, à la situation internationale qui s'est créée après 1917 seulement? Nous ne nous étonnons pas quand ces arguments viennent de Staline; ils lui sont habituels et nous connaissons trop bien son "niveau de développement", qui était le même en 1917 qu'en 1928. Mais comment Radek a-t-il pu se mêler à cette compagnie?
Ce n'est pas encore le pire. Le pire, c'est que Radek a franchi la limite qui sépare le marxisme de l'opportunisme, et la position révolutionnaire de la position pacifiste. Au fond, il ne s'agit pas d'autre chose que de la lutte contre la guerre; autrement dit, il s'agit de savoir par quels chemins et par quelles méthodes on peut éviter ou arrêter la guerre: par la pression qu'exerce le prolétariat sur la bourgeoisie ou par la guerre civile qui a pour objet de renverser la bourgeoisie? Radek a introduit, par hasard, cette question fondamentale de la politique prolétarienne dans la sphère de nos discussions.
Radek prétendrait-il que j'"ignore", en général, non seulement la paysannerie mais aussi la pression du prolétariat sur la bourgeoisie, et que je ne tient compte que de la révolution prolétarienne? Je doute qu'il ait le courage de soutenir une pareille bêtise, digne de Thaelmann, de Sémard ou de Monmousseau. Au III° congrès de l'Internationale communiste, Zinoviev, Thalheimer, Thaelmann, Bela Kun et autres, qui étaient alors ultra-gauchistes, ont défendu une tactique "putschiste" en Occident comme étant la voie du salut pour l'U.R.S.S. Avec Lénine, je leur ai expliqué, de la manière la plus accessible, que le meilleur moyen de nous aider serait d'affermir systématiquement et régulièrement leurs positions en se préparant pour la conquête du pouvoir, et non d'improviser des aventures révolutionnaires. Malheureusement, Radek n'était pas alors du côté de Lénine et de Trotsky: il était du côté de Zinoviev et de Boukharine. Mais Radek se rappelle certainement -en tout cas les comptes rendus du III° congrès le rappellent- que le fond de l'argumentation de Lénine et de la mienne fut dirigé contre la "formule excessive" des ultra-gauchistes. Cependant, en leur démontrant que le renforcement du parti et la pression accrue du prolétariat constituaient de sérieux facteurs dans les rapports intérieurs et internationaux, nous ajoutions toujours que la "pression" n'était qu'une fonction de la lutte révolutionnaire pour le pouvoir et dépendait entièrement de cette dernière. Voilà pourquoi, au moment de la clôture du congrès, Lénine a prononcé, dans une grande séance privée des délégations, un discours dirigé contre les tendances à la passivité et à l'expectative. On peut à peu près résumer ce discours de la façon suivante: Ne vous lancez pas dans des aventures mais, tout de même, hâtez-vous, chers amis, car on ne peut pas tenir longtemps avec la seule "pression".
Radek signale qu'après la guerre le prolétariat européen, s'il n'a pas su prendre le pouvoir, a tout de même pu empêcher la bourgeoisie de nous écraser. Nous l'avons signalé nous-mêmes à plusieurs reprises. Le prolétariat européen, cependant, n'y est parvenu que grâce aux lourdes conséquences objectives de la guerre impérialiste et aux antagonismes mondiaux qu'elle avait accentués et qui s'ajoutèrent à la "pression". Il n'est pas possible de dire quel fut celui de ces éléments -la lutte inter-impérialiste, le désarroi économique ou la pression du prolétariat- qui joua le rôle décisif. On ne peut même pas poser la question de cette manière. Mais que la seule pression pacifique ne suffise pas, cela est parfaitement démontré par la guerre impérialiste, qui éclata en dépit de toutes les "pressions". Et, finalement, notons la chose la plus importante: si, pendant les premières années les plus critiques, les plus difficiles, de l'existence de la République soviétique, la pression du prolétariat s'est révélée efficace, c'est uniquement parce qu'il s'agissait alors, pour les ouvriers d'Europe, non de pression, mais bien d'une lutte pour le pouvoir qui prit plusieurs fois la forme d'une guerre civile.
En 1905, il n'y avait pas de guerre en Europe, il n'y avait pas non plus de désarroi économique; le capitalisme et le militarisme étaient en pleine vigueur. La "pression" de la social-démocratie n'aurait pas pu alors empêcher Guillaume II ou François-Joseph d'envoyer leurs troupes en Pologne et, en général, de venir à l'aide du tsar. Et, même en 1918, la pression du prolétariat allemand n'a pas empêché le Hohenzollern d'occuper les provinces baltiques et l'Ukraine. S'il n'arriva pas jusqu'à Moscou, ce fut uniquement par manque de forces militaires. Si les choses s'étaient présentées autrement, pourquoi aurions-nous signé la paix de Brest-Litovsk? Avec quelle facilité on oublie les événements d'hier! Ne mettant pas tous ses espoirs dans la "pression du prolétariat", Lénine disait souvent que nous aurions certainement été perdus sans la révolution allemande. Et c'était juste, au fond, bien que les échéances se soient modifiées. N'ayons pas d'illusions: nous n'avons obtenu qu'un moratoire de durée indéterminée. Nous continuons toujours à vivre sous le régime du sursis.
Une situation dans laquelle le prolétariat, sans être encore capable de s'emparer du pouvoir, peut tout de même empêcher la bourgeoisie d'utiliser celui-ci pour faire la guerre, est l'expression de la plus grande instabilité de l'équilibre de classes. Ou bien le prolétariat arrive au pouvoir, ou bien alors la bourgeoisie, par une série de coups successifs, affaiblit la pression révolutionnaire au point de regagner sa liberté d'action, dans la question de la guerre et de la paix avant tout.
Seul un réformiste peut s'imaginer que la pression du prolétariat sur l'Etat bourgeois est un facteur qui s'accroît d'une façon permanente et offre une garantie contre l'intervention. C'est cette conception qui a donné naissance à la théorie de la construction du socialisme dans un seul pays et à celle de la neutralisation de la bourgeoisie mondiale (Staline). La chouette n'apparaît qu'au crépuscule; de même, la théorie de Staline sur la neutralisation de la bourgeoisie au moyen de la pression du prolétariat ne fait son apparition qu'au moment où les conditions qui l'avaient engendrée commencent à disparaître.
Tandis que l'expérience faussement interprétée de la période d'après-guerre faisait naître l'espoir factice qu'il était possible de se passer de la révolution prolétarienne en Europe et de la remplacer par le "soutien" en général, la situation mondiale changeait radicalement. Les défaites subies par le prolétariat ont ouvert la voie à la stabilisation capitaliste. L'effondrement économique du capitalisme d'après-guerre a été surmonté. De nouvelles générations, qui n'ont pas subi les horreurs du carnage impérialiste, ont surgi. Le résultat est qu'en ce moment la bourgeoisie peut disposer de sa machine militaire beaucoup plus facilement qu'il y a cinq ou huit ans. Les masses ouvrières s'orientant de plus en plus à gauche, le développement ultérieur de ce phénomène fera certainement grandir de nouveau leur pression sur l'Etat bourgeois. Mais c'est une arme à double tranchant. La menace croissante des masses ouvrières pourrait, lors d'une étape ultérieure, pousser la bourgeoisie à prendre des mesures énergiques, pour prouver qu'elle reste toujours maîtresse chez elle, et à tenter d'écraser la République soviétique, ce principal foyer de contagion. La lutte contre la guerre ne se gagne pas au moyen de la pression exercée sur le gouvernement: elle se gagne seulement par la lutte révolutionnaire pour le pouvoir. Les effets "pacifistes" de la lutte de classe du prolétariat ainsi que ses effets "réformistes" ne représentent qu'un sous-produit de la lutte pour le pouvoir; ils n'ont qu'une force relative et peuvent facilement provoquer l'effet opposé, c'est-à-dire pousser la bourgeoisie sur le chemin de la guerre. La peur qu'a la bourgeoisie du mouvement ouvrier, évoquée par Radek d'une manière si unilatérale, constitue la principale espérance des social-pacifistes. Mais la peur de la révolution ne décide rien. C'est la révolution qui décide. Voilà pourquoi Lénine disait que la seule garantie contre la restauration monarchique en 1905 et contre la restauration capitaliste en 1918 résidait, non pas dans la pression du prolétariat, mais bien dans sa victoire révolutionnaire en Europe. C'est la seule manière juste de poser la question. En dépit de la longue durée du sursis, elle conserve aujourd'hui toute sa force. Je n'ai jamais posé autrement la question. En 1906, j'écrivais dans Bilan et perspectives:
C'est précisément la peur du soulèvement du prolétariat qui contraint les partis bourgeois, tout en votant de monstrueux budgets militaires, à manifester solennellement en faveur de la paix et à rêver de cours internationales d'arbitrage ou même d'une organisation des Etats-Unis d'Europe. Tout cela n'est qu'une misérable déclamation qui ne pourra certainement éviter ni les antagonismes entre les Etats ni les conflits armés.
(Notre révolution: Bilan et perspectives, p. 283.)
L'erreur fondamentale du VI° congrès de l'Internationale communiste fut de prétendre élaborer des ordonnances technico-révolutionnaires pour faire face aux menaces de guerre, après avoir séparé la lutte contre la guerre de la lutte pour le pouvoir. Il le fit pour sauver les conceptions pacifistes et national-réformistes de Staline et de Boukharine.
Les animateurs du VI° congrès, ces pacifistes apeurés, ces constructeurs angoissés du socialisme dans un seul pays, ont tenté d'éterniser la "neutralisation" de la bourgeoisie à l'aide de méthodes renforcées de "pression". Obligés de comprendre que leur direction avait jusqu'alors abouti à la défaite de la révolution dans toute une série de pays et rejeté bien en arrière l'avant-garde internationale du prolétariat, ils se sont hâtés, tout d'abord, de se débarrasser de la "formule excessive" du marxisme, qui lie indissolublement le problème de la guerre et le problème de la révolution. Ils ont fait de la lutte contre la guerre une tâche autonome particulière. Et, pour que les partis nationaux ne manquent pas l'heure décisive, ils ont déclaré permanent, imminent, immédiat, le danger de guerre. Tout ce qui se passe dans le monde ne se fait que pour la guerre. La guerre n'est plus maintenant une arme du régime bourgeois: c'est le régime bourgeois qui est une arme de la guerre. La lutte de l'Internationale communiste contre la guerre finit par devenir un code de formules rituelles répétées automatiquement et à tout propos, qui perdent, peu à peu, leur force effective.
Le socialisme national de Staline a tendance à transformer l'internationale communiste en une arme auxiliaire de la "pression" sur la bourgeoisie. C'est cette tendance, et non le marxisme, que Radek soutient de sa critique hâtive, bâclée et irréfléchie. Après avoir perdu la boussole, il se trouve dans un courant étranger qui peut l'entraîner vers des rives bien lointaines.
Alma-Ata, octobre 1928.
Qu'est-ce que la révolution permanente ?[modifier le wikicode]
(Thèses)
J'espère que le lecteur ne m'en voudra pas si, pour terminer cet ouvrage, j'essaie de formuler mes conclusions essentielles d'une façon concise et sans craindre les répétitions.
1. La théorie de la révolution permanente exige actuellement la plus grande attention de la part de tout marxiste, car le développement de la lutte idéologique et de la lutte de classe a définitivement fait sortir cette question du domaine des souvenirs des vieilles divergences entre marxistes russes et l'a posée comme la question du caractère, des liens internes et des méthodes de la révolution internationale en général.
2. Pour les pays à développement bourgeois retardataire et, en particulier pour les pays coloniaux et semi-coloniaux, la théorie de la révolution permanente signifie que la solution véritable et complète de leurs tâches démocratiques et de libération nationale ne peut être que la dictature du prolétariat, qui prend la tête de la nation opprimée, avant tout de ses masses paysannes.
3. Non seulement la question agraire mais aussi la question nationale assignent à la paysannerie, qui constitue l'énorme majorité de la population des pays arriérés, un rôle primordial dans la révolution démocratique. Sans une alliance entre le prolétariat et la paysannerie, les tâches de la révolution démocratique ne peuvent pas être résolues; elles ne peuvent même pas être sérieusement posées. Mais l'alliance de ces deux classes ne se réalisera pas autrement que dans une lutte implacable contre l'influence de la bourgeoisie libérale nationale.
4. Quelles que soient les premières étapes épisodiques de la révolution dans les différents pays, l'alliance révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie n'est concevable que sous la direction politique de l'avant-garde prolétarienne organisée en parti communiste. Ce qui signifie à son tour que la victoire de la révolution démocratique n'est concevable qu'au moyen de la dictature du prolétariat qui s'appuie sur son alliance avec la paysannerie et résout, en premier lieu, les tâches de la révolution démocratique.
5. Envisagé du point de vue historique, l'ancien mot d'ordre bolchevique, la "dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie", exprimait exactement les rapports, caractérisés plus haut, entre le prolétariat, la paysannerie et la bourgeoisie libérale. Cela fut démontré par l'expérience d'Octobre. Mais l'ancienne formule de Lénine ne préjugeait pas quels seraient les rapports politiques réciproques du prolétariat et de la paysannerie à l'intérieur du bloc révolutionnaire. En d'autres termes, la formule admettait consciemment un certain nombre d'inconnues algébriques qui, au cours de l'expérience historique, devaient céder la place à des éléments arithmétiques précis. Cette expérience a prouvé, dans des circonstances qui éliminent toute autre interprétation, que le rôle de la paysannerie, quelle que soit son importance révolutionnaire, ne peut être un rôle indépendant et encore moins un rôle dirigeant. Le paysan suit ou l'ouvrier ou le bourgeois. Cela signifie que la "dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie" n'est concevable que comme dictature du prolétariat entraînant derrière lui les masses paysannes.
6. Une dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, en tant que régime se distinguant, par son contenu de classe, de la dictature du prolétariat, ne serait réalisable que dans le cas où pourrait être mis sur pied un parti révolutionnaire indépendant, qui exprimerait les intérêts de la démocratie paysanne et petite-bourgeoise en général, un parti capable, avec l'aide du prolétariat, de conquérir le pouvoir et d'en déterminer le programme révolutionnaire. L'histoire moderne, notamment l'histoire de la Russie au cours des vingt-cinq dernières années, nous montre que l'obstacle infranchissable qui s'oppose à la formation d'un parti paysan est le manque d'indépendance économique et politique de la petite bourgeoisie (paysannerie) et sa profonde différenciation interne qui permet à ses couches supérieures de s'allier à la grande bourgeoisie lors d'événements décisifs, surtout lors de guerre et de révolution, tandis que ses couches inférieures s'allient au prolétariat, ce qui oblige ses couches moyennes à choisir entre ces deux forces. Entre le régime de Kerensky et le pouvoir bolchevique, entre le Kuomintang et la dictature du prolétariat, il n'y a, il ne peut y avoir aucun régime intermédiaire, c'est-à-dire aucune dictature démocratique des ouvriers et des paysans.
7. La tentative faite par l'Internationale communiste pour imposer aujourd'hui aux pays d'Orient le mot d'ordre de la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, depuis longtemps dépassé par l'histoire, ne peut avoir qu'un sens réactionnaire. Dans la mesure où l'on oppose ce mot d'ordre à celui de la dictature du prolétariat, il contribue politiquement à la dissolution et à la décomposition du prolétariat dans les masses petites-bourgeoises et crée ainsi des conditions favorables à l'hégémonie de la bourgeoisie nationale, donc à la faillite et à l'effondrement de la révolution démocratique. Introduire ce mot d'ordre dans le programme de l'Internationale communiste signifie véritablement trahir le marxisme et les traditions d'Octobre du bolchevisme.
8. La dictature du prolétariat qui a pris le pouvoir comme force dirigeante de la révolution démocratique est inévitablement et très rapidement placée devant des tâches qui la forceront à faire des incursions profondes dans le droit de propriété bourgeois. La révolution démocratique, au cours de son développement, se transforme directement en révolution socialiste et devient ainsi une révolution permanente.
9. La conquête du pouvoir par le prolétariat ne met pas un terme à la révolution, elle ne fait que l'inaugurer. La construction socialiste n'est concevable que sur la base de la lutte de classe à l'échelle nationale et internationale. Cette lutte, étant donné la domination décisive des rapports capitalistes sur l'arène mondiale, amènera inévitablement des éruptions violentes, c'est-à-dire à l'intérieur des guerres civiles et à l'extérieur des guerres révolutionnaires. C'est en cela que consiste le caractère permanent de la révolution socialiste elle-même, qu'il s'agisse d'un pays arriéré qui vient d'accomplir sa révolution démocratique ou d'un vieux pays capitaliste qui a déjà passé par une longue période de démocratie et de parlementarisme.
10. La révolution socialiste ne peut être achevée dans les limites nationales. Une des causes essentielles de la crise de la société bourgeoise vient de ce que les forces productives qu'elle a créées tendent à sortir du cadre de l'Etat national. D'où les guerres impérialistes d'une part, et l'utopie des Etats-Unis bourgeois d'Europe d'autre part. La révolution socialiste commence sur le terrain national, se développe sur l'arène internationale et s'achève sur l'arène mondiale. Ainsi la révolution socialiste devient permanente au sens nouveau et le plus large du terme: elle ne s'achève que dans le triomphe définitif de la nouvelle société sur toute notre planète.
11. Le schéma du développement de la révolution mondiale tracé plus haut élimine la question des pays "mûrs" ou "non mûrs" pour le socialisme, selon cette classification pédante et figée que le programme actuel de l'Internationale communiste a établie. Dans la mesure où le capitalisme a créé le marché mondial, la division mondiale du travail et les forces productives mondiales, il a préparé l'ensemble de l'économie mondiale à la reconstruction socialiste.
Les différents pays y arriveront avec des rythmes différents. Dans certaines circonstances, des pays arriérés peuvent arriver à la dictature du prolétariat plus rapidement que des pays avancés, mais ils parviendront au socialisme plus tard que ceux-ci.
Un pays colonial ou semi-colonial arriéré dont le prolétariat n'est pas suffisamment préparé pour grouper autour de lui la paysannerie et pour conquérir le pouvoir est de ce fait même incapable de mener à bien la révolution démocratique. Par contre, dans un pays où le prolétariat arrive au pouvoir à la suite d'une révolution démocratique, le sort ultérieur de la dictature et du socialisme dépendra moins, en fin de compte, des forces productives nationales que du développement de la révolution socialiste internationale.
12. La théorie du socialisme dans un seul pays, qui a germé sur le fumier de la réaction contre Octobre, est la seule théorie qui s'oppose d'une manière profonde et conséquente à la théorie de la révolution permanente.
La tentative faite par les épigones pour limiter, sous les coups de la critique, l'application de la théorie du socialisme dans un seul pays à la seule Russie, à cause de ses propriétés particulières (l'espace, les richesses naturelles), n'améliore rien, mais au contraire aggrave tout. La renonciation à une attitude internationale mène inévitablement au messianisme national, c'est-à-dire à la reconnaissance d'avantages et de particularités spécifiques, qui permettent à un pays de jouer un rôle auquel les autres ne sauraient s'élever.
La division mondiale du travail, la dépendance de l'industrie soviétique à l'égard de la technique étrangère, la dépendance des forces productives des pays avancés à l'égard des matières premières asiatiques, etc., rendent impossible la construction d'une société socialiste autonome, isolée dans n'importe quelle contrée du monde.
13. La théorie de Staline-Boukharine oppose non seulement d'une façon mécanique la révolution démocratique à la révolution socialiste, en dépit des expériences des révolutions russes, mais elle détache aussi la révolution nationale de la révolution internationale.
Elle place les révolutions des pays arriérés devant la tâche d'instaurer le régime irréalisable de la dictature démocratique, qu'elle oppose à la dictature du prolétariat. Ainsi, elle introduit en politique des illusions et des fictions, elle paralyse la lutte du prolétariat pour le pouvoir en Orient et elle freine la victoire des révolutions coloniales.
Du point de vue de la théorie des épigones, la conquête du pouvoir par le prolétariat constitue, à elle seule, l'accomplissement de la révolution (pour les "neuf dixièmes", selon la formule de Staline); elle inaugure l'époque des réformes nationales. La théorie de l'intégration du koulak dans le socialisme et la théorie de la "neutralisation" de la bourgeoisie mondiale sont, par conséquent, inséparables de la théorie du socialisme dans un seul pays. Elles tiennent et s'effondrent ensemble.
La théorie du socialisme national dégrade l'Internationale communiste, qu'elle emploie comme une arme auxiliaire utilisable dans la lutte contre une intervention armée. La politique actuelle de l'Internationale communiste, son régime et le choix de ses dirigeants correspondent parfaitement à sa déchéance et à sa transformation en troupe auxiliaire qui n'est pas destinée à résoudre des tâches qu'on lui propose d'une manière autonome.
14. Le programme de l'Internationale communiste, œuvre de Boukharine, est éclectique d'un bout à l'autre. C'est une tentative désespérée pour unir la théorie du socialisme dans un seul pays à l'internationalisme marxiste, qui est cependant inséparable du caractère permanent de la révolution mondiale. La lutte de l'opposition communiste de gauche pour une politique juste et un régime sain dans l'Internationale communiste est indissolublement liée à la lutte pour un programme marxiste. La question du programme est à son tour inséparable de celle des deux théories opposées: la théorie de la révolution permanente et la théorie du socialisme dans un seul pays. Le problème de la révolution permanente a depuis longtemps dépassé le cadre des divergences épisodiques entre Lénine et Trotsky, divergences qui, au surplus, ont été entièrement épuisées par l'histoire. Il s'agit de la lutte entre les idées fondamentales de Marx et de Lénine, d'une part, et l'éclectisme des centristes, d'autre part.
Constantinople, le 30 novembre 1929.
Epilogue[modifier le wikicode]
Comme on le sait, la crainte, ou l'appréhension, exprimée dans la conclusion du dernier chapitre s'est trouvée confirmée en quelques mois. La critique de la révolution permanente n'a servi à Radek que de moyen pour rompre avec l'opposition. Tout notre ouvrage témoigne, nous l'espérons, que le passage de Radek dans le camp stalinien n'est pas une surprise pour nous. Mais le reniement lui-même est plus ou moins vil. Faisant amende honorable, Radek réhabilite entièrement la politique de Staline en Chine. Cela signifie qu'il a dégringolé jusqu'au fond même de la trahison. Il ne me reste ici qu'à citer un passage de ma réponse à l'acte de pénitence de Radek, Preobrajensky et Smilga, qui constitue un véritable certificat de cynisme politique.
"Comme il sied à tous les faillis qui se respectent, le trio n'a pu, bien entendu, se réhabiliter qu'en utilisant la "révolution permanente". Le trio des capitulards se débarrasse de la défaite la plus tragique de l'opportunisme dans l'histoire récente -la Révolution chinoise- en prêtant le serment facile de n'avoir rien de commun avec la théorie de la révolution permanente.
"Radek et Smilga ont défendu obstinément, aussi bien avant qu'après le coup d'Etat de Tchang Kaï-chek, la soumission du parti communiste chinois au Kuomintang bourgeois. Preobrajensky, comme toujours, a bafouillé quelque chose d'incompréhensible. Chose curieuse: tous ceux qui, dans les rangs de l'opposition, ont défendu la subordination du parti communiste chinois au Kuomintang sont ensuite devenus des capitulards. Aucun des oppositionnels restés fidèles à leur drapeau ne s'est ainsi souillé. Une telle tâche est assurément honteuse. Trois quarts de siècle après la publication du Manifeste du parti communiste, un quart de siècle après la fondation du parti bolchevique, ces malheureux "marxistes" ont encore pu défendre la présence des communistes dans la cage du Kuomintang! En réponse à mes accusations, tout comme aujourd'hui dans sa lettre de pénitence, Radek parlait de "l'isolement" du prolétariat par rapport à la paysannerie, que ne manquerait pas de provoquer la sortie du parti communiste du Kuomintang bourgeois. Peu de temps auparavant, Radek nommait "paysan-ouvrier" le gouvernement de Canton et aidait Staline à cacher que le prolétariat chinois était devenu l'esclave de sa bourgeoisie. Et avec quoi couvrir tous ces agissements honteux et toutes les conséquences de cet aveuglement, de cette stupidité, de cette trahison du marxisme? Mais avec la révolution permanente, bien entendu!
"Radek qui, dès le mois de février 1928, cherchait des prétextes pour capituler, se rallia immédiatement à la résolution de la session plénière de février 1928 du comité exécutif de l'internationale communiste sur le problème chinois. Cette résolution déclarait que les trotskystes étaient des "liquidateurs" parce qu'ils donnaient aux défaites le nom de défaites et parce qu'ils se refusaient à considérer la contre-révolution victorieuse en Chine comme le plus haut stade de la Révolution chinoise. Cette résolution de février déclarait qu'il fallait s'orienter vers le soulèvement armé et les soviets. A tous ceux qui possèdent le moindre instinct et le moindre flair politiques, fondés sur l'expérience révolutionnaire, cette résolution apparut comme le modèle de l'aventurisme irresponsable et répugnant. Radek s'y rallia. Preobrajensky ne fut pas plus sage que Radek, mais il aborda autrement la question. La Révolution chinoise est déjà écrasée, écrivait-il, et pour longtemps. Une nouvelle révolution ne viendra pas de sitôt. La Chine valait-elle donc vraiment la peine que l'on rompît avec les centristes? Preobrajensky envoyait de longues missives sur ce thème. En les lisant, à Alma-Ata, j'ai éprouvé un sentiment de honte. Qu'ont-ils appris à l'école de Lénine, tous ces gens-là? me suis-je demandé des dizaines de fois. Les prémisses de Preobrajensky étaient diamétralement opposées à celles de Radek, mais les conclusions étaient les mêmes: tous deux désiraient ardemment que Iaroslavsky les accueille par l'intermédiaire de Menjinsky, dans une étreinte fraternelle, pour le bien de la révolution bien entendu. Ce ne sont pas des carriéristes: ce sont, tout simplement, des gens impuissants et idéologiquement ruinés.
"A la résolution aventuriste de la séance plénière de février déjà j'opposais la nécessité de mobiliser les ouvriers chinois sur les mots d'ordre démocratiques, y compris celui de l'Assemblée constituante chinoise. Mais le malheureux trio se déclarait ici ultra-gauchiste: cela ne coûtait rien et n'obligeait à rien. Les mots d'ordre démocratiques? En aucun cas! "C'est une erreur grossière de Trotsky." Il fallait des soviets chinois, et pas un pour cent de rabais.
"On pourrait difficilement s'imaginer quelque chose de plus absurde que cette prétendue position. Le mot d'ordre des soviets au cours d'une époque de réaction bourgeoise n'est qu'un son creux, un persiflage des soviets. Même à l'époque de la révolution, c'est-à-dire à l'époque de l'organisation directe des soviets, nous ne rejetions pas les mots d'ordre démocratiques. Nous ne l'avons fait que lorsque les soviets réels, après s'être emparé du pouvoir, entrèrent, aux yeux des masses, en lutte avec les institutions réelles de la démocratie. C'est cela que signifiait dans le langage de Lénine (et non dans celui du petit-bourgeois Staline et de ses perroquets): il ne faut pas sauter par-dessus l'étape démocratique dans le développement d'un pays.
"Sans le programme démocratique -Assemblée constituante, journée de huit heures, confiscation des terres, indépendance nationale de la Chine, droit du peuple à disposer de son sort, etc.,- le parti communiste chinois se trouve pieds et poings liés; il est obligé de céder passivement le terrain à la social-démocratie chinoise, qui peut, Staline, Radek et Cie aidant, supplanter le parti communiste.
"Résumons-nous:
"Tout en étant remorqué par l'opposition, Radek ne se rendait cependant pas compte de ce qui était primordial dans la Révolution chinoise, puisqu'il prêcha toujours la soumission du parti communiste au Kuomintang bourgeois. Il ne remarqua pas la contre-révolution chinoise et il soutint, après l'aventure de Canton, la nécessité d'un soulèvement armé. Maintenante il saute par-dessus les étapes de la contre-révolution et de la lutte pour la démocratie et se débarrasse des tâches de l'époque transitoire par l'idée extrêmement abstraite de soviets en dehors du temps et de l'espace. En revanche, Radek jure qu'il n'a rien de commun avec la révolution permanente. C'est réconfortant. C'est encourageant...
"La théorie anti-marxiste de Staline-Radek apporte une répétition modifiée, mais non améliorée, de l'aventure du Kuomintang pour la Chine, pour l'Inde et pour tous les pays d'Orient.
"Se fondant sur toute l'expérience des révolutions russes et chinoise, se fondant sur la doctrine de Marx et d'Engels repensée à la lumière de ces révolutions, l'opposition affirme:
"Une nouvelle révolution chinoise ne peut renverser le régime existant actuel et remettre le pouvoir aux masses populaires que sous la forme de la dictature du prolétariat;
"La dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie", opposée à la dictature du prolétariat qui conduit la paysannerie et réalise le programme de la démocratie, est une fiction, un mensonge ou pire que cela, c'est le régime de Kerensky ou du Kuomintang;
"Aucun régime révolutionnaire moyen, intermédiaire entre le régime de Kerensky ou de Tchang Kaï-chek et la dictature du prolétariat n'est possible, et celui qui défend cette formule abstraite trompe honteusement les ouvriers d'Orient et prépare de nouvelles catastrophes.
"L'opposition dit aux ouvriers d'Orient: les capitulards, réduits à zéro par les machinations à l'intérieur du parti, aident Staline à jeter la semence du centrisme, à vous aveugler, à vous boucher les oreilles et à mettre la confusion dans vos têtes. D'une part, on vous affaiblit face à la dictature bourgeoise directe, en vous défendant de mener la lutte pour la démocratie; de l'autre, on dessine devant vos yeux les perspectives d'une sorte de dictature non prolétarienne qui vous libérera, et on favorise de la sorte les transformations à venir du Kuomintang, c'est-à-dire les futures défaites de la révolution des ouvriers et des paysans.
"De pareils prêcheurs sont des traîtres. Ouvriers d'Orient, apprenez à ne pas les croire, apprenez à les mépriser, apprenez à les chasser de vos rangs!..."
- ↑ Radek m'est cher, mais la vrit m'est encore plus chre.
- ↑ Il est vrai qu'en 1909 Lnine cite mon Bilan et perspectives, dans son article polmique contre Martov. Mais on pourrait dmontrer sans difficult que Lnine prend ses citations de seconde main, c'est--dire chez le mme Martov. C'est la seule explication qu'on puisse donner certaines de ses objections qui, de toute vidence sont dues un malentendu. En 1919, les Editions de l'Etat sovitique publirent en brochure mon Bilan et Perspectives. A peu prs la mme poque se rapporte une note des uvres compltes de Lnine disant que la thorie de la rvolution permanente tait devenue particulirement significative " maintenant ", surtout aprs la rvolution d'Octobre. Lnine avait-il lu ou mme feuillet mon Bilan et perspectives en 1919 ? Je n'en sais rien. En ce temps-l je circulais beaucoup, je ne revenais Moscou qu'occasionnellement et, quand je rencontrais Lnine, l'poque n'tait gure favorable l'vocation des souvenirs d'ordre thorique ou fractionnel : la guerre civile battait son plein. Mais juste ce moment, A Ioff eut un entretien avec Lnine sur la thorie de la rvolution permanente. Il l'a rapport dans la lettre qu'il m'a crite avant sa mort. Peut-on interprter le tmoignage de Ioff dans le sens qu'en 1919 Lenine eut pour la premire fois connaissance de Bilan et perspectives et reconnut la justesse du pronostic historique que cet amide contenait ? Ici, je ne puis avancer que des conjectures psychologiques. Leur force probante dpend de la manire dont on estime le fond mme de la question discute. Les paroles de Ioff affirmant que Lnine avait reconnu la justesse de mon pronostic paratront incomprhensibles aux gens aliments par la margarine thorique de l'poque post-lninienne. Au contraire, celui qui suit l'volution relle de la pense de Lnine, lie au dveloppement de la rvolution, comprendra facilement qu'en 1919 Lnine devait formuler, ne pouvait pas ne pas formuler une nouvelle apprciation sur la thorie de la rvolution permanente, diffrente de celle donne plusieurs reprises, avant la rvolution d'Octobre, en passant, d'une manire fragmentaire et parfois mme contradictoire, en se fondant sur des citations isoles, sans jamais avoir examin l'ensemble de ma position. Lnine n'avait pas besoin d'opposer ma position la sienne pour arriver reconnatre, en 1919, Que mon pronostic tait juste. Il lui suffisait d'examiner les deux points de vue sous l'aspect de leur volution historique. Il est inutile de souligner ici que le contenu concret dont Lnine remplissait chaque fois sa formule de la " dictature dmocratique " - et qui dcoulait plutt de l'analyse des changements rels dans les rapports entre les classes que de cette hypothtique formule elle-mme -, ce contenu tactique et d'organisation est entr pour toujours dans l'histoire comme un exemple classique du ralisme rvolutionnaire. Dans presque tous les cas, tout au moins dans les plus importants, o je me suis oppos Lnine au point de vue tactique ou d'organisation, c'est lui qui avait raison. C'est pour cela que je ne trouvais pas ncessaire d'intervenir en faveur de mon ancien pronostic historique tant que l'affaire semblait ne concerner que l'vocation de souvenirs historiques. Mais je me suis vu forc de revenir sur cette question quand la critique des pigones de la thorie de la rvolution permanente devint non seulement la source de la raction thorique dans toute l'Internationale, mais aussi une arme pour le sabotage direct de la Rvolution chinoise (L. T)
- ↑ Le compte rendu dtaill de cette sance a t supprim du livre consacr l'anniversaire de la rvolution. (L. T.)
- ↑ Je me souviens d'avoir interrompu Boukharine, qui citait la VIIIme runion plnire du comit excutif de l'Internationale communiste les mmes passages que ceux rapports aujourd'hui par Radek : " Mais on peut trouver chez Lnine des citations exactement contraires. " Aprs une courte hsitation, Boukharine rpondit : " Je le sais, je le sais, mais je prends ce qui me convient et non ce qui vous convient. " Telle est la prsence d'esprit de ce thoricien. (L. T.)
- ↑ Les " travaillistes " (troudoviki), les reprsentants des paysans dans les quatre doumas, oscillrent toujours entre les libraux (cadets) et les social-dmocrates.
- ↑ Cette citation, ainsi quo des centaines d'autres, tmoignent, soit dit en passant, que j'avais la notion de l'existence de la paysannerie et de l'importance du problme agraire la veille de la rvolution de 1905, c'est--dire bien avant que Maslov, Thalheimer, Remmele, Cachin, Monmousseau, Bela Kun, Pepper, Kuussinen et autres sociologues marxistes ne commencent m'expliquer l'importance de la paysannerie (L. T.)
- ↑ A la confrence de 1909, Lnine proposa la formule : "Le proltariat qui conduit derrire lui la paysannerie ", mais il finit par se rallier la formule des social-dmocrates polonais, qui obtint la confrence la majorit contre les mencheviks. (L. T.)
- ↑ Les critiques retardataires de la révolution permanente sont-ils d'accord avec cela ? Sont-ils prêts à étendre cette vérité aux pays d'Orient, à la Chine, à l'Inde, etc. ? Oui ou non ? (L. T.)
- ↑ Membres des institutions provinciales, cadets pour la plupart.
- ↑ Yakovlev était alors commissaire du peuple à l'agriculture.
- ↑ Extrait du compte rendu de la séance du bureau d'organisation du comité central du 22 mai 1921: "...Charge le camarade Yakovlev..., sous la direction du camarade Trotsky, de composer un manuel d'étude sur l'histoire de la révolution d'Octobre." (L.T.)
- ↑ Tan Pin-san était le ministre communiste qui défendait en Chine la politique de Staline et de Boukharine.
- ↑ Parti socialiste polonais.