Littérature et Révolution

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Introduction[modifier le wikicode]

A Christian Georgevitch RAKOVSKI.

Au combattant, à l'homme, à l'ami, je dédie ce livre.

La situation de l'art peut être définie par les considérations générales suivantes.

Si le prolétariat russe, après la prise du pouvoir, n'avait pas créé sa propre armée, l'Etat ouvrier aurait cessé de vivre il y a longtemps, et nous ne penserions pas maintenant aux problèmes économiques, encore moins aux problèmes de la culture et de l'esprit.

Si la dictature du prolétariat se montrait incapable, au cours des prochaines années, d'organiser l'économie et d'assurer à la population, ne serait-ce qu'un minimum vital de biens matériels, le régime prolétarien serait alors véritablement condamné à disparaître. L'économie est à présent le problème des problèmes.

Cependant, même si les problèmes élémentaires de la nourriture, du vêtement, de l'abri et aussi de l'éducation primaire étaient résolus, cela ne signifierait encore en aucune façon la victoire totale du nouveau principe historique, c'est-à-dire du socialisme. Seuls un progrès de la pensée scientifique sur une échelle nationale et le développement d'un art nouveau signifieraient que la semence historique n'a pas seulement grandi pour donner une plante, mais a aussi fleuri. En ce sens, le développement de l'art est le test le plus élevé de la vitalité et de la signification de toute époque.

La culture vit de la sève de l'économie, mais il faut plus que le strict nécessaire pour que la culture puisse naître, se développer et devenir raffinée. Notre bourgeoisie s'est asservi la littérature très rapidement à l'époque où elle se fortifiait et s'enrichissait. Le prolétariat sera capable de préparer la formation d'une culture et d'une littérature nouvelles, c'est-à-dire socialistes, non par des méthodes de laboratoire, sur la base de notre pauvreté, de notre besoin, de notre ignorance d'aujourd'hui, mais à partir de vastes moyens sociaux, économiques et culturels. L'art a besoin de bien-être, d'abondance même. Les journées doivent être plus chaudes, les roues tourner plus rapidement, les navettes courir plus vite, les écoles travailler mieux.

Notre vieille littérature et notre vieille culture russes étaient l'expression de la noblesse et de la bureaucratie, et reposaient sur le paysan. Le noble imbu de lui-même, tout comme le noble " repenti " mirent leur sceau sur la période la plus importante de la littérature russe. Plus tard apparut l'intellectuel roturier, appuyé sur le paysan et le bourgeois, et lui aussi écrivit son chapitre dans l'histoire de la littérature russe. Après être passé par la période d'extrême simplification des vieux narodniki[1], cet intellectuel roturier se modernisa, se différencia et s'individualisa, au sens bourgeois du terme. Tel fut le rôle historique de l'école décadente et du symbolisme. Dès le début du siècle, tout particulièrement après 1907-1908, la transformation bourgeoise de l'intelligentsia et de la littérature s'effectua à toute vitesse. La guerre mit patriotiquement fin à ce processus.

La Révolution renversa la bourgeoisie, et ce fait décisif fit irruption dans la littérature. La littérature qui s'était formée autour d'un axe bourgeois n'est plus. Tout ce qui est resté plus ou moins viable dans le domaine de la culture, et cela est particulièrement vrai de la littérature, s'efforça et s'efforce encore de trouver une nouvelle orientation. Du fait que la bourgeoisie n'existe plus, l'axe ne peut être que le peuple sans la bourgeoisie. Mais qu'est-ce que le peuple ? Tout d'abord la paysannerie et, dans une certaine mesure, les petits bourgeois des villes, ensuite les ouvriers qui ne peuvent être séparés du protoplasme populaire de la paysannerie. C'est cela qu'exprime la tendance fondamentale de tous les " compagnons de route "[2] de la Révolution. C'est cela qu'on trouve dans la pensée de feu Blok. De même chez Pilniak, les " Frères Sérapion ", les " Imaginistes " qui sont encore bien vivants. De même encore chez quelques-uns des futuristes (Khlebnikov, Krouchenikh et W. Kamensky). La base paysanne de notre culture, ou plutôt de notre manque de culture, manifeste indirectement toute sa force passive.

Notre Révolution est l'expression du paysan devenu prolétaire qui cependant s'appuie sur le paysan et lui montre la voie à suivre. Notre art est l'expression de l'intellectuel qui hésite entre le paysan et le prolétaire. Il est organiquement incapable de se fondre avec l'un ou l'autre, mais il gravite davantage vers le paysan. En raison de sa position intermédiaire et de ses liaisons, il ne peut pas devenir un moujik, mais il peut changer le moujik. Cependant, il ne peut y avoir de révolution sans la direction de l'ouvrier. Cette contradiction est la source de la difficulté fondamentale à traiter le sujet. On peut affirmer que les poètes et les écrivains de ces années extrêmement critiques diffèrent entre eux par la manière dont ils sortent de cette contradiction, et par la manière dont ils remplissent les vides, l'un par le mysticisme, l'autre par le romantisme, un troisième par un éloignement prudent, et un quatrième par un cri assourdissant. Indépendamment de la variété des méthodes employées pour surmonter la contradiction, l'essence de celle-ci reste une. Elle consiste dans la séparation créée par la société bourgeoise entre le travail intellectuel, y compris l'art, et le travail physique. La révolution, elle, est l'œuvre d'hommes faisant un travail physique. Un des buts ultimes de la révolution est de surmonter complètement la séparation de ces deux sortes d'activité. En ce sens, comme en tous les autres sens, la création d'un art nouveau est une tâche qui s'accomplit entièrement suivant les lignes de la tâche fondamentale, celle de la construction d'une culture socialiste.

Il est ridicule, absurde, et même stupide au plus haut point, de prétendre que l'art restera indifférent aux convulsions de notre époque. Les événements sont préparés par les hommes, ils sont faits par les hommes, ils réagissent sur les hommes et les changent. L'art, directement ou indirectement, reflète la vie des hommes qui font ou vivent les événements. C'est vrai pour tous les arts, du plus monumental au plus intime. Si la nature, l'amour ou l'amitié n'étaient plus liés à l'esprit social d'une époque, la poésie lyrique aurait depuis longtemps cessé d'exister. Un bouleversement profond dans l'histoire, c'est-à-dire un réalignement des classes dans la société, ébranle l'individualité, situe la perception des thèmes fondamentaux de la poésie lyrique sous un angle nouveau et sauve ainsi l'art d'une éternelle répétition.

Mais " l'esprit " d'une époque ne travaille-t-il pas de façon invisible et indépendamment de la volonté subjective ? Certes, en dernière analyse, cet esprit se reflète chez tous chez ceux qui l'acceptent et l'incarnent aussi bien que chez ceux qui luttent désespérément contre lui ou qui s'efforcent de se dérober à lui, mais ceux qui détournent la tête dépérissent peu à peu, ceux qui résistent sont tout au plus capables de ranimer telle ou telle flamme archaïque, alors que l'art nouveau, posant de nouveaux jalons et élargissant le lit de la création artistique, pourra être créé par ceux-là seuls qui font corps avec leur époque. Si l'on traçait une courbe allant de l'art actuel à l'art socialiste de l'avenir, on pourrait dire que nous avons à peine dépassé aujourd'hui le stade de la préparation de cette préparation même.

Voici une brève esquisse des groupes de la littérature russe d'aujourd'hui.

La littérature qui se trouve hors de la révolution, depuis les feuilletonistes du journal de Souvorine jusqu'aux plus sublimes lyriques de la Vallée de Larmes de l'aristocratie, est mourante, tout comme les classes qu'elle a servies. Généalogiquement, en ce qui concerne la forme, elle représente l'achèvement de la ligne aînée de notre vieille littérature qui avait commencé comme littérature de la noblesse et fini comme littérature purement bourgeoise.

La littérature " moujik " soviétique, qui chante le paysan, peut, d'une manière moins claire, découvrir son origine, du point de vue de la forme, dans les tendances slavophiles et populistes de l'ancienne littérature. Il est évident que les écrivains qui chantent le moujik ne procèdent pas directement du moujik. Ils n'existeraient pas sans la littérature antérieure de la noblesse et de la bourgeoisie, littérature dont ils représentent la ligne cadette. A présent, ils sont tous en train de chercher à se mettre davantage à l'unisson de la nouvelle société.

Le futurisme constitue lui aussi, sans aucun doute, un rejeton de la vieille littérature. Mais le futurisme russe n'avait pas atteint son développement complet dans le cadre de la vieille littérature et n'avait pas subi l'adaptation bourgeoise qui lui aurait valu d'être officiellement reconnu. Quand éclata la guerre puis la révolution, le futurisme était encore bohème, comme toute nouvelle école littéraire dans les villes capitalistes. Sous l'impulsion des événements, le futurisme se coula dans les canaux nouveaux de la révolution. Par la nature même des choses, un art révolutionnaire ne pouvait en procéder. Mais tout en restant, à certains égards, un rejeton révolutionnaire bohème de l'art ancien, le futurisme contribue à un degré plus grand, plus directement et plus activement que toutes les autres tendances, à la formation de l'art nouveau.

Aussi significatives que puissent être en général les œuvres de certains poètes prolétariens, leur soi-disant " art prolétarien " ne fait que traverser une période d'apprentissage. Il sème largement les éléments de la culture artistique, il aide la classe nouvelle à assimiler les œuvres anciennes, quoique trop en surface. En ce sens, c'est un des courants qui conduit à l'art socialiste de l'avenir.

Il est fondamentalement faux d'opposer la culture bourgeoise et l'art bourgeois à la culture prolétarienne à l'art prolétarien. Ces derniers n'existeront en fait jamais, parce que le régime prolétarien est temporaire et transitoire. La signification historique et la grandeur morale de la révolution prolétarienne résident dans le fait que celle-ci pose les fondations d'une culture qui ne sera pas une culture de classe mais la première culture vraiment humaine.

Notre politique en art, pendant la période de transition, peut et doit être d'aider les différents groupes et écoles artistiques venus de la révolution à saisir correctement le sens historique de l'époque, et, après les avoir placés devant le critère catégorique : pour ou contre la révolution, de leur accorder une liberté totale d'autodétermination dans le domaine de l'art.

Pour le moment, la révolution ne se reflète dans l'art que de manière partielle, quand l'artiste cesse de la regarder comme une catastrophe extérieure, et dans la mesure où la confrérie des artistes et poètes, anciens et nouveaux, devient une partie du tissu vivant de la révolution, apprend à voir celle-ci non du dehors mais de l'intérieur.

Le tourbillon social ne s'apaisera pas de sitôt. Nous avons devant nous des décennies de lutte en Europe et en Amérique. Non seulement les hommes et les femmes de notre génération, mais aussi ceux de la génération à venir seront les participants, les héros et les victimes de cette lutte. L'art de notre époque sera entièrement placé sous le signe de la révolution.

Cet art a besoin d'une nouvelle conscience. Il est par-dessus tout incompatible avec le mysticisme, que celui-ci soit franc ou qu'il se déguise en romantisme, la révolution ayant pour point de départ l'idée centrale que l'homme collectif doit devenir le seul maître, et que les limites de sa puissance sont seulement déterminées par sa connaissance des forces naturelles et sa capacité de les utiliser. Cet art nouveau est incompatible avec le pessimisme, avec le scepticisme, avec toutes les autres formes d'affaissement spirituel. Il est réaliste, actif, collectiviste de façon vitale, et empli d'une confiance illimitée en l'avenir.

29 juillet 1924.

Léon TROTSKI.

Chapitre I. L'art antérieur à la révolution[modifier le wikicode]

La Révolution bolchevique d'Octobre 1917 ne renversa pas seulement le gouvernement de Kerensky, mais tout le régime social fondé sur la propriété bourgeoise. Ce régime avait sa culture et sa littérature officielles ; son effondrement ne pouvait qu'entraîner celui de la littérature d'avant Octobre.

Le rossignol de la poésie, tout comme l'oiseau de la sagesse, la chouette, ne se fait entendre qu'après le coucher du soleil. Le jour, on agit, on s'affaire, mais au crépuscule le sentiment et la raison viennent faire le bilan de ce qui a été accompli. Les idéalistes, y compris leurs épigones plutôt sourds et quelque peu aveugles – les subjectivistes russes – estimaient que le monde était mû par l'idée, par la pensée critique, autrement dit que l'intelligentsia dirigeait le progrès. En fait, tout au long de l'histoire, l'esprit n'a fait que clopiner derrière le réel, et il est inutile de démontrer, après l'expérience de la Révolution russe, la stupidité rétrograde de l'intelligentsia professionnelle. On peut aussi voir clairement les effets de cette loi dans le domaine de l'art. L'identification traditionnelle du poète au prophète est acceptable seulement en ce sens que le poète est à peu près aussi lent que le prophète à refléter son époque. S'il y a eu des prophètes et des poètes " en avance sur leur temps ", cela signifie seulement qu'ils ont su exprimer certaines exigences de l'évolution sociale avec un peu moins de retard que leurs congénères.

Pour que le premier frisson de l'éveil d'un " pressentiment " révolutionnaire passe dans la littérature russe de la fin du siècle dernier et du début de ce siècle, il a fallu qu'au cours des décennies précédentes, l'histoire produise les plus profonds changements dans la structure économique du pays, dans la répartition des groupes sociaux et dans les sentiments des masses populaires. Pour que les individualistes, les mystiques et autres épileptiques arrivent à occuper l'avant-scène littéraire, il a fallu que la Révolution de 1905 soit brisée par ses contradictions internes, qu'en décembre Dournovo écrase les ouvriers, et que Stolypine dissolve deux Doumas et en crée une troisième. La Sirène du paradis chante après le coucher du soleil, juste au moment où s'envole l'oiseau-prophète, la chouette. Entre les deux révolutions (1907-1917), toute une génération de l'intelligentsia russe fut formée (ou plutôt déformée) dans le climat d'une tentative de conciliation sociale entre la monarchie, la noblesse et la bourgeoisie. Être socialement conditionné, cela ne signifie pas forcément être consciemment intéressé. Mais l'intelligentsia et la classe dominante qui l'entretient sont des vases communicants : la loi d'égalité des niveaux leur est applicable. Le vieux radicalisme et le vieil esprit de révolte intellectuels qui, au cours de la guerre russo-japonaise, avaient trouvé leur expression dans l'état d'esprit totalement défaitiste de l'intelligentsia, disparurent rapidement sous l'étoile du 3 juin[3]. Empruntant le vernis poétique et métaphysique de presque tous les siècles et tous les pays, et appelant à l'aide les pères de l'Église, l'intelligentsia " s'autodétermina " de plus en plus ouvertement pour proclamer sa propre valeur indépendamment du "peuple". Les formes tapageuses qu'elle donna à ce processus naturel d'embourgeoisement furent en quelque sorte une vengeance pour les chagrins que lui avait causés le peuple en 1905, par son entêtement et son manque de respect. Le fait, par exemple, que Léonid Andréiev – la figure artistique la plus bruyante, sinon la plus profonde, d'entre les deux révolutions – termina sa trajectoire dans l'organe réactionnaire de Protopopov et Amphiteatrov constitue à sa façon une indication symbolique des sources sociales du symbolisme d'Andréiev. Ici, le conditionnement social touche à l'intérêt non déguisé. Sous l'épiderme de l'individualisme le plus recherché, de patientes quêtes mystiques, d'un spleen universel de bonne compagnie, on a vu se déposer la graisse de l'esprit conciliateur bourgeois, et cela s'est fait sentir immédiatement dans les vers patriotiques extrêmement vulgaires qui parurent lorsque le développement " organique " du régime du 3 juin fut bouleversé par la catastrophe de l'universelle empoignade.

L'épreuve de la guerre, cependant, dépassa les forces non seulement de la poésie du 3 juin, mais aussi de sa base sociale : l'effondrement militaire du régime brisa les reins de la génération intellectuelle d'entre les deux révolutions. Léonid Andréiev, sentant se dérober sous lui la motte de terre sur laquelle reposait le dôme de sa gloire et qui semblait si solide, se mit à gesticuler en glapissant, en râlant, l'écume aux lèvres, essayant de défendre, de sauver quelque chose.

Malgré la leçon de 1905, l'intelligentsia caressait encore l'espoir de rétablir son hégémonie politique et spirituelle sur les masses. La guerre l'avait fortifiée dans cette illusion, la nouvelle conscience religieuse, rachitique dès sa naissance, ne pouvant fournir, pas plus que le symbolisme nébuleux, le ciment psychologique de l'idéologie patriotique. La Révolution démocratique de février 1917, qui naquit de la guerre et qui la termina, donna l'impulsion la plus grande, mais pour un bref moment, à un renouveau de l'idée du messianisme de l'intelligentsia. La Révolution de février fut sa dernière flambée historique. Le brandon fumant sentait déjà le kerenskysme.

Puis vint Octobre, jalon plus significatif que le règne de l'intelligentsia et qui marqua en même temps la défaite définitive de celle-ci. Toutefois, bien que vaincue et piétinée pour ses péchés passés, sa défunte gloire la faisait délirer à haute voix. Dans sa conscience le monde était sens dessus dessous. Elle était le représentant-né du peuple. Dans ses mains se trouvait la pharmacopée de l'histoire. Les bolchéviks opéraient avec l'opium des Chinois et les bottes des Lettons. Ils ne pourraient pas durer longtemps contre le peuple.

Les toasts de Nouvel an des intellectuels émigrés avaient pour thème : " L'an prochain à Moscou. " Vicieuse stupidité ! Cafouillage ! Il devint vite évident que s'il était en effet impossible de gouverner contre la volonté du peuple, il n'était nullement impossible de gouverner contre les intellectuels émigrés, et même de gouverner avec succès, quoi qu'en pensât un émigré.

La vague pré-révolutionnaire au début du siècle, la Révolution battue de 1905, l'équilibre strict mais instable de la contre-révolution, l'éruption de la guerre, le prologue de février 1917, le drame d'Octobre, tout cela frappa l'intelligentsia lourdement et sans cesse comme avec un bélier. Pas le temps d'assimiler les faits, de les recréer en images, et de trouver l'expression verbale de ces images ! Certes nous avons les Douze de Blok, et plusieurs œuvres de Maïakovsky. C'est quelque chose, un dépôt modeste mais non un paiement au compte de l'histoire, pas même un commencement de paiement. L'art s'est révélé impuissant, comme toujours au début d'une grande époque. Les poètes, qui n'avaient pas été appelés au sacrifice divin, se révélèrent, comme on pouvait s'y attendre, les plus insignifiants de tous les enfants insignifiants de la terre[4]. Les symbolistes, les parnassiens, les acméistes, qui avaient plané au-dessus des passions et des intérêts sociaux, comme dans les nuages, se retrouvèrent à Ekaterinodar avec les Blancs, ou dans l'état-major du maréchal Pilsudsky. Inspirés par une puissante passion wrangelienne, ils nous anathémisaient en vers et en prose.

Les plus sensibles et, dans une certaine mesure, les plus prudents, se taisaient. Dans un récit intéressant, Mariette Chaguinian raconte comment, pendant les premiers mois de la Révolution, elle enseigna le tissage dans la région du Don. Elle n'eut pas seulement à quitter sa table de travail pour le métier à tisser, elle dut aussi se quitter elle-même pour se perdre complètement. D'autres plongèrent dans le " Proletkult ", dans le " Politprosviet "[5], ou travaillèrent dans les musées et traversèrent de cette façon les événements les plus terribles et les plus tragiques que le monde ait jamais vécus. Les années de la Révolution devinrent les années d'un silence presque complet de la poésie. Ce n'était pas tout à fait à cause du manque de papier. Si l'on ne pouvait être imprimé alors, on pourrait l'être maintenant. Il n'était pas inévitable que la poésie fût favorable à la Révolution, elle aurait pu être contre elle. Nous connaissons la littérature des émigrés. C'est un zéro absolu. Mais notre propre littérature, elle non plus, ne nous a rien donné qui soit adéquat à l'époque.

Après Octobre, les hommes de lettres voulurent prétendre que rien de particulier n'avait eu lieu et que cette période en général ne les concernait pas. Mais il advint qu'Octobre commença à se manifester en littérature, à légiférer à son sujet et à vouloir la régir, à la fois d'un point de vue administratif et dans un sens plus profond. Une importante partie des hommes de la vieille littérature se trouva – non de façon fortuite – hors des frontières, et il advint ainsi qu'ils firent faillite, littérairement parlant. Bounine existe-t-il ? On ne peut pas dire que Merejkovsky ait cessé d'exister puisqu'il n'a jamais existé. Et Kouprine, et Balmont et même Tchirikov ? Et la revue Jar Ptitza[6] ou les recueils Spolokhi[7] ? Et d'autres éditions dont la principale caractéristique littéraire réside dans la préservation de l'orthographe ancienne ? Tous, sans exception, comme dans le récit de Tchékhov, gribouillent le livre des réclamations de la gare de Berlin. Il passera du temps avant que le train pour Moscou soit prêt ; en attendant, les voyageurs expriment leurs émotions. Dans les recueils provinciaux Spolokhi, les belles lettres sont représentées par Nemirovitch-Dantchenko, Amphiteatrov, Tchirikov, Pervoukhine et autres nobles cadavres, à supposer qu'ils aient jamais existé. Alexis Tolstoï montre quelques signes de vie, pas très visibles à vrai dire, mais qui suffisent à l'exclure du cercle enchanté des sauveurs de l'orthographe ancienne et de cette clique de tambours en retraite.

Ne voilà-t-il pas une petite leçon pratique de sociologie sur le thème : il est impossible de tromper l'histoire ?

Abordons le sujet de la violence. La terre a été prise, les usines, les dépôts bancaires ; les coffres furent ouverts ; mais qu'est-il advenu des talents et des idées ? Ces valeurs impondérables n'ont-elles pas été exportées en telle quantité qu'on pouvait s'inquiéter du sort de la " culture russe", comme le fit notamment son aimable psalmiste, Maxime Gorki ? Pourquoi rien n'est-il sorti de tout cela ? Pourquoi les émigrés ne peuvent-ils montrer un nom ou un livre de quelque valeur ? Parce que l'on ne peut pas piper l'histoire ou la vraie culture (qui n'est pas celle du psalmiste). Octobre est entré dans les destinées du peuple russe comme un événement décisif, donnant à toute chose une signification et une valeur propres. Le passé a aussitôt reculé, fané et languissant, et l'art ne peut revivre que du point de vue d'Octobre. Qui se tient hors de la perspective d'Octobre se trouve complètement et désespérément réduit à néant, et c'est pourquoi les pédants et les poètes qui ne sont "pas d'accord avec ceci" ou que "cela ne concerne point" sont des zéros. Ils n'ont simplement rien à dire. Pour cette seule raison, non pour une autre, la littérature des émigrés n'existe pas. Et ce qui n'est pas ne peut être jugé.

Dans cette désintégration cadavérique de l'émigration se développe un certain type de cynique léché. Il a dans le sang tous les courants, toutes les tendances, comme une mauvaise maladie qui l'immunise contre toute infection par les idées. Voyez le désinvolte Vetlougine. Peut-être quelqu'un sait-il d'où il vient, mais c'est secondaire. Ses petits livres, la Troisième Russie, Héros, certifient que l'auteur a lu, vu et entendu, et qu'il sait manier la plume. Il commence le premier de ses livres par une sorte d'élégie aux plus subtiles âmes perdues de l'intelligentsia, et finit par une ode aux trafiquants du marché noir. Ce trafiquant, paraît-il, deviendra le maître de cette " troisième Russie " qui monte : Russie réelle, sincère, défendant la propriété privée, riche et impitoyable dans son avidité. Vetlougine, qui fut du côté des Blancs et les rejeta quand ils furent battus, présente opportunément sa candidature en tant qu'idéologue de cette Russie des trafiquants. Il connaît bien sa vocation. Mais qu'en est-il de la " Troisième Russie " ? De quelque façon que vous battiez le jeu, la fausse carte du tricheur, hélas, jaillit mystérieusement. L'acuité du style n'y fait rien. Son premier livre fut écrit à peu près au moment du soulèvement de Kronstadt contre les Soviets (1921), et Vetlougine se disait que c'en était fini de la Russie soviétique. Au bout de quelques mois, le fait escompté ne s'étant pas produit, Vetlougine, si nous ne nous abusons, s'est retrouvé dans le groupe " Changement de direction "[8]. Mais c'est la même chose il est radicalement protégé contre tout retour en arrière. Ajoutons que Vetlougine a également écrit un roman de pacotille au titre suggestif, Mémoires d'une Canaille. Des canailles, il n'en manque pas, mais Vetlougine est la plus brillante de toutes. Elles mentent même de façon désintéressée, ne sachant plus distinguer la vérité du mensonge. Peut-être sont-ce là les vrais rebuts de la " seconde " Russie, qui attend la " Troisième ".

Sur un plan plus relevé, mais plus terne, se tient Aldanov. Ce serait plutôt un K. D.[9], c'est-à-dire un Pharisien. Aldanov appartient à ces sages qui font dans le scepticisme élevé (pas de cynisme, oh non !). Rejetant le progrès, ils sont prêts à accepter la théorie puérile des cycles historiques de Vico, personne, en général, n'étant plus superstitieux que les sceptiques. Les Aldanov ne sont pas des mystiques au plein sens du terme. Ils n'ont pas leur propre mythologie positive ; le scepticisme politique leur donne seulement un prétexte pour regarder tout phénomène politique du point de vue de l'éternité. Cela leur donne un style spécial, avec un zézaiement très aristocratique.

Les Aldanov prennent assez au sérieux leur grande supériorité sur les révolutionnaires en général et sur les communistes en particulier. Il leur semble que nous ne comprenons pas ce qu'ils comprennent. Pour eux la Révolution est venue de ce que les intellectuels ne sont pas tous passés par cette école du scepticisme politique et de style littéraire qui forme le capital spirituel des Aldanov.

Dans leurs loisirs d'émigrés, ils dénombrent les contradictions qui émaillent les discours et les déclarations des dirigeants soviétiques (pourquoi n'y en aurait-il pas ?), les phrases mal construites des éditoriaux de la Pravda (il faut reconnaître qu'il y en a pas mal), et, au bout du compte, le mot stupidité (la nôtre) contraste avec celui de sagesse (la leur) dans les pages qu'ils écrivent. Ils ont été aveugles à la marche de l'histoire, ils n'ont rien prévu, ils ont perdu leur pouvoir et avec lui leur capital, mais tout s'explique par d'autres raisons, notamment entre nous[10] par la vulgarité du peuple russe. Les Aldanov se considèrent avant tout comme des stylistes, parce qu'ils ont dépassé les phrases embrouillées de Milioukov et l'arrogante phraséologie avocassière de son associé Hessen. Leur style, tout au plus timide, sans accent ni caractère, convient admirablement à l'usage littéraire de gens qui n'ont rien à dire. Leur façon suffisante de parler, dépourvue de contenu, la mondanité de leur esprit et de leur stylo…, ignorées de notre vieille intelligentsia, fleurissaient déjà dans la période d'entre les révolutions (1907-1917). Mais ils ont encore appris en Europe et ils écrivent de petits livres, ils sont ironiques, ils se souviennent, ils bâillent un peu mais, par politesse, étouffent leurs bâillements. Ils citent en diverses langues, font des prédictions sceptiques qu'ils contredisent aussitôt. Cela paraît tout d'abord amusant, puis ennuyeux et, à la fin, dégoûtant. Quel charlatanisme de phrases impudentes, quel dévergondage livresque, quelle servilité intellectuelle !

Toutes les humeurs des Vetlougine, Aldanov et autres se trouvent exprimées au mieux dans l'aimable poème d'un certain Don Aminado, qui vit à Paris :

Et qui peut garantir que l'idéal soit vrai ?

Que l'humanité s'en trouvera mieux ?

Où est la mesure des choses ? En avant, général !

Dix ans de plus ! c'est assez pour moi et vous.

Comme on le voit, l'Espagnol n'est pas fier. En avant, général ! Les généraux (et même les amiraux) marchèrent. Le malheur, c'est qu'ils ne sont jamais arrivés.

De ce côté-ci de la frontière, bon nombre d'écrivains d'avant Octobre sont demeurés semblables à ceux de l'autre côté ; ce sont les émigrés intérieurs de la Révolution. " Avant Octobre ", cette expression semblera au futur historien de la culture tout aussi significative que le mot médiéval l'est pour nous par contraste avec l'âge moderne. Octobre ressembla vraiment, pour ceux qui en majorité adhéraient par principe à la culture antérieure, à une invasion des Huns. Il fallait les fuir dans les catacombes avec les prétendues " torches de la science et de la foi ". Mais ceux qui ont fui comme ceux qui se tiennent à l'écart n'ont pas prononcé un mot nouveau. Il est vrai que la littérature d'avant Octobre ou en marge d'Octobre, en Russie même, a plus de signification que celle des émigrés. Toutefois, elle aussi ne fait que survivre, frappée d'impuissance.

Combien de recueils de poèmes ont paru ! Certains ornés de noms qui sonnent bien ! Ils ont de petites pages avec des lignes courtes, dont aucune n'est mauvaise. Elles sont enchaînées en poèmes dans lesquels il y a vraiment un peu d'art, et même l'écho d'un sentiment autrefois éprouvé. Mais, pris ensemble, ces livres sont tout aussi superflus pour l'homme moderne d'après Octobre qu'un chapelet pour un soldat sur le champ de bataille. La perle de cette littérature de renonciation, de cette littérature de pensées et sentiments mis au rebut, est le gros recueil bien pensant Streletz dans lequel les poèmes, articles et lettres de Sologoub, Rozanov, Belenson, Kouzmine, Hollerbakh et autres, sont imprimés à trois cents exemplaires numérotés. Un roman sur la vie à Rome, des lettres sur le culte érotique du bœuf Apis, un article sur Sainte Sophie – la terrestre et la céleste ! Trois cents copies numérotées... quel crève-cœur, quelle désolation !

Et bientôt vous serez poussés vers la vieille étable avec un gourdin, ô peuple irrespectueux des choses saintes (Zinaïda Hippius[11], Derniers poèmes, 1914-1918).

Bien sûr, ce n'est pas de la poésie, mais quel talent de journaliste ! A quelle inimitable tranche de vie aboutit cet effort de la poétesse décadente pour manier un gourdin (en vers !). Quand Zinaïda Hippius menace le peuple du fouet " pour l'éternité ", elle exagère, évidemment, mais elle veut faire comprendre que ses malédictions bouleverseront les cœurs à travers les âges. Dans cette exagération, tout à fait excusable en raison des circonstances, on peut voir clairement la nature de l'auteur. Hier encore elle était une dame de Pétrograd, languissante, riche de talents, libérale, moderne. Tout à coup, cette dame si pleine de ses propres raffinements découvre la noire ingratitude de la foule " en souliers ferrés " et, offensée dans son saint des saints, elle transforme sa rage impuissante en un cri strident de femme (toujours en vers). Vraiment si son cri ne bouleverse pas les cœurs, il suscitera l'intérêt. Dans cent ans, l'historien de la Révolution russe soulignera peut-être comment un soulier ferré, écrasant le petit orteil lyrique d'une dame de Pétrograd, révéla la vraie sorcière possédante sous le masque chrétien décadent, mystique et érotique. Et Zinaïda Hippius, la vraie sorcière, fait des poèmes supérieurs à ceux des autres, plus achevés, mais plus " neutres ", c'est-à-dire morts.

Quand vous trouvez parmi tant de pamphlets et de petits livres "neutres" la Maison des Miracles d'Irène Odoevtzeva, vous pouvez presque faire la paix avec le faux romantisme modernisé des salamandres, des chevaliers, des chauves-souris, de la lune mourante, en faveur de deux ou trois récits de la cruelle vie des Soviets. Voici une ballade sur un Izvostchik (cocher) que le commissaire Zon pousse à la mort ainsi que son cheval ; voici l'histoire d'un soldat qui vendit du sel mêlé à du verre pilé, enfin une ballade sur la façon dont les conduites d'eau sont polluées à Pétrograd. Les sujets sont à petite échelle et devraient beaucoup plaire au cousin Georges comme à la tante Anna. Malgré cela, ils livrent un petit reflet de la vie, ce ne sont pas seulement les échos tardifs de mélodies chantées il y a longtemps et enregistrées dans les anthologies. Pour un moment nous sommes prêts à nous joindre au cousin Georges. Ce sont des poèmes très très gentils. Allez-y, Mademoiselle !

Ne parlons pas seulement des " vieux " qui ont survécu à Octobre. II existe aussi, en marge d'Octobre, un groupe de jeunes littérateurs et poètes. Je ne sais pas de façon très sûre combien jeunes sont ces jeunes, mais, en tout cas, avant la guerre et avant la Révolution, ou bien ils étaient des débutants, ou bien ils n'avaient pas encore commencé. Ils écrivent des nouvelles, des romans, des poèmes, avec cet art pas très individualisé qui avait cours naguère. C'est ainsi qu'alors on se faisait reconnaître. La Révolution, (" le soulier ferré ") a broyé leurs espoirs. Ils laissent croire, dans la mesure où ils le peuvent, que rien en fait ne s'est produit, et dans leurs vers et proses dénués d'originalité ils expriment une arrogance blessée. Toutefois, de temps à autre, ils soulagent leurs âmes en faisant secrètement un pied de nez.

Le chef de tout ce groupe est Zamiatine, l'auteur des Insulaires[12]. A vrai dire il a pris pour sujet les Anglais. Zamiatine les connaît et les peint assez bien dans une série d'esquisses, mais du dehors, comme un observateur étranger doué mais pas très exigeant. Sous le même titre, il a placé des esquisses de Russes " insulaires ", membres de cette intelligentsia qui vit sur une île au milieu de l'océan étranger et hostile de la réalité soviétique. Ici, Zamiatine est plus subtil, mais pas plus profond. Après tout, il est lui-même un " insulaire" et même d'une très petite île de la Russie actuelle. Qu'il écrive sur les Russes de Londres ou sur les Anglais de Léningrad, Zamiatine reste un émigré de l'intérieur. Par son style, quelque peu guindé, qui exprime les bonnes manières littéraires qui lui sont propres (et confinent au snobisme), Zamiatine paraît avoir été créé pour enseigner des cercles de jeunes " insulaires ", éclairés et stériles[13].

Les " Insulaires " les plus avouables sont les membres du groupe du Théâtre d'Art de Moscou. Ils ne savent que faire de leur haute technique ni d'eux-mêmes. Ils considèrent tout ce qui se passe autour d'eux comme hostile ou, au moins étrange. Pensez donc : ces gens vivent dans l'esprit du théâtre de Tchékhov. Les Trois Sœurs et l'Oncle Vania aujourd'hui ! Pour laisser passer le mauvais temps – le mauvais temps ne dure pas longtemps – ils jouèrent la Fille de Madame Angot qui, en dehors de toute autre considération, leur donna une petite occasion de fronder les autorités révolutionnaires. Maintenant, ils dévoilent à l'Européen blasé et à l'Américain qui achète tout, combien était beau le verger de la vieille Russie féodale et combien raffinés et langoureux étaient ses théâtres. Belle et noble troupe moribonde d'un bijou de théâtre ! La très douée Akhmatova[14] n'y appartient-elle pas ?

La " Guilde des poètes " comprend les versificateurs les plus éclairés ; ils connaissent la géographie, savent distinguer le rococo du gothique, s'expriment en français et sont au plus haut degré des adeptes de la culture. Ils pensent, à juste titre, que " notre culture a encore un faible zézaiement enfantin " (Georges Adamovitch). Un vernis superficiel ne saurait les séduire. " Le poli extérieur ne peut prendre la place de la vraie culture " (Georges Ivanov). Leur goût est suffisamment bon pour admettre qu'Oscar Wilde est, après tout, un snob, non un poète, ce sur quoi on ne peut être en désaccord avec eux. Ils méprisent ceux qui n'accordent pas de valeur à une " école ", c'est-à-dire à une discipline, à un savoir, à une aspiration, et un tel péché ne nous est pas étranger. Ils polissent très soigneusement leurs poèmes. Plusieurs parmi eux, Otsup, par exemple, ont du talent. Otsup est un poète du souvenir, du drame et de l'inquiétude. A chaque pas il retombe dans le passé. La seule chose qui constitue pour lui la "joie de vivre", c'est la mémoire. "J'ai même trouvé une place pour moi : observateur poète et bourgeois tirant ma vie de la mort", dit-il avec une tendre ironie. Mais son inquiétude n'est pas hystérique, presque harmonieuse au contraire ; c'est celle d'un Européen maître de soi et, ce qui est vraiment réconfortant, une inquiétude tout à fait cultivée, sans aucun élancement mystique. Mais pourquoi la poésie de tous ces gens-là ne fleurit-elle pas ? Parce qu'ils ne créent pas la vie, ne participent pas à la sécrétion de ses humeurs et sentiments, parce qu'ils sont seulement des écrémeurs tardifs, les épigones d'une culture nourrie du sang des autres. Ce sont des imitateurs cultivés et même exquis, des échos sonores, ayant beaucoup lu, doués, mais rien de plus.

Sous le masque d'un citoyen du monde civilisé, le noble Versilov fut en son temps le pique-assiette le plus éclairé de la culture étrangère. Il avait un goût engendré par plusieurs générations de la noblesse. Il se trouvait quasiment chez lui en Europe. Avec condescendance ou avec un mépris ironique, il regardait de son haut le séminariste radical qui citait Pissarev, ou qui prononçait le français avec un accent provincial et dont les manières... bref, ne parlons pas de manières. Pourtant, ce séminariste de 1860, comme son successeur de 1870 bâtirent la culture russe dans le temps où Versilov se révélait définitivement comme le plus stérile des écrémeurs de la culture.

Les K.D. russes, ces libéraux bourgeois tardifs du début du XXème siècle, sont forts imbus de respect et même de craintive dévotion pour la culture, ses fondations stables, ses formes et son arôme, quoique par eux-mêmes ils ne soient rien d'autre que des zéros. Retournez-vous, mesurez le mépris sincère avec lequel ces K.D. regardèrent le bolchevisme du haut de leur culture d'écrivains ou d'avocats professionnels, et comparez-le au mépris que l'histoire a montré pour ces mêmes K.D. De quoi s'agit-il ? C'est le cas même de Versilov, transposé simplement au niveau des préoccupations d'un professeur bourgeois. La culture des K.D. s'est révélée le simple reflet tardif de cultures étrangères sur le sol superficiel de l'opinion publique russe. Le libéralisme fut, dans l'histoire de l'Occident, un mouvement puissant contre les autorités terrestres et célestes, et dans l'ardeur de sa lutte révolutionnaire il enrichit à la fois la civilisation matérielle et la culture. La France, telle que nous la connaissons, avec son peuple cultivé, ses formes policées et l'urbanité qui est intégrée à la chair et au sang de ses masses, est sortie, modelée telle qu'elle est, du creuset de plusieurs révolutions. Le processus " barbare" des dislocations, des soulèvements, des catastrophes, a aussi laissé ses dépôts dans la langue française d'aujourd'hui, la marquant de ses côtés forts et de ses faiblesses, de son exactitude et de son inflexibilité. Il en a été de même des styles de l'art français. Pour donner une nouvelle souplesse et une nouvelle malléabilité à la langue française il faudra, soit dit en passant, une autre grande révolution, non pas du langage, mais de la société française. Une telle révolution est également nécessaire pour hisser l'art français, si conservateur dans toutes ses innovations, sur un autre plan, plus élevé.

Mais nos K.D., ces imitateurs tardifs du libéralisme, ont tenté de soutirer à l'histoire, gratuitement, la crème du parlementarisme, de la courtoisie raffinée, de l'art harmonieux (sur la base solide du profit et de la rente). Etudier les styles individuels ou collectifs de l'Europe, s'en imprégner ou même les importer, et ensuite montrer en les empruntant qu'ils n'ont vraiment rien à dire, Adamovitch, Iretsky et beaucoup d'autres en sont capables. Mais ce n'est pas créer la culture, c'est simplement en prélever la crème.

Lorsque quelque esthète K.D. fait un long voyage dans un wagon à bestiaux et vient nous raconter, en grommelant entre ses dents, comment lui, un Européen si bien élevé, avec le meilleur dentier du monde et une connaissance détaillée de la technique du ballet égyptien, est contraint par cette révolution de rustres de voyager avec des besaciers pouilleux, on éprouve un haut-le-cœur pour les fausses dents, pour les techniques du ballet et pour toute cette culture volée aux boutiques de l'Europe. La conviction commence à grandir que le moindre pou de ce besacier en haillons est plus important, plus nécessaire pour ainsi dire, dans le mécanisme de l'histoire, que cet égoïste soigneusement cultivé et totalement stérile.

Avant guerre, alors que les écrémeurs de culture ne s'étaient pas encore mis à quatre pattes pour hurler patriotiquement, commençait à se développer chez nous un style journalistique. Certes, Milioukov continuait à marmonner de façon prolixe et à scribouiller des éditoriaux de parlementaire professionnel ; son éditeur associé, Hessen, fournissait encore les meilleurs exemples des "procédures de divorce" mais, de façon générale, nous commencions à oublier nos voies domestiques traditionnellement embourbées pour la graisse de carême du Russkié Viédomosti[15]. Ce minime progrès en journalisme à la manière européenne (et payé, notons-le, par le sang de la révolution de 1905 puisque c'est d'elle que sortirent les partis et la Douma) fut noyé presque sans laisser de traces dans les vagues de la révolution de 1917. Les K.D. qui aujourd'hui vivent à l'étranger, spécialistes du divorce ou non, soulignent de la façon la plus malicieuse les faiblesses littéraires de la presse soviétique. Vraiment nous écrivons mal, sans style, même après le Russkié Viédomosti. Cela veut-il dire que nous ayons reculé ? Non, cela veut dire que nous sommes dans une période de transition entre l'imitation, le verbiage de l'avocat à gages d'une part, et d'autre part, le grand mouvement culturel de tout un peuple qui, s'il lui est donné un peu de temps, créera lui-même son propre style, en journalisme comme ailleurs.

Vient ensuite une autre catégorie, les ralliés[16]. C'est un terme de politique française. Furent ainsi désignés les anciens royalistes qui firent la paix avec la République. Ils abandonnèrent la lutte pour le roi, même leurs espoirs en lui, et traduisirent loyalement leur royalisme en langage républicain. Aucun d'entre eux n'aurait pu écrire la Marseillaise, même si elle n'avait jamais été écrite auparavant, et il est douteux qu'ils aient chanté avec enthousiasme ses strophes contre les tyrans. Mais ces ralliés vivaient et laissaient vivre. Il y a nombre de ces ralliés parmi les poètes, artistes et acteurs d'aujourd'hui. Ils ne calomnient pas et n'injurient pas ; au contraire, ils acceptent l'état de choses, mais en termes généraux et " sans en assumer la responsabilité ". Là où il convient, ils sont diplomatiquement silencieux ou passent " loyalement " à côté des choses ; en général, ils sont patients et participent, dans la mesure où ils le peuvent. Je ne fais pas allusion au groupe " Changement de direction " qui a sa propre idéologie. Je parle seulement des tranquilles philistins de l'art, de ses fonctionnaires ordinaires, souvent non dépourvus de talent. Ces ralliés, nous en trouvons partout, même parmi les peintres de portraits ; ils peignent des portraits " soviétiques ", et ce sont parfois de grands artistes. Ils ont de l'expérience, du savoir-faire, tout ce qu'il faut. Pourtant les portraits ne sont pas reconnaissables. Pourquoi ? Parce que l'artiste ne porte pas d'intérêt profond à ses sujets, il n'a pas d'affinité intellectuelle avec eux, il peint un bolchévik russe comme il avait l'habitude de peindre une carafe ou un navet pour l'Académie, et peut-être avec plus d'indifférence encore.

Je ne donne pas de noms, parce qu'ils forment toute une classe. Ces ralliés n'arrachent pas au ciel les étoiles et n'ont pas inventé la poudre. Mais ils sont utiles et nécessaires, comme engrais pour la nouvelle culture. Ce qui n'est pas négligeable.

Que l'art qui reste en marge d'Octobre soit asexué, cela apparaît avec évidence dans le sort réservé aux recherches et trouvailles d'ordre intellectuel ou religieux qui avaient " fertilisé " le principal courant de la littérature antérieure à la révolution, c'est-à-dire le symbolisme. Quelques mots à ce sujet sont ici nécessaires.

Au commencement du siècle, l'intelligentsia passa du matérialisme et du positivisme, et même dans une certaine mesure du marxisme à travers la philosophie critique de Kant, vers le mysticisme. Entre les deux révolutions, cette nouvelle conscience religieuse vacilla et s'éparpilla en flammèches mourantes. Maintenant que le roc de l'orthodoxie officielle a été sérieusement ébranlé, ces mystiques de salons, chacun à sa façon, sont déprimés, la nouvelle échelle des choses étant trop grande pour eux. Sans l'aide de ces prophètes de boudoir et de ces journalistes sanctifiés, parmi lesquels se trouvent d'anciens marxistes, et même contre eux, les vagues de la marée révolutionnaire sont venues battre les murs mêmes de l'Eglise russe, qui n'avait pas connu la Réforme. Elle se défendit contre l'histoire par la rigidité, l'immobilité de ses formes, par son rite automatique et la force de l'État. Elle, qui s'était courbée très bas devant le tzarisme, se maintint presque inchangée pendant plusieurs années après la chute de son allié et protecteur autocratique. Mais mon tour vint aussi. La tendance "Jalon nouveau", qui se propose de rénover l'Église, tente une tardive réforme bourgeoise, sous le prétexte de s'adapter à l'État soviétique. Notre révolution politique bourgeoise fut achevée – cela même contre le désir de la bourgeoisie – quelques mois seulement avant la révolution des masses travailleuses. La réforme de l'Église ne commença que quatre ans après le soulèvement prolétarien. Si " l'Église vivante "[17] sanctionne la révolution sociale, c'est seulement parce qu'elle cherche à se camoufler. Une Église prolétarienne est impossible. La réforme de l'Église vise des buts essentiellement bourgeois, tels que sa libération de la lourdeur médiévale, la substitution d'un rapport plus individualisé des fidèles à la hiérarchie céleste, aux grimaces du rite et au chamanisme ; en un mot, le but général est de donner à la religion et à l'Église une souplesse et une capacité d'adaptation plus grandes. Dans les quatre premières années, l'Église se protégea contre la révolution prolétarienne par un conservatisme sombre et intransigeant. Maintenant, elle passe à la Nep. Si la Nep soviétique accouple l'économie socialiste et le capitalisme, la Nep de l'Église est une greffe bourgeoise sur le tronc féodal. La reconnaissance du régime ouvrier est dictée, comme il a déjà été dit, par la loi du mimétisme.

Toutefois, l'ébranlement de la structure séculaire de l'Église a commencé. A gauche – " l'Église vivante" a aussi son aile gauche – s'élèvent des voix encore plus radicales. Plus à gauche encore se trouvent des sectes extrémistes. Un rationalisme naïf qui commence seulement à s'éveiller ouvre la terre aux semences matérialistes et athées. Une ère de grands soulèvements et de grandes chutes est arrivée dans ce royaume qui s'était annoncé comme n'étant pas de ce monde. Où est maintenant la " nouvelle conscience religieuse " ? Où sont les prophètes et les réformateurs des salons littéraires ou des cercles de Léningrad et de Moscou ? Où est l'anthroposophie ? Il ne vient de leur côté ni souffle ni murmure. Les pauvres homéopathes mystiques se sentent comme des chats domestiques choyés, puis tout à coup jetés sur la glace qui se brise à l'heure de la crue. Les lendemains difficiles de la première révolution engendrèrent leur " nouvelle conscience religieuse ", la seconde révolution l'écrasa.

Berdiaïev, par exemple, continue d'accuser ceux qui ne croient pas en Dieu, ceux qui ne se préoccupent pas d'une vie future, d'être des bourgeois. C'est vraiment amusant. De la courte liaison de cet écrivain avec les socialistes lui est resté le mot "bourgeois", qu'il applique à l'antéchrist soviétique. Le malheur est que les ouvriers russes ne sont pas religieux du tout, tandis que les bourgeois sont devenus croyants... depuis qu'ils ont perdu leurs propriétés. Un des nombreux inconvénients de la Révolution consiste en ce qu'elle met complètement à nu les racines sociales de l'idéologie.

La " nouvelle conscience religieuse " s'est évanouie, mais non sans laisser quelques traces dans la littérature. Toute une génération de poètes qui avaient accepté la Révolution de 1905 comme une nuit de la Saint-Jean, et qui avaient brûlé leurs ailes délicates à ses feux de joie, commença à introduire la hiérarchie céleste dans ses rimes. Ils furent rejoints par la jeunesse d'entre les deux révolutions. Mais parce que les poètes, suivant une mauvaise tradition, avaient jadis, aux moments difficiles, l'habitude de se tourner vers les nymphes, Pan, Mars et Vénus, de nos jours l'Olympe a été nationalisé pour les besoins de la forme poétique. Après tout, choisir Mars ou Saint Georges n'est qu'une question de rythme, trochée ou iambe. Sans aucun doute, derrière tout cela, chez quelques-uns ou beaucoup se cachaient certaines expériences, et surtout celle de la peur. Vint la guerre qui dissout la peur de l'intelligentsia dans une anxiété générale. Vint ensuite la Révolution qui condensa cette peur en panique. Que pouvait-on escompter ? Vers qui se tourner ? A quoi se raccrocher ? Rien d'autre ne resta que les Saintes Écritures. Très peu sont maintenant désireux d'agiter le nouveau liquide religieux distillé avant la guerre chez Berdiaïev et dans d'autres pharmacies ; ceux qui ont besoin de mystique font simplement le signe de croix de leurs ancêtres. La Révolution a gratté et lavé le tatouage personnel, laissant à nu tout ce qu'il y avait de traditionnel, de tribal, de reçu avec le lait maternel et qui n'avait pas été dissous par la raison critique à cause de sa faiblesse et de sa couardise. En poésie, Jésus n'est jamais absent. Et à l'âge de l'industrie textile mécanisée, la robe de la Vierge est le tissu poétique le plus populaire.

On est atterré par la plupart de ces recueils poétiques, surtout ceux des femmes. Ici, vraiment, on ne peut faire un pas sans Dieu. Le monde lyrique d'Akhmatova, de Zvetaeva[18], de Radlova et autres poétesses, authentiques ou prétendues, est extrêmement réduit. Il embrasse la poétesse elle-même, un inconnu en chapeau ou porteur d'éperons et, inévitablement, Dieu, sans aucune caractéristique spéciale. Dieu est une tierce personne, très commode et très transportable, à usage domestique, un ami de la famille qui remplit de temps à autre les devoirs d'un gynécologue. Comment cet individu, plus très jeune et chargé des commissions personnelles, trop souvent ennuyeuses, d'Akhmatova, de Zvetaeva et des autres, peut, dans ses moments perdus, diriger les destinées de l'univers, cela est simplement incompréhensible. Pour Chkapskaïa, si organique, si biologique, si gynécologique (le talent de Chkapskaïa est réel), Dieu a quelque chose d'un entremetteur et d'une accoucheuse, c'est-à-dire tous les attributs d'une mauvaise langue toute-puissante. Si une note subjective peut être autorisée ici, nous concéderions volontiers que ce Dieu féminin, aux fortes hanches, s'il n'est pas très imposant, est beaucoup plus sympathique que le poussin couvé par la philosophie mystique d'au-delà des étoiles.

Comment ne pas arriver enfin à la conclusion que la tête normale d'un philistin éduqué est une poubelle dans laquelle l'histoire jette en passant la coquille et les déchets de ses diverses réalisations ? Nous y voyons l'Apocalypse, Voltaire et Darwin, le Livre des Psaumes, la philologie comparative, la table de multiplication et le cierge. Un ragoût honteux qui fait regretter l'ignorance de l'homme des cavernes. L'homme, le " roi de la nature " qui veut infailliblement "servir", remue la queue en entendant la voix de son " âme immortelle" ! A l'examen, la prétendue âme se révèle un " organe " beaucoup moins parfait et moins harmonieux que l'estomac ou le rein : " l'immortelle" a de nombreux appendices rudimentaires et des poches remplies de toutes sortes d'humeurs gangréneuses, causes continuelles de démangeaisons et d'ulcères spirituels. Parfois ceux-ci crèvent en rimes qui sont alors livrées comme poésie individualiste et mystique, imprimée en plaquettes.

Mais rien, peut-être, n'a révélé de façon aussi intimement convaincante la vacuité et la putréfaction de l'individualisme intellectuel que la canonisation universelle dont Rozanov[19] est aujourd'hui l'objet : philosophe " génial ", et prophète, et poète, et aussi, en passant, chevalier de l'esprit. Et pourtant, Rozanov fut un salaud notoire, un poltron, un parasite et une âme de laquais. Telle était sa véritable essence, et son talent se limitait à l'expression de cette essence.

Lorsqu'on parle du " génie " de Rozanov, ce sont principalement ses révélations dans le domaine sexuel que l'on met en avant. Mais si l'un de ses admirateurs essayait de rassembler et de systématiser ce que Rozanov, dans sa langue si parfaitement adaptée aux réticences et aux ambiguïtés, a dit de l'influence du sexe sur la poésie, la religion ou la politique, il en tirerait quelque chose de fort pauvre et de pas très neuf. L'école psychanalytique autrichienne (Freud, Jung, Albert Adler, etc...) a apporté une contribution infiniment plus grande à la question du rôle joué par l'élément sexuel dans la formation du caractère individuel et de la conscience sociale. Dans le fond, il n'y a pas ici de comparaison possible. Même les exagérations les plus paradoxales de Freud sont de loin plus importantes et plus fructueuses que les audacieuses suppositions de Rozanov, qui s'égare complètement dans l'imbécillité voulue et le bavardage pur et simple, enfonce les portes ouvertes et ment pour deux.

On doit toutefois admettre que les émigrés de l'extérieur ou de l'intérieur, qui n'ont pas honte de célébrer Rozanov et de s'incliner devant lui, ont levé le gibier. Par son parasitisme intellectuel, sa flagornerie, sa pleutrerie, Rozanov n'a fait que pousser à son achèvement logique leurs traits spirituels communs : la lâcheté devant la vie et la lâcheté devant la mort.

Un certain Victor Khovine, théoricien du futurisme ou de quelque chose du même genre, nous assure que la versatilité de Rozanov résulte de causes plus complexes et plus subtiles ; que si Rozanov courut vers la Révolution (de 1905) sans quitter le journal réactionnaire Novôie Vremia, puis vira à droite, c'est seulement parce qu'il fut effrayé de ce qu'il découvrait en lui : l'étoffe d'un surhomme et le non-sens. S'il alla jusqu'à exécuter les ordres du ministre de la justice (dans l'affaire Beiliss)[20], s'il écrivit simultanément en réactionnaire dans le Novoïe Vremia et en libéral dans le Russkoie Slovo (sous un pseudonyme), s'il servit d'entremetteur à de jeunes écrivains pour Souvorine, tout cela venait de la complexité et de la profondeur de sa nature spirituelle. Ces apologistes stupides et radoteurs auraient été au moins un peu plus convaincants si Rozanov s'était rapproché de la révolution au moment où elle était persécutée pour s'en éloigner au moment de sa victoire. C'est précisément ce que Rozanov ne fit pas, et ne pouvait pas faire. Il célébra la catastrophe du champ de Khodynka[21] comme un sacrifice purificateur, à une époque où le réactionnaire Pobedonostzev triomphait. L'Assemblée Constituante et la Terreur, tout ce qui fut le plus révolutionnaire, il l'accepta en octobre 1905, quand la jeune révolution semblait avoir jeté bas les puissances existantes. Après le 3 juin 1907, il célébra les hommes du 3 juin. Au moment du procès Beiliss, il s'efforça de prouver que les Juifs utilisaient le sang des chrétiens à des fins religieuses. Peu avant sa mort, il écrivit, en faisant sa coutumière grimace de nigaud, que les Juifs étaient " le premier peuple de la terre ", ce qui naturellement ne valait pas mieux que ce qu'il avait dit au procès Beiliss, bien qu'en sens opposé. Ce qui est le plus vrai et le plus constant chez Rozanov, c'est son tortillement de ver devant le pouvoir. Un ver de terre écrivain, un ver qui se tortille, glisse, colle, se contracte et se détend suivant les nécessités, et qui dégoûte comme un ver. Rozanov, dans son propre cercle bien entendu, qualifia l'Église orthodoxe de tas de fumier. Mais il respecta les rites (par lâcheté et à tout hasard) et, quand vint le moment de mourir, il communia cinq fois (également à tout hasard). Il fut hypocrite avec le Ciel comme il l'avait été avec son éditeur et avec ses lecteurs.

Rozanov se vendit publiquement pour de l'argent. Sa philosophie fut conforme à sa vie et s'y adapta. Son style aussi. Il fut le poète du coin du feu, de l'appartement tout confort. Se moquant des maîtres et des prophètes, il enseigna que la chose la plus importante dans la vie était le moelleux, le chaud, le gras, le doux. L'intelligentsia, dans ces dernières décennies, s'embourgeoisait rapidement et penchait beaucoup vers le moelleux et le doux, mais elle était en même temps embarrassée par Rozanov comme l'est un jeune bourgeois par une cocotte mal embouchée qui confie publiquement son savoir. Comme Rozanov appartint toujours en fait à l'intelligentsia et que, maintenant, les vieilles divisions de la société " éduquée " ont perdu toute signification, et cette société elle-même toute décence, la figure de Rozanov revêt des proportions titanesques. Dans le culte de Rozanov se retrouvent aujourd'hui les théoriciens du futurisme (Chklovsky, Khovine), Remizov, les rêveurs anthroposophistes, le prosaïque Joseph Hessen, les anciennes droites et les anciennes gauches ! " Hosanna au parasite ! Il nous a appris à aimer les douceurs, nous avons rêvé de l'albatros et nous avons tout perdu. Et nous voici rejetés par l'histoire – et sans douceur. "

Une catastrophe, qu'elle soit personnelle ou sociale, est toujours une excellente pierre de touche, car elle révèle de façon infaillible les liaisons personnelles ou sociales véritables. A la suite d'Octobre, l'art qui l'a précédé, et qui devint presque entièrement contre-révolutionnaire, a montré sa liaison indissoluble avec les classes dirigeantes de la vieille Russie. Les choses sont si claires maintenant qu'on n'a même pas besoin de les montrer du doigt. Le propriétaire foncier, le capitaliste, le général en uniforme ou en civil émigrèrent avec leur avocat et leur poète. Ils décidèrent tous alors que la culture avait péri. Évidemment, le poète s'était considéré jusqu'alors comme indépendant du bourgeois, et il s'était même querellé avec lui. Mais lorsque le problème fut posé avec le sérieux de la révolution, le poète se révéla immédiatement un parasite jusqu'à la moelle des os. Cette leçon historique sur l'art " libre " se développa parallèlement à la leçon sur les autres " libertés" de la démocratie, cette démocratie qui balayait sur les arrières de Youdenitch. Aux âges modernes, l'art, à la fois individuel et professionnel, à la différence du vieil art populaire collectif, croît dans l'abondance et les loisirs des classes dirigeantes et reste entretenu par elles. L'élément de prostitution qui était presque invisible lorsque les rapports sociaux n'étaient pas perturbés, fut mis crûment à nu quand la hache de la Révolution abattit les vieux piliers. La psychologie du parasitisme et de la prostitution n'est du tout équivalente à celle de la soumission, de la politesse ou du respect. Au contraire, elle implique des querelles très sévères, des explosions, des menaces de rupture totale, mais seulement des menaces. Foma Fomiteh Opiskine[22], le type classique du vieux parasite noble, " avec psychologie ", se trouvait presque toujours dans un état d'insurrection domestique. Mais si je me rappelle bien, il ne s'en alla jamais plus loin que la dernière grange. C'est évidemment très rude et, en tout cas, impoli, de comparer Opiskine avec les académiciens et les presque classiques Bounine, Merejkovsky, Zinaïda Hippius, Kotliarevsky, Zaitzev, Zamiatine et autres. Mais il faut chanter la chanson de l'histoire telle qu'elle est. Ils se sont révélés des prostitués et des parasites. Et bien que certains d'entre eux protestent là-contre d'une manière violente, la majorité des émigrés de l'intérieur, en partie à cause des circonstances sur lesquelles ils n'ont aucun contrôle, et surtout, on doit le penser, à cause de leur tempérament, sont simplement tristes que leur état de prostitués ait été tari à la source, et leur mélancolie s'épuise en réminiscences, en expériences rabâchées.


Andre Biely[modifier le wikicode]

La littérature d'entre les deux révolutions (1905-1917), décadente dans son humeur et sa portée, hyper-raffinée dans sa technique, littérature d'individualisme, de symbolisme et de mysticisme, trouva en Biély son expression la plus haute et fut à travers lui la plus ouvertement détruite par Octobre. Biély croit en la magie des mots. On peut par conséquent dire à son sujet que son pseudonyme littéraire[23] témoigne de son opposition à la Révolution, car la plus grande période de lutte révolutionnaire se passa en combats entre Rouges et Blancs.

Les souvenirs de Biély sur Blok, étonnants par leurs détails insignifiants et leur mosaïque psychologique arbitraire, font largement ressortir la situation dans laquelle se trouvent des gens d'une autre époque, d'un autre monde, d'une époque passée, d'un monde qui ne reviendra plus. Ce n'est pas une question de génération, car ces gens appartiennent à notre génération, mais des différences de nature sociale, de type intellectuel, de racines historiques. Pour Biély, "la Russie est un vaste pré, vert comme le domaine Iasnaïa-Poliana ou celui de Chakhmatovo[24] ". En cette image de la Russie pré-révolutionnaire et révolutionnaire représentée comme un pré vert, plus encore comme un pré de Iasnaïa-Poliana ou de Chakhmatovo, on sent combien se trouve profondément enterrée la vieille Russie, la Russie du propriétaire foncier et du fonctionnaire, au mieux, la Russie de Tourgueniev et de Gontcharov. Quelle distance astronomique entre elle et nous, et qu'il est bon qu'elle soit aussi lointaine ! Quel saut à travers les âges de cette vieille Russie à Octobre !

Qu'il s'agisse du pré Béjine de Tourgueniev, de celui de Chakhmatovo de Blok, de celui de Iasnaïa-Poliana de Tolstoï ou de celui d'Oblomov de Gontcharov, on a la même image de paix et d'harmonie végétative. Les racines de Biély sont dans le passé. Et où se trouve maintenant l'ancienne harmonie ? A Biély tout semble bouleversé, tout est de travers, tout est sans harmonie. Pour lui, la paix de Iasnaïa-Poliana n'a pas été transformée en saut en avant, mais en excitations et en trépignements sur place. Le dynamisme apparent de Biély ne fait que tourner en rond, c'est un combat sur les tertres d'un vieux régime qui se désintègre et disparaît. Ses contorsions verbales ne mènent nulle part. Il n'a pas une trace d'idéal révolutionnaire. En fait, il est un conservateur intellectuel, réaliste, dont le sol s'est dérobé sous les pieds et qui en est désespéré. Les Mémoires d'un Rêveur, journal inspiré par Blok, associe le réaliste désespéré dont le poêle fume à l'intellectuel habitué au confort de l'esprit et qui ne peut rêver d'une vie loin du pré de Chakhmatovo. Biély, le " rêveur ", dont les pieds sont par terre et qui s'appuie sur le propriétaire foncier et le bureaucrate, ne fait que cracher des bouffées de fumée autour de lui.

Individualiste désaxé, arraché à ses coutumes, Biély voudrait se susbtituer au monde entier, tout construire à partir de lui-même et à travers lui-même, redécouvrir tout lui-même, mais ses œuvres, d'inégale valeur artistique, ne font toujours que sublimer, intellectuellement ou poétiquement, les vieilles coutumes. Et c'est pourquoi, en dernière analyse, cette préoccupation obséquieuse de soi-même, cette apothéose des faits ordinaires de sa propre routine intellectuelle deviennent si insupportables, à notre époque où masse et vitesse fabriquent réellement un monde nouveau. Si quelqu'un écrit de façon si pompeuse sur sa rencontre avec Blok, comment faut-il écrire sur les grands événements qui affectent les destinées des nations ?

Dans les souvenirs d'enfance de Biély, Kotik Letaev, il y a d'intéressants moments de lucidité, pas toujours artistiques, mais souvent convaincants ; malheureusement, ils sont reliés les uns aux autres par des discussions occultes, des profondeurs imaginaires, une accumulation pléthorique de mots et d'images qui les rendent totalement futiles. Jouant des genoux et des coudes, Biély s'efforce de faufiler son âme enfantine dans le monde extérieur. On voit les traces de ses coudes à toutes les pages, mais le monde extérieur n'est pas là ! Et vraiment d'où viendrait-il ?

Il n'y a pas longtemps, Biély – toujours préoccupé de lui-même, se narrant lui-même, se promenant autour de lui-même, se reniflant et se léchant – a écrit à son sujet quelques pensées très vraies :

"Peut-être que, sous mes abstractions théoriques du "maximum", se cachait le minimalisme, tâtant soigneusement le terrain. J'abordais tout d'une manière détournée. Tâtant le terrain de loin au moyen d'une hypothèse, d'une allusion, d'une preuve méthodologique, restant dans une indécision attentive" (Souvenirs d'Alexandre Blok).

En traitant Blok de maximaliste, Biély parle de lui-même tout à fait comme d'un menchevik (en le Saint-Esprit, bien entendu, pas en politique). Ces mots peuvent sembler inattendus sous la plume d'un Rêveur et d'un Original (avec des majuscules) mais, après tout, en parlant tant de soi-même on dit quelquefois la vérité. Biély n'est pas un maximaliste, pas du tout, mais un minimaliste incontesté, un éclat du vieux régime et de ses points de vue, souffrant et soupirant dans un nouveau climat. Et il est absolument vrai qu'il aborde tout d'une manière détournée. Tout son Saint Pétersbourg est bâti selon des procédés détournés. Et c'est pourquoi cela ressemble à un accouchement. Même là où il atteint l'effet artistique, c'est-à-dire là où une image naît dans la conscience du lecteur, celui-ci la paie trop cher, de sorte qu'après toutes ces circonlocutions, après cette tension et ces efforts, le lecteur reste finalement sur sa faim. C'est comme si l'on vous faisait pénétrer dans une maison par la cheminée, et qu'on s'aperçoive ensuite qu'il y avait une porte, par laquelle il était plus aisé d'entrer.

Sa prose rythmée est effrayante. Ses phrases n'obéissent pas au mouvement intérieur de l'image mais à un mètre extérieur, qui, au début, peut sembler seulement superflu mais qui ne tarde pas à vous fatiguer par sa lourdeur et finalement empoisonne jusqu'à votre existence. La certitude qu'une phrase finira selon tel rythme porte sur les nerfs, comme lorsque, frappé d'insomnie, on attend que le volet grince à nouveau. Parallèlement à la manie du rythme, vient le fétichisme du mot. Il est évidemment certain que le mot n'exprime pas seulement un sens, qu'il a aussi une valeur sonore et que, sans cette considération à l'égard du mot, on ne saurait parler de maîtrise, en prose ou en poésie. Ne dénions pas à Biély ses mérites dans ce domaine. Mais le mot le plus chargé et le plus sonore ne peut signifier plus que ce qui a été mis en lui. Biély cherche dans le mot, comme les Pythagoriciens dans le nombre, un second sens particulier, caché. Et c'est pourquoi il se trouve souvent dans l'impasse. Si vous croisez le médius sur l'index et touchez un objet, vous sentirez deux objets, mais si vous répétez l'expérience vous vous sentirez mal à l'aise ; au lieu d'utiliser correctement votre sens du toucher, vous en abusez pour vous tromper. Les méthodes artistiques de Biély donnent tout à fait cette impression. Elles sont faussement complexes.

Sa pensée stagnante, essentiellement moyennâgeuse, se caractérise non par une analyse logique et psychologique, mais par un jeu d'allitérations, des contorsions verbales et des liaisons acoustiques. Plus Biély s'agrippe aux mots et les viole sans rémission, plus il paraît insupportable, avec ses opinions figées dans un monde qui a surmonté l'inertie. Biély atteint ses moments les plus forts quand il décrit la solide vie d'autrefois. Mais même là, sa manière est fatigante, malaisée. On voit clairement qu'il est lui-même chair de la chair et sang du sang du vieil État, tout à fait conservateur, passif et modéré, et que son rythme, ses contorsions verbales, ne sont qu'un moyen dérisoire de lutter contre sa passivité intérieure et sa sécheresse, maintenant qu'il est arraché du pôle de sa vie.

Pendant la guerre mondiale, Biély devint un disciple du mystique allemand Rudolf Steiner, évidemment " docteur en philosophie ", et monta la garde en Suisse, la nuit, sous le dôme du temple anthroposophe. Qu'est-ce que l'anthroposophie ? C'est un démarquage intellectuel et spirituel du christianisme, fait à l'aide de citations poétiques et philosophiques hâtives. Je ne puis donner de détails plus exacts, parce que je n'ai jamais lu Steiner et n'ai pas l'intention de le faire : je considère avoir le droit de ne pas m'intéresser à des systèmes " philosophiques " qui s'appliquent à différencier les queues des sorcières de Weimar et de Kiev (dans la mesure où je ne crois pas aux sorcières en général, à l'exception de Zinaïda Hippius, citée plus haut, en la réalité de laquelle je crois absolument, sans pouvoir rien dire de précis sur la longueur de sa queue). Il en est autrement de Biély. Si les choses du Ciel sont pour lui les plus importantes, il devrait les exposer. Cependant, Biély, qui est tant adonné aux détails qu'il nous raconte sa traversée d'un canal comme s'il s'agissait pour le moins de la scène du Jardin de Gethsémani vue de ses propres yeux, sinon du sixième jour de la Création, ce même Biély, dès qu'il touche à son anthroposophie, devient bref et succinct ; il préfère la figure du silence. La seule chose dont il nous informe est que "ce n'est pas moi mais le Christ en moi qui est moi", et aussi que "nous sommes nés en Dieu, nous mourrons en Christ et le Saint-Esprit nous ressuscitera". C'est réconfortant mais réellement pas très clair. Biély ne s'exprime pas de façon plus populaire en raison d'une crainte fondamentale : celle de tomber dans le concret théologique qui serait trop risqué. En effet, le matérialisme piétine invariablement toute croyance ontologique positive conçue à l'image de la matière, aussi fantastiquement transformée que celle-ci puisse l'être au cours du processus. Si vous êtes croyant, expliquez donc quelle sorte de plumes ont les anges, et de quelle substance sont les queues des sorcières. Craignant ces questions légitimes, les gentlemen spiritualistes ont tellement sublimé leur mysticisme qu'à la fin l'existence céleste sert de pseudonyme ingénieux à l'inexistence. Alors, à nouveau effrayés (vraiment, il n'y avait pas du tout lieu de s'engager là-dedans), ils retombent sur le catéchisme. Et ainsi, entre un morne vide céleste et une liste de valeurs théologiques, va la végétation spirituelle des mystiques de l'anthroposophie et de la foi philosophique en général. Biély tente opiniâtrement, mais sans succès, de masquer son vide par une orchestration sonore et par des mètres forcés. Il s'efforce de s'élever de façon mystique au-dessus de la Révolution d'Octobre, il s'efforce même de l'adopter en passant, lui donnant une place parmi les choses de la terre, lesquelles cependant ne sont autres pour lui, suivant ses propres termes, que des " stupidités ". Échouant dans cette tentative – et comment aurait-il pu ne pas échouer ? – Biély se met en colère. Le mécanisme psychologique de ce processus est aussi simple que l'anatomie d'un pantin : quelques trous et quelques ressorts. Mais des trous et des ressorts de Biély sort l'Apocalypse, non l'Apocalypse générale, mais son apocalypse particulière, celle d'André Biély. "L'esprit de vérité m'oblige à exprimer mon attitude envers le problème social. Eh bien, heu... vous savez, ainsi... Voulez-vous du thé ? Quoi, il n'y a pas d'homme commun aujourd'hui. En voici un, je suis l'homme commun !" Manque de goût ? Oui, une grimace forcée, une niaiserie sèche. Et cela devant un peuple qui a vécu une révolution ! Dans sa très arrogante introduction à sa non-épique Épopée, André Biély accuse notre époque soviétique d'être "terrible pour les écrivains qui se sentent appelés à de grands tableaux monumentaux". Lui, le monumentaliste, est traîné, figurez-vous, "sur l'arène du quotidien", à la peinture de "boîtes à bonbons" ! Peut-on, je vous le demande, retourner la réalité et la logique plus rudement sur la tête ? C'est lui, Biély, qui est traîné par la Révolution, loin des toiles vers les boîtes à bonbons ! Avec des détails les plus recherchés, et moins avec des détails qu'avec une écume de mots, Biély nous raconte comment, "sous le dôme du temple de Jean", il "fut trempé par une pluie verbale " (sic !), comment il eut connaissance de la "terre de la pensée vivante", comment le temple de Jean devint pour lui "une image de pèlerinage théorique". Fatras chaste et saint ! En le lisant, chaque page semble plus intolérable que la précédente. Cette recherche satisfaite du néant psychologique, et qui ne se poursuit nulle part ailleurs que sous le dôme du temple de Jean, ce gribouillage snob, boursouflé, lâche et superstitieux, écrit avec un bâillement froid, tout cela nous est présenté comme une " toile monumentale ". L'appel à tourner la face vers ce que la plus grande des révolutions est en train de bouleverser dans les stratifications de la psychologie nationale est considéré comme une invitation à peindre des " boîtes à bonbons " ! C'est chez nous, en Russie soviétique, que sont les "boîtes à bonbons" ! Quel mauvais goût, quel dévergondage verbal ! C'est plutôt le " temple de Jean " construit en Suisse par les touristes et flâneurs spirituels qui est une sorte de boîte à bonbons insipides d'un docteur en philosophie allemand, boîte remplie de " langues de chat " et de toutes sortes de mouches sucrées.

C'est notre Russie qui est à présent une toile si gigantesque qu'il faudra des siècles pour la peindre. De là, des sommets de nos étendues révolutionnaires, partent les sources d'un art nouveau, d'un point de vue nouveau, de nouvelles chaînes de sentiments, d'un nouveau rythme des pensées, d'une nouvelle lutte pour les mots. Dans cent, deux cents ou trois cents ans, on découvrira avec émotion ces sources de l'esprit humain libéré et... on trébuchera sur le " rêveur " qui se détourna de la " boîte à bonbons" de la Révolution et qui lui demanda des moyens matériels pour décrire comment il fuit la Grande Guerre, en Suisse, et comment, jour après jour, il captura dans son âme immortelle certains petits insectes et les étendit sur son ongle "sous le dôme du temple de Jean".

Dans cette même épopée, Biély déclare que les "fondements de la vie quotidienne sont pour lui des stupidités". Et ce, face à une nation qui saigne pour changer les fondements de la vie quotidienne. Oui, certainement ni plus ni moins que des stupidités ! Et il demande le payok[25], non le payok ordinaire, mais celui qui est proportionné aux grandes toiles. Et il s'indigne que l'on ne se hâte pas de le lui donner. Ne semblerait-il pas que cela paie réellement d'obscurcir l'état de l'âme chrétienne par des " stupidités " ? Sans doute, il n'est pas, c'est le Christ qui est en lui. Et il renaîtra dans le Saint-Esprit. Pourquoi donc, ici, parmi nos stupidités terrestres, répandre sa bile sur une page imprimée pour un payok insuffisant ? La piété anthroposophique ne le libère pas seulement du goût artistique, mais aussi de la pudeur sociale.

Biély est un cadavre, et il ne ressuscitera en nul Esprit, quel qu'il soit.

Chapitre II. Les "compagnons de route" littéraires de la révolution[modifier le wikicode]

La littérature qui se situe hors d'Octobre, telle que nous l'avons caractérisée dans le premier chapitre est, en réalité, dès à présent une affaire dépassée. Tout d'abord, les écrivains se placèrent dans une opposition active vis-à-vis de la révolution et dénièrent tout caractère artistique à ce qui était lié à elle, pour les mêmes raisons que les maîtres refusaient d'instruire les enfants de la Russie révolutionnaire. Cette distance à l'égard de la révolution qui caractérisait la littérature était non seulement le reflet de l'aliénation profonde qui séparait les deux mondes, mais aussi l'instrument d'une politique active de sabotage de la part des artistes. Cette politique se détruisit d'elle-même. L'ancienne littérature a perdu, non tellement ses velléités, mais bien ses possibilités.

Entre l'art bourgeois qui agonise en répétitions ou en silences, et l'art nouveau, qui n'est pas encore né, se crée un art de transition qui est plus ou moins organiquement rattaché à la révolution, mais qui n'est cependant pas l'art de la révolution. Boris Pilniak, Vsévolod Ivanov, Nicolaï Tikhonov, les " Frères Sérapion ", Essénine et le groupe des Imaginistes, et, dans une certaine mesure aussi Kliouiev, eussent tous été impossibles, aussi bien dans leur ensemble qu'individuellement, sans la révolution. Eux-mêmes le savent, ils ne le nient pas et d'ailleurs, n'éprouvent pas le besoin de le nier, quand certains ne le proclament pas hautement. Ils ne font pas partie des carriéristes littéraires qui, peu à peu, se mettent à " dépeindre " la révolution. Ce ne sont pas non plus des convertis, comme ceux du groupe " Changement de direction", dont l'attitude implique une rupture avec le passé, un changement radical de front.

Les écrivains qui viennent d'être mentionnés sont, pour la plupart, très jeunes : ils ont entre vingt et trente ans. Ils n'ont aucun passé pré-révolutionnaire, et s'ils ont dû rompre avec quelque chose, ce fut tout au plus avec des bagatelles. Leur physionomie littéraire, et plus généralement intellectuelle, a été créée par la révolution, selon l'angle où elle les a touchés, et, chacun à sa manière, ils l'ont tous acceptée. Mais, dans ces acceptations individuelles se trouve un trait commun qui les sépare nettement du communisme, et qui menace constamment de les y opposer. Ils ne saisissent pas la révolution dans son ensemble, et l'idéal communiste leur est étranger. Ils sont tous plus ou moins enclins à mettre leurs espoirs dans le paysan, par-dessus la tête de l'ouvrier. Ils ne sont pas les artistes de la révolution prolétarienne, mais les "compagnons de route" artistiques de celle-ci, dans le sens où ce mot était employé par l'ancienne social-démocratie. Si la littérature située hors de la Révolution d'Octobre, contre-révolutionnaire dans son essence, est la littérature moribonde de la Russie terrienne et bourgeoise, la production littéraire des " compagnons de route " constitue en quelque sorte un nouveau populisme soviétique, dépourvu des traditions des narodniki d'autrefois et aussi, jusqu'à présent, de toute perspective politique. Pour un " compagnon de route ", la question se pose toujours de savoir jusqu'où il suivra. On ne peut y répondre par avance, pas même approximativement. Plus que des qualités personnelles de tel ou tel " compagnon de route ", la réponse dépendra essentiellement du cours objectif des choses, dans les dix années à venir.

Toutefois, dans l'ambiguïté des conceptions de ces " compagnons de route ", qui les rend inquiets et instables, réside un danger constant pour l'art et pour la société. Blok ressentit ce dualisme moral et artistique plus profondément que les autres ; en général, il était plus profond. Dans ses souvenirs, transcrits par Nadejda Pavlovitch, on trouve la phrase suivante : " Les bolchéviks n'empêchent pas d'écrire des vers, mais ils empêchent de se sentir comme un maître ; est un maître celui qui ressent le pôle de son inspiration, de sa création, et porte en lui le rythme." L'expression de cette pensée manque un peu d'élaboration, ce qui est fréquent chez Blok ; en outre nous avons affaire ici à des souvenirs qui, comme chacun sait, ne sont pas toujours exacts. Mais la vraisemblance interne, et la signification de cette phrase la rendent plausible. Les bolchéviks empêchent l'écrivain de se sentir comme un maître, parce qu'un maître doit avoir en lui un pôle organique indiscutable ; les bolchéviks ont déplacé le pôle principal. Des "compagnons de route" de la révolution – car Blok aussi fut un " compagnon de route" et les " compagnons de route " constituent à présent un secteur très important dans la littérature russe – aucun ne porte le pôle en lui-même. C'est pourquoi nous ne connaissons encore qu'une période préparatoire à une nouvelle littérature, avec seulement des études, des esquisses, des essais ; une maîtrise accomplie, avec une direction sûre d'elle-même, est encore à venir.


Nicolas Kliouiev[modifier le wikicode]

La poésie bourgeoise, bien entendu, n'existe pas, parce la poésie, art libre, n'est pas au service d'une classe.

Mais voici Kliouiev, un poète et un paysan qui, non seulement reconnaît ce qu'il est, mais qui le répète, le souligne, et s'en vante. Cela tient à ce qu'un poète paysan n'éprouve pas le besoin de cacher son visage, ni aux autres, ni surtout à lui-même. Le paysan russe, opprimé pendant des siècles, s'élevant, spiritualisé par le populisme, au cours de décennies, n'a jamais donné aux quelques poètes qui lui étaient propres l'impulsion sociale ou artistique tendant à masquer leur origine paysanne. Il en fut ainsi, autrefois, dans le cas de Koltzov, et c'est encore plus vrai maintenant dans le cas de Kliouiev.

C'est précisément avec Kliouiev que nous voyons une fois de plus combien essentielle est la méthode sociale en matière de critique littéraire. On nous dit que l'écrivain commence là où commence l'individualité, et que par conséquent la source de son esprit créateur est son âme unique, non sa classe. Il est vrai que sans individualité, il ne peut y avoir d'écrivain. Mais si l'individualité du poète, et cette individualité seule se trouvait révélée dans son œuvre, quel serait donc l'objet de l'art ?

De quoi s'occupe la critique littéraire ? Assurément l'artiste, s'il est un véritable artiste, nous parlera de son individualité unique mieux qu'un critique bavard. Mais le vrai est que, même si l'individualité est unique, cela ne veut pas dire qu'elle ne puisse être analysée. L'individualité est une fusion intime d'éléments ressortissant à la tribu, à la nation, à la classe, passagers ou institutionnalisés, et en fait, c'est dans le caractère unique de cette fusion, dans les proportions de cette composition psychochimique que s'exprime l'individualité. Une des plus importantes tâches de la critique est d'analyser l'individualité de l'artiste (c'est-à-dire son art) en ses éléments constitutifs, et de montrer leur corrélation. De cette façon, la critique amène l'artiste plus près du lecteur, qui a, lui aussi, plus ou moins une âme unique, inexprimée " artistiquement ", " non fixée ", mais qui n'en représente pas moins une union des mêmes éléments que ceux de l'âme du poète. Il s'avère ainsi que ce qui sert de pont d'une âme à une autre âme est non pas l'unique, mais le commun. C'est seulement par l'intermédiaire du commun que l'unique est connu ; le commun est déterminé dans l'homme par les conditions les plus profondes et les plus durables qui modèlent son " âme ", par les conditions sociales d'éducation, d'existence, de travail et d'associations. Les conditions sociales dans la société humaine historique sont, avant tout, les conditions d'appartenance de classe. C'est pourquoi un critère de classe se montre si fécond dans tous les domaines de l'idéologie, y compris l'art, particulièrement l'art, parce que celui-ci exprime souvent les aspirations sociales les plus profondes et les plus cachées. D'autre part, un critère social, non seulement n'exclut pas la critique formelle, mais se marie parfaitement à celle-ci, c'est-à-dire avec le critère du savoir-faire technique ; ce dernier aussi éprouve en fait le particulier au moyen d'une mesure commune, car si l'on ne ramenait pas le particulier au général, il n'y aurait pas de contacts entre les hommes, pas de pensée, et pas de poésie non plus.

Enlevez à Kliouiev son caractère paysan, non seulement son âme sera orpheline, mais il n'en restera strictement rien. Car l'individualité de Kliouiev est l'expression artistique d'un paysan indépendant, bien nourri, cossu, aimant égoïstement sa liberté. Tout paysan est un paysan, mais tout paysan ne sait pas s'exprimer. Un paysan sachant exprimer, dans la langue d'une nouvelle technique artistique, soi-même et son monde qui se suffit à lui-même, ou plutôt, un paysan qui a conservé son âme paysanne à travers la formation bourgeoise est une grande individualité, et tel est Kliouiev.

La base sociale de l'art n'est pas toujours si transparente et irréfutable. Mais cela est dû seulement, comme on l'a déjà dit, au fait que la majorité des poètes est liée aux classes exploiteuses qui, du fait de leur nature exploiteuse, ne disent pas d'elles-mêmes ce qu'elles pensent, ni ne pensent d'elles-mêmes ce qu'elles sont. Toutefois, en dépit de toutes les méthodes sociales et psychologiques au moyen desquelles l'hypocrisie sociale se maintient, on peut trouver l'essence sociale d'un poète, même si elle est diluée de la façon la plus subtile. Et, à moins de comprendre cette essence, la critique de l'art et l'histoire de l'art se condamnent à rester suspendues dans le vide.

Parler du caractère bourgeois de cette littérature que nous appelons " hors d'Octobre " ne signifie donc pas nécessairement le dénigrement des poètes qui se voudraient serviteurs de l'art, et non de la bourgeoisie. Car, où est-il écrit qu'il est impossible de servir la bourgeoisie au moyen de l'art ? De même que les glissements géologiques révèlent les dépôts des couches terrestres, de même les bouleversements sociaux révèlent le caractère de classe de l'art. L'art situé hors d'Octobre est frappé d'une impuissance mortelle pour la bonne raison que la mort a frappé les classes auxquelles il était lié par tout son passé. Privé du système bourgeois de la propriété foncière et de ses coutumes, des subtiles suggestions des domaines et des salons, cet art ne voit aucun sens à la vie, dépérit, devient moribond, est réduit au néant.

Kliouiev n'est pas de l'école rustique ; il ne chante pas le moujik. Ce n'est pas un populiste, c'est un véritable paysan, ou presque. Son attitude spirituelle est vraiment celle d'un paysan ; plus précisément, d'un paysan du Nord. Kliouiev est individualiste, comme un paysan ; il est son propre maître, il est son propre prophète. Il a la terre sous les pieds, et le soleil au-dessus de la tête. Un paysan, propriétaire cossu, a du blé dans sa grange, des vaches laitières dans son étable, des girouettes ciselées au faîte de son toit. Il aime à se vanter de sa maison, de son bien-être et de sa gestion avertie, tout comme Kliouiev le fait de son talent et de ses manières poétiques. Il est tout aussi naturel de se célébrer que de roter après un copieux repas, ou de se signer sur la bouche après avoir bâillé.

Kliouiev a fait des études. Quand, et lesquelles, nous ne le savons pas, mais il administre son savoir comme une personne instruite, et aussi comme un avare. Si un paysan cossu devait, par accident, apporter de la ville un récepteur téléphonique, il le poserait dans l'angle principal de la pièce, non loin de l'icône. De la même manière, Kliouiev embellit les principaux coins de ses vers avec l'Inde, le Congo, le mont Blanc ; et comme Kliouiev aime embellir ! Seul un paysan pauvre ou paresseux se contente d'un joug simplement gratté. Un bon paysan possède un joug sculpté, peint de plusieurs couleurs. Kliouiev est un bon maître-poète, abondamment doté ; il a partout des ciselures, du vermillon, des dorures, des moulures à tout endroit, et même des brocarts, des satins, de l'argent, et toutes sortes de pierres précieuses. Tout cela luit, chatoie au soleil, et on peut penser que ce soleil est le sien, le soleil de Kliouiev, parce que vraiment, dans ce monde il n'y a que lui, Kliouiev, son talent, la terre sous ses pieds, et le soleil au-dessus de sa tête.

Kliouiev est le poète d'un monde fermé, inflexible en soi, mais d'un monde qui n'en a pas moins considérablement changé depuis 1861. Kliouiev n'est pas un Koltzov : un siècle ne s'est pas écoulé en vain. Koltzov est simple, humble et modeste. Kliouiev est complexe, exigeant, ingénieux. Il a apporté sa nouvelle technique poétique de la ville, comme le paysan voisin a pu apporter un phonographe ; et il utilise la technique poétique comme la géographie de l'Inde, dans le seul but d'embellir le cadre paysan de sa poésie. Il est bigarré, souvent brillant et expressif, souvent cocasse, avec de gros effets et du clinquant, le tout sur un solide fonds paysan.

Les poèmes de Kliouiev, comme sa pensée et sa vie, sont dépourvus de mouvement. Il y a bien trop d'ornementation dans la poésie de Kliouiev pour laisser place à l'action lourds brocarts, pierres aux teintes naturelles colorées et toutes sortes de choses encore. Il faut y évoluer avec prudence, afin de ne rien briser ou détruire. Et cependant Kliouiev a accepté la révolution, le plus grand des dynamismes. Kliouiev l'a acceptée, non pour lui seul, mais avec l'ensemble de la paysannerie, et ce, également à la manière d'un paysan. L'abolition des domaines de la noblesse fait plaisir à Kliouiev. "Que Tourgueniev en pleure pour son compte." Mais la révolution est avant tout une révolution citadine. Sans la ville, l'abolition des domaines nobiliaires n'aurait pu avoir lieu. C'est ici que surgit le dualisme de Kliouiev par rapport à la révolution, un dualisme caractéristique, répétons-le, non seulement de Kliouiev mais de toute la paysannerie. Kliouiev n'aime pas la ville ; il ne reconnaît pas la poésie des villes. Le ton "ami-ennemi" de ses poèmes, où il presse le poète Kirillov de rejeter l'idée de poésie d'usine et de rejoindre la sienne, les pinèdes de Kliouiev, la seule source d'art, est très instructif. Des "rythmes industriels" de la poésie prolétarienne, du principe même de celle-ci, Kliouiev parle avec le mépris naturel qui vient aux lèvres de tout paysan " solide " quand il toise le propagandiste du socialisme, l'ouvrier de la ville sans maison, ou, ce qui est pis, le vagabond. Et quand Kliouiev, avec condescendance, invite le forgeron à se reposer un moment sur un banc sculpté de paysan, cela rappelle l'allure de paysan riche et la belle prestance d'Olonets, offrant charitablement un morceau de pain au prolétaire affamé dont la famille vit, depuis plusieurs générations, à Pétrograd, " en haillons des villes, avec des talons usés sur les pierres des villes ".

Kliouiev accepte la révolution parce qu'elle a libéré le paysan, et il lui consacre nombre de ses chants. Mais sa révolution est sans dynamisme politique et sans perspective historique. Pour Kliouiev, elle est comme un marché, ou une noce somptueuse. Des gens, venus de divers endroits, s'y retrouvent, s'enivrent de vins et de chants, d'embrassades et de danses, puis s'en retournent chacun dans son propre foyer, sa propre terre sous les pieds et son propre soleil au-dessus de la tête. Pour les autres c'est une République, pour Kliouiev c'est la vieille terre de Russie ; pour les autres c'est le socialisme, pour lui c'est Kitej, la ville du rêve, morte et disparue. Il promet le paradis par la révolution, mais ce paradis est seulement un royaume paysan, agrandi et embelli, un paradis de blé et de miel, un rossignol sur l'aile décorée de la maison, un soleil de jaspe et de diamant. Ce n'est pas sans hésitations que Kliouiev reçoit dans son paradis paysan la radio, le magnétisme et l'électricité, et qu'il apparaît que l'électricité est un taureau géant provenant d'une épopée paysanne, et qu'entre ses cornes se trouve une table servie.

Kliouiev était à Pétrograd au moment de la révolution. Il écrivit dans la Krasnaïa Gazeta et fraternisa avec les ouvriers. Mais, même dans cette période de lune de miel, en paysan rusé, il soupesa dans son esprit si, d'une façon ou d'une autre, il ne résulterait pas de tout cela quelque mal pour son petit domaine à lui, Kliouiev, c'est-à-dire pour son art. S'il semblait à Kliouiev que la ville ne l'appréciait point, lui, Kliouiev, montrerait aussitôt son caractère et relèverait le prix de son paradis de blé, par rapport à l'enfer industriel. S'il lui était fait reproche de quelque chose, il ne perdrait pas de temps à chercher ses mots, il mettrait son contradicteur à terre et s'en vanterait avec force et conviction. Il n'y a pas si longtemps, Kliouiev engagea une guérilla poétique contre Essénine, qui avait décidé de mettre habit à queue et haut-de-forme, et qui avait annoncé cela dans ses poèmes. Kliouiev y vit une trahison de ses origines paysannes et lava la tête du jeune homme, comme un riche frère aîné tancerait son cadet qui se serait mis en tête d'épouser une garce des villes et de rejoindre les déclassés.

Kliouiev est ombrageux. Quelqu'un le pria d'éviter les mots sacrés ; Kliouiev s'en offensa :

Il semble que ni les saints, ni les vilains n'existent

Pour les cieux industriels.

On ne sait pas avec certitude s'il est croyant ou non. Son Dieu, soudainement, crache le sang, tandis que la Vierge se donne à certain Hongrois pour quelques pièces de métal jaune. Tout cela sonne comme un blasphème; mais exclure Dieu de la maison de Kliouiev, détruire le coin sacré où la lumière de la lampe éclaire un, cadre argenté ou doré, voilà une destruction à laquelle il ne peut consentir. Sans la lampe d'icônes, le monde est inachevé.

Quand Kliouiev chante Lénine en " vers paysans cachés ", il n'est pas facile de trancher si c'est pour ou contre Lénine. quelle ambiguïté dans la pensée, le sentiment, et les mots ! A la base de tout cela se trouve la dualité du paysan, ce Janus en laptis[26] qui tourne une face vers le passé, une autre vers l'avenir. Kliouiev se hisse même jusqu'à chanter la Commune. Mais il s'agit tout juste de chants de glorification, "en l'honneur de". "Je ne veux pas la Commune sans le poêle du paysan." Mais la Commune avec un poêle de paysan, ce n'est pas reconstruire toutes les fondations de la vie selon la raison, le compas et le double-mètre en mains, c'est toujours le vieux paradis paysan :

Les sons d'or

Pendent comme des grappes sur l'arbre ;

Comme des martins-pêcheurs, les mots

Se posent sur les branches

(La Baleine de bronze)

Voilà la poétique de Kliouiev tout entière ! Où se trouvent la révolution, la lutte, le dynamisme, l'aspiration au nouveau ? Nous avons la paix, une immobilité enchantée, une féerie de clinquant. " Comme des martins-pêcheurs, les mots se posent sur les branches. " C'est quelque chose de curieux à voir. Mais l'homme moderne ne peut vivre dans un tel climat.

Quel chemin Kliouiev suivra-t-il ? Se rapprochera-t-il de la révolution, ou s'en éloignera-t-il ? Plus probablement, il s'éloignera d'elle. Il est trop saturé de passé. L'isolement intellectuel et l'originalité esthétique du village, malgré l'affaiblissement temporaire de la ville, sont en fait en déclin. Kliouiev, aussi, semble être sur le déclin.


Serge Essenine[modifier le wikicode]

Essenine, ainsi que tout le groupe des Imaginistes (Marienhof, Cherchenevitch, Koussikov), se trouve quelque part à la croisée des chemins entre Kliouiev et Maïakovski. Les racines d'Essenine sont au village, mais moins profondément que chez Kliouiev. Essenine est plus jeune. Il devint poète alors que le village était déjà ébranlé par la révolution, qu'était déjà ébranlée la Russie toute entière. Kliouiev avait été entièrement formé dans les années d'avant guerre, et il répondit à la guerre et à la révolution dans les limites du conservatisme de l'homme des forêts. Essenine est non seulement plus jeune, il est aussi plus souple, plus plastique, plus ouvert aux influences et plus riche de possibilités. Sa base paysanne elle-même n'est pas semblable à celle de Kliouiev ; Essenine n'a ni la solidité de Kliouiev, ni sa componction sombre et pompeuse. Essenine se targue d'être arrogant et d'être un hooligan. A dire vrai, son arrogance même, arrogance purement littéraire (La Confession) n'est pas si terrible. Cependant, Essenine est sans aucun doute l'expression de l'esprit pré-révolutionnaire et révolutionnaire de la jeunesse paysanne, que la vie troublée du village a poussée à l'arrogance et à la turbulence.

La ville a déteint sur Essenine plus fortement et de façon plus visible que sur Kliouiev. C'est ici qu'intervient l'influence incontestable du futurisme. Essenine est plus dynamique dans la mesure où il est plus nerveux, plus souple, plus sensible au nouveau. Mais l'imaginisme est à l'opposé du dynamisme. L'image acquiert une signification par elle-même, aux dépens de l'ensemble, les éléments isolés devenant distincts et froids.

On a dit, à tort, que l'abondance d'images de l'imaginiste Essenine provenait de ses penchants individuels. En fait, nous trouvons les mêmes traits chez Kliouiev. Ses vers sont alourdis par une imagerie encore plus fermée et plus immobile. Au fond, il s'agit d'une esthétique moins personnelle que paysanne. La poésie des formes répétitives de la vie a, en définitive, peu de mobilité, et cherche une issue dans la condensation des images.

L'imaginisme est à tel point surchargé d'images que sa poésie ressemble à une bête de somme, et, par suite, elle est lente dans ses mouvements. L'abondance des images n'est pas en soi une preuve de puissance créatrice ; au contraire, elle peut provenir du manque de maturité technique d'un poète surpris par les événements, et par des sentiments qui, artistiquement, le dépassent. Le poète est presque encombré d'images, et le lecteur se sent aussi nerveusement impatient d'en finir que lorsqu'on écoute un orateur qui bégaie. De toute façon, l'imaginisme n'est pas une école dont on puisse attendre de sérieux développements. Même l'arrogance tardive de Koussikov (" l'Occident, en direction duquel nous, imaginistes, éternuons ") semble curieuse, mais guère amusante. L'imaginisme est peut-être seulement une étape pour quelques poètes, plus ou moins talentueux, de la jeune génération, qui se ressemblent entre eux sur un seul point tous manquent encore de maturité.

L'effort fait par Essenine pour construire une grande œuvre grâce à la méthode imaginiste s'est révélé inefficace du fait que l'auteur a déversé sa copieuse imagerie avec excès. La forme dialoguée de Pougatchov fut impitoyablement plus forte que le poète. Le drame, en général, est une forme d'art très transparente et rigide ; il n'offre pas de place aux morceaux descriptifs ou narratifs ni aux envolées lyriques. Le dialogue précipita Essenine dans des eaux claires. Emelko Pougatchov, aussi bien que ses ennemis ou collègues, sont tous, sans exception, des imaginistes. Et Pougatchov lui-même, c'est Essenine de la tête aux pieds : il veut être terrible, mais ne peut l'être. Le Pougatchov d'Essenine est un romantique sentimental. Il est amusant qu'Essenine se présente lui-même comme une sorte de hooligan, vaguement assoiffé de sang ; mais quand Pougatchov s'exprime comme un romantique chargé d'images, ça ne l'est pas. L'imaginiste Pougatchov prend une allure un peu ridicule.

Bien que l'imaginisme, à peine né, soit déjà mort, Essenine appartient encore à l'avenir. A des journalistes étrangers, il déclare être plus à gauche que les bolchéviks. C'est dans l'ordre naturel des choses et n'effraie personne. Pour l'instant, Essenine, le poète qui peut être plus à gauche que nous, pauvres pécheurs, mais qui n'en sent pas moins son Moyen Âge, a commencé ses voyages de jeunesse, et il ne reviendra pas identique à celui qu'il a été. Nous ne préjugerons pas. Quand il reviendra, il nous le dira lui-même.


Les " Frères Sérapion ", Vsévolod Ivanov, Nicolas Nikitine[modifier le wikicode]

Les "Frères Sérapion " sont des jeunes qui vivent encore dans leur famille[27]. Certains d'entre eux ne sont pas venus à la Révolution à travers la littérature, mais sont venus à la littérature à travers la Révolution. Précisément parce que leur court itinéraire part de la Révolution, ils éprouvent – du moins certains d'entre eux – un besoin intérieur de se distancer de la Révolution, et de protéger contre ses exigences sociales la liberté de leurs œuvres. C'est comme s'ils sentaient pour la première fois que l'art a ses droits propres. L'artiste David (chez N. Tikhonov) immortalise en même temps " la main de l'assassin patriotique " et Marat. Pourquoi ? Parce qu'est " si beau l'éclair qui va du poignet au coude, éclaboussé de pâte vermeille ". Très souvent les Sérapion s'éloignent de la Révolution ou de la vie moderne en général, voire de l'homme, pour écrire sur les étudiants de Dresde, les Juifs des temps bibliques, les tigresses et les chiens. Tout cela ne donne qu'une impression de tâtonnement, d'essai, de préparation. Ils absorbent les acquis littéraires et techniques des écoles pré-révolutionnaires, sans lesquels il ne pourrait y avoir de mouvement en avant. Leur ton général est réaliste, mais encore tout à fait confus. Il est trop tôt pour juger individuellement les " Frères Sérapion ", du moins dans le cadre de cet ouvrage. D'une façon générale, ils annoncent, parmi beaucoup d'autres symptômes, une renaissance de la littérature sur une nouvelle base historique, après le tragique effondrement. Pourquoi les reléguons-nous dans la catégorie de nos " compagnons de route " ? Parce qu'ils sont liés à la Révolution, mais par un lien encore très lâche, parce qu'ils sont très jeunes, et que rien de définitif ne peut être dit quant à leurs lendemains.

Le trait le plus dangereux des " Sérapion " est la gloire qu'ils se font de manquer de principes. C'est de la stupidité et de la niaiserie. Comme s'il pouvait exister des artistes " sans tendance ", sans rapports définis avec la vie sociale – fussent-ils implicites et non formulés en termes politiques. Il est vrai que la plupart des artistes, dans les périodes ordinaires, élaborent leurs rapports avec la vie et ses formes sociales d'une façon insensible, moléculaire, et presque sans participation de la raison critique. L'artiste rend la vie telle qu'il la trouve, colorant son attitude vis-à-vis d'elle d'une sorte de lyrisme. Il en considère les fondations comme immuables, et ne l'aborde pas avec plus d'esprit critique qu'il n'en témoigne devant le système solaire. Ce conservatisme passif constitue le pivot invisible de son œuvre.

Les périodes critiques n'accordent pas à l'artiste le luxe de pouvoir créer de façon automatique et indépendamment de toute considération sociale. Quiconque s'en vante, fût-ce sans sincérité et même sans prétention, masque une tendance réactionnaire, ou est tombé dans des stupidités sociales, ou se rend ridicule. Il est évidemment possible de faire des exercices de jeunesse dans l'esprit des histoires de Sinebrioukhov, ou à la manière du petit roman de Fédine, Anna Timofeevna, mais il est impossible de produire un grand ou important tableau, ou même de tenir pendant longtemps avec des esquisses, sans s'inquiéter des perspectives sociales et artistiques.

Les romanciers et poètes nés de la Révolution et qui sont encore très jeunes, presque dans leurs langes, essaient, dans la recherche de leurs personnalités artistiques, de s'éloigner de la Révolution qui a été leur milieu, le cadre dans lequel ils doivent encore se trouver. D'où les tirades de " L'art pour l'art " qui semblent très importantes, et très audacieuses aux " Sérapion ", mais qui, en fait, sont au mieux un signe de croissance et, dans tous les cas, une preuve d'immaturité. Si les " Sérapion " se séparaient entièrement de la Révolution, ils se révéleraient aussitôt comme un résidu de deuxième ou de troisième choix des écoles littéraires antérieures à la Révolution, pourtant mises au rebut. Il est impossible de jouer avec l'histoire. Ici, le châtiment suit immédiatement le crime.

Vsévolod Ivanov, qui est le plus vieux et le plus notoire des " Sérapion ", est aussi celui d'entre eux qui a le plus d'importance et le plus de poids. Il écrit sur la Révolution, seulement sur la Révolution, mais exclusivement sur des révolutions paysannes et lointaines. Le caractère unilatéral de son thème et l'étroitesse relative de son champ artistique mettent une empreinte de monotonie sur ses couleurs fraîches et brillantes.

Il est spontané dans ses humeurs mais, dans sa spontanéité, ne se montre pas suffisamment attentif et exigeant envers lui-même. Il est très lyrique, et son flot lyrique coule sans fin. Mais l'auteur se fait sentir avec trop d'insistance, se met trop souvent en avant, s'exprime trop bruyamment, donne à la nature et aux gens des tapes trop rudes sur les épaules et dans le dos. Aussi longtemps que cette spontanéité procède de sa jeunesse, elle est très attrayante ; mais le danger est grand qu'elle ne devienne maniérisme. A mesure que la spontanéité diminue, elle doit être compensée par un élargissement du champ créateur et une élévation du niveau de la technique. Ce n'est possible que si l'on est exigeant à l'égard de soi-même. Le lyrisme avec lequel Ivanov réchauffe tellement la nature et ses dialogues doit devenir plus secret, plus intérieur, plus caché, et plus avare de son expression. Une phrase doit procéder d'une autre par la force naturelle de la matière artistique, sans l'aide visible de l'auteur. Ivanov a appris chez Gorki et a bien appris. Qu'il repasse une fois de plus par cette école, mais cette fois en sens inverse.

Ivanov connaît et comprend le paysan sibérien, le Cosaque, le Kirghize. Sur un fond de révoltes, de batailles, de coups de feu et de répression, il montre fort bien le défaut du paysan : celui-ci n'a pas de personnalité politique, malgré sa force sociale stable. Se trouvant en Russie, un jeune paysan sibérien, ancien soldat du tsar, soutient les bolchéviks ; mais, à son retour en Sibérie, il sert chez " Toltchak " contre les Rouges. Son père, un paysan prospère qui, ennuyé, était à la recherche d'une foi nouvelle, devient, de façon imperceptible et inattendue pour lui-même, le dirigeant des groupes rouges. Toute la famille se disloque ; le village est brûlé. Toutefois, sitôt passé l'ouragan, le paysan commence à marquer les arbres dans la forêt en vue de l'abattage et se met à reconstruire. Après avoir oscillé entre maintes directions, Poussah essaie de se fixer solidement sur sa base pesante. Chez Ivanov, différentes scènes isolées atteignent une grande puissance. Les scènes où se situe la " conversation " entre les Rouges d'Extrême-Orient et un prisonnier américain, ou la saoulerie des rebelles, ou bien la recherche d'un " grand Dieu " par un Kirghize sont splendides. Pourtant, d'une façon générale, qu'il le veuille ou non, Ivanov montre que les soulèvements paysans dans la Russie " paysanne " ne sont pas encore la révolution. D'une petite étincelle jaillit soudainement la révolte paysanne, éphémère, souvent cruelle dans son désespoir, sans que quiconque voie pourquoi elle s'est enflammée, ni où elle va mener. Et jamais, ni d'aucune façon, la révolte paysanne isolée ne peut être victorieuse. Une allusion à un soulèvement paysan se trouve dans Les Vents colorés, de la part de Nikitine le bolchévik des villes, mais elle reste vague. Le Nikitine du récit d'Ivanov est une parcelle énigmatique d'un autre monde, et on ne voit pas clairement pourquoi l'élément paysan tourne autour de lui. De tous ces tableaux de la Révolution dans des coins reculés, il se dégage une conclusion irrécusable dans un grand creuset et à haute température, s'accomplit une refonte du caractère national du peuple russe. Et de ce creuset, Poussah ne ressortira pas tel qu'il y était entré.

Ce serait une bonne chose si Vsévolod Ivanov pouvait, lui aussi, mûrir dans ce creuset.

Nikitine a nettement émergé d'entre les "Sérapion " au cours de l'année dernière. Ce qu'il a écrit en 1922 marque un bond en avant par rapport à ce qu'il avait fait l'année précédente. Mais il y a, dans cette maturation rapide, quelque chose de tout aussi inquiétant que dans la précocité d'un jeune. Inquiétante est avant tout la note évidente de cynisme qui, dans une mesure plus ou moins grande, est aujourd'hui caractéristique de presque toute la jeunesse, mais qui, par moment, prend chez Nikitine mauvaise tournure. Il ne s'agit pas de mots crus, ni d'excès naturalistes – bien que des excès soient toujours des excès – mais d'une attitude vis-à-vis des hommes et des événements faite de grossièreté provocante et de réalisme superficiel. Le réalisme, au sens large du terme, c'est-à-dire dans le sens d'une affirmation artistique du monde réel avec sa chair et son sang, mais aussi avec sa volonté et sa conscience, comprend de nombreuses espèces. On peut prendre l'homme, non seulement l'homme social, mais l'homme psycho-physique, et l'aborder sous différents angles : par le haut, par le bas, par le côté, ou encore, tourner autour de lui. Nikitine l'aborde, ou plus exactement, s'approche furtivement de lui, par le bas. Voilà pourquoi toutes ses perspectives de l'homme deviennent grossières, quelquefois même dégoûtantes. La précocité talentueuse de Nikitine donne à ce garçon un caractère inquiétant. C'est une voie en impasse.

Sous ces inconvenances verbales et cette débauche naturaliste, se cache un manque de foi ou l'extinction d'une foi, et ceci n'est pas vrai pour Nikitine seulement. Cette génération a été prise dans le tourbillon de grands événements sans préparation d'aucune sorte, politique, morale ou artistique. Elle n'avait rien qui fût stable, ou plutôt traditionnel ; aussi la Révolution l'a-t-elle aisément conquise. Parce qu'elle fut aisée, cette conquête était superficielle. Les jeunes furent pris dans le tourbillon et tous, Imaginistes, " Sérapion ", etc..., devinrent des Dissidents, convaincus à moitié consciemment que la feuille de vigne était l'emblème essentiel du vieux monde. Il est tout à fait significatif que la génération d'adolescents saisie par la Révolution soit la pire, non seulement dans l'intelligentsia urbaine, mais aussi dans la paysannerie, et même dans la classe ouvrière. Elle n'est pas révolutionnaire, elle est turbulente et porte les marques distinctives de l'individualisme anarchiste. La génération suivante, qui a grandi sous le nouveau régime, est bien meilleure ; elle est plus sociale, plus disciplinée, plus exigeante envers elle-même et sa soif de connaissances grandit sérieusement. C'est cette jeunesse qui s'entend si bien avec les " vieux ", avec ceux qui furent formés et trempés avant février et octobre 1917 et même avant 1914. Le révolutionnarisme des " Sérapion ", comme de la majorité des " compagnons de route ", est bien plus en rapport avec la génération qui est venue trop tard pour préparer la Révolution, et trop tôt pour être éduquée par elle. Ayant abordé la Révolution du mauvais côté, celui du paysan, et acquérant un point de vue de semi-Dissident, ces " compagnons de route " deviennent d'autant plus désillusionnés qu'il apparaît plus clairement que la Révolution n'est pas une partie de plaisir, mais une conception, une organisation, un plan, une entreprise. L'imaginiste Marienhof tire son chapeau et, avec politesse et ironie, dit adieu à la Révolution qui l'a trahi, lui, Marienhof. Et Nikitine, dans son conte Pella où ce type de Dissident pseudo-révolutionnaire trouve son expression la plus achevée, termine par ces mots essentiellement sceptiques, qui, sans être aussi timides que ceux de Marienhof, sont tout aussi cyniques : " Vous êtes fatigués, et j'ai déjà abandonné la chasse... Et maintenant, il est futile pour nous de courir après. Ça n'a pas de sens. Détournez-vous des places mortes. "

Nous avons déjà une fois entendu cela, et nous nous en souvenons très bien. Les jeunes romanciers et rimeurs qui furent saisis par la Révolution en 1905, lui tournèrent plus tard le dos dans des termes presque identiques. Lorsqu'en 1907 ils tirèrent leur chapeau pour dire adieu à cette étrangère, ils s'imaginaient sérieusement qu'ils avaient déjà réglé leur compte avec elle. Mais elle revint une seconde fois, et bien plus forte. Elle trouva les premiers " amants " inattendus de 1905 prématurément vieillis, moralement chauves. Pour cette raison, bien qu'à dire vrai sans jamais s'en inquiéter beaucoup, elle attira dans son champ la nouvelle génération de la vieille société (tout à sa périphérie, et même sur la tangente). Vint ensuite un autre 1907 : chronologiquement, il a nom 1921-1922 et prend la forme de la Nep. La Révolution n'était pas une étrangère si splendide, après tout ; rien qu'une commerçante !

Il est vrai que ces jeunes gens sont prêts à soutenir en maintes occasions qu'ils ne songent pas à rompre avec la Révolution, qu'ils ont été faits par elle, qu'on ne peut les concevoir hors de la Révolution, et qu'eux-mêmes ne le peuvent pas. Mais tout cela est très imprécis, et même ambigu. Ils ne peuvent évidemment se séparer de la Révolution, dans la mesure où la Révolution, quoique commerçante, est un fait, et même un mode de vie. Être hors de la Révolution signifierait se trouver parmi les émigrés. Il ne peut en être question. Mais, outre les émigrés à l'étranger, il y a les émigrés de l'intérieur. Et la route vers eux passe loin de la Révolution. Qui n'a plus rien après quoi courir postule l'émigration spirituelle, et cela signifie inévitablement sa mort en tant qu'artiste, car il ne sert à rien de se duper soi-même : la séduction, la fraîcheur, l'importance donnée aux plus jeunes viennent entièrement de la Révolution qui les a touchés. Si on enlève celle-ci, il y aura quelques Chirikov de plus dans le monde, et rien d'autre.


Boris Pilniak[modifier le wikicode]

Pilniak est un réaliste et un remarquable observateur, à l'œil clair et à l'oreille fine. Les hommes et les objets ne lui paraissent point vieux, usés, toujours les mêmes, et seulement jetés dans un désordre temporaire par la Révolution. Il les saisit dans leur fraîcheur et dans ce qu'ils ont d'unique, c'est-à-dire vivants et non morts et, dans le désordre révolutionnaire qui constitue pour lui un fait vivant et fondamental, il cherche des appuis pour son ordre artistique propre. En art comme en politique – et à certains égards l'art se rapproche de la politique et réciproquement, car tous deux font œuvre créatrice – le " réaliste " est incapable de regarder ailleurs qu'à ses pieds, de remarquer autre chose que les obstacles, les défauts, les ornières, les bottes éculées et la vaisselle cassée. D'où une politique timorée, fuyante, opportuniste, et un art de basse condition, rongé par le scepticisme, épisodique. Pilniak est un réaliste. La seule question est celle de l'échelle de son réalisme. Or notre époque réclame une vaste échelle.

Avec la Révolution, la vie est devenue un bivouac. La vie privée, les institutions, les méthodes, les pensées, les sentiments, tout est devenu inhabituel, temporaire, transitoire, tout se sent précaire, et va même souvent jusqu'à exprimer cette précarité dans les noms. D'où la difficulté de toute démarche artistique. Ce perpétuel bivouac, ce caractère épisodique de la vie comporte en soi un élément d'accidentel, et l'accidentel porte le sceau de l'insignifiance. Prise dans la diversité de ses épisodes, la Révolution apparaît soudain comme dénuée de signification. Où est donc la Révolution ? Voilà la difficulté. Seul la surmontera celui qui saura comprendre, sentir au plus profond le sens interne de cette diversité et découvrir derrière elle l'axe de cristallisation historique. " A quoi bon des maisons solides, demandaient jadis les Vieux Croyants, puisque nous attendons la venue du Messie ? " La Révolution ne construit pas non plus de maisons solides ; pour y suppléer, elle fait déménager les gens, les entasse dans les mêmes locaux, bâtit des baraquements. Des baraquements provisoires : tel est l'aspect général de ses institutions. Cela, non pas parce qu'elle attend la venue du Messie, non pas parce que, au processus matériel de l'organisation de la vie, elle oppose son but final, mais an contraire parce qu'elle s'efforce, dans une recherche et une expérience incessantes, de trouver les meilleures méthodes pour édifier sa maison définitive. Tous ses actes sont des esquisses, des ébauches, des brouillons sur un thème donné. Il y en a eu et il y en aura encore beaucoup. Et les ébauches ratées sont beaucoup plus nombreuses que celles qui promettent une réussite. Mais toutes sont marquées par la même pensée, la même recherche. Un même but historique les inspire. " Gviu ", " Glavbum "[28] ne sont pas simplement des combinaisons de sons dans lesquelles Pilniak entend le hurlement des forces élémentaires de la Révolution ; ce sont des termes de travail (comme il y a des hypothèses de travail), termes voulus, pensés, forgés consciemment, en vue d'une édification consciente, préméditée, voulue – et voulue comme jamais auparavant dans le monde.

" Oui, dans cent ou cent cinquante ans les hommes auront la nostalgie de la Russie actuelle, y voyant les jours de la plus belle manifestation de l'esprit humain... Mais ma chaussure est éculée, et je voudrais être à l'étranger, attablé dans un restaurant, et buvant un petit whisky " (Ivan et Maria).

De même qu'un train formé de wagons à bestiaux ne peut, en raison de la confusion des mains, des pieds, des besaciers et des lumières, voir une route longue de 2.000 kilomètres, on ne peut, par la faute d'un soulier éculé et de toutes les autres dissonances et difficultés de la vie soviétique – nous dit Pilniak – voir le tournant historique qui vient de s'accomplir.

" Les mers et les plateaux ont changé de place ! Parce qu'en Russie se produisent les douleurs de l'enfantement ! Parce que la Russie est divisée en zones économiques ! Parce qu'en Russie il y a la vie ! Parce que les hautes eaux sont épaisses de terre noire ! Ceci, JE le sais. Mais ILS voient des poux dans la saleté. "

La question est posée avec précision. Ils (les philistins amers, les dirigeants déchus, les prophètes offensés, les pédants, les stupides, les rêveurs professionnels) ne voient que poux et fange, alors qu'en vérité il existe aussi les douleurs de l'enfantement, qui sont autrement importantes. Pilniak le sait. Peut-il se contenter de soupirs et de convulsions, d'anecdotes physiologiques ? Non, il veut vous faire participer à l'enfantement.

C'est une grande tâche et très difficile. Il est bon que Pilniak se soit fixé cette tâche. Mais le moment n'est pas encore venu de dire s'il en est venu à bout.

Parce qu'il craint l'anecdote, Pilniak n'a pas de thème. A vrai dire, il insinue deux ou trois thèmes, davantage même, qui voyagent en tous sens à travers le récit ; mais ce ne sont qu'allusions, sans la signification cardinale que possède généralement un thème. Pilniak désire montrer la vie actuelle dans ses rapports et son mouvement ; il la saisit bien d'une façon ou de l'autre, par des coupes en différents lieux, parce qu'elle ne ressemble nulle part à ce qu'elle a été. Les thèmes, plus exactement les possibilités de thèmes qui traversent ses récits ne sont que des échantillons de vie pris au hasard, et la vie, notons-le, est maintenant beaucoup plus pleine de sujets qu'elle ne le fut jamais auparavant. Mais le centre de cristallisation n'existe pas dans ces sujets épisodiques et parfois anecdotiques. Où se trouve-t-il donc ? C'est ici la pierre d'achoppement. L'axe invisible (l'axe de la terre est également invisible) devrait être la Révolution elle-même, autour de laquelle devrait tourner toute la vie agitée, chaotique et en voie de reconstruction. Pour que le lecteur découvre cet axe, l'auteur devrait lui-même s'en être préoccupé et, en même temps, y avoir sérieusement réfléchi.

Quand Pilniak, sans savoir qui il vise, heurte Zamiatine et autres " Insulaires ", en disant qu'une fourmi ne peut pas comprendre la beauté d'une statue de femme parce qu'elle n'y voit rien d'autre que monts et vallées quand elle court sur elle, il frappe juste et fort. Toute grande époque, que ce soit la Réforme, la Renaissance ou la Révolution, doit être acceptée comme un tout et non par tranches ou par miettes. Les masses, avec leur instinct invincible, participent toujours à ces mouvements. Chez l'individu, cet instinct atteint le niveau du concept. Ceux qui sont intellectuellement médiocres ne se trouvent cependant ni ici ni là ; trop individualistes pour partager les perceptions des masses, ils sont trop peu développés pour en avoir une compréhension synthétisée. Leur domaine, ce sont les monts et vallées sur lesquelles ils se meurtrissent, avec des malédictions philosophiques et esthétiques. Qu'en est-il à ce sujet de Pilniak ?

Pilniak scrute très habilement et avec beaucoup d'acuité une tranche de notre vie, et en cela réside sa force, car c'est un réaliste. En outre, il sait et proclame que la Russie est divisée en zones économiques, que les belles douleurs de l'enfantement ont lieu et que, dans la confusion des poux, des malédictions et des vagabonds, s'accomplit la plus grande transition de l'histoire. Pilniak doit le savoir puisqu'il le proclame. Mais l'ennui est qu'il ne fait que le proclamer, comme s'il opposait ses convictions à la réalité, fondamentale et cruelle. Il ne tourne pas le dos à la Russie révolutionnaire. Au contraire, il l'accepte et même la célèbre à sa manière. Mais il ne fait que le dire. Il ne peut pas s'acquitter de sa tâche en artiste parce qu'il ne parvient pas à l'embrasser intellectuellement. C'est pourquoi, souvent, Pilniak rompt arbitrairement le fil de sa narration pour serrer à toute vitesse les nœuds, pour expliquer (d'une façon ou d'une autre), pour généraliser (très mal) et pour orner lyriquement (quelquefois de façon magnifique et le plus souvent inutile). Toute son œuvre est marquée d'ambiguïté. Quelquefois la Révolution en constitue l'axe invisible, parfois, de façon très visible, c'est l'auteur lui-même qui gravite timidement autour de la Révolution. Tel est aujourd'hui Pilniak.

Pour ce qui est du sujet, Pilniak est provincial. Il saisit la Révolution à sa périphérie, dans ses arrière-cours, au village et surtout dans les villes de province. Sa Révolution est celle d'une bourgade. Certes, même une telle façon de l'aborder peut être vivante. Elle peut même être plus incarnée. Mais pour qu'elle le soit, elle ne doit pas s'arrêter à la périphérie. Il faut trouver l'axe de la Révolution, qui n'est ni au village ni au district. On peut aborder la Révolution par la bourgade, mais on ne peut en avoir une vision d'habitant de bourgade.

Le conseil des Soviets d'un district – un chemin glissant – " Camarade, aide-moi à entrer " – des espadrilles – des peaux de moutons – la queue à la Maison des Soviets pour du pain, des saucisses, du tabac – Camarades, vous êtes les seuls maîtres du Conseil révolutionnaire et de la municipalité – O, Chérie, vous donnez peu, si peu ! (ceci se réfère aux saucisses) – c'est la lutte finale décisive – l'Internationale – l'Entente – le capitalisme international...

Dans ces fragments de discussion, de vie, de discours, de saucisses et d'hymnes, il passe quelque chose de la Révolution ; une partie vitale de celle-ci est saisie par un œil pénétrant, mais comme à la hâte, en la croisant au galop. Il manque un lien entre ces fragments et le corps du récit. L'idée sur laquelle se fonde notre époque y manque. Quand Pilniak dépeint un wagon à bestiaux, on sent en lui l'artiste, l'artiste de demain, l'artiste potentiel de demain. Mais on ne sent pas que des contradictions ont été résolues, signe incontestable de l'œuvre d'art. On se retrouve tout aussi perplexe qu'avant, si ce n'est plus. Pourquoi le train ? Pourquoi le wagon à bestiaux ? En quoi sont-ils la Russie ? Personne ne demande à Pilniak de procéder, par une coupe dans la vie ou le temps, à l'analyse historique d'un wagon à bestiaux, ni même à annoncer prophétiquement vers quoi personnellement il incline. Si Pilniak avait compris ce que signifie le wagon à bestiaux et quels rapports il a avec le cours des événements, il en aurait fait profiter le lecteur. Alors que ce wagon à bestiaux qui empeste circule sans rime ni raison. Et Pilniak, qui accepte tout bonnement cela, ne fait que créer le doute dans l'esprit du lecteur.

Une des dernières grandes œuvres de Pilniak, la Tempête de Neige, montre quel grand écrivain il est. La vie désolée, insignifiante, du sale philistin provincial disparaissant au milieu de la Révolution, la routine prosaïque, figée, de la vie soviétique quotidienne, tout cela, en pleine tempête d'Octobre, est peint par Pilniak non sous forme d'un tableau ordonné mais d'une série de taches brillantes, de silhouettes bien découpées et de scènes intelligentes. L'impression générale reste toujours la même : une ambiguïté troublante.

" Olga pensait qu'une révolution ressemblait à une tempête de neige ; les gens en étaient les flocons. "

Pilniak pense la même chose, probablement sous l'influence de Blok qui accepta la Révolution comme un élément naturel, et, par tempérament, comme un élément froid ; non comme du feu, mais à la façon d'une tempête de neige. Et " les gens en étaient les flocons ". Si la Révolution n'est qu'un élément puissant sans rapport avec l'homme, d'où viennent donc les journées de la plus belle manifestation de l'esprit humain ? Et si les douleurs peuvent être justifiées, parce que ce sont les douleurs de l'enfantement, qu'est-ce qui a été effectivement enfanté ? Si vous ne répondez pas à cela, vous aurez souliers éculés, poux, sang, tempête de neige et même jeu de saute-moutons, mais pas la Révolution.

Pilniak sait-il ce qui vient au monde grâce aux douleurs de la Révolution ? Non, il ne le sait pas. Il en a certainement entendu parler (comment aurait-il pu ne pas l'entendre !), mais il n'y croit pas. Pilniak n'est pas un artiste de la Révolution, mais seulement un " compagnon de route " sur le plan de l'art. Deviendra-t-il cet artiste ? Nous ne le savons pas. La postérité parlera des " plus belles journées " de l'esprit humain. Fort bien, mais comment était Pilniak en ces jours-là ? Confus, nébuleux, ambigu. La raison n'en serait-elle pas que Pilniak a peur des événements et des hommes trop rigoureusement définis et pourvus de sens ? Pilniak néglige souvent le communiste ; il le traite avec respect, un peu froidement, parfois avec sympathie, il le néglige néanmoins. On trouve rarement chez lui un ouvrier révolutionnaire et, ce qui est plus grave, l'auteur est incapable de voir par ses yeux. Dans l'Année nue il regarde la vie par divers personnages qui sont également tous des " compagnons de route " de la Révolution, et c'est ainsi qu'on découvre que l'Armée Rouge n'existe pas pour cet artiste des années 1918-1921. Comment est-ce possible ? Les premières années de la Révolution ne furent-elles pas surtout des années de guerre où le sang s'élançait du cœur du pays vers les fronts, et ne le versa-t-on pas pendant plusieurs années en abondance ? Pendant ces années, l'avant-garde ouvrière plaça tout son enthousiasme, toute sa foi dans l'avenir, toute son abnégation, toute sa lucidité et toute sa volonté dans l'Armée Rouge. La Garde Rouge révolutionnaire des villes, à la fin de 1917 et au début de 1918, dans la lutte d'auto-défense, se déploya sur le front en divisions et bataillons. Pilniak n'y porte pas attention. Pour lui l'Armée Rouge n'existe pas. C'est pourquoi pour lui l'année 1919 est nue.

Pilniak doit cependant répondre d'une façon ou d'une autre à la question : Pourquoi tout cela ? Il doit avoir sa philosophie de la Révolution. Or voici qui nous inquiète la philosophie de l'histoire chez Pilniak est tout à fait tournée vers le passé. Ce " compagnon de route " artistique raisonne comme si la voie de la Révolution menait en arrière, non en avant. Il accepte la Révolution parce qu'elle est nationale, et elle est nationale parce qu'elle renverse Pierre le Grand et ressuscite le XVIIème siècle. Pour lui la Révolution est nationale parce qu'il regarde en arrière.

L'Année nue, œuvre principale de Pilniak, est tout entière marquée par ce dualisme. La base, la fondation de cette œuvre est faite de tempêtes de neige, de sorcellerie, de superstition, d'esprits sylvestres, de sectes qui vivent exactement comme on vivait il y a des siècles et pour qui Pétrograd ne signifie rien. C'est en passant que " l'usine est ressuscitée ", grâce à l'activité de groupes d'ouvriers provinciaux. " N'y a-t-il pas là un poème cent fois plus grand que la résurrection de Lazare ? "

On pille la ville en 1918-1919 et Pilniak salue ce fait parce qu'il est clair qu'il n'a " que faire de Pétrograd ". D'autre part, toujours en passant, les bolchéviks, les hommes en vestes de cuir sont " le meilleur du peuple russe, amorphe et grossier. En vestes de cuir, vous ne pouvez les amollir. Cela nous le savons, cela nous le voulons; c'est ce que nous avons décidé, et sans retour en arrière ". Mais le bolchevisme est le produit d'une culture urbaine. Sans Pétrograd, il n'y aurait pas eu de sélection au sein du " peuple grossier ". Les rites de sorcières, les chants populaires, les mots séculaires d'une part, et fondamentaux. Le " gviu, le glavbum, le guvaz ! O quelle tempête de neige ! Comme c'est tumultueux ! comme c'est bon ! " d'autre part. Tout cela est bel et bon, mais ne se rejoint pas, et, au fond cela n'est pas si bon.

La Russie est sans doute pleine de contradictions, même extrêmes. A côté des incantations de sorcières se trouve le glavbum. Parce que les petits hommes de la littérature dédaignent cette nouvelle création du langage, Pilniak répète: " Guvuz, Glavbum... Ah ! Comme c'est bien ! " Dans ces mots provisoires, inhabituels, provisoires comme un bivouac ou un feu de camp au bord d'une rivière (un bivouac n'est pas une maison et un feu de camp n'est pas un âtre), Pilniak voit se refléter l'esprit de son temps. " Ah 1 comme c'est bien ! " Il est bon que Pilniak sente cela (surtout si, chez lui, c'est sérieux et durable). Mais comment parler de la ville que la Révolution (bien que née urbaine) a si gravement endommagée ? C'est ici que Pilniak échoue. Ni par l'esprit ni par le cœur il n'a décidé ce qu'il choisira dans ce chaos de contradictions. Or, il faut choisir. La Révolution a coupé le temps en deux. Bien sûr que, dans la Russie actuelle, les incantations de sorcière existent côte à côte avec le gviu et le glavbum, mais elles ne se situent pas sur le même plan historique. Le gviu et le glavbum, si imparfaits qu'ils soient, vont de l'avant, tandis que les incantations, si populaires qu'elles soient, figurent le poids mort de l'histoire. Donat, membre d'une secte est splendide. C'est un paysan trapu, un voleur de chevaux qui a des principes (il ne boit pas de thé). Lui, Dieu merci, n'a pas besoin de Pétrograd. Le bolchévik Arkhipov est également une figure bien venue. Il dirige le district et, à l'aube, il apprend le vocabulaire dans un livre. Il est intelligent, fort, et dit " fouctionne énergiquement ", mais ce qui est plus important, lui-même " fouctionne " énergiquement. Lequel des deux représente la Révolution ? Donat appartient à la légende, à la " verte " Russie, au XXVIIème siècle pris en bloc. Arkhipov au contraire, appartient au XXIème siècle, même s'il ne connaît pas bien les mots étrangers. Si Donat se révélait le plus fort, si le pieux et calme voleur de chevaux emportait à la fois le capital et la voie ferrée, ce serait la fin de la Révolution et en même temps la fin de la Russie. Le temps a été coupé en deux, une moitié est vivante, l'autre morte, et il faut choisir la moitié vivante. Pilniak est incapable de se décider, il hésite à faire son choix et, pour contenter tout le monde, il met la barbe de Pougatchov au menton du bolchévik Arkhipov. C'est du maquillage de théâtre. Nous avons vu Arkhipov, il se rase.

La sorcière Egorka dit : " La Russie est sage, en soi. L'Allemand est intelligent, mais son esprit est sot. " " Et qu'en est-il de Karl Marx ? " demande quelqu'un. " C'est un Allemand, dis-je, et par conséquent un sot. " " Et Lénine ? " " Lénine, dis-je, c'est un paysan, un bolchévik, il faut donc que vous soyez communistes... " Pilniak se cache derrière la sorcière Egorka, et il est très inquiétant que, parlant en faveur des bolchéviks, il s'exprime ouvertement alors que, parlant contre eux, il le fait dans le langage stupide d'une sorcière. Qu'est-ce qui en lui est le plus profond et le plus réel . Ce " compagnon de route " ne pourrait-il pas, à l'un des prochains arrêts, changer de train pour une direction opposée ?

Le danger politique comporte ici un danger pour l'artiste. Si Pilniak persiste à décomposer la Révolution en révoltes et en tranches de vie paysanne, il sera conduit à simplifier davantage ses méthodes artistiques. Même aujourd'hui Pilniak ne brosse pas un tableau de la Révolution, il n'en a composé que le fond et l'arrière-plan. Il a étalé la couleur à grands coups hardis, mais quel dommage si le maître décidait que le fond constitue tout le tableau ! La Révolution d'Octobre est une Révolution des villes : la Révolution de Pétrograd et de Moscou (" La Révolution se poursuit encore ", remarque, certes, Pilniak en passant). Tout le travail futur de la Révolution sera dirigé vers l'industrialisation et la modernisation de notre économie, vers la mise au point des processus et méthodes de reconstruction dans tous les domaines, vers le déracinement du crétinisme villageois, vers un façonnement de la personnalité humaine qui la rende plus complexe et plus riche. La révolution prolétarienne ne peut être complétée et justifiée, sur le plan de la technique et de la culture, que par l'électrification, et non par le retour à la chandelle, par la philosophie matérialiste d'un optimisme actif, et non par les superstitions sylvestres et un fatalisme stagnant. Il serait trop dommage que Pilniak veuille devenir le poète de la chandelle tout en ayant les prétentions d'un révolutionnaire ! Il ne s'agit pas, bien entendu, d'un danger politique – personne ne songe à entraîner Pilniak dans la politique – mais d'un très réel, très véritable danger sur le plan de l'art. Son erreur est dans sa manière d'aborder l'histoire, d'où découlent une perception fausse de la réalité et une ambiguïté criante. Cela l'écarte des aspects les plus importants du réel, le pousse à tout ramener au primitivisme, à la barbarie sociale, à une simplification des méthodes artistiques, des excès naturalistes, non courageux mais insolents car il ne leur fait pas rendre ce qu'ils pourraient donner. S'il continue dans cette voie, il aboutira (sans même s'en rendre compte) au mysticisme ou à l'hypocrisie mystique (conformément au point de départ romantique) qui serait la mort complète et définitive.

Même aujourd'hui, Pilniak exhibe son passeport romantique chaque fois qu'il se trouve en difficulté. C'est frappant chaque fois que, par exemple, il doit dire qu'il accepte la Révolution, non en termes vagues et ambigus, mais tout à fait clairement. Il procède alors aussitôt, à la manière d'André Biély, à un retrait typographique de plusieurs cadratins et, sur un ton inhabituel déclare : " n'oubliez pas, s'il vous plaît, que je suis un romantique ". Les ivrognes très souvent se font solennels, mais des gens sobres ont aussi souvent à prétendre qu'ils sont ivres pour échapper à des situations difficiles. Pilniak ne serait-il pas de ces derniers ? Quand il se qualifie avec insistance de romantique et demande qu'on n'oublie pas ce fait, n'est-ce pas le réaliste craintif et borné qui parle en lui ? La Révolution n'est en aucune façon un soulier éculé plus le romantisme. L'art de la Révolution ne consiste en aucune façon à ignorer la réalité ou à transformer par l'imagination cette dure réalité en une vulgaire " légende en cours de fabrication ", pour soi et son propre usage. La psychologie de la " légende en cours de fabrication " s'oppose à la Révolution. C'est avec elle, avec son mysticisme et ses mystifications que commença la période contre-révolutionnaire qui suivit 1905.

Accepter la révolution prolétarienne au nom d'un mensonge grossissant signifie non seulement la rejeter, mais la calomnier. Toutes les illusions sociales que les délires du genre humain ont exprimées en religion, en poésie, en morale ou en philosophie, n'ont servi qu'à tromper et aveugler les opprimés. La révolution socialiste arrache le voile des " illusions ", des " moralisations " ainsi que des déceptions humiliantes, et lave le maquillage de la réalité dans le sang. La révolution est forte dans la mesure où elle est réaliste, rationnelle, stratégique et mathématique. Est-il possible que la Révolution, celle-là même que nous avons sous les yeux, la première depuis que la terre tourne, ait besoin d'assaisonnements romantiques, comme un ragoût de chat d'une sauce de lièvre ? Laissez cela aux Biély. Qu'ils dégustent jusqu'au bout le ragoût de chat philistin à la sauce anthroposophique.

En dépit de l'importance et de la fraîcheur de la forme chez Pilniak, ses affectations irritent parce qu'elles sont fréquemment d'imitation. On comprend difficilement que Pilniak ait pu tomber dans une dépendance artistique à l'égard de Biély, voire des pires aspects de Biély. Ce subjectivisme est fatigant qui prend la forme d'interventions lyriques insensées, répétées à l'envi, tandis qu'une argumentation littéraire furieuse et irrationnelle oscille de l'ultra-réalisme aux discours psycho-philosophiques inattendus, que le texte se dispose en terrasses typographiques, et que les citations incongrues ne sont là que par association mécanique ; tout cela est superflu, ennuyeux et sans originalité. André Biély est rusé. Il dissimule les trous de son discours sous une hystérie lyrique. Biély est un anthroposophe, il a acquis de la sagesse chez Rudolf Steiner, il a monté la garde devant le temple mystique allemand en Suisse, il a bu du café et mangé des saucisses. Et comme sa mystique est maigre et pitoyable, il introduit dans ses méthodes littéraires un charlatanisme mi-conscient mi-avoué (et qui recouvre la définition exacte du dictionnaire). Plus il va, plus cela est vrai. Pourquoi Pilniak sent-il le besoin de l'imiter ? Ou se prépare-t-il lui aussi à nous enseigner la philosophie tragi-consolante de la rédemption à la sauce du chocolat Peter ? Pilniak ne prend-il pas le monde tel qu'il est dans sa matérialité et ne le considère-t-il pas en tant que tel ? D'où vient donc cette dépendance à l'égard de Biély ? A la façon d'un miroir convexe elle reflète le besoin intérieur de Pilniak de se faire une image synthétique de la Révolution. Ses lacunes l'inclinent vers Biély, ce décorateur verbal de faillites spirituelles. C'est là une pente descendante ; il serait bon pour Pilniak qu'il rejette le comportement semi-bouffon du steinerien russe et gravisse sa propre route.

Pilniak est un jeune écrivain. Néanmoins, il n'est pas un jeune. Il est entré dans la phase critique, et le grand danger pour lui réside dans une complaisance précoce. A peine avait-il cessé de donner des promesses qu'il devint un oracle. Il se prend pour un oracle, il est ambigu, il est obscur, il parle par sous-entendus, comme un prêtre. Il fait le professeur alors qu'en fait il a besoin d'étudier et d'étudier avec acharnement, parce que ses fins, sur le plan social et sur le plan de l'art, ne coïncident pas. Sa technique est instable, non maîtrisée, sa voix se brise, ses plagiats frappent l'œil. Peut-être n'y a-t-il en tout cela que d'inévitables troubles de croissance, mais à une condition : ne pas se prendre au sérieux. Car si la satisfaction de soi et le pédantisme se cachaient derrière la voix cassée, son grand talent lui-même ne le sauverait pas d'une fin sans gloire. Déjà, dans la période qui précéda la Révolution, ce fut le sort de quelques-uns de nos auteurs qui promettaient mais qui, plongeant immédiatement dans la complaisance, furent étouffés par elle. L'exemple de Léonid Andreiev devrait entrer dans les manuels destinés aux auteurs remplis de promesses.

Pilniak a du talent, les difficultés qu'il doit vaincre sont grandes. On lui souhaite d'en triompher.


Les écrivains rustiques et ceux qui chantent le moujik[modifier le wikicode]

Il est impossible de comprendre, d'accepter ou de peindre la Révolution, même partiellement, si on ne la voit pas dans son intégralité, avec ses tâches historiques réelles qui sont les objectifs de ses forces dirigeantes. Si cette vue fait défaut, on passe à la fois à côté du but et de la Révolution. Celle-ci se désintègre en épisodes et anecdotes héroïques ou sinistres. On peut en donner des tableaux assez bien venus, mais on ne peut recréer la Révolution, et on ne peut, à plus forte raison, se réconcilier avec elle ; si, en effet, les privations et les sacrifices inouïs sont sans but, l'histoire est... une maison de fous.

Pilniak, Vsévolod Ivanov, Essenine semblent s'efforcer de plonger dans le tourbillon, mais sans réflexion ni responsabilité propres. Ils ne s'y fondent pas au point de devenir invisibles, chose dont il faudrait les louer, et non les blâmer. Mais ils ne méritent pas d'être loués. On les voit trop bien Pilniak, sa coquetterie et ses affectations, Vsévolod Ivanov et son lyrisme étouffant, Essenine avec sa lourde "arrogance". Entre eux et la Révolution, en tant que sujet de leur œuvre, il n'y a pas cette distance spirituelle qui assurerait le recul artistique nécessaire. Le manque de désir et de capacité, chez les " compagnons de route " littéraires, de saisir la Révolution et de se fondre en elle, sans cependant s'y dissoudre, de la comprendre non seulement comme un phénomène élémentaire mais comme un processus déterminé, n'appartient pas à chacun en propre ; c'est un trait social. La majorité des " compagnons de route " est formée d'intellectuels qui chantent le moujik. Or, l'intelligentsia ne peut accepter la Révolution en s'appuyant sur le moujik sans faire preuve de sottise. C'est pourquoi les " compagnons de route " ne sont pas des révolutionnaires, mais les innocents de la Révolution. On ne voit pas clairement avec quoi ils font bon ménage : avec la Révolution en tant que point de départ d'un persévérant mouvement en avant, ou parce qu'à certains égards elle nous a ramenés en arrière ? Car il y a suffisamment de faits à ranger dans chacune de ces deux catégories. Le moujik, comme on sait, a essayé d'accepter le " bolchévik " et de rejeter le " communiste ". Cela veut dire que le koulak, le paysan riche, en écrasant sous lui le paysan moyen, a essayé de voler à la fois l'histoire et la Révolution. Après avoir chassé le propriétaire foncier, il a voulu emporter la ville par morceaux, et montrer à l'Etat son large dos. Le koulak n'a pas besoin de Pétrograd (du moins pas au commencement) et si la capitale devient " galeuse " (Pilniak), elle ne l'a pas volé. Non seulement la pression du paysan sur le propriétaire foncier, immensément significative et inestimable par ses conséquences historiques, mais aussi la pression du moujik sur la ville constitue un élément nécessaire de la Révolution. Mais ce n'est pas toute la Révolution. La ville vit et dirige. Si on abandonne la ville, c'est-à-dire si on laisse le koulak la morceler sur le plan économique et Pilniak en faire autant sur le plan de l'art, il ne restera plus de la Révolution qu'un processus de régression plein de violence et de sang. Privée de la direction de la ville, la Russie paysanne non seulement n'atteindrait jamais le socialisme, mais elle serait incapable de tenir pendant deux mois et finirait comme engrais et comme tourbe de l'impérialisme mondial. Est-ce là une question politique ? C'est une question de réflexion sur le monde, et par conséquent une question de grand art. Il faut s'y arrêter un instant.

Il n'y a pas si longtemps, Tchoukovsky insista auprès d'Alexis Tolstoï pour qu'il se réconcilie soit avec la Russie révolutionnaire, soit avec la Russie sans la Révolution. L'argument principal de Tchoukovsky était que la Russie restait ce qu'elle a toujours été, et que le moujik russe ne troquera pas ses icônes et ses cafards contre n'importe quelle brioche historique. Tchoukovsky prouve évidemment par cette phrase qu'il existe un vaste mouvement de l'esprit national et qu'il est indéracinable. L'expérience du frère gardien d'un monastère qui retira du pain un cafard au lieu d'un raisin est étendu par Tchoukovsky à toute la culture russe. Le cafard en tant que " raisin " de l'esprit national ! Quel bas niveau de l'esprit national et, vraiment, quel mépris pour les gens ! Croit-il encore aux icônes ? Non, il n'y croit pas, sinon il ne les comparerait pas aux cafards, bien que dans l'isba, le cafard se cache volontiers derrière l'icône. Mais comme les racines de Tchoukovsky se trouvent entièrement dans le passé et que ce passé à son tour enserre le moujik moussu et superstitieux, Tchoukovsky fait du vieux cafard national qui vit derrière l'icône le principe qui le lie à la Révolution. Quelle honte et quelle infamie ! Quelle infamie et quelle honte ! Ces intellectuels ont étudié des livres (aux dépens de ce même paysan), ils ont gribouillé dans des revues, ils ont vécu à des " époques " variées, ils ont créé des " mouvements ", mais, quand la Révolution est là, ils trouvent un refuge à l'esprit national dans le coin le plus sombre de l'isba du paysan, là où vit le cafard.

Si Tchoukovsky est celui qui s'embarrasse le moins de cérémonie, tous les écrivains qui chantent le moujik tendent de même vers un nationalisme primitif qui sent le cafard. Sans doute, dans la Révolution même, on voit se dérouler des processus qui côtoient le nationalisme en plusieurs points. Le déclin économique, le renforcement du provincialisme, revanche de l'espadrille sur la chaussure, l'orgie et l'alambic clandestin, tout cela tire (on peut déjà dire : a tiré) en arrière dans la profondeur des siècles. Et parallèlement à cela, on a pu constater un retour conscient au motif " populiste " en littérature. Le grand développement des couplets de la ville chez Blok (Les Douze), les notes de chant populaire (chez Akhmatova et avec plus d'affectation chez Zvétaeva), la vague de provincialisme (Ivanov), l'insertion presque mécanique de couplets, de termes rituels dans les récits de Pilniak, tout cela a été indubitablement provoqué par la Révolution, c'est-à-dire par le fait que les masses – précisément telles qu'elles sont – se sont placées au premier plan de la vie. On peut souligner d'autres manifestations d'un " retour " au " national ", plus infimes, plus accidentelles et superficielles. Par exemple, nos uniformes militaires, bien qu'il aient quelque chose de ceux des Français et du répugnant Galliffet, commencent à rappeler la tunique moyenâgeuse et notre vieux bonnet de police. Dans d'autres domaines, la mode n'est pas encore apparue en raison de la pauvreté générale, mais il y a des raisons d'admettre l'existence d'une certaine tendance vers les modèles populaires. Au sens large du terme, la mode nous venait de l'étranger ; elle ne concernait que les classes possédantes et constituait de ce fait une nette ligne de démarcation sociale. L'avènement de la classe ouvrière comme classe dirigeante provoqua une réaction inévitable à l'emprunt de modèles bourgeois dans divers domaines de la vie quotidienne.

Il est tout à fait évident que le retour aux espadrilles, aux ficelles de tille faites à la maison et à la gnaule clandestine n'est pas une révolution sociale mais une réaction économique qui constitue le principal obstacle à la Révolution. Dans la mesure où il est question d'un tournant conscient vers le passé et vers le " peuple ", toutes ces manifestations sont extrêmement instables et superficielles. Il serait déraisonnable d'escompter qu'une nouvelle forme de littérature puisse se développer à partir d'un couplet de faubourg ou d'un chant paysan ; cela ne peut être qu'un " suintement ". La littérature rejettera les termes trop provinciaux. La tunique moyenâgeuse se voit maintenant partout pour des raisons d'économie. L'originalité de notre nouvelle vie nationale et de notre nouvel art sera beaucoup moins frappante mais beaucoup plus profonde et ne se révélera que beaucoup plus tard.

Essentiellement, la Révolution signifie une rupture profonde du peuple avec l'asiatisme, avec le XVIIème siècle, avec "la Sainte Russie", avec les icônes et avec les cafards. Elle ne signifie pas le retour à l'ère d'avant Pierre le Grand, mais au contraire une communion de tout le peuple avec la civilisation et une reconstruction des fondements matériels de la civilisation en conformité avec les intérêts du peuple. L'ère de Pierre le Grand n'a été qu'une première marche dans l'ascension historique vers Octobre et, grâce à Octobre, on ira plus loin et plus haut. En ce sens Blok a vu plus profond que Pilniak. Chez Blok, la tendance révolutionnaire s'exprime dans ces vers parfaits :

Sur la Très Sainte Russie, feu

Sur la gueuse

Miséreuse,

L'emmerdante !

Ah ! Ah ! Sans Dieu ni croix ![29]

La rupture avec le XVIIème siècle, avec la Russie de l'isba, apparaît au mystique Blok comme une chose sainte, comme la condition même de la réconciliation avec le Christ. Sous cette forme archaïque s'exprime la pensée que cette rupture n'est pas imposée de l'extérieur, mais qu'elle résulte du développement national et correspond aux besoins les plus profonds du peuple. Sans cette rupture le peuple aurait pourri sur place. Cette même idée que la Révolution est de caractère national se trouve dans l'intéressant poème de Brioussov sur les vieilles femmes Au jour du baptême en Octobre :

Sur la place, m'a-t-on dit,

Là où le Kremlin servait de cible

Elles coupaient le fil et apportaient

Le lin frais à filer.

Qu'est, en fait, le caractère " national " ? Il faut reprendre l'abc. Pouchkine, qui ne croyait pas aux icônes et ne vivait pas avec des cafards, n'était-il pas " national " ? Biélinsky ne serait-il pas également national ? On pourrait en citer beaucoup d'autres, même en dehors des contemporains. Pilniak considère le XVIIème siècle comme "national". Pierre le Grand serait " anti-national ". Il s'ensuit que serait seul national ce qui représente le poids mort de l'évolution et d'où l'esprit de l'action s'est envolé, ce que le corps de la nation dans les siècles passés a digéré et excrété. Seuls les excréments de l'histoire seraient nationaux. Nous pensons exactement le contraire. Le barbare Pierre le Grand fut plus national que tout le passé barbu et décoré qui s'opposa à lui. Les décembristes furent plus nationaux que tous les fonctionnaires de Nicolas 1er avec son servage, ses icônes bureaucratiques et ses cafards nationaux. Le bolchevisme est plus national que les émigrés monarchistes ou autres, et Boudienny est plus national que Wrangel, quoi que puissent dire les idéologues, les mystiques et les poètes des excréments nationaux. La vie et le mouvement d'une nation s'accomplissent à travers des contradictions incarnées dans les classes, les partis et les groupements. Dans leur dynamisme, les éléments nationaux et les éléments de classe coïncident. Dans toutes les périodes critiques de son développement, c'est-à-dire dans toutes les périodes les plus chargées de responsabilités, la nation se brise en deux moitiés, et nationale est celle qui hisse le peuple sur un plan économique et culturel plus élevé.

La Révolution est issue de l' " élément national ", mais cela ne veut pas dire que seul ce qui est élémentaire dans la Révolution soit vital et national, comme semblent le penser ces poètes qui se sont inclinés devant la Révolution.

Pour Blok, la Révolution est un élément rebelle : " Vent, Vent, dans le monde de Dieu. " Vsévolod Ivanov semble ne jamais s'élever au-dessus de l'élément paysan. Pour Pilniak, la Révolution est une tourmente de neige. Pour Kliouiev et Essenine, c'est une insurrection comme celles de Pougatchov ou de Stenka Razine. Eléments, tourmente de neige, flamme, gouffre, tourbillon. Mais Tchoukovsky, celui qui est prêt à faire la paix via le cafard, déclara que la Révolution d'Octobre n'était pas réelle parce que ses flammes sont trop peu nombreuses. Et même Zamiatine, ce snob flegmatique, a découvert une insuffisance de chaleur dans notre Révolution. Voilà toute la gamme, depuis la tragédie jusqu'au badinage. En fait, tragédie et badinage dénoncent la même attitude romantique, passive, contemplative et philistine envers la Révolution comme envers toute puissance de l'élément national déchaîné.

La Révolution n'est pas seulement une tourmente de neige. Le caractère révolutionnaire de la paysannerie est représenté par Pougatchov, Stenka Razine et en partie par Makhno[30]. Le caractère révolutionnaire des villes est représenté par le pope Gapone, en partie par Khroustalev, et même par Kerensky. Toutefois, ce n'est pas encore en fait la Révolution, c'est seulement l'émeute. La Révolution est la lutte de la classe ouvrière pour conquérir le pouvoir, pour établir son pouvoir, pour reconstruire la société. Elle passe par les sommets les plus élevés, les paroxysmes les plus aigus d'une lutte sanglante, elle reste cependant une et indivisible en son cours, de ses débuts timides jusqu'au terme idéal où l'Etat mis debout par la Révolution se dissoudra dans la société communiste.

Il ne faut pas chercher la poésie de la Révolution dans le bruit des mitrailleuses ou dans le combat des barricades, dans l'héroïsme du vaincu ou dans le triomphe du vainqueur, car tous ces moments existent aussi dans les guerres. Le sang y coule également, même avec plus d'abondance, les mitrailleuses crépitent de la même façon et on y trouve aussi des vainqueurs et des vaincus. Le pathétique et la poésie de la Révolution résident dans le fait qu'une nouvelle classe révolutionnaire devient maîtresse de tous ces instruments de lutte et qu'au nom d'un nouvel idéal pour élever l'homme et créer un homme nouveau, elle mène le combat contre le vieux monde, tour à tour défaite et triomphante, jusqu'au moment décisif de la victoire. La poésie de la Révolution est globale. Elle ne peut être transformée en menue monnaie à l'usage lyrique temporaire des faiseurs de sonnets. La poésie de la Révolution n'est pas portative. Elle est dans la lutte difficile de la classe ouvrière, dans sa croissance, dans sa persévérance, dans ses défauts, dans ses efforts réitérés, dans la cruelle dépense d'énergie que coûte la plus petite conquête, dans la volonté et l'intensité croissante de la lutte, dans le triomphe autant que dans les replis calculés, dans sa vigilance et ses assauts, dans le flot de la rébellion de masse autant que dans la soigneuse estimation des forces et une stratégie qui fait penser au jeu d'échecs. La Révolution monte avec la première brouette d'usine dans laquelle les esclaves ulcérés expulsent leur contremaître, avec la première grève par laquelle ils refusent leurs bras à leur maître, avec le premier cercle clandestin où le fanatisme utopique et l'idéalisme révolutionnaire s'alimentent de la réalité des plaies sociales. Elle monte et descend, oscillant au rythme de la situation économique, de ses hauts et de ses bas. Avec des corps saignants pour bélier, elle s'ouvre l'arène de la légalité conçue par les exploiteurs, installe ses antennes et, si besoin est, les camoufle. Elle bâtit syndicats, caisses d'assurances, coopératives et cercles d'éducation. Elle pénètre dans les parlements hostiles, fonde des journaux, fait de l'agitation et, en même temps, opère sans repos une sélection des meilleurs éléments, des plus courageux et des plus dévoués de la classe ouvrière et construit son propre parti. Les grèves s'achèvent le plus souvent en défaites ou demi-victoires ; les manifestations se signalent par de nouvelles victimes et par du sang à nouveau répandu, mais toutes laissent des traces dans la mémoire de la classe, renforcent et trempent l'union des meilleurs, le parti de la Révolution.

Elle n'agit pas sur une scène de l'histoire qui serait vide et, par conséquent, n'est pas libre de choisir ses voies et ses délais. Dans le cours des événements, elle se trouve forcée de commencer une action décisive avant d'avoir pu rassembler les forces nécessaires ; tel fut le cas en 1905. De la cime où elle est portée par l'abnégation et la clarté des buts, elle est condamnée à choir faute d'un soutien de masse organisé. Les fruits de nombreuses années d'efforts sont arrachés de ses mains. L'organisation qui semblait omnipotente est brisée, fracassée. Les meilleurs sont anéantis, emprisonnés, dispersés. Il semble que sa fin soit venue. Et les petits poètes qui vibraient pathétiquement pour elle au moment de sa victoire temporaire, commencent à faire sonner leur lyre sur le mode du pessimisme, du mysticisme et de l'érotisme. Le prolétariat lui-même semble découragé et démoralisé. Mais à la fin se trouve gravé dans sa mémoire une nouvelle trace ineffaçable. Et la défaite se révèle être un pas vers la victoire. De nouveaux efforts obligent à serrer les dents et à consentir de nouveaux sacrifices. Peu à peu l'avant-garde rassemble ses forces, et les meilleurs éléments de la nouvelle génération, éveillés par la défaite des précédentes, les rejoignent. La Révolution, saignante mais non vaincue, continue de vivre dans la haine sourde qui monte des quartiers ouvriers et des villages, décimés mais non abattus. Elle vit dans la conscience claire de la vieille garde, faible en nombre mais trempée par l'épreuve et qui, sans s'effrayer de la défaite, en dresse immédiatement le bilan, l'analyse, l'apprécie, la soupèse, définit de nouveaux points de départ, discerne la ligne générale de l'évolution et montre la voie. Cinq ans après la défaite, le mouvement jaillit à nouveau avec les eaux printanières de 1912.

Du sein de la Révolution est née la méthode matérialiste qui permet à chacun de peser les forces, de prévoir les changements et de diriger les événements. C'est le plus grand accomplissement de la Révolution et en lui réside sa poésie la plus haute. La vague des grèves s'élève selon un dessein irrésistible, et on sent d'emblée par-dessous une base de masse et une expérience plus profonde qu'en 1905. Mais la guerre, issue logique que comportait cette évolution et qui avait également été prévue, coupe la ligne de la Révolution montante. Le nationalisme submerge tout. Le militarisme tonitruant parle pour la nation. Le socialisme semble enterré à jamais. Et c'est précisément au moment où elle semble en ruine que la Révolution formule son vœu le plus audacieux la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile et la conquête du pouvoir par la classe ouvrière. Sous le grondement des chars d'assaut le long des routes et sous les vociférations, identiques dans toutes les langues, du chauvinisme, la Révolution regroupe ses forces, au fond des tranchées, dans les usines et dans les villages. Les masses saisissent pour la première fois, avec une sagacité admirable, les liens cachés des événements historiques. Février 1917 est une grande victoire pour la révolution en Russie. Pourtant cette victoire condamne en apparence les revendications révolutionnaires du prolétariat. Elle les juge funestes et sans espoir. Elle mène à l'ère de Kerensky, de Tséretelli, des colonels et lieutenants révolutionnaires et patriotes, aux Tchernov prolixes et le regard en coin, étouffants, stupides, canailles. Oh, les saintes faces des jeunes instituteurs et des scribouillards de village charmées par les notes du ténor Avksentiev ![31] Oh, le rire profondément révolutionnaire des démocrates, qu'ils font suivre d'un fol hurlement de rage aux discours de la " petite poignée " de bolchéviks ! Pourtant la chute de la " démocratie révolutionnaire " au pouvoir était préparée par la conjonction en profondeur des forces sociales, par les sentiments des masses, par la prévoyance et l'action de l'avant-garde révolutionnaire. La poésie de la Révolution ne se trouvait pas seulement dans la montée élémentaire du flux d'octobre mais dans la conscience lucide et la volonté tendue du parti dirigeant. En juillet 1917, quand nous fûmes battus et pourchassés, emprisonnés, traités d'espions des Hohenzollern, quand nous fûmes privés d'eau et de feu, quand la presse démocratique nous enterra sous des monceaux de calomnies, nous nous sentions, quoique clandestins ou prisonniers, vainqueurs et maîtres de la situation. Dans cette dynamique prédéterminée de la Révolution, dans sa géométrie politique, réside sa poésie la plus grande.

Octobre ne fut qu'un couronnement et entraîna aussitôt de nouvelles tâches immenses, des difficultés sans nombre. La lutte qui s'ensuivit exigea les méthodes et les moyens les plus variés, depuis les folles attaques de la Garde Rouge jusqu'à la formule " ni guerre ni paix " ou à la capitulation temporaire devant l'ultimatum de l'ennemi. Mais même à Brest-Litovsk, quand nous refusâmes d'abord la paix du Hohenzollern, et, plus tard, quand nous la signâmes sans la lire, le parti révolutionnaire ne se sentait pas vaincu, mais plutôt le maître de demain. Sa diplomatie fut une pédagogie qui aida la logique révolutionnaire des événements. La réponse fut : novembre 1918. La prévision historique ne peut certes prétendre à la précision mathématique. Tantôt elle exagère, tantôt elle sous-estime. Mais la volonté consciente de l'avant-garde devient un facteur de plus en plus décisif dans les événements qui préparent l'avenir. La responsabilité du parti révolutionnaire s'approfondit et devient plus complexe. Les organisations du parti pénètrent dans les profondeurs du peuple, tâtent, évaluent, prévoient, préparent et dirigent les développements. Il est vrai que le parti, dans cette période, a battu en retraite plus souvent qu'il n'a attaqué. Mais ses reculs ne changent pas la ligne générale de son action historique. Ce sont des épisodes, les courbes de la grande route. La Nep est-elle " prosaïque " ? Bien sûr ! La participation à la Douma de Rodzianko, la soumission à la sonnette de Tchkeidzé et de Dan dans le premier Soviet, les négociations avec Von Kühlmann à Brest-Litovsk n'avaient également rien d'attrayant. Mais Rodzianko et sa Douma ne sont plus. Tchkeidzé et Dan ont été renversés, tout comme Kühlmann et son maître. La Nep est venue. Elle est venue et elle partira. L'artiste pour qui la révolution perd son arôme parce qu'elle ne fait pas disparaître les odeurs du marché Soutcharevka a la tête vide ; il est mesquin. Compte tenu de toutes les autres qualités nécessaires, seul deviendra poète de la Révolution celui qui apprendra à la comprendre dans sa totalité, à regarder ses défaites comme des pas vers la victoire, à pénétrer dans la nécessité de ses reculs, et qui sera capable de voir, dans l'intense préparation des forces pendant le reflux, le pathétique éternel de la révolution et sa poésie.

La Révolution d'Octobre est nationale en ses profondeurs. Mais elle n'est pas seulement, du point de vue national, une force. Elle est une école. L'art de la révolution doit passer par cette école. Et c'est une école très difficile.

Par ses bases paysannes, ses vastes espaces et ses ravaudages de culture, la Révolution russe est la plus chaotique et la plus informe des révolutions. Mais par sa direction, la méthode qui l'oriente, son organisation, ses buts et ses tâches, elle est la plus " exacte ", la plus planifiée et la plus achevée de toutes les révolutions. Dans la combinaison de ces deux extrêmes se trouve contenus l'âme, le caractère intime de notre révolution.

Dans sa brochure sur les futuristes, Tchoukovsky, qui a sur la langue ce que les plus prudents ont dans l'esprit, a appelé par son nom la tare fondamentale de la Révolution d'Octobre : " Superficiellement elle est violente et explosive, mais en son essence elle est calculatrice, intelligente et rusée. " Tchoukovsky et ses semblables auraient en fin de compte salué une révolution qui eût été seulement violente, uniquement catastrophique. Eux, ou leurs descendants directs, auraient sans doute fait descendre d'elle leur arbre généalogique, car une révolution qui n'eût été ni calculatrice, ni intelligente, n'aurait jamais fait son travail jusqu'au bout, elle n'aurait jamais assuré la victoire des exploités sur les exploiteurs, elle n'aurait jamais détruit la base matérielle sous-jacente à l'art et à la critique conformistes. Dans toutes les révolutions antérieures, les masses étaient violentes et explosives, mais c'est la bourgeoisie qui était calculatrice et rusée, et par là, qui récoltait les fruits de la victoire. Messieurs les esthètes, romantiques, champions de l'élémentaire, mystiques et critiques agiles auraient accepté sans difficulté une révolution dans laquelle les masses eussent fait preuve d'enthousiasme et de sacrifice, non de calcul politique. Ils auraient canonisé une telle révolution suivant un rituel romantique bien établi. Une révolution ouvrière vaincue aurait eu droit au magnanime coup de chapeau de cet art qui serait venu dans les fourgons du vainqueur. Perspective très réconfortante, en vérité ! Nous préférons une révolution victorieuse, même si elle n'est pas artistiquement reconnue par cet art qui est maintenant dans le camp des vaincus.

Herzen a dit de la doctrine de Hegel qu'elle était l'algèbre de la Révolution. Cette définition peut s'appliquer plus justement encore au marxisme. La dialectique matérialiste de la lutte des classes est la véritable algèbre de la Révolution. Sous nos yeux, en apparence, règnent le chaos, le déluge, l'informe et l'illimité. Mais c'est un chaos calculé et mesuré. Ses étapes sont prévues. La régularité de leur succession est prévue et enfermée dans des formules d'airain. Le chaos élémentaire c'est l'abîme ténébreux. Mais la clairvoyance et la vigilance existent dans la politique dirigeante. La stratégie révolutionnaire n'est pas informe à la façon d'une force de la nature, elle est aussi achevée qu'une formule mathématique. Pour la première fois dans l'histoire, nous voyons l'algèbre de la Révolution en action.

Mais ces traits fort importants – clarté, réalisme, puissance physique de la pensée, logique impitoyable, lucidité et fermeté de ligne – qui viennent non du village mais de l'industrie, de la ville, comme le dernier terme de son développement spirituel – s'ils constituent les traits fondamentaux de la Révolution d'Octobre, sont pourtant complètement étrangers aux compagnons de route. C'est pourquoi ils ne sont que des compagnons de route. Et il est de notre devoir de le leur dire, dans l'intérêt de cette même clarté de ligne et de cette lucidité qui caractérisent la Révolution.


Le groupe insinuant " Changement de direction "[modifier le wikicode]

Dans Russie, organe supposé du groupe " Changement de directIon ", Lejnev attaque de toutes ses forces, qui ne sont pas bien grandes, le groupe " Changement de direction " en général. Il les accuse, non sans raison, d'une slavophilie précipitée mais tardive. Il est vrai qu'ils pèchent un peu à cet égard. L'effort que déploie le groupe " Changement de direction " pour s'apparenter à la Révolution est très louable, mais les béquilles idéologiques qu'il emploie à cette fin sont très grossièrement faites. On pourrait penser que cette campagne quelque peu inattendue de Lejnev est la bienvenue. Elle ne l'est pas. Le groupe " Changement de direction ", bien que boitant désespérément, change de couleur et semble se rapprocher de la Révolution, tandis que Lejnev, brave et plein d'audace, s'en éloigne de plus en plus. Si la slavophilie de Kloutchnikov et de Potekhine, tardive et non sérieusement méditée, l'embarrasse, ce n'est pas en tant que slavophilie, c'est en tant qu'idéologie. Il veut se libérer de toute idéologie quelle qu'elle soit. C'est ce qu'il appelle reconnaître les droits de la vie.

Tout l'article, construit avec beaucoup de diplomatie, est médité de bout en bout. L'auteur liquide la Révolution et, avec elle, en passant, la génération qui l'a faite. Il construit sa philosophie de l'histoire comme s'il s'agissait de défendre la nouvelle génération contre les vieux, contre les démocrates idéalistes, les doctrinaires, etc..., parmi lesquels Lejnev inclut également les constitutionnels-démocrates, les socialistes révolutionnaires et les mencheviks. Mais qu'est donc cette nouvelle génération qu'il prend sous son aile ? A première vue, il semble que ce soit celle qui a abruptement rejeté l'idéologie démocratique et toutes ses fictions, qui a établi le régime soviétique et qui, bien ou mal, dirige, jusqu'à nouvel ordre, la Révolution. C'est ce qui apparaît d'abord, et Lejnev suggère cette impression par un détour psychologique habile : en s'y prenant ainsi il lui est facile de capter la confiance du lecteur pour le mieux manipuler ensuite. Dans la seconde partie de l'article, ce ne sont pas deux mais trois générations qui apparaissent : celle qui a préparé la Révolution mais qui, conformément à la règle, s'est révélée incapable de la mener à terme ; celle qui en a incarné les aspects "héroïques" et "destructeurs" ; la troisième, enfin, est appelée non à détruire la loi mais à la faire descendre dans les faits. Cette génération est caractérisée d'une manière plutôt vague, mais d'autant plus insinuante. Ce sont les forts, les constructeurs sans préjugés et qui ne s'embarrassent de rien. De l'avis de Lejnev, une quelconque idéologie est superflue. La Révolution, figurez-vous, de même que la vie en général, "ressemble à une rivière qui coule, à un oiseau qui chante, et n'est pas en soi téléologique". Cette vulgarité philosophique est accompagnée de clins d'yeux à l'usage des théoriciens de la Révolution, de ceux qui croient à une doctrine théorique et qui visent des buts définis ou des tâches créatrices. D'ailleurs, que signifie : la vie " en soi" n'est pas téléologique, elle coule comme une rivière ? De quelle vie est-il ici question ? S'il s'agit du métabolisme physiologique, c'est plus ou moins vrai, encore que l'homme ait recours à une certaine téléologie sous forme de l'art culinaire, de l'hygiène, de la médecine, etc... En cela sa vie n'est pas une rivière qui coule. En outre, la vie consiste en quelque chose de plus élevé que la physiologie. Le travail humain, cette activité qui distingue l'homme de l'animal, est tout à fait téléologique ; en dehors de dépenses d'énergie rationnellement dirigées il n'y a pas de travail. Et le travail a sa plaie dans la vie humaine. L'art, même le plus " pur ", est tout à fait téléologique ; s'il rompt avec de grands buts, que l'artiste s'en rende compte ou non, il dégénère en un simple jeu. La politique est de la téléologie incarnée. Et la Révolution est de la politique condensée, qui met en action des masses de plusieurs millions d'êtres humains. Comment la Révolution est-elle donc possible sans téléologie ?

En relation avec ce que nous venons de dire, l'attitude de Lejnev à l'égard de Pilniak est intéressante au plus haut point. Lejnev déclare que Pilniak est un véritable artiste, presque le créateur de la Révolution sur le plan de l'art. " Il l'a sentie, il l'a portée et il la porte en lui, etc... " On a tort, dit Lejnev, d'accuser Pilniak de dissoudre la Révolution dans l'élémentaire. En cela même se découvre la puissance de Pilniak comme artiste. Pilniak " a compris la Révolution non de l'extérieur, mais du dedans, il lui a donné du dynamisme, il a dévoilé sa nature organique ". Que veut dire l'expression " comprendre la Révolution du dedans " ? Il semblerait que cela consiste à la regarder avec les yeux de ce qui constitue sa force dynamique la plus grande, la classe ouvrière, son avant-garde consciente. Et que signifie regarder la Révolution de l'extérieur ? Cela signifie considérer la Révolution seulement comme une force de la nature, un processus aveugle, une tempête de neige, un chaos de faits, de gens et d'ombres. Voilà ce que signifie la regarder de l'extérieur. Et c'est bien de cette manière que Pilniak la regarde.

Contrairement à nous, qui pensons de manière schématique, Pilniak aurait, paraît-il, donné une "synthèse artistique de la Russie et de la Révolution". Mais de quelle manière une " synthèse " de la Russie et de la Révolution est-elle possible ? La Révolution est-elle donc venue de l'extérieur ? La Révolution n'est-elle pas propre à la Russie ? Est-il possible de les séparer, puis d'opposer la Russie à la Révolution, et ensuite de les synthétiser ? Cela équivaut à parler d'une synthèse de l'homme et de son âge ou d'une synthèse de la femme et de l'accouchement. D'où provient cette monstrueuse combinaison de mots et d'idées ? Elle vient précisément du fait que la Révolution est abordée de l'extérieur. La Révolution pour eux, est un événement gigantesque mais inattendu. La Russie n'est pas la Russie réelle, avec son passé et l'avenir qu'elle portait en elle, mais la Russie traditionnelle et reconnue qui se trouvait déposée dans leur conscience conservatrice, laquelle n'accepte pas la Révolution qui s'est abattue sur eux. Et ces gens s'efforcent par la logique et la psychologie, et ce peut être un très grand effort, de " synthétiser " Russie et Révolution sans mettre à mal leur économie spirituelle. Un artiste comme Pilniak, avec ses défauts et faiblesses, est précisément fait pour eux. Rejeter la téléologie révolutionnaire, c'est en réalité réduire la Révolution à une révolte paysanne éphémère. C'est de cette façon, consciente ou inconsciente, que la majorité de ces écrivains que nous avons appelés " compagnons de route " abordent la Révolution. Pouchkine a dit que notre mouvement national était une révolte, irrationnelle et cruelle. Evidemment, c'est la définition d'un noble, mais, dans les limites du point de vue d'un noble, elle est profonde et juste. Aussi longtemps que le mouvement révolutionnaire conserve son caractère paysan, il est " non téléologique " pour employer la phrase de Lejnev, ou " irrationnel " si on préfère celle de Pouchkine. Dans l'histoire, la paysannerie ne s'est jamais élevée de manière indépendante à des buts politiques généraux. Les mouvements paysans ont donné un Pougatchov ou un Stenka Razine, et réprimés à travers toute l'histoire, ils ont servi de base à la lutte d'autres classes. Il n'y a jamais eu nulle part une révolution purement paysanne. Quand une paysannerie se trouvait dépourvue de direction, donnée par la démocratie bourgeoise dans les anciennes révolutions, par le prolétariat chez nous, son élan ne faisait que frapper et ébranler le régime existant, sans jamais aboutir à une réorganisation conçue d'avance. Une paysannerie révolutionnaire n'a jamais été capable de créer un gouvernement. Dans sa lutte, elle a créé des guérillas mais jamais une armée révolutionnaire centralisée. C'est pourquoi elle a subi des défaites. Combien significatif est le fait que presque tous nos poètes révolutionnaires retournent à Pougatchov et à Stenka Razine, Vassili Kamensky étant le poète de Stenka Razine, Essenine celui de Pougatchov ! Il n'est certes pas mauvais que ces poètes soient inspirés par ces moments dramatiques de l'histoire russe, mais il est mauvais et criminel qu'ils ne puissent aborder la Révolution actuelle autrement qu'en la décomposant en révoltes aveugles, en soulèvements élémentaires, et qu'ils effacent ainsi cent ou cent cinquante années de l'histoire russe, comme si elles n'avaient jamais été. Comme dit Pilniak, " la vie du paysan est connue : manger pour travailler, travailler pour manger, et, en outre, naître, engendrer et mourir ". Bien sûr, c'est une vulgarisation de la vie paysanne. Toutefois, du point de vue de l'art, c'est une vulgarisation légitime. Car qu'est notre Révolution sinon une furieuse insurrection au nom de la vie consciente, rationnelle, réfléchie, et marchant de l'avant, contre l'automatisme élémentaire, dépourvu de sens, biologique de la vie, c'est-à-dire contre les racines paysannes de la vieille histoire russe, contre son absence de but (son caractère non téléologique), contre sa " sainte " et idiote philosophie à la Karataiev ? Si nous retirions cela à la Révolution, elle ne vaudrait pas les chandelles qui furent brûlées pour elle et, comme on le sait, on brûla pour elle beaucoup plus que des chandelles.

Cependant, ce serait calomnier non seulement la Révolution mais aussi le paysan, que de voir chez Pilniak ou, plus encore, chez Lejnev, la véritable manière pour le paysan de considérer la Révolution. En fait, notre grande conquête historique réside dans le fait que le paysan lui-même, avec gaucherie, presque comme un ours, stoppé dans sa marche ou même reculant, se sépare de l'ancienne vie, irrationnelle et dépourvue de sens, et se trouve graduellement entraîné dans la sphère de la reconstruction consciente. Il faudra des décennies avant que la philosophie de Karataiev soit brûlée et ne laisse pas même de cendres, mais ce processus a déjà commencé et bien commencé ! Le point de vue de Lejnev n'est pas celui du paysan, c'est le point de vue d'un intellectuel philistin embusqué dans le dos du paysan d'hier parce qu'il veut cacher son propre dos d'aujourd'hui. Ce n'est pas très artistique.


Le " Néo-Classicisme "[modifier le wikicode]

L'artiste, voyez-vous, est un prophète. Les œuvres d'art sont faites de pressentiments ; il s'ensuit que l'art antérieur à la Révolution est l'art réel de la Révolution. Dans le recueil Chipovnik (L'Eglantier) rempli d'idées réactionnaires, cette philosophie est formulée par Mouratov et par Efros, chacun à sa manière, mais leurs conclusions sont les mêmes. Il est indiscutable que la guerre et la révolution ont été préparées par certaines conditions matérielles et dans la conscience des classes. Il est également indiscutable que cette préparation s'est reflétée de différentes manières dans les œuvres d'art. Mais c'était un art antérieur à la Révolution, l'art de l'intelligentsia bourgeoise languissante d'avant l'orage. Alors que nous, nous parlons de l'art de la Révolution, créé par la Révolution, d'où il tire ses nouveaux " pressentiments " et que maintenant il nourrit à son tour. Cet art n'est pas derrière nous, mais devant nous.

Les futuristes et les cubistes qui régnèrent presque sans partage pendant les premières années de la Révolution (mais c'était, du point de vue de l'art, un désert) ont été expulsés de leurs positions. Ce n'est pas seulement parce que le budget soviétique s'est trouvé réduit, mais parce qu'ils n'avaient pas, et que par nature ils ne pouvaient même pas avoir de ressources suffisantes pour résoudre leurs vastes problèmes artistiques. Maintenant, nous entendons dire que le classicisme est en marche. Qui plus est, nous entendons dire que le classicisme est l'art de la Révolution. Plus encore, que le classicisme est " l'enfant et l'essence de la Révolution " (Efros). Ce sont des notes évidemment très allègres. Il est étrange pourtant que le classicisme se souvienne de sa parenté avec la Révolution après quatre années de réflexion. C'est une prudence classique. Mais est-il vrai que le néo-classicisme d'Akhmatova, de Verkhovsky, de Léonid Grosman et d'Efros soit " l'enfant et l'essence de la Révolution " ? En ce qui concerne " l'essence " c'est aller trop loin. Mais le néo-classicisme n'est-il pas un " enfant de la Révolution " au sens où l'est la Nep ? Cette question peut sembler inattendue et même hors de propos. Cependant, elle est tout à fait à sa place. La Nep a trouvé un écho sous la forme du groupe " Changement de direction ", et on nous apprend la bonne nouvelle que les théoriciens du changement acceptent " l'essence " de la Révolution. Ils veulent renforcer ses conquêtes et les ordonner; leur mot d'ordre est le " conservatisme révolutionnaire ". Pour nous, la Nep est un tournant de la trajectoire révolutionnaire qui, dans l'ensemble, s'élève ; pour eux, c'est la trajectoire tout entière qui effectue un tournant. Nous considérons que le train de l'histoire vient juste de partir et que l'on procède à un bref arrêt pour prendre de l'eau et faire monter la pression. Ils pensent au contraire qu'il faut s'en tenir à cet état de repos maintenant que le désordre du mouvement s'est arrêté. La Nep a produit le groupe " Changement de direction " et c'est grâce à la Nep que le néo-classicisme se veut "l'enfant de la Révolution ". " Nous sommes vivants ; dans nos artères le pouls bat fort ; en harmonie avec le rythme du jour qui vient ; nous n'avons perdu ni le sommeil ni l'appétit, parce que le passé s'en est allé. " C'est très bien dit. Peut-être même un peu mieux que l'auteur lui-même ne le voulait. Des enfants de la Révolution qui, vous le voyez, n'ont pas perdu l'appétit parce que le passé s'est enfui ! Des enfants qui ont de l'appétit, on ne peut s'empêcher de le dire. Mais la Révolution ne se satisfait pas si aisément de ces poètes qui, en dépit de la Révolution, n'ont pas perdu le sommeil et n'ont pas passé les frontières. Akhmatova a écrit quelques lignes vigoureuses pour dire pourquoi elle n'est pas partie. Il est très bon qu'elle ne soit pas partie. Mais Akhmatova elle-même pense à peine que ses chants sont ceux de la Révolution, et l'auteur du manifeste néo-classique est beaucoup trop pressé. Ne pas perdre le sommeil à cause de la Révolution, ce n'est pas la même chose que connaître son " essence ". Le futurisme – il est vrai – n'a pas maîtrisé la Révolution, mais il possède une tension intérieure qui, en un certain sens, est parallèle à elle. Les meilleurs des futuristes étaient tout feu tout flamme et peut-être le sont-ils encore. Le néo-classicisme, lui, se contente de ne pas perdre l'appétit. Il est en fait très près du groupe " Changement de direction ", ce beau-frère de la Nep.

Et c'est naturel, après tout. Alors que le futurisme, attiré par la dynamique chaotique de la Révolution, cherchait à s'exprimer dans le dynamisme chaotique des mots, le néoclassicisme exprime le besoin de paix, de formes stables et d'une ponctuation correcte. C'est ce que le groupe " Changement de direction " appellerait du " conservatisme révolutionnaire ".


Mariette Chaguinian[modifier le wikicode]

Il est clair maintenant que l'attitude bienveillante et même "sympathique" de Mariette Chaguinian à l'égard de la Révolution prend sa source dans la moins révolutionnaire, la plus asiatique, la plus passive, la plus chrétiennement résignée des conceptions du monde. Le récent roman de Chaguinian, Notre Destinée, sert de note explicative à ce point de vue. Tout y est psychologie, voire psychologie transcendantale, avec des racines qui se perdent dans la religion. On y trouve des caractères "en général", de l'esprit et de l'âme, de la destinée nouménale et de la destinée phénoménale, des énigmes psychologiques partout, et, afin que cet amoncellement ne semble pas trop monstrueux, le roman se situe dans un asile pour psychopathes. Voici le très magnifique professeur, un psychiatre à l'esprit très fin, le plus noble des maris et des pères, et le moins courant des chrétiens ; l'épouse est un peu plus simple, mais son union avec son mari sublimée dans le Christ est totale ; la fille tente de se rebeller, mais plus tard s'humilie au nom du Seigneur. Un jeune psychiatre, confident supposé de ce récit, s'accorde entièrement avec cette famille. Il est intelligent, doux et pieux. Il y a aussi un technicien au nom suédois, exceptionnellement noble, bon, sage dans sa simplicité, tout rempli de patience, et soumis à Dieu. Il y a le prêtre Léonid, exceptionnellement avisé, exceptionnellement pieux et, bien sûr, comme sa vocation le lui commande, soumis à Dieu. Tout autour d'eux : des fous ou des demi-fous. C'est par eux qu'on apprécie la compréhension et la profondeur du professeur et, d'autre part, la nécessité d'obéir à Dieu qui n'est pas parvenu à créer un monde sans fous. Voici qu'arrive un autre jeune psychiatre. Il est athée celui-là, mais évidemment, il se soumet aussi à Dieu. Ces personnes discutent entre elles pour savoir si le professeur croit au diable ou considère le mal comme impersonnel, et ils seraient plutôt enclins à se passer du diable. On voit sur la couverture : " 1923, Moscou et Pétrograd. " Voilà un vrai miracle !

Les héros de Mariette Chaguinian, subtils, bons et pieux, ne provoquent pas la sympathie mais une totale indifférence qui, parfois, se transforme en nausée : en dépit de l'intelligence évidente de l'auteur, et à cause de tout ce langage bon marché, de cet humour vraiment provincial. Même les figures pieuses et soumises de Dostoïevsky comportent une part de fausseté, car on sent qu'elles lui sont étrangères. Il les a créées en grande partie contre lui-même, parce qu'il était passionné et avait mauvais caractère en toute chose, y compris en son christianisme perfide. Mariette Chaguinian elle, semble très bonne, bien que d'une bonté ménagère. Elle a enfermé l'abondance de ses connaissances et sa pénétration psychologique extraordinaire dans le cadre de son point de vue ménager. Elle-même le reconnaît et le dit ouvertement. Mais la Révolution n'est pas du tout un événement ménager. C'est pourquoi la soumission fataliste de Mariette Chaguinian jure si crûment avec l'esprit et la signification de notre époque. Et c'est pourquoi ses créatures très sages et très pieuses puent, si vous me passez le terme, la bigoterie.

Dans son journal littéraire, Mariette Chaguinian parle de la nécessité de lutter pour la culture partout et toujours. Si les gens se mouchent avec leurs doigts, apprenez-leur à se servir d'un mouchoir. C'est juste et audacieux, surtout aujourd'hui où la vraie masse du peuple commence à reconstruire sciemment la culture. Mais le prolétaire semi-analphabète qui n'est pas habitué à un mouchoir (il n'en a jamais possédé un), qui en a fini une fois pour toutes avec l'idiotie des commandements divins, et qui cherche à construire des rapports humains justes, est infiniment plus cultivé que ces éducateurs réactionnaires des deux sexes qui se mouchent philosophiquement le nez dans leur mouchoir mystique, compliquant ce geste inesthétique d'artifices artistiques très complexes, et d'emprunts déguisés et peureux à la science.

Mariette Chaguinian est contre-révolutionnaire par nature. C'est son christianisme fataliste, son indifférence domestique à tout ce qui ne relève pas du ménage qui lui font accepter la Révolution. Elle a simplement changé de siège, passant d'une voiture dans une autre, avec ses bagages à main et son tricot artistico-philosophique. Elle croit avoir conservé ainsi plus sûrement son individualité. Mais pas un fil de son tricot ne révèle cette individualité.

Chapitre III. Alexandre Blok[modifier le wikicode]

Blok appartenait entièrement à la littérature d'avant Octobre. Les impulsions de Blok – que ce soit vers un mysticisme tempétueux ou vers la Révolution – n'ont pas surgi dans un espace vide mais dans l'atmosphère très dense de la culture de la vieille Russie, de ses propriétaires fonciers et de son intelligentsia. Le symbolisme de Blok était un reflet de ce dégoûtant entourage immédiat. Un symbole est une image généralisée de la réalité. Les poèmes de Blok sont romantiques, symboliques, mystiques, confus et irréels. Mais ils présupposent une vie très réelle, avec des formes et des rapports définis. Le symbolisme romantique s'éloigne de la vie seulement en ce qu'il ignore son caractère concret, ses traits individuels et ses noms propres ; au fond, le symbolisme est un moyen de transformer et de sublimer la vie. Les poèmes de Blok, étincelants, tempétueux et confus, reflètent un entourage et une période définis, avec leurs manières de vivre, leurs coutumes, leurs rythmes. Hors de cette période, ils flottent comme des nuages. Cette poésie lyrique ne survivra pas à son temps et à son auteur.

Blok appartenait à la littérature d'avant Octobre, mais il a remonté ce handicap et il est entré dans la sphère d'Octobre en écrivant Les Douze. C'est pourquoi il occupera une place à part dans l'histoire de la littérature russe.

On ne doit pas souffrir que Blok soit éclipsé par ces minuscules farfadets poétiques ou semi-poétiques qui tournoient autour de sa mémoire et qui, en pieux idiots, sont incapables de comprendre pourquoi Blok, qui a salué Maïakovsky comme un grand talent, a franchement bâillé devant Goumilev. Blok, le " plus pur " des lyriques, ne parlait pas d'art pur et ne plaçait pas la poésie au-dessus de la vie. Au contraire, il reconnaissait que " l'art, la vie et la politique étaient indivisibles et inséparables ". " Je suis habitué, écrivait Blok dans sa préface à Représailles (1919), à rassembler les faits qui me tombent sous les yeux, à un moment donné, dans tous les domaines de la vie, et je suis sûr que tous ensemble ils forment toujours un accord musical." Cela est beaucoup plus grand, plus fort et plus profond qu'un esthétisme satisfait de soi et que toutes les absurdités sur l'indépendance de l'art par rapport à la vie sociale.

Blok connaissait la valeur de l'intelligentsia. " Je suis pourtant parent par le sang de l'intelligentsia, dit-il, mais l'intelligentsia a toujours été négative. N'étant pas passé du côté de la Révolution, il m'était encore moins indiqué de passer du côté de la guerre. Blok ne passa pas " du côté de la Révolution ", mais c'est sur elle qu'il régla sa course spirituelle. Déjà, l'approche de la Révolution de 1905 ouvrit l'usine à Blok et, pour la première fois, il éleva son art au-dessus des brumes lyriques. La première révolution entra dans son âme et l'arracha à la satisfaction individualiste de soi et au quiétisme mystique. Blok sentit que la réaction entre les deux révolutions constituait un vide de l'esprit, et que l'absence de but de l'époque en faisait un cirque avec du jus de myrtille en guise de sang. Blok écrivit à propos du " vrai crépuscule mystique des années qui précédèrent la première révolution " et des " séquelles faussement mystiques qui la suivirent immédiatement " (Représailles). La deuxième révolution l'éveilla, le mit en mouvement, vers un but et dans une certaine direction. Blok n'était pas le poète de la Révolution. Il s'est agrippé à la roue de la Révolution alors qu'il gisait dans le stupide cul-de-sac de la vie et de l'art antérieurs à la Révolution. Le poème intitulé Les Douze, œuvre la plus importante de Blok, la seule qui vivra à travers les siècles, a été le résultat de ce contact.

Ainsi qu'il l'a dit lui-même, Blok a porté le chaos en lui pendant toute sa vie. Sa manière de le dire était confuse, comme sa philosophie de la vie et ses poèmes étaient confus dans leur ensemble. Ce qu'il ressentait comme un chaos, c'était son incapacité à combiner le subjectif et l'objectif, son prudent et attentif manque de volonté dans une époque qui vit la préparation puis le déchaînement des plus grands événements. A travers tous ces changements, Blok resta un vrai décadent, au sens largement historique de ce terme, au sens où l'individualisme décadent se heurte à l'individualisme de la bourgeoisie ascendante.

Le sentiment anxieux du chaos, chez Blok, gravitait dans deux directions principales, l'une mystique, l'autre révolutionnaire. Il ne trouva finalement de solution dans aucune. Sa religion était obscure et confuse, nullement impérieuse, comme l'étaient ses poèmes. La Révolution qui descendit sur le poète comme une grêle de faits, une avalanche géologique d'événements, réfuta ou plutôt emporta le Blok d'avant la Révolution qui se gaspillait en langueurs et en pressentiments. Elle noya la note tendre, murmurante, de l'individualisme dans la musique rugissante et bondissante de la destruction. Il fallait alors choisir. Certes, les poètes de salon pouvaient poursuivre leur gazouillis sans faire leur choix, et n'avaient qu'à y ajouter leurs complaintes sur les difficultés de la vie. Mais Blok, qui fut emporté par la période et qui la traduisit dans son propre langage intérieur, avait à choisir, et il choisit d'écrire Les Douze.

Ce poème est sans aucun doute la plus grande réussite de Blok. Au fond, c'est un cri de désespoir à propos du passé agonisant, mais un cri de désespoir qui s'élève jusqu'à l'espérance en l'avenir. La musique de terribles événements a inspiré Blok. Elle semble lui dire : " Tout ce que tu as écrit jusqu'à présent n'est pas juste. Des hommes nouveaux viennent. Ils apportent des cœurs nouveaux. Ils n'ont pas besoin de tes anciens écrits. Leur victoire sur le vieux monde représente une victoire sur toi, sur tes poèmes qui n'ont exprimé que le tourment du vieux monde avant sa mort. " C'est ce que Blok a entendu et il en est convenu. Mais parce qu'il était dur d'en convenir et qu'il cherchait à soutenir son manque de foi par sa foi révolutionnaire, qu'il voulait se fortifier et se convaincre, il exprima son acceptation de la Révolution dans les images les plus extrêmes, afin de brûler les ponts derrière lui. Blok ne fait même pas l'ombre d'une tentative pour le changement révolutionnaire. Au contraire, il le prend sous ses formes les plus grossières – une grève de prostituées, le meurtre de Katka par un garde rouge, le pillage d'une maison bourgeoise – et il dit j'accepte cela, et il sanctifie tout cela de manière provocante avec les bénédictions du Christ. Peut-être essaie-t-il même de sauver l'image artistique du Christ en lui donnant les étais de la Révolution.

Malgré tout, Les Douze ne sont pas le poème de la Révolution. C'est le chant du cygne de l'art individualiste qui est passé à la Révolution. Ce poème restera. Car si les poèmes crépusculaires de Blok sont enterrés dans le passé (de telles périodes ne reviendront pas), Les Douze resteront avec leur vent cruel, avec leurs pancartes, avec Katka gisant dans la neige, avec leur pas révolutionnaire et ce vieux monde qui crève comme un chien galeux.

Le fait que Blok ait écrit Les Douze puis se soit tu, qu'il ait cessé d'entendre la musique, est dû tout autant à son caractère qu'à la " musique " peu commune qu'il avait entendue en 1918. La rupture convulsive et pathétique avec tout le passé devint pour le poète une rupture totale. Abstraction faite des processus destructeurs qui minaient son organisme, Blok n'aurait peut-être pu continuer à marcher qu'en accord avec des événements révolutionnaires se développant en une puissante spirale qui aurait embrassé le monde entier. Mais la marche de l'histoire ne s'adapte pas aux besoins psychiques d'un romantique frappé par la Révolution. Pour pouvoir se maintenir sur des bancs de sable temporaires, on doit avoir une autre formation, une foi différente dans la Révolution, une compréhension de ses rythmes successifs et pas seulement la compréhension de la musique chaotique de ses marées. Blok ne possédait pas, ne pouvait pas posséder tout cela. Les dirigeants de la Révolution étaient tous des hommes dont la psychologie et la conduite lui étaient étrangères.

C'est pourquoi il se replia sur lui-même et garda le silence après Les Douze. Et ceux avec qui il avait vécu en esprit, les sages et les poètes, ceux mêmes qui se disent toujours " négatifs ", se détournèrent de lui avec malice et haine. Ils ne pouvaient lui pardonner sa phrase sur le chien galeux. Ils cessèrent de serrer la main à Blok comme s'il était un traître, et c'est seulement après sa mort qu'ils "firent la paix avec lui" et tentèrent de montrer que Les Douze ne contenait rien d'inattendu, que cela ne venait pas d'Octobre mais du vieux Blok, que tous les éléments des Douze avaient leurs racines dans le passé. Et que les bolchéviks n'aillent pas s'imaginer que Blok était un des leurs ! Effectivement, il n'est pas difficile de trouver chez Blok des périodes, des rythmes, des allitérations, des strophes qui trouvent leur plein développement dans Les Douze. Mais on peut aussi découvrir chez l'individualiste Blok des rythmes et humeurs tout autres ; cependant, c'est précisément ce même Blok qui, en 1918, trouva en lui-même (non sur les pavés, bien sûr, mais en lui-même) la musique saccadée des Douze. Il fallait pour cela les pavés d'Octobre. D'autres abandonnèrent ces pavés en hâte pour gagner l'étranger ou se transportèrent dans des îles intérieures. C'est là que se trouve le nœud de la question et c'est ce qu'ils ne pardonnent pas à Blok !

Ainsi s'indignent tous les rassasiés,

Et languit la satisfaction de ventres importants,

Leur auge est renversée,

L'inquiétude est dans leur porcherie pourrie.

(A. BLOK, Les Rassasiés.)

Néanmoins, Les Douze ne sont pas le poème de la Révolution. Car la signification de la Révolution en tant que force élémentaire (si on veut la considérer seulement comme une force élémentaire) ne consiste pas à donner à l'individualisme une issue pour sortir de l'impasse où il est tombé. La signification profonde de la Révolution reste quelque part en dehors du poème. Le poème lui-même est excentrique dans le sens où ce terme est employé en physique. C'est pourquoi Blok couronne son poème avec la figure du Christ. Mais le Christ n'appartient en rien à la Révolution, seulement au passé de Blok.

Quand Eichenwald, exprimant l'attitude bourgeoise envers Les Douze, dit ouvertement et non sans intention de nuire que les actes des héros de Blok peignent bien les " camarades ", il remplit la tâche qu'il s'est fixée : calomnier la Révolution. Un garde rouge tue Katka par jalousie. Est-ce possible ou non ? C'est tout à fait possible. Mais si un tel garde rouge avait été pris, il aurait été condamné à mort par le Tribunal révolutionnaire. La Révolution qui use de l'effrayante épée du terrorisme la préserve sévèrement comme un droit de l'Etat. Permettre que la terreur soit employée à des fins personnelles, ce serait menacer la Révolution d'une destruction inévitable. Dès le début de 1918, la Révolution mit fin au dérèglement anarchiste et mena une lutte impitoyable et victorieuse contre les méthodes désagrégatrices de la guerre de guérillas.

" Ouvrez vos celliers ! La canaille va ripailler. ". Cela s'est produit. Mais quelles collisions sanglantes eurent lieu pour cette même raison entre les gardes rouges et les pillards ! " Sobriété " a été un mot d'ordre inscrit sur le drapeau de la Révolution. La Révolution a été ascétique, notamment dans sa période la plus intense. Il s'ensuit que Blok ne brosse pas un tableau de la Révolution, certainement pas en tout cas de l'œuvre de son avant-garde, mais des phénomènes qui l'accompagnent, provoqués par elle, mais par nature en contradiction avec elle. Le poète semble vouloir dire qu'il sent là aussi la Révolution, qu'il y perçoit son souffle, le terrible coup au cœur, l'éveil, la bravoure, le risque, et que, même dans ces manifestations honteuses, insensées, sanglantes, se reflète l'esprit de la Révolution qui, pour Blok, est l'esprit d'un Christ excessif.

De tout ce qui a été écrit au sujet de Blok et des Douze la palme revient peut-être à Tchoukovsky. Son opuscule sur Blok n'est pas pire que ses autres livres : une verve apparente, mais l'incapacité complète à mettre de l'ordre dans ses pensées, un exposé raboteux, un rythme de journal de province ainsi qu'un pauvre pédantisme et une tendance à généraliser sur la base d'antithèses gratuites. Et Tchoukovsky découvre toujours ce que personne n'a jamais vu. Personne a-t-il jamais considéré Les Douze comme le poème de la Révolution, de cette Révolution qui eut lieu en Octobre ? Le ciel nous en préserve ! Tchoukovsky va expliquer tout cela tout de suite et réconcilier définitivement Blok avec " l'opinion publique ". Les Douze ne chantent pas la Révolution, mais la Russie en dépit de la Révolution : " Voici un nationalisme obstiné que rien n'embarrasse et qui veut voir la sainteté même dans la laideur, aussi longtemps que cette laideur est la Russie " (K. Tchoukovsky, Un livre sur Alexandre Blok). Blok accepte donc la Russie en dépit de la Révolution ou, pour être plus précis, en dépit de la laideur de la Révolution. Tel semble être son raisonnement, du moins c'est ce qu'on comprend. Mais, en même temps, il se trouve que Blok avait toujours (!) été le poète de la Révolution, " mais pas de la révolution qui a lieu maintenant, mais d'une autre révolution, nationale et russe... ". C'est tomber de Charybde en Scylla. Ainsi, Blok, dans Les Douze, ne chantait pas la Russie en dépit de la révolution, mais précisément la révolution : pas celle qui a eu lieu, cependant, mais une autre, dont l'adresse exacte est bien connue de Tchoukovsky. Voici comment ce garçon talentueux s'exprime à ce propos : " La révolution qu'il chanta n'était pas la révolution qui avait lieu autour de lui, mais une autre, vraie, flamboyante. " Ne venons-nous pas tout juste d'entendre qu'il chanta la laideur, non une flamme brûlante ? Et qu'il chanta cette laideur parce qu'elle était russe, non parce qu'elle était révolutionnaire ? Nous découvrons maintenant qu'il n'accepte pas du tout la laideur de la vraie révolution parce que cette laideur était russe, mais qu'il chanta avec exaltation l'autre révolution, vraie et flamboyante, pour l'unique raison qu'elle était dirigée contre la laideur existante !

Vanka tue Katka avec le fusil qui lui fut donné par sa classe pour défendre la révolution. Nous disons que c'est secondaire par rapport à la révolution. Blok veut que son poème dise : j'accepte aussi cela parce qu'ici aussi j'entends la dynamique des événements et la musique de la tempête. Mais voici que son interprète Tchoukovsky se charge de nous l'expliquer. Le meurtre de Katka par Vanka, c'est la laideur de la révolution. Blok accepte la Russie, même avec cette laideur, parce qu'elle est russe. Toutefois, chantant le meurtre de Katka par Vanka et le pillage des maisons, Blok chante non cette Révolution russe réelle, laide, d'aujourd'hui, mais l'autre, la vraie et flamboyante. L'adresse de cette révolution vraie et flamboyante, Tchoukovsky nous la donnera bientôt.

Si, pour Blok, la révolution est la Russie même, telle qu'elle est, que signifie donc " l'orateur", qui regarde la révolution comme une trahison ? Que signifie le prêtre qui se promène à l'écart ? Que signifie l'expression : " vieux monde comme un chien galeux " ? Que signifient Dénikine, Milioukov, Tchernov et les émigrés ? La Russie a été coupée en deux. Cela, c'est la révolution. Blok en nomme une moitié "chien galeux", l'autre, il la bénit avec ce qu'il a à sa disposition : des vers et le Christ. Pourtant, Tchoukovsky déclare qu'il s'agit d'un simple malentendu. Quel charlatanisme, quelle indécente négligence de la pensée, quelle nullité d'esprit, quel bla-bla-bla !

Certes, Blok n'est pas des nôtres. Mais il est venu vers nous. Et ce faisant, il s'est brisé. Le résultat de sa tentative est l'œuvre la plus significative de notre époque. Son poème Les Douze vivra à jamais.

Chapitre IV. Le futurisme[modifier le wikicode]

Le futurisme est un phénomène européen. Son intérêt tient, entre autres, à ce que, contrairement à ce qu'affirme l'école formelle russe, il ne s'est pas enfermé dans le cadre de la forme artistique, mais dès le début, en Italie notamment, s'est lié aux événements politiques et sociaux.

Le futurisme a été le reflet en art de la période historique qui a commencé au milieu des années 1890 et qui s'est achevée directement dans la guerre mondiale. La société capitaliste avait connu deux décennies d'un essor économique sans précédent, qui avait jeté bas les vieilles idées qu'on se faisait de la richesse et de la puissance, élaboré de nouvelles échelles, de nouveaux critères du possible et de l'impossible, tiré les gens de leur apathie douillette pour les pousser à de nouvelles audaces.

Cependant, les milieux officiels continuaient à vivre en suivant les automatismes de la veille. La paix armée avec ses emplâtres diplomatiques, le système parlementaire vide, la politique intérieure et extérieure basée sur un système de soupapes de sûreté et de freins, tout cela pesait lourdement sur la poésie à un moment où l'air chargé d'électricité donnait le signe de grandes explosions imminentes. Le futurisme en a été le signe prémonitoire en art.

On observa un phénomène qui s'est répété plus d'une fois dans l'histoire : les pays arriérés, qui ne brillaient pas par une culture particulière, reflétaient avec plus d'éclat et de force dans leurs idéologies les réalisations des pays avancés. C'est ainsi que la pensée allemande des XVIIIème et XIXème siècles refléta les réalisations économiques de l'Angleterre et politiques de la France. De même, le futurisme acquit son expression la plus brillante non en Amérique ou en Allemagne, mais en Italie et en Russie.

A l'exception de l'architecture, l'art n'est fondé qu'en dernière instance sur la technique, c'est-à-dire dans la mesure où la technique sert de base à toutes les superstructures. La dépendance pratique de l'art, notamment de l'art des mots, à l'égard de la technique, ne compte pas. On peut écrire un poème qui chante les gratte-ciel, les dirigeables et les sous-marins dans un coin éloigné de quelque province russe, sur du papier jaune et avec un bout de crayon. Pour enflammer l'imagination ardente de cette province, il est tout à fait suffisant que les gratte-ciel, les dirigeables et les sous-marins existent en Amérique. Le verbe est le plus portatif de tous les matériaux.

Le futurisme est né comme méandre de l'art bourgeois, et il ne pouvait naître autrement. Son caractère d'opposition violente ne contredit pas ce fait.

L'intelligentsia est extrêmement hétérogène. Toute école d'art reconnue est en même temps une école bien rémunérée. Elle est dirigée par des mandarins à nombreux boutons. En général, ces mandarins de l'art exposent les méthodes de leurs écoles avec la plus grande subtilité, épuisant du même coup leur provision de poudre. Que vienne quelque changement objectif, un soulèvement politique ou une tempête sociale, alors s'excitent la bohème littéraire, la jeunesse, les génies en âge de faire leur service militaire qui, maudissant la culture bourgeoise, repue et vulgaire, rêvent secrètement de quelques boutons pour eux, si possible dorés.

Ceux des chercheurs qui, pour définir la nature sociale du futurisme à ses débuts, accordent une importance décisive aux protestations violentes contre la vie et l'art bourgeois, ont tout bonnement une connaissance insuffisante de l'histoire des tendances littéraires. Les romantiques, qu'ils fussent français ou allemands, parlaient toujours de façon cinglante de la moralité bourgeoise et de la routine. En outre, ils portaient les cheveux longs, affichaient un teint verdâtre, et Théophile Gautier, pour achever de couvrir de honte la bourgeoisie, revêtait un sensationnel gilet rouge. La blouse jaune des futuristes est sans aucun doute une petite nièce du gilet romantique qui suscita tant d'horreur chez les papas et les mamans. On sait qu'aucun cataclysme ne suivit ces protestations, les cheveux longs et le gilet rouge du romantisme. L'opinion publique bourgeoise adopta sans dommage ces gentlemen et les canonisa dans ses manuels scolaires.

Il est extrêmement naïf d'opposer la dynamique du futurisme italien et ses sympathies envers la révolution au caractère " décadent " de la bourgeoisie. On ne doit pas se représenter la bourgeoisie comme un vieux chat en train de mourir. Non, la bête impérialiste est audacieuse, souple, et elle a des griffes. La leçon de 1914 serait-elle déjà oubliée ? Pour faire sa guerre, la bourgeoisie a utilisé dans la plus grande mesure les sentiments et les humeurs qui, par nature, étaient destinés à nourrir la rébellion. En France, la guerre fut décrite comme l'achèvement de la Grande Révolution. La bourgeoisie belligérante n'a-t-elle pas effectivement organisé des révolutions dans d'autres pays ? En Italie, étaient interventionnistes (c'est-à-dire pour l'intervention dans la guerre) les " révolutionnaires ", c'est-à-dire républicains, francs-maçons, social-chauvins et futuristes. Finalement, le fascisme italien n'est-il pas venu au pouvoir par des méthodes " révolutionnaires ", en mettant en action des masses, des foules, des millions de gens, en les trempant et en les armant ? Ce n'est ni un accident ni un malentendu si le futurisme italien a débouché dans le torrent du fascisme. C'était tout à fait conforme aux événements.[32]

Le futurisme russe est né dans une société qui en était encore au cours préparatoire que fut pour elle la lutte contre Raspoutine et qui se préparait à la révolution démocratique de février 1917. C'est cela qui donna l'avantage à notre futurisme. Il assimila des rythmes de mouvement, d'action, d'attaque et de destruction encore vagues. Il mena la lutte pour se faire une place au soleil, avec plus de vigueur et de bruit que toutes les écoles précédentes, ce qui satisfaisait ses humeurs et points de vue activistes. Certes, le jeune futuriste ne se rendait pas dans les usines, mais il faisait beaucoup de tapage dans les cafés, renversait les pupitres à musique, enfilait une blouse jaune, peignait ses joues et brandissait vaguement le poing.

La révolution prolétarienne en Russie éclata avant que le futurisme ait eu le temps de se libérer de ses enfantillages, de ses blouses jaunes, de son excitation, et avant qu'il ait pu être officiellement reconnu, c'est-à-dire transformé en école artistique politiquement inoffensive et au style acceptable. La prise du pouvoir par le prolétariat surprit le futurisme au moment où il était encore persécuté ! Cette circonstance poussa le futurisme vers les nouveaux maîtres de la vie, d'autant que le rapprochement et le contact avec la révolution lui furent rendus plus aisés par sa philosophie, c'est-à-dire son manque de respect pour les valeurs anciennes et son dynamisme. Mais le futurisme transporta avec lui, dans la nouvelle étape de son évolution, les caractéristiques de son origine sociale, c'est-à-dire la bohème bourgeoise.

A l'avant-garde de la littérature, le futurisme n'est pas moins que toute autre école littéraire d'aujourd'hui un produit du passé poétique. Dire que le futurisme a libéré l'art de ses liens millénaires avec la bourgeoisie, comme l'a écrit le camarade Tchoujak, c'est estimer très bon marché ces millénaires. L'appel des futuristes à rompre avec le passé, à se débarrasser de Pouchkine, à liquider la tradition, etc.., a un sens dans la mesure où il est adressé à la vieille caste littéraire, au cercle fermé de l'intelligentsia. En d'autres termes, il n'a de sens que dans la mesure où les futuristes sont occupés à couper le cordon ombilical qui les relie aux pontifes de la tradition littéraire bourgeoise.

Mais cet appel devient un non-sens évident aussitôt qu'il est adressé au prolétariat. La classe ouvrière n'a pas et ne peut avoir à rompre avec la tradition littéraire, parce qu'elle ne se trouve aucunement enfermée dans l'étreinte d'une telle tradition. La classe ouvrière ne connaît pas la vieille littérature, elle doit encore se familiariser avec elle, elle doit maîtriser Pouchkine, l'absorber et ainsi le dépasser. La rupture des futuristes avec le passé est, après tout, une tempête dans le monde clos de l'intelligentsia élevée sur Pouchkine, Feth, Tiouttchev, Brioussov, Balmont et Blok, et qui est " passéiste " non parce qu'elle est infectée d'une vénération superstitieuse des formes du passé, mais parce qu'elle n'a rien en elle qui appelle de nouvelles formes. Elle n'a simplement rien à dire. Elle redit les vieux sentiments avec des mots à peine nouveaux. Les futuristes ont bien fait de s'en séparer. Mais il ne faut pas transformer cette rupture en une loi de développement universelle.

Dans le rejet futuriste exagéré du passé ne se cache pas un point de vue de révolutionnaire prolétarien, mais le nihilisme de la bohème. Nous, marxistes, vivons avec des traditions et ne cessons pas pour cela d'être révolutionnaires. Nous avons étudié et gardé vivantes les traditions de la Commune de Paris dès avant notre première révolution. Puis les traditions de 1905 s'y sont ajoutées, desquelles nous nous sommes nourris, préparant la seconde révolution. Remontant plus loin, nous avons relié la Commune aux journées de juin 1848 et à la grande Révolution française. Dans le domaine de la théorie nous nous sommes fondés, à travers Marx, sur Hegel et l'économie classique anglaise. Nous qui avions été éduqués et étions entrés dans le combat à une époque de développement organique de la société, avons vécu sur les traditions révolutionnaires. Plus d'une tendance littéraire est née sous nos yeux qui déclara une guerre impitoyable à " l'esprit bourgeois " et nous regarda de travers. Tout comme le vent revient toujours dans ses propres cercles, ces révolutionnaires littéraires, ces destructeurs de traditions retrouvèrent les chemins académiques. La Révolution d'Octobre apparut à l'intelligentsia, y compris à son aile gauche littéraire, comme la totale destruction du monde qu'elle connaissait, de ce monde même avec lequel elle rompait de temps à autre en vue de créer de nouvelles écoles et auquel invariablement elle retournait. Pour nous, au contraire, la révolution incarnait la tradition familière, assimilée. Quittant un monde que nous avions théoriquement rejeté et miné pratiquement, nous pénétrions dans un monde qui nous était déjà familier par la tradition et par l'imagination. En cela s'oppose le type psychologique du communiste, homme politique révolutionnaire, à celui du futuriste, innovateur révolutionnaire dans la forme. C'est la source des malentendus qui les séparent. Le mal ne réside pas dans la "négation" par le futurisme des saintes traditions de l'intelligentsia. Au contraire, il réside dans le fait qu'il ne se sent pas appartenir à la tradition révolutionnaire. Alors que nous sommes entrés dans la révolution, le futurisme y est tombé.

La situation n'est pas pour autant désespérée. Le futurisme ne retournera pas à " ses cercles " parce que ces cercles n'existent plus. Et cette circonstance, non dénuée de signification, donne au futurisme la possibilité d'une renaissance, d'une entrée dans l'art nouveau, non comme le courant déterminant, mais comme une de ses composantes importantes.

Le futurisme russe est formé de plusieurs éléments assez indépendants les uns des autres et parfois contradictoires. On y trouve des constructions et des essais philologiques considérablement nourris d'archaïsme (Khlebnikov, Kroutchenykh) ou qui, en tout cas, n'appartiennent pas à la poésie, une poétique, c'est-à-dire une théorie des procédés et méthodes, une philosophie, et même deux philosophies de l'art, l'une formaliste (Chklovsky), et l'autre orientée vers le marxisme (Arvatov, Tchoujak, etc...), enfin la poésie elle-même, création vivante. Nous ne considérons pas l'insolence littéraire comme un élément indépendant : elle est généralement combinée à l'un des éléments fondamentaux. Quand Kroutchenykh dit que les syllabes dépourvues de sens " dir, boul, tchil " contiennent plus de poésie que tout Pouchkine (ou quelque chose de ce genre), cela se situe quelque part à mi-chemin entre la poétique philologique et, que l'on me pardonne, une insolence de mauvais goût. Sous une forme plus sobre, l'idée de Kroutchenykh pourrait vouloir dire que l'orchestration du vers dans le mode " dir, boul, tchil " convient mieux à la structure de la langue russe et à l'esprit de ses sons, que l'orchestration de Pouchkine, inconsciemment influencée par la langue française. Que ce soit juste ou non, il est évident que " dir, boul, tchil " n'est pas extrait d'une œuvre futuriste, aussi n'y a-t-il rien à comparer. Peut-être quelqu'un écrira-t-il des poèmes dans cette clef musicale et philologique qui seront supérieurs à ceux de Pouchkine. Mais il nous faudra attendre.

Les créations de mots de Khlebnikov et de Kroutchenykh existent également en dehors de l'art poétique. C'est une philologie de caractère douteux, en partie de la phonétique, certainement pas de la poésie. Il est certain que la langue vit et se développe, créant de nouveaux termes à partir d'elle-même et en éliminant d'archaïques. Mais elle le fait de manière très prudente, calculée, et conformément à ses besoins stricts. Toute grande époque nouvelle donne une impulsion au langage. Celui-ci absorbe précipitamment un grand nombre de néologismes, puis procède à une sorte de nouvel enregistrement, rejetant tout ce qui est superflu et étranger. La fabrication par Klebnikov ou Kroutchenykh de dix ou cent nouveaux mots, dérivés de racines existantes, peut avoir un certain intérêt philologique; elle peut, dans une mesure très modeste, faciliter le développement de la langue vivante et même du langage poétique, annoncer une période dans laquelle l'évolution du discours sera dirigée plus consciemment. Mais ce travail même, subsidiaire par rapport à l'art, est en dehors de la poésie.

Il n'y a aucune raison de tomber dans un état de pieuse extase aux sons de cette poésie supra-rationnelle qui ressemble à des gammes et à des exercices de virtuosité verbale, utiles peut-être dans des cahiers d'élèves, mais tout à fait impropres à la scène. En tout cas, il est clair que tenter de substituer les exercices de la " super-raison" à la poésie aboutirait à un étranglement de la poésie. D'ailleurs le futurisme n'emprunte pas cette voie. Maïakovski, qui est indiscutablement un poète, prend généralement ses mots dans le dictionnaire classique de Dahl, très rarement dans le vocabulaire de Klebnikov ou de Kroutchenykh. Et, à mesure que le temps passe, Maïakovski emploie de plus en plus rarement des constructions de mots arbitraires ou des néologismes.

Les problèmes soulevés par les théoriciens du groupe Lef[33] au sujet de l'art et l'industrie des machines, de l'art qui n'embellit pas la vie mais la façonne, de l'influence avérée sur le développement du langage et la formation systématique de mots de la biomécanique, en tant qu'éducatrice des activités de l'homme dans l'esprit d'un plus grand rationalisme et par conséquent de la plus grande beauté, sont tous des problèmes extrêmement importants et intéressants dans la perspective de l'édification d'une culture socialiste.

Malheureusement, Lef colore la discussion de ces problèmes d'un sectarisme utopique. Même quand ils définissent correctement la tendance générale du développement dans le domaine de l'art ou de la vie, les théoriciens de Lef anticipent l'histoire et opposent leur schéma ou leur recette à ce qui est. Ils ne disposent ainsi d'aucun pont vers l'avenir. Ils rappellent les anarchistes qui, anticipant l'absence de gouvernement dans l'avenir, opposent leurs schémas à la politique, aux Parlements et à plusieurs autres réalités que le présent état de choses doit évidemment, dans leur imagination, jeter par-dessus bord. En pratique, ils enterrent leur nez alors qu'ils ont à peine libéré leur postérieur. Maïakovski témoigne, par des vers compliqués et rimés, du caractère superflu du vers et de la rime, et promet d'écrire des formules mathématiques, bien que pour cela nous ayons des mathématiciens. Quand Meyerhold, expérimentateur passionné, sorte de Biélinsky frénétique du théâtre, produit sur scène les quelques mouvements semi rythmiques qu'il a enseignés à des acteurs faiblards dans le dialogue et qu'il appelle cela de la biomécanique, le résultat est un avortement. Arracher à l'avenir ce qui ne peut se développer que comme partie intégrante de celui-ci et matérialiser hâtivement cette anticipation partielle dans l'état de disette actuelle, devant les feux refroidis de la rampe, fait seulement penser à du dilettantisme provincial. Et il n'y a rien de plus hostile à l'art nouveau que le provincialisme et le dilettantisme.

La nouvelle architecture sera constituée par deux éléments : un but nouveau et une nouvelle technique d'utilisation de matériaux en partie nouveaux, en partie anciens. Le nouveau but, ce ne sera pas la construction d'un temple, d'un château ou d'un hôtel particulier, mais plutôt d'une maison du peuple, d'un hôtel à nombreux locataires, d'une maison communautaire, d'une école de grandes dimensions. Les matériaux et leur utilisation seront déterminés par la situation économique du pays au moment où l'architecture sera prête à résoudre ses problèmes. Tenter d'arracher la construction architecturale à l'avenir, c'est seulement faire preuve d'un arbitraire plus ou moins intelligent et individuel.

Et un style nouveau ne peut être associé à l'arbitraire individuel.

Les écrivains de Lef eux-mêmes soulignent correctement qu'un style nouveau se développe là où l'industrie mécanique sert les besoins du consommateur impersonnel. L'appareil téléphonique est un exemple de style nouveau. Les wagons-lits, les escaliers et les stations de métro, les ascenseurs, tous sont indiscutablement les éléments d'un style nouveau, tout comme les ponts métalliques, les marchés couverts, les gratte-ciel et les grues. Ce qui veut dire qu'en dehors d'un problème pratique et d'un travail sérieux pour le résoudre, on ne peut créer un nouveau style architectural. La tentative de produire un tel style, en le déduisant de la nature du prolétariat, de son collectivisme, de son activisme, de son athéisme, etc..., c'est là du pur idéalisme et n'exprime que l'ego de son auteur, un allégorisme arbitraire et toujours le même vieux dilettantisme provincial.

L'erreur de Lef, ou du moins de quelques-uns de ses théoriciens, nous apparaît sous sa forme la plus généralisée quand ils exigent de manière impérative que l'art se fonde avec la vie. Il n'est pas besoin de démontrer que la séparation de l'art d'avec d'autres aspects de la vie sociale résulte de la structure de classe de la société, que l'art se suffisant à lui-même n'est que le revers de l'art propriété des classes privilégiées, et que l'art se fondra peu à peu avec la vie, c'est-à-dire avec la production, les festivités populaires et la vie de groupe. Il est bon que Lef le comprenne et l'explique. Mais il n'est pas bon que, présentant un ultimatum à partir de l'art d'aujourd'hui, il dise : quittez votre " métier " et fondez-vous avec la vie. Les poètes, les peintres, les sculpteurs, les acteurs devraient donc cesser de réfléchir, de représenter, d'écrire des poèmes, de peindre des tableaux, de tailler des sculptures, de s'exprimer devant la rampe, et porter leur art directement dans la vie ? Mais comment, où, et par quelles portes ? Bien sûr, il faut saluer toute tentative de porter le plus possible de rythme, de son et de couleur dans les festivités populaires, les meetings et les manifestations. Mais il faut avoir au moins un peu d'imagination historique pour comprendre qu'entre notre pauvreté économique et culturelle d'aujourd'hui et le moment où l'art se fondra avec la vie, c'est-à-dire celui où la vie atteindra des proportions telles qu'elle sera entièrement façonnée par l'art, plus d'une génération viendra et disparaîtra. Pour le bien ou pour le mal, l'art de "métier" subsistera encore de nombreuses années et sera l'instrument de l'éducation artistique et sociale des masses, de leur plaisir esthétique, non seulement pour la peinture mais la poésie lyrique, le roman, la comédie, la tragédie, la sculpture, la symphonie. Rejeter l'art comme moyen de décrire et d'imaginer la connaissance parce qu'on est opposé à l'art bourgeois contemplatif et impressionniste des dernières décennies, c'est enlever aux mains de la classe qui construit une nouvelle société un outil de la plus grande importance. L'art, nous dit-on, n'est pas un miroir mais un marteau, il ne reflète pas, il façonne. Mais on enseigne aujourd'hui même le maniement du marteau à l'aide d'un miroir, d'une pellicule sensible qui enregistre tous les éléments du mouvement. La photographie et la cinématographie, grâce à leur force descriptive, deviennent de puissants instruments d'éducation dans le domaine du travail. Si on ne peut se passer d'un miroir, même pour se raser, comment peut-on se construire ou reconstruire sa vie sans se voir dans le " miroir " de la littérature ? Bien sûr, personne ne pense demander à la nouvelle littérature d'avoir l'impassibilité d'un miroir. Plus la littérature est profonde, plus elle veut façonner la vie, et plus elle sera capable de " peindre " la vie de manière significative et dynamique.

Que signifie " refuser les expériences ", c'est-à-dire la psychologie individuelle en littérature et sur la scène ? C'est là une protestation tardive et depuis longtemps désuète de l'aile gauche de l'intelligentsia à l'égard du réalisme passif de Tchékhov et du symbolisme rêveur. Si les expériences de l'oncle Vania ont perdu un peu de leur fraîcheur – et ce malheur a réellement eu lieu – il n'en est pas moins vrai que l'oncle Vania n'est pas seul à avoir une vie intérieure.

De quelle manière, sur quelles bases, et au nom de quoi l'art peut-il tourner le dos à la vie intérieure de l'homme d'aujourd'hui qui construit un monde extérieur nouveau, et ainsi se reconstruit lui-même ? Si l'art n'aidait pas cet homme nouveau à s'éduquer, à se fortifier et à se raffiner, à quoi servirait-il donc ? Et comment pourrait-il organiser la vie intérieure s'il n'y pénétrait pas et ne la reproduisait pas ?

Ici le futurisme répète seulement ses propres litanies qui sont à présent tout à fait dépassées.

On peut en dire autant de la vie quotidienne. Le futurisme a été d'abord une protestation contre l'art de réalistes insignifiants qui se conduisaient dans la vie quotidienne connue des pique-assiette. La littérature suffoquait et devenait stupide dans le petit monde stagnant de l'avocat, de l'étudiant, de la dame amoureuse, du fonctionnaire de district, du sieur Peredonov[34], et de leurs sentiments, de leurs joies et de leurs douleurs. Mais doit-on étendre la protestation contre ceux qui vivent comme des pique-assiette jusqu'à séparer la littérature des conditions et des formes de la vie humaine ? La protestation futuriste contre un réalisme mesquin avait sa justification historique dans la mesure où elle ouvrit la voie à une nouvelle reconstruction artistique de la vie, à une destruction et une reconstruction sur des axes nouveaux.

Il est curieux que Lef, tout en niant que la mission de l'art soit de dépeindre la vie quotidienne, cite Niepopoutchitsa de Brik comme un modèle de prose. Qu'est-ce donc là sinon un tableau de la vie de tous les jours, fût-ce sous la forme d'une chronique locale presque communiste ? Le mal ne réside pas dans le fait que les communistes n'y sont pas peints tendres comme des agneaux ou durs comme de l'acier, mais dans le fait qu'entre l'auteur et le milieu vulgaire qu'il décrit, on ne perçoit pas un pouce de perspective. Car pour que l'art soit capable de transformer aussi bien que de refléter, il faut que l'artiste prenne des distances à l'égard de la vie quotidienne, tout comme le révolutionnaire les prend à l'égard de la réalité politique.

En réponse à des critiques, parfois il est vrai plus insultantes que convaincantes, le camarade Tchoujak met en avant le fait que Lef est engagé dans un processus de recherche continue. Sans doute Lef cherche plus qu'il n'a trouvé. Mais ce n'est pas une raison suffisante pour que le Parti fasse ce que lui recommande Tchoujak avec insistance : canoniser Lef ou une aile donnée de celui-ci en tant qu' " art communiste ". Il est tout aussi impossible de canoniser des recherches que d'armer un régiment avec une invention non aboutie.

Cela signifie-t-il que Lef se trouve sur une voie fausse et que nous n'ayons rien à faire avec lui ? Non, il n'est pas question que le Parti ait des vues définies et fixées sur les questions de l'art futur, qu'un certain groupe saboterait. Il ne s'agit pas du tout de cela. Le Parti n'a pas et ne peut avoir de décisions toutes faites sur la versification, l'évolution du théâtre, la rénovation du langage littéraire, le style architectural, etc..., de même que, dans un autre domaine, le Parti n'a pas et ne peut avoir de décisions toutes faites sur le meilleur engrais, la plus correcte organisation des transports ou les mitrailleuses les plus parfaites. En ce qui concerne les mitrailleuses, les transports, les engrais, il faut immédiatement des décisions pratiques. Que fait donc le Parti ? Il assigne à certains de ses membres la tâche d'étudier et de résoudre ces problèmes, et il contrôle ces membres par les résultats pratiques de leurs activités. Dans le domaine de l'art, la question est à la fois plus simple et plus complexe. En ce qui concerne l'exploitation politique de l'art ou l'interdiction d'une telle exploitation par nos ennemis, le Parti a suffisamment d'expérience, de perspicacité, de décision et de ressource. Mais le développement réel de l'art et la lutte pour des formes nouvelles ne fait pas partie des tâches et des préoccupations du Parti. Celui-ci ne charge personne d'un tel travail. Cependant, entre les problèmes de l'art, de la politique, de la technique et de l'économie, il existe certains points de contact. Ceux-ci sont nécessaires pour déterminer les rapports réciproques internes entre ces problèmes. C'est ce dont s'occupe le groupe Lef. Ce groupe cabriole, plonge d'un côté et de l'autre et, soit dit sans l'offenser, il exagère pas mal dans le domaine théorique. Mais n'avons-nous pas exagéré et ne sommes-nous pas aussi en train d'exagérer dans des domaines beaucoup plus vitaux ? En outre, avons-nous essayé sérieusement de corriger des erreurs d'approche théorique ou d'enthousiasme partisan dans le travail pratique ? Nous n'avons aucune raison de douter que le groupe Lef s'efforce sérieusement de travailler dans l'intérêt du socialisme, qu'il est profondément intéressé aux problèmes de l'art et qu'il veut être guidé par des critères marxistes. Pourquoi donc commencer par rompre au lieu de chercher à influencer et à assimiler ? La question ne se pose pas du tout sur le tranchant du couteau. Le Parti a beaucoup de temps pour procéder à un examen, pour influencer soigneusement et pour choisir. Ou bien avons-nous tant de forces qualifiées pour nous permettre d'en être si légèrement prodigues ? Le centre de gravité se trouve, après tout, non dans l'élaboration théorique des problèmes de l'art nouveau, mais dans l'expression artistique. Quelle est la situation en ce qui concerne l'expression artistique du futurisme, de ses recherches et de ses réalisations ? On y trouve encore moins de raisons pour se hâter et être intolérant.

On ne peut guère aujourd'hui se borner à nier les réalisations futuristes en art, notamment en poésie. A très peu d'exceptions près, toute notre poésie actuelle a été influencée, directement ou indirectement, par le futurisme. On ne peut contester l'influence de Maïakovski sur toute une série de poètes prolétariens. Le constructivisme enregistre également des conquêtes importantes, fût-ce ailleurs que dans la direction qu'il s'était fixée. On publie sans cesse des articles sur la futilité totale et le caractère contre-révolutionnaire du futurisme sous des couvertures signées par les mains de constructivistes. Dans la plupart des éditions officielles, des poèmes futuristes sont publiés côte à côte avec les critiques les plus acerbes du futurisme. Le " Proletkult " est uni aux futuristes par des liens vivants. La revue Horn (Le Clairon) est publiée à présent dans un esprit futuriste assez évident. Certes, il n'est pas nécessaire d'exagérer l'importance de ces faits parce qu'ils ont lieu, comme dans la majorité de tous nos groupements artistiques, au sein d'une couche supérieure qui, actuellement, est très faiblement reliée aux masses ouvrières. Mais il serait stupide de fermer les yeux sur ces faits et de traiter le futurisme comme l'invention charlatanesque d'une intelligentsia décadente. Même s'il s'avérait demain que le futurisme est en déclin – je ne pense pas que ce soit tout à fait impossible – la force du futurisme est aujourd'hui en tout cas supérieure à celle de toutes les tendances aux dépens desquelles il grandit.

Le futurisme russe, à ses débuts, fut, ainsi qu'on l'a déjà dit, la révolte de la bohème, c'est-à-dire de l'aile gauche semi paupérisée de l'intelligentsia contre l'esthétique fermée, de caste, de l'intelligentsia bourgeoise. A travers la coquille de cette révolte poétique on sentait la pression de forces sociales profondes que le futurisme lui-même ne comprenait pas. La lutte contre le vieux vocabulaire et la vieille syntaxe de la poésie, indépendamment de toutes ses extravagances bohèmes, était une révolte bénéfique contre un vocabulaire étriqué et artificiellement fabriqué afin que rien d'étranger ne vienne le perturber ; c'était une révolte contre l'impressionnisme qui aspirait la vie à travers une paille, une révolte contre le symbolisme devenu faux dans son vide céleste, contre Zinaïda Hippius et son espèce, contre tous les autres citrons pressés et os de poulet rongés du petit monde de l'intelligentsia libéralo-mystique.

Si nous examinons attentivement la période écoulée, nous ne pouvons nous empêcher d'apprécier combien vitale et progressive fut l'œuvre des futuristes dans le domaine de la philologie. Sans exagérer les dimensions de cette " révolution " dans le langage, nous devons reconnaître que le futurisme a expulsé de la poésie beaucoup de phrases et de termes usés, en a rempli d'autres à nouveau de sang et, dans quelques cas, a heureusement créé des phrases et des termes nouveaux qui sont entrés ou sont en train d'entrer dans le vocabulaire et peuvent enrichir le langage vivant. Cela est vrai non seulement pour certains mots, mais pour leur place parmi d'autres, c'est-à-dire pour la syntaxe. Dans le domaine de la combinaison de mots aussi bien que dans celui de leur formation, le futurisme est certes allé au delà des limites qu'une langue vivante peut admettre. Cependant, la même chose est arrivée avec la Révolution, et c'est là le " péché " de tout mouvement vivant. Il est vrai que la Révolution, notamment son avant-garde consciente, fait preuve de plus d'autocritique que les futuristes. En revanche, ceux-ci ont rencontré une assez grande résistance extérieure et, il faut l'espérer, en rencontreront encore. Les exagérations s'élimineront, et le travail essentiellement purificateur et vraiment révolutionnaire qui s'exerce dans le langage poétique restera.

De même, on doit reconnaître et apprécier le travail créateur et bénéfique du futurisme en ce qui concerne le rythme et la rime. Les indifférents ou ceux qui, simplement, tolèrent ces données parce qu'elles nous ont été léguées par nos ancêtres, peuvent considérer toutes les innovations futuristes comme ennuyeuses et coûteuses sur le plan de l'attention. A ce propos, on peut soulever la question de savoir si le rythme et la rime sont après tout nécessaires. Assez curieusement, Maïakovski lui-même prouve de temps en temps, dans des vers à rimes très complexes, que la rime n'est pas nécessaire. Une considération purement logique supprimerait les questions qu'on se pose à propos de la forme artistique. Or, on ne doit pas juger avec la raison, qui ne va pas au delà de la logique formelle, mais avec l'esprit qui inclut l'irrationnel dans la mesure où celui-ci est vivant et vital. La poésie est beaucoup moins une affaire rationnelle qu'émotionnelle, et l'âme qui a absorbé les rythmes biologiques, les rythmes et les combinaisons rythmiques reliés au travail social, cherche à les exprimer sous une forme idéalisée en sons, en chants et en paroles artistiques. Aussi longtemps qu'un tel besoin sera vivant, les rimes et rythmes futuristes, plus souples, plus audacieux et plus variés, constituent une acquisition sûre et valable. Et celle-ci a déjà exercé son influence au delà des groupes purement futuristes.

Dans l'orchestration du vers, les conquêtes du futurisme sont tout aussi indiscutables. On ne doit pas oublier que le son est l'accompagnement acoustique du sens. Si les futuristes ont péché et pèchent encore par leur préférence presque monstrueuse pour le son contre le sens, il s'agit seulement d'un enthousiasme, d'une "maladie infantile de gauchisme " de la part d'une nouvelle école poétique qui a senti d'une façon neuve et avec une oreille fraîche le son en opposition à la routine doucereuse des mots. Bien sûr, la majorité écrasante des ouvriers, aujourd'hui, ne s'intéresse pas à ces questions. La plus grande partie de l'avant-garde de la classe ouvrière, requise par des tâches plus urgentes, est également trop occupée. Mais il y aura un lendemain. Ce lendemain exigera une attitude plus attentive et plus précise, plus savante et plus artistique envers le langage des vers comme envers celui de la prose, particulièrement de la prose. Un mot ne recouvre jamais précisément une idée dans toute la signification concrète où il est pris. D'autre part un mot possède un son et une forme, non seulement pour l'oreille et l'œil, mais aussi pour notre logique et notre imagination. Il n'est possible de rendre la pensée plus précise par une sélection soigneuse des mots que si ceux-ci sont pesés de toutes les façons, c'est-à-dire aussi du point de vue de l'acoustique, et sont combinés de la manière la plus approfondie. Dans ce domaine il ne convient pas de procéder à l'aveuglette, des instruments micrométriques sont nécessaires. La routine, la tradition, l'habitude et la négligence doivent faire place à un travail systématique en profondeur. Dans son meilleur aspect, le futurisme est une protestation contre une activité à l'aveuglette, cette puissante école littéraire aux représentants très influents dans tous les domaines.

Dans un ouvrage, non encore publié, du camarade Gorlov qui, à mon avis, décrit de façon erronée l'origine internationale du futurisme, et, violant la perspective historique, identifie le futurisme à la poésie prolétarienne, les réalisations du futurisme sont résumées de façon méditée et très sérieuse. Gorlov souligne correctement que la révolution futuriste dans la forme, qui naquit d'une révolte contre l'esthétique ancienne, reflète sur le plan de la théorie la révolte contre la vie stagnante et malodorante qui produisit cette esthétique, et qu'elle provoqua en Maïakovski, le plus grand poète de cette école, et chez ses amis les plus intimes, une révolte contre l'ordre social producteur de cette vie mise au rebut, de son esthétique mise au rebut. C'est pourquoi ces poètes ont un lien organique avec Octobre. Le schéma de Gorlov est juste, mais il faut le préciser et le délimiter davantage encore. Il est vrai que des mots nouveaux et de nouvelles combinaisons de mots, des rimes nouvelles, des rythmes nouveaux étaient devenus nécessaires, parce que le futurisme, avec sa conception du monde, donna un nouvel arrangement aux événements et aux faits, établit de nouveaux rapports entre eux et les découvrit pour lui-même.

Le futurisme est contre le mysticisme, la déification passive de la nature, la paresse aristocratique ainsi que contre toute autre sorte de paresse, contre la rêverie, et le ton pleurard ; il est pour la technique, l'organisation scientifique, la machine, la planification, la volonté, le courage, la vitesse, la précision, et il est pour l'homme nouveau, armé de toutes ces choses. La connexion entre cette " révolte " esthétique et la révolte sociale et morale est directe : toutes deux s'insèrent complètement dans l'expérience de la vie de la partie active, nouvelle, jeune et non domestiquée de l'intelligentsia de gauche, de la bohème créatrice. Le dégoût à l'égard du caractère borné et de la vulgarité de la vieille vie a produit un nouveau style artistique comme moyen d'y échapper et de le liquider. Dans des combinaisons différentes, et sur différents postulats artistiques, nous avons vu le dégoût de l'intelligentsia former plus d'un style nouveau. C'en était aussi toujours la fin. Mais cette fois, la révolution prolétarienne a saisi le futurisme à un certain stade de sa croissance et l'a poussé en avant. Des futuristes sont devenus communistes. Par cet acte même, ils sont entrés dans un domaine de problèmes et de rapports plus profonds, transcendant de beaucoup les limites de leur propre petit monde, même si leur âme ne les avait pas encore élaborés organiquement. C'est pourquoi les futuristes, y compris Maïakovski, sont les plus faibles sur le plan de l'art là où ils apparaissent le mieux comme communistes. La cause n'en est pas tant leur origine sociale que leur passé spirituel. Les poètes futuristes n'ont pas suffisamment maîtrisé les éléments que renferment les positions et la conception mondiale du communisme afin de leur trouver une expression organique sous forme de mots, ceux-ci ne leur étant pour ainsi dire pas entrés dans le sang. C'est pourquoi ces poètes sont fréquemment voués à des défaites artistiques et psychologiques, à des formes guindées, à beaucoup de bruit pour rien. Dans ses œuvres révolutionnaires les plus excessives, le futurisme devient de la stylisation. Néanmoins, le jeune poète Bezimensky, qui doit tant à Maïakovski, donne une expression réellement vraie des conceptions communistes : Biezymenski n'était pas un poète déjà formé quand il vint au communisme; il est né en esprit dans le communisme.

On peut objecter, on l'a fait plus d'une fois, que même la doctrine et le programme prolétariens ont été créés par les fils de l'intelligentsia démocratique bourgeoise. Il faut établir une importante différence, décisive en la matière. La doctrine économique et historico-philosophique du prolétariat repose sur une connaissance objective. Si la théorie de la plus-value avait été créée non par le docteur en philosophie d'une érudition universelle qu'était Karl Marx, mais par le menuisier Bebel, économe de vie et de pensée jusqu'à l'ascétisme, et dont l'esprit était aussi aiguisé qu'un rasoir, elle aurait été formulée dans un ouvrage beaucoup plus accessible, plus simple et plus unilatéral. La richesse et la variété de pensées, d'arguments, d'images et de citations du Capital révèlent sans aucun doute l'arrière-fond " intellectuel " de ce grand livre. Mais comme il s'agissait de connaissance objective, l'essence du Capital devint propriété de Bebel et de milliers et de millions d'autres prolétaires. Dans le domaine de la poésie, nous avons affaire à une conception du monde sur le plan de l'image, non à une connaissance scientifique du monde. La vie quotidienne, le milieu personnel, le cycle des expériences personnelles, exercent par conséquent une influence déterminante sur la création artistique. Refaçonner le monde des sentiments absorbés depuis l'enfance, sur un plan scientifique, est le travail intérieur le plus difficile qui soit. Tout le monde n'en est pas capable. C'est pourquoi il y a beaucoup de gens dans le monde qui pensent en révolutionnaires et sentent en philistins. Et c'est pourquoi nous percevons dans la poésie futuriste, même dans cette partie qui s'est donnée entièrement à la révolution, un esprit révolutionnaire qui tient plus à la bohème qu'au prolétariat.

Maïakovski est un grand talent ou, comme Blok le définit, un énorme talent. Il est capable de présenter des choses que nous avons souvent vues de telle manière qu'elles semblent neuves. Il manie les mots et le dictionnaire comme un maître audacieux qui travaille conformément à ses propres lois, que son travail d'artisan plaise ou déplaise. Nombre de ses images, tournures et expressions sont entrées dans la littérature, et y resteront pour longtemps, si ce n'est pour toujours. Il possède ses propres conceptions, sa propre représentation, son propre rythme et sa propre rime.

Le dessein artistique de Maïakovski est presque toujours significatif et quelquefois grandiose. Le poète fait entrer dans son propre domaine la guerre et la révolution, le ciel et l'enfer. Maïakovski est hostile au mysticisme, à toute sorte d'hypocrisie, à l'exploitation de l'homme par l'homme, ses sympathies vont entièrement au prolétariat combattant. Il ne prétend pas être le prêtre de l'art ou du moins un prêtre à principes ; au contraire, il est prêt à placer son art tout à fait au service de la révolution.

Mais dans ce grand talent, ou plus exactement dans toute la personnalité créatrice de Maïakovski, on ne trouve pas cette harmonie nécessaire entre ses composantes, pas d'équilibre, pas même un équilibre dynamique. Maïakovski manifeste la plus grande faiblesse là où il faudrait avoir le sens des proportions et se montrer capable d'autocritique.

Il était plus naturel pour Maïakovski que pour tout autre poète russe d'accepter la révolution parce qu'elle s'accordait à tout son développement. De nombreuses voies conduisent l'intelligentsia vers la révolution (toutes ne mènent pas au but), et par conséquent il importe de définir et d'apprécier plus exactement l'orientation personnelle de Maïakovski. Il y a la voie de la poésie " moujik " suivie par l'intelligentsia et les capricieux "compagnons de route " (nous avons déjà parlé d'eux), il y a la voie des mystiques qui cherchent une "musique" plus élevée (A. Blok), il y a la voie du groupe " Changement de direction " et de ceux qui se sont simplement accommodés de nous (Chkapskaïa, Chaguinian), il y a la voie des rationalistes et des éclectiques (Brioussov, Gorodetsky et encore Chaguinian). Il existe de nombreuses autres voies, on ne peut toutes les nommer. Maïakovski est venu par la voie la plus courte, celle de la bohème rebelle persécutée. Pour Maïakovski, la révolution a été une expérience vraie, réelle et profonde, parce qu'elle s'est abattue comme le tonnerre et l'éclair sur les choses mêmes que Maïakovski haïssait à sa façon et avec lesquelles il n'avait pas encore fait la paix. C'est en cela que réside sa force. L'individualisme révolutionnaire de Maïakovski s'est déversé avec enthousiasme dans la révolution prolétarienne, mais ne s'est pas confondu avec elle. Ses sentiments subconscients pour la ville, la nature, le monde entier, ne sont pas ceux d'un ouvrier mais d'un bohème. " La lampe chauve de la rue qui enlève les chaussettes à la rue ", cette saisissante image qui est extrêmement caractéristique de Maïakovski jette plus de lumière sur la nature bohème et citadine du poète que toute autre considération. Le ton impudent et cynique de beaucoup d'images, notamment celles de la première période poétique, trahit la marque bien trop claire du cabaret artistique, du café et de tout ce qui s'y associe.

Maïakovski est plus près du caractère dynamique de la révolution et de son rude courage que du caractère collectif de son héroïsme, de ses exploits et de ses expériences. De même que le Grec ancien était anthropomorphe, pensant naïvement que les forces de la nature lui ressemblaient, notre poète est maïakomorphe, peuplant de sa personnalité les places, les rues, et les champs de la révolution. Il est vrai que les extrêmes se touchent. L'universalisation de son propre ego efface dans une certaine mesure les limites de la personnalité et amène l'homme plus près de la collectivité, par l'extrémité opposée. Mais ce n'est vrai que dans une certaine mesure. L'arrogance individualiste et bohème, qui s'oppose non pas à une humilité que personne ne demande, mais au tact et au sens de la mesure indispensables, court à travers tout ce qu'a écrit Maïakovski. On trouve fréquemment une tension extraordinairement élevée dans ses œuvres, mais pas toujours de la force derrière elle. Le poète se met trop en évidence. Il accorde trop peu d'indépendance aux événements et aux faits, de sorte que ce n'est pas la révolution qui lutte contre des obstacles, mais Maïakovski qui opère des miracles athlétiques dans le domaine des mots. Parfois, il accomplit vraiment des miracles ; mais de temps à autre, au prix d'efforts tout à fait héroïques, il soulève des haltères notoirement creux.

A chaque pas Maïakovski parle de lui-même, tantôt à la première, tantôt à la troisième personne, tantôt en tant qu'individu et tantôt en se dissolvant dans le genre humain. Quand il veut élever l'homme, il le hisse à Maïakovski. Avec les plus grands événements de l'histoire, il se permet un ton tout à fait familier. C'est ce qu'il y a de moins supportable et de plus dangereux dans son œuvre. Dans son cas, on ne peut parler de cothurnes ou d'échasses : pour lui, ce sont des supports ridiculement petits. Maïakovski a un pied sur le mont Blanc et l'autre sur l'Elbrouz. Sa voix couvre celle du tonnerre. Peut-on s'étonner alors qu'il traite familièrement l'histoire et tutoie la révolution ? Or, c'est bien là le danger : car, en adoptant, partout et en toute chose, des étalons aussi gigantesques, en tonitruant (un terme favori du poète) du haut de l'Elbrouz et du mont Blanc, on fait disparaître les proportions de nos affaires terrestres et on ne peut plus distinguer ce qui est petit de ce qui est grand. C'est pourquoi Maïakovski parle de son amour, c'est-à-dire de ses sentiments les plus intimes, comme s'il s'agissait de la migration des peuples. Mais c'est aussi pourquoi, lorsqu'il s'agit de la révolution, il est incapable de trouver un autre langage. Il tire toujours avec la hausse maximum et, comme tout artilleur le sait, pareil tir donne le minimum de coups au but et affecte gravement les canons.

Il est vrai que l'hyperbolisme reflète dans une certaine mesure la fureur de notre temps. Mais cela ne justifie pas son emploi à la légère dans l'art. On ne peut crier plus fort que la guerre ou la révolution. Et à vouloir le faire, il est facile de succomber. Le sens de la mesure en art est semblable à celui du réalisme en politique. La principale faute de la poésie futuriste, même dans ses meilleures œuvres, c'est de manquer de mesure ; la mesure des salons une fois perdue, celle de la place publique n'a pas encore été trouvée. Or, il faut la trouver. Force-t-on la voix, elle devient rauque, s'éraille, s'étrangle, et l'effet du discours est nul. Il faut parler avec la voix que l'on a reçue de la nature, non avec une voix plus forte. Si l'on y parvient, on peut employer cette voix dans toute son étendue. Maïakovski crie trop souvent là où il devrait seulement parler ; c'est pourquoi ses cris, là où il devrait crier, paraissent insuffisants. Le pathétique de sa parole est annihilé par les clameurs et l'enrouement.

Bien qu'elles soient fréquemment splendides, les puissantes images de Maïakovski désintègrent très souvent l'ensemble et paralysent le mouvement. Le poète s'en rend sûrement compte ; aussi aspire-t-il à un autre extrême : au langage des " formules mathématiques ", étranger à la poésie. On est amené à penser que l'image pour l'image, par quoi l'imaginisme et le futurisme s'apparentent – et qu'y a-t-il de plus proche de l'imaginisme paysan que cette attitude ! – a ses racines dans l'arrière-fond campagnard de notre culture. Elle procède bien plus de l'église de Basile-le-Bienheureux que d'un pont en béton armé. Quelle que puisse en être l'explication historique et culturelle, il n'en reste pas moins que, dans les œuvres de Maïakovski, ce qui manque le plus c'est le mouvement. Cela peut sembler paradoxal, car le futurisme paraît tout entier fondé sur le mouvement. Mais ici intervient l'incorruptible dialectique : un excès d'images impétueuses aboutit au calme plat. Pour être perçu physiquement, et a fortiori artistiquement, le mouvement doit être en concordance avec le mécanisme de notre perception, avec le rythme de nos sentiments. Une œuvre d'art doit montrer la croissance graduelle d'une image, d'une idée, d'une humeur, d'un argument, d'une intrigue, jusqu'à son sommet, et non ballotter le lecteur d'un horizon à l'autre, même si elle le fait à l'aide des images les plus habilement percutantes. Chez Maïakovski, chaque phrase, chaque tournure, chaque image s'efforce d'être une limite, un maximum, une cime. C'est pourquoi l'ensemble n'a pas de sommet. Le spectateur a l'impression de se couper en morceaux et le tout lui échappe. L'ascension d'une montagne est pénible, mais justifiée. Une promenade à travers un terrain accidenté n'est pas moins fatigante, et donne moins de plaisir. Les œuvres de Maïakovski n'ont pas de sommet, elles n'obéissent à aucune discipline intérieure. Les parties refusent d'obéir au tout, chacune s'efforçant d'être indépendante, développant sa propre dynamique, sans considérer l'ensemble. C'est pourquoi il n'y a ni ensemble ni dynamisme d'ensemble. Le travail des futuristes sur le langage et les images n'a pas encore trouvé d'incarnation synthétique.

150.000.000 devait être le poème de la Révolution. Or, il ne l'est pas. L'œuvre, grande dans son dessein, est minée par la faiblesse et les défauts du futurisme. L'auteur voulait écrire une épopée de la souffrance des masses, de l'héroïsme des masses, l'épopée de la révolution impersonnelle de 150.000.000 d'Ivan. C'est pourquoi il ne l'a pas signée : " Personne n'est l'auteur de mon poème." Mais cette anonymie voulue, conventionnelle, ne change rien : en fait, le poème est profondément personnel, individualiste, et cela, essentiellement dans le mauvais sens de ces termes. Il contient trop d'arbitraire gratuit. Des images comme : " Wilson nageant dans la graisse", " A Chicago tout habitant a au moins le titre de général ", " Wilson bâfre, engraisse, son ventre monte d'étage en étage ", etc... apparemment simples et grossières, ne sont pas du tout des images populaires, et en tout cas pas des images qu'emploient les masses d'aujourd'hui. L'ouvrier, du moins celui qui lira le poème de Maïakovski, a vu la photographie de Wilson. Bien que nous puissions admettre que Wilson absorbe suffisamment de protéines et de graisses, il n'en est pas moins maigre. L'ouvrier a également lu Upton Sinclair et sait qu'à Chicago, en plus des " généraux ", on trouve aussi des ouvriers d'abattoirs. En dépit de leur hyperbolisme tonitruant on sent dans ces images gratuites et primitives, un certain zézaiement, semblable à celui que des adultes emploient avec les enfants. Ce qu'elles dénoncent, ce n'est pas la simplicité d'une imagination populaire exubérante, mais la sottise de la bohème. Wilson a une échelle. " Si tu l'escalades jeune, tu en atteindras à peine le sommet quand tu seras vieux ! " Ivan attaque Wilson, c'est le déroulement du " championnat de la lutte des classes mondial ", Wilson possède " des pistolets à quatre chiens et un sabre à soixante dents de scie ", mais Ivan a " une main et une autre main, et elle est enfoncée dans sa ceinture ". Ivan, sans armes, la main dans la ceinture, contre l'infidèle armé de pistolets, c'est un très vieux thème russe ! Ne sommes-nous pas devant Ilya Mouromietz[35] ? A moins que ce ne soit Ivan le Niais qui s'avance, pieds nus, au-devant de l'habile machinerie allemande ? Wilson frappe Ivan de son sabre : " Il le bat de quatre longueurs... Mais l'homme blessé soudainement se dresse. " Et ainsi de suite, toujours dans la même veine. Comme sont déplacés et particulièrement frivoles ces ballades primitives et ces contes de fées transplantés dans l'industrielle Chicago, appliqués à la lutte des classes ! Tout cela voudrait être titanesque, mais en fait, c'est de l'athlétisme, et de l'athlétisme douteux, parodique, qui jongle avec des poids creux. " Le championnat mondial de la lutte des classes ! " Autocritique, où es-tu ? Un championnat est un spectacle pour jours de congé, très souvent à base de trucs et de combines. Ni l'image ni le terme ne conviennent ici. Au lieu de la vraie lutte titanesque de cent cinquante millions d'hommes, on a la parodie d'une légende et d'un match de foire. La parodie n'est pas intentionnelle, mais cela n'arrange rien.

Les images qui ne visent à rien, c'est-à-dire celles qui n'ont pas été intérieurement élaborées, dévorent l'idée sans en laisser de traces et la gâchent sur le plan artistique aussi bien que sur le plan politique. Pourquoi Ivan, contre des sabres et des pistolets, garde-t-il une main dans sa ceinture ? Pourquoi un tel mépris de la technique ? Ivan est moins bien armé que Wilson, cela est certain. Mais c'est précisément pourquoi il doit se servir de ses deux mains. Et s'il ne tombe pas à terre, c'est parce qu'à Chicago il y a des ouvriers, et pas seulement des généraux, et aussi parce qu'une grande partie de ces ouvriers sont contre Wilson et pour Ivan. Le poème ne le montre pas. Tout en visant à obtenir une image apparemment monumentale, l'auteur en détruit l'essentiel.

A la hâte et en passant, c'est-à-dire une fois de plus sans motif, l'auteur divise le monde entier en deux classes : d'une part Wilson, nageant dans la graisse, avec des hermines, des castors, de grands corps célestes, et d'autre part Ivan, avec des blouses et les millions d'étoiles de la Voie lactée. " Pour les castors les petites phrases des décadents du monde entier, pour les blouses la phrase d'airain des futuristes". Malheureusement, bien que le poème soit expressif et possède quelques phrases fortes, appropriées, en même temps que des images brillantes, il ne possède en vérité aucune phrase d'airain pour les blouses. Est-ce par manque de talent ? Non, mais par manque d'une image de la Révolution, forgée par les nerfs et le cerveau, d'une image à laquelle l'expression serait subordonnée. L'auteur joue les costauds, attrapant et lançant une image, puis une autre. " Nous t'achèverons, monde romantique ! ", menace Maïakovski. Bien. Il faut mettre en effet un terme au romantisme d'Oblomov et de Karataïev. Mais comment ? " Il est vieux, tue-le et fais un cendrier de son crâne. " N'est-ce pas là du romantisme et du plus négatif ? Des crânes servant de cendriers ne sont ni commodes ni hygiéniques. Et cette sauvagerie est après tout... sans grande signification. Pour faire un tel emploi des os du crâne, il faut bien que le poète soit atteint de romantisme; en tout cas il n'a ni élaboré ni unifié ses images. " Chipez la richesse de tous les mondes ! " C'est sur ce ton familier que Maïakovski parle du socialisme. Mais chiper veut dire agir en voleur. Ce mot convient-il, lorsqu'il s'agit de l'expropriation de la terre et des usines par la société ? Il est remarquablement déplacé. L'auteur se fait vulgaire pour copiner avec le socialisme et la révolution. Or, quand il donne familièrement aux cent cinquante millions d'Ivan une bourrade " dans les côtes ", il ne grandit pas Ivan à des dimensions titanesques mais le réduit seulement à un huitième de page. La familiarité n'exprime pas du tout l'intimité profonde, souvent elle ne témoigne que du manque de tenue politique ou morale. Des liens sérieux et profonds avec la révolution excluent le ton familier, ils auraient engendré ce que les Allemands appellent le pathétique de la distance.

Le poème contient des phrases puissantes, des images audacieuses et des expressions bien venues. Le " triomphal requiem de la paix " qui le termine en est peut-être la partie la plus forte. Mais, finalement, l'ensemble est empreint d'un manque de mouvement intérieur. Les contradictions ne sont pas éclairées, pour être résolues par la suite. Un poème sur la révolution qui manque de mouvement ! Les images, qui existent pour elles-mêmes, se heurtent et titubent. Leur manque d'accord ne vient pas de la matière historique, mais d'un désaccord intérieur avec une philosophie révolutionnaire de la vie. Et pourtant, quand on vient, non sans difficulté, à bout du poème, on se dit qu'une grande œuvre aurait pu être écrite pour peu que le poète eût fait preuve de mesure et d'autocritique ! Peut-être ces défauts fondamentaux ne tiennent-ils pas à Maïakovski, mais au fait qu'il travaille en vase clos. Rien n'est aussi fatal à l'autocritique et à la mesure que la vie de cénacle.

Les pièces satiriques de Maïakovski échouent également à pénétrer l'essence des choses et leurs rapports. Sa satire est piquante et superficielle. Pour dire quelque chose, un caricaturiste doit posséder plus que la maîtrise du crayon. Il doit connaître comme sa poche le monde qu'il démasque; Saltykov connaissait bien la bureaucratie et la noblesse ! Une caricature approximative (hélas ! 99 pour 100 des caricaturistes soviétiques le sont), est comme une balle qui rate la cible, fût-ce de la largeur d'un doigt, ou même d'un cheveu ; elle a presque touché le but, pourtant le coup est raté. La satire de Maïakovski est approximative ; ses remarques piquantes, sur le ton de l'aparté, manquent le but, parfois d'un doigt et parfois de toute la main. Maïakovski pense sérieusement qu'on peut abstraire le " comique " de son support et le réduire à l'apparence. Dans la préface à son recueil satirique, il présente même " un schéma du rire ". Ce qui ferait plutôt sourire avec perplexité, à la lecture de ce " schéma", c'est le fait qu'il ne renferme absolument rien de drôle. Et même si quelqu'un nous donnait un " schéma " mieux venu que celui de Maïakovski, il n'abolirait pas la différence qui sépare le rire provoqué par une satire qui fait mouche du gloussement occasionné par un chatouillement verbal.

De la bohème qui l'a poussé en avant, Maïakovski s'est élevé à de vraies réalisations créatrices. Mais la branche sur laquelle il est monté n'est que la sienne. Il se révolte contre sa condition, contre la dépendance matérielle et morale où se trouvent sa vie et surtout son amour ; douloureux, indigné contre ceux qui détiennent le pouvoir de le priver de son aimée, il va jusqu'à appeler la Révolution et prédit qu'elle s'abattra sur une société qui prive de liberté un Maïakovski. Le Nuage en Pantalon, poème d'un amour malheureux, n'est-il pas son œuvre la plus significative sur le plan de l'art, la plus audacieuse et la plus prometteuse sur le plan de la création ? On a même de la peine à croire qu'un morceau d'une force aussi intense et d'une forme aussi originale ait été écrit par un jeune de vingt-deux, vingt-trois ans. Guerre et Univers, Mystère-bouffe, et 150.000.000 sont beaucoup plus faibles, pour la raison que Maïakovski a quitté son orbite individuelle pour tenter de se mouvoir sur l'orbite de la Révolution. On peut saluer ses efforts car il n'existe en effet pas d'autre voie pour lui. A ce propos revient au thème de l'amour personnel, mais à quelques pas en arrière du Nuage, et non devant. Seuls un élargissement du champ de connaissance et un approfondissement du contenu artistique peuvent permettre de maintenir l'équilibre sur un plan beaucoup plus élevé. Mais on ne peut pas ne pas voir que s'engager consciemment sur une voie artistique et sociale essentiellement nouvelle est une chose très difficile. Ces derniers temps, la technique de Maïakovski s'est incontestablement affinée, mais elle est devenue aussi plus stéréotypée. Mystère-bouffe, et 150.000.000 renferment, à côté de phrases splendides, de fatales défaillances, plus ou moins compensées par de la rhétorique et quelques pas de danse sur la corde verbale. La qualité organique, la sincérité, le cri intérieur que nous avions entendus dans Le Nuage ne sont plus là. " Maïakovski se répète", disent certains. " Maïakovski s'est épuisé ", ajoutent d'autres. " Maïakovski est devenu poète officiel " exultent méchamment les troisièmes. Tout cela est-il vrai ? Ne nous hâtons pas de faire des prophéties pessimistes. Maïakovski n'est plus un adolescent, certes, mais il est encore jeune. Cela nous autorise à ne pas fermer les yeux sur les difficultés qui se trouvent sur sa route. Cette spontanéité créatrice qui bat comme une source vive dans Le Nuage, il ne la retrouvera pas. Mais il n'y a pas lieu de le regretter. La spontanéité juvénile fait généralement place, dans la maturité, à une maîtrise sûre de soi, qui consiste non seulement en une solide maîtrise de la langue, mais aussi en une large vision de la vie et de l'histoire, en une pénétration profonde du mécanisme des forces collectives et individuelles, des idées, des tempéraments et des passions. Cette maîtrise est incompatible avec le dilettantisme social, les cris, le manque de respect de soi qui accompagnent généralement la forfanterie la plus importune ; elle ne se manifeste pas dans le fait de jouer au génie, de se livrer au canular ou à toute autre manifestation en honneur dans les cafés de l'intelligentsia. Si la crise que traverse le porte – car crise il y a – finit par se résoudre dans une lucidité qui sache distinguer le particulier du général, l'historien de la littérature dira que Mystère-bouffe et 150.000.000 n'ont marqué qu'une baisse de tension inévitable et temporaire au tournant d'une route qui continue à monter. Nous souhaitons sincèrement que Maïakovski donne raison à l'historien de l'avenir.

Quand on se casse un bras ou une jambe, il s'ensuit que les os, les tendons, les muscles, les artères, les nerfs et la peau ne se rompent pas suivant une seule ligne, de même qu'ensuite ils ne se recollent pas et ne guérissent pas en même temps. Quand il se produit une cassure révolutionnaire dans la vie des sociétés, il n'y a non plus ni simultanéité ni symétrie des processus, que ce soit dans l'ordre idéologique ou dans la structure économique. Les prémisses idéologiques nécessaires à la révolution ont vu le jour avant la révolution, alors que les plus importantes conséquences idéologiques de la Révolution n'apparaissent que bien plus tard. Il serait par suite extrêmement peu sérieux d'établir, en se fondant sur des analogies et des comparaisons formelles, une sorte d'identité entre futurisme et communisme, et d'en déduire que le futurisme est l'art du prolétariat. De telles prétentions doivent être repoussées, ce qui ne veut pas dire qu'il faille considérer avec mépris l'œuvre des futuristes. A notre avis, ils constituent les jalons nécessaires à la formation d'une nouvelle et grande littérature. Mais à l'égard de celle-ci, ils ne forment au demeurant qu'un épisode significatif. Il suffit, pour s'en convaincre, d'aborder la question plus concrètement, sur le plan historique. Au reproche que leurs œuvres sont inaccessibles aux masses, les futuristes n'ont pas tort de répondre que le Capital de Marx est également inaccessible aux masses. Il est évident que les masses manquent encore de culture et de formation esthétique, et qu'elles ne s'élèveront que lentement. Mais ce n'est là qu'une des raisons pour lesquelles le futurisme leur reste inaccessible. Il y en a une autre : dans ses méthodes et dans ses formes, le futurisme porte les marques évidentes de ce monde, ou plutôt de ce petit monde où il est né, et dont, par la logique des choses – psychologiquement et non logiquement – il n'est pas encore sorti aujourd'hui. Il est tout aussi difficile d'arracher le futurisme de son hypostase intellectuelle que de séparer la forme du contenu. Si cela arrivait, le futurisme subirait une transformation qualitative si profonde qu'il ne serait plus le futurisme. Cela viendra, mais ce n'est pas pour demain. Toutefois, même aujourd'hui on peut assurer que ce qui constitue le futurisme sera en grande partie utile et pourra servir à une renaissance de l'art, à condition que le futurisme apprenne à se tenir sur ses jambes, sans tenter de s'imposer par décret gouvernemental, comme il voulut le faire au début de la Révolution. Les formes nouvelles doivent trouver par elles-mêmes, de façon indépendante, un accès à la conscience des éléments avancés de la classe ouvrière, dans la mesure où ceux-ci se développent culturellement. L'art ne peut ni vivre ni se développer sans être entouré d'une atmosphère de sympathie. C'est sur cette voie, non sur une autre, que se produira un processus complexe de relations mutuelles. L'élévation du niveau culturel de la classe ouvrière aidera et influencera ces novateurs qui ont vraiment quelque chose à dire. Le maniérisme, inévitable quand règnent les coteries, disparaîtra, et les germes vivants donneront naissance à des formes neuves qui permettront de résoudre de nouveaux problèmes artistiques. Cette évolution suppose avant tout l'accumulation des biens culturels, l'accroissement du bien-être et le développement de la technique. Il n'y a pas d'autre voie. Il est impossible de penser sérieusement que l'histoire mettra en conserve les œuvres des futuristes pour les servir, au bout de nombreuses années, aux masses parvenues à maturité. Ce serait là du... passéisme le plus pur. Quand viendra cette époque, qui n'est pas pour tout de suite, où l'éducation culturelle et esthétique des masses travailleuses aura comblé l'abîme entre l'intelligentsia créatrice et le peuple, l'art présentera un aspect tout différent d'aujourd'hui. Dans ce processus, le futurisme apparaîtra comme un chaînon indispensable. Est-ce là si peu de chose ?

Chapitre V. L'école formaliste de poésie et le marxisme[modifier le wikicode]

Si on laisse de côté les faibles échos des systèmes idéologiques antérieurs à la révolution, la seule théorie qui se soit opposée au marxisme en Russie soviétique dans les dernières années est la théorie formaliste de l'art. Ce qui est paradoxal ici, c'est que le formalisme russe était étroitement lié au futurisme russe, et que, lorsque celui-ci, du point de vue politique, capitula plus ou moins devant le communisme, le formalisme manifesta de toutes ses forces son opposition théorique au marxisme.

Victor Chklovsky est à la fois le théoricien du futurisme et le chef de l'école formaliste. Selon sa théorie, l'art a toujours été la mise en œuvre de formes pures se suffisant à elles-mêmes et ce fait a été reconnu pour la première fois par le futurisme. Celui-ci est donc le premier art conscient de l'histoire, et l'école formaliste la première école d'art scientifique. Grâce aux efforts de Chklovsky – et ce n'est pas là son moindre mérite ! – la théorie de l'art et, en partie, l'art lui-même, se trouvent enfin haussés du stade de l'alchimie à celui de la chimie. Le héraut de l'école formaliste, le premier chimiste de l'art, donne en passant quelques tapes amicales à ces futuristes " conciliateurs " qui cherchent un pont vers la révolution et qui tentent de le trouver dans la conception matérialiste de l'histoire. Un tel pont n'est pas nécessaire : le futurisme se suffit entièrement à lui-même.

Il faut nous arrêter un instant sur cette école, pour deux raisons. D'abord pour elle-même : en dépit de tout ce qu'a de superficiel et de réactionnaire la théorie formaliste de l'art, une certaine part du travail de recherche des formalistes est réellement utile. L'autre raison, c'est le futurisme : si gratuites que soient les prétentions des futuristes à être les représentants uniques de l'art nouveau, on ne peut pas exclure le futurisme de l'évolution qui mène à l'art de demain.

Qu'est-ce que l'école formaliste ?

Telle qu'elle est actuellement représentée par Chklovsky, Jirmunsky, Jacobson et autres, elle est tout d'abord un avorton insolent. Ayant proclamé que l'essence de la poésie était la forme, cette école ramène sa tâche à une analyse, essentiellement descriptive et semi-statistique, de l'étymologie et de la syntaxe des œuvres poétiques, au décompte des voyelles, consonnes, syllabes et épithètes qui se répètent. Ce travail partiel, que les formalistes ne craignent pas d'appeler " science formelle de la poésie " ou " poétique ", est indiscutablement nécessaire et utile, à condition d'en comprendre le caractère partiel, accessoire et préparatoire. Il peut devenir un élément essentiel de la technique poétique et des règles du métier. De même qu'il est utile au poète, ou à l'écrivain en général, de dresser des listes de synonymes et d'en augmenter le nombre pour étendre son clavier verbal, il est utile, voire, pour le poète, indispensable, de jauger un mot non seulement d'après sa signification intrinsèque, mais aussi d'après sa valeur acoustique, puisque c'est avant tout par l'acoustique que ce mot est transmis à autrui. Les méthodes du formalisme, maintenues dans des limites raisonnables, peuvent aider à clarifier les particularités artistiques et psychologiques de la forme (son économie, son mouvement, ses contrastes, son hyperbolisme, etc…). A son tour, ces méthodes peuvent ouvrir à l'artiste une voie – une des voies – vers l'appréhension du monde, et faciliter la découverte des rapports de dépendance d'un artiste ou de toute une école artistique à l'égard du milieu social. Dans la mesure où nous avons affaire à une école contemporaine, vivante, et qui continue à se développer, il est nécessaire, à l'époque transitoire que nous vivons, de l'éprouver au moyen de tests sociaux et de mettre à jour ses racines de classe. De cette façon, non seulement le lecteur mais l'école elle-même pourra s'orienter c'est-à-dire se connaître, s'éclairer et se diriger.

Mais les formalistes se refusent à admettre que leurs méthodes n'ont d'autre valeur qu'accessoire, utilitaire et technique, semblable à celle de la statistique pour les sciences sociales ou du microscope pour les sciences biologiques. Ils vont beaucoup plus loin : pour eux, les arts de la parole trouvent leur achèvement dans le mot, comme les arts plastiques dans la couleur. Un poème est une combinaison de sons, une peinture, une combinaison de taches, et les lois de l'art sont celles de ces combinaisons. Le point de vue social et psychologique, qui pour nous est seul à donner un sens au travail microscopique et statistique sur le matériel verbal, n'est pour les formalistes que de l'alchimie.

" L'art a toujours été indépendant de la vie, et sa couleur n'a jamais reflété la couleur du drapeau qui flotte sur la forteresse de la cité " (Chklovsky). " L'ajustement à l'expression, à la masse verbale, est le moment unique, essentiel de la poésie " (R. Jacobson, dans La Poésie russe d'aujourd'hui). " Dès l'instant où il y a une forme nouvelle, il y a un contenu nouveau. La forme ainsi détermine le contenu " (Kroutchenykh). " La poésie, c'est la mise en forme du mot, qui est valable en soi ou, comme le dit Khlebnikov, qui est " autonome " (Jacobson), etc…

Certes, les futuristes italiens avaient cherché dans le mot un instrument d'expression pour le siècle de la locomotive, de l'hélice, de l'électricité, de la radio, etc... En d'autres termes, ils cherchaient une forme nouvelle pour le contenu nouveau de la vie. Mais, à ce qu'il paraît, " c'était une réforme dans le domaine du reportage, et non dans le domaine du langage poétique " (Jacobson). Il en va tout autrement du futurisme russe ; il mène jusqu'au bout " l'ajustement à la masse verbale ". Pour le futurisme russe, la forme détermine le contenu.

Jacobson est certes obligé d'admettre qu' " une série de nouvelles méthodes poétiques trouvent leur application (?) dans l'urbanisme ". Mais voici sa conclusion : " De là les poèmes urbanistes de Maïakovski et de Khlebnikov. " En d'autres termes, ce n'est pas l'urbanisme qui, après avoir frappé l'œil et l'oreille du poète ou les avoir rééduqués, a, inspiré à celui-ci une forme nouvelle, des images nouvelles, des épithètes nouvelles, un rythme nouveau, mais au contraire, c'est la forme nouvelle qui, née spontanément (de façon " autonome "), a contraint le poète à chercher un matériel approprié et, entre autres, l'a poussé en direction de la ville ! Le développement de la " masse verbale " est passé spontanément de L'Odyssée au Nuage en Pantalon, la torche, la chandelle, puis la lampe électrique n'y sont pour rien ! Il suffit de formuler clairement ce point de vue pour que son inconsistance puérile saute aux yeux. Mais Jacobson tente d'insister; il répond par avance que chez le même Maïakovski, on trouve des vers comme ceux-ci " Quittez les villes, stupides humains. " Et le théoricien de l'école formaliste a ce raisonnement profond : " Qu'est-ce donc ? Une contradiction logique ? Mais que d'autres attribuent au poète les pensées exprimées dans ses œuvres. Incriminer un poète pour des idées et des sentiments est une attitude tout aussi absurde que celle du public médiéval frappant l'acteur qui avait joué le rôle de Judas. " Et ainsi de suite.

Il est évident que tout cela a été écrit par un lycéen très doué, avec l'intention la plus évidente et la plus " autonome " de " ficher une plume dans notre professeur de littérature, un pédant notoire ". Mais nos hardis novateurs, si habiles à planter leur plume, sont incapables de s'en servir pour un travail théorique correct. Il n'est pas difficile de le prouver.

Evidemment le futurisme a ressenti les suggestions de la ville, du tramway, de l'électricité, du télégraphe, de l'automobile, de l'hélice, du cabaret de nuit (spécialement du cabaret de nuit) bien avant d'avoir trouvé sa forme nouvelle. L'urbanisme est profondément installé dans le subconscient du futurisme et les épithètes, l'étymologie, la syntaxe et le rythme du futurisme ne sont qu'une tentative de donner une forme artistique à l'esprit nouveau des villes qui s'est emparé de la conscience. Et si Maïakovski s'exclame : " Quittez les villes, stupides humains ", c'est là le cri d'un citadin, d'un homme urbanisé jusqu'à la moelle des os ; c'est d'ailleurs hors de la ville qu'il se montre le plus clairement et visiblement citadin, lorsqu'il " quitte la ville "... pour aller à sa maison de campagne. Il n'est pas du tout question ici d' " incriminer " (ce mot vient comme un cheveu sur la soupe) un poète pour les idées et les sentiments qu'il exprime. Bien sûr, c'est seulement la manière dont il les exprime qui fait que le poète est poète. Mais en fin de compte, le poète, dans la langue de l'école qu'il a adoptée ou qu'il a créée lui-même, accomplit des tâches qui sont situées hors de lui. Et cela est vrai même s'il se limite au cercle étroit du lyrisme : son amour personnel et sa propre mort. Les nuances individuelles de la forme poétique correspondent évidemment au tour d'esprit individuel, mais en même temps, elles s'accommodent de l'imitation et de la routine, aussi bien dans le domaine des sentiments que dans la façon de les exprimer. Une nouvelle forme artistique, prise au sens historique large, naît en réponse à des besoins nouveaux. Pour rester dans le cercle de la poésie lyrique intime, on peut dire qu'entre la physiologie du sexe et un poème sur l'amour s'insère un système complexe de mécanismes psychiques de transmission dans lesquels entrent des éléments individuels, héréditaires et sociaux. Le fondement héréditaire, sexuel de l'homme change lentement. Les formes sociales d'amour changent plus rapidement. Elles affectent la superstructure psychique de l'amour, produisent de nouvelles nuances et de nouvelles intonations, de nouvelles demandes spirituelles, le besoin d'un vocabulaire nouveau et présentent ainsi de nouvelles exigences à la poésie. Le poète ne peut trouver un matériau de création artistique que dans son milieu social et il transmet les nouvelles impulsions de la vie à travers sa propre conscience artistique. Le langage, modifié et compliqué par les conditions urbaines, donne au poète un nouveau matériau verbal, suggère ou facilite de nouvelles combinaisons de mots pour la formulation poétique de pensées nouvelles ou un sentiment nouveau qui essaie de percer la coquille obscure du subconscient. S'il n'y avait pas de changements psychiques engendrés par les changements du milieu social, il n'y aurait pas de mouvement en art : les gens continueraient, de génération en génération, à se satisfaire de la poésie de la Bible ou des Grecs anciens.

Mais alors, s'écrie le philosophe du formalisme en se jetant sur nous, il s'agit tout simplement d'une nouvelle forme " dans le domaine du reportage, et non dans le domaine du langage poétique " ? Là, nous sommes foudroyés. Si cela peut vous faire plaisir, eh bien oui, la poésie est du reportage, mais de grand style.

Les querelles sur " l'art pur " et sur l'art orienté étaient de mise entre libéraux et populistes. Elles ne sont pas dignes de nous. La dialectique matérialiste est au-dessus de cela pour elle, du point de vue du processus historique objectif, l'art est toujours un serviteur social, historiquement utilitaire. Il trouve le rythme des mots nécessaire pour exprimer des sentiments sombres et vagues, il rapproche la pensée et le sentiment, ou les oppose l'une à l'autre, il enrichit l'expérience spirituelle de l'individu et de la collectivité, il affine le sentiment, le rend plus souple, plus sensible, lui donne plus de résonance, il élargit le volume de la pensée grâce à l'accumulation d'une expérience qui dépasse l'échelle personnelle, il éduque l'individu, le groupe social, la classe, la nation. Et il le fait sans qu'il importe aucunement de savoir si, dans son courant actuel, il agit sous le drapeau de l'art " pur " ou d'un art ouvertement tendancieux. Dans notre développement social russe, l'art tendancieux fut le drapeau d'une intelligentsia qui cherchait à se lier au peuple. Impuissante, écrasée par le tsarisme, privée de milieu culturel, cherchant un soutien dans les couches inférieures de la société, l'intelligentsia s'efforçait de prouver au " peuple " qu'elle ne pensait qu'à lui, ne vivait que par lui et l'aimait " terriblement ". De même que les populistes qui " allaient au peuple" étaient prêts à se passer de linge propre, de peigne et de brosse à dents, l'intelligentsia était prête à sacrifier dans son art les "subtilités " de la forme pour donner l'expression la plus directe et la plus immédiate des souffrances et des espoirs des opprimés. Au contraire, pour la bourgeoisie ascendante, qui ne pouvait se présenter ouvertement en tant que bourgeoisie et qui, en même temps, s'efforçait de garder l'intelligentsia à son service, l'art " pur " fut une bannière toute naturelle. Le point de vue marxiste est fort éloigné de ces tendances, qui furent historiquement nécessaires mais qui sont historiquement dépassées. Restant sur le plan de l'investigation scientifique, le marxisme recherche avec autant d'assurance les racines sociales de l'art " pur " que celles de l'art tendancieux. Il n' " incrimine " nullement un poète pour les pensées et les sentiments que celui-ci exprime, mais il se pose des questions d'une signification beaucoup plus profonde, à savoir : à quel ordre de sentiments une forme donnée œuvre d'art correspond-elle dans toutes ses particularités ? à quelles conditions sociales sont dus ces pensées et ces sentiments ? quelle place occupent-ils dans le développement historique de la société, de la classe ? Et encore : quels sont les éléments de l'héritage littéraire qui ont participé à l'élaboration de la forme nouvelle ? sous l'influence de quelles impulsions historiques les nouveaux complexes de sentiments et de pensées ont-ils percé la coquille qui les séparait de la sphère de la conscience poétique ? La recherche peut devenir plus complexe, plus détaillée, plus individualisée, mais elle aura comme idée fondamentale le rôle subsidiaire que l'art joue dans le processus social.

En art chaque classe a sa politique, variable avec le temps, c'est-à-dire le système propre selon lequel elle présentera ses exigences à l'art : mécénat des cours et des grands seigneurs, jeu automatique de l'offre et de la demande complété par des procédés complexes d'influence sur l'individu et ainsi de suite. La dépendance sociale et même personnelle de l'art ne fut pas dissimulée, mais ouvertement affichée aussi longtemps que l'art conserva son caractère courtisan. Le caractère plus large, plus populaire, anonyme, de la bourgeoisie ascendante conduisit, dans l'ensemble, et malgré de nombreuses déviations, à la théorie de l'art " pur ". Dans la volonté tendancieuse, dont nous avons parlé plus haut, de l'intelligentsia populiste, il y avait aussi un égoïsme de classe : sans le peuple, l'intelligentsia était incapable de prendre racine, de s'affirmer et de conquérir le droit de jouer un rôle dans l'histoire. Mais dans la lutte révolutionnaire, l'égoïsme de classe de l'intelligentsia fut retourné sens dessus dessous et, chez son aile gauche, prit la forme de la plus haute abnégation. C'est pourquoi l'intelligentsia non seulement ne cacha pas, mais proclama à pleine voix sa volonté tendancieuse, sacrifiant plus d'une fois dans son art l'art lui-même, comme elle sacrifia beaucoup d'autres choses.

Notre conception marxiste du conditionnement social objectif de l'art et de son utilité sociale ne signifie nullement, lorsqu'elle est traduite dans le langage de la politique, que nous voulons régenter l'art au moyen de décrets et de prescriptions. Il est faux de dire que pour nous, seul est nouveau et révolutionnaire un art qui parle de l'ouvrier ; quant à prétendre que nous exigeons des poètes qu'ils décrivent exclusivement des cheminées d'usines ou une insurrection contre le capital, c'est absurde. Bien sûr, par sa nature même, l'art nouveau ne pourra pas ne pas placer la lutte du prolétariat au centre de son attention. Mais le soc de l'art nouveau n'est pas limité à un certain nombre de sillons numérotés : au contraire, il doit labourer et retourner tout le terrain, en long et en large. Si petit qu'il soit, le cercle du lyrisme personnel a incontestablement le droit d'exister dans l'art nouveau. Bien plus, l'homme nouveau ne pourra être formé sans un nouveau lyrisme. Mais pour créer celui-ci, le poète doit lui-même sentir le monde d'une façon neuve. Si, sur son étreinte avec le monde, on doit obligatoirement voir se pencher le Christ ou Sabaoth en personne (comme c'est le cas chez Akhmatova, Zvetaeva, Chkapskaïa et autres), cela ne fait que témoigner de la décrépitude de son lyrisme, de son inadéquation sociale et partant, esthétique, à l'homme nouveau. Même là où cette terminologie n'est pas tant une survivance profonde qu'un retard dans le vocabulaire, elle témoigne pour le moins d'une stagnation psychique qui suffit à l'opposer à la conscience de l'homme nouveau. Personne n'imposera, ni ne s'avisera d'imposer aux poètes une thématique. Ecrivez donc tout ce qui vous vient à l'esprit ! Mais permettez à la nouvelle classe, qui se considère avec quelque raison comme appelée à construire un monde nouveau, de vous dire dans tel ou tel cas : si vous traduisez les conceptions du " Domostroï " dans le langage des acméistes, ce n'est pas cela qui fera de vous des poètes nouveaux. Dans une très large mesure, la forme de l'art est indépendante, mais l'artiste qui crée cette forme et le spectateur qui la goûte ne sont pas des machines vides, l'une faite pour créer la forme et l'autre pour l'apprécier. Ce sont des êtres vivants, dont la psyché est cristallisée et présente une certaine unité, même si celle-ci n'est pas toujours harmonieuse. Cette psyché est le résultat des conditions sociales. La création et la perception des formes artistiques sont l'une de ses fonctions. Et quelles que soient les subtilités auxquelles se livrent les formalistes, toute leur conception simpliste est fondée sur leur ignorance de l'unité psychologique de l'homme social, de l'homme qui crée et qui consomme ce qui a été créé.

Ce que le prolétariat doit pouvoir trouver dans l'art, c'est l'expression de ce nouvel état d'esprit qui commence tout juste à se former en lui et que l'art doit aider à prendre forme. Il ne s'agit pas ici d'un ordre de l'Etat, mais d'un critère historique. Sa force réside dans le caractère objectif de sa nécessité historique. On ne peut ni l'éluder, ni échapper à son pouvoir.

L'école formaliste semble s'efforcer, précisément, d'être objective. Elle est dégoûtée, non sans raison, de l'arbitraire littéraire et critique qui opère seulement avec les goûts et les humeurs. Elle cherche des critères précis pour classifier les appréciations. Mais, à cause de l'étroitesse de son point de vue et du caractère superficiel de ses méthodes, elle tombe constamment dans des superstitions telles que la graphologie et la phrénologie. Ces deux écoles ont, elles aussi pour but, on le sait, d'établir des critères purement objectifs pour définir le caractère humain, comme le nombre et l'arrondi des boucles dans l'écriture, et les particularités des bosses derrière la tête. Il est probable que les boucles et les bosses ont effectivement un rapport avec le caractère, mais ce rapport n'est pas immédiat, et il est loin de définir entièrement le caractère humain. Cet objectivisme illusoire, qui se fonde sur des éléments fortuits, secondaires ou simplement insuffisants, conduit inévitablement au pire subjectivisme. Dans le cas de l'école formaliste, il conduit au fétichisme du mot. Ayant compté les adjectifs, pesé les lignes et mesuré les rythmes, ou bien le formaliste s'arrête et se tait avec l'air d'un homme qui ne sait plus que faire de lui-même, ou bien il émet une généralisation inattendue qui contient cinq pour cent de formalisme et quatre-vingt quinze pour cent de l'intuition la moins critique.

Au fond, les formalistes ne poursuivent pas leur façon d'envisager l'art jusqu'à sa conclusion logique. Si l'on considère le processus de la création poétique seulement comme une combinaison de sons ou de mots et si l'on veut se maintenir dans cette voie pour résoudre tous les problèmes de la poésie, la seule formule parfaite de la " poétique " sera celle-ci : armez-vous d'un dictionnaire raisonné et créez, au moyen de combinaisons et de permutations algébriques des éléments du langage, toutes les œuvres poétiques passées et à venir du monde. En raisonnant " formellement ", on peut arriver à Eugène Onéguine par deux chemins : soit en subordonnant le choix des éléments du langage à une idée artistique préconçue, comme le fit Pouchkine, soit en résolvant le problème algébriquement. Du point de vue " formaliste ", la seconde méthode est plus correcte, car elle ne dépend pas de l'état d'esprit, de l'inspiration ou d'autres éléments précaires de ce genre, et elle a en outre l'avantage, tout en conduisant à Eugène Onéguine, de pouvoir mener à un nombre incalculable d'autres grandes œuvres. Tout ce dont on a besoin ici, c'est d'un temps illimité, c'est-à-dire de l'éternité. Mais comme ni l'humanité, ni a fortiori le poète individuel n'ont l'éternité à leur disposition, le ressort fondamental de la composition poétique restera, comme avant, l'idée artistique préconçue, comprise dans le sens le plus large, c'est-à-dire à la fois comme pensée précise, sentiment personnel ou social clairement exprimé et vague disposition de l'esprit. Dans ses efforts vers la réalisation artistique, cette idée subjective sera à son tour excitée et stimulée par la forme cherchée, et pourra quelquefois être poussée tout entière sur une voie qui était complètement imprévue au départ. C'est à dire simplement que la forme verbale n'est pas la réflexion passive d'une idée artistique préconçue mais un élément actif qui influence l'idée elle-même. Mais ce genre de rapport mutuel actif, où la forme influence le contenu et parfois le transforme de fond en comble, nous est connu dans tous les domaines de la vie sociale et même de la vie biologique. Ce n'est nullement là une raison pour rejeter le darwinisme et le marxisme et créer une école formaliste en biologie et en sociologie.

Victor Chklovsky, qui zigzague avec la plus grande aisance du formalisme verbal aux évaluations les plus subjectives, adopte en même temps l'attitude la plus intransigeante envers la définition et l'étude de l'art fondées sur le matérialisme historique. Dans un opuscule qu'il a publié à Berlin sous le titre La Marche du Cavalier, il formule dans l'espace de trois petites pages – la brièveté est le mérite principal, et en tout cas indiscutable, de Chklovsky – cinq arguments exhaustifs (ni quatre, ni six, mais cinq) contre la conception matérialiste de l'art. Nous passerons en revue ces arguments, car il est fort utile de voir et de montrer quelles vétilles sont présentées comme le dernier mot de la pensée scientifique (avec la plus grande variété de références scientifiques sur ces mêmes trois pages microscopiques).

" Si le milieu et les rapports de production influençaient l'art, écrit Chklovsky, est-ce que les thèmes artistiques ne seraient pas attachés au lieu où ils correspondent à ces rapports ? Or en fait, les thèmes n'ont ni feu ni lieu." Bien, mais les papillons ? Selon Darwin, ils " correspondent " eux aussi à des rapports déterminés, et cependant, ils volent de place en place tout aussi bien que n'importe quel écrivain libre de ses mouvements.

Pourquoi le marxisme, et lui précisément, doit-il condamner les thèmes artistiques à l'esclavage, on a du mal à le comprendre. Le fait que les peuples les plus divers, et les diverses classes d'un même peuple, utilisent les mêmes thèmes montre simplement que l'imagination humaine est limitée et que l'homme, dans toutes ses créations, y compris la création artistique, tend à économiser ses forces. Chaque classe essaie d'utiliser, dans la plus grande mesure possible, l'héritage matériel et spirituel d'une autre classe. L'argument de Chklovsky pourrait être aisément transféré au domaine de la technique même de la production. Depuis les temps antiques, le véhicule a été basé sur un seul et même thème des essieux, des roues, un châssis. Le char du patricien romain, cependant, était aussi bien adapté à ses goûts et à ses besoins que le carrosse du comte Orlov, avec son confort intérieur, l'était au goût du favori de Catherine. Le chariot du paysan russe est adapté aux nécessités de son activité économique, à la force de son petit cheval et aux particularités des routes de campagne. L'automobile, qui est incontestablement un produit de la technique nouvelle, présente néanmoins le même " thème " : quatre roues montées sur deux essieux. Et pourtant, chaque fois que la nuit, sur une route de Russie, un cheval de paysan fait un écart, effrayé par les phares aveuglants d'une automobile, cet épisode reflète le conflit de deux cultures.

" Si le milieu s'exprimait dans le roman, la science européenne ne se casserait pas la tête pour savoir quand les contes des Mille et Une Nuits ont été composés, et où, en Egypte, en Inde ou en Perse. " Tel est le deuxième argument de Chklovsky. Dire que le milieu de l'homme, et de l'artiste entre autres, c'est-à-dire les conditions de sa vie et de son éducation trouvent leur expression dans son œuvre ne veut pas dire du tout que cette expression a un caractère géographique, ethnologique et statistique précis.

Qu'il soit difficile de décider si certains romans furent écrits en Egypte, en Inde ou en Perse n'a rien de surprenant, car ces pays ont beaucoup de conditions sociales communes. Mais le fait que la science européenne " se casse la tête " pour résoudre ces questions à partir des textes mêmes de ces romans témoigne justement que ceux-ci reflètent le milieu, fût-ce de manière très déformée. Personne ne peut sortir de soi-même. Les délires d'un fou eux-mêmes ne contiennent rien que le malade n'ait préalablement reçu du monde extérieur. Seul un psychiatre expérimenté, à l'esprit pénétrant, et informé du passé du malade, saura trouver dans le contenu du délire les débris déformés et altérés de la réalité. La création artistique n'est évidemment pas du délire. Mais elle est aussi une altération, une déformation, une transformation de la réalité selon les lois particulières de l'art. Si fantastique que l'art puisse être, il ne dispose d'aucun autre matériau que celui qui lui est fourni par le monde à trois dimensions où nous vivons et par le monde plus étroit de la société de classe. Même quand l'artiste crée le ciel ou l'enfer, ses fantasmagories transforment simplement l'expérience de sa propre vie, jusque et y compris la note impayée de sa logeuse.

" Si les caractéristiques de caste et de classe se reflétaient dans l'art, poursuit Chklovsky, comment se pourrait-il que les contes grands-russes sur le barine soient les mêmes que les contes sur le pope ? "

Au fond, il y a simplement là une paraphrase du premier argument. Pourquoi les histoires sur les nobles et sur les popes ne pourraient-elles pas être les mêmes, et en quoi cela contredit-il le marxisme ? Les appels écrits par des marxistes bien connus parlent souvent de propriétaires fonciers, de capitalistes, de prêtres, de généraux et d'autres exploiteurs. Le propriétaire foncier se distingue incontestablement du capitaliste, mais dans certains cas, on peut les mettre dans le même sac. Pourquoi donc l'art populaire ne pourrait-il lui aussi, dans certains cas, mettre le barine et le pope dans le même sac, en tant que représentants de castes qui dominent et dépouillent le moujik ? Dans les caricatures de Moor et de Deny, le pope et le propriétaire foncier se retrouvent souvent côte à côte, sans aucun préjudice pour le marxisme.

" Si les caractéristiques ethnographiques se reflétaient dans l'art, insiste Chklovsky, le folklore de peuples différents ne serait pas échangeable, et les contes nés au sein de tel peuple ne seraient pas valables pour le voisin. "

De mieux en mieux ! Le marxisme ne prétend pas du tout que les traits ethnographiques ont un caractère indépendant ! Au contraire, il souligne l'importance tout à fait déterminante des conditions naturelles et économiques dans la formation du folklore. La similitude des conditions d'évolution des peuples pasteurs et agriculteurs, où la paysannerie est prépondérante, et la similitude des influences qu'ils exercent les uns sur les autres ne peuvent pas ne pas mener à un folklore similaire. En l'occurrence, du point de vue de la question qui nous intéresse, il est sans importance de savoir si les thèmes semblables sont nés indépendamment chez les différents peuples, comme reflet, réfracté par le même prisme de l'imagination paysanne, d'une expérience identique dans ses traits fondamentaux ou si au contraire, les semences des contes populaires ont été transportées par un vent propice de place en place, prenant racine là où le sol se montrait favorable. Dans la réalité, ces deux modes se sont probablement combinés.

Enfin – " le point de vue marxiste sur l'art est faux, cinquièmement, parce que... " – Chklovsky avance à titre d'argument distinct le thème concret de l'enlèvement qui, à travers la comédie grecque, est parvenu jusqu'à Ostrovsky. En d'autres termes, notre critique répète une fois de plus, sous une forme particulière, son premier argument (comme on le voit, même en ce qui concerne la logique formelle, tout ne va pas pour le mieux chez notre formaliste...). Oui, les thèmes émigrent de peuple à peuple, de classe à classe, et même d'auteur à auteur. Cela veut dire seulement que l'imagination humaine est économe. Une nouvelle classe ne recommence pas à créer toute la culture depuis le début, mais prend possession du passé, le trie, le retouche, le réarrange et continue à construire à partir de là. Sans cette utilisation de la " garde-robe " d'occasion du passé, il n'y aurait pas en général de mouvement en avant dans le processus historique. Si le thème du drame d'Ostrovsky lui est venu des Egyptiens en passant par la Grèce, le papier même sur lequel il a traité ce thème, il le doit au papyrus égyptien, puis au parchemin grec. Prenons une autre analogie, plus proche de nous : le fait que les méthodes critiques des sophistes grecs, qui furent les formalistes purs de leur époque, aient pénétré profondément la conscience de Chklovsky ne change rien au fait que Chklovsky lui-même est un produit très pittoresque d'un milieu social et d'une époque bien déterminés.

La destruction du marxisme en cinq points par Chklovsky nous rappelle beaucoup ces articles contre le darwinisme que publiait la Revue Orthodoxe au bon vieux temps. Si la théorie selon laquelle l'homme descend du singe était vraie, écrivait il y a trente ou quarante ans le docte évêque d'Odessa Nikanor, nos grands-pères auraient eu les signes distinctifs d'une queue, ou bien se seraient rappelé cette caractéristique chez leurs grands-pères et grands-mères. Deuxièmement, comme chacun sait, les singes ne donnent naissance qu'à des singes... Cinquièmement, le darwinisme est faux parce qu'il contredit le formalisme... pardon, je veux dire les décisions formelles des assemblées de l'Eglise universelle. Le savant ecclésiastique avait cependant un avantage : il était franchement passéiste et il prenait ses arguments chez l'apôtre Paul et non dans la physique, la chimie ou les mathématiques, comme le fait, en passant, le futuriste Chklovsky.

Il est indiscutable que le besoin de l'art n'est pas créé par les conditions économiques. Mais ce n'est pas non plus l'économie qui engendre le besoin de s'alimenter. Au contraire, c'est le besoin de nourriture et de chaleur qui crée l'économie. Il est parfaitement exact qu'on ne peut en aucun cas se régler sur les seuls principes du marxisme pour juger, rejeter ou accepter une œuvre d'art. Une œuvre d'art doit, en premier lieu, être jugée selon ses propres lois, c'est-à-dire selon les lois de l'art. Mais seul le marxisme est capable d'expliquer pourquoi et comment, à telle période historique, est apparue telle tendance artistique, c'est-à-dire qui a exprimé le besoin de telles formes artistiques à l'exclusion des autres, et pourquoi.

Il serait puéril de penser que chaque classe, d'elle-même, peut créer complètement et pleinement son art propre, et en particulier, que le prolétariat est capable de créer un art nouveau au moyen de cercles artistiques fermés, séminaires, " proletkult " et autres... D'une manière générale, l'activité créatrice de l'homme historique est héréditaire. Toute nouvelle classe montante se hisse sur les épaules des précédentes. Mais cette succession est dialectique, c'est-à-dire qu'elle se découvre au moyen de répulsions et de ruptures internes. Les impulsions, sous la forme de nouveaux besoins artistiques, du besoin de nouvelles conceptions artistiques et littéraires, sont données par l'économie, par l'intermédiaire d'une nouvelle classe, et à un degré moindre, par la situation nouvelle d'une même classe lorsque sa richesse et sa puissance culturelle augmentent. La création artistique est toujours un retournement complexe des formes anciennes sous l'influence de nouveaux stimulants, qui prennent naissance en dehors de l'art. C'est dans ce sens large que l'on peut parler de fonction de l'art, dire que l'art sert. Il n'est pas un élément désincarné se nourrissant de lui-même, mais une fonction de l'homme social, indissolublement liée à son milieu et à son mode de vie. Comme toujours lorsqu'on pousse un préjugé social jusqu'à l'absurde, la démarche de Chklovsky est en ce sens extrêmement caractéristique : il en est venu à l'idée que l'art est absolument indépendant du mode de vie social à une période de notre histoire russe où l'art a révélé avec plus d'évidence que jamais sa dépendance spirituelle et matérielle quotidienne à l'égard des classes, des sous-classes et des groupes de la société !

Le matérialisme ne nie pas l'importance de l'élément formel, que ce soit en logique, en jurisprudence ou en art. De même qu'un système juridique peut et doit être jugé d'après sa logique et sa cohérence internes, l'art peut et doit être jugé du point de vue de ses réalisations formelles, car en dehors d'elles il n'y a point d'art. Cependant, une théorie juridique qui tenterait d'établir que le droit est indépendant des conditions sociales serait viciée à la base. La force motrice, c'est dans l'économie, dans les contradictions de classes qu'on la trouve ; le droit donne seulement une forme et une expression intérieurement cohérentes à ces phénomènes, non dans leurs particularités individuelles mais dans leur généralité, dans ce qu'ils ont de reproduisible et de durable. Aujourd'hui justement, nous pouvons voir avec une clarté qui est rare dans l'histoire comment se forme un droit nouveau : non pas par les méthodes d'une déduction logique qui se suffirait à elle-même, mais par une estimation empirique des besoins économiques de la nouvelle classe dominante et un ajustement empirique à ces besoins. La littérature, par ses méthodes et ses procédés, dont les racines plongent dans le plus lointain passé et qui représentent l'expérience accumulée dans l'art du verbe, donne une expression aux pensées, aux sentiments, aux états d'esprit, aux points de vue et aux espoirs de son époque et de sa classe. On ne peut sortir de là. Et point n'est besoin, semble-t-il, d'en sortir, du moins pour ceux qui ne sont pas au service d'une époque révolue et d'une classe qui a fait son temps.

Les méthodes de l'analyse formelle sont nécessaires, mais non suffisantes. On peut compter les allitérations dans les dictons populaires, classer les métaphores, dénombrer les voyelles et les consonnes dans une chanson de noce, tout cela enrichira indiscutablement, d'une façon ou d'une autre, notre connaissance du folklore ; mais si l'on ne connaît pas le système de rotation des cultures employé par le paysan et le cycle qui en résulte dans sa vie, si l'on ignore le rôle de l'araire, si l'on n'a pas saisi la signification du calendrier ecclésiastique pour le paysan, du moment où il se marie à celui où la paysanne accouche, on ne connaîtra de l'art populaire que la coquille extérieure, on n'en aura pas atteint le noyau. On peut établir le plan architectural de la cathédrale de Cologne en mesurant la base et la hauteur de ses arcs, en déterminant les trois dimensions de ses nefs, les dimensions et la disposition de ses colonnes, etc... Mais si l'on ne sait pas ce qu'était une ville médiévale, ce qu'était une corporation et ce qu'était l'Eglise catholique au Moyen Age, on ne comprendra jamais la cathédrale de Cologne. Tenter de libérer l'art de la vie, de le proclamer activité indépendante, c'est le priver d'âme et le faire mourir. Le besoin même d'une telle opération est un symptôme incontestable de décadence idéologique.

L'analogie que nous avons esquissée plus haut avec les objections théologiques contre le darwinisme peut paraître au lecteur superficielle et anecdotique. Dans un sens, c'est juste, bien sûr. Mais il y a là une connexion plus profonde. Pour un marxiste tant soit peu instruit, la théorie formaliste ne peut pas ne pas rappeler les airs familiers d'une très vieille mélodie philosophique. Les juristes et les moralistes (citons au hasard l'Allemand Stammler et notre subjectiviste Mikhaïlovsky) essayaient de prouver que la morale et le droit ne pouvaient être déterminés par l'économie, pour la seule raison que la vie économique elle-même était impensable en dehors de normes juridiques et éthiques. Certes les formalistes du droit et de la morale n'allaient pas jusqu'à affirmer l'indépendance complète du droit et de l'éthique par rapport à l'économie ; ils reconnaissaient un certain rapport mutuel complexe entre " facteurs ", mais pour eux ces "facteurs", tout en s'influençant l'un l'autre, conservaient leurs qualités de substances indépendantes, venues on ne sait d'où. L'affirmation d'une totale indépendance du " facteur " esthétique par rapport à l'influence des conditions sociales, à la manière de Chklovsky, est un exemple d'extravagance spécifique, elle aussi d'ailleurs déterminée par les conditions sociales : c'est la mégalomanie de l'esthétique, dans laquelle notre dure réalité est mise la tête en bas. Outre cette particularité, les constructions des formalistes ont la même espèce de méthodologie défectueuse que tout autre type d'idéalisme. Pour un matérialiste, la religion, le droit, la morale, l'art représentent des aspects distincts d'un processus de développement social unique dans son fondement. Bien qu'ils se différencient de leur base de production, deviennent complexes, renforcent et développent dans le détail leurs caractéristiques spéciales, la politique, la religion, le droit, l'éthique, l'esthétique restent néanmoins des fonctions de l'homme socialement lié et obéissant aux lois de son organisation sociale. L'idéaliste, lui, voit non pas un processus unique de développement historique produisant les organes et les fonctions qui lui sont nécessaires, mais un croisement, une combinaison ou une interaction de certains principes indépendants : les substances religieuse, politique, juridique, esthétique et éthique, qui trouvent leur origine et leur explication dans leur dénomination même. L'idéalisme dialectique de Hegel détrône à sa manière ces substances (qui sont pourtant des catégories éternelles) en les ramenant à une unité génétique. Bien que, chez Hegel, cette unité soit l'esprit absolu qui, au cours du processus de ses manifestations dialectiques, germe sous forme de divers " facteurs ", le système de Hegel – grâce non pas à son idéalisme, mais à son caractère dialectique –, donne une idée de la réalité historique qui vaut celle qu'un gant retourné donne de la main humaine. Quant aux formalistes (le plus génial d'entre eux est Kant), ils ne s'occupent pas de la dynamique du développement, mais d'une coupe transversale de celui-ci, au jour et à l'heure de leur propre révélation philosophique. Ils y découvrent la complexité et la multiplicité de leur objet (et non du processus, car ils ne pensent pas en termes de processus). Cette complexité, ils l'analysent et la classifient. Ils donnent des noms aux éléments, qui sont immédiatement transformés en essences, en sous-absolus sans père ni mère : la religion, la politique, la morale, le droit, l'art... Il ne s'agit plus ici du gant retourné de l'histoire, mais de la peau arrachée aux doigts et desséchée jusqu'à l'abstraction complète ; la main de l'histoire devient alors le produit de l' " interaction " du pouce, de l'index, du médius et autres " facteurs ". Le " facteur " esthétique, c'est l'auriculaire, le plus petit mais non le moins aimable des doigts.

En biologie, le vitalisme est une variante de cette fétichisation des divers aspects du processus universel, sans compréhension de leur déterminisme interne. A la morale et à l'esthétique absolues et situées au-dessus du social, comme à la " force vitale " absolue et située au-dessus de la physique, il ne manque plus qu'une seule chose... un Créateur unique. La multiplicité de " facteurs " indépendants, sans commencement ni fin, n'est rien d'autre qu'un polythéisme camouflé. Et si l'idéalisme kantien représente historiquement la traduction du christianisme dans le langage de la philosophie rationaliste, toutes les variétés du formalisme idéaliste conduisent par contre, ouvertement ou secrètement, à Dieu comme cause de toutes les causes. Par comparaison avec l'oligarchie idéaliste d'une douzaine de sous-absolus, un Créateur personnel et unique est déjà un élément d'ordre. C'est là que réside la connexion plus profonde entre les réfutations formalistes du marxisme et les réfutations théologiques du darwinisme.

L'école formaliste est un avorton disséqué de l'idéalisme, appliqué aux problèmes de l'art. Les formalistes montrent une religiosité qui mûrit très vite. Ils sont les disciples de Saint Jean : pour eux, " au commencement était le Verbe ". Mais pour nous, " au commencement était l'Action ". Le mot la suivit comme son ombre phonétique.

Chapitre VI. La culture prolétarienne et l'art prolétarien[modifier le wikicode]

Chaque classe dominante crée sa culture, et par conséquent son art. L'histoire a connu les cultures esclavagistes de l'antiquité classique et de l'Orient, la culture féodale de l'Europe médiévale, et la culture bourgeoise qui domine aujourd'hui le monde. De là, il semble aller de soi que le prolétariat doive aussi créer sa culture et son art.

Cependant, la question est loin d'être aussi simple qu'il y paraît à première vue. La société dans laquelle les possesseurs d'esclaves formaient la classe dirigeante a existé pendant de très nombreux siècles. Il en est de même pour le féodalisme. La culture bourgeoise, même si on ne la date que de sa première manifestation ouverte et tumultueuse, c'est-à-dire de l'époque de la Renaissance, existe depuis cinq siècles, mais n'a atteint son plein épanouissement qu'au XIXème siècle, et plus précisément dans sa seconde moitié. L'histoire montre que la formation d'une culture nouvelle autour d'une classe dominante exige un temps considérable et n'atteint sa pleine réalisation que dans la période précédant la décadence politique de cette classe.

Le prolétariat aura-t-il assez de temps pour créer une culture " prolétarienne " ? Contrairement au régime des possesseurs d'esclaves, des féodaux et des bourgeois, le prolétariat considère sa dictature comme une brève période de transition. Quand nous voulons dénoncer les conceptions par trop optimistes sur le passage au socialisme, nous soulignons que la période de la révolution sociale, à l'échelle mondiale, ne durera pas des mois, mais des années et des dizaines d'années ; des dizaines d'années, mais pas des siècles et encore moins des millénaires. Le prolétariat peut-il, dans ce laps de temps, créer une nouvelle culture ? Les doutes sont d'autant plus légitimes que les années de révolution sociale seront des années d'une cruelle lutte de classes, où les destructions occuperont plus de place qu'une nouvelle activité constructive. En tout cas, l'énergie du prolétariat sera principalement dépensée à conquérir le pouvoir, à le garder, à le fortifier et à l'utiliser pour les plus urgents besoins de l'existence et de la lutte ultérieure. Or c'est pendant cette période révolutionnaire, qui enferme dans des limites si étroites la possibilité d'une édification culturelle planifiée, que le prolétariat atteindra sa tension la plus élevée et la manifestation la plus complète de son caractère de classe. Et inversement, plus le nouveau régime sera assuré contre les bouleversements militaires et politiques et plus les conditions de la création culturelle deviendront favorables, plus alors le prolétariat se dissoudra dans la communauté socialiste, se libérera de ses caractéristiques de classe, c'est-à-dire cessera d'être le prolétariat. En d'autres termes, pendant la période de dictature, il ne peut être question de la création d'une culture nouvelle, c'est-à-dire de l'édification historique la plus large ; en revanche, l'édification culturelle sera sans précédent dans l'histoire quand la poigne de fer de la dictature ne sera plus nécessaire, n'aura plus un caractère de classe. D'où il faut conclure généralement que non seulement il n'y a pas de culture prolétarienne, mais qu'il n'y en aura pas ; et à vrai dire, il n'y a pas de raison de le regretter : le prolétariat a pris le pouvoir précisément pour en finir à jamais avec la culture de classe et pour ouvrir la voie à une culture humaine. Nous semblons l'oublier trop fréquemment.

Les propos confus sur la culture prolétarienne, par analogie et antithèse avec la culture bourgeoise, se nourrissent d'une assimilation extrêmement peu critique entre les destinées historiques du prolétariat et celles de la bourgeoisie. La méthode banale, purement libérale, des analogies historiques formelles, n'a rien de commun avec le marxisme. Il n'y a aucune analogie réelle entre le cycle historique de la bourgeoisie et celui de la classe ouvrière.

Le développement de la culture bourgeoise a commencé plusieurs siècles avant que la bourgeoisie, par une série de révolutions, ne prenne en mains le pouvoir d'Etat. Quand la bourgeoisie n'était encore que le Tiers-Etat, à moitié privé de droits, elle jouait déjà un grand rôle, et qui allait sans cesse croissant, dans tous les domaines du développement culturel. On peut s'en rendre compte de façon particulièrement nette dans l'évolution de l'architecture. Les églises gothiques ne furent pas construites soudainement, sous l'impulsion d'une inspiration religieuse. La construction de la cathédrale de Cologne, son architecture et sa sculpture, résument toute l'expérience architecturale de l'humanité depuis le temps des cavernes, et tous les éléments de cette expérience concourent à un style nouveau qui exprime la culture de son époque, c'est-à-dire en dernière analyse la structure et la technique sociales de cette époque. L'ancienne bourgeoisie des corporations et des guildes a été le véritable constructeur du gothique. En se développant et en prenant de la force, c'est-à-dire en s'enrichissant, la bourgeoisie dépassa consciemment et activement le gothique et commença à créer son propre style architectural, non plus pour les églises mais pour ses palais. S'appuyant sur les conquêtes du gothique, elle se tourna vers l'Antiquité, romaine notamment, utilisa l'architecture mauresque, soumit le tout aux conditions et aux besoins de la nouvelle vie urbaine, et créa ainsi la Renaissance (Italie, fin du premier quart du Xème siècle). Les spécialistes peuvent compter, et comptent effectivement, les éléments que la Renaissance doit à l'Antiquité et ceux qu'elle doit au gothique, pour voir de quel côté penche la balance. En tout cas, la Renaissance ne commence pas avant que la nouvelle classe sociale, déjà culturellement rassasiée, ne se sente assez forte pour sortir du joug de l'arc gothique, pour considérer le gothique et tout ce qui l'avait précédé comme un matériau, et pour soumettre les éléments techniques du passé à ses buts architecturaux. Cela est également valable pour les autres arts, avec cette différence qu'en raison de leur plus grande souplesse, c'est-à-dire du fait qu'ils dépendent moins des buts utilitaires et des matériaux, les arts " libres " ne révèlent pas la dialectique de la domination et de la succession des styles avec une force aussi convaincante.

Entre, d'une part, la Renaissance et la Réforme, qui avaient pour but de créer des conditions d'existence intellectuelle et politique plus favorables pour la bourgeoisie dans la société féodale, et d'autre part la Révolution, qui transféra le pouvoir à la bourgeoisie (en France), se sont écoulés trois à quatre siècles de croissance des forces matérielles et intellectuelles de la bourgeoisie. L'époque de la grande Révolution française et des guerres qu'elle fit naître abaissa temporairement le niveau matériel de la culture. Mais ensuite, le régime capitaliste s'affirma comme " naturel " et " éternel "...

Ainsi, le processus fondamental d'accumulation des éléments de la culture bourgeoise et de leur cristallisation en un style spécifique a été déterminé par les caractéristiques sociales de la bourgeoisie en tant que classe possédante, exploiteuse : non seulement elle s'est développée matériellement au sein de la société féodale, en se liant à celle-ci de mille manières et en attirant à elle les richesses, mais elle a aussi mis de son côté l'intelligentsia, en se créant des points d'appui culturels (écoles, universités, académies, journaux, revues) longtemps avant de prendre possession de l'Etat ouvertement, à la tête du Tiers. Il suffit de rappeler ici que la bourgeoisie allemande, avec son incomparable culture technique, philosophique, scientifique et artistique, a laissé le pouvoir entre les mains d'une caste féodale et bureaucratique jusqu'en 1918, et n'a décidé, ou plus exactement, ne s'est vu obligée, de prendre directement le pouvoir que lorsque l'ossature matérielle de la culture allemande a commencé à tomber en poussière.

A cela, on peut répliquer : il a fallu des millénaires pour créer l'art de la société esclavagiste et seulement quelques siècles pour l'art bourgeois. Pourquoi donc ne suffirait-il pas de quelques dizaines d'années pour l'art prolétarien ? Les bases techniques de la vie ne sont plus du tout les mêmes à présent, et par suite, le rythme est également très différent. Cette objection, qui à première vue semble fort convaincante, passe en réalité à côté de la question.

Il est certain que dans le développement de la nouvelle société, il arrivera un moment où l'économie, l'édification culturelle, l'art seront dotés de la plus grande liberté de mouvement, pour avancer. Quant au rythme de ce mouvement, nous ne pouvons actuellement qu'y rêver. Dans une société qui aura rejeté l'âpre, l'abrutissante préoccupation du pain quotidien, où les restaurants communautaires prépareront au choix de chacun une nourriture bonne, saine et appétissante, où les blanchisseries communales laveront proprement du bon linge pour tous, où les enfants, tous les enfants, seront bien nourris, forts et gais, et absorberont les éléments fondamentaux de la science et de l'art comme ils absorbent l'albumine, l'air et la chaleur du soleil, où l'électricité et la radio ne seront plus les procédés primitifs qu'ils sont aujourd'hui, mais des sources inépuisables d'énergie concentrée répondant à la pression d'un bouton, où il n'y aura pas de " bouches inutiles ", où l'égoïsme libéré de l'homme – une force immense ! – sera totalement dirigé vers la connaissance, la transformation et l'amélioration de l'univers, dans une telle société la dynamique du développement culturel sera sans aucune comparaison avec ce qu'on a connu dans le passé. Mais tout cela ne viendra qu'après une longue et difficile période de transition, qui est encore presque tout entière devant nous. Or, nous parlons précisément ici de cette période de transition.

Notre époque, l'époque actuelle, n'est-elle pas dynamique ? Elle l'est, et au plus haut point. Mais son dynamisme se concentre dans la politique. La guerre et la révolution sont dynamiques, mais pour la plus grande part au détriment de la technique et de la culture. Il est vrai que la guerre a produit une longue série d'inventions techniques. Mais la pauvreté générale qu'elle a causé a différé pour une longue période l'application pratique de ces inventions qui pouvaient révolutionner la vie quotidienne. Il en est ainsi pour la radio, l'aviation et de nombreuses inventions chimiques. D'autre part, la révolution crée les prémisses d'une nouvelle société. Mais elle le fait avec les méthodes de la vieille société, avec la lutte de classes, la violence, la destruction et l'annihilation. Si la révolution prolétarienne n'était pas venue, l'humanité aurait étouffé dans ses propres contradictions. La révolution sauve la société et la culture, mais au moyen de la chirurgie la plus cruelle. Toutes les forces actives sont concentrées dans la politique, dans la lutte révolutionnaire. Le reste est repoussé au second plan et tout ce qui gêne est impitoyablement piétiné. Ce processus a évidemment ses flux et ses reflux partiels : le communisme de guerre a fait place à la NEP qui, à son tour, passe par divers stades. Mais dans son essence, la dictature du prolétariat n'est pas l'organisation économique et culturelle d'une nouvelle société, c'est un régime militaire révolutionnaire dont le but est de lutter pour l'instauration de cette société. On ne doit pas l'oublier. L'historien de l'avenir placera probablement le point culminant de la vieille société au 2 août 1914, quand la puissance exacerbée de la culture bourgeoise plongea le monde dans le feu et le sang de la guerre impérialiste. Le commencement de la nouvelle histoire de l'humanité sera probablement daté du 7 novembre 1917. Et il est probable que les étapes fondamentales du développement de l'humanité seront divisées à peu près ainsi : l' " histoire " préhistorique de l'homme primitif ; l'histoire de l'antiquité, dont le développement s'appuyait sur l'esclavage ; le Moyen Age, fondé sur le servage ; le capitalisme, avec l'exploitation salariée et, enfin, la société socialiste avec le passage qui se fera, espérons-le, sans douleur, à une Commune où toute forme de pouvoir aura disparu. En tout cas, les vingt, trente ou cinquante années que prendra la révolution prolétarienne mondiale entreront dans l'histoire comme la transition la plus pénible d'un système à un autre et en aucune façon comme une époque indépendante de culture prolétarienne.

Dans les années de répit actuelles, des illusions peuvent naître à ce sujet dans notre république soviétique. Nous avons mis les questions culturelles à l'ordre du jour. En extrapolant nos préoccupations actuelles dans un avenir éloigné, nous pouvons en arriver à imaginer une culture prolétarienne. En fait, si importante et si vitale que puisse être notre édification culturelle, elle se place entièrement sous le signe de la révolution européenne et mondiale. Nous ne sommes toujours que des soldats en campagne. Nous avons pour l'instant une journée de repos, et il nous faut en profiter pour laver notre chemise, nous faire couper les cheveux et avant tout pour nettoyer et graisser le fusil. Toute notre activité économique et culturelle d'aujourd'hui n'est rien de plus qu'une certaine remise en ordre de notre paquetage, entre deux batailles, deux campagnes. Les combats décisifs sont encore devant nous et sans doute plus très éloignés. Les jours que nous vivons ne sont pas encore l'époque d'une culture nouvelle, tout au plus le seuil de cette époque. Nous devons en premier lieu prendre officiellement possession des éléments les plus importants de la vieille culture, de façon à pouvoir au moins ouvrir la voie à une culture nouvelle.

Cela devient particulièrement clair si l'on envisage le problème, comme on doit le faire, à son échelle internationale. Le prolétariat était et reste la classe non possédante. Par là même, la possibilité pour lui de s'initier aux éléments de la culture bourgeoise qui sont entrés pour toujours dans le patrimoine de l'humanité est extrêmement restreinte. Dans un certain sens, on peut dire, il est vrai, que le prolétariat, du moins le prolétariat européen, a eu lui aussi sa Réforme, surtout dans la seconde moitié du XIXème siècle, lorsque, sans attenter encore directement au pouvoir d'Etat, il réussit à obtenir des conditions juridiques plus favorables à son développement dans le régime bourgeois. Mais premièrement, pour sa période de " Réforme " (parlementarisme et réformes sociales), qui a coïncidé principalement avec la période de la IIème Internationale, l'histoire a accordé à la classe ouvrière à peu près autant de décennies que de siècles à la bourgeoisie. Deuxièmement, pendant cette période préparatoire, le prolétariat n'est nullement devenu une classe plus riche, il n'a rassemblé entre ses mains aucune puissance matérielle; au contraire, du point de vue social et culturel, il s'est trouvé de plus en plus déshérité. La bourgeoisie arriva au pouvoir complètement armée de la culture de son temps. Le prolétariat, lui, ne vient au pouvoir que complètement armé d'un besoin aigu de conquérir la culture. Après s'être emparé du pouvoir, le prolétariat a pour première tâche de prendre en mains l'appareil de culture qui auparavant servait d'autres que lui – industries, écoles, éditions, presse, théâtres, etc… – et grâce à cet appareil, de s'ouvrir la voie de la culture.

En Russie, notre tâche est compliquée par la pauvreté de toute notre tradition culturelle et par les destructions matérielles dues aux événements des dix dernières années. Après la conquête du pouvoir et presque six années de lutte pour sa conservation et son renforcement, notre prolétariat est contraint d'employer toutes ses forces à créer les conditions matérielles d'existence les plus élémentaires et à s'initier lui-même littéralement à l'ABC de la culture. Si nous nous fixons pour tâche de liquider l'analphabétisme d'ici le dixième anniversaire du pouvoir soviétique, ce n'est pas sans raison.

Quelqu'un objectera peut-être que je donne à la notion de culture prolétarienne un sens trop large. S'il ne peut y avoir de culture prolétarienne totale, pleinement développée, la classe ouvrière pourrait cependant réussir à mettre son sceau sur la culture avant de se dissoudre dans la société communiste. Une objection de ce genre doit avant tout être notée comme déviation grave à l'égard de la position de la culture prolétarienne. Que le prolétariat, pendant l'époque de sa dictature, doive marquer la culture de son sceau, c'est indiscutable. Cependant, il y a encore très loin de là à une culture prolétarienne, si l'on entend par là un système développé et intérieurement cohérent de connaissance et de savoir-faire dans tous les domaines de la création matérielle et spirituelle. Le seul fait que, pour la première fois, des dizaines de millions d'hommes sachent lire et écrire et connaissent les quatre opérations constituera un événement culturel, et de la plus haute importance. La nouvelle culture, par essence, ne sera pas aristocratique, ne sera pas réservée à une minorité privilégiée, mais sera une culture de masse, universelle, populaire. La quantité se transformera là aussi en qualité : l'accroissement du caractère de masse de la culture élèvera son niveau et modifiera tous ses aspects. Ce processus ne se développera qu'au travers d'une série d'étapes historiques. Avec chaque succès dans cette voie, les liaisons internes qui font du prolétariat une classe se relâcheront, et par suite, le terrain pour une culture prolétarienne disparaîtra.

Mais les couches supérieures de la classe ouvrière ? Son avant-garde idéologique ? Ne peut-on dire que dans ce milieu, même s'il est étroit, on assiste dès maintenant au développement d'une culture prolétarienne ? N'avons-nous pas l'Académie socialiste ? les professeurs rouges ? Certains commettent la faute de poser la question de cette façon très abstraite.

On conçoit les choses comme s'il était possible de créer une culture prolétarienne par des méthodes de laboratoire. En fait, la trame essentielle de la culture est tissée par les rapports et les interactions qui existent entre l'intelligentsia de la classe et la classe elle-même. La culture bourgeoise – technique, politique, philosophique et artistique – a été élaborée dans l'interaction de la bourgeoisie et de ses inventeurs, dirigeants, penseurs et poètes. Le lecteur créait l'écrivain et l'écrivain le lecteur. Cela est valable à un degré infiniment plus grand pour le prolétariat parce que son économie, sa politique et sa culture ne peuvent se bâtir que sur l'initiative créatrice des masses. Pour l'avenir immédiat, cependant, la tâche principale de l'intelligentsia prolétarienne n'est pas dans l'abstraction d'une nouvelle culture – dont il manque encore la base –, mais dans le travail culturel le plus concret : aider de façon systématique, planifiée et bien sûr critique les masses arriérées à assimiler les éléments indispensables de la culture déjà existante. On ne peut créer une culture de classe derrière le dos de la classe. Or, pour édifier cette culture en coopération avec la classe, en étroite relation avec son essor historique général, il faut... bâtir le socialisme, au moins dans ses grandes lignes. Dans cette voie, les caractéristiques de classe de la société iront non pas en s'accentuant, mais au contraire en se réduisant peu à peu jusqu'à zéro, en proportion directe des succès de la révolution. La dictature du prolétariat est libératrice en ce sens qu'elle est un moyen provisoire – très provisoire – pour déblayer la voie et poser les fondations d'une société sans classes et d'une culture basée sur la solidarité.

Pour expliquer plus concrètement l'idée de " période d'édification culturelle " dans le développement de la classe ouvrière, considérons la succession historique non des classes, mais des générations. Dire qu'elles prennent la succession les une des autres – quand la société progresse, et non quand elle est décadente – signifie que chacune d'elles ajoute son dépôt à ce que la culture a accumulé jusque-là. Mais avant de pouvoir le faire, chaque génération nouvelle doit traverser une période d'apprentissage. Elle s'approprie la culture existante et la transforme à sa façon, la rendant plus ou moins différente de celle de la génération précédente. Cette appropriation n'est pas encore créatrice, c'est-à-dire création de nouvelles valeurs culturelles, mais seulement une prémisse pour celle-ci. Dans une certaine mesure, ce qui vient d'être dit peut s'appliquer au destin des masses travailleuses qui s'élèvent au niveau de la création historique. Il faut seulement ajouter qu'avant de sortir du stade de l'apprentissage culturel, le prolétariat aura cessé d'être le prolétariat. Rappelons une fois de plus que la couche supérieure, bourgeoise, du Tiers-Etat fit son apprentissage sous le toit de la société féodale ; qu'encore dans le sein de celle-ci, elle avait dépassé, au point de vue culturel, les vieilles castes dirigeantes et qu'elle était devenue le moteur de la culture avant d'accéder au pouvoir. Il en va tout autrement du prolétariat en général, et du prolétariat russe en particulier : il a été forcé de prendre le pouvoir avant de s'être approprié les éléments fondamentaux de la culture bourgeoise ; il a été forcé de renverser la société bourgeoise par la violence révolutionnaire précisément parce que cette société lui barrait l'accès à la culture. La classe ouvrière s'efforce de transformer son appareil d'Etat en une puissante pompe pour apaiser la soif culturelle des masses. C'est une tâche d'une portée historique immense. Mais, si l'on ne veut pas employer les mots à la légère, ce n'est pas encore la création d'une culture prolétarienne propre. " Culture prolétarienne ", " art prolétarien ", etc..., dans trois cas sur dix à peu près, ces termes sont employés chez nous sans esprit critique pour désigner la culture et l'art de la prochaine société communiste ; dans deux cas sur dix, pour indiquer le fait que des groupes particuliers du prolétariat acquièrent certains éléments de la culture pré-prolétarienne ; et enfin dans cinq cas sur dix, c'est un fatras d'idées et de termes qui n'a ni queue ni tête.

Voici un exemple récent, pris entre cent autres, d'un emploi visiblement négligent, erroné et dangereux de l'expression " culture prolétarienne " : " La base économique et le système de superstructures qui lui correspond, écrit le camarade Sizov, forment la caractéristique culturelle d'une époque (féodale, bourgeoise, prolétarienne). " Ainsi l'époque culturelle prolétarienne est placée ici sur le même plan que l'époque bourgeoise. Or, ce qu'on appelle ici l'époque prolétarienne n'est que le court passage d'un système social et culturel à un autre, du capitalisme au socialisme. L'instauration du régime bourgeois a également été précédée par une époque de transition, mais contrairement à la révolution bourgeoise, qui s'est efforcée, non sans succès, de perpétuer la domination de la bourgeoisie, la révolution prolétarienne a pour but de liquider l'existence du prolétariat en tant que classe dans un délai aussi bref que possible. Ce délai dépend directement des succès de la révolution. N'est-il pas stupéfiant que l'on puisse l'oublier, et placer l'époque de la culture prolétarienne sur le même plan que celle de la culture féodale ou bourgeoise

S'il en est ainsi, en résulte-t-il que nous n'ayons pas de science prolétarienne ? Ne pouvons-nous pas dire que la conception matérialiste de l'histoire et la critique marxiste de l'économie politique constituent des éléments scientifiques inestimables d'une culture prolétarienne ? N'y a-t-il pas là une contradiction ?

Bien sûr, la conception matérialiste de l'histoire et la théorie de la valeur ont une immense importance, aussi bien comme arme de classe du prolétariat que pour la science en général. Il y a plus de science véritable dans le seul Manifeste du Parti communiste que dans des bibliothèques entières remplies de compilations, spéculations et falsifications professorales sur la philosophie et l'histoire. Peut-on dire pour autant que le marxisme constitue un produit de la culture prolétarienne ? Et peut-on dire que déjà, nous utilisons effectivement le marxisme non seulement dans les luttes politiques, mais aussi dans les problèmes scientifiques généraux ?

Marx et Engels sont issus des rangs de la démocratie petite-bourgeoise, et c'est évidemment la culture de celle-ci qui les a formés, et non une culture prolétarienne. S'il n'y avait pas eu la classe ouvrière, avec ses grèves, ses luttes, ses souffrances et ses révoltes, il n'y aurait pas eu non plus le communisme scientifique, parce qu'il n'y en aurait pas eu la nécessité historique. La théorie du communisme scientifique a été entièrement édifiée sur la base de la culture scientifique et politique bourgeoise, bien qu'elle ait déclaré à cette dernière une lutte non pour la vie, mais une lutte à mort. Sous les coups des contradictions capitalistes, la pensée universalisante de la démocratie bourgeoise s'est élevée, chez ses représentants les plus audacieux, les plus honnêtes et les plus clairvoyants, jusqu'à une géniale négation de soi-même, armée de tout l'arsenal critique de la science bourgeoise. Telle est l'origine du marxisme.

Le prolétariat a trouvé dans le marxisme sa méthode, mais pas du premier coup, et pas encore complètement à ce jour, loin de là. Aujourd'hui, cette méthode sert principalement, presque exclusivement, des buts politiques. Le développement méthodologique du matérialisme dialectique et sa large application à la connaissance sont encore entièrement du domaine de l'avenir. C'est seulement dans une société socialiste que le marxisme cessera d'être uniquement un instrument de lutte politique pour devenir une méthode de création scientifique, l'élément et l'instrument essentiels de la culture spirituelle.

Que toute science reflète plus ou moins les tendances de la classe dominante, c'est incontestable. Plus une science s'attache étroitement aux tâches pratiques de domination de la nature (la physique, la chimie, les sciences naturelles en général), plus grand est son apport humain, hors des considérations de classe. Plus une science est liée profondément au mécanisme social de l'exploitation (l'économie politique), ou plus elle généralise abstraitement l'expérience humaine (comme la psychologie, non dans son sens expérimental et physiologique, mais au sens dit " philosophique "), plus alors elle se subordonne à l'égoïsme de classe de la bourgeoisie, et moindre est l'importance de sa contribution à la somme générale de la connaissance humaine. Le domaine des sciences expérimentales connaît à son tour différents degrés d'intégrité et d'objectivité scientifique, en fonction de l'ampleur des généralisations qui sont faites. En règle générale, les tendances bourgeoises se développent le plus librement dans les hautes sphères de la philosophie méthodologique, de la " conception du monde ". C'est pourquoi il est nécessaire de nettoyer l'édifice de la science du bas jusqu'en haut, ou plus exactement, du haut jusqu'en bas, car il faut commencer par les étages supérieurs. Il serait toutefois naïf de penser que le prolétariat, avant d'appliquer à l'édification socialiste la science héritée de la bourgeoisie, doit la soumettre entièrement à une révision critique. Ce serait à peu près la même chose que de dire, avec les moralistes utopiques : avant de construire une société nouvelle, le prolétariat doit s'élever à la hauteur de la morale communiste. En fait, le prolétariat transformera radicalement la morale, aussi bien que la science, seulement après qu'il aura construit la société nouvelle, fût-ce à l'état d'ébauche. Ne tombons-nous pas là dans un cercle vicieux ? Comment construire une société nouvelle à l'aide de la vieille science et de la vieille morale ? Il faut ici un peu de dialectique, de cette même dialectique que nous répandons à profusion dans la poésie lyrique, l'administration, la soupe aux choux et la kacha. Pour commencer à travailler, l'avant-garde prolétarienne a absolument besoin de certains points d'appui, de certaines méthodes scientifiques susceptibles de libérer la conscience du joug idéologique de la bourgeoisie; en partie elle les possède déjà, en partie elle doit encore les acquérir. Elle a déjà éprouvé sa méthode fondamentale dans de nombreuses batailles et dans les conditions les plus variées. Il y a encore très loin de là à une science prolétarienne. La classe révolutionnaire ne peut interrompre son combat parce que le parti n'a pas encore décidé s'il doit accepter ou non l'hypothèse des électrons et des ions, la théorie psychanalytique de Freud, la génétique, les nouvelles découvertes mathématiques de la relativité, etc. Certes, après avoir conquis le pouvoir, le prolétariat aura des possibilités beaucoup plus grandes pour assimiler la science et la réviser. Mais là aussi, les choses sont plus aisément dites que faites. Il n'est pas question que le prolétariat ajourne l'édification du socialisme jusqu'à ce que ses nouveaux savants, dont beaucoup en sont encore à courir en culottes courtes, aient vérifié et épuré tous les instruments et toutes les voies de la connaissance. Rejetant ce qui est manifestement inutile, faux, réactionnaire, le prolétariat utilise dans les divers domaines de son œuvre d'édification les méthodes et les résultats de la science actuelle, en les prenant nécessairement avec le pourcentage d'éléments de classe, réactionnaires, qu'ils contiennent. Le résultat pratique se justifiera dans l'ensemble, parce que la pratique, soumise au contrôle des buts socialistes, opérera graduellement une vérification et une sélection de la théorie, de ses méthodes et de ses conclusions. Entre-temps auront grandi des savants éduqués dans les conditions nouvelles. De toute manière, le prolétariat devra amener son œuvre d'édification socialiste jusqu'à un niveau assez élevé, c'est-à-dire jusqu'à une satisfaction réelle des besoins matériels et culturels de la société, avant de pouvoir entreprendre le nettoyage général de la science, du haut jusqu'en bas. Je n'entends rien dire par là contre le travail de critique marxiste que de nombreux petits cercles et des séminaires s'efforcent de réaliser dans divers domaines. Ce travail est nécessaire et fructueux. Il doit être étendu et approfondi de toutes les manières. Nous devons conserver toutefois le sens marxiste de la mesure pour apprécier le poids spécifique qu'ont aujourd'hui ces expériences et ces tentatives par rapport à la dimension générale de notre travail historique.

Ce qui précède exclut-il la possibilité de voir surgir des rangs du prolétariat, alors qu'on est encore en période de dictature révolutionnaire, d'éminents savants, inventeurs, dramaturges et poètes ? Pas le moins du monde. Mais il serait extrêmement léger de donner le nom de culture prolétarienne aux réalisations même les plus valables de représentants individuels de la classe ouvrière. La notion de culture ne doit pas être changée en monnaie d'usage individuel et on ne peut pas définir les progrès de la culture d'une classe d'après les passeports prolétariens de tels ou tels inventeurs ou poètes. La culture est la somme organique de connaissance et de savoir-faire qui caractérise toute la société, ou tout au moins sa classe dirigeante. Elle embrasse et pénètre tous les domaines de la création humaine et les unifie en un système. Les réalisations individuelles se hissent au-dessus de ce niveau et l'élèvent graduellement.

Ce rapport organique existe-t-il entre notre poésie prolétarienne d'aujourd'hui et l'activité culturelle de la classe ouvrière dans son ensemble ? Il est bien évident que non. Individuellement ou par groupes, des ouvriers s'initient à l'art qui a été créé par l'intelligentsia bourgeoise et se servent de sa technique, pour le moment d'une manière assez éclectique. Est-ce dans le but de donner une expression, à leur monde intérieur propre, prolétarien ? Non, bien sûr, et loin de là. L'œuvre des poètes prolétariens manque de cette qualité organique qui ne peut provenir que d'une liaison intime entre l'art et le développement de la culture en général. Ce sont des œuvres littéraires de prolétaires doués ou talentueux, ce n'est pas de la littérature prolétarienne. En serait-ce, cependant, une des sources ?

Naturellement, dans le travail de la génération actuelle se trouvent nombre de germes, de racines, de sources ou quelque érudit futur, appliqué et diligent, remontera à partir des divers secteurs de la culture de l'avenir, tout comme les historiens actuels de l'art remontent du théâtre d'Ibsen aux mystères religieux, ou de l'impressionnisme et du cubisme aux peintures des moines. Dans l'économie de l'art comme dans celle de la nature, rien ne se perd et tout est lié. Mais en fait, concrètement, dans la vie, la production actuelle des poètes issus du prolétariat est encore loin de se développer sur le même plan que le processus qui prépare les conditions de la future culture socialiste, c'est-à-dire le processus d'élévation des masses.

Le camarade Doubovskoï a beaucoup chagriné et semble-t-il dressé contre lui un groupe de poètes prolétariens par un article dans lequel, à côté d'idées à mon avis discutables, il a exprimé une série de vérités certes un peu amères, mais pour l'essentiel incontestables[36]. Le camarade Doubovskoï en arrive à cette conclusion que la poésie prolétarienne ne se trouve pas dans le groupe " Kouznitsa " (La Forge), mais dans les journaux muraux des usines, avec leurs auteurs anonymes. Il y a là une idée juste, bien qu'elle soit exprimée paradoxalement. On pourrait dire avec autant de raison que des Shakespeare et des Gœthe prolétariens sont en ce moment en train de courir pieds nus vers quelque école primaire. Il est incontestable que l'art des poètes d'usine est beaucoup plus organiquement lié avec la vie, les préoccupations quotidiennes et les intérêts de la masse ouvrière. Mais ce n'est pas là une littérature prolétarienne. C'est seulement l'expression écrite du processus moléculaire d'élévation culturelle du prolétariat. Nous avons déjà expliqué plus haut que ce n'est pas la même chose. Les correspondants ouvriers des journaux, les poètes locaux, les critiques accomplissent un grand travail culturel, qui défriche le terrain et le prépare pour les futures semailles. Mais la moisson culturelle et artistique voulue sera – heureusement ! – socialiste, et non " prolétarienne ".

Le camarade Pletnev, dans un intéressant article[37] sur " les voies de la poésie prolétarienne ", émet l'idée que les œuvres des poètes prolétariens, indépendamment de leur valeur artistique, sont déjà importantes du fait de leur lien direct avec la vie de la classe. A partir d'exemples de poésie prolétarienne, le camarade Pletnev montre de façon assez convaincante les changements dans l'état d'esprit des poètes prolétariens, en rapport avec le développement général de la vie et des luttes du prolétariat. Par là même, le camarade Pletnev démontre que les productions de la poésie prolétarienne – pas toutes, mais beaucoup – sont d'importants documents de l'histoire de la culture. Cela ne veut pas dire que ce sont des documents artistiques. " Que ces poèmes soient faibles, de forme vieillie, pleins de fautes, je l'admets ", écrit Pletnev, à propos d'un poète ouvrier qui s'est élevé des sentiments religieux à un esprit révolutionnaire militant, " mais ne marquent-ils pas la voie du progrès pour le poète prolétarien ? " Sans doute : même faibles, même incolores et même remplis de fautes, les vers peuvent marquer la voie du progrès politique d'un poète et d'une classe et avoir une immense signification comme symptôme culturel. Pourtant des poèmes faibles, et plus encore ceux qui trahissent l'ignorance du poète, ne sont pas de la poésie prolétarienne, parce que, tout simplement, ils ne sont pas de la poésie. Il est extrêmement intéressant de noter que, mettant en parallèle l'évolution politique des poètes ouvriers et le progrès révolutionnaire de la classe ouvrière, le camarade Pletnev constate très justement que depuis quelques années, et surtout depuis le début de la Nep, les écrivains se détachent de la classe ouvrière. Le camarade Pletnev explique la " crise de la poésie prolétarienne " – qui s'accompagne d'une tendance au formalisme et... au philistinisme – par l'insuffisance de formation politique des poètes et le peu d'attention que leur accorde le parti. Il en résulte, dit Pletnev, que les poètes " n'ont pas résisté à la colossale pression de l'idéologie bourgeoise : ils y ont cédé ou sont en train d'y céder ". Cette explication est nettement insuffisante. Quelle " colossale pression de l'idéologie bourgeoise" peut-il y avoir chez nous ? Il ne faut pas exagérer. Nous ne discuterons pas pour savoir si le parti aurait pu faire davantage en faveur de la poésie prolétarienne, ou non. Cela ne suffit pas à expliquer le manque de force de résistance de cette poésie, de même que ce manque de force n'est pas compensé par une violente gesticulation " de classe" (dans le style du manifeste de " Kouznitsa "). Le fond de la question, c'est que dans la période pré-révolutionnaire et dans la première période de la révolution, les poètes prolétariens considéraient la versification non comme un art qui a ses propres lois, mais comme un des moyens de se plaindre de leur triste sort ou d'exposer leurs sentiments révolutionnaires. Les poètes prolétariens n'ont abordé la poésie comme un art et un métier que dans ces dernières années, après que se fût relâchée la tension de la guerre civile. Il apparut du même coup que dans la sphère de l'art, le prolétariat n'avait pas encore créé de milieu culturel, alors que l'intelligentsia bourgeoise a le sien, bon ou mauvais. Le fait essentiel ici n'est pas que le parti ou ses dirigeants n'ont pas " suffisamment aidé ", mais que les masses n'étaient pas artistiquement préparées ; or l'art, comme la science, exige une préparation. Notre prolétariat possède sa culture politique – dans une mesure suffisante pour assurer sa dictature –, mais il n'a pas de culture artistique. Tant que les poètes prolétariens marchaient dans les rangs des formations de combat communes, leurs vers, comme nous l'avons déjà dit, conservaient une valeur de documents révolutionnaires. Lorsqu'ils eurent à faire face aux questions de métier et d'art, ils commencèrent, volontairement ou non, à se chercher un nouveau milieu. Il n'y a donc pas simplement ici un manque d'attention, mais un conditionnement historique plus profond. Cela ne signifie nullement, cependant, que les poètes ouvriers qui sont entrés dans cette période de crise sont définitivement perdus pour le prolétariat. Nous espérons que quelques-uns d'entre eux au moins sortiront de cette crise fortifiés. Encore une fois, cela ne veut pas dire non plus que les groupes de poètes ouvriers d'aujourd'hui sont destinés à poser les fondements inébranlables d'une nouvelle et grande poésie. Rien de tel. Selon toute vraisemblance, ce sera l'apanage des générations futures, qui auront elles aussi à traverser leurs périodes de crise, car il y aura encore longtemps bien des déviations de groupes et de cercles, bien des hésitations et des erreurs idéologiques et culturelles, dont la cause profonde réside dans le manque de maturité culturelle de la classe ouvrière.

Le seul apprentissage de la technique littéraire est une étape indispensable, et qui exige du temps. La technique se remarque de la façon la plus accusée chez ceux qui ne la possèdent pas. On peut dire à juste titre de beaucoup de jeunes poètes prolétariens que ce ne sont pas eux qui dominent la technique, mais que c'est la technique qui les domine. Pour certains, les plus talentueux, ce n'est qu'une crise de croissance. Quant à ceux qui ne pourront se rendre maîtres de la technique, ils paraîtront toujours " artificiels ", des imitateurs et même des minaudiers. Ce serait une énormité d'en conclure que les ouvriers n'ont pas besoin de la technique de l'art bourgeois. Cependant, beaucoup tombent dans cette erreur. "Donnez-nous, disent-ils, quelque chose qui soit nôtre, même mal fichu, mais que ce soit à nous." Cela est faux et trompeur. De l'art mal fichu, ce n'est pas de l'art, et par conséquent les travailleurs n'en ont pas besoin. Le conformiste du "mal fichu", qui porte en lui, au fond, une bonne part de mépris pour les masses, est très important pour cette espèce particulière de politiciens qui nourrissent une méfiance organique dans la force de la classe ouvrière mais la flattent et la glorifient quand " tout va bien ". Derrière les démagogues, les innocents sincères répètent cette formule de simplification pseudo-prolétarienne. Ce n'est pas du marxisme, mais du populisme réactionnaire, à peine teinté d'idéologie " prolétarienne ". L'art destiné au prolétariat ne peut pas être un art de seconde qualité. Il faut apprendre, en dépit du fait que les " études " – qui se font nécessairement chez l'ennemi – comportent un certain danger. Il faut apprendre, et l'importance d'organisations telles que le proletkult, par exemple, doit se mesurer non pas à la vitesse avec laquelle elles créent une nouvelle littérature, mais à la contribution qu'elles apportent à l'élévation du niveau littéraire de la classe ouvrière, à commencer par ses couches supérieures.

Des termes tels que " littérature prolétarienne " et " culture prolétarienne " sont dangereux en ce qu'ils compriment artificiellement l'avenir culturel dans le cadre étroit du présent, faussent les perspectives, violent les proportions, dénaturent les critères et cultivent de façon très dangereuse l'arrogance des petits cercles.

Si l'on rejette le terme " culture prolétarienne ", que faire alors du... "proletkult " ? Convenons donc que " proletkult " signifie " activité culturelle du prolétariat", c'est-à-dire lutte acharnée pour élever le niveau culturel de la classe ouvrière. En vérité, l'importance du proletkult ne sera pas diminuée d'un iota par cette interprétation.

Dans leur déclaration de programme que nous avons déjà citée en passant, les écrivains prolétariens de "Kouznitsa " proclament que " le style, c'est la classe ", et que par conséquent, les écrivains d'une autre origine sociale ne peuvent créer un style artistique correspondant à la nature du prolétariat. De là il semble aller de soi que le groupe " Kouznitsa ", qui est prolétarien à la fois par sa composition et par sa tendance, est justement en train de créer l'art prolétarien.

" Le style c'est la classe." Cependant, le style ne naît pas du tout en même temps que la classe. Une classe trouve son style par des chemins extrêmement complexes. Comme ce serait simple si un écrivain pouvait, simplement parce qu'il est un prolétaire fidèle à sa classe, s'installer au carrefour et déclarer : " je suis le style du prolétariat " !

" Le style c'est la classe ", non seulement en art, mais avant tout en politique. Or la politique est le seul domaine où le prolétariat a effectivement créé son propre style. Comment ? Pas du tout par ce simple syllogisme : chaque classe a son style, le prolétariat est une classe, il charge donc tel groupe prolétarien de formuler son style politique. Non, la route fut beaucoup plus complexe. L'élaboration de la politique prolétarienne est passée par les grèves économiques, la lutte pour le droit de coalition, par les utopistes anglais et français, par la participation des ouvriers aux combats révolutionnaires sous la direction de la démocratie bourgeoise, par le Manifeste du Parti communiste, par la création de la social-démocratie, qui pourtant, dans le cours des événements, se soumit au " style " d'autres classes, par la scission de la social-démocratie et la séparation des communistes, par la lutte des communistes pour le front unique et par une série d'étapes qui sont encore à venir. Tout ce qu'il reste d'énergie au prolétariat après qu'il a fait face aux exigences élémentaires de la vie est allé et va à l'élaboration de ce " style " politique. Tandis que la montée historique de la bourgeoisie eut lieu avec une relative égalité dans tous les domaines de la vie sociale, la bourgeoisie s'enrichissant, s'organisant, se formant philosophiquement et esthétiquement, et accumulant les habitudes de domination, pour le prolétariat, en tant que classe économiquement déshéritée, tout le processus d'autodétermination prend un caractère politique révolutionnaire intensément unilatéral, trouvant sa plus haute expression dans le parti communiste.

Si l'on voulait comparer l'ascension artistique du prolétariat à son ascension politique, il faudrait dire que dans le domaine de l'art, nous nous trouvons actuellement à peu près à la période où les premiers mouvements, encore impuissants, des masses coïncidaient avec les efforts de l'intelligentsia et de quelques ouvriers pour construire des systèmes utopiques. Nous souhaitons de tout cœur aux poètes de " Kouznitsa " d'apporter leur part à la création de l'art de l'avenir, qui sera, sinon prolétarien, du moins socialiste. Mais au stade actuel, extrêmement primitif, de ce processus, ce serait une erreur impardonnable que d'accorder à " Kouznitsa " le monopole de l'expression du " style prolétarien ". L'activité de " Kouznitsa " par rapport au prolétariat se situe, dans le principe, sur le même plan que celle de " Lef ", de " Kroug " et d'autres groupes qui s'efforcent de donner une expression artistique de la révolution. En toute honnêteté, nous ne savons pas laquelle de ces contributions se révélera la plus importante. Sur de nombreux poètes prolétariens, l'influence du futurisme, par exemple, est indiscutable. Le grand talent de Kazine est imprégné d'éléments de la technique futuriste. Biezymiensky aurait été impossible sans Maïakovski, et Biezymiensky est un espoir.

La déclaration de " Kouznitsa " peint la situation actuelle dans le domaine de l'art sous des traits extrêmement sombres et accusateurs : " La Nep, comme étape de la révolution, est apparue dans l'ambiance d'un art qui ressemble à des habiletés de gorilles. " " Pour tout cela, on dispense les moyens financiers... Il n'y a plus de Biélinsky. Au-dessus du désert de l'art, le crépuscule... Mais nous élevons notre voix et dressons le drapeau rouge... " etc... De l'art prolétarien, on parle en termes extrêmement emphatiques, voire grandiloquents, en partie comme art de l'avenir, et en partie comme art du présent : " La classe ouvrière, monolithique, crée un art uniquement à son image et à sa ressemblance. Sa langue particulière, aux sonorités diverses, haute en couleurs, riche d'images, favorise par sa simplicité, sa clarté, sa précision, la force d'un grand style." S'il en est ainsi, d'où vient alors le désert de l'art, et pourquoi au-dessus de lui, justement, le crépuscule ? Cette contradiction évidente ne peut avoir qu'une explication : à l'art protégé par le gouvernement soviétique, qui est bien un désert envahi par le crépuscule, les auteurs de la déclaration opposent un art prolétarien " de grande envergure et de grand style ", qui cependant, ne jouit pas de la considération nécessaire, parce qu'il n'y a " pas de Biélinsky ", et qu'à la place des Biélinsky, il y a quelques " camarades publicistes issus de nos rangs et habitués à tout mener à la bride ". Au risque d'être moi-même quelque peu inclus dans l'Ordre de la Bride, je dois dire cependant que la déclaration de " Kouznitsa " est pénétrée bien moins d'un esprit messianique de classe que d'une arrogance de coterie. " Kouznitsa " parle de soi comme du porteur exclusif de l'art révolutionnaire, exactement dans les mêmes termes que les futuristes, les imaginistes, les " Frères Sérapion " et autres. Où est-il, camarades, cet " art de grande envergure, de grand style, cet art monumental ? " Où ? Quoi que l'on pense de l'œuvre de tel ou tel poète d'origine prolétarienne – et ce qu'il faut ici, bien sûr, c'est un travail de critique attentif, strictement individualisé –, il n'y a pas d'art prolétarien. Il ne faut pas jouer avec les grands mots. Il n'est pas vrai qu'il existe un style prolétarien et qui plus est de grande envergure, monumental. Où serait-il ? Dans quoi ? Les poètes prolétaires font leur apprentissage et, sans même recourir aux méthodes microscopiques de l'école formaliste, on peut, comme nous l'avons dit, définir l'influence exercée sur eux par d'autres écoles et avant tout par les futuristes. Ceci n'est pas un reproche, car il n'y a pas là de péché. Mais aucune déclaration ne parviendra à créer un style prolétarien monumental.

" Il n'y a pas de Biélinsky ", se plaignent nos auteurs. S'il nous fallait apporter la preuve juridique que l'activité de " Kouznitsa " est pénétrée de l'état d'esprit qui règne dans le petit monde fermé, les petits cercles, les petites écoles de l'intelligentsia, nous la trouverions dans cette triste formule : " Il n'y a pas de Biélinsky. " Evidemment, on ne se réfère pas ici à Biélinsky en tant que personne, mais en tant que représentant de cette dynastie de critiques russes inspiratrice et guide de l'ancienne littérature. Nos amis de " Kouznitsa " ne se sont pas aperçus que cette dynastie avait cessé d'exister, précisément depuis que la masse prolétarienne est montée sur la scène politique. Par l'un de ses côtés, et le plus important, Plékhanov fut le Biélinsky marxiste, le dernier représentant de cette noble dynastie de publicistes. Par la littérature, les Biélinsky ouvraient des soupiraux à l'opinion publique de leur époque. Tel fut leur rôle historique. La critique littéraire remplaçait la politique et la préparait. Et ce qui, chez Biélinsky et les autres représentants de la critique radicale, n'était qu'allusions, a reçu à notre époque la chair et le sang d'Octobre, est devenu la réalité soviétique. Si Biélinsky, Tchernychevsky, Dobrolioubov, Pissariev, Mikhaïlovski, Plékhanov furent, chacun à sa façon, les inspirateurs publics de la littérature, et plus encore, les inspirateurs littéraires de l'opinion publique naissante, est-ce que maintenant, toute notre opinion publique, par sa politique, sa presse, ses réunions, ses institutions, n'apparaît pas comme l'interprète suffisant de ses propres voies ? Toute notre vie sociale est placée sous un projecteur, le marxisme illumine toutes les étapes de notre lutte, chacune de nos institutions est soumise de toutes parts au feu roulant de la critique. Dans ces conditions, penser à Biélinsky avec des soupirs de regret, c'est révéler – hélas ! hélas ! – un esprit de renoncement propre aux petits cercles intellectuels, tout à fait dans le style (qui n'a rien de monumental) d'un quelconque populiste de gauche plein de piété, à la Ivanov-Razumnik. " Il n'y a pas de Biélinsky. " Mais enfin, Biélinsky était bien moins un critique littéraire qu'un guide de l'opinion à son époque. Et si Vissarion Biélinsky pouvait vivre de nos jours, il serait probablement – ne le cachons pas à " Kouznitsa " – membre... du Politburo. Et peut-être même mènerait-il les choses à bride abattue. Ne se plaignait-il pas en effet que lui, dont la nature était de hurler comme un chacal, devait faire entendre des notes mélodieuses ?

Ce n'est pas du tout par hasard que la poésie de petits cercles, dans ses efforts pour vaincre sa solitude, tombe dans le romantisme fade du " cosmisme ". L'idée en est à peu près celle-ci : il faut sentir le monde comme unité et soi-même comme une partie active de cette unité, avec la perspective, plus tard, de diriger non seulement la terre, mais tout le cosmos. Tout cela, bien sûr, est vraiment superbe et terriblement grand. Nous étions de simples habitants de Koursk ou de Kalouga, nous venons de conquérir toute la Russie, et nous marchons maintenant vers la révolution mondiale. Devrons-nous nous contenter des "limites planétaires " ? Posons immédiatement le cercle prolétarien sur le tonneau de l'univers. Quoi de plus simple ? On sait y faire, et on ne craint personne !

Le cosmisme semble, ou peut sembler, extrêmement audacieux, puissant, révolutionnaire, prolétarien. En fait, on trouve dans le cosmisme des éléments qui confinent à la désertion : on fuit les difficiles affaires terrestres – et qui sont particulièrement graves dans le domaine de l'art – pour se réfugier dans les sphères interstellaires. Par là même, le cosmisme montre une parenté tout à fait inattendue avec le mysticisme. En effet, vouloir introduire dans sa conception artistique du monde le royaume des étoiles, et pas seulement d'une manière contemplative, mais en quelque sorte active, c'est là, indépendamment même des connaissances que l'on peut avoir en astronomie, une tâche plutôt ardue – et en tout cas, dont l'urgence ne s'impose pas... Et l'on s'aperçoit finalement que si les poètes deviennent " cosmistes ", ce n'est pas parce que la population de la Voie Lactée frappe impérieusement à leur porte et exige d'eux une réponse, mais parce que les problèmes terrestres, en se prêtant si difficilement à l'expression artistique, les incitent à essayer de sauter dans le monde de l'au-delà. Cependant, il ne suffit pas de s'intituler " cosmiste " pour saisir les étoiles au ciel. D'autant plus que l'univers est fait beaucoup plus de vide interstellaire que d'étoiles. Cette tendance douteuse qu'ils ont à combler les lacunes de leur conception du monde et de leur œuvre artistique par la matière subtile des espaces interstellaires risque fort de mener certains des " cosmistes " à la plus subtile des matières, l'Esprit Saint, en lequel reposent déjà suffisamment de défunts poètes.

Les nœuds coulants et les filets jetés sur les poètes prolétariens sont d'autant plus dangereux que ces poètes sont très jeunes, et que certains même sont à peine sortis de l'adolescence. Dans leur majorité, c'est la révolution victorieuse qui les a éveillés à la poésie. Ils y sont entrés en hommes non encore formés, portés par les ailes de la spontanéité, du tourbillon et de l'ouragan... En fin de compte, cette ivresse primitive s'empara aussi d'écrivains tout à fait bourgeois, qui la payèrent ensuite d'une gueule de bois réactionnaire et mystique, et tout ce qu'on veut dans le même genre. Les véritables difficultés et les vraies épreuves commencèrent lorsque le rythme de la révolution se ralentit, que les objectifs devinrent plus nébuleux, et qu'il ne suffit plus de nager dans le courant, d'avaler l'eau et de faire des bulles, mais qu'il fallut faire preuve de circonspection, se retrancher et faire le bilan de la situation. C'est alors qu'apparut la tentation : en avant vers le cosmos ! Et la terre ? Comme pour les mystiques, elle peut être aussi, pour les " cosmistes ", un simple tremplin.

Les poètes révolutionnaires de notre époque ont besoin d'être fortement trempés et, ici plus que nulle part ailleurs, la trempe morale est inséparable de la trempe intellectuelle. Ils ont besoin d'une conception du monde, et par conséquent d'une conception de l'art ferme, souple, nourrie de faits. Pour comprendre la période de temps dans laquelle nous vivons non pas seulement d'une manière journalistique, mais réellement, profondément, il faut connaître le passé de l'humanité, sa vie, son labeur, ses luttes, ses espoirs, ses défaites et ses succès. L'astronomie et la cosmogonie sont choses excellentes ! Mais avant tout, c'est l'histoire humaine qu'il faut connaître, et la vie contemporaine dans ses diverses lois et dans sa réalité originale et personnelle.

Il est curieux de constater que ceux qui fabriquent les formules abstraites de la poésie prolétarienne passent habituellement à côté d'un poète qui, plus que quiconque, a droit au titre de poète de la Russie révolutionnaire. La définition de ses tendances et de ses bases sociales n'exige pas de méthode critique compliquée : Démyan[38] est là tout entier, d'une seule pièce. Ce n'est pas un poète qui s'est rapproche de la révolution, qui s'est abaissé jusqu'à elle, qui l'a acceptée ; c'est un bolchévik dont l'arme est la poésie. Et c'est en cela que réside la force exceptionnelle de Demyan pour lui, la révolution n'est pas un matériau de création, c'est la plus haute instance, celle qui l'a lui-même placé à son poste. Son œuvre est un service social, non seulement " en fin de compte ", comme on dit pour l'art en général, mais aussi subjectivement, dans la conscience du poète lui-même. Et cela dès les premiers jours de son service historique. Il s'est intégré au parti, a grandi avec lui, a passé par les différentes phases de son développement, a appris jour après jour à penser et à sentir avec la classe ouvrière, et à reproduire ce monde de pensées et de sentiments sous forme concentrée dans le langage des vers, tantôt avec la malice des fables, tantôt avec la mélancolie des chansons, la hardiesse des couplets satiriques, tantôt s'indignant, tantôt lançant de vibrants appels. Nul dilettantisme dans sa colère et dans sa haine. Il hait de la haine bien claire du parti le plus révolutionnaire du monde. Il y a chez lui des choses d'une grande force et d'une maîtrise achevée, il y en a aussi un bon nombre qui ne dépassent pas le niveau journalistique, quotidien, de second ordre. C'est que Demyan n'attend pas pour créer les rares occasions où Apollon appelle le poète au sacrifice divin, mais travaille chaque jour, selon les exigences des événements et... du Comité Central. Cependant, prise dans son ensemble, son œuvre constitue un phénomène absolument nouveau, unique en son genre. Et que les petits poètes des diverses écoles qui ne détestent point se gausser de Demyan – Voyez-moi ce feuilletoniste ! – fouillent donc dans leur mémoire pour trouver un autre poète qui, par ses vers, ait eu une influence aussi directe et aussi efficace sur les masses. Et quelles masses ? Des millions d'ouvriers, de paysans, de soldats rouges ! Et à quel moment ? A la plus grande de toutes les époques !

Demyan n'a pas cherché de formes nouvelles. Il emploie même ostensiblement les vieilles formes canonisées. Mais chez lui, elles connaissent une véritable résurrection, en tant que mécanisme de transmission incomparable du monde d'idées bolchéviste. Demyan n'a pas créé et ne créera jamais d'école : c'est lui-même qui a été créé par une école que l'on appelle le P.C.R.[39], pour les besoins d'une grande époque qui n'aura pas sa pareille. Si l'on écarte la notion métaphysique de culture prolétarienne pour envisager les choses du point de vue de ce que le prolétariat lit, de ce dont il a besoin, de ce qui le passionne et le pousse à l'action, de ce qui élève son niveau culturel et par là même prépare le terrain pour un art nouveau, l'œuvre de Demyan Biedny est réellement une littérature prolétarienne et populaire, c'est-à-dire une littérature vitalement nécessaire à un peuple qui s'éveille. Ce n'est peut-être pas de la poésie " authentique ", mais c'est quelque chose de plus grand.

Un homme qui n'est pas parmi les derniers dans l'histoire, Ferdinand Lassalle, écrivait un jour, dans une lettre adressée à Marx et Engels à Londres : " Comme je renoncerais volontiers à écrire ce que je sais, pour réaliser seulement une partie de ce que je peux. " Dans cet esprit, Demyan pourrait dire de lui-même : " Je laisse volontiers à d'autres le soin d'écrire dans des formes nouvelles et plus complexes sur la révolution, pourvu que je puisse écrire moi-même dans les vieilles formes pour la révolution. "

Chapitre VII. La politique du Parti en art[modifier le wikicode]

Certains écrivains marxistes se sont mis à reprendre des méthodes de pogrom à l'égard des futuristes, des " Frères Sérapion ", des Imaginistes, et en général de tous les compagnons de route, ensemble et individuellement. On ne sait pourquoi, il est devenu particulièrement à la mode de s'acharner sur Pilniak, et même les futuristes s'y exercent. Il est incontestable que, par certains côtés, Pilniak est irritant : trop de légèreté dans les grandes questions, trop d'affectation, trop de lyrisme artificiel... Mais Pilniak a remarquablement montré le côté provincial et paysan de la Révolution, le "train des mechotchniki "[40], et grâce à Pilniak, nous avons vu tout cela de façon incomparablement plus claire et plus tangible qu'avant lui. Et Vsévolod Ivanov ? Après Partisan, le Train blindé, les Sables bleus, malgré toutes leurs fautes de construction, leur style haché, et même leurs artifices, n'avons-nous pas mieux connu et mieux senti la Russie dans toute son immensité, son infinie variété ethnique, son état arriéré et sa puissance ? Cette connaissance directe, imagée, peut-elle vraiment être remplacée par les hyperboles des futuristes, ou le chant monotone des courroies de transmission, ou ces petits articles de journaux qui, jour après jour, combinent de diverses manières les même trois cents mots ? Supprimez en pensée Pilniak et Vsévolod Ivanov de notre vie quotidienne, et nous nous trouverons sensiblement appauvris... Les organisateurs de la croisade contre les compagnons de route – qu'ils mènent sans se soucier suffisamment des perspectives et des proportions – ont également choisi pour cible le camarade Voronsky, rédacteur de " Krasnaïa Nov "[41] et directeur des éditions du Cercle, en qualité de confident et presque de complice. Nous pensons que le camarade Voronsky accomplit – sur l'ordre du Parti – un important travail littéraire, et culturel, et que, certes, il est plus facile de décréter dans un articulet – avec des gazouillis d'oiseau – la création de l'art communiste, que de travailler, avec tout le soin que cela exige, à sa préparation.

A propos de la " forme", nos critiques s'engagent sur le chemin autrefois ouvert par le recueil " Raspad ", en 1908. Cependant, il faut comprendre et apprécier les changements de situations historiques, la nouvelle répartition des forces qui s'est produite depuis lors. A l'époque, nous étions un parti vaincu et réduit à la clandestinité. La révolution était en reflux, la contre-révolution de Stolypine et des anarcho-mystiques avançait sur toute la ligne. Dans le Parti lui-même, les intellectuels jouaient un rôle disproportionné à leur importance, et les groupes d'intellectuels qui appartenaient aux autres familles politiques s'influençaient les uns les autres. Dans de telles conditions et afin de protéger nos façons de voir et de penser, nous devions nous battre contre toutes les formes d'expression littéraire de la réaction.

Aujourd'hui, il en va tout autrement. La loi d'attraction qui joue en faveur de la classe dirigeante et qui, en dernière analyse, détermine le travail créateur des intellectuels, opère maintenant en notre faveur. En fonction de cela, il faut savoir élaborer une politique artistique.

Il n'est pas vrai que l'art révolutionnaire puisse être créé seulement par les ouvriers. Précisément parce que la révolution est ouvrière, elle libère – répétons-le – une faible quantité d'énergie de la classe ouvrière dans le domaine de l'art. Les plus grandes œuvres de la Révolution française, celles qui la reflétèrent directement ou non, ont été créées par des artistes allemands, anglais ou autres, non par des Français. La bourgeoisie française, occupée à faire la révolution, n'avait pas suffisamment de forces pour graver elle-même son empreinte. C'est encore plus vrai du prolétariat : sa culture artistique est bien plus faible que sa culture politique. Les intellectuels, outre tous les avantages que leur procure leur qualification, disposent de l'odieux privilège de garder une position politique passive, plus ou moins marquée de sympathie à l'égard d'Octobre. Il n'est pas surprenant qu'ils donnent de meilleures images de la Révolution – même si elles sont plus ou moins déformées – que le prolétariat, occupé à faire la révolution. Nous n'ignorons pas les limites, l'instabilité, les oscillations des compagnons de route. Si nous éliminions Pilniak et son Année nue, "les Frères Sérapion " avec Vsévolod Ivanov, Tikhonov et Polonskaya, si nous éliminions Maïakovski et Essenine, que nous resterait-il, hormis quelques traites impayées sur une future littérature prolétarienne ? Démyan Biedny – qui ne fait pas partie des compagnons de route – ne peut être mis de côté, nous l'espérons, il s'apparente même à la littérature prolétarienne dans le sens que définit le Manifeste de " Kouznitsa ". Oui, sans eux, que resterait-il ?

Cela veut-il dire que le Parti, contradictoirement à ses principes, prenne une position éclectique dans le domaine de l'art ? L'argument, qui voudrait être écrasant, est simplement enfantin. Le marxisme offre diverses possibilités : évaluer le développement de l'art nouveau, en suivre toutes les variations, encourager les courants progressistes au moyen de la critique ; on ne peut guère lui demander davantage. L'art doit se frayer sa propre route par lui-même. Ses méthodes ne sont pas celles du marxisme. Si le Parti dirige le prolétariat, il ne dirige pas le processus historique. Oui, il est des domaines où il dirige directement, impérieusement. Il en est d'autres où il contrôle et encourage, certains où il se borne à encourager, certains encore où il ne fait qu'orienter. L'art n'est pas un domaine où le Parti est appelé à commander. Il protège, stimule, ne dirige qu'indirectement. Il accorde sa confiance aux groupes qui aspirent sincèrement à se rapprocher de la Révolution et encourage ainsi leur production artistique. Il ne peut pas se placer sur les positions d'un cercle littéraire. Il ne le peut pas, et il ne le doit pas.

Le Parti défend les intérêts historiques de la classe ouvrière dans son ensemble. Il prépare le terrain, pas à pas, pour une culture nouvelle, un art nouveau. Il ne voit pas les compagnons de route en concurrents des écrivains ouvriers, mais en collaborateurs de la classe ouvrière pour un gigantesque travail de reconstruction. Il comprend le caractère épisodique des groupes littéraires dans une période de transition. Loin de les apprécier en fonction des certificats personnels de classe qu'excipent messieurs les gens de lettres, il s'inquiète de la place qu'occupent ou peuvent occuper ces groupes dans la mise sur pied d'une culture socialiste. Si, pour tel ou tel groupe, il n'est pas possible aujourd'hui de déterminer cette place, le Parti attendra, avec patience et attention. Cela n'empêche nullement les critiques, les lecteurs, d'accorder individuellement leur sympathie à tel ou tel groupe. Le Parti, parce qu'il défend, dans leur ensemble, les intérêts historiques de la classe ouvrière, se doit d'être objectif et prudent. Doublement : il n'accorde pas son imprimatur à "Kouznitsa " pour le seul fait que des ouvriers y écrivent ; il ne repousse a priori aucun groupe littéraire, même uniquement composé d'intellectuels, pour peu que celui-ci s'efforce de se rapprocher de la Révolution, en renforce une des attaches (une attache est toujours un point faible) : avec la ville ou le village, entre les membres du Parti et les Sans-Parti, entre les intellectuels et les ouvriers.

Une telle politique signifie-t-elle qu'un des flancs du Parti, celui qui se tourne vers l'art, ne sera pas protégé ? L'affirmer serait grandement exagéré. Le Parti, prenant pour guides ses critères politiques, rejette, en art, les tendances nettement vénéneuses ou désagrégatrices. Il est vrai que le front de l'art est moins protégé que celui de la politique. N'en va-t-il pas de même pour la science ? Que pensent de la théorie de la relativité les tenants d'une science purement prolétarienne ? Cette théorie est-elle compatible ou non avec le matérialisme ? La question a-t-elle été tranchée ? Où ? Quand ? Par qui ? Il est clair pour tous, même pour les profanes, que l'œuvre de Pavlov se situe sur le terrain du matérialisme. Que dire de la théorie psychanalytique de Freud ? Est-elle compatible avec le matérialisme, comme le pense le camarade Radek, comme je le pense moi-même, ou lui est-elle hostile ? On peut poser la même question à propos des nouvelles théories de la structure atomique, etc... Il serait merveilleux que se trouve un savant capable d'embrasser méthodologiquement toutes ces nouvelles généralisations, d'en établir les connexions avec la conception du monde du matérialisme dialectique. Il pourrait par là énoncer les critères réciproques des nouvelles théories et approfondir du même coup la méthode dialectique. Je crains que ce travail – je ne parle pas d'un article de journal ou de revue, mais d'une œuvre scientifique ou philosophique d'envergure, comme l'Origine des Espèces ou le Capital – ne voie le jour ni aujourd'hui ni demain. Ou plutôt, si un livre de cette sorte était écrit aujourd'hui, il est probable que les pages n'en seraient pas coupées avant que le prolétariat ne dépose les armes.

Le travail d'acclimatation de la culture, c'est-à-dire l'acquisition de l'ABC d'une culture pré-prolétarienne, ne suppose-t-il pas un choix, une critique, un critère de classe ? Certainement. Ce critère est politique, non abstraitement culturel. Tous deux coïncident dans le sens large où la Révolution prépare les conditions d'une nouvelle culture. Cela ne signifie pas que le mariage s'effectue à tout coup. Si la Révolution se voit obligée de détruire des ponts ou des monuments quand il le faut, elle n'hésitera pas à porter la main sur toute tendance de l'art qui, si grandes que soient ses réalisations formelles, menacerait d'introduire des ferments désagrégateurs dans les milieux révolutionnaires ou de dresser les unes contre les autres les forces internes de la Révolution, prolétariat, paysannerie, intellectuels. Notre critère est ouvertement politique, impératif et sans nuances. D'où la nécessité de définir ses limites. Pour être plus précis encore, je dirais que, sous un régime de vigilance révolutionnaire, nous devons mener en ce qui regarde l'art une politique large et souple, étrangère à toutes les querelles des cercles littéraires.

Bien entendu, le Parti ne peut pas, fût-ce un seul jour, s'abandonner au principe libéral du laissez faire, laissez passer[42], même en art. La question est de savoir à quel moment il doit intervenir, dans quelle mesure et dans quel cas. Ce n'est pas une question aussi simple que le pensent les théoriciens de Lef, les champions de la littérature prolétarienne.

Les buts, les tâches et les méthodes de la classe ouvrière sont sans comparaison plus concrets, mieux définis et mieux élaborés sur le plan de la théorie, dans le domaine économique qu'en art. Pourtant, après avoir tenté de construire une économie centralisée, le Parti s'est vu contraint d'admettre l'existence de types économiques différents, voire concurrents. A côté des entreprises d'Etat, organisées en trusts, nous avons des entreprises de caractère local, d'autres qui sont mises en location, des concessions, des entreprises privées, des coopératives, des économies paysannes individuelles, des koustari[43], des entreprises collectives, etc... La politique fondamentale de l'Etat est dirigée vers une économie socialiste centralisée. Cette tendance générale comporte, pour une période donnée, un soutien étendu à l'économie paysanne et aux koustaris. S'il en allait autrement, notre politique en vue d'une industrie socialiste sur une grande échelle deviendrait une abstraction sans vie.

La République soviétique allie ouvriers, paysans et intellectuels d'origine petite-bourgeoise sous la direction du Parti communiste. De cette combinaison sociale, grâce aux progrès de la technique et de la culture, doit sortir une société communiste. A travers une série d'étapes. La paysannerie et les intellectuels viendront au communisme par d'autres chemins que les ouvriers. Leurs voies particulières ne peuvent pas ne pas se refléter dans la littérature. Les intellectuels qui n'ont pas lié leur sort sans réserve à celui du prolétariat (non-communistes dans leur écrasante majorité) cherchent à s'appuyer sur les paysans en raison de l'absence, ou de l'extrême faiblesse, d'un point d'appui bourgeois. Ce processus est, pour le moment, plutôt symbolique et consiste à idéaliser a posteriori l'esprit révolutionnaire du moujik. Il caractérise tous les compagnons de route. Avec l'augmentation du nombre des établissements scolaires et de ceux qui, dans les campagnes, sauront lire, le lien qui existe entre l'art et la paysannerie peut devenir organique. La paysannerie produira ses propres intellectuels. Si le point de vue des paysans en économie, en politique ou en art est plus primitif, plus limité et plus égoïste que celui du prolétariat, il n'en est pas moins une donnée de fait. L'artiste fera œuvre historique progressiste quand, empruntant le point de vue des paysans ou mieux, le mariant à son propre point de vue, il sera pénétré de l'idée que l'union des ouvriers et des paysans est une nécessité vitale. A travers sa création, la coopération nécessaire entre le village et la ville sera renforcée. La marche des paysans vers le socialisme donnera à ses œuvres un contenu riche et profond, une forme variée dans ses couleurs, et nous avons toutes raisons de penser qu'il ajoutera de valables chapitres à l'histoire de l'art. En revanche, opposer le village, organique et séculairement sacré, à la ville, c'est faire œuvre réactionnaire, hostile au prolétariat, incompatible avec le progrès, condamnée à pourrir. Même dans le domaine de la forme, un tel art ne peut aboutir qu'au rabâchage et à l'imitation.

Le poète Kliouov, les Imaginistes, " les Frères Sérapion ", Pilniak, et même des futuristes comme Klebnikov, Kroutchenikh et Kamensky, ont un fonds moujik, organique, alors que d'autres ont plutôt un fonds bourgeois traduit dans la langue du moujik. Là où les rapports avec le prolétariat sont les moins ambigus de tous, c'est chez les futuristes. " Les Frères Sérapion ", les Imaginistes, Pilniak laissent percer, ici et là, leur opposition au prolétariat, du moins encore très récemment. Ils reflètent, sous un aspect très fragmentaire, l'état d'esprit du village à l'époque de la réquisition forcée des grains. C'était l'époque où, cherchant un refuge contre la faim dans les villages, ils y engrangeaient leurs impressions. Leur bilan est plutôt ambigu. Il ne doit pas être considéré hors de la période qui s'est terminée avec la révolte de Kronstadt. Aujourd'hui, un changement considérable s'est produit dans la paysannerie. Il a lieu chez les intellectuels et il devrait se manifester chez les compagnons de route qui chantent le moujik. Il s'y est déjà montré, dans une certaine mesure. Sous l'influence de nouvelles secousses sociales, ces groupes n'en ont pas fini avec les luttes intérieures, les scissions, les ralliements. Il faut suivre tout cela avec soin et de façon critique. Le Parti qui, non sans raison nous l'espérons, prétend au rôle de direction spirituelle, ne peut passer à côté de telles questions et se contenter de bavardages.

Un art prolétarien de grande envergure ne pourrait-il éclairer la marche des paysans vers le socialisme ? Bien sûr qu'il le " peut ", tout comme une centrale électrique " peut " distribuer lumière et énergie à l'isba, à l'étable, au moulin. Il suffit d'avoir une telle centrale, et des câbles qui vont au village. Plus de danger, soit dit en passant, que dans ce cas l'agriculture se dresse contre l'industrie. Malheureusement, nous n'avons pas encore de tels câbles, et la centrale électrique brille par son absence. L'art prolétarien fait défaut. L'art d'inspiration prolétarienne (poètes ouvriers, et futuristes) est aussi peu prêt à répondre aux besoins de la ville et du village que, disons, l'industrie soviétique est prête à résoudre les problèmes de l'économie mondiale.

A supposer que nous laissions de côté la paysannerie (comment le pourrions-nous ?), il ne semble pas que pour le prolétariat, classe fondamentale de la société soviétique, les choses soient aussi simples qu'on le voit dans les pages de Lef. Les futuristes proposent de jeter par-dessus bord la vieille littérature individualiste, désuète dans sa forme, contredisant à la nature collectiviste du prolétariat (cet argument s'adresse à nous, pauvres que nous sommes !). Ils révèlent une compréhension très insuffisante de la dialectique des rapports entre l'individu et le collectif. Il n'existe pas de vérités abstraites, autrement dit, il y a individualisme et individualisme. Par individualisme, une partie des intellectuels d'avant la Révolution se jeta dans le mysticisme, une autre emprunta la voie chaotique du futurisme et, se donnant à la révolution – soit dit à son honneur –, se rapprocha du prolétariat. Quand ceux-ci transportent dans le prolétariat une amertume qui tient à leur individualisme, faut-il les absoudre de tant d'égocentrisme, c'est-à-dire, d'un individualisme extrême ? Le malheur est que le prolétaire est dépourvu de cette qualité-là. Son individualité n'est ni suffisamment formée ni différenciée. Ce sera la conquête la plus précieuse du progrès culturel qui commence aujourd'hui que d'élever la personnalité, dans ses qualités objectives, dans sa conscience subjective. Il serait puéril de penser que les belles lettres bourgeoises soient aptes à jouer ce rôle, à faire brèche dans la solidarité de classe. Ce que Shakespeare, Gœthe, Pouchkine, Dostoïevski donneront à l'ouvrier, c'est avant tout une image plus complexe de la personnalité, de ses passions et sentiments, une conscience plus approfondie de ses forces intérieures, une aperception plus nette de son subconscient, etc... En fin de compte, l'ouvrier y trouvera un enrichissement. Gorki, imbu de l'individualisme romantique du vagabond, a su nourrir l'esprit printanier de la révolution prolétarienne à la veille de 1905 parce qu'il a aidé à l'éveil de la personnalité dans une classe où la personnalité, une fois éveillée, cherche à se mettre en rapport avec d'autres personnalités éveillées. Le prolétariat a besoin d'une nourriture et d'une éducation artistiques. Il ne faut pas le prendre pour un morceau d'argile que les artistes, ceux du passé et ceux de l'avenir, peuvent modeler à leur propre ressemblance.

Le prolétariat, très sensible sur les plans spirituel et artistique, n'a pas reçu d'éducation esthétique. Il est peu probable que sa route parte du point où s'est arrêtée l'intelligentsia bourgeoise avant la catastrophe. De même que l'individu, à partir de l'embryon, refait l'histoire de l'espèce et, dans une certaine mesure, de tout le monde animal, la nouvelle classe, dont l'immense majorité émerge d'une existence quasi préhistorique, doit refaire pour elle-même toute l'histoire de la culture artistique. Elle ne peut pas commencer à édifier une nouvelle culture avant d'avoir absorbé et assimilé les éléments des anciennes cultures. Cela ne veut pas dire qu'elle va traverser pas à pas, systématiquement, toute l'histoire passée de l'art. A la différence de l'individu biologique, une classe sociale absorbe et assimile de façon plus libre et plus consciente. Elle ne peut toutefois aller de l'avant sans considérer les points de repères les plus importants du passé.

La base sociale du vieil art ayant été détruite de façon plus décisive que jamais auparavant, son aile gauche, afin que l'art continue, cherche un appui dans le prolétariat, du moins dans les couches sociales qui gravitent autour du prolétariat. Celui-ci, à son tour, tirant profit de sa position de classe dirigeante, aspire à l'art, cherche à établir des contacts avec lui, prépare ainsi les bases à une formidable croissance artistique. En ce sens, il est vrai que les journaux muraux d'usine constituent les prémices nécessaires, encore que très lointaines, de la littérature de demain. Naturellement, personne ne dira : renonçons à tout le reste, en attendant que le prolétariat, à partir de ces journaux muraux, ait atteint la maîtrise artistique. Le prolétariat, lui aussi, a besoin d'une continuité dans la tradition artistique. Il la réalise aujourd'hui, plus indirectement que directement, à travers les artistes bourgeois qui gravitent autour de lui, ou qui cherchent refuge sous son aile. Il en tolère une partie, il en soutient une autre, il adopte ceux-ci et assimile complètement ceux-là. La politique du Parti en art dépend précisément de la complexité de ce processus, de ses mille liens internes. Il est impossible de la ramener à une formule, quelque chose d'aussi bref que le bec d'un moineau. Il n'est pas non plus indispensable de l'y ramener.

Chapitre VIII. Art révolutionnaire et art socialiste[modifier le wikicode]

Quand on parle d'art révolutionnaire, on pense à deux sortes de phénomènes artistiques : les œuvres dont les thèmes reflètent la révolution, et celles qui sans être reliées à la révolution par le thème, en sont profondément imbues, colorées par la nouvelle conscience qui surgit de la révolution. Ce sont des phénomènes qui, de toute évidence, relèvent ou pourraient relever de conceptions entièrement différentes. Alexis Tolstoï, dans son roman le Chemin des Tourments, décrit la période de la guerre et de la révolution. Il appartient à la vieille école de Yasnaya-Polyana[44] avec moins d'envergure, un point de vue plus étroit. A propos des événements les plus grands, elle sert seulement à rappeler, cruellement, que Yasnaya-Polyana a été et n'est plus. En revanche, quand le jeune poète Tikhonov parle d'une petite épicerie – il semble être intimidé d'écrire sur la révolution –, il perçoit et décrit l'inertie, l'immobilité, avec une fraîcheur et une véhémence passionnée que seul un poète de la nouvelle époque peut exprimer.

Ainsi, l'art révolutionnaire et des œuvres sur la révolution, s'ils ne sont pas une seule et même chose, ont des points de contact. Les artistes créés par la révolution ne peuvent pas ne pas vouloir écrire sur la révolution. D'autre part, l'art qui aura vraiment quelque chose à dire sur la révolution, devra rejeter sans pitié le point de vue du vieux Tolstoï, son esprit de grand seigneur et son amitié pour le moujik.

Il n'existe pas encore d'art révolutionnaire. Il existe des éléments de cet art, des signes, des tentatives vers lui. Avant tout, il y a l'homme révolutionnaire, en train de former la nouvelle génération à son image et qui a de plus en plus besoin de cet art. Combien de temps faudra-t-il pour que cet art se manifeste de façon décisive ? Il est difficile même de le deviner, il s'agit d'un processus impondérable, et nous en sommes réduits à limiter nos supputations, même quand il s'agit de déterminer les échéances de processus sociaux matériels. Pourquoi la première grande vague de cet art ne viendrait-elle pas bientôt, l'art de la jeune génération née dans la révolution et que la révolution a portée avec elle ?

L'art de la révolution, qui reflète ouvertement toutes les contradictions d'une période de transition, ne doit pas être confondu avec l'art socialiste, dont la base manque encore. Il ne faut cependant pas oublier que l'art socialiste sortira de ce qui se fait durant cette période de transition.

En insistant sur une telle distinction, nous ne montrons aucun amour pour les schémas. Ce n'est pas pour rien qu'Engels caractérisa la révolution socialiste comme le saut du règne de la nécessité au règne de la liberté. La révolution n'est pas encore le " règne de la liberté ". Au contraire, elle développe au plus haut degré les traits de la " nécessité ". Le socialisme abolira les antagonismes de classe en même temps que les classes, mais la révolution porte la lutte de classe à son summum. Pendant la révolution, la littérature qui affermit les ouvriers dans leur lutte contre les exploiteurs est nécessaire et progressiste. La littérature révolutionnaire ne peut pas ne pas être imbue d'un esprit de haine sociale, qui, à l'époque de la dictature prolétarienne, est un facteur créateur aux mains de l'Histoire. Dans le socialisme, la solidarité constituera la base de la société. Toute la littérature, tout l'art, seront accordés sur d'autres tons. Toutes les émotions que nous, révolutionnaires d'aujourd'hui, hésitons à appeler par leurs noms, tant elles ont été vulgarisées et avilies, l'amitié désintéressée, l'amour du prochain, la sympathie, résonneront en accords puissants dans la poésie socialiste.

Un excès de ces sentiments désintéressés ne risque-t-il pas de faire dégénérer l'homme en un animal sentimental, passif, grégaire, comme les nietzschéens le craignent ? Pas du tout.

La puissante force de l'émulation qui, dans la société bourgeoise, revêt les caractères de la concurrence de marché, ne disparaîtra pas dans la société socialiste. Pour utiliser le langage de la psychanalyse, elle sera sublimée, c'est-à-dire plus élevée et plus féconde. Elle se placera sur le plan de la lutte pour des opinions, des projets, des goûts. Dans la mesure où les luttes politiques seront éliminées – dans une société où il n'y aura pas de classes il ne saurait y avoir de telles luttes – les passions libérées seront canalisées vers la technique et la construction, également vers l'art qui, naturellement, deviendra plus ouvert, plus mûr, plus trempé, forme la plus élevée de l'édification de la vie dans tous les domaines, et pas seulement dans celui du " beau", ou en tant qu'accessoire.

Toutes les sphères de la vie, comme la culture du sol, la planification des habitations, la construction des théâtres, les méthodes d'éducation, la solution des problèmes scientifiques, la création de nouveaux styles intéresseront chacun et tous. Les hommes se diviseront en " partis " sur la question d'un nouveau canal géant, ou la répartition d'oasis dans le Sahara (une telle question se posera aussi), sur la régularisation du climat, sur un nouveau théâtre, sur une hypothèse chimique, sur des écoles concurrentes en musique, sur le meilleur système de sports. De tels regroupements ne seront empoisonnés par aucun égoïsme de classe ou de caste. Tous seront également intéressés aux réalisations de la collectivité. La lutte aura un caractère purement idéologique. Elle n'aura rien à voir avec la course aux profits, la vulgarité, la traîtrise et la corruption, tout ce qui forme l'âme de la " concurrence " dans la société divisée en classes. La lutte n'en sera pas pour cela moins excitante, moins dramatique et moins passionnée. Et, comme dans la société socialiste, tous les problèmes de la vie quotidienne, autrefois résolus spontanément et automatiquement, aussi bien que les problèmes confiés à la tutelle de castes sacerdotales, deviendront le patrimoine général, on peut dire avec certitude que les passions et les intérêts collectifs, la concurrence individuelle, auront le champ le plus vaste et les occasions de s'exercer les plus illimitées. L'art ne souffrira pas d'un manque de ces décharges d'énergie nerveuse sociale, de ces impulsions psychiques collectives qui produisent de nouvelles tendances artistiques et des mutations de style. Les écoles esthétiques se grouperont autour de leurs " partis ", c'est-à-dire d'associations de tempéraments, de goûts, d'orientations spirituelles. Dans une lutte aussi désintéressée et aussi intense, sur une base culturelle s'élevant constamment, la personnalité grandira dans tous les sens et affinera sa propriété fondamentale inestimable, celle de ne jamais se satisfaire du résultat obtenu. En vérité, nous n'avons aucune raison de craindre que, dans la société socialiste, la personnalité s'endorme ou connaisse la prostration.

Pouvons-nous désigner l'art de la révolution à l'aide d'un vieux nom ? Le camarade Ossinsky l'appelle quelque part réaliste. Ce qu'il met là-dessous est vrai et significatif, mais il faudrait être d'accord sur une définition afin d'éviter un malentendu.

Le réalisme le plus accompli en art coïncide, dans notre histoire, avec " l'âge d'or " de la littérature, c'est-à-dire avec le classicisme d'une littérature pour la noblesse.

La période des thèmes tendancieux, au temps où une œuvre était jugée en premier lieu sur les intentions sociales de l'auteur, coïncide avec la période où l'intelligentsia, s'éveillant, cherchait un passage vers l'activité sociale et tentait de se lier au " peuple " dans sa lutte contre le vieux régime.

L'école décadente et le symbolisme qui naquirent en opposition au " réalisme " régnant, correspondent à la période où l'intelligentsia, séparée du peuple, idolâtrant ses propres expériences et se soumettant en fait à la bourgeoisie, entend ne pas se dissoudre psychologiquement et esthétiquement dans la bourgeoisie. A cette fin, le symbolisme invoqua l'aide du Ciel.

Le futurisme d'avant la guerre fut une tentative pour se libérer sur un plan individualiste de la prostration du Symbolisme, et pour trouver un point d'appui personnel dans les réalisations impersonnelles de la culture matérielle.

Telle est grosso modo la logique de la succession des grandes périodes dans la littérature russe. Chacune de ces tendances contenait une conception du monde social ou du groupe qui imprima sa marque sur les thèmes, les contenus, le choix des milieux, les caractères des personnages, etc... L'idée de contenu ne se rapporte pas au sujet, au sens formel du terme, mais à la conception sociale. Une époque, une classe et leurs sentiments trouvent leur expression aussi bien dans le lyrisme sans thème que dans un roman social.

Ensuite, se pose la question de la forme. Dans certaines limites, elle se développe conformément à ses propres lois, comme toute autre technique. Chaque nouvelle école littéraire, quand elle est réellement une école et non une greffe arbitraire, procède de tout le développement antérieur, de la technique déjà existante, des mots et des couleurs, et s'éloigne des rives connues pour de nouveaux voyages et de nouvelles conquêtes.

Dans ce cas, également, l'évolution est dialectique : la tendance artistique nouvelle nie la précédente. Pourquoi ? Evidemment, certains sentiments et certaines pensées se sentent à l'étroit dans le cadre des vieilles méthodes. En même temps, les inspirations nouvelles trouvent dans l'art ancien déjà cristallisé quelques éléments qui, par un développement ultérieur, sont susceptibles de leur donner l'expression nécessaire ; le drapeau de la révolte est levé contre le "vieux" dans son ensemble, au nom de certains éléments susceptibles d'être développés. Chaque école littéraire est potentiellement contenue dans le passé et chacune se développe par une rupture hostile avec le passé. Le rapport réciproque entre la forme et le contenu (celui-ci, loin d'être simplement un " thème", apparaissant comme un complexe vivant de sentiments et d'idées qui cherchent leur expression) est déterminé par la nouvelle forme, découverte, proclamée et développée sous la pression d'une nécessité intérieure, d'une demande psychologique collective qui, comme toute la psychologie humaine, a des racines sociales.

D'où la dualité de toute tendance littéraire ; elle ajoute quelque chose à la technique de l'art, élevant (ou abaissant) le niveau général du métier artistique ; d'autre part, sous sa forme historique concrète, elle exprime des exigences définies qui, en dernière analyse, sont des exigences de classe. Exigences de classe signifie également exigences individuelles : au travers de l'individu s'exprime sa classe. Cela signifie aussi exigences nationales : l'esprit d'une nation étant déterminé par la classe qui la dirige et se subordonne la littérature.

Prenons le Symbolisme. Que faut-il entendre par là ? L'art de transformer symboliquement la réalité, en tant que méthode formelle de création artistique ? Ou bien tendance particulière, représentée par Blok, Sologoub et d'autres ? Le Symbolisme russe n'a pas inventé les symboles. Il n'a fait que les greffer plus intimement sur l'organisme de la langue russe moderne. En ce sens, l'art de demain, quelles que soient ses voies futures, ne voudra pas renoncer à l'héritage formel du Symbolisme. Le Symbolisme russe réel, en certaines années déterminées, s'est servi du symbole pour des buts bien déterminés. Lesquels ? L'école décadente qui précéda le Symbolisme cherchait une solution à tous les problèmes artistiques dans le flacon des expériences de la personnalité : sexe, mort, etc... ou plutôt sexe et mort, etc... Elle ne pouvait que s'épuiser en très peu de temps. De là s'ensuivit, non sans une impulsion sociale, la nécessité de trouver une sanction plus adéquate aux exigences, sentiments et humeurs, afin de les enrichir et de les hausser à un plan supérieur. Le Symbolisme qui fit de l'image, outre une méthode artistique, un symbole de foi, fut pour l'intelligentsia le pont artistique qui conduisait au mysticisme. En ce sens, nullement formel et abstrait mais concrètement social, le Symbolisme ne fut pas seulement une méthode de technique artistique, il exprimait la fuite devant la réalité par la construction d'un au-delà, la complaisance dans la rêverie toute-puissante, la contemplation et la passivité. En Blok, nous trouvons un Joukovsky modernisé. Les vieux recueils et pamphlets marxistes (de 1908 et des années suivantes) quelque élémentaires qu'aient pu être certaines de leurs généralisations (elles tendaient à mettre tout dans le même sac) donnèrent sur le " déclin littéraire " un diagnostic et un pronostic incomparablement plus significatifs et plus justes que ne le fit par exemple le camarade Tchouzhak qui s'est penché sur le problème de la forme plus tôt et plus attentivement que beaucoup d'autres marxistes, mais qui, sous l'influence des écoles artistiques contemporaines, a vu en elles les étapes de l'accumulation d'une culture prolétarienne, non celles d'un éloignement croissant de l'intelligentsia par rapport aux masses.

Que recouvre le terme " réalisme " ? A différentes époques, le réalisme a donné une expression aux sentiments et aux besoins de différents groupes sociaux, avec des moyens nettement différent,. Chacune des écoles réalistes requiert une définition littéraire et sociale distincte, une estimation littéraire et formelle distincte. Qu'ont-elles en commun ? Un certain attrait non négligeable pour tout ce qui concerne le monde, la vie telle qu'elle est. Loin de fuir la réalité, elles l'acceptent, dans sa stabilité concrète ou dans sa capacité de transformation. Elles s'efforcent de peindre la vie telle qu'elle est ou d'en faire le sommet de la création artistique, soit pour la justifier ou la condamner, soit pour la photographier, la généraliser ou la symboliser. C'est toujours la vie dans nos trois dimensions, en tant que matière suffisante, d'une valeur inestimable.

Dans ce sens philosophique large, non dans celui d'une école littéraire, on peut dire avec certitude que l'art nouveau sera réaliste. La révolution ne peut coexister avec le mysticisme. Si ce que Pilniak, les Imaginistes et quelques autres appellent leur romantisme est, on peut le craindre, une poussée timide de mysticisme sous un nouveau nom, la révolution ne tolérera pas longtemps ce romantisme. Le dire, ce n'est pas se montrer doctrinaire, c'est juger sainement. De nos jours, on ne peut avoir " à côté " de soi un mysticisme portatif, quelque chose comme un petit chien, qu'on choie. Notre époque tranche comme une hache. La vie amère, tempétueuse, bouleversée jusqu'au tréfonds, dit " Il me faut un artiste capable d'un seul amour. De quelque façon que tu t'empares de moi, quels que soient les outils et les instruments que tu emploies, je m'abandonne à toi, à ton tempérament, à ton génie. Mais tu dois me comprendre comme je suis, me prendre comme je deviendrai, et il ne doit y avoir rien d'autre pour toi, que moi. "

C'est là un monisme réaliste, dans le sens d'une conception du monde, non dans celui de l'arsenal traditionnel des écoles littéraires. Au contraire, l'artiste nouveau aura besoin de toutes les méthodes et de tous les procédés mis en œuvre dans le passé, quelques autres en plus, pour saisir la vie nouvelle. Et cela ne constituera pas de l'éclectisme artistique, l'unité de l'art étant donnée par une perception active du monde.

Dans les années 1918 et 1919, il n'était pas rare de rencontrer au front une division militaire, cavalerie en tête, avec, à l'arrière, des chariots transportant des acteurs, des actrices, des décors et autres accessoires. En général, la place de l'art est dans le train du développement historique. Par suite de rapides changements sur nos fronts, les chariots avec les acteurs et les décors se trouvèrent fréquemment dans une position précaire, ne sachant où aller. Souvent, ils tombèrent aux mains des Blancs. C'est dans une situation non moins difficile que se trouve l'art qui, dans son ensemble, est surpris par un changement brusque sur le front de l'histoire.

Le théâtre est dans une position particulièrement difficile, il ne sait absolument pas où donner de la tête. Il est très remarquable que, forme d'art peut-être la plus conservatrice, il possède les théoriciens les plus radicaux. Chacun sait que le groupe le plus révolutionnaire dans l'Union des Républiques soviétiques est la classe des critiques théâtraux. Au premier signe d'une révolution à l'ouest ou à l'est, il serait bon de les organiser en un bataillon militaire spécial de " Levtretsi " (critiques théâtraux de gauche). Quand nos théâtres présentent la Fille de Madame Angot, la Mort de Tatelkine, Turandot, nos vénérables Levtretsi se montrent patients. Quand il s'agit de donner le drame de Martinet, ils se rebellent avant même que Meyerhold ait joué La Nuit[45]. La pièce est patriotique ! Martinet est un pacifiste ! Et l'un des critiques déclara même : " Pour nous, c'est du passé et par conséquent sans intérêt. " Derrière ce gauchisme se cache un philistinisme dépourvu du moindre grain d'esprit révolutionnaire. Si nous devions reprendre les choses du point de vue politique, nous dirions que Martinet était un révolutionnaire et un internationaliste à une époque où nombre de nos représentants actuels de l'extrême-gauche ne soupçonnaient encore rien de la révolution. Le drame de Martinet appartient au passé ? Qu'est-ce que cela veut dire ? La révolution en France aurait-elle déjà eu lieu ? Serait-elle déjà victorieuse ? Devons-nous considérer une révolution en France comme un drame historique indépendant, ou seulement comme une répétition ennuyeuse de la révolution russe ? Ce gauchisme recouvre, en plus de bien d'autres choses, l'étroitesse nationale la plus vulgaire. Il n'y a pas de doute que la pièce de Martinet a des longueurs et qu'elle est plus un drame livresque qu'une œuvre théâtrale (l'auteur lui-même n'espérait guère qu'elle soit portée à la scène). Ces défauts seraient restés à l'arrière-plan si le théâtre avait considéré cette pièce dans son aspect concret, historique, national, c'est-à-dire comme le drame du prolétariat français à une étape déterminée de sa grande marche, et non d'un monde assis sur son arrière-train. Transposer l'action, qui se déroule dans un milieu historique déterminé, dans un autre abstraitement construit, signifie se détacher de la révolution, de cette révolution réelle, véritable, qui se développe obstinément et passe d'un pays à un autre. Et qui apparaît, par suite, à certains pseudo-révolutionnaires comme la répétition ennuyeuse de ce qui a été vécu.

Je ne sais si la scène a besoin aujourd'hui de la bio-mécanique, si celle-ci est au premier rang de la nécessité historique. Mais je n'ai pas le moindre doute, s'il est permis d'employer une expression aussi subjective, sur le besoin qu'a le théâtre russe d'un répertoire nouveau, traitant de la vie révolutionnaire et, sur le besoin, en premier lieu, d'une comédie soviétique. Nous devrions avoir notre propre Mineur, notre propre Malheur d'avoir trop d'esprit et notre propre Revizor[46]. Non une nouvelle mise en scène de ces trois vieilles comédies, non leur retouche parodique pour répondre aux exigences soviétiques, bien que ce soit une nécessité vitale dans quatre-vingt-quinze cas sur cent. Non, nous avons besoin simplement d'une satire des mœurs soviétiques, qui suscite le rire et l'indignation. J'emploie à dessein les termes des vieux manuels littéraires et ne crains nullement d'être accusé de marcher à reculons. La nouvelle classe, la nouvelle vie, les vices nouveaux et la stupidité nouvelle exigent qu'on lève le voile ; quand cela aura lieu, nous aurons un nouvel art dramatique, car il est impossible de montrer la stupidité nouvelle sans de nouvelles méthodes. Combien de nouveaux Mineurs attendent en tremblant d'être représentés sur la scène ? Que de soucis viennent d'avoir trop d'esprit ou de prétendre avoir trop d'esprit, et comme il serait bon qu'un nouveau Revizor se promène à travers nos campagnes soviétiques. N'invoquez pas la censure théâtrale, cela ne serait pas vrai. Certes, si votre comédie tentait de dire : " Voyez où nous avons été amenés, retournons au doux vieux nid de la noblesse ", la censure interdirait une telle comédie, et agirait comme il convient. Mais si votre comédie dit : " Nous sommes maintenant en train de construire une vie nouvelle, et voici la cochonnerie, la vulgarité, la servilité ancienne et nouvelle, qu'il faut nettoyer", la censure alors n'interviendra pas. Si elle intervenait, ce serait une stupidité contre laquelle nous nous dresserions tous.

Dans les rares occasions où, devant le rideau levé, je devais cacher poliment mes bâillements pour n'offenser personne, j'ai été fortement impressionné par le fait que l'auditoire saisissait avec beaucoup de vivacité toute allusion, même la plus insignifiante, à la vie actuelle. On s'en aperçoit aux opérettes ranimées par le Théâtre d'Art et qui sont coquettement munies d'épines, grandes et petites (il n'y a pas de roses sans épines !). Il me vient à l'idée que, si nous ne sommes pas encore mûrs pour la comédie, nous devrions au moins monter une revue sociale.

Evidemment, sans doute, cela va sans dire, à l'avenir le théâtre sortira de ses quatre murs et descendra dans la vie des masses, lesquelles seront entièrement soumises au rythme de la bio-mécanique, etc... Ceci est, après tout, du " futurisme ", exactement la musique d'un futur très lointain. Entre le passé dont se nourrit le théâtre, et le très lointain futur, il y a le présent dans lequel nous vivons. Entre le passéisme et le futurisme, il serait bon de donner sur les planches une chance au " présentisme ". Votons pour une telle tendance.

Avec une bonne comédie soviétique, le théâtre serait ranimé pendant quelques années et peut-être aurions-nous alors la tragédie, qui n'est pas pour rien considérée comme l'expression la plus élevée de l'art littéraire.

Notre époque athée peut-elle créer un art monumental, demandent certains mystiques, prêts à accepter la révolution à condition qu'elle leur garantisse l'au-delà ? La tragédie est la forme monumentale de l'art littéraire. L'Antiquité classique établit la tragédie sur la mythologie. Toute la tragédie antique est imprégnée d'une foi profonde dans la destinée, qui donnait un sens à la vie. L'art monumental du Moyen Age, à son tour, est lié à la mythologie chrétienne, qui donne un sens, non seulement aux cathédrales et aux mystères, mais à tous les rapports humains. L'art monumental n'a été possible à cette époque que par l'unité du sentiment religieux de la vie et une active participation à celui-ci. Si on élimine la foi (nous ne parlons pas du vague bourdonnement mystique qui se produit dans l'âme de l'intelligentsia moderne, mais de la religion réelle avec Dieu, la loi céleste et la hiérarchie ecclésiastique), la vie se trouve dépouillée et il n'y a plus de place pour les conflits suprêmes du héros et de la destinée, du péché et de la rédemption. Le mystique bien connu Stépoune cherche à aborder l'art de ce point de vue dans son article sur la Tragédie et l'Epoque actuelle. Dans un certain sens, il part des besoins de l'art lui-même, promet un nouvel art monumental, montre la perspective d'une renaissance de la tragédie et, en conclusion, demande au nom de l'art que nous nous soumettions aux puissances célestes ! Il y a une logique insinuante dans la construction de Stépoune. En fait, l'auteur n'a cure de la tragédie ; qu'importent les lois de la tragédie en face de la législation céleste ! Il veut saisir notre époque par le petit doigt de l'esthétique tragique pour s'emparer de toute la main. C'est une méthode purement jésuitique. D'un point de vue dialectique, le raisonnement de Stépoune est formaliste et superficiel. Il ignore simplement les fondements matériels historiques sur lesquels naquirent le drame antique et l'art gothique, et à partir desquels surgira un art nouveau.

La foi dans le destin inévitable révélait les étroites limites dans lesquelles l'homme antique à la pensée lucide, mais à la technique pauvre, se trouvait confiné. Il ne pouvait oser entreprendre la conquête de la nature sur l'échelle où nous pouvons le faire aujourd'hui, et la nature était suspendue au-dessus de lui comme le fatum. La limitation et la rigidité des moyens techniques, la voix du sang, la maladie, la mort, tout ce qui limite l'homme et le ramène dans ses limites, c'est le fatum. Le tragique exprimait une contradiction entre le monde de la conscience en éveil et la limitation stagnante des moyens. La mythologie ne créa pas la tragédie, elle l'exprima seulement dans le langage symbolique propre à l'enfance de l'humanité.

Au Moyen Age, la conception spirituelle de la rédemption et, en général, tout le système de comptabilité à partie double – l'une céleste et l'autre terrestre – qui découlait de l'âme double de la religion et, en particulier, du christianisme historique, c'est-à-dire du véritable christianisme, ne créèrent pas les contradictions de la vie. Elles les reflétaient et les résolvaient en apparence. La société moyenâgeuse surmonta ses contradictions croissantes en tirant une lettre de change sur le fils de Dieu : les classes dirigeantes la signèrent, la hiérarchie ecclésiastique la fit endosser à la bourgeoisie, et les masses opprimées se préparaient à l'escompter dans l'au-delà.

La société bourgeoise atomisa les rapports humains, leur conférant une souplesse et une mobilité sans précédent. L'unité primitive de la conscience, qui constituait l'assise d'un art religieux monumental, disparut en même temps que les relations économiques primitives. Par la Réforme, la religion acquit un caractère individualiste. Les symboles artistiques religieux, leur cordon ombilical coupé d'avec le ciel, s'effondrèrent et cherchèrent un point d'appui dans le mysticisme vague de la conscience individuelle.

Dans les tragédies de Shakespeare, qui seraient impensables sans la Réforme, le destin antique et les passions moyenâgeuses sont expulsées par les passions humaines individuelles, l'amour, la jalousie, la soif de vengeance, l'avidité et le conflit de conscience. Dans chacun des drames de Shakespeare, la passion individuelle est portée à un tel degré de tension qu'elle dépasse l'homme, se suspend au-dessus de sa personne et devient une sorte de destin : la jalousie d'Othello, l'ambition de Macbeth, l'avarice de Shylock, l'amour de Roméo et Juliette, l'arrogance de Coriolan, la perplexité intellectuelle d'Hamlet. La tragédie de Shakespeare est individualiste et, en ce sens, n'a pas signification générale d'Œdipe-Roi, où s'exprime la conscience de tout un peuple. Comparé à Eschyle, Shakespeare représente pourtant un gigantesque pas en avant, non un pas en arrière. L'art de Shakespeare est plus humain. En tout cas, nous n'accepterons plus une tragédie dans laquelle Dieu ordonne et l'homme obéit. Personne, du reste, n'écrira plus une telle tragédie.

Ayant atomisé les rapports humains, la société bourgeoise, pendant son ascension, s'était fixé un grand but : la libération de la personnalité. Il en naquit les drames de Shakespeare et le Faust de Gœthe. L'homme se considérait comme le centre de l'univers et, par suite, de l'art. Ce thème a suffi pendant des siècles. Toute la littérature moderne n'a été rien d'autre qu'une élaboration de ce thème, mais le but initial – la libération et la qualification de la personnalité – s'évanouit dans le domaine d'une nouvelle mythologie sans âme quand se révéla l'insuffisance de la société réelle en butte à ses contradictions insupportables.

Le conflit entre ce qui est personnel et ce qui se trouve au delà du personnel, peut se dérouler sur une base religieuse. Il peut se dérouler aussi sur la base d'une passion humaine qui dépasse l'homme : avant tout, l'élément social. Aussi longtemps que l'homme ne sera pas maître de son organisation sociale, celle-ci restera suspendue au-dessus de lui comme le fatum. Que l'enveloppe religieuse soit présente ou non est secondaire, dépend du degré d'abandon de l'homme. La lutte de Babeuf pour le communisme dans une société qui n'était pas mûre pour celui-ci, c'est la lutte d'un héros antique contre le destin. Le destin de Babeuf possède toutes les caractéristiques d'une vraie tragédie, tout comme le sort des Gracques, dont Babeuf s'appropria le nom.

La tragédie des passions personnelles exclusives est trop insipide pour notre temps. Pourquoi ? Parce que nous vivons dans une époque de passions sociales. La tragédie de notre époque se manifeste dans le conflit entre l'individu et la collectivité, ou dans le conflit entre deux collectivités hostiles au sein d'une même personnalité. Notre temps est à nouveau celui des grandes fins. C'est ce qui le caractérise. La grandeur de cette époque réside dans l'effort de l'homme pour se libérer des nuées mystiques ou idéologiques afin de construire et la société et lui-même conformément à un plan élaboré par lui. C'est évidemment un débat plus grandiose que le jeu d'enfant des Anciens, qui convenait à leur époque infantile, ou que les délires des moines moyenâgeux, ou que l'arrogance individualiste qui détache l'individu de la collectivité, l'épuise rapidement jusqu'au plus profond et le précipite dans l'abîme du pessimisme, à moins qu'il ne le mette à quatre pattes devant le bœuf Apis, récemment restauré.

La tragédie est une expression élevée de la littérature parce qu'elle implique la ténacité héroïque des efforts, la détermination des buts, des conflits et des passions. En ce sens, Stepoune avait raison de qualifier d'insignifiant notre art " de la veille ", c'est-à-dire, pour utiliser son expression, l'art d'avant la guerre et la révolution.

La société bourgeoise, l'individualisme, la Réforme, le drame shakespearien, la Grande Révolution n'ont laissé aucune place au sens tragique de buts qui seraient fixés de l'extérieur; un grand but doit répondre à la conscience d'un peuple ou de la classe dirigeante, pour faire jaillir l'héroïsme, créer le terrain où naissent les grands sentiments qui animent la tragédie. La guerre tzariste, dont les buts étaient étrangers à notre conscience, donna seulement naissance à des vers de pacotille, à une poésie individualiste suintante, incapable de s'élever à l'objectivité et au grand art.

Les écoles décadente et symboliste, avec toutes leurs ramifications, étaient, du point de vue de l'ascension historique de l'art en tant que forme sociale, des griffonnages, des exercices, de vagues accords d'instruments. La " veille " était, en art, une période sans but. Qui possédait un but avait autre chose à faire que s'occuper d'art. Aujourd'hui, on peut parvenir à de grands buts au moyen de l'art. Il est difficile de prévoir si l'art révolutionnaire aura le temps de produire une " grande " tragédie révolutionnaire. Pourtant, l'art socialiste rénovera la tragédie, sans Dieu bien sûr.

L'art nouveau sera un art athée. Il redonnera vie à la comédie, car l'homme nouveau voudra rire. Il insufflera une vie nouvelle au roman. Il accordera tous les droits au lyrisme, parce que l'homme nouveau aimera mieux et plus fortement que les Anciens, et portera ses pensées sur la naissance et la mort. L'art nouveau fera revivre toutes les formes qui ont surgi au cours du développement de l'esprit créateur. La désintégration et le déclin de ces formes n'ont pas une signification absolue, elles ne sont pas absolument incompatibles avec l'esprit des temps nouveaux. Il suffit que le poète de la nouvelle époque soit accordé de façon nouvelle aux pensées de l'humanité, à ses sentiments.

Ces dernières années, c'est l'architecture qui a le plus souffert, et pas seulement en Russie ; les vieux bâtiments sont peu à peu tombés en ruine et on n'en a pas construit de nouveaux. Il existe une crise du logement dans le monde entier. Quand les hommes, après la guerre, ont recommencé à travailler, ils se sont tournés en premier lieu vers les besoins quotidiens essentiels, ensuite vers la remise sur pied des moyens de production et des maisons d'habitation. Finalement, les destructions de la guerre et des révolutions serviront l'architecture, de la même manière que l'incendie de 1812 contribua à embellir Moscou. En Russie, s'il y avait moins de matériel culturel à détruire que dans d'autres pays, les destructions y ont été plus grandes et la reconstruction progresse incomparablement plus mal. Il n'est pas surprenant que nous ayons négligé l'architecture, le plus monumental des arts.

Aujourd'hui, nous commençons peu à peu à rempierrer les rues, à rétablir les canalisations, à terminer les maisons restées inachevées, cependant, nous ne faisons que commencer. Les bâtiments de l'Exposition Agricole de Moscou de 1923, nous les avons construits en bois. Nous devons encore attendre avant de construire sur une grande échelle. Les auteurs de projets gigantesques, comme Tatline, auront le temps de réfléchir, de corriger ou de réviser radicalement ces projets. Nous ne pensons naturellement pas que nous continuerons à réparer des vieilles rues et des maisons pendant encore des dizaines d'années. Comme pour le reste, il faut d'abord réparer, puis se préparer lentement, accumuler ses forces, avant que vienne une période de développement rapide. Aussitôt que les besoins les plus urgents de la vie seront couverts, et qu'on pourra envisager un excédent, l'Etat soviétique mettra à l'ordre du jour la question des constructions géantes dans lesquelles l'esprit de notre époque trouvera son incarnation. Tatline a certainement raison d'écarter de son projet les styles nationaux, la sculpture allégorique, les pièces de stuc, les ornements et les parures, et de tenter d'utiliser correctement ses matériaux. C'est ainsi qu'ont été construits depuis toujours les machines, les ponts et les marchés couverts. Il faudrait encore prouver que Tatline a raison en ce qui concerne ses propres inventions : le cube tournant, la pyramide et le cylindre, tous en verre. Les circonstances lui donneront le temps de fignoler les arguments en leur faveur.

Maupassant haïssait la tour Eiffel, personne n'est forcé de l'imiter. Il est vrai que la tour Eiffel donne une impression contradictoire ; on est attiré par la simplicité de sa forme et, en même temps, repoussé par l'inutilité de la chose. Quelle contradiction : utiliser de façon extrêmement rationnelle la matière en vue de faire une tour aussi haute, qui sert à quoi ? Ce n'est pas une construction mais un jeu de construction. Aujourd'hui, on le sait, la tour Eiffel sert de station de radio. Cela lui donne un sens et la rend esthétiquement plus harmonieuse. Si elle avait été construite dès le début en vue de cette fin, elle aurait probablement eu des formes plus rationnelles encore et, par suite, une beauté artistique plus grande.

Il veut construire, en verre, des salles de réunions pour le Conseil mondial des Commissaires du Peuple, pour l'Internationale Communiste, etc... Les poutres de soutien, les piliers qui supportent le cylindre et la pyramide de verre – ils ne servent qu'à cela – sont si mastocs et si lourds qu'on dirait un échafaudage oublié. On ne comprend pas pourquoi ils sont là. Si l'on nous dit qu'ils doivent soutenir le cylindre tournant dans lequel auront lieu les réunions, on peut répondre que des réunions ne doivent pas nécessairement se tenir dans un cylindre, et que le cylindre ne doit pas nécessairement tourner. Je me rappelle avoir vu, dans mon enfance, une église enfermée dans une bouteille de bière : mon imagination en fut tout excitée, sans que je me sois demandé à quoi cela servait. Tatline suit la voie opposée. La bouteille de verre pour le Conseil mondial des Commissaires du Peuple, c'est dans un temple en spirale de béton armé qu'il veut l'enfermer. Pour le moment, je ne peux m'empêcher de demander : pourquoi ? Va pour le cylindre et sa rotation si la construction en était simple et légère, si les mécanismes servant à faire tourner n'écrasaient pas toute la construction.

De même, nous ne pouvons approuver les arguments par lesquels on nous explique l'importance artistique, la plastique de la sculpture de Jacob Lipschitz. La sculpture doit perdre son indépendance fictive, une indépendance qui la fait végéter dans les arrière-cours de la vie ou les cimetières des musées. Elle doit montrer ses liens avec l'architecture, les célébrer au sein d'une synthèse plus élevée. En ce sens large, la sculpture doit trouver une application utilitaire. Très bien. Comment appliquer ces idées à la plastique de Lipschitz ? La photographie nous montre deux plans qui se coupent, schématisant un homme assis qui tient un instrument dans les mains. On nous dit que si ce n'est pas utilitaire, c'est " fonctionnel". Dans quel sens ? Pour juger la fonctionnalité, on doit connaître la fonction. Si l'on réfléchit à la non-fonctionnalité, ou à l'utilité éventuelle de ces plans qui se coupent, de ces formes anguleuses et saillantes, la sculpture finirait par se transformer en portemanteau. Si le sculpteur s'était donné pour tâche de faire un portemanteau il aurait probablement trouvé une forme mieux appropriée. Non, nous ne pouvons recommander de mouler dans le plâtre un tel râteau.

Il reste une hypothèse : la plastique de Lipschitz, tout comme l'art verbal de Kroutchenikh, ne sont que de simples exercices techniques, des gammes au regard de la musique et de la sculpture de l'avenir. Dans ce cas, il ne faut pas présenter le solfège comme de la musique. Laissons-les dans l'atelier, n'en montrons pas les photographies.

Il n'est pas douteux qu'à l'avenir, et surtout dans un avenir lointain, des tâches monumentales telles que la planification nouvelle de cités-jardins, de maisons modèles, de voies ferrées, de ports, intéresseront outre les architectes et les ingénieurs les larges masses populaires. Au lieu de l'entassement à la manière des fourmis, des quartiers et des rues, pierre à pierre, de génération en génération, l'architecte, compas en main, bâtira des cités-villages en s'inspirant seulement de la carte. Ses plans seront mis en discussion, il se formera de vrais regroupements populaires pour et contre, des partis technico-architecturaux avec leur agitation, leurs passions, leurs meetings et leurs votes. L'architecture palpitera à nouveau au souffle des sentiments et des humeurs des masses, sur un plan plus élevé, et l'humanité, éduquée plus " plastiquement ", s'habituera à considérer le monde comme une argile docile propre à être modelée en formes toujours plus belles. Le mur qui sépare l'art de l'industrie sera abattu. Au lieu d'être ornemental, le grand style de l'avenir sera plastique. Sur ce point, les futuristes ont raison. Il ne faut pas parler pour autant de liquidation de l'art, de son élimination par la technique.

Considérons un canif. L'art et la technique peuvent s'y combiner de deux façons : ou bien on décore le canif, en peignant sur son manche un prix de beauté ou la tour Eiffel, ou bien l'art aide la technique à trouver une forme " idéale " de canif, une forme qui corresponde mieux à sa matière, à son objet. Il serait faux de penser qu'on puisse y parvenir par des moyens purement techniques ; l'objet et la matière sont susceptibles d'un nombre incalculable de variations. Pour faire un canif " idéal ", il faut connaître les propriétés de la matière, et des méthodes pour la travailler, il faut aussi de l'imagination et du goût. Dans la ligne d'évolution de la culture industrielle, nous pensons que l'imagination artistique se préoccupera d'élaborer la forme idéale d'un objet en tant que tel, non de son ornementation, cette prime artistique qu'on lui ajoute. Si cela vaut pour un canif, cela sera plus vrai encore pour le vêtement, l'ameublement, le théâtre et la ville. Ceci ne veut pas dire qu'on n'aura plus besoin de l'œuvre d'art, même dans l'avenir le plus lointain. Cela veut dire que l'art doit coopérer étroitement avec toutes les branches de la technique.

Faut-il penser que l'industrie absorbera l'art, ou que l'art élèvera l'industrie sur son Olympe ? La réponse sera différente, selon qu'on aborde la question du côté de l'industrie ou du côté de l'art. Dans le résultat objectif, pas de différence. L'une et l'autre supposent une expansion gigantesque de l'industrie et une élévation gigantesque de sa qualité artistique. Par industrie, nous entendons ici naturellement toute l'activité productive de l'homme : agriculture mécanisée et électrifiée y comprise.

Le mur qui sépare l'art de l'industrie, et aussi celui qui sépare l'art de la nature s'effondreront. Pas dans le sens où Jean-Jacques Rousseau disait que l'art se rapprochera de plus en plus de la nature, mais dans ce sens que la nature sera amenée plus près de l'art. L'emplacement actuel des montagnes, des rivières, des champs et des prés, des steppes, des forêts et des côtes ne peut être considéré comme définitif. L'homme a déjà opéré certains changements non dénués d'importance sur la carte de la nature ; simples exercices d'écolier par comparaison avec ce qui viendra. La foi pouvait seulement promettre de déplacer des montagnes, la technique qui n'admet rien " par foi " les abattra et les déplacera réellement. Jusqu'à présent, elle ne l'a fait que pour des buts commerciaux ou industriels (mines et tunnels), à l'avenir elle le fera sur une échelle incomparablement plus grande, conformément à des plans productifs et artistiques étendus. L'homme dressera un nouvel inventaire des montagnes et des rivières. Il amendera sérieusement et plus d'une fois la nature. Il remodèlera, éventuellement, la terre, à son goût. Nous n'avons aucune raison de craindre que son goût sera pauvre.

Le poète Kliouev, polémiquant avec Maïakovski, déclare avec malice qu'il " ne convient pas au poète de se préoccuper de grues " et que " dans le creuset du cœur, non dans aucun autre est fondu l'or pourpre de la vie ". Ivanov-Razumnik, un populiste qui fut socialiste-révolutionnaire de gauche, et ceci dit tout, est venu mettre son grain de sel dans la discussion. La poésie du marteau et de la machine, déclare Ivanov-Razumnik, visant Maïakovski, sera passagère. Parlez nous de " la terre originelle", "éternelle poésie de l'univers ". D'un côté, une source éternelle de poésie, de l'autre, l'éphémère. L'idéaliste semi-mystique, fade et prudent, Razumnik, préfère naturellement l'éternel à l'éphémère. Cette opposition de la terre à la machine est sans objet ; à la campagne arriérée on ne peut opposer le moulin ou la plantation ou l'entreprise socialiste. La poésie de la terre n'est pas éternelle mais changeante ; et l'homme n'a commencé à chanter qu'après avoir placé entre lui et la terre des outils et des instruments, ces machines élémentaires. Sans la faucille, la faux et la charrue, il n'y aurait pas eu de poète paysan. Cela veut-il dire que la terre avec faucille a le privilège de l'éternité sur la terre avec charrue électrique ? L'homme nouveau, qui commence seulement à naître, n'opposera pas, comme Kliouev et Razumnik, les outils en os ou en arêtes de poisson à la grue ou au marteau-pilon. L'homme socialiste maîtrisera la nature entière, y compris ses faisans et ses esturgeons, au moyen de la machine. Il désignera les lieux où les montagnes doivent être abattues, changera le cours des rivières et emprisonnera les océans. Les idéalistes nigauds peuvent dire que tout cela finira par manquer d'agrément, c'est pourquoi ce sont des nigauds. Pensent-ils que tout le globe terrestre sera tiré au cordeau, que les forêts seront transformées en parcs et en jardins ? Il restera des fourrés et des forêts, des faisans et des tigres, là où l'homme leur dira de rester. Et l'homme s'y prendra de telle façon que le tigre ne remarquera même pas la présence de la machine, qu'il continuera à vivre comme il a vécu. La machine ne s'opposera pas à la terre. Elle est un instrument de l'homme moderne dans tous les domaines de la vie. Si la ville d'aujourd'hui est " temporaire ", elle ne se dissoudra pas dans le vieux village. Au contraire, le village s'élèvera au niveau de la ville. Et ce sera là notre tâche principale. La ville est " temporaire ", mais elle indique l'avenir et montre la route. Le village actuel relève entièrement du passé ; son esthétique est archaïque comme si on l'avait tirée d'un musée d'art populaire.

De la période des guerres civiles, l'humanité sortira appauvrie par suite de terribles destructions, sans parler des tremblements de terre comme celui qui vient d'avoir lieu au Japon. L'effort pour vaincre la pauvreté, la faim, le besoin sous toutes ses formes, c'est-à-dire pour domestiquer la nature, sera notre préoccupation dominante pendant des dizaines et des dizaines d'années. Dans la première étape de toute jeune société socialiste, on se passionne pour les bons côtés de l'américanisme. La jouissance passive de la nature n'est plus de saison dans l'art. La technique inspirera plus puissamment la création artistique. Et, plus tard, l'opposition entre la technique et l'art se résoudra dans une synthèse plus élevée.

Les rêves actuels de quelques enthousiastes, visant à communiquer une qualité dramatique et une harmonie rythmique à l'existence humaine s'accordent bien et de manière cohérente avec cette perspective. Maître de son économie, l'homme bouleversera la stagnante vie quotidienne. La besogne fastidieuse de nourrir et d'élever les enfants sera ôtée à la famille par l'initiative sociale. La femme émergera enfin de son semi-esclavage. A côté de la technique, la pédagogie formera psychologiquement de nouvelles générations et régira l'opinion publique. Des expériences d'éducation sociale, dans une émulation de méthodes, se développeront dans un élan aujourd'hui inconcevable. Le mode de vie communiste ne croîtra pas aveuglément, à la façon des récifs de corail dans la mer. Il sera édifié consciemment. Il sera contrôlé par la pensée critique. Il sera dirigé et rectifié. L'homme, qui saura déplacer les rivières et les montagnes, qui apprendra à construire des palais du peuple sur les hauteurs du mont Blanc ou au fond de l'Atlantique, donnera à son existence la richesse, la couleur, la tension dramatique, le dynamisme le plus élevé. A peine une croûte commencera-t-elle à se former à la surface de l'existence humaine, qu'elle éclatera sous la pression de nouvelles inventions et réalisations. Non, la vie de l'avenir ne sera pas monotone.

Enfin, l'homme commencera sérieusement à harmoniser son propre être. Il visera à obtenir une précision, un discernement, une économie plus grands, et par suite, de la beauté dans les mouvements de son propre corps, au travail, dans la marche, au jeu. Il voudra maîtriser les processus semi-conscients et inconscients de son propre organisme : la respiration, la circulation du sang, la digestion, la reproduction. Et, dans les limites inévitables, il cherchera à les subordonner au contrôle de la raison et de la volonté. L'homo sapiens, maintenant figé, se traitera lui-même comme objet des méthodes les plus complexes de la sélection artificielle et des exercices psycho-physiques.

Ces perspectives découlent de toute l'évolution de l'homme. Il a commencé par chasser les ténèbres de la production et de l'idéologie, par briser, au moyen de la technologie, la routine barbare de son travail, et par triompher de la religion au moyen de la science. Il a expulsé l'inconscient de la politique en renversant les monarchies auxquelles il a substitué les démocraties et parlementarismes rationalistes, puis la dictature sans ambiguïté des soviets. Au moyen de l'organisation socialiste, il élimine la spontanéité aveugle, élémentaire des rapports économiques. Ce qui permet de reconstruire sur de tout autres bases la traditionnelle vie de famille. Finalement, si la nature de l'homme se trouve tapie dans les recoins les plus obscurs de l'inconscient, ne va-t-il pas de soi que, dans ce sens, doivent se diriger les plus grands efforts de la pensée qui cherche et qui crée ? Le genre humain, qui a cessé de ramper devant Dieu, le Tsar et le Capital, devrait-il capituler devant les lois obscures de l'hérédité et de la sélection sexuelle aveugle ? L'homme devenu libre cherchera à atteindre un meilleur équilibre dans le fonctionnement de ses organes et un développement plus harmonieux de ses tissus ; il tiendra ainsi la peur de la mort dans les limites d'une réaction rationnelle de l'organisme devant le danger. Il n'y a pas de doute, en effet, que le manque d'harmonie anatomique et physiologique, l'extrême disproportion dans le développement de ses organes ou l'utilisation de ses tissus, donnent à son instinct de vie cette crainte morbide, hystérique, de la mort, laquelle crainte nourrit à son tour les humiliantes et stupides fantaisies sur l'au-delà. L'homme s'efforcera de commander à ses propres sentiments, d'élever ses instincts à la hauteur du conscient et de les rendre transparents, de diriger sa volonté dans les ténèbres de l'inconscient. Par là, il se haussera à un niveau plus élevé et créera un type biologique et social supérieur, un surhomme, si vous voulez.

Il est tout aussi difficile de prédire quelles seront les limites de la maîtrise de soi susceptible d'être ainsi atteinte que de prévoir jusqu'où pourra se développer la maîtrise technique de l'homme sur la nature. L'esprit de construction sociale et l'auto-éducation psycho-physique deviendront les aspects jumeaux d'un seul processus. Tous les arts – la littérature, le théâtre, la peinture, la sculpture, la musique et l'architecture – donneront à ce processus une forme sublime. Plus exactement, la forme que revêtira le processus d'édification culturelle et d'auto-éducation de l'homme communiste développera au plus haut point les éléments vivants de l'art contemporain. L'homme deviendra incomparablement plus fort, plus sage et plus subtil. Son corps deviendra plus harmonieux, ses mouvements mieux rythmés, sa voix plus mélodieuse. Les formes de son existence acquerront une qualité puissamment dramatique. L'homme moyen atteindra la taille d'un Aristote, d'un Gœthe, d'un Marx. Et, au-dessus de ces hauteurs, s'élèveront de nouveaux sommets.

Suppléments[modifier le wikicode]

Ces trois derniers textes ont figuré dans quelques rééditions de ''Littérature et Révolution'' déjà du vivant de Trotski

En mémoire de Serge Essénine[modifier le wikicode]

Le suicide de Maïakovski[modifier le wikicode]

Anatole Vassilievitch Lounatcharski[modifier le wikicode]

🔍 Voir aussi : Extrait d'un vieux Carnet.


  1. Narodniki (populistes). Mouvement né parmi l'intelligentsia russe dans les années 60 du siècle dernier, et dont l'un des premiers fondateurs fut Herzen. Les narodniki se proposaient d'" aller au peuple " (narod), de partager la vie de la paysannerie, et de combattre ainsi le tsarisme par la propagande et l'éducation. Ce mouvement devint rapidement révolutionnaire, tout en se scindant en diverses organisations ("Terre et Liberté", "Partage noir", la " Volonté du peuple", etc…). C'est l'organisation terroriste "Volonté du peuple" qui assassina Alexandre II en 1881. A la fin du XIXème siècle, le mouvement populiste se désagrégea pour faire place au mouvement marxiste introduit en Russie par Plékanov.
  2. Trotsky emploie ce terme non dans le sens souvent péjoratif qu'il a acquis à présent, mais dans le sens où le mouvement ouvrier russe l'employa pendant longtemps à l'égard des intellectuels qui sympathisaient avec lui.
  3. Après la défaite de la Révolution de 1905, le premier ministre Stolypine promulgua, le 3 juin 1907, de prétendues "réformes organiques".
  4. Allusion à un poème de Pouchkine.
  5. Proletkult : organisation pour la culture prolétarienne. Politprosviet organisation pour l'éducation politique.
  6. L'Oiseau de Feu.
  7. Le Tocsin
  8. Sous le nom de " Smiena viekh " (Signaux déplacés) se manifesta un groupe qui, après la proclamation de la NEP, estima que le régime bolchévik pouvait contribuer à rétablir la puissance nationale et à reconstruire la Russie, et qui par suite, changea d'orientation. Ce groupe publia à Berlin un quotidien, Nakanounié (La Veille), favorable aux bolchéviks. Nous traduisons ici le nom de ce groupe par " Changement de direction ".
  9. K.D. : Constitutionnel-démocrate. Parti libéral bourgeois sous le tsarisme.
  10. En français dans le texte.
  11. Zinaïda Hippius, poétesse symboliste, née en 1867, morte à Paris en 1945. Epouse de Merejkovsky.
  12. Ecrivain russe, né en 1884, mort en 1937. En 1905, participa aux activités du P.O.S.D.R. (parti social-démocrate). Le quitta et fut atteint de " pessimisme cosmique " pendant les années de réaction. En 1917, accueillit la Révolution avec scepticisme. Après un bref emprisonnement, il fut, contre toute attente, autorisé par Staline à émigrer, probablement grâce à l'intervention de Gorki. A Paris, publia "Nous autres", roman qui servit de modèle au 1984 d'Orwell.
  13. Ceci était écrit quand je fis connaissance d'un groupe de poètes qui s'appellent eux-mêmes "Insulaires" (Tikhonov et autres). Mais on entend chez eux des notes vivantes, et du moins chez Tikhonov des notes jeunes, fraîches et prometteuses. D'où vient cette appellation exotique ?
  14. Anna Akhmatova, née en 1888, est la plus grande poétesse russe actuelle. Elle n'émigra pas, mais ne composa jamais avec le régime. De 1923 à 1940, elle choisit le silence, pour ne recommencer à écrire que pendant la guerre. Elle fut la principale victime, avec Zoschenko, du jdanovisme en 1948, et elle se tut de nouveau jusqu'à la mort de Staline.
  15. [****] Le Bulletin russe, quotidien libéral (1863-1917).
  16. En français dans le texte.
  17. Nom que se donna la tendance gauche de l'Église orthodoxe.
  18. Marina Zvetaeva, née en 1892, émigra à Paris en 1922, mais rentra en U.R.S.S. en 1940. En 1942, elle se pendit. Longtemps condamnés, ses poèmes sont aujourd'hui publiés en U.R.S.S. où ils connaissent un grand succès.
  19. Vassily Rozanov, né en 1856, mort près de Moscou en 1919, fut un des personnages les plus curieux et l'un des écrivains les plus originaux de son temps.
  20. Affaire Beiliss : procès à sensation, qui eut lieu en 1912, et où des Juifs furent accusés de meurtre rituel. Ce procès fut le signal d'une vague de sanglants pogroms, que la police encouragea en sous-main. Dans cette atmosphère, Rozanov jugea bon de publier, dans une feuille d'extrême-droite, des articles où il affirmait que la religion juive exigeait le sacrifice d'innocents.
  21. Terrain sur lequel eut lieu, à l'occasion du couronnement de Nicolas II, en 1894, une catastrophe dans laquelle périrent plusieurs centaines de personnes.
  22. Personnage de Dostoïevsky.
  23. Biely en russe signifie blanc.
  24. Iasnaya-Polyana, domaine de Léon Tolstoï. Chakhmatovo, domaine de Blok.
  25. Payok : ration. Il s'agit ici de la ration que l'État allouait aux travailleurs des villes pendant la famine.
  26. Chaussons de tille.
  27. Ce groupe tira son nom de celui du moine Sérapion, personnage d'Hoffmann.
  28. Abréviations dénommant des institutions de l'Etat soviétique (direction des industries papetières, etc...).
  29. Les Douze, traduction française de Y. Sidersky (1923).
  30. Makhno, célèbre chef de partisans anarchistes pendant la Révolution et la guerre civile. Gapone, prêtre qui dirigea la grande manifestation ouvrière du 9 janvier 1905, devant le Palais d'hiver à Saint-Pétersbourg, manifestation dispersée à coups de fusils, et qui constitua le début de la Révolution de 1905. Khroustalev, avocat sans parti qui, en 1905, présida pendant quelque temps, avant Trotsky, le Soviet de Saint-Pétersbourg.
  31. Avksentiev : dirigeant du parti socialiste-révolutionnaire. Il représenta ce parti au Soviet de Pétersbourg en 1905. En juillet 1917, comme ministre de l'Intérieur de Kérensky, il fit arrêter Trotsky.
  32. Nous publions dans ce livre une courte lettre, très intéressante et très riche, du camarade Gramsci sur les destinées du futurisme italien (L T.)
  33. Lef : abréviation de Levy Front Iskousstv (Front gauche des arts), titre d'une revue futuriste qui parut à Petrograd en mars 1923, et de la tendance artistique qui se rassembla autour d'elle. Fut dirigée de 1923 à 1925 par Maïakovski. Pasternak fit partie du groupe pendant quelque temps et collabora au premier numéro de la revue.
  34. Peredonov, personnage hypocrite, méchant et sensuel, héros du roman de Théodore Sologoub (1863-1927) Le Démon mesquin, paru peu avant la première guerre mondiale.
  35. Ilya Mouromietz, preux des anciens chants russes.
  36. Pravda, 10 février 1923.
  37. Le Clairon, livre 8.
  38. Démyan Biedny.
  39. [****] Le Parti Communiste Russe.
  40. Pendant la Révolution, de nombreux paysans voyageaient avec un sac (" mechok "), en wagons à bestiaux, achetant et revendant toutes sortes de marchandises, et principalement de la nourriture.
  41. "Krasnaïa Nov" (Friche rouge) – revue littéraire fondée en 1921 et qui a cessé de paraître au début de la guerre. A édité en 1923 le présent ouvrage de Trotsky. Fut dirigée dès le début par A. Voronsky, critique de talent connu pour ses portraits d'écrivains. Celui-ci fut écarté de la revue en 1927 pour " déviations idéologiques" et, en 1932, " Krasnaïa Nov " passait sous la coupe de l'Union des Ecrivains nouvellement fondée par décret du Comité Central du Parti Communiste (N. d. T.).
  42. En français dans le texte.
  43. [****] Artisans.
  44. C'est-à-dire de Tolstoï, dont Yasnaya-Polyana était le domaine.
  45. Drame du poète français communiste Marcel Martinet, ancien membre du groupe de "la Vie ouvrière". Cf. la critique détaillée de cette œuvre donnée par Trotsky en 1922.
  46. Le Mineur de Fonvizine (1742-1792), Le Malheur d'avoir trop d'esprit de Griboïédov (1793-1829), Le Revizor de Gogol (1809-1852).