II. Développement du régime capitaliste

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14 : Lutte entre la petite et la grande industrie, entre la propriété individuelle gagnée par le travail et la propriété capitaliste acquise sans travail[modifier le wikicode]

a) Lutte entre la petite et la grande production dans l’industrie.[modifier le wikicode]

Les grandes usines, qui comptent quelquefois plus de dix mille ouvriers, avec leurs machines gigantesques, monstrueuses, n’ont pas toujours existé. Elle sont nées de la disparition graduelle et presque complète du petit artisanat et de la petite industrie. Pour comprendre cette évolution, il faut d’abord observer que la propriété privée et la production de marchandises rendent inévitable la lutte pour l’acheteur : la concurrence. Qui triomphe dans cette lutte ? Celui qui sait attirer à lui l’acheteur et le détacher de son concurrent (son rival). Or, l’acheteur, on l’attire principalement par le plus bas prix des marchandises[1]. Mais qui peut vendre meilleur marché ? Il est clair que le gros fabricant peut vendre meilleur marché que le petit fabricant ou l’artisan, car la marchandise lui revient à meilleur compte. La grande industrie dispose, en effet, d’une foule d’avantages. D’abord l’entrepreneur-capitaliste est en mesure de faire installer de meilleures machines, d’employer de meilleurs instruments et de meilleurs appareils. L’artisan, le petit patron gagnent à grand-peine leur vie; ils travaillent ordinairement avec des machines actionnées à la main; ils n’osent même pas penser, faute de moyens, aux grandes et bonnes machines. Le petit capitaliste n’est pas non plus en état d’introduire les machines les plus modernes. Plus l’entreprise est grande, plus la technique est perfectionnée, plus le travail est productif, — meilleur marché revient la marchandise.

Dans les grandes usines d’Amérique et d’Allemagne, il y a même des laboratoires scientifiques qui découvrent continuellement de nouveaux perfectionnements, unissant ainsi la science à l’industrie; ces inventions constituent le secret de l’entreprise et ne servent qu’à elle seule.

Dans la petite industrie et dans l’artisanat, un même ouvrier fabrique le produit presque en entier; dans le travail à la machine avec de nombreux ouvriers, l’un en fait une partie, l’autre une seconde, un autre une troisième, et ainsi de suite. Le travail va bien plus vite ainsi; c’est ce qu’on appelle la division du travail. On peut se rendre compte des avantages qu’on en retire, d’après une enquête américaine de 1898. En voici les résultats :

Pour la fabrication de dix charrues, le travail à la main exige 2 ouvriers, faisant chacun 11 opérations différentes, travaillant au total 1.180 heures et touchant 54 dollars; le même travail fait à la machine exige 52 ouvriers, 97 opérations différentes (plus il y a d’ouvriers, plus ils sont spécialisés), travaillant 37 h. 28 minutes et touchant 7,9 dollars (par conséquent, la perte de temps a été infiniment moins grande et le travail est revenu considérablement moins cher). Pour la fabrication de 100 roues de montre, le travail à la main exige 14 ouvriers, 453 opérations différentes, 341.866 heures de travail et 80.822 dollars; avec des machines : 10 ouvriers, 1.088 opérations, 8.343 heures de travail, 1.799 dollars. Pour la fabrication de 500 yards d’un tissu à carreaux, le travail à la main exige 3 ouvriers, 19 opérations, 7.534 heures, 135,6 dollars; le travail à la machine : 252 ouvriers, 43 opérations, 84 heures, 6,81 dollars. On pourrait citer encore une grande quantité d’exemples semblables. D’un côté, toute une série de branches de production, qui nécessitent une haute technique, telles que la construction de wagons, des cuirassés, les mines, restent, peut-on dire, inaccessibles aux petits entrepreneurs ou aux artisans. La grande industrie économise sur tout : sur les bâtiments, les machines et les matières premières, l’éclairage et le chauffage, la main-d'œuvre, l’utilisation des déchets, etc. Figurons nous, en effet, mille petits ateliers et une seule grande fabrique qui produit à elle seule autant que ces mille ateliers; il est plus facile de construire un seul grand bâtiment que mille petits; on emploie plus de matières premières dans les mille petits ateliers; il y a plus de perte, plus de malfaçon, plus de gaspillage; il est plus facile d’éclairer et de chauffer une seule grande fabrique que mille petits ateliers; il est également plus facile de l’entretenir, de la balayer, de la surveiller, de la réparer, etc. Bref, dans une grande entreprise, sur tout cela, on pourra épargner ou, comme on dit : économiser. Dans l’achat des matières premières et de tout ce qui peut être nécessaire pour la production, la grande industrie se trouve encore avantagée. C’est en gros qu’on achète la meilleure marchandise au meilleur compte; de plus, le grand fabricant connaissant mieux le marché, sait où et comment acheter moins cher. Dans la vente de ses marchandises également, la petite entreprise est toujours infériorisée. Le grand patron sait mieux où il peut vendre le plus cher (il a, dans ce but, ses voyageurs, il est en relations avec la Bourse où sont centralisés tous les renseignements sur la demande de marchandises; il communique presque avec le monde entier). Mais surtout, il peut attendre. Si, par exemple, les prix de ses marchandises sont trop bas, il peut garder ces marchandises en entrepôt et attendre le moment où les prix remonteront. Le petit patron ne le peut pas. Il vit de ce qu’il a vendu. La marchandise une fois vendue, il faut aussitôt vivre de l’argent reçu : il n’a pas d’argent d’avance. Aussi, est-il obligé de vendre à tout prix; autrement c’est un homme fini. Il est clair qu’il y perd énormément. Enfin, la grande industrie trouve encore un avantage dans le crédit. Lorsque le grand entrepreneur a un besoin pressant d’argent, il peut toujours en emprunter. N’importe quelle banque prêtera à une maison « sérieuse » et à un intérêt relativement minime. Mais presque personne n’aura confiance en un petit patron. Et même s’il inspire confiance, on lui prêtera de l’argent à un taux usuraire. Aussi le petit industriel tombe-t-il facilement dans les griffes de l’usurier.

Tous ces avantages de la grande industrie nous expliquent pourquoi la petite industrie disparaît inévitablement dans la société capitaliste. Le grand capital la tue, lui enlève l’acheteur, la ruine et transforme son propriétaire en prolétaire ou en va-nu-pieds. Il est évident que le petit patron cherche à se cramponner. Il lutte avec acharnement, travaille lui-même et fait travailler ses ouvriers et sa famille au-dessus de leurs forces, mais, finalement, est obligé de céder au capital. Souvent, un petit patron, indépendant en apparence, dépend complètement, en fait, d’un capitaliste, travaille pour lui, ne marche que grâce à lui. Le petit industriel dépend souvent de l’usurier : son indépendance est illusoire; en réalité, il ne travaille que pour cette sangsue; tantôt il dépend de l’accapareur qui lui achète ses marchandises, tantôt du magasin pour lequel il travaille (là encore, il n’est indépendant qu’en apparence; en réalité, il est devenu un salarié du commerçant capitaliste); il arrive aussi que le capitaliste lui fournit les matières premières et l’outillage (c’était souvent le cas dans notre travail à domicile); il est facile de voir que le travailleur à domicile n’est plus alors qu’un appendice du capital. Il y a d’autres modes de subordination par le capital : dans le voisinage des grandes entreprises s’installent souvent de petits ateliers de réparation; dans ce cas, ils ne sont qu’un petit rouage de la fabrique, pas davantage. Eux aussi, ils ne sont indépendants qu’en apparence. Parfois, on voit de petits patrons, de petits artisans, des travailleurs à domicile, de petits commerçants, de petits capitalistes, chassés d’un branche d’industrie ou de commerce, passer dans une autre branche où le capital n’est pas encore aussi puissant. Le plus souvent, les petits patrons ruinés deviennent de petits détaillants ou même des marchands ambulants, etc. Ainsi, le gros capital évince partout, graduellement, la petite industrie. Il se crée des entreprises énormes, qui comptent jusqu’à des milliers et même des dizaines de milliers d’ouvriers. Le gros capital devient le maître du monde. La petite propriété, acquise par le travail, disparaît. Elle est remplacée par la grande propriété capitaliste. Les travailleurs à domicile peuvent servir d’exemple pour montrer la décadence de la petite industrie en Russie. Certains d’entre eux travaillaient avec leurs propres matières premières (fourreurs, vanniers) et vendaient leurs marchandises à leur gré. Plus tard, l’ouvrier à domicile se met à travailler pour un capitaliste (chapeliers de Moscou, fabricants de jouets, brossiers, etc.). Ensuite, il reçoit du capitaliste qui lui passe les commandes les matières premières et tombe dans un véritable esclavage (serruriers de Pavlovsk et de Bourmakino). A la fin, il est payé à la pièce (cloutiers de Tver, cordonniers de Kimry, couteliers de Pavlovsk, nattiers de Makarievo). Au même servage arrivent les tisserands à domicile. En Angleterre, la petite industrie moribonde a reçu le surnom de « sweating system[2] »(1) tellement sa situation est mauvaise. En Allemagne, de 1882 à 1895, le nombre des petites entreprises a diminué de 8,6%, les entreprises moyennes (6 à 50 ouvriers) ont augmenté de 64,1% et les grandes entreprises de 90%. Depuis 1895, a disparu une quantité considérable d’entreprises moyennes. En Russie aussi, la fabrique a évincé le travailleur à domicile assez rapidement. Un des domaines les plus importants de la production en Russie, c’est l’industrie textile (le tissage). Si nous comparons, dans l’industrie cotonnière, le nombre des ouvriers de fabrique et celui des ouvriers à domicile, nous voyons avec quelle rapidité la fabrique a évincé le travailleur à domicile, le koustar:

Années Ouvriers travaillant à domicile Ouvriers travaillant dans les fabriques
1866 94.566 66.178
1879 162.691 50.152
1894-95 242.051 20.475

En 1866, pour 100 personnes travaillant dans l’industrie cotonnière, 70 travaillaient à domicile; en 1894-95, elles n’étaient plus que 8. En Russie, la grande industrie s’est développée beaucoup plus vite parce que le capital étranger fondait de grandes entreprises. Déjà en 1902, les grandes entreprises occupaient presque la moitié (40%) des ouvriers d’industrie.

En 1903, les fabriques ayant plus de cent ouvriers représentaient en Russie d’Europe 17% du nombre total des fabriques et des usines, et occupaient 76,6% du nombre total des ouvriers d’industrie.

La victoire de la grande industrie dans tous les pays a pour cortège les souffrances des petits producteurs. Parfois, des régions industrielles et même des professions disparaissent presque totalement (par exemple, les tisserands de Silésie, en Allemagne, les tisserands de l’Inde, etc.).

b) Lutte entre la petite et la grande production dans l’agriculture[modifier le wikicode]

La lutte entre la petite et la grande production qui a lieu dans l’industrie existe également, sous le régime capitaliste, dans l’agriculture. Le propriétaire gérant son domaine comme le capitaliste gère sa fabrique, le paysan riche, le paysan moyen, les paysans pauvres qui font des journées chez le gros propriétaire ou le gros fermier, et enfin les ouvriers agricoles : tout cela, c’est la même chose que, dans l’industrie, le gros capitaliste, le petit patron, l’artisan, le travailleur à domicile, l’ouvrier salarié. A la campagne comme dans les villes, la grande propriété est mieux organisée que la petite.

Le grand propriétaire peut introduire chez lui une bonne technique. Les machines agricoles (charrues électriques, charrues à vapeur, moissonneuses-faucheuses, moissonneuses-lieuses, semeuses, batteuses, etc.) sont souvent inaccessibles au petit agriculteur ou au paysan. De même qu’il n’y a pas de raison d’installer une machine coûteuse dans le petit atelier de l’artisan (car il n’a pas les moyens de l’acheter et elle ne rapporterait pas les frais d’achat), de même le paysan ne peut se payer une charrue à vapeur; et même s’il l’achetait, elle ne lui servirait à rien : pour qu’une machine aussi importante fasse ses frais, il faut beaucoup de terre et non pas un petit lopin à peine suffisant pour qu’une poule y trouve sa vie. La pleine utilisation des machines et des instruments dépend de la quantité de terre disponible. Une charrue à chevaux travaillera à plein rendement sur un terrain de trente hectares. Une semeuse, une moissonneuse, une batteuse ordinaires, sur 70 hectares; une batteuse à vapeur sur 200, une charrue à vapeur sur 1.000 hectares. Dans ces derniers temps, on utilise des machines agricoles électriques, mais seulement dans les grandes exploitations.

L’arrosage, le dessèchement des marais, le drainage, la construction de voies ferrées étroites, etc., ne sont guère réalisables que par le grand propriétaire. La grande culture, comme la grande industrie, économise sur les instruments, les matériaux, la force de travail, le combustible, l’éclairage, etc.

Sur les grands domaines, il faut moins, par hectare, de fossés, de clôtures, de haies; les semences se perdent moins.

En outre, un gros propriétaire peut engager des ingénieurs agronomes et gérer scientifiquement son domaine.

Au point de vue du commerce et du crédit, le grand propriétaire foncier, tout comme le grand industriel, connaît mieux le marché, il peut attendre, acheter à meilleur compte tout ce qui lui est nécessaire, vendre plus cher. Le petit propriétaire n’a qu’une ressource : lutter de toutes ses forces. C’est par le travail intensif, par la limitation des besoins et la sous-alimentation que se maintient la petite propriété agricole, sous la domination du capitalisme. Ce qui caractérise sa ruine, c’est l’énormité des impôts. L’Etat capitaliste lui impose une charge immense : il suffit de se rappeler ce qu’étaient pour le paysan les impôts au temps des tsars : « Vends tout, mais paie tes impôts. »

On peut dire, en général, que la petite production se défend mieux dans la culture que dans l’industrie. Dans les villes, les artisans et les petits entrepreneurs périssent assez rapidement, mais dans tous les pays, la culture paysanne se maintient un peu mieux. S’il y a bien, là aussi, appauvrissement du plus grand nombre, il est souvent moins apparent. Il semble quelquefois qu’une culture n’est pas très grande, à en juger par la superficie du terrain, mais en réalité elle est très grande par le capital investi et par le nombre d’ouvriers (par exemple, la culture maraîchère, dans la banlieue des grandes ville). Parfois, nous croyons, au contraire, avoir affaire à de nombreux petits propriétaires tout à fait indépendants; en réalité, presque tous sont des ouvriers salariés, allant louer leurs services soit dans la propriété voisine, soit comme saisonniers, dans les villes. Avec les paysans, il arrive dans tous les pays ce qui arrive avec les artisans et les travailleurs à domicile. Un petit nombre deviennent des profiteurs (les aubergistes, les usuriers qui, petit à petit, arrondissent leur avoir); les autres végètent ou, ruinés définitivement, vendent leur vache, leur cheval; puis, le lopin de terre ayant disparu à son tour, ils émigrent pour toujours à la ville ou deviennent ouvriers agricoles. Le paysan sans cheval devient salarié, le paysan qui loue des ouvriers devient propriétaire ou capitaliste.

C’est ainsi qu’une grande quantité de terres, d’instruments, de machines, de bétail, sont la possession d’une poignée de grands capitalistes propriétaires, et que des millions de paysans dépendent d’eux.

En Amérique, où le capital agricole est le plus développé, il existe de grandes propriétés où l’on travaille comme dans des fabriques. Et comme dans les fabriques, on y fait un seul produit. Il y a de grands champs plantés uniquement en fraisiers ou arbres fruitiers; il y a des exploitations spéciales d’animaux domestiques; là, on cultive le blé avec des machines. De nombreuses branches sont concentrées dans peu de mains. Ainsi il existe un « roi des poulets » (un capitaliste entre les mains duquel est concentrée presque toute la production des poulets), un « roi des œufs », etc.

15 : La dépendance du prolétariat, l’armée de réserve, le travail des femmes et des enfants[modifier le wikicode]

Des masses de plus en plus grandes de la population se transforment, sous le régime capitaliste, en ouvriers salariés. Artisans ruinés, travailleurs à domicile, paysans, commerçants, capitalistes moyens en faillite, bref, tous ceux qui ont été jetés par-dessus bord ou traqués par le gros capital tombent dans les rangs du prolétariat. A mesure que les richesses se concentrent entre les mains d’une poignée de capitalistes, le peuple se transforme de plus en plus en esclave salarié des premiers.

Grâce à la ruine continuelle des couches et des classes moyennes, il y a toujours plus d’ouvriers qu’il n’en faut au capital. C’est par là que l’ouvrier est enchaîné au capital. Il est forcé de travailler pour le capitaliste. S’il ne le veut pas, il y en a cent autres pour prendre sa place.

Mais cette dépendance n’est pas seulement consolidée par la ruine de nouvelles couches de la population. La domination du capital sur la classe ouvrière s’accroît encore du fait que le capital jette continuellement sur le pavé les ouvriers dont il n’a plus besoin et se constitue ainsi une réserve de force de travail. Comment cela ? Nous avons déjà vu que chaque fabricant s’efforce de réduire le prix de revient des marchandises. Pour cela, il introduit de plus en plus de nouvelles machines. Mais la machine, en règle générale, remplace l’ouvrier, rend une partie des ouvriers inutiles. Une nouvelle machine dans une fabrique, cela veut dire qu’une partie des ouvriers sont congédiés et deviennent des chômeurs. Mais comme de nouvelles machines sont introduites continuellement dans une branche d’industrie ou dans l’autre, il est clair que, sous le capitalisme, il y a toujours fatalement du chômage. Car le capitaliste ne se préoccupe ni de donner du travail à tous les ouvriers ni de fournir à tous des marchandises, mais d’obtenir le plus de profit. Et naturellement il jettera sur le pavé les ouvriers qui ne sont plus capables de lui rapporter le même profit qu’avant.

Et effectivement, dans les grandes villes de tous les pays capitalistes, nous voyons toujours un grand nombre de chômeurs. Il y là des ouvriers chinois ou japonais, anciens paysans ruinés, venus du bout du monde pour chercher du travail, d’anciens boutiquiers ou petits artisans; mais nous y trouvons aussi des ouvriers métallurgistes, des typographes, des tisseurs qui, ayant longtemps travaillé dans les fabriques, en ont été chassés par de nouvelles machines. Ils forment, pris ensemble, une réserve de forces de travail pour le capital ou, comme l’a dit K. Marx, l’armée industrielle de réserve. L’existence de cette armée, la permanence du chômage, permettent aux capitalistes d’augmenter la dépendance et l’oppression de la classe ouvrière. Le capital, grâce aux machines, réussit à soutirer d’une partie des ouvriers plus d’or qu’avant; quant aux autres, ils restent sur le pavé. Mais, même sur le pavé, ils servent aux capitalistes de fouet pour stimuler ceux qui travaillent.

L’armée industrielle de réserve offre des exemples d’abrutissement complet, de misère, de famine, de grande mortalité, même de criminalité. Ceux qui, des années durant, n’ont pu se procurer du travail, deviennent graduellement ivrognes, vagabonds, mendiants, etc. Dans les grandes villes : à Londres, à New-York, à Hambourg, à Berlin, à Paris, il existe des quartiers entiers habités par des chômeurs de cette espèce. Le marché de Chitrov, à Moscou, peut servir d’exemple. A la place du prolétariat, il se forme une nouvelle couche déshabituée du travail. Cette couche de la société capitaliste s’appelle en allemand Lumpenproletariat : prolétariat en haillons.

L’introduction des machines a également donné naissance au travail des femmes et des enfants, travail plus économique, et, partant, plus avantageux pour le capitaliste. Avant les machines, une certaine habilité de main était nécessaire; quelquefois, il fallait faire un long apprentissage. Maintenant, certaines machines peuvent être conduites par des enfants, qui n’ont qu’à lever le bras ou mouvoir le pied jusqu’à épuisement. Voilà pourquoi les machines ont diffusé le travail des femmes et des enfants. Il faut ajouter que les femmes et les enfants offrent moins de résistance au capitalisme que les hommes. Ils sont plus dociles, plus timides, devant les prêtres et les autorités. C’est pourquoi le fabricant remplace souvent les hommes par des femmes et transforme en profit le sang des petits enfants.

En 1913, le nombre des ouvrières et employées était : en France, de 6.800.000; en Allemagne, de 9.400.00; en Autriche- Hongrie, de 8.200.000; en Italie, de 5.700.000; en Belgique, de 930.000; aux Etats-Unis, de 8.000.000; en Angleterre et au Pays de Galles, de 6.000.000. En Russie, le nombre des ouvrières a grandi continuellement. En 1900, leur nombre représentait 25% de tous les ouvriers et ouvrières de fabrique; en 1903, 31%, et en 1912, 45%. Dans certaines branches de production, les femmes constituent la majorité : par exemple, dans l’industrie textile, en 1912, sur 870.000 ouvriers il y avait 453.000 femmes, c’est-à-dire plus de 52%. Pendant les années de guerre, le nombre des ouvrières augmenta énormément.

Quant au travail des enfants il fleurit dans beaucoup de pays, malgré l’interdiction. Dans le pays capitaliste le plus avancé, en Amérique, on le rencontre à chaque pas.

La conséquence, c’est la désagrégation des familles ouvrières. Dès que la femme et quelquefois l’enfant sont pris par la fabrique, il n’y a plus de vie de famille !

Lorsqu’une femme devient ouvrière de fabrique, elle subit, comme l’homme, toutes les horreurs du chômage. Elle est mise, elle aussi, à la porte par le capitaliste; elle entre, elle aussi, dans les rangs de l’armée industrielle de réserve; elle peut, tout comme un homme, descendre dans les bas-fonds. A cette situation est liée la prostitution qui consiste pour elle à se vendre au premier homme rencontré dans la rue. N’ayant rien à manger, sans travail, chassée de partout, elle est contrainte de trafiquer de son corps; et même lorsqu’elle a du travail, son salaire est si misérable qu’elle est obligée de l’augmenter grâce au même trafic. Et elle se fait vite à sa nouvelle profession. Ainsi se crée la couche des prostituées professionnelles.

Dans les grandes villes, les prostituées sont très nombreuses. Des villes comme Hambourg ou Londres comptent des dizaines de milliers de ces malheureuses. Le capital en tire une source de revenus par la création de grands lupanars organisés d’une manière capitaliste. Il existe un large commerce international d’esclaves blanches, dont les villes d’Argentines sont le centre. La plus affreuse prostitution est celle des enfants, qui fleurit dans toutes les villes d’Europe et d’Amérique.

Ainsi, dans la société capitaliste, à mesure qu’on invente de nouvelles machines et de plus perfectionnées, qu’on construit des fabriques de plus en plus vastes et que la productivité s’accroît, augmentent parallèlement la pression du capital, la misère et les souffrances de l’armée industrielle de réserve, la dépendance de la classe ouvrière vis-à-vis de ses exploiteurs.

Si la propriété n’existait pas et si tout appartenait à tous, le tableau serait tout autre. Les hommes réduiraient tout simplement leur journée de travail, ménageraient leurs forces, économiseraient leur peine, songeraient à leur repos. Mais quand le capitaliste introduit les machines, il ne pense qu’au profit; il ne réduit pas la journée de travail, il y perdrait. Sous la domination du capital, la machine ne libère pas l’homme, elle le rend esclave.

Avec le développement du capitalisme, une partie toujours plus grande du capital est consacrée aux machines, appareils, constructions de toute sorte, aux gigantesques bâtiments, aux énormes hauts-fourneaux, etc.; au contraire, une partie toujours plus petite va au salaire des ouvriers. Quand on travaillait à domicile, la dépense pour les établis et autres outils n’était pas grande : presque tout le capital passait dans le salaire. Maintenant, c’est le contraire : la plus grande partie est destinée aux bâtiments et aux machines. Et cela signifie que la demande de main-d’œuvre augmente moins vite que le nombre des gens ruinés, devenus des prolétaires. Plus la technique se développe, sous le capitalisme, et plus augmente la pression du capital sur la classe ouvrière, car il devient de plus en plus difficile de trouver du travail.

16 : L’anarchie de la production, la concurrence et les crises[modifier le wikicode]

La misère de la classe ouvrière croît au fur et à mesure du développement de la technique qui, sous le capitalisme, au lieu d’être utile à tous, rapporte du profit au capital, mais amène le chômage et la ruine chez beaucoup d’ouvriers. Et cette misère augmente encore pour d’autres raisons.

Nous avons vu plus haut que la société capitaliste est très mal construite. La propriété privée y règne, sans aucun plan général. Chaque fabricant dirige son entreprise indépendamment des autres. Au contraire, il dispute aux autres l’acheteur : il est en « concurrence » avec eux.

Cette lutte s’affaiblit-elle ou s’accroît-elle avec le développement du capitalisme ? A première vue, il peut sembler qu’elle s’affaiblit. En effet, le nombre des capitalistes diminue sans cesse; les gros mangent les petits; autrefois, c’était par dizaines de mille que luttaient entre eux les entrepreneurs, la concurrence était féroce; aujourd’hui les rivaux étant bien moins nombreux, la lutte devrait être moins acharnée, pourrait-on croire. En réalité, il n’en est rien. C’est exactement le contraire qui est vrai. Les rivaux, certes, sont moins nombreux, mais chacun d’eux est devenu plus gros et plus puissant. Et leur lutte est devenue non pas moindre, mais plus grande, non pas plus calme, mais plus acharnée. Que, dans chaque pays, il n’y ait plus qu’une poignée de capitalistes, et la lutte entre ces pays capitalistes éclatera. Nous en sommes arrivés finalement là. La rivalité a lieu actuellement entre d’énormes associations de capitalistes, entre leurs Etats. Et ils ne luttent pas seulement à coups de baisse de prix, mais aussi avec la force armée. La concurrence, au fur et à mesure du développement du capitalisme, ne diminue que le nombre des rivaux, mais elle devient toujours plus acharnée et plus destructrice[3] !.

Il est nécessaire de souligner encore un symptôme, celui qu’on appelle les crises. Que sont ces crises ? Voici : Un beau jour, on s’aperçoit que telles marchandises ont été produites en quantités beaucoup trop grandes. Les prix baissent, car il n’y a pas d’écoulement. Les entrepôts regorgent de produits qui ne peuvent être vendus : il n’y a pas d’acheteurs; et à côté de cela, il y a beaucoup d’ouvriers affamés, ne touchant plus que des salaires infimes et pouvant encore moins acheter que d’ordinaire. Alors c’est la misère. Dans une branche de production, ce sont d’abord les moyennes et les petites entreprises qui font faillite et ferment leurs portes; après, c’est le tour des grandes. Mais chaque industrie dépend d’une autre, toutes sont clientes les unes des autres. Par exemple, les entreprises de confection achètent le drap dans les fabriques de drap, celles-ci s’approvisionnent dans les filatures de laine, etc. Les entreprises de confection, une fois en faillite, comme il n’y a plus personne pour acheter aux drapiers, l’industrie textile périclite, puis c’est la production de la laine. Partout fabriques et usines commencent à fermer; des dizaines de milliers d’ouvriers sont jetés sur le pavé, le chômage augmente démesurément, la vie des ouvriers empire. Et pourtant, il y a des quantités de marchandises et les entrepôts fléchissent sous leur poids. Il en fut souvent ainsi avant la guerre; l’industrie prospérait, les affaires des fabricants marchaient admirablement; tout à coup, c’était la faillite, la ruine, le chômage, la stagnation dans les affaires; puis la situation s’améliorait, les affaires redevenaient brillantes; puis de nouveau la faillite, et ainsi de suite.

Comment expliquer cette situation insensée où les hommes, parmi les richesses et le superflu, deviennent des mendiants ?

La réponse n’est pas si simple que cela. Nous avons déjà vu que, dans la société capitaliste, règne la confusion, l’anarchie dans la production. Chaque entrepreneur produit pour son compte, à ses risques et périls. Il arrive tôt ou tard, avec un tel mode de production, qu’il y a trop de marchandises produites (surproduction). Quand on fabriquait des produits et non des marchandises, c’est-à-dire quand la production n’était pas destinée au marché, la surproduction n’était pas dangereuse. Il en est tout autrement dans la production de marchandises. Là, chaque fabricant, pour acheter les matières nécessaires à sa fabrication ultérieure, doit vendre d’abord ses propres marchandises. Une fois la machine arrêtée en un seul endroit, il y a, grâce à l’anarchie dans la production, répercussion immédiate d’une branche à l’autre.

Une crise générale éclate. Ces crises sont très destructives. Quantité de marchandises périssent. Les vestiges de la petite industrie sont comme balayés par un balai de fer. Même les grandes firmes souvent ne peuvent pas résister et périssent en partie.

Certaines fabriques ferment complètement, d’autres réduisent leur production, ne travaillent pas tous les jours de la semaine, d’autres enfin ferment momentanément. Le nombre des chômeurs augmente. L’armée industrielle de réserve s’accroît, augmentant la misère et l’oppression de la classe ouvrière. Pendant la crise, la condition de la classe ouvrière, déjà mauvaise, devient encore pire.

Voici quelques chiffres sur la crise de 1907-1910 qui embrassa l’Europe et l’Amérique, en un mot, tout l’univers capitaliste. Aux Etats-Unis, le nombre des chômeurs faisant partie des syndicats augmenta de la façon suivante : en juin 1907, 8,1%; en octobre, 18,5%; en novembre, 22%; en décembre, 32,7% (dans le Bâtiment : 42%; dans la Confection : 43,6%; dans les Tabacs : jusqu’à 55%); il va de soi que le chômage total (y compris les ouvriers non syndiqués) a été encore plus grand. En Angleterre, le nombre des chômeurs constituait, pendant l’été de 1907, 3,4 à 4%; en novembre, il atteignait 5%, en décembre 6,1%, en juin 1908 il s’élevait à 8,2%. En Allemagne, vers janvier 1908, le nombre des chômeurs était le double des années précédentes. De même dans les autres pays.

Pour ce qui est de la réduction de la production, la fabrication de la fonte est tombée, aux Etats-Unis, de 26 millions de tonnes en 1907 à 16 millions de tonnes en 1908.

Pendant la crise, les prix baissent. Alors, messieurs les capitalistes, pour ne pas perdre leur profit, ont recours au sabotage. En Amérique, par exemple, ils laissaient s’éteindre les hauts-fourneaux. Plus curieuse encore la manière de faire des planteurs de café, au Brésil. Pour maintenir les hauts prix, ils jetaient à la mer des sacs de café. A l’heure qu’il est, le monde entier souffre de la faim et du manque de produits, et c’est le résultat de la guerre engendrée par le capitalisme. Or, en temps de paix, le capitalisme étouffait sous l’abondance des produits qui ne pouvaient être utiles aux ouvriers, faute d’argent dans les poches de ces derniers. De tout ce superflu, l’ouvrier n’obtenait qu’une chose : le chômage avec toutes ses horreurs.

17 : Le développement du capitalisme et les classes; l’aggravation des antagonismes de classes[modifier le wikicode]

Nous avons vu que la société capitaliste souffre de deux maux essentiels : d’abord, elle est « anarchique » (elle manque d’organisation); ensuite, elle est composée de deux sociétés (classes) ennemies. Nous avons vu également qu’avec le développement du capitalisme, l’anarchie de la production, qui se manifeste par la concurrence, amène une aggravation, une désorganisation, une ruine toujours plus grandes. La désagrégation de la société, loin de diminuer, augmente. De même s’élargit et s’approfondit le fossé qui divise la société en deux parties, en classes. D’un côté, chez les capitalistes, s’accumulent toutes les richesses de la terre; de l’autre, dans les classes opprimées, il n’y a que misères, souffrances et larmes. L’armée industrielle de réserve embrasse des couches d’hommes découragés, abrutis, dénués de toute ressource. Mais même ceux qui ne chôment pas se distinguent, par leur manière de vivre, toujours davantage des capitalistes. La différence entre le prolétariat et la bourgeoisie ne cesse de croître. Jadis, il y avait toutes sortes de capitalistes moyens et petits dont beaucoup étaient très près des ouvriers et ne vivaient guère mieux qu’eux. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. Les gros manitous vivent comme personne n’aurait oser le rêver jadis. Certes, la situation des ouvriers, avec le développement du capitalisme, s’est améliorée; jusqu’au commencement du XX° siècle les salaires, en général, allaient en augmentant. Mais dans ce même laps de temps, le profit du capitalisme croissait plus rapidement encore. Actuellement la masse ouvrière est aussi éloignée du capitaliste que la terre du ciel. Plus le capitalisme se développe, plus s’élève la petite poignée de capitalistes richissimes, et plus profond devient l’abîme entre cette poignée de rois sans couronne et les millions de prolétaires asservis.

Nous avons dit que si le salaire augmente, le profit augmente bien plus rapidement, et que, par suite, le fossé entre les deux classes s’élargit toujours. Cependant, depuis le commencement du XX° siècle, les salaires ne montent plus; au contraire, ils baissent. Dans ce même temps, les profits ont augmenté comme jamais auparavant, de sorte que, dans ces derniers temps, l’inégalité sociale s’est aggravée avec une rapidité extraordinaire. Cette inégalité croissante ne pouvait manquer d’amener tôt ou tard un conflit entre ouvriers et capitalistes. Si la différence entre eux allait diminuant, si la situation matérielle des ouvriers se rapprochait de celle des capitalistes, la paix pourrait régner un jour sur terre. Mais, en fait, dans la société capitaliste, les ouvriers ne se rapprochent pas des capitalistes, mais s’en éloignent tous les jours. Et cela signifie que la lutte de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie ne peut que s’aggraver irrémédiablement.

Les savants bourgeois avaient fortement combattu ce point de vue. Ils voulaient prouver que la situation des ouvriers, dans la société capitaliste, s’améliorait de plus en plus. Après eux, les socialistes de droite ont embouché la même trompette. Les uns et les autres prétendent que les ouvriers s’enrichiront peu à peu et pourront devenir eux-mêmes de petits capitalistes. Cette opinion s’est bientôt révélée fausse. En réalité, la situation des ouvriers par rapport à celle des capitalistes a été de mal en pis. En voici la preuve par un exemple emprunté au pays capitaliste le plus avancé, aux Etats-Unis. Si nous évaluons à 100 la force d’achat du gain ouvrier (c’est-à-dire la quantité de produits que l’ouvrier peut acheter), en tenant compte des prix des denrées, dans les années 1890-1899, la force d’achat du salaire a été successivement de :

En 1890 : 98,6;

En 1895 : 100,6;

En 1900 : 103,0;

En 1905 : 101,4;

En 1907 : 101,5.

C’est dire que le niveau de vie des travailleurs ne s’est presque pas élevé, qu’il est resté presque stationnaire. L’ouvrier achetait autant de nourriture, de vêtements, etc. en 1890 que dans les années suivantes. Sa force d’achat n’avait monté que de très peu : 3%. Mais, dans le même temps, les millionnaires américains (les plus gros industriels) encaissaient des profits énormes, et la plus-value qu’ils empochaient grossissait démesurément. Naturellement, le niveau de vie des capitalistes s’accroissait aussi en même temps.

La lutte de classes s’appuie sur les antagonismes d’intérêts entre la bourgeoisie et le prolétariat. Ils sont aussi irréconciliables que ceux entre les loups et les moutons. Chacun comprendra facilement qu’il est de l’intérêt du capitaliste de faire travailler les ouvriers le plus longtemps possible et de les payer le moins cher possible; au contraire, l’ouvrier a tout intérêt à travailler le moins possible et à toucher le plus possible. Aussi, dès l’apparition de la classe ouvrière, la lutte ne pouvait manquer de s’engager pour l’élévation des salaires et la réduction de la journée de travail.

Cette lutte n’a jamais cessé et ne cessera jamais complètement. Cependant, elle n’a pas limité son objet à quelques centimes de salaire en plus. Partout où s’est développé le régime capitaliste, les masses sont arrivées à la conviction qu’il était nécessaire d’en finir avec le capitalisme lui-même. Les ouvriers commencèrent à réfléchir au moyen de substituer à ce régime abhorré un régime de travail juste et fraternel. Ainsi prit naissance le mouvement communiste de la classe ouvrière.

La lutte ouvrière a été souvent accompagnée de défaites. Mais le régime capitaliste porte en lui-même la victoire finale du prolétariat. Pourquoi ? Mais parce que le développement capitaliste entraîne la transformation en prolétaires de larges couches populaires! La victoire du grand capital, c’est la ruine de l’artisan, du commerçant, du paysan; elle grossit sans cesse les rangs des ouvriers salariés. Le prolétariat augmente en nombre à chaque avance du développement capitaliste. Mais le développement de ce régime ruine des dizaines de milliers, des millions de petits patrons et de paysans, foulés aux pieds par les capitalistes. Par là même augmente le nombre des prolétaires, des ennemis du régime capitaliste. Mais la classe ouvrière ne devient pas seulement plus nombreuse, elle devient, en outre, toujours plus solidaire, car en même temps que le capitalisme se développent aussi les grandes usines. Et chaque grande usine réunit dans ses murs des milliers, parfois des dizaines de milliers d’ouvriers travaillant côte à-côté. Ils voient comment l’entrepreneur capitaliste les exploite. Ils voient que l’ouvrier est, pour un autre ouvrier, un ami et un camarade. Dans le travail, les ouvriers, réunis par l’usine, apprennent à agir en commun. Il leur est plus facile de se mettre d’accord. C’est pourquoi, avec le développement du capitalisme, augmentent non seulement le nombre, mais la solidarité de la classe ouvrière.

A mesure que les fabriques se multiplient et que le capitalisme se développe, les artisans, les campagnards travaillant à domicile, les paysans se ruinent, et les villes énormes, aux millions d’habitants, s’accroissent plus rapidement. A la fin, sur une étendue relativement petite — dans les grandes villes — se rassemblent de grandes masses populaires, dont l’immense majorité est formée par le prolétariat des usines. Il remplit les quartiers malpropres et enfumés, tandis que la poignée des maîtres qui possèdent tout habite dans de luxueux hôtels. Cette poignée devient toujours moins nombreuse. Le nombre des ouvriers grandit, et ils se lient entre eux toujours plus étroitement.

Dans ces conditions, l’aggravation inévitable de la lutte se terminera nécessairement par la victoire de la classe ouvrière. Tôt ou tard, la classe ouvrière entrera en conflit aigu avec la bourgeoisie, la précipitera de son trône, détruira son Etat de proie et édifiera un ordre nouveau, l’ordre du travail, l’ordre communiste. Ainsi, le capitalisme, dans son développement, mène inévitablement à la Révolution communiste du prolétariat.

La lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie a pris des formes diverses. Les trois formes principales de l’organisation ouvrière qui ont surgi dans cette lutte sont : les syndicats, qui groupent les ouvriers d’après leur profession; les coopératives, surtout les coopératives de consommation, qui ont pour but la suppression des intermédiaires ; enfin, les partis politiques de la classe ouvrière (socialistes ou socialdémocrates, et communistes) qui inscrivent dans leurs programmes la lutte pour le pouvoir politique de la classe ouvrière. Plus la lutte entre les classes s’aggravait, et plus devaient s’unir ces formes du mouvement ouvrier pour atteindre le but commun : le renversement de la domination bourgeoise. Ceux des chefs du mouvement ouvrier qui jugeaient le mieux la situation ont toujours hésité pour une union étroite et une collaboration de toutes les organisations ouvrières. Ils disaient, par exemple, qu’il fallait l’unité d’action entre les syndicats et le parti politique du prolétariat, et que, par conséquent, les syndicats ne sauraient être « neutres » (c’est-à-dire indifférents en matière politique), mais doivent marcher avec le parti de la classe ouvrière.

Dans ces derniers temps, le mouvement ouvrier a créé de nouvelles formes, très importantes, comme les Conseils d’ouvriers. Nous en reparlerons plus tard.

De ces observations sur le développement du régime capitaliste, nous pouvons, sans risque de nous tromper, déduire ce qui suit : le nombre des capitalistes diminue, mais ils deviennent de plus en plus riches et de plus en plus puissants; le nombre des ouvriers croît continuellement et leur solidarité grandit en même temps, mais pas dans les mêmes proportions; la différence entre l’ouvrier et le capitaliste devient de plus en plus grande. Par conséquent, le développement du capitalisme conduit à un conflit inévitable de ces classes, c’est-à-dire à la Révolution communiste.

18 : La concentration et la centralisation du capital sont des conditions de réalisation du régime communiste[modifier le wikicode]

Le capitalisme, ainsi que nous l’avons vu, creuse lui-même sa propre tombe, parce qu’il engendre ses propres fossoyeurs : les prolétaires; plus il se développe, plus il multiplie le nombre de ses ennemis mortels, et plus il les réunit contre lui-même. Mais il prépare également le terrain pour une nouvelle organisation économique, fraternelle et communiste.

En effet, nous avons vu plus haut (§ 11. Le Capital) que le capital croît sans cesse. Une partie de la plus-value que le capitaliste arrache à l’ouvrier est ajoutée au capital, qui devient ainsi plus grand. Mais le capital une fois accru, on peut élargir la production. Cette augmentation du capital, sa croissance dans les mêmes mains s’appelle accumulation ou concentration du capital.

Nous avons vu également[4] qu’au fur et à mesure du développement capitaliste, petite et moyenne production sont anéanties; les industriels et les commerçants, petits et moyens, sont ruinés, sans parler des artisans : tous sont dévorés par le gros capital. Ce que possédaient les petits et moyens capitalistes, — leurs capitaux, — s’échappe de leurs mains, et, par différents chemins, se concentre dans celles des grands brigands, accroissant ainsi le capital de ces derniers. Ainsi, le capital, partagé jadis entre plusieurs possesseurs, se rassemble dans une seule main, dans un seul poing victorieux. Cette concentration du capital, autrefois dispersé, s’appelle la centralisation du capital.

La concentration et la centralisation du capital, c’est-à-dire son accumulation dans un petit nombre de mains, ne signifie pas encore la concentration et la centralisation de la production. Supposons que le capitaliste ait acheté, avec la plus-value accumulée, la petite fabrique de son voisin et l’ait fait travailler comme par le passé. Il y a bien accumulation, mais la production reste ce qu’elle était. Cependant, d’ordinaire, le capitaliste transforme alors la production, l’élargit et agrandit les fabriques elles-mêmes. Il n’y a plus seulement accroissement du capital, mais aussi de la production elle-même. La production devient énorme, emploie quantité de machines, réunit des milliers d’ouvriers. Il arrive qu’une douzaine de très grandes fabriques satisfasse aux besoins de tout un pays. Dans ce cas, les ouvriers produisent pour toute la société, le travail, comme on dit, est socialisé. Mais la direction et le profit appartiennent au capitaliste.

Cette centralisation et cette concentration de la production rendent également possible une production véritablement fraternelle, mais seulement après la Révolution prolétarienne. En effet, si cette concentration de la production n’existait pas et si le prolétariat prenait le pouvoir alors que la production est dispersée entre des centaines de milliers de tout petits ateliers où ne travaillent que deux ou trois ouvriers, il serait impossible d’organiser ces ateliers sur une base sociale. Plus le capitalisme est développé, plus la production est centralisée, et plus il est facile au prolétariat, après sa victoire, de diriger la production.

Donc, non seulement le capitalisme engendre ses ennemis et mène à la Révolution communiste, mais encore il crée la base économique pour la réalisation du régime communiste.

  1. Il s’agit ici de la situation d’avant-guerre; au lendemain des destructions de la guerre, ce n’est pas le vendeur qui court après l’acheteur, mais l’acheteur qui court après le vendeur.
  2. Système de la sueur. (Note de l’Ed.)
  3. Pour les détails, voir plus loin, le chapitre sur la guerre impérialiste.
  4. Cf. plus haut, et § 14.