Autonomie non-territoriale

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Carte ethnolinguistique de l'Autriche-Hongrie en 1910

L'autonomie non-territoriale est un système politique où des segments de population (auto-)identifiés par l'ethnonationalité ou la religion (comme le système ottoman des millets[1]) disposent d'institutions autonomes gérant à des degrés divers des compétences comme la culture ou l'éducation.

Les premières propositions en la matière datent du début du 20e siècle de la part des austro-marxistes et du Bund juif de l'Empire russe. On parlait alors beaucoup d'autonomie nationale-culturelle.

1 Historique[modifier | modifier le wikicode]

1.1 Marx et Engels[modifier | modifier le wikicode]

Marx et Engels n'ont jamais élaboré de théorie achevée sur la question nationale et l'État-nation en particulier. Mais il est clair qu'il se dégage de leurs différents écrits une idée selon laquelle il y aura des étapes historiques :

Dans le contexte où l'unification allemande restait en chantier, se posait la question de l'échelle à laquelle s'organiser pour les socialistes de langue allemande. Marx eut la réaction suivante à une proposition qui plaçait la langue au dessus des frontières étatiques :

« Tu constateras que le vieux Becker ne peut pas s'empêcher de faire l'important. Son système d'organisation par groupes linguistiques démolit tous nos statuts et leur esprit, et transforme notre système tout naturel et rationnel en une méchante construction artificielle, fondée sur des liens linguistiques au lieu de liens réels que forment les États et les nations. Ce procédé est archi-réactionnaire, digne des panslavistes ! »[2]

1.2 L'autonomie nationale-culturelle en Autriche-Hongrie[modifier | modifier le wikicode]

L'Empire d'Autriche-Hongrie regroupait, sous la contrainte de la monarchie autrichienne, plusieurs peuples, dont de nombreux étaient dispersés sans qu'il soit facile de discerner des territoires dans lesquels ils seraient majoritaires. Ce contexte se prêtait à la revendication d'autonomie non territoriale.

Jozef Eötvös, ministre du gouvernement démocratique hongrois de 1848 et futur artisan du compromis austro-hongrois de 1867, est l’un des premiers, sinon le premier, à avoir pensé au système de l’autonomie personnelle. Dans son ouvrage La Question des nationalités (1856), inaugurant le parallèle entre religion et nationalité, il envisage l’appartenance à une nationalité (identifiée par une langue) comme un droit purement individuel à caractère subjectif. Il ne proposait cependant pas d'en faire un système constitutionnel.[3]

Au sein du mouvement ouvrier, les premiers à réclamer une autonomie nationale-culturelle furent les social-démocrates représentant les Slaves du Sud (notamment par le Slovène Kristan Etbin), lors du congrès du Parti social-démocrate autrichien qui se tint à Brünn du 24 au 29 septembre 1899. Le congrès rejeta à l'unanimité cette demande, et adopta un compromis reconnaissant l'autonomie nationale au sein de l'État autrichien.

Karl Renner fut le premier à aborder la question en 1902. Il remarque qu’au 19e siècle, les États prennent exemple sur le centralisme de la Révolution française, un centralisme pouvant être tyrannique puisqu’il ne reconnaît pas les minorités nationales. Lui insistait sur l’antinomie État / nation, État / société en général. Aussi propose-t-il la création d’un système fédéral, un État fédéral des nationalités [Nationalitätenbundes staat], basé sur un découpage territorial en fonction des densités de population (les différentes régions d'une telle nationalité formant au niveau fédéral une nation avec des droits).

« La répartition intérieure des nationalités devrait naturellement se faire d’après la densité de peuplement : les conationaux d’un diocèse local ou d’une circonscription formeraient une commune nationale, c’est-à-dire une corporation de droit public et privé, avec droit de décret et d’impôt, et disposant de fonds spécifiques. Un certain nombre de communes liées par le territoire et la culture formeraient un district national avec les mêmes droits corporatifs. La totalité des districts formeraient une nation. Elle serait elle aussi sujet de droit public et privé. »[4]

Plus original : les minoritaires, constitués en « associations nationales » d’individus, jouiraient d’« une autonomie culturelle personnelle extraterritoriale ».

Otto Bauer a développé le principe d'autonomie nationale-culturelle en 1907 dans La question des nationalités et la social-démocratie. (Quand le terme « austromarxiste » est évoqué en français, c'est le plus souvent en référence à ce concept.)

Bauer généralise ce principe, refuse d'en écarter certaines populations qui seraient des « nations sans histoire ». Il s’attache particulièrement à la culture des « minorités prolétariennes » engendrées par les migrations intérieures des masses ouvrières, s’opposant à toute assimilation forcée. Cependant, à l’instar de Renner, Bauer se démarque vigoureusement des « séparatismes », notamment tchèque et juif, ceux-ci véhiculant à ses yeux une idéologie anti-assimilationniste contraire à l’unité de la classe ouvrière.

Le principe d'autonomie nationale-culturelle se voulait un substitut à la dichotomie assimilation-séparatisme (le séparatisme menaçant l'État autrichien, qui échouait à assimiler ses populations, à l'exception, peut-être, des juifs cultivés)

Trotski oppose la politique bolchévique sur la question nationale au principe d'autonomie nationale-culturelle des austro-marxistes. Comme Lénine, il considère que les propositions austro-marxistes visaient essentiellement à aménager l'Empire austro-hongrois pour le faire perdurer, alors qu'il représentait une domination structurelle de la bourgeoisie allemande sur les peuples slaves, et devait être détruit révolutionnairement :

« Alors que le bolchevisme s’orientait vers une explosion de révolutions nationales depuis des dizaines d’années, éduquant cette vue les ouvriers avancés, la social-démocratie autrichienne s’accommodait docilement de la politique des classes et parlait en avocat de la cohabitation forcée de dix dans la monarchie austro-hongroise et, en même temps, absolument incapable de réaliser l’unité révolutionnaire ouvriers de différentes nationalités, les cloisonnait dans le parti et dans les syndicats en sens vertical. »[5]

Bauer apporte une justification théorique à l'éclatement de l'Empire (survenu en 1918) : « Avec l’effondrement de sa puissance sur les autres nations la bourgeoisie de nationalité allemande considéra comme terminée la mission historique au nom de laquelle elle avait accepté volontairement d’être séparée de la patrie allemande. » Trotski relève que c'est seulement à ce moment-là que la social-démocratie autrichienne met en avant ouvertement le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, « non point parce qu’il était nécessaire aux opprimés, mais parce qu’il avait cessé d’être dangereux pour les oppresseurs ». Il souligne combien, étant essentiellement des Allemands d'Autriche, les austro-marxistes faisaient une utilisation conservatrice de ce mot d'ordre :

« Le programme qui aurait dû, pendant des dizaines d’années précédentes, inspirer la lutte du prolétariat contre les Habsbourg et la bourgeoisie dirigeante, se trouva transformé en un instrument de défense de la nation même qui, la veille encore, était maîtresse et qui était menacée aujourd’hui du côté des peuples slaves émancipés ».

En 1918, Renner, devenu premier chancelier de la République autrichienne, chargera le juriste Hans Kelsen de préparer une Constitution selon les principes qu'il avait élaborés ; ce projet restera sans suite.

1.3 L'autonomie non-territoriale en Russie[modifier | modifier le wikicode]

Depuis 1901, le Bund défendait la transformation du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) en une fédération d’organisations nationales. Cela allait à l'encontre du projet du groupe de l'Iskra, qui cherchait à regrouper l'ensemble des groupes social-démocrates dispersés dans l'Empire.

Au 2e Congrès du POSDR ce point fut un profond sujet de discorde entre la majorité et le Bund, dont le théoricien Vladimir Medem avait repris et développé la notion d'autonomie nationale-culturelle.

Au lieu de la simple « égalité des droits » revendiquée par le parti, le Bund réclamait l’ « autonomie culturelle », c’est-à-dire le rassemblement des Juifs au sein de leurs propres institutions culturelles (sans lien avec un territoire donné), avec le droit de gérer leurs propres affaires culturelles en Russie, notamment l’éducation en yiddish.

Le congrès, majoritairement composé d’ « iskristes », s’opposait au Bund car il entrevoyait dans leurs exigences un séparatisme qui créerait des précédents pour d’autres groupes et mettrait en péril l’unité du parti. C’est aux iskristes juifs Martov et Trotski que revint la tâche de réfuter les exigences du Bund. Martov avait été l’un de ses membres fondateurs ; quant à Trotski, il prit la parole en tant que « représentant des iskristes d’origine juive ». Ce fut là une des rares fois où Trotski fit référence à sa judéité[6]. Mené « entre Juifs », le débat n’en fut pas pour autant facile. Trotski prit la parole dix fois contre le Bund durant le débat, provoquant leur colère et indignation.

Le Bund était néanmoins divisé sur l'autonomie nationale-culturelle (plus que sur la question de l'autonomie dans le POSDR). La moitié du parti juif croyait, à cette époque, qu’à l’avenir les Juifs seraient assimilés et qu’il ne fallait rien faire pour les séparer, territorialement ou même « culturellement ». Comme Medem le rappelle « nous, les bundistes, n’avions pas fait de notre programme national une condition sine qua non et nous n’avons pas quitté le parti suite à son rejet (…). Notre congrès [le Ve Congrès du Bund en 1903] sur cette question, s’était scindé en deux ».

Les juifs ne furent pas les seuls à s'appuyer sur cette revendication. Elle fut également adoptée par les menchéviks-liquidateurs du Caucase, le Dashnak arménien, ou encore par la conférence de 1907 des partis nationaux de Russie de la mouvance populiste de gauche (les Socialistes-Révolutionnaires russes et les Polonais du PPS s'y sont abstenus).

Dans un article publié dans Severnaya Pravda, n° 14 (août 1913) Lénine écrit, au sujet de la politique officielle de l’État :

« L’expression extrême du nationalisme [russe] actuel réside dans le projet de nationalisation des écoles juives, formulé par le responsable de l’éducation du district d’Odessa, et bien reçu par le ministre de l’"Éducation" publique. Mais que signifie cette nationalisation ? La ségrégation des Juifs dans des écoles juives spécialisées (enseignement secondaire). Les portes de tous les autres établissements privés et publics seraient complètement fermées aux Juifs (…). Ce projet, extrêmement néfaste, démontre incidemment que cette "autonomie nationale et culturelle", l’idée de soustraire à l’État la gestion de l’enseignement pour la confier aux différents nations est une erreur. »[7]

En 1916, intégrant aux travaux des austro-marxistes les apports « russes » de Simon Doubnov, Vladimir Medem formula ainsi la doctrine du Bund en matière d'autonomie culturelle :

« Prenons le cas d’un pays composé de plusieurs nationalités, par exemple : Polonais, Lituaniens et Juifs. Chacune de ces nationalités devrait créer un mouvement séparé. Tous les citoyens appartenant à une nationalité donnée devraient rejoindre une organisation spéciale qui organiserait des assemblées culturelles dans chaque région et une assemblée culturelle générale pour l’ensemble du pays. Les assemblées spéciales devraient être dotées de pouvoirs financiers particuliers, chaque nationalité ayant le droit de lever des taxes sur ses membres ou bien l’État distribuerait, de son fonds général, une part proportionnelle de son budget à chacune de ses nationalités. Chaque citoyen du pays appartiendrait à l’un de ces groupes nationaux, mais la question de savoir à quel mouvement national il serait affilié dépendrait de son choix personnel, et nul ne pourrait avoir quelque contrôle que ce soit sur sa décision. Ces mouvements autonomes évolueraient dans le cadre des lois générales établies par le Parlement du pays; mais, dans leurs propres sphères, ils seraient autonomes, et aucun d’eux n’aurait le droit de se mêler des affaires des autres »[8].

1.4 L'autonomie non-territoriale en Région de Bruxelles-Capitale[modifier | modifier le wikicode]

Dans la Région de Bruxelles-Capitale, les communautés francophone et néerlandophone disposent d'une autonomie non-territoriale, chacune est dotée d'un parlement spécifique, regroupant les députés du parlement régional selon leur appartenance linguistique. Celle-ci n'est pas imposée, mais après avoir été candidat à une élection régionale en tant que francophone ou néerlandophone il n'est plus possible par la suite de changer de "sexe linguistique".

Bruxellois francophones et Bruxellois néerlandophones disposent de leurs propres institutions politiques et administratives, COCOF, Commission communautaire française pour les Francophones et VGC Vlaamse Gemeenschapscommissie pour les Néerlandophones. Les matières bicommunautaires, c'est-à-dire les matières qui ne peuvent être liées à une communauté linguistique particulière dans la région sont gérées par la Commission Communautaire Commune-Gemeenschappelijke Gemeenschapscommissie (COCOM).

Les compétences communautaires sont au nombre de trois : l'enseignement, la culture et les matières personnalisables. Pour l'enseignement et la culture, les établissements dont les activités sont francophones ou néerlandophones dépendent respectivement des communautés française et flamande.

Pour les matières dites personnalisables dans la langue administrative, c'est-à-dire celles qui concernent la personne des citoyens -la santé et l'action sociale- c'est en fonction de leur organisation fondée sur l'une ou l'autre des deux langues officielles que la distinction s'opère.

1.5 Les collectivités des minorités en Hongrie[modifier | modifier le wikicode]

En Hongrie, la République des conseils de Bela Kun met en place un commissariat aux questions allemandes qui s'inspire de l'autonomie nationale-culturelle.

Ces questions ressurgissent dans les années 1900 après la dissolution du bloc de l'Est. La collectivité des minorités (kisebbségi önkormányzat ou nemzetiségi önkormányzat) désigne une autorité administrative particulière, ayant à l'échelle des localités et des comitats des compétences spécifiques en direction des minorités nationales ou ethniques qu'elles représentent.

La loi de 1993 leur donne le droit de voter à l'échelle nationale ainsi qu'à l'échelon de chaque collectivité territoriale (comitats et localités) pour leurs propres représentants. Les collectivités de minorité disposent ainsi de compétences particulières pour fixer le calendrier de leurs fêtes et célébrations, contribuer à la préservation de leurs traditions et participer à l'éducation publique. Ces collectivités particulières peuvent ainsi gérer des théâtres publics, des bibliothèques, des institutions scientifiques et artistiques, attribuer des bourses d'étude et dispenser de services en direction de leur communauté (aides juridiques notamment). Les minorités reçoivent 1200000 forints (300000 euros) par an du gouvernement hongrois.

1.6 Autres exemples[modifier | modifier le wikicode]

L’autonomie culturelle fut expérimentée en Bucovine en 1910 entre Allemands, Juifs, Polonais, Roumains et Ruthènes. En 1914, elle devait être introduite en Galicie (Pologne), mais la guerre en décida autrement. Elle resurgit néanmoins à l’issue du conflit, d’une part le 3 janvier 1918 avec la reconnaissance, par l’éphémère Rada (Parlement) centrale ukrainienne, de l’autonomie personnelle aux peuples juif, polonais et russe (on notait là l’influence du parti sioniste de gauche Poale-Tsion).

Le parti KD adopta officiellement le principe de l'autonomie nationale-culturelle lors de son 9e congrès de juin 1917.

Dans la Lituanie indépendante post-1918, les kehilot (communautés juives) préexistantes purent, sur la base d’une loi du 21 octobre 1920, s’auto-organiser en fonction du principe de l’autonomie personnelle. Ce système disparut avec l’établissement d’un pouvoir autoritaire à Kaunas en 1926.[3]

En Estonie, un régime complet et opérationnel d’autonomie culturelle personnelle fut instauré par la loi du 12 février 1925, qui permettait aux minoritaires qui le souhaitaient de se regrouper sur le plan local pour être représentés à l’échelle de l’État par un conseil culturel central de chaque nationalité — le seuil était établi à trois mille membres pour permettre aux Juifs d’en bénéficier. Détail original : dans les régions où elle était territorialement minoritaire, la population de souche estonienne pouvait elle-même s’organiser selon ce principe. L’un des pères de la loi estonienne, le docteur Ewald Ammende, fut aussi à l’origine du Congrès européen des nationalités. Ce système s’appliqua de façon satisfaisante aux Allemands et aux Juifs. En revanche, en dépit des efforts d’un autre auteur de la loi, le professeur Mikhaïl Kourchinsky, les Russes ne parvinrent jamais à s’organiser pour en bénéficier.

Le principe d'autonomie nationale-culturelle a inspiré bien d'autres exemples : la Fédération socialiste ouvrière de Salonique, les sionistes de gauche (Hachomer Hatzaïr e.a.) ou encore les partisans d'un État binational en Palestine comme Martin Buber, que par des partis émanant de diverses minorités comme le Folkspartei juif dans l'entre-deux-guerres ou l'Union démocratique des Magyars de Roumanie après 1989, en Estonie, en Ukraine...

2 Références[modifier | modifier le wikicode]

  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Millet_(Empire_ottoman)
  2. Karl Marx, Lettre à Friedrich Engels, 27 juillet 1869
  3. 3,0 et 3,1 Yves Plasseraud, L’histoire oubliée de l’autonomie culturelle, Le Monde diplomatique, mai 2000
  4. Rudolf Springer (pseudonyme de Karl Renner), Der Kampf der œsterreichischen Nationen um den Staat, 1902
  5. Léon Trotski, Histoire de la révolution russe - 40. La question nationale, 1932
  6. Isaac Deutscher, The Prophet Armed, New York, Vintage Books, 1954, p. 74. (Trad. en français par P. Péju et E. Bolo, Le Prophète armé, Julliard, 1962.)
  7. V. I. Lénine, « The nationalization of Jewish schools » in Daniel Rubin (éd.), Anti-Semitism and Zionism, New York, International Publishers, 1987, p. 63.
  8. Henri Minczeles, Histoire générale du Bund, Paris, Austral, 1995, p. 279-280.