Le marxisme de Trotsky

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Remerciements[modifier le wikicode]

Ce petit travail doit son existence aux encouragements, aux conseils et à l’aide pratique de Tony Cliff.

Si le traitement de la pensée de Trotsky y est à tous égards inhabituel, c'est qu'il dépend largement de l’analyse critique élaborée par Tony Cliff à partir de 1947. Bien sûr, Cliff n’est pas responsable de l’accent que j’ai pu mettre sur tel ou tel aspect.

Trois autres remerciements sont dus, à Nigel Harris, dont les écrits et la conversation ont considérablement modifié ma première approche de Trotsky ; à John Molyneux, dont le livre Marxism and the Party m’a influencé bien plus qu’il ne peut y paraître si l’on considère de façon superficielle nos travaux respectifs sur le sujet ; et à Chanie Rosenberg qui a converti mon écriture en caractères d’imprimerie dans les moments de liberté de sa vie politique très active et sans les efforts de laquelle il n’aurait jamais vu le jour.

Duncan Hallas

Juillet 1979

Introduction[modifier le wikicode]

Léon Trotsky, né en 1879, est devenu un adulte conscient dans un monde qui a disparu, celui du marxisme social-démocrate de la Deuxième Internationale.

Dans toutes les générations il y a de nombreux univers mentaux possibles, inscrits dans les contextes historiques, les organisations sociales et idéologies très différents qui coexistent dans une même période. Celui de la social-démocratie était l’approximation la plus avancée, la plus proche d’une vision du monde scientifique et matérialiste, qui existât alors.

Pour Lev Davidovitch Bronstein (le nom Trotsky a été emprunté à un gardien de prison), né dans une famille de paysans juifs ukrainiens, parvenir à une telle vision était en soi assez remarquable. Le vieux Bronstein était un agriculteur aisé, un koulak – sinon Trotsky n’aurait reçu qu’une éducation formelle très limitée – et il était Juif dans un pays où l’antisémitisme était officiellement encouragé et les pogroms fréquents. En tout état de cause, le jeune Trotsky devint, après une période initiale de romantisme révolutionnaire, un marxiste. Et très vite, dans les conditions de l’autocratie tsariste, un révolutionnaire professionnel et un prisonnier politique. Arrêté à l’âge de 19 ans, il fut condamné, après avoir passé 18 mois en prison, à quatre ans de déportation en Sibérie. Il s’évada en 1902 et, de ce moment jusqu’à sa mort, la révolution fut sa profession.

Ce petit livre se préoccupe davantage des idées que des évènements. Il n’est pas une tentative de biographie. Les trois volumes d’Isaac Deutscher, quelle que soit la façon dont on considère les conclusions politiques de l’auteur, resteront longtemps l’étude biographique de référence.[1]

Cela dit, toute tentative de présenter un résumé des idées de Trotsky se heurte d’emblée à une difficulté. Bien plus que la plupart des grands penseurs marxistes (Lénine excepté), Trotsky a été concerné toute sa vie par les problèmes immédiats du mouvement ouvrier auxquels avaient à faire face les révolutionnaires. Presque tout ce qu’il a dit ou écrit se relie à une question, à une lutte en cours. Le contraste avec ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler le « marxisme occidental » (ou marxisme académique) ne pourrait être plus marqué. Un sympathisant de cette dernière tendance a écrit : « La première et la plus fondamentale de ses caractéristiques est le divorce structurel de ce marxisme d’avec la pratique politique. »[2] C’est vraiment la dernière chose que l’on pourrait dire du marxisme de Trotsky.

Il est par conséquent nécessaire de présenter, même si cela ne peut être que de façon tronquée et inadéquate, certains traits saillants du cadre dans lequel les idées de Trotsky ont pris forme.

La Russie était arriérée, l’Europe avancée. C’était là l’idée de base commune à tous les marxistes russes (et pas seulement les marxistes, bien sûr). L’Europe était avancée, parce que son industrialisation était très développée et parce que la social-démocratie, sous la forme de partis ouvriers de taille respectable proclamant leur allégeance au programme marxiste, grandissait à marche forcée. Pour les Russes (et jusqu’à un certain point de façon générale) les partis des pays germanophones étaient les plus importants. Les partis sociaux-démocrates des empires allemand et austro-hongrois étaient des partis ouvriers en expansion qui avaient adopté des programmes explicitement marxistes (le programme allemand d’Erfurt en 1891, le programme autrichien de Heinfeld en 1888). Leur influence sur les marxistes russes était immense. Le fait que la Pologne, dont la classe ouvrière s’agitait déjà, fût partagée entre les empires du tsar et ceux des deux kaisers renforçait la connexion. Rosa Luxemburg, rappelons-le, était née dans la partie de la Pologne occupée par la Russie, mais elle devint une dirigeante du mouvement en Allemagne. Il n’y avait là rien d’exceptionnel. Les sociaux-démocrates considéraient alors les frontières « nationales » comme quelque chose de secondaire.

Au niveau des idées, le mouvement en pleine croissance (illégal en Allemagne entre 1878 et 1890, mais obtenant un million et demi de voix lors d’une élection au suffrage restreint cette dernière année) était structuré par la synthèse entre le marxisme original et certains développements apportés à la fin du 19ème siècle par Friedrich Engels. Son Anti-Dühring (1878), tentative de vision globale du monde scientifiquement fondée, était la base des vulgarisations de Karl Kautsky, le « pape du marxisme » et des expositions plus approfondies du Russe Gueorgui Valentinovitch Plekhanov.

Dans ce monde intellectuel/pratique excitant – Engels et ses disciples et imitateurs avaient établi un lien entre la théorie et la pratique dans le parti ouvrier – le jeune Trotsky se forma intellectuellement et devint bientôt plus qu’un disciple des anciens. Son respect pour Engels était immense.

Il était pourtant destiné, peu de temps après sa première assimilation de la vision du monde marxiste, à contester l’orthodoxie théorique relative à la question des pays arriérés. Mais d’abord, il devait rencontrer les dirigeants émigrés du marxisme russe et jouer un rôle de premier plan dans le congrès de 1903 du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie – la véritable conférence de fondation.

Trotsky s’évada de Verkholensk, en Sibérie, caché sous un chargement de paille, au cours de l’été de 1902. En octobre, il débarquait au centre directeur de la social-démocratie russe, alors situé à Londres près de la gare de Charing Cross. Lénine, Kroupskaïa, Martov et Véra Zassoulitch vivaient tous dans le quartier et c’est là que l’Iskra (l’Etincelle), l’organe des partisans d’un parti centralisé et discipliné, était produite et envoyée aux clandestins en Russie. Trotsky fut bientôt engagé dans les polémiques qui agitaient l’équipe de l’Iskra – Lénine souhaitait l’intégrer à la rédaction, Plekhanov était fermement opposé à cette idée – et en vint à connaître de près les futurs dirigeants du menchevisme, Plekhanov et Martov, aussi bien que Lénine. En effet, la scission de l’Iskra était déjà en gestation.

Elle éclata au grande jour au congrès de l’été de 1903. Les iskristes étaient d’accord pour résister aux exigences d’autonomie de l’organisation socialiste juive, le Bund, en ce qui concernait le travail parmi les populations juives, ainsi que pour s’opposer à la tendance réformiste des Economistes. Puis vint la séparation dans le groupe de l’Iskra lui-même entre la majorité (les bolcheviks) et la minorité (les mencheviks).

La rupture n’était pas très claire au début – les questions en litige elles-mêmes ne l’étaient guère. Au début, Plekhanov soutint Lénine, Trotsky se rangeant du côté du dirigeant menchevik Martov.

Deux ans plus tard, Trotsky était de retour en Russie. La révolution de 1905 était en cours. C’est là que Trotsky devait atteindre sa pleine stature. Âgé seulement de 26 ans, il devint le dirigeant révolutionnaire le plus éminent en même temps qu’une personnalité connue sur le plan international. Il émergea du milieu des petits groupes d’émigrés métamorphosé en splendide orateur et dirigeant de masse. Comme président du Soviet de Petrograd, il put exercer une très importante direction tactique et démontrer cette clarté d’esprit et ces nerfs d’acier qui devaient le caractériser à l’occasion des grands soulèvements de 1917.

La révolution fut vaincue. L’armée tsariste était ébranlée mais non brisée. A partir de cette expérience – la « répétition générale », comme Lénine l’appelait – les tendances divergentes de la social-démocratie se séparèrent encore plus. Trotsky, en principe toujours lié aux mencheviks, développa sa propre synthèse unique, la théorie de la révolution permanente.

La décennie suivante, à nouveau passée dans les petits cercles d’émigrés, fut caractérisée par des tentatives futiles pour unifier des tendances désormais inconciliables. Puis vint la guerre, l’activité anti-guerre et, en février 1917, le renversement du tsar. En juillet, Trotsky rejoignit le parti bolchevik, désormais un véritable parti ouvrier de masse, et en quelques semaines il ne le cédait en popularité qu’à Lénine aux yeux de la masse de ses partisans. Il se vit confier l’organisation du soulèvement d’Octobre, et, à l’âge de 38 ans, devint l’un des deux ou trois plus importants personnages du parti et de l’Etat, et, un peu plus tard, l’un des dirigeants du mouvement communiste mondial, l’Internationale Communiste. Il fut le principal créateur et le chef de l’Armée Rouge, en même temps qu'il exerçait une influence dans tous les domaines de la politique.

De ces hauteurs Trotsky était destiné à être abattu. La chute ne fut pas seulement une tragédie personnelle. Trotsky s’était élevé en même temps que la révolution, et il sombra lorsqu’elle déclina. Son histoire personnelle fusionne complètement avec celle de la révolution russe et du socialisme international. A partir de 1923, il dirigea l’opposition contre la réaction montante en Russie – le stalinisme. Exclu du parti en 1927 et de l’URSS en 1929, ses 11 dernières années furent consacrées à une lutte héroïque apparemment perdue d’avance pour garder intacte la tradition authentique du communisme et l’incarner dans une organisation révolutionnaire. Calomnié, isolé, il fut finalement assassiné sur l’ordre de Staline en 1940. Il laissait derrière lui une fragile organisation internationale, et une masse d’écrits qui est une des sources les plus riches du marxisme appliqué qui soit.

Ce livre se penche sur quatre thèmes. Ceux-ci n’épuisent en aucune manière la contribution de Trotsky à la pensée marxiste, car il était un écrivain aux intérêts incomparablement diversifiés.

Malgré tout, le travail de sa vie a été essentiellement centré sur ces quatre questions, et l’essentiel de ses écrits leur est relié d’une façon ou d’une autre.

Il s’agit, d’abord, de la théorie de la « révolution permanente », de son application aux révolutions russes du 20ème siècle et aux développements ultérieurs dans les pays coloniaux et semi-coloniaux – ce que l’on appelle aujourd’hui le « tiers monde ».

Deuxièmement, les suites de la Révolution d’Octobre et la question du stalinisme dans son ensemble. Trotsky a été le premier à tenter une étude historique matérialiste du stalinisme, et son analyse, quelles que soient les critiques qu’on peut lui adresser, a été le point de départ de toutes les analyses sérieuses postérieures partant d’un point de vue marxiste.

Troisièmement, la stratégie et la tactique des partis révolutionnaires de masse dans une grande variété de situations, un champ dans lequel la contribution de Trotsky n’est pas inférieure à celle de Marx et de Lénine.

Quatrièmement, le problème de la relation entre le parti et la classe, et le développement historique qui réduisait le mouvement révolutionnaire à un statut marginal dans les organisations de masse des travailleurs.

Isaac Deutscher décrivait Trotsky, dans les dernières années de sa vie, comme « le légataire résiduel du marxisme classique ». Il était cela, et bien plus. C’est cela qui donne à sa pensée son immense intérêt contemporain.

1. La révolution permanente[modifier le wikicode]

Pendant le dernier tiers du 18ème siècle, la révolution industrielle, le changement le plus profond dans l’histoire de la race humaine depuis le développement de l’agriculture dans la préhistoire, prenait un élan irrésistible dans une petite contrée de la planète, la Grande Bretagne. Mais les capitalistes anglais devaient bientôt avoir des émules dans les pays où la bourgeoisie avait conquis le pouvoir ou s’en était approchée.

Dès le début du 20ème siècle le capitalisme industriel dominait complètement le monde. Les empires coloniaux de l’Angleterre, de la France, de l’Allemagne, de la Russie, des USA, de la Belgique, des Pays-Bas, de l’Italie et du Japon couvraient la plus grande partie des terres émergées du globe. Les sociétés, essentiellement pré-capitalistes, qui conservaient une indépendance formelle (la Chine, l’Iran, l’Empire Ottoman, l'Éthiopie, etc.) étaient, en fait, dominées par l’une ou l’autre des grandes puissances impérialistes, ou partagées entre elles – le terme « sphères d’influence » exprime cette situation avec exactitude. Une telle « indépendance » symbolique n’était due qu’à la rivalité des impérialismes concurrents (l’Angleterre contre la Russie en Iran, contre l’Allemagne – avec la Russie comme outsider – en Turquie, la Grande Bretagne, les Etats-Unis, l’Allemagne, la Russie, la France, le Japon et d’autres concurrents mineurs, tous les uns contre les autres, en Chine).

Pourtant les pays conquis ou dominés par les puissances industrielles capitalistes n’ont pas, d’une manière générale, été transformés en copies conformes des diverses « mères patries ». Bien au contraire, ils sont restés pour l’essentiel des sociétés pré-industrielles. Leur développement social et économique a été profondément influencé – déformé – par la conquête ou la subordination, mais ils n’ont pas été, ce qui est caractéristique, modelés à l’image de la nouvelle société.

La description célèbre par Marx de la ruine de l’industrie textile indienne (qui était basée sur des produits de haute qualité fabriqués par des artisans indépendants) par les cotonnades à bon marché fabriquées par les machines du Lancashire met en évidence l’impact initial du capitalisme occidental sur ce qu’il est désormais convenu d’appeler le « tiers monde », à savoir l’appauvrissement et la régression sociale.

Ce processus de « développement inégal et combiné », selon l’expression de Trotsky, amena à une situation (toujours présente à ce jour dans ses traits essentiels) dans laquelle la plus grande partie de la population mondiale non seulement n’a pas avancé socialement et économiquement, mais a été rejetée en arrière. Quelle était alors (et demeure en fait aujourd’hui) le chemin du progrès pour la masse du peuple de ces pays ?

Trotsky, alors un jeune homme de 26 ans, contribua de façon profondément originale à la solution de ce problème. C’était une solution fondée dans les réalités du développement inégal du capitalisme à l’échelle mondiale, et dans l’analyse marxiste du véritable sens du développement industriel – la création, d’un seul et même mouvement, de la base matérielle d’une société avancée sans divisions sociales, d’une part, et de l’autre d’une classe exploitée, le prolétariat, qui est capable de s’élever lui-même au rang de classe dirigeante et, par sa domination, d’abolir les classes, la lutte des classes, et toutes les formes d’aliénation et d’oppression.

Trotsky, naturellement, développa son idée en l’appliquant en premier lieu à la Russie. Il est par conséquent nécessaire de considérer le cadre idéologique des polémiques agitant les révolutionnaires russes à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème pour comprendre toute la pertinence de sa contribution. Mais pas seulement les révolutionnaires russes. Il y avait après tout, à l’époque, un véritable mouvement international.

Une fois que l’Europe et l’Amérique du Nord seront réorganisées, elles constitueront une force si colossale et un exemple tel que les peuples à demi civilisés viendront d’eux-mêmes dans leur sillage : les besoins économiques y pourvoiront déjà à eux seuls. Mais par quelles phases de développement social et politique ces pays devront passer par la suite pour parvenir eux aussi à une structure socialiste, là-dessus, je crois, nous ne pouvons aujourd’hui qu’échafauder des hypothèses assez oiseuses. Une seule chose est sûre : le prolétariat victorieux ne peut faire de force le bonheur d’aucun peuple étranger, sans par là miner sa propre victoire.[3]

Ainsi écrivait Engels à Kautsky en 1882. Il ne pensait pas à la Russie. Les pays mentionnés dans sa lettre sont l’Inde, l’Algérie, l’Egypte et les « possessions hollandaises, portugaises et espagnoles ». Malgré tout, son approche générale est représentative de la pensée de ce qui devait devenir la Deuxième Internationale (à partir de 1889). Le cours du développement politique suivrait celui du développement économique. Le mouvement socialiste révolutionnaire qui devait détruire le capitalisme et mener finalement à la dissolution du prolétariat et de toutes les classes (après une période de dictature du prolétariat) dans la société sans classes de l’avenir était appelé à se développer là où le capitalisme et son accessoire indispensable, le prolétariat, s’étaient d’abord développés.

Les marxistes russes, dont le groupe pionnier de « l’Emancipation du Travail » fut fondé l’année suivante de la lettre d’Engels, devaient intégrer la Russie dans ce cadre historique.

Plekhanov, le principal théoricien du groupe, n’avait pas de doutes. L’Empire russe, disait-il dans les années 1880-90, était essentiellement une société pré-capitaliste, destinée à passer par le processus du développement capitaliste avant que la question du socialisme ne puisse être abordée. Il rejetait fermement l’idée, avec laquelle Marx lui-même avait un moment joué, que la Russie puisse, en fonction des développements en Europe, sauter le stade capitaliste du développement et opérer une transition vers le socialisme sur la base d’un mouvement paysan renversant l’autocratie et cherchant à préserver les éléments de possession commune traditionnelle de la terre (le Mir) qui existait toujours dans les années 1880.

L’opinion de Plekhanov, exprimée à l’occasion de polémiques avec l’école de la « voie paysanne vers le socialisme » (les Narodniks), devint le point de départ de tout le marxisme russe postérieur. Proclamer qu’en fait le capitalisme se développait en Russie, que le Mir était condamné, que l’idée d’une « voie russe vers le socialisme » spécifique était une illusion réactionnaire – ces notions furent fondamentales pour la génération suivante de marxistes russes, pour Lénine et, quelques années plus tard, pour Trotsky et tous leurs camarades. Les trois premiers volumes des Œuvres de Lénine sont très largement consacrés à la critique des Narodniks et à des démonstrations de l’inévitabilité – et du caractère progressiste – du capitalisme en Russie. Le groupe de l’Iskra, fondé en 1900 pour créer une organisation nationale unifiée à partir de groupes et cercles sociaux-démocrates dispersés, se basait fermement sur l’opinion selon laquelle la classe ouvrière industrielle était la base de cette organisation.

Trois questions se posaient : d’abord, quelle était la relation entre les rôles politiques de la classe ouvrière (encore une faible minorité), la bourgeoisie et la paysannerie (la grande majorité) ; et donc, quel était le caractère de classe de la révolution à venir en Russie ; enfin, quelle était la relation entre la révolution et les mouvements de la classe ouvrière dans les pays avancés occidentaux ?

Les différentes réponses données à ces questions devaient, avec celles relatives à la nature du parti révolutionnaire, définir deux groupes d’opinion qui allaient finalement former des tendances fondamentalement divergentes. Pour comprendre la théorie trotskyste de la révolution permanente, il est nécessaire de jeter un bref regard sur ces réponses, telle qu’elles sont apparues sous une forme définitive après la révolution de 1905.

Le menchevisme[modifier le wikicode]

L’opinion menchevique peut être résumée de la façon suivante : l’état du développement des forces productives (c’est à dire l’arriération économique générale de la Russie combinée avec la croissance d’une industrie moderne, de petite taille mais significative) définit le cadre du possible, à savoir une révolution bourgeoise, à l’instar de celle de 1789-94 en France. Par conséquent la bourgeoisie doit prendre le pouvoir et établir une république démocratique-bourgeoise qui balaiera les vestiges des rapports sociaux pré-capitalistes et ouvrira la voie à une croissance rapide des forces productives (et du prolétariat) sur une base capitaliste. La lutte pour le socialisme pourra ainsi, au bout du compte, être mise au programme.

Le rôle politique de la classe ouvrière est donc de pousser la bourgeoisie à s’opposer au tsarisme. Elle doit préserver son indépendance politique – ce qui signifie, de façon centrale, que les sociaux-démocrates ne peuvent participer à un gouvernement révolutionnaire en même temps que des forces non prolétariennes.

Quant à la paysannerie, elle n’est pas capable de jouer un rôle politique indépendant. Elle peut jouer un rôle révolutionnaire secondaire en soutien à la révolution bourgeoise essentiellement urbaine et, après cette révolution, devra connaître une différentiation économique plus ou moins rapide entre une couche d’agriculteurs capitalistes (qui sera conservatrice), une couche de petits exploitants et une masse de prolétaires agricoles sans terre.

Il n’existe pas dans ce cadre de connexion organique entre la révolution bourgeoise russe et le mouvement ouvrier européen, même si la révolution russe (au cas où elle se produirait avant la révolution socialiste à l’Ouest) doit renforcer les social-démocraties occidentales.

En réalité, le menchevisme était une tendance plutôt hétérogène. Certains mencheviks mettaient l’accent sur des parties spécifiques de ce schéma (qui, tel qu’il a été présenté, était essentiellement celui de Plekhanov), mais tous acceptaient ses contours généraux.

La révolution de 1905 mit au jour ses tares les plus fondamentales. La bourgeoisie ne devait pas jouer le rôle qui lui avait été assigné. Bien sûr, Plekhanov, qui avait étudié en profondeur la grande Révolution Française, n’attendait pas de la bourgeoisie russe qu’elle mène une lutte déterminée contre le tsarisme en l’absence d’énormes pressions par en bas. De la même manière que la dictature jacobine de 1793-94, le point culminant décisif de la Révolution Française, avait pris le pouvoir sous la pression violente des sans-culottes, la masse plébéienne de Paris, la classe ouvrière pouvait être en Russie la véritable force motrice, obligeant les représentants politiques de la bourgeoisie (ou une partie d’entre eux) à prendre le pouvoir. Mais 1905 et la période postérieure démontrèrent qu’il n’existait pas de tendance « robespierriste » dans la bourgeoisie russe. Confrontée à la montée révolutionnaire, elle s’empressa de se rallier au tsar.

Déjà, en 1898, le manifeste rédigé pour le Premier Congrès, avorté, de la social-démocratie russe déclarait :

A mesure que l’on va vers l’est en Europe, la bourgeoisie devient sur le plan politique plus faible, plus lâche, plus mesquine, de telle sorte que les tâches culturelles et politiques qui incombent au prolétariat s’en trouvent augmentées d’autant.[4]

Ce n’était pas une question de géographie, mais d’histoire. Le développement du capitalisme industriel et du prolétariat moderne avaient fait partout de la bourgeoisie, même dans les pays où l’industrialisation était embryonnaire, une classe conservatrice. En fait, l’échec de la révolution en Allemagne en 1848-49 avait démontré cela bien plus tôt.

Le bolchevisme[modifier le wikicode]

Le point de vue des bolcheviks partait des mêmes prémices que celui des mencheviks. La révolution à venir serait, et ne pourrait être, qu’une révolution bourgeoise en termes de nature de classe. De plus, ils rejetaient toute solution basée sur des pressions exercées sur la bourgeoisie, et proposaient une alternative.

La transformation démocratique bourgeoise du régime économique et politique de la Russie est certaine, inéluctable.

écrivait Lénine dans sa célèbre brochure Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique (juillet 1905).

Aucune force au monde ne pourrait empêcher cette transformation. Mais l’action combinée des forces réelles accomplissant cette transformation peut aboutir à un double résultat ou à une double forme. De deux choses l’une : 1) ou tout finira par une « victoire décisive de la révolution sur le tsarisme » ; 2) ou les forces manqueront pour une victoire décisive et tout finira par un compromis entre le tsarisme et les éléments les plus « inconséquents » et les plus « égoïstes » de la bourgeoisie. (…) Nous devons nous faire une idée exacte des forces sociales réelles qui s’opposent au « tsarisme » (…) et qui sont capables de remporter sur lui une « victoire décisive ». Ces forces ne peuvent être ni la grande bourgeoisie, ni les grands propriétaires fonciers (…). Nous voyons bien qu’ils ne veulent même pas de cette victoire décisive. Nous savons qu’ils sont incapables, par leur situation de classe, de soutenir une lutte décisive contre le tsarisme : la propriété privée, le capital, la terre sont à leurs pieds un trop lourd boulet pour qu’ils puissent engager une lutte décisive. Ils ont trop besoin, contre le prolétariat et la paysannerie, du tsarisme avec son appareil policier et bureaucratique, avec ses forces militaires, pour aspirer à sa destruction. Non, la seule force capable de remporter une « victoire décisive sur le tsarisme » ne peut être que le peuple, c’est-à-dire le prolétariat et la paysannerie (…). La « victoire décisive de la révolution sur le tsarisme », c’est la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie (…).

Ce ne peut être qu’une dictature, parce que les transformations absolument et immédiatement nécessaires au prolétariat et à la paysannerie provoqueront de la part des propriétaires fonciers, des grands bourgeois et du tsarisme une résistance désespérée (…). Cependant ce ne sera évidemment pas une dictature socialiste, mais une dictature démocratique (…). Elle pourra, dans le meilleurs des cas, procéder à une redistribution radicale de la propriété foncière au profit de la paysannerie, introduire la démocratie de façon totale et conséquente jusques et y compris la proclamation de la république ; extirper non seulement de la vie des campagnes, mais aussi de la vie des usines, les survivances du despotisme asiatique ; commencer à améliorer sérieusement la condition des ouvriers et à élever leur niveau de vie ; enfin, last but not least, étendre l’incendie révolutionnaire à l’Europe. Cette victoire ne fera encore nullement de notre révolution bourgeoise une révolution socialiste…[5]

L'orientation menchevique n’était pas seulement erronée, affirmait Lénine, elle était l’expression d’un refus de mener la révolution à son terme. La détermination des mencheviks à s’allier aux libéraux bourgeois ne pouvait que provoquer la paralysie. La paysannerie, par ailleurs, avait un véritable intérêt à la destruction du tsarisme et des vestiges féodaux à la campagne. Par conséquent, la « dictature démocratique » – un gouvernement provisoire révolutionnaire, avec des représentants de la paysannerie aux côtés des sociaux-démocrates – était le régime « jacobin » approprié, qui briserait la réaction et établirait une « république démocratique (avec l'égalité complète des nations et leur droit à disposer d'elles mêmes), confiscation des terres des grands propriétaires fonciers et journée de travail de 8 heures) ».[6]

La solution de Trotsky[modifier le wikicode]

Trotsky rejetait, aussi fermement que Lénine, le soutien à une hypothétique « bourgeoisie révolutionnaire ». Il ridiculisa le projet menchevique comme

une catégorie en dehors de l’histoire, inventée au moyen de la déduction et des analogies, par des journalistes. Parce que la révolution doit être menée « jusqu’au bout », parce que c’est une révolution bourgeoise, parce que les jacobins, révolutionnaires démocrates, en France, ont mené la révolution jusqu’au bout, la révolution russe ne peut transmettre le pouvoir qu’à la démocratie révolutionnaire bourgeoise... Après avoir établi, d’une façon immuable, la formule algébrique de la révolution, les mencheviks s’efforcent ensuite de lui adjoindre des valeurs arithmétiques qui n’existent pas dans la nature.[7]

A tous autres égards, la théorie trotskyste de la révolution permanente, qui devait beaucoup au marxiste germano-russe Parvus, différait de la position bolchevique.

D’abord, et de façon cruciale, elle écartait la possibilité pour la paysannerie de jouer un rôle politique indépendant :

La paysannerie ne peut jouer un rôle révolutionnaire indépendant. L’histoire ne peut confier au moujik la tâche de libérer une nation bourgeoise de ses chaînes. Du fait de sa dispersion, de son arriération politique, et en particulier de ses contradictions internes profondes qui ne peuvent être résolue dans le cadre d’un système capitaliste, la paysannerie ne peut que porter au vieil ordre des coups vigoureux de l’arrière, par des soulèvements spontanés, d’une part, et en créant des mécontentements dans l’armée, d’autre part.[8]

Ceci était identique à la position menchevique, et suivait la qualification par Marx de la paysannerie française en tant que classe.

Parce que « c'est la ville qui possède l'hégémonie dans la société moderne », seule une classe urbaine peut jouer un rôle dirigeant, et parce que la bourgeoisie n’est pas révolutionnaire (et la petite bourgeoisie urbaine est de toutes façons incapable de jouer le rôle des sans-culottes),

Une seule conclusion s’impose : seule la lutte de classe du prolétariat, qui soumet à sa direction révolutionnaire les masses paysannes, peut « mener la révolution jusqu’au bout ».[9]

Cela doit conduire à un gouvernement ouvrier, la « dictature démocratique » de Lénine n’est rien d’autre qu’une illusion :

La domination politique du prolétariat est incompatible avec son esclavage économique. Sous quelque drapeau politique que le prolétariat ait accédé au pouvoir, il sera obligé de prendre le chemin d’une politique socialiste. Il serait du plus grand utopisme de penser que le prolétariat, après avoir accédé à la domination politique par suite du mécanisme interne d’une révolution bourgeoise, puisse, même s’il le désirait, borner sa mission à créer les conditions démocratiques et républicaines de la domination sociale de la bourgeoisie.[10]

Mais cela amène à une contradiction immédiate. Le point de départ commun des marxistes russes était précisément que la Russie manquait à la fois des bases matérielles et humaines du socialisme – une industrie hautement développée et un prolétariat moderne constituant une partie importante de la population et ayant acquis une organisation et une conscience comme classe « en soi », selon la formule de Marx. Lénine avait dénoncé avec force (dans les Deux tactiques) :

… l’idée absurde, semi-anarchiste, de l’application immédiate du programme maximum, de la conquête du pouvoir pour la révolution socialiste. Le degré de développement économique de la Russie (condition objective) et le degré de conscience et d’organisation des grandes masses du prolétariat (condition subjective indissolublement liée à la condition objective) rendent impossible l’émancipation immédiate et totale de la classe ouvrière. Seuls les gens les plus ignares peuvent méconnaître le caractère bourgeois de la révolution démocratique en cours (en 1905).[11]

D’un point de vue marxiste, l’argument de Lénine est incontestable aussi longtemps qu’il ne s’agit que de la seule Russie. Il est peut-être nécessaire, en vue de développements ultérieurs, de souligner ce point élémentaire. Le socialisme, pour Marx et pour tous ceux qui se considéraient comme ses partisans à l’époque, est l’auto-émancipation de la classe ouvrière. Il suppose dès lors une industrie moderne de grande échelle et un prolétariat dont la conscience de classe le rend capable d’auto-émancipation.

Trotsky était néanmoins convaincu que seule la classe ouvrière était capable de jouer le rôle dirigeant dans la révolution russe, et que, si elle le faisait, elle ne pouvait manquer de prendre le pouvoir dans ses propres mains. Et ensuite ?

Le pouvoir révolutionnaire devra résoudre des problèmes socialistes absolument objectifs et, dans cette tâche, à un certain moment, il se heurtera à une grande difficulté : l’état arriéré des conditions économiques du pays. Dans les limites d’une révolution nationale, cette situation n’aurait pas d’issue. La tâche du gouvernement ouvrier sera donc, dès le début, d’unir ses forces avec celles du prolétariat socialiste de l’Europe occidentale. Ce n’est que dans cette voie que sa domination révolutionnaire temporaire deviendra le prologue d’une dictature socialiste. La révolution permanente sera donc de règle pour le prolétariat de Russie, dans l’intérêt et pour la sauvegarde de cette classe.[12]

L’hypothèse originale d’Engels est mise à l’envers. Le développement inégal du capitalisme mène à un développement combiné dans lequel la Russie arriérée devient, provisoirement, l’avant-garde d’une révolution socialiste internationale.

La théorie de la révolution permanente resta centrale dans le marxisme de Trotsky jusqu’à la fin de sa vie. Ce n’est que dans un aspect important que ses idées postérieures à 1917 sur la question diffèrent de celles exposées ci-dessus. La version d’avant 1917 s’appuyait pesamment sur l’action spontanée de la classe ouvrière. Comme nous le verrons, Trotsky était à l’époque fortement opposé au « centralisme bolchevik » et rejetait en pratique la conception du rôle dirigeant du parti. En 1917, il inversa sa position sur cette question. Ses applications postérieures de la théorie de la révolution permanente se structurèrent dès lors autour du rôle du parti ouvrier révolutionnaire.

Le résultat[modifier le wikicode]

Toute théorie, du moins toute théorie qui a quelque prétention à être scientifique, trouve son test ultime dans la pratique. Comme dit le dicton du Lancashire : « La preuve du pudding, c’est quand on le mange » (« the proof of the pudding is in the eating »). Mais le test pratique décisif peut être longtemps repoussé, parfois longtemps après la mort du théoricien, de ses partisans et de ses adversaires.

A l’inverse des sciences physiques – où il est toujours possible en principe de procéder à des expérimentations (même lorsque les moyens techniques nécessaires ne sont pas immédiatement disponibles) – le marxisme, en tant que science du développement social (de même, en fait, que ses rivales bourgeoises, les pseudo-sciences que sont l’économie, la sociologie, etc.) ne peut être testé selon une échelle de temps arbitraire mais seulement au cours du développement historique et, même alors, de façon seulement provisoire.

La raison en est assez simple, même si les conséquences peuvent être immensément compliquées. « Les hommes font leur propre histoire », disait Marx, mais pas « dans des conditions qu'ils ont choisies eux-mêmes ». Les actes « volontaires » de millions et de dizaines de millions de personnes qui sont, bien sûr, eux-même historiquement conditionnés, confrontés à des contraintes imposées par tout le développement historique antérieur (donc ces millions d’êtres sont, de façon caractéristique, inconscients) produisent des effets plus complexes que ne peut les prévoir le théoricien le plus visionnaire. Le degré de « on s’engage, et puis… on voit » qui était pour Napoléon la description sous forme d’aphorisme de sa science militaire, doit toujours être considérable pour des révolutionnaires engagés dans une tentative consciente de modeler le cours des événements.

Les révolutionnaires russes du début du vingtième siècle ont eu plus de chance que la plupart de leurs semblables. Pour eux, le test décisif est venu très vite. L’année 1917 vit les mencheviks, opposés en principe à toute participation à un gouvernement non prolétarien, rejoindre un gouvernement d’adversaires du socialisme afin de poursuivre une guerre impérialiste et de retenir la vague révolutionnaire. Cela vérifia en pratique la prédiction de Lénine, qui disait en 1905 qu’ils étaient la « Gironde » de la révolution russe.

Cette année-là vit les bolcheviks, partisans de la dictature démocratique et d’un gouvernement révolutionnaire provisoire de coalition, après une période initiale de « soutien critique » à ce que Lénine, dès son retour en Russie, qualifia de « gouvernement des capitalistes », se tourner de façon décisive vers la prise du pouvoir par la classe ouvrière sous l’impact des Thèses d’Avril de Lénine et de la pression des travailleurs révolutionnaires dans leurs rangs.

Elle vit les analyses de Trotsky brillamment confirmées lorsque Lénine, en actes cependant plus qu’en paroles, adopta la perspective de la révolution permanente et abandonna sans cérémonie la dictature démocratique.

Elle vit aussi Trotsky, dans la pratique, isolé et impuissant à agir sur les événements de la grande crise révolutionnaire, jusqu’à ce que, en juillet, il intègre le groupe, petit et essentiellement composé d’intellectuels, de ses partisans au parti bolchevik de masse. Elle vit donc la longue et rude lutte de Lénine (que Trotsky avait dénoncée pendant plus d’une décennie comme « sectaire ») pour un parti ouvrier, libéré de l’influence idéologique de « marxistes » petits bourgeois (autant qu’une telle indépendance puisse être obtenue par des moyens organisationnels) confirmée non moins brillamment.[13]

Trotsky démontrait qu’il avait eu raison sur la question stratégique centrale de la révolution russe. Mais, comme Cliff le remarque fort justement, il était « un brillant général sans véritable armée ».[14] Trotsky ne devait jamais oublier ce fait. Il écrivit plus tard que la rupture avec Lénine, en 1903-04, sur la question de la nécessité d’un parti ouvrier discipliné, avait été « la plus grande erreur de (sa) vie ».

La Révolution d’Octobre porta la classe ouvrière russe au pouvoir, et ce dans le contexte d’une vague montante de révolte révolutionnaire contre les vieux régimes en Europe centrale et, à un moindre degré, en Europe occidentale.

La perspective de Trotsky, comme celle de Lénine après avril 1917, dépendait crucialement de la victoire de la révolution prolétarienne dans au moins « un ou deux » (comme Lénine, toujours prudent, le disait) pays avancés.

Dans les faits, la puissance des partis sociaux-démocrates établis (qui avaient démontré dans la pratique, à partir d’août 14, qu’ils étaient devenus nationalistes et conservateurs) et les hésitations et les fuites des dirigeants des scissions « centristes » de ces partis entre 1916 et 1919, firent avorter le mouvement révolutionnaire en Allemagne, Autriche, Hongrie, Italie et ailleurs avant que la révolution prolétarienne ne puisse être victorieuse, ou, là où elle avait été temporairement victorieuse, consolidée.

L’analyse par Trotsky des conséquences de ces faits sera examinée plus tard. Mais d’abord, il est utile de jeter un coup d’œil à la deuxième Révolution Chinoise (de 1925-27) et de son résultat au regard de la théorie de Trotsky.

La Révolution Chinoise (1925-1927)[modifier le wikicode]

Le Parti Communiste Chinois avait été fondé en juillet 1921 dans le cadre d’une montée du sentiment anti-impérialiste et d’une mobilisation de la classe ouvrière dans les villes côtières, où la classe ouvrière industrielle, jeune mais substantielle, luttait pour s’organiser.

Faible et composé d’abord essentiellement d’intellectuels, le PCC avait réussi en quelques années à devenir la direction d’un mouvement ouvrier nouveau-né.

La Chine était alors une semi-colonie, divisée de façon informelle entre les impérialismes britannique, français, américain et japonais. Les impérialismes allemand et russe avaient été éliminés par la guerre et la révolution avant 1919.

Chaque puissance impérialiste maintenait sa propre « sphère d’influence » et soutenait « ses propres » barons régionaux, seigneur de la guerre ou gouvernement « national ». Ainsi les Anglais, alors la puissance impérialiste dominante, abreuvaient d’armes, d’argent et de « conseillers » Ou Peï-fou, le seigneur de la guerre dominant en Chine centrale, qui contrôlait les districts du fleuve Yangzi. Les Japonais fournissaient les mêmes services à Tchang Tso-Lin, seigneur de la guerre de Mandchourie. Des gangsters militaires de second ordre, chacun d’eux attaché de façon changeante à l’une ou l’autre des puissances impérialistes, contrôlaient l’essentiel du reste du pays.

L’exception, une exception très partielle, était Canton et son arrière-pays. Là Sun Yat-sen, le père du nationalisme chinois, avait établi une espèce de base sur un programme d’indépendance nationale, de modernisation et de réformes sociales revêtu d’un vague vernis « de gauche ». Le parti de Sun, le Kuomintang (KMT), avant 1922 un corps inefficace et plutôt informe, dépendait de la tolérance des seigneurs de la guerre « progressistes » locaux.

Malgré tout, après des manœuvres préliminaires à partir de 1922, les dirigeants du KMT conclurent un accord avec le gouvernement de l’URSS, qui envoya en 1924 des conseillers politiques et militaires à Canton et commença à livrer des armes. Le KMT devint un parti centralisé avec une armée relativement efficace. De plus, à partir de la fin de 1922 les membres du PCC furent orientés vers le KMT « à titre individuel ». Trois d’entre eux siégeaient même à l’Exécutif du KMT. Cette politique, qui avait rencontré une certaine résistance dans le PCC, était imposée par l’Exécutif de l’Internationale Communiste. Le PCC fut, dans les faits, rattaché au KMT.

Puis, au début de l’été 1925, un mouvement de grève de masse – en partie économique au départ mais rapidement politisé pendant la répression tentée par des troupes étrangères et la police – se déclencha à Shanghai et se répandit dans la plupart des grandes villes de la Chine centrale et méridionale, parmi lesquelles Canton et Hong Kong. Avec des hauts et des bas, un gigantesque mouvement de révolte de masse secoua les villes jusqu’au début de 1927. A certains moments, il y eut même une situation de double pouvoir, avec des comités de grève dirigés par le PCC constituant un « gouvernement numéro deux ». Et au cours des mêmes années des révoltes paysannes éclatèrent dans un certain nombre de provinces importantes. Les régimes des seigneurs de la guerre furent secoués jusque dans leurs fondations. Le KMT essaya de surfer sur l’orage avec l’aide du PCC, puis de l’exploiter pour conquérir le pouvoir au niveau national sans changement social. Au début de 1926, le KMT fut admis dans l’Internationale Communiste en qualité de membre sympathisant !

Trotsky, même s’il était toujours membre du bureau politique du parti russe, était en fait exclu de toute influence politique directe dès 1925. Selon Deutscher[15], il appela au retrait du PCC du KMT en avril 1926. Ses premières critiques écrites substantielles datent de septembre.

En Chine, la lutte révolutionnaire est entrée depuis 1925 dans une nouvelle phase, qui est caractérisée par dessus tout par l’intervention active de larges couches du prolétariat. En même temps, la bourgeoisie commerciale et les éléments de l’intelligentsia qui lui sont liés se dirigent vers la droite, adoptant une attitude hostile envers les grèves, les communistes et l’URSS. Il est tout à fait clair qu’à la lumière de ces faits fondamentaux la question de la révision des rapports entre le Parti Communiste et le Kuomintang doit être nécessairement posée…

Le mouvement à gauche des masses laborieuses chinoises est un fait tout aussi certain que le mouvement à droite de la bourgeoisie chinoise. Pour autant que le Kuomintang a été basé sur l’union politique et organisationnelle des travailleurs et de la bourgeoisie, il doit désormais être déchiré par les tendances centrifuges de la lutte des classes…

La participation du PCC au Kuomintang était parfaitement correcte dans la période pendant laquelle le PCC était une société de propagande qui ne faisait que se préparer à une activité politique indépendante future mais qui, en même temps, cherchait à participer à la lutte de libération nationale en cours… Mais le puissant réveil, dans les faits, du prolétariat chinois, son désir de lutte et d’organisation de classe indépendante, est absolument incontestable… Sa tâche (du PCC) politique immédiate doit être dorénavant de lutter pour la direction indépendante directe de la classe ouvrière en éveil – non pas bien sûr pour soustraire la classe ouvrière à la lutte nationale-révolutionnaire, mais pour lui assurer le rôle, non seulement du combattant le plus résolu, mais aussi celui de dirigeant politique exerçant une hégémonie sur la lutte des masses chinoises…

Penser que la petite bourgeoisie peut être gagnée par des manœuvres intelligentes ou des bons conseils au sein du Kuomintang et une utopie sans espoir. Le parti communiste pourra d’autant mieux exercer une influence, directe et indirecte, sur la petite bourgeoisie des villes et des campagnes qu’il sera en lui-même plus fort, c’est-à-dire qu’il aura gagné la classe ouvrière chinoise. Mais ce n’est possible que sur la base d’un parti de classe et d’une politique de classe indépendants.[16]

Voilà qui était totalement inacceptable pour Staline et ses associés. Leur politique était de coller au KMT et de forcer le PCC, envers et contre tous, à s’y subordonner. De cette façon ils espéraient gagner pour l’URSS un allié fiable en Chine du Sud qui, peut-être, pourrait plus tard prendre le pouvoir au niveau national.

Cette politique était justifiée théoriquement en remettant au goût du jour la thèse de la « dictature démocratique ». La révolution chinoise était une révolution bourgeoise et par conséquent, argumentait-on, le but doit être une dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie. Pour préserver le bloc ouvrier-paysan, le mouvement devait se limiter à des revendications « démocratiques ». La révolution socialiste n’était pas au programme. La difficulté que constituait le fait que le KMT n’était manifestement pas un parti paysan fut résolue par l’argument selon lequel il était un parti multi-classes, un « bloc de quatre classes » (bourgeoisie, petite bourgeoisie urbaine, ouvriers et paysans).

Qu’est-ce cela signifie de toutes façons – un bloc de quatre classes ? Avez-vous déjà rencontré cette expression dans la littérature marxiste ? Moi – jamais. Si la bourgeoisie sous son drapeau bourgeois prend la tête des masses populaires opprimées et se saisit du pouvoir d’Etat avec leur aide, alors ce n’est pas un bloc mais l’exploitation politique par la bourgeoisie des masses opprimées.[17]

Le nœud du problème, c’était que la bourgeoisie capitulerait devant les impérialistes. Par conséquent le KMT jouerait inévitablement un rôle contre-révolutionnaire.

La bourgeoisie chinoise est suffisamment réaliste et connaît d'assez près la figure de l'impérialisme mondial pour comprendre qu'une lutte réellement sérieuse contre lui exige une pression si forte des masses révolutionnaires que dès le début, c'est la bourgeoisie elle-même qui sera menacée. (...) Et si, dès nos premiers pas, nous avons appris aux ouvriers de Russie à ne pas croire que le libéralisme soit disposé à culbuter le tsarisme et abolir le féodalisme et que la démocratie petite-bourgeoise en soit capable, nous aurions dû, de la même façon, inoculer, dès le début, ce sentiment de méfiance aux ouvriers chinois. Au fond, la nouvelle théorie de Staline-Boukharine, si totalement fausse, sur « l'immanence » de l'esprit révolutionnaire de la bourgeoisie coloniale n'est que du menchevisme traduit dans le langage de la politique chinoise[18]

Le résultat est bien connu. Tchang Kaï-chek, chef militaire du KMT, monta son premier coup contre la gauche à Canton en mars 1926. Le PCC, sous la pression des Russes, se soumit. Quand l’armée de Tchang lança « l’Expédition du Nord », une vague de révolte ouvrière et paysanne détruisit les forces des seigneurs de la guerre, mais le PCC, fidèle au « bloc », fit de son mieux pour empêcher les « excès ». Avant que Tchang n’entre à Shanghai en mars 1927, les forces des seigneurs de la guerre avaient été défaites par deux grèves générales et une insurrection menée par le PCC. Tchang ordonna le désarmement des ouvriers. Le PCC refusa de résister. Puis, en avril, ils furent massacrés et le mouvement ouvrier fut décapité. Il y eut ensuite une scission dans le KMT. Les dirigeants civils, craignant (à juste titre) que Tchang ne soit désireux d’instaurer sa dictature militaire, constituèrent leur gouvernement à Wuhan (Hankou).

Le PCC se vit dès lors ordonner par le Komintern de soutenir ce régime KMT « de gauche », et fournit ses ministres du travail et de l’agriculture. Son dirigeant, Wang Jingwei, les utilisa pour son propre compte et, après quelques mois, réalisa son propre coup d’Etat. Il devint même plus tard le chef du gouvernement fantoche de la Chine sous occupation japonaise. Le PCC fut contraint à la clandestinité et perdit rapidement sa base de masse dans les villes. Lors de chaque confrontation cruciale, il avait utilisé son influence chèrement acquise pour persuader les travailleurs de ne pas résister au KMT.

Ensuite, du fait qu’un stade critique avait été atteint dans la lutte interne au parti en Russie, le groupe dirigeant de Staline-Boukharine dans le Parti Communiste d’Union Soviétique (PCUS) opéra un tournant à 180 degrés. Après des capitulations répétées devant le KMT, le PCC fut forcé à une démarche putschiste. Staline et Boukharine avaient besoin d’une victoire en Chine pour contrer les critiques de l’opposition (qu’ils se préparaient à exclure) au quinzième congrès du PCUS en décembre 1927. Un nouvel émissaire du Komintern, Heinz Neumann, fut dépêché à Canton où il s’employa à organiser un coup d’Etat au début de décembre. Le PCC avait encore une force clandestine sérieuse dans la ville. Cinq mille communistes, pour la plupart des travailleurs locaux, participèrent au soulèvement. Mais il n’y avait pas eu de préparation politique, pas d’agitation, pas d’implication de la masse de la classe ouvrière. Les communistes furent isolés. Cette « Commune de Canton » fut écrasée à peu près dans le même temps qu’avait pris la répression de l’insurrection de Blanqui à Paris en 1839 – deux jours – et pour les mêmes raisons. C’était un putsch entrepris sans considération pour le niveau de la lutte de classe et la conscience de la classe ouvrière. Le résultat fut un massacre encore plus sanglant que celui de Shanghai. Le PCC cessa d’exister à Canton.

La théorie de la révolution permanente avait été à nouveau confirmée de façon frappante – dans un sens négatif. La domination impérialiste de la Chine voyait son bail renouvelé.

Supposons, malgré tout, que les PCC ait suivi le même cours que les bolcheviks après avril 1917. Une dictature prolétarienne était-elle possible dans un pays aussi arriéré que l’était la Chine au milieu des années vingt ?

Trotsky avait à ce propos l’esprit ouvert :

La question d’une voie de développement « non-capitaliste » de la Chine a elle-même été posée sous forme conditionnelle par Lénine, pour qui, tout comme pour nous, c’était et cela reste une vérité élémentaire que la révolution chinoise, abandonnée à ses seules forces, c’est-à-dire sans le soutien direct du prolétariat victorieux de l’URSS et de la classe ouvrière de tous les pays, ne pourrait que déboucher sur des possibilités plus larges de développement capitaliste du pays, avec des conditions plus favorables pour le mouvement ouvrier… Mais d’abord, l’inévitabilité de la voie capitaliste n’a aucunement été prouvée ; et deuxièmement – l’argument est incomparablement plus actuel pour nous – les tâches bourgeoises peuvent être décidées de diverses manières.[19]

Il sera nécessaire de revenir à ce dernier point. Dans la deuxième moitié de ce siècle une série de révolutions se sont produites, de l’Angola à Cuba et du Vietnam à Zanzibar (aujourd’hui une partie de la Tanzanie), qui n’étaient certainement pas des révolutions prolétariennes et encore moins des révolutions bourgeoises dans le sens classique du terme.

Trotsky n’avait pas prévu un tel développement, ni personne à son époque. La théorie de la révolution permanente, décisivement confirmée dans la première moitié du 20ème siècle, doit à l’évidence être reconsidérée à la lumière de ces derniers développements. La question sera abordée dans le chapitre final.

2. Le stalinisme[modifier le wikicode]

Le rêve - et l’espoir - d’une société sans classe et véritablement libre est très ancien. En Europe, il est bien représenté depuis le quatorzième siècle dans les fragments qui survivent des idées de nombreux rebelles et hérétiques. « Quand Adam creusait et qu’Eve filait, qui était le gentilhomme ? » (« When Adam delved and Eve span, who was then the gentleman ? »), était le slogan populaire pendant la grande révolte paysanne de 1381 en Angleterre. Et bien sûr, des sentiments semblables peuvent être identifiés (même s’ils sont recouverts d’idéologie de la classe dominante) chez les premiers chrétiens et les premiers musulmans, de même, à des degrés variables, que dans des sociétés beaucoup plus anciennes.

Marx introduisit une idée fondamentalement nouvelle. Elle peut être résumée ainsi : les aspirations des penseurs et des activistes les plus avancés des générations du passé (pré-industriel), aussi admirables et inspiratrices pour l’avenir qu’elles aient été, étaient utopiques à leur époque pour la bonne raison qu’elles étaient irréalisables. La société de classe, l’exploitation et l’oppression sont inévitables aussi longtemps que le développement des forces productives et de la productivité du travail (concepts liés mais non identiques) demeure à un niveau comparativement bas. Avec la croissance du capitalisme industriel, un tel Etat de chose n’est plus inévitable, à condition que le capitalisme soit renversé. Une société sans classes, basée sur une (relative) abondance est désormais possible. De plus, l’instrument avec lequel construire une telle société – le prolétariat industriel – a été mis au monde par le développement du capitalisme lui-même.

Ces idées étaient, évidemment, le lot commun du marxisme d’avant 1914. Tous les révolutionnaires de tradition marxiste les considéraient comme acquises. Mais la société qui résulta de la Révolution d’Octobre en Russie n’était pas une société libre et sans classes. Même au stade initial, elle s’écartait considérablement de la vision d’un Etat ouvrier qui était celle de Marx (telle qu’il l’exposait dans La guerre civile en France) ou des développements de Marx par Lénine (contenus dans l’Etat et la révolution). Cette société devait plus tard se transformer en un despotisme monstrueux.

Il n’est pas possible d’exagérer l’importance de ces faits. L’existence, d’abord d’un Etat, puis de toute une série d’Etats, se proclamant « socialistes » mais qui sont de répugnantes caricatures du socialisme, doit être considérée comme un facteur majeur dans la survie du « capitalisme occidental ».

Les propagandistes de droite prétendent que le stalinisme, ou quelque chose qui lui ressemble, est le résultat inévitable de l’expropriation de la classe capitaliste. Les idéologues sociaux-démocrates, eux, décrivent le stalinisme comme la conséquence normale du « centralisme bolchevik », et Staline comme « l’héritier naturel de Lénine ».

Trotsky fit la première tentative systématique d’analyse matérialiste historique du stalinisme – du résultat réel de la révolution russe. Quelles que soient les critiques qui peuvent lui être adressées – et certaines seront exprimées ici – elle a été le point de départ de toutes les analyses ultérieures sérieuses d’un point de vue marxiste.

Quelle était la réalité sociale de la Russie de 1921, lorsque Lénine était encore président du Conseil des Commissaires du Peuple et Trotsky toujours Commissaire du Peuple à la Guerre ?

S’exprimant en faveur de la Nouvelle Politique Economique (NEP) en URSS à la fin de 1921, Lénine disait :

si le capitalisme y gagne, la production industrielle va croître, et le prolétariat croîtra aussi. Les capitalistes vont gagner à notre politique et vont créer un prolétariat industriel, qui, chez nous, du fait de la guerre et de la pauvreté désespérée et de la ruine, a été déclassé, c’est-à-dire dévié de son chemin de classe, et a cessé d’exister en tant que prolétariat. On appelle prolétariat la classe occupée à la production de valeurs matérielles dans l’industrie capitaliste de grande échelle. Comme l’industrie capitaliste de grande échelle a été brisée, comme les usines et les ateliers sont au point mort, le prolétariat a disparu. Il a parfois figuré dans les statistiques, mais il n'était pas connecté à des racines économiques.[20]

Le prolétariat « a cessé d’exister en tant que prolétariat » ! Que devient alors la dictature du prolétariat, le prolétariat en tant que classe dominante ?

La guerre et la guerre civile ont ruiné l’industrie russe – déjà très faible selon les critères occidentaux. De la Révolution d’Octobre à mars 1918, lorsque fut signé le « monstrueux traité de voleurs » de Brest-Litovsk avec l’Allemagne, la Russie révolutionnaire restait en guerre avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Le mois d’après la première des armées « alliées » d’intervention – la japonaise – débarqua à Vladivostok et commença à avancer en Sibérie. Elle ne devait pas se retirer avant novembre 1922. Au cours de ces années les détachements de quatorze armées étrangères (notamment ceux des Etats-Unis, de la Grande Bretagne et de la France) envahirent le territoire de la république révolutionnaire. Les généraux « blancs » étaient armés, équipés et financés. Au point fort de l’intervention, à l’été de 1919, la république soviétique était réduite à un petit Etat en Russie d’Europe centrale autour de Moscou, avec quelques bastions extérieurs précaires. Même à l’été suivant, alors que les armées blanches avaient été définitivement vaincues, un quart des fournitures de céréales disponibles dans la République soviétique dut être envoyé au groupe de l’armée occidentale qui combattait l’invasion polonaise.

Ceci à une époque où les grandes villes, dépeuplées, mouraient de faim. Plus de la moitié de la population totale de Petrograd (Saint-Pétersbourg) et près de la moitié de celle de Moscou s’était enfuie à la campagne. Le peu d’industrie qui tournait encore était consacré presque entièrement à la guerre – et cela ne fut possible qu’au moyen de la « cannibalisation », le sacrifice constant de la base productive dans son ensemble afin qu’une partie puisse continuer à fonctionner. Voilà les circonstances dans lesquelles le prolétariat russe, déjà une minorité au départ, devait se désintégrer.

Les faits sont suffisamment connus et sont exposés avec quelque détail dans, entre autres, le second volume de La révolution bolchevique de E.H. Carr.[21] En 1921, la production industrielle totale était d’environ un huitième du chiffre de 1913, lui même très bas d’après les critères allemands, britanniques ou américains.

La révolution survécut grâce à d’énormes efforts, dirigée par une dictature révolutionnaire qui surpassait largement la dictature jacobine de 1793 par sa capacité mobilisatrice. Mais elle survécut au prix d’une économie ruinée. Et elle resta isolée. Dès 1921, le mouvement révolutionnaire européen était clairement en marée descendante.

Ce qui nous concerne ici, ce sont les conséquences sociales de ces faits. Le dit « communisme de guerre » de 1918-21 avait été, en réalité, une économie de siège de la variété la plus brutale. Dans son essence, elle consistait en réquisitions forcée de céréales de la paysannerie, la cannibalisation de l’industrie, la conscription universelle et la coercition massive pour gagner une guerre de survie.

Avant la révolution une part substantielle de la production céréalière avait été dirigée vers les villes (directement ou par le moyen d’exportations) sous la forme de rentes, de paiements d’intérêts, de taxes, de compensations, etc., payés aux vieilles classes dirigeantes. La Russie tsariste avait été un exportateur majeur de céréales. Désormais, avec la destruction de l’ordre ancien, ce lien était coupé. Les paysans produisaient pour la consommation – ou pour l’échange. Mais la ruine de l’industrie aboutissait à ce qu’il n’y avait rien, ou presque rien, à échanger. D’où la réquisition forcée.

La révolution avait survécu dans un pays dont l'immense majorité de la population était paysanne du fait du soutien - habituellement passif mais parfois actif - des masses rurales qui en avaient bénéficié. A la fin de la guerre civile, elles n'avaient plus rien à gagner et les révoltes de 1921, à Cronstadt et Tambov, montraient que la paysannerie et des sections de ce qui restait de la classe ouvrière se retournaient contre le régime.

La Nouvelle Politique Économique (ou NEP) mise en œuvre à partir de 1921 reconnaissait ce fait primordial et introduisait un impôt fixe (levé en céréales, la monnaie étant devenue sans valeur sous le communisme de guerre) à la place des réquisitions arbitraires de la période précédente. En second lieu, elle permettait le retour du commerce et de la petite production privés (réservant les « hauteurs stratégiques » à l'Etat). Troisièmement, elle ouvrait les portes (avec peu de succès) au capital étranger invité à exploiter des « concessions ». Quatrièmement, et c'était d'une importance vitale, la NEP introduisait le principe de rentabilité dans la plupart des industries nationalisées, en même temps qu'une orthodoxie financière stricte, basée sur l'étalon-or, pour émettre une monnaie stable et imposer la discipline du marché sur les entreprises aussi bien publiques que privées.

Ces mesures, introduites entre 1921 et 1928, ont réellement produit une relance économique. Lente au début, elle s'accéléra jusqu'à ce qu'en 1926-27 les niveaux de production industrielle de 1913 soient atteints, et, dans quelques cas isolés, dépassés. En matière de denrées alimentaires disponibles (essentiellement les céréales), la croissance fut beaucoup plus lente. La production augmentait mais les paysans, qui n'étaient plus exploités comme en 1913, consommaient beaucoup plus de leurs récoltes qu'avant la révolution, de telle sorte que les villes continuaient à vivre dans le rationnement.

Réalisé grâce à des mesures capitalistes ou quasi-capitalistes, ce rétablissement économique était accompagné de certaines conséquences sociales.

Désormais les villes que nous dirigions offraient un aspect étranger; nous avions l'impression de sombrer dans un marécage - paralysés, corrompus... L'argent lubrifiait toute la machine comme sous le capitalisme. Un million et demi de chômeurs recevaient des allocations - bien maigres - dans les grandes villes... Les classes renaissaient sous nos yeux; au bas de l'échelle, les sans emploi recevaient 24 roubles par mois, au sommet l'ingénieur en gagnait 800, et entre les deux le permanent du parti touchait 222 roubles mais obtenait beaucoup de choses gratuitement. Il y avait un écart croissant entre la prospérité de la minorité et la misère de l'immense majorité.[22]

Comme résultat de la NEP, la classe ouvrière connut une véritable renaissance numérique par rapport à l'étiage de 1921, mais elle ne revécut pas politiquement - en tous cas pas à une échelle suffisante pour secouer le pouvoir du bureaucrate, du « Nepman » et du koulak. La contrainte du chômage de masse - beaucoup plus sévère proportionnellement dans la Russie des années vingt que dans l'Angleterre des années trente - était un facteur majeur.

Un Etat ouvrier déformé[modifier le wikicode]

La désintégration de la classe ouvrière avait atteint un stade avancé lorsque, vers la fin de 1920, le dit « débat sur les syndicats » éclata dans le PC russe.

La question en jeu était, superficiellement, de savoir si oui ou non les travailleurs avaient besoin d'une organisation syndicale pour se défendre contre « leur propre » Etat. A un niveau plus profond le conflit portait sur des questions plus fondamentales.

L'Etat ouvrier de 1918 existait-il toujours ? La démocratie des soviets avait été, dans la pratique, détruite dans la guerre civile. Le Parti Communiste s'était « émancipé » du besoin d'avoir le soutien de la majorité de la classe ouvrière. Les soviets étaient devenus des organes d'approbation des décisions du parti. De plus, le processus de « militarisation » et de « commandement » dans le Parti Communiste s'était développé parallèlement, et pour les mêmes raisons.

Face à ces développements, « l'opposition ouvrière » du parti se révolta. Elle réclamait « l'autonomie » pour les syndicats, dénonçant le contrôle du parti et en appelant à une tradition de « contrôle ouvrier de la production » (une revendication du parti dans une période précédente). Si elles avaient été adoptées, ces mesures auraient abouti à la fin du régime - car la masse de la classe ouvrière était désormais décidément différente, pour ne pas dire anti-bolchevique. C'était aussi, de plus en plus, le cas de la paysannerie, qui constituait la grande majorité de la population. La « démocratie » dans ces conditions ne pouvait que signifier la contre-révolution - et une dictature d'extrême droite.

Le parti avait été contraint de se substituer à une classe ouvrière en voie de disparition, et dans le parti les corps de direction avaient de plus en plus raffermi leur autorité sur des effectifs en augmentation mais mal assortis. Le PCR avait, en chiffre arrondis, 115 000 membres au début de 1918, 313 000 au début de 1919, 650 000 à l'été de 1921 - parmi lesquels les ouvriers d'usine diminuaient comme peau de chagrin.

Le parti était devenu le fondé de pouvoir d'une classe ouvrière qui, d'une façon qu'on souhaitait temporaire, était devenue incapable de diriger ses propres affaires. Mais le parti lui-même n'était pas épargné par les forces sociales très puissantes générées par le déclin industriel, la productivité du travail en baisse, l'arriération culturelle et la barbarie. En fait, pour que le parti puisse jouer le rôle de « fondé de pouvoir » il était nécessaire de priver la masse de ses adhérents de toute décision dans la conduite des évènements - car ils étaient eux aussi devenus le reflet de l'arriération de la Russie et du déclin de la classe ouvrière.

La solution proposée par Trotsky à ce problème était, au début, de persister résolument dans la démarche substitutiste.

Nous devons prendre conscience de la mission historique révolutionnaire du parti. Le parti est contraint de maintenir sa dictature, sans tenir compte des flottements provisoires dans la réaction spontanée des masses, ni même des hésitations momentanées de la classe ouvrière. Cette prise de conscience constitue pour nous un ferment d'unité indispensable.[23]

Cette attitude l'amena à argumenter en faveur de l'intégration des syndicats à l'appareil d'Etat (comme cela se produisit plus tard sous Staline, dans les faits sinon dans la forme). Il n'y avait ni besoin ni justification possible d'une autonomie même relative des syndicats ; elle ne servait qu'à focaliser le mécontentement au lieu d'être un moyen pour le parti d'exercer son contrôle.

Les arguments développés par Lénine contre cette position, en décembre 1920 et en janvier 1921, sont importants pour le développement ultérieur de l'analyse par Trotsky de l'URSS. Ils devaient, avec retard, devenir son fondement.

Le camarade Trotsky parle d'un « Etat ouvrier ». Mais c'est une abstraction ! Lorsque nous parlions de l'Etat ouvrier en 1917, c'était normal; mais aujourd'hui, lorsque l'on vient nous dire : « Pourquoi défendre la classe ouvrière, et contre qui, puisqu'il n'y a plus de bourgeoisie, puisque l'Etat est un Etat ouvrier », on se trompe manifestement car cet Etat n'est pas tout à fait ouvrier, voilà le hic. C'est l'une des principales erreurs du camarade Trotsky.[24]

Un mois plus tard, il écrivait :

j’aurais dû lui dire : « Un Etat ouvrier est une abstraction. En réalité, nous avons un Etat ouvrier, premièrement, avec cette particularité que c’est la population paysanne et non ouvrière qui prédomine dans le pays et, deuxièmement, c’est un Etat ouvrier avec une déformation bureaucratique ».[25]

Un Etat ouvrier déformé bureaucratiquement dans un pays à dominante paysanne. Au stade suivant, la NEP, Trotsky devait adopter cette vision et en approfondir le contenu. Il n'est pas nécessaire de décrire ici en détail le sort de l'Opposition de gauche (1923) et de l'Opposition unifiée (1926-27)[26], dans lesquelles Trotsky joua le rôle dirigeant. Il suffit de présenter certaines de leurs positions les plus importantes.

Les oppositions de gauche et unifiée avaient poussé à la démocratisation du parti, la soumission de son appareil et un programme planifié d'industrialisation, financé en taxant le koulak et le nepman, pour combattre le chômage, faire revivre la classe ouvrière économiquement et politiquement et recréer ainsi la base de la démocratie des soviets.

Les positions matérielles du prolétariat de notre pays doivent, dans certains domaines, se renforcer de façon absolue et dans d'autres de façon relative (augmentation du nombre des ouvriers occupés, diminution du nombre des sans-travail, élévation du niveau matériel des ouvriers...

déclarait la plate-forme de l'Opposition.

Le retard chronique de notre industrie, ainsi que des transports, de l'électrification et de la construction sur les demandes et les besoins de la population, de l'économie nationale et du système social de l'URSS dans son ensemble, paralyse tout le roulement économique[27]

La contradiction interne de cette position était que, d'une part, démocratiser le parti signifiait permettre au mécontentement à la fois paysan et prolétarien de trouver une expression organisée ; d'autre part, aggraver la pression de l'Etat sur les nouveaux riches (en particulier les paysans les plus aisés) reproduirait certaines des tensions extrêmes du communisme de guerre qui avaient amené le parti, d'abord à interdire toute opposition légale en dehors du parti, puis à éliminer l'opposition interne au parti et à mettre en place la dictature de l'appareil.

De toutes façons, cette orientation ne fut pas mise à l'épreuve.

Ce n'était pas seulement l'économie qui était « paralysée ». L'opposition l'était aussi. Son programme attaquait les intérêts matériels des trois classes qui bénéficiaient principalement de la NEP : les bureaucrates, les nepmen et les koulaks. L'opposition ne pouvait l'emporter sans le regain de l'activité de la classe ouvrière, qui était sa seule base de soutien possible. Ce qui, à son tour, était rendu extrêmement difficile par les conditions économiques et sociales de la NEP, aussi longtemps que la révolution restait isolée.

Staline, chef et porte-parole de la couche conservatrice des fonctionnaires du parti et de l'Etat qui dirigeaient en fait le pays, résista vigoureusement aux deux revendications, celle d'une industrialisation planifiée et celle de la démocratisation (comme le firent ses alliés à l'aile droite du parti, notamment Boukharine et ses partisans).

Tel était le contenu social du « socialisme dans un seul pays » défendu par le groupe dirigeant à partir de 1925. C'était une déclaration en faveur du statu quo contre tout « désordre », contre toute attente révolutionnaire et toute politique active à l'étranger.

En avril 1924, Staline lui-même avait résumé ce qui était encore la vision généralement acceptée:

Pour renverser la bourgeoisie, il suffit des efforts d'un seul pays, l'histoire de notre révolution en témoigne. Pour la victoire définitive du socialisme, pour l'organisation de la production socialiste, les efforts d'un seul pays, surtout d'un pays paysan comme la Russie, ne suffisent plus ; il faut les efforts des prolétaires de plusieurs pays avancés...[28]

C'était une paraphrase de Lénine, et rien d'autre qu'une déclaration des réalités sociales et économiques. Mais cette opinion orthodoxe, commune à l'époque aux marxistes russes de toutes les tendances, avait l'inconvénient de mettre l'accent sur le caractère provisoire du régime et sur sa dépendance, pour un développement socialiste, à l'égard des révolutions à l'Ouest. Cela devenait profondément inacceptable pour les couches dirigeantes. Le « socialisme dans un seul pays » fut leur déclaration d'indépendance vis-à-vis du mouvement ouvrier.

Après la défaite finale de l'Opposition et son exil de Russie, Trotsky résuma l'expérience dans un article écrit en février 1929 :

après la conquête du pouvoir, une bureaucratie indépendante se différencia du milieu ouvrier et cette différenciation... (qui) au début n'était que fonctionnelle, devint plus tard sociale. Naturellement, le processus à l'intérieur de la bureaucratie se déroulait en relation avec des développements profonds dans le pays. Sur la base de la Nouvelle Politique Economique, une large couche de petite bourgeoisie urbaine réapparut, ou apparut pour la première fois. Les professions libérales connurent une renaissance. A la campagne, le paysan riche, le koulak, releva la tête. De larges sections de la fonction publique, précisément parce qu'elles s'étaient élevées au dessus des masses, se rapprochèrent de la strate bourgeoise et établirent avec elle des liens familiaux. De plus en plus, l'initiative ou la critique de la part des masses était considérée comme intempestive... La majorité de ces fonctionnaires qui se sont élevés au dessus des masses est profondément conservatrice... Cette couche conservatrice, qui constitue le plus puissant soutien de Staline dans sa lutte contre l'Opposition, est encline à se porter beaucoup plus à droite, dans la direction des nouveaux éléments possédants, que Staline lui-même ou le noyau principal de sa fraction.[29]

La conclusion politique qui était tirée de cette analyse était le danger d'un « Thermidor soviétique ». Le 9 Thermidor (27 juillet 1794) la dictature jacobine fut renversée par la Convention et remplacée par un régime de droite (le Directoire à partir de 1795) qui présida à une réaction politique et sociale en France et pava le chemin de la dictature de Bonaparte (à partir de 1799). Thermidor marqua la fin de la grande Révolution Française. Un Thermidor russe était désormais à craindre.

Des éléments d'un processus thermidorien, assurément d'un type très particulier, peuvent aussi être trouvés au pays des soviets. Ils ont revêtu une évidence frappante au cours des dernières années. Ceux qui sont au pouvoir aujourd'hui, soit ont joué un rôle secondaire dans les évènements décisifs de la première période, soit étaient des opposants purs et simples de la révolution et ne l'ont rejointe qu'après sa victoire. Ils servent aujourd'hui essentiellement de camouflage pour ces couches et ces groupes qui, en même temps qu'ils sont hostiles au socialisme, sont trop faibles pour une entreprise contre-révolutionnaire et cherchent donc une voie thermidorienne ramenant vers la société bourgeoise; ils cherchent à « descendre la pente en appuyant sur les freins », comme l'a exprimé l'un de leurs idéologues.[30]

Ceci, malgré tout, ne s'était pas encore produit. Ce n'était pas non plus inévitable. L'Etat ouvrier était encore intact, même s'il était entamé. L'issue, pensait Trotsky,

sera décidée dans le cours même de la lutte que mènent les forces vives de la société. Il y aura des hauts et des bas, dont la durée dépendra dans une large mesure de la situation en Europe et dans le monde.[31]

Pour résumer, ils y avait alors trois forces fondamentales à l'œuvre en URSS : les forces de droite - les éléments néo-capitalistes, les koulaks, les nepmen, etc., pour lesquels une importante section de l'appareil « au pouvoir aujourd'hui » sert « essentiellement de camouflage » ; la classe ouvrière, représentée par une Opposition désormais interdite ; et la « bureaucratie centriste », la fraction stalinienne au sommet de l'appareil, qui n'est pas elle-même thermidorienne mais qui s'appuie sur les thermidoriens en zigzaguant de gauche à droite pour essayer de conserver le pouvoir.

Elle était allée vers la droite de 1923 à 1928 ; puis vint le virage à gauche. « Le cours de 1928-1931 », écrivait Trotsky cette année-là,

si nous laissons encore de côté les inévitables hésitations et retours en arrière, représente une tentative, de la part de la bureaucratie, de s'adapter au prolétariat, sans abandonner, néanmoins, ni le principe de base de sa politique ou, ce qui est le plus important, son omnipotence. Les zigzags du stalinisme montrent que la bureaucratie n'est pas une classe, qu'elle n'est pas un facteur historique indépendant, mais une force accessoire, un organe exécutif des classes. Le zigzag de gauche prouve qu'aussi loin que soit allé le cours droitier qui l'a précédé, il s'est développé malgré tout sur la base de la dictature du prolétariat.[32]

Par conséquent, la classe ouvrière était encore, dans un certain sens, détentrice du pouvoir - ou du moins elle avait la possibilité de retrouver le pouvoir sans un soulèvement fondamental.

La reconnaissance de l'actuel Etat soviétique comme un Etat ouvrier signifie non seulement que la bourgeoisie ne peut s'emparer du pouvoir autrement que par un soulèvement armé, mais aussi que le prolétariat de l’URSS n'a pas perdu la possibilité de se soumettre la bureaucratie, ou de réanimer et d'assainir le régime de la dictature, sans une nouvelle révolution, par les méthodes et les voies de la réforme.[33]

A l'époque où ces lignes ont été écrites elles étaient, dans les faits, dénuées de tout fondement. L'analyse des « trois forces » était désespérément dépassée. Dans les années vingt, elle avait constitué une tentative réaliste (même si elle était provisoire) d'analyse marxiste du cours des évènements en URSS.

Les classes néo-capitalistes, et leur influence sur l'aile droite du parti au pouvoir, étaient tout à fait réelles en 1924-1927. Le rôle vacillant de la fraction dirigeante de Staline était, à l'époque, tel que Trotsky le décrivait. Mais il y avait eu un changement fondamental en 1928-1929.

En 1928, la NEP entrait dans sa crise finale. Les nepmen et les koulaks avaient un intérêt vital à son maintien et à l'extension plus avant des concessions faites au petit capitalisme, urbain et rural. Les dirigeants de la bureaucratie, et leur vaste clientèle dans la échelons inférieurs de la hiérarchie, n'avaient pas d'intérêt vital semblable. Leur seul intérêt vital était de résister à la démocratisation dans le parti et dans l'Etat. Ils s'étaient alliés avec les forces du petit capitalisme (et l'aile droite boukharinienne du parti) contre l'Opposition, contre le danger de la renaissance de la classe ouvrière.

Mais lorsque, une fois l'Opposition neutralisée, la bureaucratie fut confrontée à l'offensive des koulaks, la « grève des céréales » de 1927-28, elle démontra que sa base essentielle était la propriété Etatique et la machine d'Etat, dont aucune n'avait de connexion organique avec la NEP. Elle défendit vigoureusement ses intérêts contre ses alliés de la veille.

Les koulaks contrôlaient pratiquement toutes les céréales du marché, le surplus de la consommation paysanne (l'estimation la plus généralement acceptée est qu'un cinquième des exploitants agricoles produisaient quatre cinquièmes des grains vendus sur le marché). Leur tentative de faire monter les prix en ne mettant pas leurs réserves sur le marché contraignit la bureaucratie à avoir recours à la réquisition. Et une fois lancée sur cette voie, qui remettait en cause la base fondamentale de la NEP, elle fut portée à prendre à son compte le programme d'industrialisation de l'Opposition, ce qu'elle fit d'une façon extravagante, et à entreprendre la collectivisation forcée de l'agriculture, la « liquidation des koulaks en tant que classe ». Le premier « plan quinquennal » était lancé.

Trotsky interpréta cela comme un tournant (temporaire) à gauche de la bureaucratie stalinienne, comme une tentative « de s'adapter au prolétariat ». Il était profondément dans l'erreur. Ce fut en fait précisément durant ces années que le prolétariat d'URSS fut atomisé et assujetti, pour la première fois, à un despotisme véritablement totalitaire. Les salaires réels chutèrent fortement. Bien que les salaires nominaux soient en hausse, les prix augmentaient beaucoup plus vite. De façon générale, des statistiques dignes de ce nom cessèrent d'être publiées après 1929 (ce qui est en soi un fait significatif), mais un calcul, publié longtemps après (1966) en URSS, montrait que les salaires réels étaient à l'indice 88,6 en 1932 sur une base 100 en 1928. « Le véritable indice des salaires réels, si seulement nous le connaissions, serait (...) bien en dessous de 88,6 », commente Alex Nove, la source de cette information.[34]

Le plan quinquennal introduisit une période de direction de l'économie selon un plan global de croissance industrielle rapide, de collectivisation forcée de l'agriculture, de destruction de ce qui restait de droits politiques et syndicaux pour la classe ouvrière, une rapide croissance de l'inégalité sociale, une tension sociale extrême et le travail forcé à une échelle de masse. Ce fut aussi le début de la dictature personnelle de Staline et de son régime de terreur policière, avec, plus tard, le meurtre par les armes ou par mort lente dans les camps de travail de la grande majorité des cadres originaux du Parti Communiste et, en fait, de la majorité de la fraction de Staline des années vingt elle-même, en même temps qu'une quantité inconnue mais certainement très importante d'autres citoyens de l'URSS et de nombreux communistes étrangers. En bref, il inaugura l'ère stalinienne.

Le fait que Trotsky puisse, au début, voir tout cela comme un tournant à gauche (même s'il ne fut en possession de tous les faits que quelques années plus tard) indique qu'il avait rechuté dans le substitutisme, du moins en ce qui concernait l'URSS. C'est là une erreur qu'il ne fut jamais capable de corriger complètement. L'argument selon lequel la bureaucratie n'était pas un facteur historique indépendant mais un instrument, un organe exécutif d'autres classes, avait été réfuté de façon décisive lorsque cette même bureaucratie avait simultanément écrasé les koulaks et atomisé les travailleurs.

Au début des années trente, il était encore possible de débattre sur les faits. Le régime totalitaire nouveau-né imposait un silence total sur les faits réels et y substituait sa propre machine de propagande monolithique. Trotsky était moins que tout autre trompé. Ce sont ses conceptions théoriques qui l'ont amené à l'époque à se faire l'avocat des « réformes » en URSS. L'analogie célèbre, et profondément erronée, de l'URSS avec un syndicat bureaucratique date de cette période. Elle était au moins logiquement cohérente aussi longtemps que persistait la stratégie de la réforme.

L'Etat ouvrier, Thermidor et le bonapartisme[modifier le wikicode]

En octobre 1933, Trotsky changea soudainement de position, proclamant désormais que le régime ne pouvait être réformé. Le chemin de la « réforme » n'étant plus viable, seule une révolution pouvait détruire la bureaucratie :

Après l'expérience des dernières années, il serait puéril de penser qu'on peut éliminer la bureaucratie staliniste à l'aide du congrès du parti ou des soviets. En réalité, le 12e Congrès (au début de 1923) fut le dernier congrès du parti bolchevik. Les congrès suivants furent des parades bureaucratiques. Maintenant, même de tels congrès sont supprimés. Pour écarter la clique dirigeante, il ne reste pas de voies normales, « constitutionnelles ». Contraindre la bureaucratie à remettre le pouvoir aux mains de l'avant-garde prolétarienne, on ne peut le faire que par la force.[35]

Le « syndicat bureaucratisé » devait être brisé, non réformé. Il est vrai que cet article contenait la déclaration suivante : « Aujourd'hui, l'ébranlement de l'équilibre bureaucratique en URSS tournerait presque à coup sûr à l'avantage des forces contre-révolutionnaires », mais cette position équivoque fut rapidement remplacée par une approche révolutionnaire.

Avec une honnêteté caractéristique, Trotsky critiqua et révisa par la suite sa perspective « réformiste » antérieure, écrivant en 1935 que :

La question de « Thermidor » est étroitement liée à l'histoire de l'opposition de gauche en URSS (...) En tout cas, en 1926, les positions se répartissaient à peu près ainsi : le groupe du « Centralisme Démocratique » (V. M. Smirnov, que Staline a fait périr en exil ; Sapronov, etc.) affirmait : « Thermidor est un fait accompli ! ». Les partisans de la plate-forme de l'Opposition de gauche (...) repoussaient catégoriquement cette affirmation. (...) Qui avait alors raison? (...)

Feu V. M. Smirnov - un des représentants les plus distingués de l'ancien type bolchevik - pensait que le retard de l'industrialisation, la montée du koulak et du nepman (nouveau bourgeois), la liaison entre eux et la bureaucratie, enfin la dégénérescence du Parti étaient si avancés que le retour sur les rails du socialisme était impossible sans nouvelle révolution. Le prolétariat a déjà perdu le pouvoir. (...) Les conquêtes fondamentales de la Révolution d'Octobre sont liquidées.[36]

La conclusion de Trotsky était que :

Le Thermidor de la Grande Révolution Russe n'est pas devant nous mais déjà loin derrière. Les Thermidoriens peuvent célébrer, approximativement, le dixième anniversaire de leur victoire[37] [qui avait donc eu lieu autour de 1925].

Le groupe du Centralisme Démocratique avait-il donc raison en 1926 ? Oui et non, disait Trotsky. Il avait raison sur Thermidor, tort sur sa signification. « Le régime politique actuel de l'URSS est un régime de bonapartisme « soviétique » (ou antisoviétique), plus proche par son type de l'Empire que du Consulat. ». Mais, poursuivait-il, « Par ses bases sociales et ses tendances économiques, l'URSS continue à rester un Etat ouvrier. »[38]

En termes d'analogies formelles, tout ceci était passablement plausible. Comme le faisait remarquer Trotsky, Thermidor et Bonaparte représentent tous deux une réaction sur la base de la révolution bourgeoise, et non un retour à l'ancien régime. Il demeure que Trotsky, à l'instar de Smirnov, avait auparavant considéré le « Thermidor soviétique » sous un jour fondamentalement différent. « Le prolétariat a déjà perdu le pouvoir », telle était l'essence de la thèse de Smirnov, que Trotsky combattait vigoureusement à l'époque. Pour lui, le parti, aussi bureaucratisé fût-il, représentait toujours la classe ouvrière. La classe ouvrière, contrairement à la bourgeoisie, ne pouvait conserver le pouvoir qu'au moyen de ses organisations.

« Camarades », déclarait-il en 1924,

aucun d'entre nous ne souhaite ni ne peut avoir raison contre le parti. En dernière instance, le parti a toujours raison, parce qu'il est le seul instrument historique que possède la classe ouvrière pour la solution de ses tâches fondamentales...

On ne peut avoir raison qu'avec le parti et par le parti parce que l'histoire n'a pas créé d'autre moyen pour réaliser le fait d'avoir raison... Les Anglais ont ce dicton : « My country, right or wrong » (Mon pays, qu'il ait raison ou tort). Nous sommes bien plus justifiés à proclamer : c'est mon parti, qu'il ait raison ou tort - tort sur des questions spécifiques ou à un moment donné. »[39]

Mais le parti - le parti russe - était devenu l'instrument, d'abord de Thermidor, ensuite du bonapartisme ; telle était la position de Trotsky à la fin de 1933. Puisque le parti avait cessé d'être l'instrument de la classe ouvrière - son régime devait être renversé « par la force » - et puisque, admettons, les travailleurs russes n'avaient pas d'autre instrument à leur disposition (ils étaient en fait atomisés et soumis à un régime de terreur) que pouvait-il rester de l'Etat ouvrier ?

Rien. C'était la seule conclusion possible si les mots avaient toujours le sens que tout le monde leur avait donné jusque-là. Une nouvelle révolution, « un soulèvement révolutionnaire victorieux », était nécessaire pour que la classe ouvrière puisse reprendre le pouvoir en URSS. La classe ouvrière avait perdu le pouvoir et il n'y avait pas de moyen pacifique, constitutionnel, pour qu'elle le reprenne. Par conséquent l'Etat ouvrier n'existait plus. Une contre-révolution avait eu lieu.

Trotsky rejetait fermement ces conclusions. Il était donc forcé de modifier fondamentalement sa définition d'un Etat ouvrier.

La domination sociale d'une classe ("dictature") peut prendre des formes politiques extrêmement différentes. Toute l'histoire de la bourgeoisie, du moyen âge à nos jours, en témoigne.


L'expérience de l'Union soviétique est déjà suffisante pour permettre d'étendre la même loi sociologique - avec tous les changements nécessaires - également à la dictature du prolétariat. (...)


Par exemple, le régime de commandement actuel de Staline ne rappelle en rien le pouvoir des Soviets des premières années de la révolution. (...) Mais cette usurpation n'a été possible et n'a pu se maintenir que parce que le contenu social de la dictature de la bureaucratie est déterminé par les rapports de production que la révolution prolétarienne a établis. Dans ce sens on a plein droit de dire que la dictature du prolétariat a trouvée son expression, défigurée mais incontestable, dans la dictature de la bureaucratie.[40]

Trotsky a conservé dans l'ensemble cette position pendant les cinq dernières années de sa vie. Elle est élaborée avec une grande richesse de détail et des illustrations vivantes dans son livre La révolution trahie(1937).

Il est impossible d'exagérer la nature fondamentale de sa rupture avec ses propres opinions antérieures. C'était une chose que de proclamer (comme l'avait fait Lénine) qu'un Etat ouvrier pouvait être bureaucratiquement déformé, dégénéré ou autre. C'en était une autre que de dire que la dictature du prolétariat n'avait pas de connexion nécessaire avec le pouvoir réel des travailleurs. La dictature du prolétariat en venait dès lors à signifier, d'abord et surtout, la propriété Etatique de l'industrie et la planification économique (même si la planification n'existait pas sous la NEP) ; elle continuait à exister même si la classe ouvrière était atomisée et soumise à un despotisme totalitaire.

On doit dire à la décharge de Trotsky qu'il était confronté à un phénomène entièrement nouveau. Comme tous les oppositionnels des années vingt, il avait vu le danger d'un effondrement du régime dû à la pression des forces croissantes du petit capitalisme. C'est ce que Thermidor avait signifié pour chacun d'entre eux. Le résultat réel fut tout à fait inattendu. La propriété d'Etat, non seulement survécut, mais se développa rapidement. La bureaucratie, en fait, jouait un rôle indépendant, un fait que Trotsky ne devait jamais admettre complètement. Le régime en résultant était, à l'époque, unique.

Il n'y avait pas eu de restauration de la bourgeoisie. De plus, à une époque de dépression industrielle profonde en Occident, une croissance économique rapide avait lieu en URSS, un fait sur lequel Léon Trotsky devait mettre l'accent de façon répétée pour soutenir son analyse selon laquelle le régime n'était pas capitaliste.

Pronostic[modifier le wikicode]

Dans son Programme de transition de 1938 Trotsky écrivait :

L'Union Soviétique est sortie de la révolution d'Octobre comme un Etat ouvrier. L'Etatisation des moyens de production, condition nécessaire du développement socialiste, a ouvert la possibilité d'une croissance rapide des forces productives. Mais l'appareil d'Etat ouvrier a subi entre-temps une dégénérescence complète, se transformant d'instrument de la classe ouvrière en instrument de violence bureaucratique contre la classe ouvrière et, de plus en plus, en instrument de sabotage de l'économie. La bureaucratisation d'un Etat ouvrier arriéré et isolé et la transformation de la bureaucratie en caste privilégiée toute-puissante sont la réfutation la plus convaincante - non seulement théorique, mais pratique - de la théorie du socialisme dans un seul pays.


Ainsi, le régime de l'URSS renferme en soi des contradictions menaçantes. Mais il continue à rester un Etat ouvrier dégénéré. Tel est le diagnostic social.


Le pronostic politique a un caractère alternatif : ou la bureaucratie, devenant de plus en plus l'organe de la bourgeoisie mondiale dans l'Etat ouvrier, renversera les nouvelles formes de propriété et rejettera le pays dans le capitalisme; ou la classe ouvrière écrasera la bureaucratie et ouvrira une issue vers le socialisme.[41]

Pourquoi devrait-il en être ainsi ? Trotsky était convaincu que la bureaucratie était très instable et politiquement hétérogène. Toutes sortes de tendances, « de l'authentique bolchevisme au fascisme complet » coexistaient en elle, disait-il en 1938. Ces tendances étaient reliées à des forces sociales, parmi lesquelles

les tendances capitalistes conscientes, propres surtout à la couche prospère des kolkhoziens (...) [qui] se trouvent une large base dans les tendances petites-bourgeoises à l'accumulation privée qui naissent de la misère générale et que la bureaucratie encourage consciemment.[42]

Dans la bureaucratie,

Les éléments fascistes, et en général contre-révolutionnaires, dont le nombre augmente sans cesse, expriment de façon de plus en plus conséquente les intérêts de l'impérialisme mondial. Ces candidats au rôle de compradores pensent, non sans raison, que la nouvelle couche dirigeante ne peut assurer ses positions privilégiées qu'en renonçant à la nationalisation, à la collectivisation et au monopole du commerce extérieur, au nom de l'assimilation de la « civilisation occidentale », c'est-à-dire du capitalisme... Sur la base de ce système d'antagonismes croissants, qui détruisent de plus en plus l'équilibre social, se maintient, par des méthodes de terreur, une oligarchie thermidorienne qui, maintenant, se réduit surtout à la clique bonapartiste de Staline. (...) L'extermination de la génération des vieux bolcheviks et des représentants révolutionnaires de la génération intermédiaire et de la jeune génération a détruit encore davantage l'équilibre politique en faveur de l'aile droite, bourgeoise, de la bureaucratie et de ses alliés dans le pays. C'est de là, c'est-à-dire de la droite, qu'on peut s'attendre, dans la prochaine période, à des tentatives de plus en plus résolues de réviser le régime social de l'URSS, en le rapprochant de la « civilisation occidentale », avant tout de sa forme fasciste.[43]

Il est intéressant de noter qu'à cette époque Trotsky attire l'attention sur les similitudes entre le fascisme et le stalinisme, alors que les fronts populaires sont encore à leur zénith. « En dépit de la profonde différence de leur base sociale, le stalinisme et le fascisme sont des phénomènes symétriques. Par bien des traits ils se ressemblent d'une façon accablante », écrivait-il dans La révolution trahie.[44] Et encore: « De même que dans les pays fascistes, dont l'appareil politique de Staline ne se distingue en rien, sinon par une plus grande frénésie (...) »[45] Ce qu'ils ont en commun - la destruction de toute organisation indépendante des travailleurs et l'atomisation de la classe ouvrière - est tout à fait frappant. Mais, sur la supposition qu'il y avait « une profonde différence de leur base sociale », un Etat ouvrier fasciste avait-il vu le jour ?

Cela dit, la question la plus importante est celle des tendances « restaurationnistes » de la bureaucratie. Il n'y a pas à ce sujet d'argument substantiel dans les écrits de Trotsky à l'époque, autre que sur le droit d'héritage :

Les privilèges que l'on ne peut léguer à ses enfants perdent la moitié de leur valeur. Or, le droit de tester est inséparable du droit de propriété. Il ne suffit pas d'être directeur de trust, il faut être actionnaire.[46]

démontrant ainsi la pression exercée sur la bureaucratie afin qu'elle abandonne son propre pouvoir sur l'URSS pour devenir partenaire minoritaire (comprador) des différentes puissances impérialistes.

Du point de vue de Trotsky, l'Union Soviétique était encore « une société intermédiaire à mi-chemin entre le capitalisme et le socialisme... La question [en avant vers le socialisme ou en arrière vers le capitalisme] sera tranchée en définitive par la lutte de deux forces vives sur les terrains national et international. »[47]

Cette lutte s'était déjà développée au point de pousser l'analyse de Trotsky à ses dernières extrémités dans les dernières années de sa vie.

3. Stratégie et tactique[modifier le wikicode]

L'idéal d'un mouvement ouvrier international est aussi vieux, sinon davantage, que le Manifeste communiste lui-même, avec son appel vibrant : « Prolétaires de tous pays, unissez-vous ! » En 1864 (la Première Internationale) et à nouveau en 1889 (la Deuxième Internationale) on avait tenté de lui donner une expression organisationnelle. La Deuxième Internationale s'était effondrée en 1914 lorsque ses grands partis dans les Etats en guerre avaient rompu avec l'internationalisme et soutenu les gouvernements des empereurs autrichien et allemand, du roi d'Angleterre et de la bourgeoise Troisième République française.

Ce n'est pas qu'ils aient été pris par surprise. Les congrès d'avant-guerre avaient attiré l'attention de façon répétée sur la menace de l'impérialisme et du militarisme, le danger de plus en plus présent de la guerre et le besoin pour les partis ouvriers d'avoir une position ferme face à leurs gouvernements, en fait « utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste », comme le Congrès de l'Internationale tenu à Stuttgart en 1907 l'avait formulé.

Les capitulations qui ont suivi en 1914, une défaite stupéfiante pour le mouvement socialiste, amenèrent Lénine à déclarer : « La Deuxième Internationale est morte... Vive la Troisième Internationale ! » Cinq ans plus tard, en 1919, la Troisième Internationale fut fondée dans les faits. Trotsky y joua un rôle majeur dans les premières années.

Plus tard, avec la montée du stalinisme en URSS, l'Internationale fut prostituée au service de l'Etat stalinien de Russie. Trotsky, plus que tout autre, lutta contre cette dégénérescence. Nombre de ses écrits les plus importants sur la stratégie et la tactique des partis ouvriers révolutionnaires sont liés à la Troisième Internationale, ou Komintern, dans la période de sa montée et dans celle de son déclin.

Rejetant loin de nous toutes les demi-mesures, les mensonges et la paresse des partis socialistes officiels caducs, nous, communistes, unis dans la III° Internationale, nous nous reconnaissons les continuateurs directs des efforts et du martyre héroïque acceptés par une longue série de générations révolutionnaires, depuis Babeuf jusqu'à Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg.

Si la première Internationale a prévu le développement à venir et a préparé les voies, si la deuxième Internationale a rassemblé et organisé des millions de prolétaires, la troisième Internationale est l'Internationale de l'action des masses, l'internationale de la réalisation révolutionnaire.[48]

Trotsky avait quarante ans et était au sommet de son pouvoir lorsqu'il écrivit le Manifeste de l'Internationale communiste dont les lignes ci-dessus sont extraites. En tant que Commissaire du Peuple à la Guerre de la République des Soviets aux prises avec la guerre civile, il ne le cédait qu'à Lénine comme porte-parole reconnu du communisme mondial.

Sa vision à l'époque n'était pas, évidemment, spécialement originale. C'était celle qui était commune à toute la direction bolchevique, ce qui n'excluait pas des divergences d'opinion tranchées sur tel ou tel sujet, mais elle était essentiellement homogène. Cela dit, Trotsky devait devenir avec le temps l'avocat le plus brillant des idées de l'Internationale communiste dans sa période héroïque. Les évènements, qu'aucun des dirigeants révolutionnaires de 1919 - pas plus que leurs adversaires - n'auraient pu prévoir réduisirent à une poignée les porteurs de la tradition communiste authentique ; Trotsky en vint à se dresser au dessus d'eux comme un géant parmi des Lilliputiens.

Encore et encore, dans ses écrits de la fin des années vingt et des années trente, Trotsky devait se référer aux décisions des quatre premiers congrès du Komintern comme le modèle de la politique révolutionnaire. Quelles étaient ces décisions, et dans quelles circonstances avaient-elles été adoptées ?

C'était le 4 mars 1919. Trente-cinq délégués réunis au Kremlin votaient, avec une abstention, pour la constitution de la Troisième Internationale, ou Komintern. Ce n'était pas une réunion très représentative. Seuls, les cinq délégués du Parti Communiste russe (Boukharine, Tchitchérine, Lénine, Trotsky et Zinoviev) représentaient un parti qui était à la fois une organisation de masse et un parti véritablement révolutionnaire. Stange, du Parti Ouvrier Norvégien (DNA) venait d'un parti de masse mais, comme les évènements devaient le montrer, le DNA était loin d'être révolutionnaire en pratique. Eberlein, du Parti Communiste Allemand (KPD) qui venait d'être constitué, représentait une organisation vraiment révolutionnaire mais qui n'avait encore que quelques milliers de membres. La plupart des autres délégués ne représentaient pas grand-chose.

La majorité était convaincue qu'une « Internationale » dépourvue d'un véritable soutien de masse dans un certain nombre de pays était une absurdité. Zinoviev, pour les Russes, prétendait qu'en fait le soutien de masse existait. La faiblesse de nombreuses délégations était accidentelle. « Nous avons une révolution prolétarienne victorieuse dans un grand pays... Nous avons en Allemagne un parti marchant vers le pouvoir qui dans quelques mois établira un gouvernement prolétarien. Et devons-nous encore attendre ? Personne ne le comprendra. »[49]

Que la révolution socialiste fut imminente en Europe centrale, en particulier en Allemagne, cela n'était en doute pour aucun des délégués. Eberlein disait ainsi : « A moins que les signes ne soient trompeurs, le prolétariat allemand est confronté à la dernière lutte décisive. Aussi difficile que cela soit, les perspectives du communisme sont favorables. »[50]

Lénine, le plus sobre et le plus calculateur des révolutionnaires, avait dit dans son discours d'ouverture que « la guerre civile est devenue un fait, non seulement en Russie, mais dans les pays capitalistes les plus développés, par exemple en Allemagne (...) la révolution internationale mondiale commence et grandit dans tous les pays. »[51]

Ce n'était pas un fantasme. En novembre 1918 l'empire allemand, alors le plus puissant Etat d'Europe, s'était effondré. Six commissaires du peuple - trois sociaux démocrates et trois sociaux-démocrates indépendants - remplaçaient le gouvernement du Kaiser. Des conseils d'ouvriers et de soldats couvraient le pays et détenaient le pouvoir effectif. Il est vrai que les dirigeants sociaux-démocrates, qui les dominaient, bandaient tous leurs efforts dans le sens de la reconstitution du vieux pouvoir d'Etat capitaliste sous un nouveau déguisement « républicain ». C'était une raison de plus pour créer une Internationale révolutionnaire avec une forte direction centralisée pour guider et soutenir la lutte pour une Allemagne soviétique. Et cette lutte, en dépit de la répression sanglante du soulèvement spartakiste de janvier 1919, semblait se développer. « De janvier à mai 1919, avec des prolongements jusqu'au cœur de l'été, une guerre civile sanglante (...) ravagea l'Allemagne. »[52] Un mois après la réunion de Moscou la République des Soviets de Bavière était proclamée.

L'autre grande puissance d'Europe centrale, l'empire austro-hongrois, avait cessé d'exister. Les Etats qui en prenaient la suite connaissaient des degrés variés de fermentation révolutionnaire. En Autriche germanophone, la seule force armée effective était la Volkswehr (Armée du Peuple) contrôlée par les sociaux-démocrates. En Hongrie, la République soviétique fut proclamée le 21 mars 1919. Tous les Etats nouveaux ou reconstitués - Tchécoslovaquie, Yougoslavie, et même la Pologne - étaient hautement instables.

Le rôle des dirigeants socialistes était crucial. La majorité soutenait désormais la contre-révolution au nom de la « démocratie ». La plupart d'entre eux se proclamaient, en fait avaient été, marxistes et internationalistes. En 1914, ils avaient capitulé devant « leur propre » classe dirigeante. Ils étaient dorénavant, à cette heure critique, le principal soutien du capitalisme, utilisant des phrases socialistes et le crédit obtenu par leurs années d'opposition aux anciens régimes avant 1914 pour empêcher la mise en place du pouvoir des travailleurs. Leur tentative de reconstituer la Deuxième Internationale lors d'une réunion à Berne fut avancée comme une raison de plus, urgente, de proclamer la Troisième. Dès 1914 Lénine avait écrit: « La Deuxième Internationale est morte, vaincue par l'opportunisme (...) Vive la Troisième Internationale ! »[53] Dix huit mois après la Révolution d'Octobre, le slogan devait être transformé en réalité.

Quelle était sa base politique essentielle? Elle reposait sur deux éléments fondamentaux: l'internationalisme révolutionnaire et le système des soviets comme le moyen par lequel les travailleurs dirigeraient la société.

La résolution principale du Congrès de 1919 déclare:

Dans les anciennes républiques de la Grèce, dans les cités du moyen-âge, dans les pays capitalistes civilisés, la démocratie revêt des formes diverses et un degré d'adaptation différent. Ce serait la plus grande sottise de croire que la révolution la plus profonde dans l'histoire de l'humanité, que le passage du pouvoir, pour la première fois au monde, d'une minorité d'exploiteurs à la majorité d'exploités, puisse se produire dans les vieux cadres de la démocratie bourgeoise et parlementaire, puisse se produire sans brisures nettes, sans que se créent de nouvelles institutions incarnant ces nouvelles conditions de vie, etc.[54]

Les soviets ou le parlement ? Après la Révolution d'Octobre, le Parti Communiste Russe avait dispersé l'Assemblée Constituante nouvellement élue, dans laquelle le parti paysan Socialiste-Révolutionnaire avait la majorité, en faveur du pouvoir des soviets. Après la Révolution de Novembre, le Parti Social Démocrate Allemand avait dissous les conseils d'ouvriers et de soldats, dans lesquels il avait la majorité, en faveur de l'Assemblée Nationale où il était minoritaire.

Dans les deux cas la question des formes constitutionnelles était en réalité une question de pouvoir de classe. L'effet de l'action du PCR fut de créer un Etat ouvrier. L'effet de l'action du SPD fut de créer un Etat bourgeois, la République de Weimar.

Marx avait écrit, après la Commune de Paris, que dans la transition du capitalisme au socialisme, la forme de l'Etat « ne peut être que la dictature révolutionnaire du prolétariat ».

Les sociaux-démocrates en étaient venus, en pratique, a rejeter l'essence de la théorie marxiste de l'Etat, selon laquelle tous les Etats sont des instruments de classe, qu'il n'y a pas d'Etat « neutre ». Ils en étaient venus à rejeter leur ancienne position sur l'inévitabilité de la révolution en faveur des voies parlementaires 'pacifiques' au socialisme.

Pourtant la République de Weimar était tout autant le produit du renversement violent de l'ancien Etat que l'avait été la République des Soviets de Russie. Des soldats mutinés et des travailleurs en armes, et non des électeurs, avaient renversé l'empire germanique. Il en était de même pour les Etats qui prirent la suite de l'Autriche-Hongrie. Et la plus grande transformation, la destruction du capitalisme, devait être réalisée à l'aide des mécanismes ordinaires de la démocratie bourgeoise !

En réalité, cela signifiait l'abandon du socialisme en tant que but.

La Troisième Internationale, dans sa « plate-forme » de 1919, réaffirma avec force la position marxiste. « La victoire prolétarienne est assurée par la désorganisation du pouvoir ennemi et l'organisation du pouvoir prolétarien; elle doit signifier la ruine de l'appareil Etatiste bourgeois et la création de l'appareil Etatiste prolétarien. »[55] Il ne pouvait être question de socialisme passant par le parlement. Lénine, en 1917, avait cité en l'approuvant la déclaration d'Engels selon laquelle le suffrage universel est « l'indice qui permet de mesurer la maturité de la classe ouvrière. Il ne peut être rien de plus, il ne sera jamais rien de plus dans l'Etat actuel. »[56] « La république bourgeoise la plus démocratique, » écrivait-il juste après la conférence de Moscou, « n'a jamais été et ne pouvait être rien d'autre qu'une machine servant au capital à opprimer les travailleurs, un instrument du pouvoir politique du capital, de la dictature de la bourgeoisie. »[57]

La république des travailleurs, basée sur les conseils ouvriers, était, elle, véritablement démocratique.

L'essence du pouvoir des Soviets consiste en ce que la base constante et unique de tout le pouvoir gouvernemental, c'est l'organisation des masses jadis opprimées par les capitalistes, c'est-à-dire les ouvriers et les demi-prolétaires (paysans n'exploitant pas le travail d'autrui et ayant constamment besoin de vendre une partie au moins de leur force de travail)[58]

C'était bien sûr une idéalisation de la Russie, même en 1919, mais les « déviations » étaient mises sur le compte de l'arriération du pays, de la guerre civile qui faisait toujours rage et de l'intervention étrangère.

Trotsky, à l'époque comme à son dernier jour, soutenait toutes ces idées sans la moindre réserve. Il était en phase avec Lénine en 1919 sur les questions de la démocratie bourgeoise et du réformisme, et il ne changea jamais d'opinion.

La réunion des délégués de Moscou avait constitué la nouvelle Internationale sur une base proclamant un internationalisme sans compromis, une rupture décisive et finale avec les traîtres de 1914, le pouvoir des travailleurs, les conseils ouvriers, la défense de la République soviétique et la perspective de la révolution dans un avenir proche en Europe centrale et occidentale. Le problème était désormais de créer les partis de masse qui pourraient transformer cela en réalité.

Centrisme et gauchisme[modifier le wikicode]

De plus en plus souvent, des Partis et des groupes qui, récemment encore, appartenaient à la II° Internationale et qui voudraient maintenant adhérer à l'Internationale Communiste s'adressent à elle, sans pour cela être devenus véritablement communistes. (...) L'Internationale Communiste est, d'une certaine façon, à la mode. (...) L'Internationale Communiste est menacée de l'envahissement de groupes indécis et hésitants qui n'ont pas encore pu rompre avec l'idéologie de la II° Internationale.[59]

Ainsi écrivait Lénine en juillet 1920. L'affirmation du Congrès du Komintern de 1919, selon laquelle un véritable mouvement révolutionnaire de masse existait en Europe, fut confirmée l'année suivante.

En septembre 1919, le congrès de Bologne du Parti Socialiste Italien vota, à une large majorité et sur la recommandation de son exécutif, son affiliation à l'Internationale communiste. Le Parti Ouvrier Norvégien, le DNA, confirma son affiliation et les partis bulgare, yougoslave (ex-serbe) et roumain adhérèrent également. Les trois premiers étaient d'importantes organisations. Le DNA qui, comme son équivalent britannique (le parti travailliste), était basé sur l'adhésion aux syndicats, dominait complètement la gauche norvégienne, et le PC bulgare avait le soutien depuis le début de pratiquement toute la classe ouvrière du pays. Le PC yougoslave eut 54 députés dans les premières (et uniques) élections libres tenues dans le nouvel Etat.

En France, le Parti Socialiste (SFIO), qui avait plus que doublé ses effectifs - de 90 000 en 1918 à 200 000 en 1920 - s'était fortement orienté à gauche, et flirtait avec Moscou. Il en était de même pour les dirigeants des Sociaux-Démocrates Indépendants Allemands, l'USPD, une organisation qui gagnait rapidement du terrain aux dépens du Parti Social-Démocrate, le SPD. Les sociaux-démocrates de gauche suédois, l'aile gauche tchécoslovaque et de petits partis dans d'autres pays (parmi lesquels l'ILP britannique) avaient essentiellement la même ligne. Des pressions de leur base les forçaient à soutenir en paroles la Révolution d'Octobre et de négocier pour leur admission à l'Internationale communiste.

« Le désir de certains groupes dirigeants du « centre » d'adhérer à la III° Internationale », écrivait Lénine, « nous confirme indirectement que l'Internationale Communiste a conquis les sympathies de la grande majorité des travailleurs conscients du monde entier et constitue une puissance qui croît de jour en jour. »[60]

Mais ces partis n'étaient pas des organisations communistes révolutionnaires. Leurs traditions étaient celles de la social-démocratie d'avant-guerre - révolutionnaires en paroles, passifs en pratique. Et ils étaient dirigés par des hommes qui étaient prêts à toutes les manœuvres pour conserver le contrôle et empêcher l'adoption de stratégies et de tactiques authentiquement révolutionnaires.

Sans la masse des effectifs de ces partis, la nouvelle Internationale ne pouvait espérer exercer une influence décisive à court terme en Europe. Sans une rupture avec les dirigeants centristes, elle ne pouvait espérer exercer une influence révolutionnaire. La situation n'était pas très différente en ce qui concernait les partis de masse déjà adhérents de l'Internationale. Le Parti Socialiste Italien, par exemple, avait dans sa direction des centristes et même des réformistes purs et simples.

La lutte contre le centrisme était compliquée par un autre facteur. De forts courants gauchistes existaient dans beaucoup d'organisations communistes. Et en dehors d'elles, il y avait d'importantes organisations syndicalistes qui s'étaient rapprochées de la IIIème Internationale mais qui persistaient à nier le besoin d'un parti communiste. Gagner et intégrer ces forces importantes était une opération difficile et complexe, qui nécessitait une lutte sur plusieurs fronts.

Les décisions du Second Congrès étaient d'une importance fondamentale. Dans un sens il fut le véritable congrès de fondation. Il eut lieu au plus fort de la guerre avec la Pologne, lorsque l'Armée Rouge approchait de Varsovie. En Allemagne, une tentative d'établir une dictature militaire, le putsch de Kapp, venait d'être vaincue par une action de masse de la classe ouvrière. En Italie les occupations d'usine allaient bientôt commencer. L'Etat d'esprit d'optimisme révolutionnaire était plus fort que jamais. Zinoviev, président de l'Internationale, déclara : « Je suis profondément convaincu que le Deuxième Congrès Mondial de l'IC est le précurseur d'un autre congrès mondial, le congrès mondial des républiques soviétiques. »[61] Tout ce qu'il fallait, c'était des partis communistes véritablement de masse pour conduire le mouvement à la victoire. Une des principales interventions de Trotsky au congrès concernait la nature de ces partis.

Camarades, il semble assez étrange que trois quarts de siècle après la parution du Manifeste Communiste, la question puisse être posée dans un Congrès de l'Internationale Communiste sur la question de savoir s'il est besoin d'un parti ou pas. (...) Il va de soi que si nous avions affaire à Messieurs Scheidemann, Kautsky, ou leurs coreligionnaires anglais, il ne serait pas nécessaire de convaincre ces messieurs qu'un parti est indispensable pour la classe ouvrière. Ils ont créé un parti pour la classe ouvrière et l'ont mis au service de la bourgeoisie et de la société capitaliste (...) Précisément parce que je sais que le parti est indispensable, précisément parce que je connais très bien la valeur du parti, et précisément parce que je vois d'un côté Scheidemann et, de l'autre, des syndicalistes américains, espagnols ou français qui non seulement souhaitent se battre contre la bourgeoisie mais qui veulent vraiment lui arracher la tête - pour cette raison je dis : je préfère accompagner ces camarades espagnols, américains ou français afin de leur démontrer la nécessité du parti pour l'accomplissement de la mission qui leur incombe - l'anéantissement de la bourgeoisie. (...) Camarades, les syndicalistes français travaillent dans les syndicats, mais lorsque je discute, par exemple, avec le camarade Rosmer, nous avons un terrain commun. Les syndicalistes français, allant à contre-courant des traditions de la démocratie, avec ses mensonges et ses illusions, ont dit: « Nous ne voulons pas de parti, nous voulons des syndicats prolétariens et en leur sein une minorité révolutionnaire, qui met en pratique l'action directe et le militantisme de masse. » (...) Quelle est la nature de cette minorité pour nos amis ? C'est une section d'élite de la classe ouvrière française, qui a son programme et son organisation, dans laquelle ils discutent de toutes les questions, et non seulement les discutent mais les tranchent.[62]

Là n'était pas, disait Trotsky, le fond du problème. Les syndicalistes révolutionnaires étaient plus proches de la constitution d'un parti communiste que les centristes pour lesquels l'idée du parti allait de soi. La position syndicaliste n'était pas entièrement correcte - il fallait y ajouter un inventaire des succès et des erreurs de la classe ouvrière « qui constituent des acquis de la classe ouvrière. C'est ainsi que nous concevons notre parti. C'est ainsi que nous concevons notre Internationale. »[63]

Elle ne pouvait pas être essentiellement une organisation propagandiste. Parlant à l'Exécutif du Komintern contre l'ultra-gauche hollandais Gorter qui accusait l'IC de « courir après les masses », Trotsky déclara :

Que propose donc Gorter ? Que veut-il ? De la propagande ! En réalité, toute sa méthode est là. La révolution, dit-il, ne dépend ni des besoins ni des conditions économiques, mais de la conscience des masses ; et celle-ci se forme par la propagande. La propagande est ici comprise dans un esprit tout à fait idéaliste, voisin de la conception des philosophes des Lumières, des rationalistes du dix-huitième siècle. (...) Vous voulez maintenant substituer en réalité au développement efficace de l'Internationale, des méthodes de propagande et de sélection de travailleurs isolés. Vous voulez avoir une Internationale pure, une espèce d'Internationale d'élus[64]

Ce genre de gauchisme passif et propagandiste n'était pas la seule variété représentée dans le Komintern à ses débuts. En 1921, une tendance putschiste se développa dans la direction du parti allemand. En mars de cette année, en l'absence d'une situation révolutionnaire sur le plan national (localement, dans certaines parties de l'Allemagne centrale, quelque chose de proche d'une situation révolutionnaire existait), la direction du parti essaya de passer en force, de substituer les militants du parti à un véritable mouvement de masse. Le résultat de « l'Action de Mars » fut une sévère défaite - les effectifs du parti s'effondrèrent, passant d'environ 350 000 à moins de 150 000. Une « théorie de l'offensive » fut avancée pour justifier la tactique du KPD.

C'est alors que fut utilisée la soi-disant théorie de l'offensive. Quelle est la substance de cette théorie ? Elle proclame que nous sommes entrés dans une époque de décomposition de la société capitaliste, en d'autres termes, une époque où la bourgeoisie doit être renversée. Comment ? Par l'offensive de la classe ouvrière. Tout ceci, sous cette forme purement abstraite, est incontestablement correct. Mais certains individus ont essayé de transformer ce capital théorique en une monnaie plus faible, déclarant que cette offensive consiste en toute une série d'offensives plus petites (...).

notait Trotsky dans un discours prononcé à l'été de 1921. Il poursuivait :

Camarades, il a été fait un usage abusif de l'analogie entre la lutte politique de la classe ouvrière et les opérations militaires. Mais jusqu'à un certain point nous pouvons parler ici de similitudes. (...) Sur le plan militaire, nous avons eu, nous aussi, l'équivalent du Mars allemand et du Septembre italien [il est ici fait référence à l'échec du parti socialiste italien à exploiter la crise révolutionnaire de septembre 1921]. Que se passe-t-il après une défaite partielle ? Il se produit une certaine dislocation de l'appareil militaire, le besoin se fait sentir d'un temps de récupération, de réorientation et d'une estimation plus précises des forces en présence. (...) Parfois cela n'est possible que dans les conditions d'un recul stratégique. (...)

Mais pour comprendre cela correctement, pour discerner dans un mouvement en arrière, une retraite, une partie intégrante d'un plan stratégique unifié - pour cela une certaine expérience est nécessaire. Mais si l'on raisonne de façon purement abstraite en insistant sur la marche en avant continuelle. (...) en supposant que tout peut être réglé par une extension de la volonté révolutionnaire, quel résultat obtient-on alors ? Prenons comme exemple les évènements de septembre en Italie ou l'Action de Mars en Allemagne. On nous dit qu'il ne peut être porté remède à la situation dans ces pays que par une nouvelle offensive. (...) Dans les conditions présentes, nous subirions une plus grande défaite, bien plus dangereuse. Non camarades, après une défaite semblable nous devons battre en retraite.[65]

Le front unique[modifier le wikicode]

En fait, à l'été de 1921, la direction du Komintern avait décidé qu'une retraite stratégique d'ordre plus général était nécessaire. Trotsky écrivait dans la Pravda en juin :

En 1919, année la plus critique pour la bourgeoisie, le prolétariat européen aurait pu prendre le pouvoir avec le minimum de sacrifices, si une organisation révolutionnaire et vraiment active avait été à sa tête qui eût adopté des buts clairs et eût été capable de les poursuivre, c'est-à-dire s'il avait eu comme guide le parti communiste. Mais ce n'était pas le cas. (...) Les ouvriers ont beaucoup lutté et ont fait de grands sacrifices pendant les trois dernières années. Ils n'ont pas réussi à conquérir le pouvoir. C'est pourquoi la classe ouvrière devient plus prudente qu'elle ne l'était dans les années 1919 et 1920.[66]

La même pensée était exprimée dans les Thèses sur la situation mondiale et la tâche de l'Internationale Communiste, dont Trotsky était l'auteur, adoptées au Troisième Congrès du Komintern en juillet 1921:

Pendant l'année qui s'est écoulée entre le 2ème et le 3ème Congrès de l'Internationale Communiste, une série de soulèvements et de luttes de la classe ouvrière se terminent en partie par la défaite (avance de l'Armée rouge sur Varsovie en août 1920, mouvement du prolétariat italien en septembre 1920, soulèvement des ouvriers allemands en mars 1921). La première période du mouvement révolutionnaire, après la guerre, est caractérisée par sa violence élémentaire, par l'imprécision très significative des buts et des méthodes et par l'extrême panique qui s'empare des classes dirigeantes; elle paraît être terminée dans une large mesure. Le sentiment de sa puissance de classe qu'a la bourgeoisie et la solidité extérieure de ses organes d'Etat se sont indubitablement renforcés... Les dirigeants de la bourgeoisie vantent la puissance de leur mécanisme d'Etat et passent même dans tous les pays à l'offensive contre les masses ouvrières, tant sur le front économique que sur le front politique.[67]

Peu après le congrès, l'Exécutif commença à pousser les partis à mettre l'accent de leur travail vers le front unique. L'essence de cette approche avait été résumée très clairement par Trotsky au début de 1922.

Le but du Parti Communiste consiste à diriger la révolution prolétarienne. Afin d'amener le prolétariat à la conquête directe du pouvoir et d'effectuer cette conquête, le Parti Communiste doit s'appuyer sur la majorité écrasante de la classe ouvrière. (...) Il ne peut l'atteindre que s'il constitue une organisation tout à fait indépendante pourvue d'un programme clair et d'une discipline intérieure très sévère. C'est pourquoi il a dû se séparer idéologiquement, ainsi que par son organisation, des réformistes et des centristes (...) Le Parti Communiste s'étant assuré une indépendance complète par l'unité idéologique de ses membres lutte pour étendre son influence sur la majorité de la classe ouvrière. (...) Mais il est tout à fait évident que la lutte de classe du prolétariat ne cesse pas dans cette période de préparation à la révolution.


Les conflits entre la classe ouvrière et les patrons, la bourgeoisie ou l'Etat, surgissent et se développent sans cesse par l'initiative de l'une ou de l'autre des parties.

Dans ces conflits, pour autant qu'ils embrassent les intérêts vitaux de toute la classe ouvrière ou de sa majorité ou bien d'une partie quelconque de cette classe, les masses ouvrières sentent la nécessité de l'unité des actions, de l'unité dans la défensive contre l'attaque du capital ainsi que l'unité dans l'offensive contre celui-ci. Le Parti qui contrecarre mécaniquement ces aspirations de la classe ouvrière, à l'unité d'action sera irrévocablement condamné par la conscience ouvrière.

Ainsi donc, la question du front unique, tant par son origine, que par son essence n'est pas du tout une question de relations entre les fractions parlementaires communiste et socialiste, entre les comités centraux d'un parti et de l'autre, entre l'Humanité et Le Populaire. Le problème du front unique surgit de la nécessité d'assurer à la classe ouvrière la possibilité d'un front unique dans la lutte contre le capital malgré la division fatale à l'époque actuelle, des organisations politiques qui ont l'appui de la classe ouvrière.


Pour ceux qui ne le comprennent pas le Parti n'est qu'une association de propagande et non pas une organisation d'action de masse (...)

L'unité de front suppose donc de notre part la décision de faire concerter pratiquement nos actions, dans de certaines limites et dans des questions données, avec les organisations réformistes pour autant qu'elles représentent encore aujourd'hui la volonté de fractions importantes du prolétariat en lutte.


Mais nous nous sommes séparés des organisations réformistes ? Oui, parce que nous sommes en désaccord avec elles sur les questions fondamentales du mouvement ouvrier.


Et pourtant, nous recherchons un accord avec elles ?

Oui, chaque fois que la masse qui les suit est prête à agir de concert avec la masse qui nous suit, et chaque fois que les réformistes sont plus ou moins forcés à se faire l'instrument de cette action. (...)


La politique du front unique, pourtant, ne comprend pas en soi de garanties pour une unité de fait, dans toutes les actions. Au contraire, dans nombre de cas, dans la plupart peut-être, l'accord des différentes organisations ne s'accomplira qu'à moitié ou ne s'accomplira pas du tout. Mais il est nécessaire que les masses en lutte puissent toujours se convaincre que l'unité d'actions a échoué, non pas à cause de notre intransigeance formelle, mais à cause de l'absence d'une véritable volonté de lutte chez les réformistes.[68]

Le Quatrième Congrès du Komintern (1922), qui s'est beaucoup occupé du front unique, fut le dernier auquel assista Lénine et le dernier que Trotsky devait considérer comme essentiellement correct dans ses décisions. Une décennie plus tard, dans une déclaration de principes fondamentaux, il résumait son attitude vis-à-vis des débuts du Komintern :

L'Opposition de Gauche Internationale se tient sur le terrain des quatre premiers congrès du Komintern. Cela ne signifie pas qu'elle s'incline devant la lettre de chacune de ses décisions, dont beaucoup n'avaient qu'un caractère conjoncturel et ont été contredites par les évènements ultérieurs. Mais tous les principes essentiels (par rapport à l'impérialisme et l'Etat bourgeois, la démocratie et le réformisme ; les problèmes de l'insurrection ; la dictature du prolétariat ; sur les rapports avec la paysannerie et les nations opprimées ; le travail dans les syndicats ; le parlementarisme ; la politique du front unique) demeurent, même aujourd'hui, la plus haute expression de la stratégie prolétarienne à l'époque de la crise générale du capitalisme. L'Opposition de Gauche rejette les décisions révisionnistes des Cinquième et Sixième Congrès Mondiaux... [1924 et 1928][69]

L'année 1923 vit l'émergence du triumvirat de Staline, Zinoviev et Kamenev, d'une part, et de l'Opposition de Gauche, de l'autre. Elle vit en Europe deux défaites désastreuses pour le Komintern. En juin, le Parti Communiste Bulgare, un parti de masse jouissant du support de pratiquement toute la classe ouvrière, adopta une position de « neutralité », ou plutôt de passivité complète, face au coup d'Etat d'extrême droite contre le gouvernement du Parti Paysan. Puis, après que le régime démocratique bourgeois ait été détruit, une dictature militaire mise en place et la masse de la population matée, il lança (le 22 septembre), sans la moindre préparation politique sérieuse, une insurrection soudaine, qui fut brisée, et une terreur blanche féroce s'installa. En Allemagne, une profonde crise économique, sociale et politique éclata, précipitée par l'occupation française de la Ruhr et l'inflation astronomique qui priva littéralement la monnaie de toute valeur. « A l'automne de 1923 la situation en Allemagne était plus désespérée qu'elle ne l'avait été depuis 1919, la misère plus grande, les perspectives apparemment plus désespérées que jamais. »[70] Un soulèvement fut prévu pour octobre, après que le Parti Communiste ait formé un gouvernement de coalition avec les sociaux-démocrates en Saxe, mais annulé à la dernière minute. (A Hambourg l'ordre d'annulation ne fut pas reçu à temps ; une insurrection isolée fut écrasée au bout de deux jours.)

Trotsky pensait qu'une occasion historique avait été manquée. A partir de ce moment, la politique du Komintern fut de plus en plus déterminée, d'abord par les exigences de la fraction stalinienne dans la lutte interne du parti en URSS, et plus tard par les nécessités de politique étrangère du gouvernement de Staline. Après un bref penchant à « gauche » en 1924, le Komintern fut poussé dans une direction droitière jusqu'en 1928, puis dans l'ultra-gauchisme (1928-34) et finalement loin sur la droite dans la période des fronts populaires (1935-39). Chacune de ces phases a été analysée et critiquée par Trotsky. Il est utile de présenter sa critique en usant de trois exemples.

Le Comité Syndical Anglo-Russe[modifier le wikicode]

Hormis la Révolution Chinoise de 1925-27, dont on a déjà parlé, la politique (sous la direction du Komintern) du Parti Communiste de Grande Bretagne (CPGB) avant et pendant la grève générale de 1926 constitua la plus importante accusation portée par Trotsky contre le Komintern dans sa première phase droitière.

La grève générale de 1926 est un tournant décisif de l'histoire britannique - et elle fut une défaite sans nuance pour la classe ouvrière. Elle mit fin à une période longue, même si elle n'était pas sans interruptions, de combativité ouvrière, elle mena la domination prolongée des syndicats par leur aile droite ouvertement collaborationniste de classe, et au renforcement massif du réformisme du Parti Travailliste aux dépens du Parti Communiste.

En 1924-25 le balancier du mouvement syndical était à gauche. Le Minority Movement (Mouvement de la Minorité) inspiré par le PC, fondé en 1924 autour des slogans « Stoppons la retraite » et « Revenons aux syndicats », gagnait en influence. En même temps le mouvement officiel commençait à tomber sous la coupe d'un groupe de dirigeants de gauche. Et à partir du printemps de 1925, le Congrès des Trade Unions (TUC) collaborait avec la Fédération Syndicale Soviétique à travers le « Comité Consultatif Conjoint des Syndicats Anglo-Soviétiques », un fait qui donnait aux Conseillers Généraux une certaine aura « révolutionnaire » et une couverture contre les critiques en provenance de la gauche.

L'essence des critiques de Trotsky était que le CPGB, sur les instances de Moscou, encourageait la confiance envers ces bureaucrates de gauche (le slogan central du PC était « Tout le pouvoir au Conseil Général » !) qui ne pouvaient pas ne pas trahir le mouvement à un stade critique (comme ils le firent bien évidemment), plutôt que de lutter pour construire indépendamment dans la base syndicale, utilisant les couvertures fournies par les « hommes de gauche » mais en aucun cas en se reposant sur eux ou en encourageant les militants à se fier à eux ; au contraire, s'attendant à leur trahison, l'annonçant et s'y préparant, Trotsky écrivit plus tard :

Zinoviev laissa entendre qu'il considérait que la révolution passerait non pas à travers l'étroite porte du Parti communiste anglais, mais par le large portail des trade-unions. A la lutte que devait mener le Parti communiste pour conquérir les masses organisées dans les trade-unions, on substitua l'espoir d'utiliser au plus vite, dans des buts révolutionnaires, l'appareil tout fait des trade-unions. Par la suite, ce fut cette façon de voir qui fit se développer la politique du Comité anglo-russe, laquelle porta un coup aussi bien à l'Union soviétique qu'à la classe ouvrière anglaise ; seule la défaite subie en Chine eut encore plus de gravité. (...) A la suite du plus grand mouvement révolutionnaire que l'Angleterre ait connu depuis le Chartisme, le Parti communiste anglais s'est à peine accru, tandis que le Conseil général est plus solidement établi qu'avant la grève générale.

Tels sont les résultats de cette « manœuvre stratégique » unique en son genre.[71]

Il ne prétendait pas qu'une politique communiste indépendante aurait nécessairement mené la grève à la victoire.

Aucun révolutionnaire qui pèse ses paroles n'affirmera que dans cette voie la victoire était assurée. Mais ce n'est que dans cette voie qu'elle était possible. La défaite éventuelle aurait été une défaite essuyée sur un chemin qui pouvait par la suite conduire au triomphe.[72]

Cela dit, cette voie

semblait pourtant trop longue et trop incertaine aux bureaucrates de l'l.C. Ils considéraient que, par une action personnelle sur Purcell, Hicks, Cook et les autres, ils pourraient entraîner graduellement et presque insensiblement l'opposition de gauche, le « courant large », dans le lit de l'I.C. Pour garantir plus sûrement un tel succès, il ne fallait ni ennuyer, ni exaspérer, ni mécontenter les chers petits amis Purcell, Hicks et Cook (...) il fallait prendre une décision radicale en subordonnant en fait le P.C. au « mouvement minoritaire ». (...) Les masses ne connaissaient comme chefs du mouvement que Purcell, Hicks, Cook, à qui Moscou apportait d'ailleurs sa garantie. Ces amis « gauchistes », à la première épreuve sérieuse, ont honteusement trahi le prolétariat. Les ouvriers révolutionnaires ont été désorientés, sont tombés dans l'apathie et ont reporté sur le P.C. lui même leur déception, alors que le parti n'avait constitué qu'un élément passif dans ce mécanisme de trahison. Le mouvement minoritaire disparut presque totalement : le P.C. retourna à l'Etat de secte impuissante.[73]

Se fier à des responsables « de gauche » fait toujours aujourd'hui partie des traits qui distinguent les réformistes des révolutionnaires. La critique de Trotsky est parfaitement pertinente aujourd'hui, et particulièrement en Grande Bretagne.

L'Allemagne de la Troisième Période[modifier le wikicode]

Le Sixième Congrès Mondial du Komintern (été 1928) amorça un processus de réaction violente contre la ligne droitière de 1924-1928. Une ligne ultra-gauche d'un caractère particulièrement bureaucratique fut imposée partout aux partis communistes, sans égard pour les circonstances locales. Reflétant le lancement du premier plan quinquennal et de la collectivisation forcée en URSS, cette nouvelle ligne proclamait une « Troisième Période », une période de « luttes révolutionnaires ascendantes ». Cela signifiait en pratique qu'au moment où le fascisme était un danger réel et croissant, en particulier en Allemagne, les sociaux-démocrates étaient considérés comme l'ennemi principal.

Dans cette situation de contradictions impérialistes croissantes et d'aiguisement de la lutte des classes,

déclarait le Dixième Plénum du CEIC en 1929,

le fascisme devient de plus en plus la méthode dominante du pouvoir bourgeois. Dans les pays où il y a des partis sociaux-démocrates forts, le fascisme prend la forme particulière du social-fascisme, qui à un degré grandissant sert à la bourgeoisie d'instrument servant à paralyser l'activité des masses dans la lutte contre le régime de dictature fasciste.[74]

Il s'ensuivait que la politique de front unique, telle qu'on la concevait jusque là, devait être jetée par dessus bord. Il ne pouvait être question d'essayer de forcer les partis sociaux-démocrates de masse et les syndicats qu'ils contrôlaient à un front unique contre les fascistes. Ils étaient eux-mêmes sociaux-fascistes. Mieux, ajoutait le Onzième Plénum du CEIC (1931), la social-démocratie « est le facteur le plus actif et le meneur de jeu dans le développement de l'Etat capitaliste vers le fascisme ».[75]

Cette estimation grotesquement erronée de la nature aussi bien du fascisme que de la social-démocratie mena à l'affirmation que « des partis sociaux-démocrates forts » et « un régime de dictature fasciste » pouvaient coexister et en fait coexistaient vraiment en Allemagne bien avant la prise du pouvoir par Hitler. « En Allemagne le gouvernement von Papen-Schleicher, avec l'aide de la Reichswehr, des Stahlhelm et des Nazis, a établi une forme de dictature fasciste... »[76], proclamait le Douzième Plénum du CEIC en 1932.

Trotsky écrivit et argumenta contre cette stupidité criminelle avec de plus en plus d'urgence et de désespoir de 1929 à la catastrophe de 1933. Le caractère brillant et convaincant de ses textes relatifs à la crise allemande a rarement été égalé, et jamais dépassé, par aucun marxiste.

Le thème central de tous ces écrits était la nécessité d'un front unique des travailleurs contre le fascisme. Mais il y avait beaucoup plus que cela. Trotsky se fit un devoir de suivre dans le détail les arguments tortueux que les acolytes allemands de Staline avançaient pour défendre l'indéfendable. Ainsi, ses écrits de cette période considèrent et réfutent tout un ensemble d'arguments pseudo-marxistes et, en même temps, exposent avec une clarté exceptionnelle la « plus haute expression de la stratégie prolétarienne ». Seule une petite partie d'entre eux peut être évoquée ici.

Aujourd'hui la presse officielle de l'Internationale Communiste présente les résultats des élections [de septembre 1930] en Allemagne comme une grandiose victoire du communisme ; cette victoire mettrait le mot d'ordre « l'Allemagne des Soviets » à l'ordre du jour. Les bureaucrates optimistes refusent de réfléchir sur la signification du rapport de forces que révèlent les statistiques électorales. Ils analysent l'augmentation des voix communistes indépendamment des tâches révolutionnaires et des obstacles nés de la situation objective.

Le Parti Communiste a obtenu environ 4 600 000 voix contre 3 300 000 en 1928. Ce gain de 1 300 000 voix est énorme si l'on se place du point de vue de la mécanique parlementaire « normale », compte tenu de l'augmentation générale du nombre des électeurs. Mais les gains du Parti Communiste paraissent bien pâles face à la progression fulgurante des fascistes qui passent de 800 000 voix à 6 400 000. Le fait que la social-démocratie, malgré des pertes importantes, ait gardé ses principaux cadres et récolté plus de voix ouvrières que le Parti Communiste, a une tout aussi grande importance dans l'appréciation des élections.

Pourtant, si l'on cherche quelles sont les conditions intérieures et internationales susceptibles de faire basculer avec le plus de force la classe ouvrière du côté du communisme, on ne peut donner un exemple meilleur que celui de la situation actuelle en Allemagne : (...) la crise économique, la décadence des dirigeants, la crise du parlementarisme, la façon effrayante dont la social-démocratie au pouvoir se démasque elle-même. La place du Parti Communiste Allemand dans la vie sociale du pays, malgré le gain de 1 300 000 voix, demeure faible et disproportionnée du point de vue des conditions historiques concrètes. (...)

La première qualité d'un authentique parti révolutionnaire est de savoir regarder la réalité en face. (...)

Pour que la crise sociale puisse déboucher sur la révolution prolétarienne, il est indispensable, en dehors des autres conditions, que les classes petites bourgeoises basculent de façon décisive du côté du prolétariat. Cela permet au prolétariat de prendre la tête de la nation, et de la diriger.

Les dernières élections révèlent une poussée inverse, et c'est là que réside leur valeur symptomatique essentielle. Sous les coups de la crise, la petite bourgeoisie a basculé non du côté de la révolution prolétarienne, mais du côté de la réaction impérialiste la plus extrémiste, en entraînant des couches importantes du prolétariat.

La croissance gigantesque du national-socialisme traduit deux faits essentiels : une crise sociale profonde, arrachant les masses petites bourgeoises à leur équilibre, et l'absence d'un parti révolutionnaire qui, dès à présent, jouerait aux yeux des masses un rôle de dirigeant révolutionnaire reconnu. Si le parti communiste est le parti de l'espoir révolutionnaire, le fascisme en tant que mouvement de masse est le parti du désespoir contre-révolutionnaire. Lorsque l'espoir révolutionnaire s'empare de la masse entière du prolétariat, ce dernier entraîne immanquablement à sa suite, sur le chemin de la révolution, des couches importantes et toujours plus larges de la petite bourgeoisie. Or, dans ce domaine, les élections donnent précisément l'image opposée : le désespoir contre-révolutionnaire s'est emparé de la masse petite bourgeoise avec une force telle qu'elle a entraîné à sa suite des couches importantes du prolétariat. (...)

Le fascisme est devenu en Allemagne un danger réel ; il est l'expression de l'impasse aiguë du régime bourgeois, du rôle conservateur de la social-démocratie face à ce régime, et de la faiblesse accumulée du parti communiste, incapable de renverser ce régime. Qui nie cela est un aveugle ou un fanfaron.[77]

Pour remédier à la situation, expliquait Trotsky, il était nécessaire avant tout d'extirper le Parti Communiste de son ultra-radicalisme stérile. La politique de « l'ultimatisme bureaucratique » (« une tentative de violer la classe ouvrière après avoir échoué à la convaincre ») doit être remplacée par une manœuvre active fondée sur la politique du front unique.

C'est une tâche difficile que de mobiliser d'un seul coup la majorité de la classe ouvrière allemande pour une offensive. Après les défaites de 1919, 1921 et 1923, après les aventures de la 'troisième période', les ouvriers allemands, qui sont déjà solidement tenus par de puissantes organisations conservatrices, ont vu se développer en eux des centres d'inhibition. Mais cette solidité organisationnelle des ouvriers allemands, qui, jusqu'à présent, a empêché toute pénétration du fascisme dans leurs rangs, ouvre les plus larges possibilités pour des combats défensifs.

Il faut avoir présent à l'esprit le fait que la politique de front unique est beaucoup plus efficace dans la défense que dans l'attaque. Les couches conservatrices ou arriérées du prolétariat sont entraînées plus facilement dans la lutte pour défendre des acquis que pour la conquête de nouvelles positions.[78]

Toutes sortes de sophismes étaient employés par les staliniens pour obscurcir le problème et représenter ce qui avait été la politique du Komintern comme du « trotskysme contre-révolutionnaire ». Le front unique, expliquait-on, ne pouvait venir « que d'en bas », c'est-à-dire que les accords avec les sociaux-démocrates étaient exclus mais des sociaux-démocrates individuels pouvaient participer à un « front unique rouge » - à condition qu'ils acceptent le leadership du Parti Communiste !

Et de plus en plus une illusion fatale - résumée par « Après Hitler, notre tour » - fut encouragée, une perspective de passivité et d'impuissance masquée par une rhétorique radicale, comme Trotsky le faisait observer de façon répétée. Encore et encore, il revenait à la question centrale du front unique, mettant en évidence les sophismes, balayant les calomnies et portant les coups au bon endroit, comme dans cet exemple brillant :

Un marchand menait des bœufs à l'abattoir. Le boucher s'avance, un couteau à la main. « Serrons les rangs et transperçons ce bourreau de nos cornes », propose un des bœufs. « Mais en quoi le boucher est-il pire que le marchand qui nous a conduits ici avec sa trique », lui répondirent les bœufs qui avaient reçu leur éducation politique au pensionnat de Manouilsky. « C'est qu'ensuite nous pourrons régler son compte au marchand ! - Non, répondirent les bœufs à principes à leur conseilleur, tu es la caution de gauche de nos ennemis, tu es toi-même un social-boucher. » Et ils refusèrent de serrer les rangs. (Tiré des fables d'Esope).[79]

Le Parti Communiste maintint son cap fatal. Hitler prit le pouvoir. Le mouvement ouvrier fut écrasé.

Le Front populaire et la Révolution Espagnole[modifier le wikicode]

La victoire d'Hitler poussa les dirigeants de l'URSS à rechercher des « assurances » au moyen d'une alliance militaire avec les puissances occidentales dominantes à l'époque, la France et l'Angleterre. En tant qu'auxiliaire de la diplomatie de Staline - car c'est ce qu'elle était devenue - l'Internationale fit un brusque tournant à droite. Le Septième (et dernier) Congrès se réunit en 1935 comme démonstration publique que la révolution était définitivement retirée de l'ordre du jour. Il appelait au « Front Uni du Peuple dans la lutte pour la paix et contre les fauteurs de guerre. Tous ceux qui sont intéressés à la préservation de la paix sont invités à rejoindre ce front unique ».[80]

« Ceux qui étaient intéressés à la préservation de la paix » incluaient les vainqueurs de 1918, les classes dirigeantes française et anglaise, les objectifs de la nouvelle ligne.

« La situation n'est pas à ce jour ce qu'elle était en 1914 », déclarait le CEIC en mai 1936,

Aujourd'hui ce n'est pas seulement la classe ouvrière, la paysannerie et tous les gens qui travaillent qui sont résolus à maintenir la paix, mais aussi les pays opprimés et les nations faibles dont l'indépendance est menacée par la guerre. (...) Dans la phase actuelle un certain nombre d'Etats capitalistes sont également soucieux de maintenir la paix. D'où la possibilité de créer un front large de la classe ouvrière, de tous les travailleurs et de nations entières contre le danger de la guerre impérialiste.[81]

Un tel « front » était, nécessairement, une défense du statu quo impérialiste. Une rhétorique réformiste dut être généreusement employée pour dissimuler ce fait, et elle arriva à ses fins - provisoirement.

Dans la première phase, l'enthousiasme populaire pour l'unité amena des gains considérables aux partis communistes - le parti français passa de 30 000 voix en 1934 à 150 000 à la fin de 1936, avec 100 000 adhérents aux Jeunesses Communistes ; le parti espagnol grandit, de moins de mille à la fin de la « Troisième Période » (1934), à 35 000 en février 1936 et 117 000 en juillet 1937. Les nouveaux adhérents étaient protégés contre toute critique de gauche par la conviction que les trotskystes étaient littéralement des agents fascistes.

En mai 1935 fut signé le pacte franco-soviétique. En juillet, le PC et le Parti Socialiste français (la SFIO) concluaient un accord avec le Parti Radical, la cheville ouvrière de la démocratie bourgeoise française, et en avril 1936 le « Front Populaire » de ces trois partis remportait les élections législatives sur un programme de « sécurité collective » et de réforme. Le PC gagna 72 sièges en faisant campagne sur le slogan « Pour une France forte, libre et heureuse » et devint un élément essentiel de la majorité parlementaire de Léon Blum, le dirigeant de la SFIO et Président du Conseil (premier ministre) du Front Populaire. Maurice Thorez, le secrétaire général du PCF, put alors proclamer : « Nous avons audacieusement privés nos ennemis des choses qu'ils nous avaient volées et qu'ils avaient foulées aux pieds. Nous avons récupéré la Marseillaise et le drapeau tricolore. »[82]

Lorsque la victoire électorale de la gauche fut suivie par une vague massive de grèves et d'occupations d'usines - six millions de salariés avaient cessé le travail en juin 1936 - ceux qui se faisaient naguère les champions de la « montée des luttes révolutionnaires » s'employèrent à maintenir le mouvement dans d'étroites limites et d'y mettre fin sur la base des « Accords Matignon » et de leurs concessions (notamment la semaine de 40 heures et les congés payés). A la fin de l'année le Parti Communiste, désormais sur la droite de ses alliés sociaux-démocrates, appelait à l'extension du « Front Populaire » en « Front des Français » en incorporant quelques conservateurs de droite qui étaient, sur une base nationaliste, très anti-allemands.

Le parti français se fit le pionnier de cette politique parce que l'alliance avec la France était centrale pour la politique étrangère de Staline, mais elle fut rapidement adoptée par l'ensemble du Komintern. Lorsque la révolution éclata en Espagne en juin 1936, en réponse à la tentative de coup d'Etat de Franco, le PC espagnol, qui faisait partie du Front Populaire vainqueur des élections de février et désormais au pouvoir, déploya de grands efforts pour maintenir le mouvement dans les limites de la « démocratie ». Avec l'aide de la diplomatie russe, et bien sûr celle des sociaux-démocrates, il réussit son coup. « Il est absolument faux », déclara Jesus Hernandez, rédacteur en chef du quotidien du parti

de dire que le mouvement actuel des travailleurs a pour objectif l'établissement de la dictature du prolétariat lorsque la guerre sera terminée. (...) Nous, communistes, sommes les premiers à répudier cette supposition. Nous sommes motivés exclusivement par le désir de défendre la république démocratique.[83]

Dans la poursuite de cette ligne, le PC espagnol et ses alliés bourgeois poussèrent de plus en plus à droite la politique du gouvernement républicain ; au cours de l'interminable guerre civile, il exclut du gouvernement d'abord le POUM, un parti à gauche du PC que Trotsky avait sévèrement critiqué pour son entrée dans le Front Populaire, se désarmant ainsi politiquement et fournissant une caution de « gauche » au Parti Communiste, ensuite les dirigeants de l'aile gauche du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol.

« La défense de l’ordre républicain dans le respect de la propriété »[84] mena au règne de la terreur dans l'Espagne républicaine contre la gauche. Et cela pava la voie, comme Trotsky le démontra, à la victoire de Franco.

Le prolétariat a manifesté des qualités combatives de premier ordre.

écrivait-il en décembre 1937.

Par son poids spécifique dans l'économie du pays, par son niveau politique et culturel, il se trouvait, dès le premier jour du la révolution, non au-dessous, mais au-dessus du prolétariat russe du commencement de 1917. Ce sont ses propres organisations qui furent les principaux obstacles sur la voie de la victoire. La clique qui commandait, en accord avec la contre-révolution, était composée d'agents payés, de carriéristes, d'éléments déclassés et de rebuts sociaux de toutes sortes. Les représentants des autres organisations ouvrières, réformistes invétérés, phraseurs anarchistes, centristes incurables du P.O.U.M., grognaient, hésitaient, soupiraient, manœuvraient, mais en fin de compte s’adaptaient aux staliniens. Le résultat de tout leur travail fut que le camp de la révolution sociale (ouvriers et paysans), se trouva soumis à la bourgeoisie, plus exactement à son ombre, perdit son caractère, perdit son sang. Ni l'héroïsme des masses, ni le courage des révolutionnaires isolés ne manquèrent. Mais les masses furent abandonnées à elles-mêmes et les révolutionnaires laissés à l'écart, sans programme, sans plan d'action. Les chefs militaires se soucièrent plus de l'écrasement de la révolution sociale que des victoires militaires. Les soldats perdirent confiance en leurs commandants, les masses dans le gouvernement; les paysans se tinrent à l'écart, les ouvriers se lassèrent, les défaites se succédaient, la démoralisation croissait. Il n'était pas difficile de prévoir tout cela dès le début de la guerre civile. Se fixant comme tâche le salut du régime capitaliste, le front populaire était voué à la défaite militaire. Mettant le bolchévisme la tête en bas, Staline a rempli avec succès le rôle principal de fossoyeur de la révolution.[85]

On ne trouve plus grand-monde aujourd'hui (hormis une poignée de sectaires ex-maoïstes insignifiants) pour défendre la ligne stalinienne de la « Troisième Période ». Le Front Populaire est, lui, quelque chose de tout autre. Si l'on prend en considération les différences de temps et de lieu, qu'avons-nous d'autre, au fond, dans « l'eurocommunisme » et le « compromis historique » ? De plus, parmi certains de ceux qui sont les plus à gauche, en termes politiques formels, de la tendance eurocommuniste, reproduisent la substance même des erreurs que Trotsky combattait à l'époque du « Comité Syndical Anglo-Russe ».

Ces questions ne sont donc pas seulement d'un intérêt historique mais aussi d'une valeur pratique immédiate. Les écrits de Trotsky consacrés à la stratégie et à la tactique en relation à ces grandes questions sont un véritable trésor. On peut dire sans exagération que personne, depuis 1923, n'a produit un travail qui s'approche de leur profondeur et de leur intelligence. Ils sont littéralement indispensables aux révolutionnaires d'aujourd'hui.

4. Parti et classe[modifier le wikicode]

Marx affirmait que l'émancipation de la classe ouvrière doit être l'acte de la classe ouvrière elle-même ; mais, disait-il aussi, les classes dirigeantes contrôlent les « moyens de la production intellectuelle » et par conséquent « les idées dominantes, à toutes les époques, sont les idées de la classe dominante ».

De cette contradiction découle la nécessité du parti socialiste révolutionnaire. La nature du parti et, surtout, la nature de sa relation à la classe ouvrière est centrale pour les mouvements socialistes depuis leurs débuts. Cela n'a jamais été une simple « question technique » d'organisation. A chaque étape, les controverses sur les rapports du parti et de la classe - et donc sur la nature du parti - ont aussi été des disputes sur les objectifs du mouvement. Nécessairement, les arguments sur les moyens sont en partie des arguments sur les fins. Ainsi, les conflits de Marx sur cette question avec Proudhon, avec Schapper, Blanqui, Bakounine et bien d'autres sont inextricablement liés aux divergences de vue sur la nature du socialisme et sur les moyens d'y parvenir.

Après la mort de Marx en 1883, et celle d'Engels douze ans plus tard, il y eut une croissance massive des partis socialistes. En Russie apparut bientôt ce qui allait devenir un conflit fondamental sur le type de parti qui devait être construit.

La première vision qu'eut Trotsky de la nature du parti révolutionnaire était essentiellement celle qu'il fut plus tard convenu d'appeler « léniniste ». En fait, selon Isaac Deutscher,[86] il arriva à cette conclusion indépendamment de Lénine en 1901, alors qu'il était en exil en Sibérie. En tout Etat de cause, il devint adhérent de l'Iskra et au congrès de 1903 du POSDR s'exprima fortement en faveur d'une organisation centralisée : « Nos statuts à nous (...) constituent une défiance organisée du Parti envers tous ses éléments, c'est-à-dire un contrôle sur toutes les organisations locales, régionales, nationales et autres. »[87]

Il abandonna brusquement cette position après s'être mis dans le camp des mencheviks lors de la scission dans l'Iskra au congrès. Dans l'espace d'une année, Trotsky était devenu le critique le plus virulent du centralisme bolchevik. Les méthodes de Lénine, écrivait-il en 1904, « conduisent (...) l'organisation du Parti à se « substituer » au Parti, le Comité central à l'organisation du Parti, et finalement le dictateur à se substituer au Comité central »[88]

Comme Rosa Luxemburg, Trotsky se méfiait du « conservatisme de parti » en général et s'appuyait fortement sur l'action spontanée de la classe ouvrière :

Les partis socialistes européens, spécialement le plus grand d'entre eux, la social-démocratie allemande, ont développé leur conservatisme dans la proportion même où les grandes masses ont embrassé le socialisme, et cela d'autant plus que ces masses sont devenues plus organisées et disciplinées. Par suite, la social-démocratie, organisation qui embrasse l'expérience politique du prolétariat, peut, à un certain moment, devenir un obstacle direct au développement du conflit ouvert entre les ouvriers et la réaction bourgeoise.[89]

Pour surmonter ce conservatisme, Trotsky faisait confiance à l'élan spontané de la révolution qui, écrivait-il sous l'influence de la révolution de 1905, « tue la routine du parti, tue le conservatisme du parti »[90]. Ainsi le rôle du parti est-il réduit essentiellement à la propagande. Il n'est pas l'avant-garde de la classe ouvrière.

Il y avait, bien sûr, des justifications considérables à ces craintes. En Russie, le parti bolchevik lui-même s'était montré conservateur en 1905-07, et à nouveau en 1917.[91] A l'ouest, où le conservatisme a une base matérielle incomparablement plus grande dans les privilèges des bureaucraties ouvrières, il eut une fonction contre-révolutionnaire décisive en 1918-19.

L'expérience de 1905, où Trotsky avait joué comme individu un rôle tout à fait extraordinaire sans avoir de sérieuses connexions de parti (il était à l'époque formellement menchevik mais agissait de façon indépendante), ne manqua pas de renforcer sa croyance selon laquelle l'action de masse spontanée était suffisante.

Dans la période de réaction d'après 1906, et même lors du regain du mouvement ouvrier russe à partir de 1912, il persista à critiquer le « substitutisme » bolchevique et à prêcher une « unité » de toutes les tendances qui était essentiellement dirigée contre les bolcheviks. Une fois de plus, cela peut avoir contribué à la lenteur avec laquelle il devait reconnaître les dangers du véritable substitutisme après 1920.

La position de Trotsky de 1904 à 1917 s'avéra intenable face au cours pris par les évènements. Sans Lénine, écrivit-il plus tard, il n'y aurait pas eu de Révolution d'Octobre. Mais l'arrivée de Lénine à la Gare de Finlande en avril 1917 n'expliquait pas tout. Le nœud de l'affaire, c'était le parti que Lénine et ses collaborateurs avaient construit pendant les années précédentes. Le conservatisme de beaucoup de dirigeants de ce parti (renforcé, il faut le dire, par le schéma théorique de la « dictature démocratique » que Lénine avait si longtemps défendu) aurait très probablement empêché la prise du pouvoir s'il n'y avait pas eu l'autorité et la détermination uniques de Lénine. Sans le parti, malgré toutes ses déficiences, la question n'aurait même pas été posée. L'action de masse « spontanée » peut parfois renverser un régime autoritaire. C'est ce qu'elle fit en Russie en février 1917, et à nouveau en Allemagne et en Autriche-Hongrie en 1918, et encore dans de nombreuses occasions, la plus récente étant l'Iran.

En 1917, Trotsky se rangea à l'opinion selon laquelle, pour que les travailleurs prennent et conservent le pouvoir, un parti comme celui de Lénine était indispensable. Il n'en varia jamais plus, lui donnant en fait une expression caractéristique par sa force. En 1932, en répliquant à l'argument selon lequel « les intérêts de la classe passent avant les intérêts du parti », il écrivait :

Une classe, prise en elle-même, n'est qu'un matériau pour l'exploitation. Le prolétariat commence à jouer un rôle indépendant à partir du moment où d'une classe sociale en soi il devient une classe politique pour soi. Cela ne peut se produire que par l'intermédiaire du parti ; le parti est l'organe historique au moyen duquel le prolétariat accède à la conscience de classe. Dire: « la classe est au-dessus du parti » - revient à affirmer : la classe dans son Etat brut est supérieure à la classe accédant à la prise de conscience. C'est non seulement incorrect, mais aussi réactionnaire.[92]

Cette conception présente des difficultés tout à fait évidentes. En particulier, l'expérience a montré que « l'organe historique » à travers lequel une classe ouvrière réalisait sa prise de conscience pouvait dégénérer. Comment, dès lors, défendre le parti comme forme d'organisation ?

L'instrument conditionné historiquement[modifier le wikicode]

Trotsky était bien conscient de ce problème. Il avait été témoin de la désintégration de l'Internationale en 1914, du rôle directement contre-révolutionnaire de la social-démocratie en 1918-1919 et, bien sûr, de la montée du stalinisme.

Le passage cité ci-dessus continue ainsi :

La progression de la classe vers la prise de conscience, c'est-à-dire le résultat du travail du parti révolutionnaire qui entraîne à sa suite le prolétariat, est un processus complexe et contradictoire. La classe n'est pas homogène. Ses différentes parties accéderont à la prise de conscience par des chemins différents et à des rythmes différents. La bourgeoisie prend une part active dans ce processus. Elle crée ses organes dans la classe ouvrière ou utilise ceux qui existent déjà, pour opposer certaines couches d'ouvriers à d'autres. Différents partis agissent simultanément dans le prolétariat. C'est pourquoi, il reste politiquement divisé durant une grande partie de son chemin historique. Cela explique qu'apparaisse, à certaines périodes particulièrement graves, le problème du front unique.

Lorsqu'il suit une politique juste, le parti communiste exprime les intérêts historiques du prolétariat. Sa tâche consiste à gagner la majorité du prolétariat : c'est seulement ainsi qu'est possible la révolution socialiste. Le parti communiste ne peut remplir sa mission qu'en conservant une complète et totale indépendance politique et organisationnelle à l'égard des autres partis et organisations, qu'ils agissent au sein de la classe ouvrière ou à l'extérieur. Ne pas respecter cette exigence fondamentale de la politique marxiste est le plus grave de tous les crimes contre les intérêts du prolétariat en tant que classe. (...)

Mais le prolétariat accède à la prise de conscience révolutionnaire non par une démarche scolaire, mais à travers la lutte de classe, qui ne souffre pas d'interruptions. Pour lutter, le prolétariat a besoin de l'unité de ses rangs. Cela est vrai aussi bien pour les conflits économiques partiels, dans les murs d'une entreprise, que pour les combats politiques « nationaux », tels que la lutte contre le fascisme. Par conséquent, la tactique du front unique n'est pas quelque chose d'occasionnel et d'artificiel, une manœuvre habile, - non, elle découle complètement et entièrement des conditions objectives du développement du prolétariat.[93]

Cette analyse remarquablement claire, cohérente et réaliste n'était pas, à l'évidence, une généralisation sociologique hors du temps. Elle était enracinée dans le développement historique réel. Les partis de la IIème Internationale avaient, en leur temps, contribué à créer des foyers de démocratie prolétarienne :

c'est précisément pour cette voie révolutionnaire que le prolétariat a besoin de bases d'appui de démocratie prolétarienne à l'intérieur de l'Etat bourgeois. C'est à la création de telles bases que s'est réduit le travail de la IIème Internationale à l'époque où elle remplissait encore un rôle historique progressiste.[94]

Les partis de cette Internationale avaient au fil du temps pourri de l'intérieur en s'adaptant aux sociétés dans lesquelles ils opéraient ; ce développement avait évidemment une base matérielle, et pas seulement idéologique. Confrontés au test du 4 août 1914, ils avaient capitulé devant « leur propre » bourgeoisie (avec certaines exceptions : les bolcheviks, les Bulgares et les Serbes) ou adopté une position « centriste » équivoque (les Italiens, les Scandinaves, les Américains et toute une série de minorités ailleurs). C'est de cette capitulation, des conflits internes aux partis et des scissions qu'ils avaient produites, de la marée montante de l'opposition ouvrière à la guerre à partir de 1916, et des révolutions de 1917 et de 1918, qu'a jailli l'Internationale Communiste, « continuateurs directs des efforts et du martyre héroïque acceptés par une longue série de générations révolutionnaires, depuis Babeuf jusqu'à Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. ».[95]

C'était elle, désormais, qui était « l'organe historique au moyen duquel le prolétariat accède à la conscience de classe ». Les partis de l'Internationale Communiste avaient, en particulier depuis 1923, commis une série de faux pas (Trotsky n'était pas, bien évidemment, aveugle à leurs erreurs précédentes), et avaient de plus en plus suivi des politiques opportunistes ou sectaires sous la direction de Staline et de son cercle dirigeant en URSS. Malgré tout, avec toutes ses tares elle était une réalité, et non une hypothèse ; une réalité qui bénéficiait du soutien ou de la sympathie de millions de personnes dans le monde. De fait, paradoxalement, ses déficiences elles-mêmes indiquaient de façon tordue qu'elle était une véritable organisation de masse. Car Trotsky ne souscrivait pas à la vision simpliste selon laquelle les grands partis du Komintern étaient seulement des instruments de la bureaucratie stalinienne de Russie. Le problème était de corriger leur course. « Il faut se tourner vers le parti ! Il faut lui expliquer ! Il faut le convaincre ! »[96]

En termes de nécessité politique, le régime intérieur du parti doit être démocratique :

La lutte interne l'éduque, elle lui éclaire son propre chemin. Dans cette lutte, tous les membres du parti acquièrent une confiance profonde dans le caractère correct de la politique du parti et dans la fiabilité révolutionnaire de sa direction. Seule une telle conviction chez les bolcheviks de base, acquise à travers l'expérience et la lutte idéologique, donne à la direction la possibilité de lancer tout le parti dans la bataille au moment nécessaire. Et seule une profonde certitude, dans le parti lui-même, de la justesse de sa politique peut donner aux masses laborieuses confiance dans le parti. Les groupements artificiels imposés du dehors, l'absence d'une lutte idéologique libre et honnête, (...) c'est là ce qui paralyse aujourd'hui le Parti Communiste Espagnol.[97]

écrivait Trotsky en 1931. L'argument est valable de façon générale.

Cela dit, les choses n'étaient pas si simples. Peu après son expulsion d'URSS en 1929, Trotsky soulignait ce qu'il considérait comme les questions de base pour les partisans de l'Opposition de Gauche en Europe (l'attitude envers le Comité Anglo-Russe, la révolution chinoise et le « socialisme dans un seul pays »).

Certains camarades peuvent s'étonner que j'omette ici de mentionner la question du régime du parti,

continuait-il,

J'agis ainsi non par étourderie mais délibérément. Un régime de parti n'a pas de signification indépendante, se suffisant à elle-même. C'est une valeur dérivée par rapport à la politique du parti. Les éléments les plus hétérogènes sympathisent avec la lutte contre le bureaucratisme stalinien. (...) Pour un marxiste, la démocratie dans un parti, ou dans un pays, n'est pas une abstraction. La démocratie est toujours conditionnée par la lutte de forces vivantes de classes. Par le mot bureaucratisme, les éléments opportunistes. (...) entendent centralisme révolutionnaire. A l'évidence, nos conceptions n'ont rien de commun.[98]

Il est possible de naviguer dans les écrits de Trotsky postérieurs à 1917, et même dans ses textes d'après 1929 ou 1934, et d'y trouver toute une série de déclarations, les unes exaltant les vertus de la démocratie interne du parti et condamnant les mesures « administratives » contre des éléments critiques, les autres proclamant la nécessité de purges et d'expulsions. Et ce n'est pas seulement une affaire de citations extraites de leur contexte. Pour Trotsky, le rapport entre le centralisme et la démocratie interne n'était pas constant. C'était une question de contenu politique de chacun d'eux dans des circonstances spécifiques mais changeantes. Trotsky écrivait vers la fin de 1932 :

Le principe de démocratie du parti n'est aucunement identique à celui de la porte ouverte. L'Opposition de Gauche n'a jamais exigé des staliniens qu'ils transforment le parti en une somme de fractions, groupes, sectes et individus. Nous accusons la bureaucratie centriste de mettre en œuvre une politique essentiellement fausse, qui à chaque étape la met en contradiction avec la fleur du prolétariat, et de chercher un moyen de sortir de ces contradictions en étranglant la démocratie du parti.[99]

Cela peut paraître équivoque. En fait, sur le plan purement formel, c'est équivoque. La solution de la contradiction doit être trouvée dans la dynamique du développement du parti. Le parti, pensait Trotsky, ne peut croître, en termes de véritable influence de masse et non en effectifs, si ce n'est à travers une relation réciproque, un processus d'interaction, avec des couches de plus en plus larges de travailleurs. Pour cela la démocratie interne du parti est indispensable. Elle fournit le moyen d'un retour de l'expérience de la classe dans le parti. Un développement semblable n'est pas toujours possible. Souvent, des circonstances objectives empêchent cette croissance. Mais le parti doit toujours être prêt à sa possibilité. Autrement il ne sera pas capable de saisir les opportunités qui se présentent de temps à autre.

Par conséquent, le régime doit en toute circonstance être aussi ouvert et flexible que possible, tout en préservant l'intégrité révolutionnaire du parti. La précision est importante. Car des circonstances défavorables affaiblissent les liens entre le parti et les couches de travailleurs avancés et aggravent ainsi le problème des « fractions, groupes et sectes » qui peuvent devenir un obstacle à la croissance de la démocratie interne du parti telle que Trotsky la concevait, essentiellement un mécanisme par lequel le parti se relie à des sections plus larges de la classe ouvrière, apprenant d'elles et en même temps gagnant le droit de les diriger.

L'argument est peut-être trop abstrait. Pour lui donner une forme concrète, penchons-nous sur ce passage de l'Histoire de la révolution russe de Trotsky, dans lequel il traite de l'isolement de Lénine par rapport à la majorité de la direction du parti après la Révolution de Février.

Contre les vieux bolcheviks [en avril 1917], Lénine trouva un appui dans une autre couche du parti, déjà trempée, mais plus fraîche et plus liée avec les masses. Dans l'insurrection de Février, les ouvriers bolcheviks, comme nous savons, jouèrent un rôle décisif. Ils estimèrent qu'il allait de soi que le pouvoir fût pris par la classe qui avait remporté la victoire. (...) Il y avait presque partout des bolcheviks que l'on accusait de maximalisme, voire d'anarchisme. Ce qui manquait aux ouvriers révolutionnaires, c'était seulement des ressources théoriques pour défendre leurs positions. Mais ils étaient prêts à répondre au premier appel intelligible.

Vers cette couche d'ouvriers qui s'étaient définitivement mis debout pendant la montée des années 1912-1914, s'orientait Lénine.[100]

Ce modèle apparaît à de nombreuses reprises dans les écrits de Trotsky. Un parti de masse, à l'inverse d'une secte, est nécessairement aux prises avec des forces extrêmement puissantes, en particulier dans des circonstances révolutionnaires. Ces forces trouvent inévitablement une expression à l'intérieur du parti. Pour maintenir le parti sur sa trajectoire (en pratique, corriger le cap continuellement dans une situation changeante) la relation complexe entre la direction, les diverses couches de cadres et les travailleurs qu'ils influencent, et par lesquels ils sont influencés, s'exprime et doit s'exprimer sous la forme d'une lutte politique à l'intérieur du parti. Si celle-ci est étouffée artificiellement par des moyens administratifs, le parti se perdra.

Une fonction indispensable de la direction, elle-même formée par sélection dans les luttes antérieures, est de comprendre quand il faut serrer les rangs pour préserver le cœur de l'organisation de la désintégration sous l'action de pressions extérieures défavorables - mettre l'accent sur le centralisme - et quand ouvrir l'organisation et utiliser des couches de travailleurs avancés à l'intérieur et à l'extérieur du parti pour surmonter le conservatisme de certaines sections des cadres et de la direction - mettre l'accent sur la démocratie - afin de changer rapidement de cap.

Tout ceci implique une conception exaltée du rôle de la direction, ce que possédait très certainement le Trotsky d'après 1917. Il devait affirmer en 1938 que « la crise historique de l'humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire. » C'était une conception, malgré tout, de la croissance organique des cadres dirigeants en relation avec les expériences du parti dans la lutte des classes réelle. Bien sûr, les cadres dirigeants devaient incarner une tradition et l'expérience du passé (de Babeuf à Karl Liebknecht), une connaissance des stratégies et des tactiques qui avaient été testées dans de nombreux pays à des époques différentes pendant de nombreuses années. Cette connaissance était nécessairement, pour l'essentiel, théorique, et Trotsky était moins que personne porté à la sous-estimer. C'était, pour avoir une direction capable de mener à la victoire, une condition nécessaire mais non suffisante. L'expérience du parti dans l'action et dans ses rapports changeants avec diverses sections de travailleurs était le facteur additionnel, irremplaçable, qui ne pouvait être développé que dans la pratique.

Une anomalie[modifier le wikicode]

Du vivant de Trotsky, un seul parti communiste, celui de l'URSS, a détenu le pouvoir d'Etat (à part certaines régions contrôlées par le PC chinois dans les années 30).

Trotsky les classait tous comme des organisations « centristes bureaucratiques », en d'autres termes des organisations ouvrières qui vacillaient entre les politiques réformiste et révolutionnaire. Après 1935, avec la ligne du front populaire, il conclut qu'ils étaient devenus sociaux-patriotes, « des agences jaunes du capitalisme pourrissant ».[101]

Mais ces termes se réfèrent à des organisations ouvrières, à des partis qui sont obligés d'entrer en compétition avec d'autres partis pour obtenir le soutien de leur propre mouvement ouvrier. Le PCUS, certainement après 1929 sinon plus tôt, n'était pas du tout un parti dans ce sens. C'était un appareil bureaucratique, l'instrument d'un despotisme totalitaire. Trotsky admettait cela partiellement : « Le parti [le PCUS] n'existe pas comme parti aujourd'hui. L'appareil centriste l'a étranglé »,[102] écrivait-il en 1930. Cela ne l'empêchait pas de conclure que le PCUS était d'une espèce fondamentalement différente de celle des partis ouvriers en dehors de l'URSS.

Même après qu'il ait abandonné (en octobre 1933) tout espoir d'une réforme pacifique du régime de l'URSS, la confusion persista. Bien sûr, elle était associée avec l'idée que bien que la réforme soit impossible, l'URSS n'en demeurait pas moins un Etat ouvrier dégénéré.

La question prit de l'importance quelques années après la mort de Trotsky lorsque toute une série de nouveaux Etats staliniens virent le jour sans révolutions prolétariennes et avec un ensemble de « partis communistes » au pouvoir qui manifestement n'étaient pas des partis ouvriers dans le sens de la conception de Trotsky. Cette contradiction était déjà contenue dans les propres positions de Trotsky d'après 1933.

Le fil est coupé[modifier le wikicode]

Nous avons vu que la conception arrivée à maturité de Trotsky quant à la relation entre le parti et la classe n'était ni abstraite ni arbitraire, mais qu'elle était enracinée à la fois dans l'expérience du bolchevisme en Russie et dans le développement historique réel qui avait conduit à l'apparition de partis communistes de masse dans un certain nombre de pays importants.

Mais que se passe-t-il si ce développement s'enlise ? Si l'examen de « l'instrument conditionné historiquement » n'est pas satisfaisant ? Trotsky avait envisagé cette possibilité, pour la rejeter fermement. Il écrivait en 1931 :

Hugo Urbahns, qui se considère comme un « communiste de gauche », déclare que le Parti Communiste allemand a fait faillite, qu'il est mort politiquement, et il propose de construire un nouveau parti. Si Urbahns avait raison, cela signifierait que la victoire des fascistes est assurée, car il faut des années pour créer un nouveau parti (de plus, il n'est absolument pas prouvé que le parti d'Urbahns sera meilleurs que celui de Thaelmann : quand Urbahns était à la tête du parti, il n'y avait pas moins d'erreurs). Si le fascisme conquérait effectivement le pouvoir, cela signifierait non seulement la liquidation physique du parti communiste, mais aussi sa faillite politique complète. (...) C'est pourquoi l'arrivée des fascistes au pouvoir rendrait, selon toute vraisemblance, nécessaire la création d'un nouveau parti révolutionnaire et d'une nouvelle internationale. Ce serait une effroyable catastrophe historique. Seuls de véritables liquidateurs, ceux qui, se réfugiant derrière des phrases creuses, se préparent en fait à capituler lâchement avant le combat, considèrent dès maintenant que tout cela est inévitable. (...) Nous sommes fermement persuadés que la victoire sur les fascistes est possible non après leur arrivée au pouvoir, non après cinq, dix ou vingt ans de leur domination, mais aujourd'hui, dans la situation actuelle, dans les mois ou les semaines à venir.[103]

Mais Hitler prit le pouvoir. Sans la moindre considération pour le caractère brillant et convaincant des arguments de Trotsky, le Parti Communiste Allemand, avec son quart de million d'adhérents et ses six millions de voix (en 1932), maintint son cap fatal. Il fut écrasé, sans opposer la moindre résistance, et avec lui les « sociaux-fascistes », les syndicats et la totalité des organisations politiques, culturelles et sociales créées par la classe ouvrière allemande dans les soixante années précédentes.

En 1931 Trotsky avait décrit l'Allemagne comme « la clé de la situation internationale. (...) Le tour que prendra le dénouement de la crise allemande réglera pour de très nombreuses années non seulement le destin de l'Allemagne (ce qui en soi est déjà beaucoup), mais aussi le destin de l'Europe et du monde entier. »[104]

C'était une prévision correcte. La défaite de la classe ouvrière allemande transforma la politique mondiale. L'échec du Parti Communiste ne serait-ce qu'à essayer de résister fut un coup aussi sévère que l'avait été la capitulation de la social-démocratie en 1914. C'était le 4 août de l'Internationale Communiste.

Que reste-t-il donc de « l'organe historique au moyen duquel le prolétariat accède à la conscience de classe » ? De 1933 jusqu'à sa mort en août 1940, Trotsky s'est mesuré avec ce qui s'avérait un dilemme insoluble, à cette époque et longtemps après. En juin 1932 il avait écrit :

Les staliniens, par leur persécution, voudraient nous pousser sur la voie d'un second parti et d'une quatrième internationale. Ils comprennent qu'une erreur fatale de ce genre de la part de l'Opposition aurait pour résultat de ralentir sa croissance pour des années, sinon d'annuler tous ses succès purement et simplement.[105]

Moins d'un an plus tard, il était forcé d'admettre, d'abord, que le parti allemand avait cessé d'exister, et un peu plus tard (après que l'exécutif du Komintern ait déclaré en avril 1933 que sa politique en Allemagne avait été « complètement correcte ») que tous les partis communistes étaient morts comme organisations révolutionnaires, que ce qu'il fallait c'était « de nouveaux partis communistes et une nouvelle internationale » (titre d'un article daté de juillet 1933).

La courroie de transmission entre la théorie et la pratique avait été rompue. Avant 1917, Trotsky avait compté sur l'action spontanée de la classe ouvrière pour surmonter le conservatisme du parti. Après 1917, il reconnaissait le parti ouvrier révolutionnaire comme l'instrument indispensable de la révolution socialiste. Le manque de tels partis enracinés dans la classe ouvrière et possédant des cadres mûrs et expérimentés avait produit la tragédie des mouvements révolutionnaires de masse de 1918-1919 en Allemagne, Autriche, Hongrie et ailleurs, des luttes spontanées menant à la défaite.

Le moyen de surmonter la déficience - les partis de l'Internationale Communiste - avaient eux-mêmes dégénéré au point où ils étaient devenu des obstacles à une résolution révolutionnaire de nouvelles crises sociales profondes.

Il était nécessaire de tout reprendre au départ. Mais que restait-il avec quoi démarrer ? Dans l'ensemble, il ne restait rien que des petits groupes (souvent minuscules), dont les caractéristiques communes incluaient l'isolement du véritable mouvement des travailleurs et de l'engagement direct dans les luttes ouvrières. Les exceptions partielles apparentes à cette situation générale - ceux qui pouvaient compter leurs membres en centaines ou en milliers plutôt qu'en douzaines - les Archiomarxistes grecs, le RSAP hollandais et, un peu plus tard, le POUM espagnol, tous s'avérèrent de frêles roseaux ; centristes plus que révolutionnaires, obstacles plus qu'alliés.

C'est avec de telles forces que Trotsky commença à reconstruire. Il n'avait pas d'autre choix sinon la retraite dans la passivité ou dans cette passivité déguisée qu'on appellera plus tard le « marxisme occidental », pour autant qu'il s'agisse là de choix. Les liens avec le mouvement ouvrier réel étant coupés, le « trotskysme », même du vivant de Trotsky, commença à s'accoutumer à son milieu - celui de petites sections radicalisées de la couche intellectuelle de la petite bourgeoisie. Comme nous allons le voir, Trotsky mena une longue bataille contre cette adaptation. En même temps, les cruelles nécessités de la situation l'amenèrent à adopter des positions qui, malgré sa volonté et sa lucidité, contribuèrent à l'aggraver.

La nouvelle Internationale[modifier le wikicode]

Si la Gauche communiste dans le monde consistait en cinq individus, ils auraient néanmoins été obligés de construire simultanément une nouvelle organisation internationale en même temps qu'une ou plusieurs organisations nationales.

Il est faux de voir une organisation nationale comme la fondation et l'Internationale comme un toit. La relation entre elles est de type entièrement nouveau. Marx et Engels ont commencé le mouvement communiste en 1847 avec un document international et la création d'une organisation internationale. La même chose s'est répétée dans la création de la I° Internationale. C'est exactement le même chemin qu'a suivi la Gauche de Zimmerwald dans sa préparation pour la III° Internationale. Aujourd'hui ce chemin est dicté bien plus impérieusement qu'à l'époque de Marx. Il est bien entendu possible à l'époque de l'impérialisme pour une tendance prolétarienne révolutionnaire d'apparaître dans un pays ou un autre, mais elle ne peut se développer dans un pays isolé : le lendemain même de sa formation, elle doit chercher ou créer des liens internationaux, une organisation internationale, parce qu'une garantie de justesse d'une politique nationale ne peut être trouvée que par cette voie. Une tendance qui demeure fermée nationalement pendant plusieurs années se condamne elle-même irrévocablement à la dégénérescence.[106]

Trotsky écrivit ceci, dans le cadre d'une polémique avec la secte italienne gauchiste de Bordiga, à une époque où il était toujours engagé dans une démarche politique de réforme des partis communistes existants. Il argumentait en faveur d'une fraction internationale orientée sur une internationale existante. La logique de cette position, à l'inverse des arguments utilisés pour la soutenir, semblait irréfutable.

Les arguments en eux-mêmes ne résistent pas à l'examen critique. Marx et Engels n'ont pas commencé avec la « création d'une organisation internationale ». Le Manifeste Communiste a été écrit pour une Ligue Communiste qui existait déjà (même si ses idées communistes étaient très primitives) et qui n'était internationale que dans le sens où elle existait dans plusieurs pays. C'était essentiellement une organisation allemande, composée d'artisans et d'intellectuels allemands émigrés vivant à Paris, Bruxelles et ailleurs, ainsi que de groupes basés en Rhénanie et en Suisse germanophone.

La Première Internationale a débuté comme une alliance entre des organisations syndicales britanniques existantes, sous influence libérale, et des organisations françaises dominées par les idées proudhoniennes, et attira plus tard d'autres groupes de caractère et de nationalité divers. Loin de « répéter » l'expérience de la Ligue Communiste, elle se développait sur des lignes exactement inverses - sans base programmatique initiale et sans organisation centralisée. La même chose est vraie, à un degré moindre, de la Deuxième Internationale, que Trotsky ne mentionne pas ici.

La référence à Zimmerwald ne tient pas non plus. La Gauche de Zimmerwald (à la différence du courant zimmerwaldien dans son ensemble) était constituée du Parti Bolchevik, un parti national de masse, plus d'individus plus ou moins isolés (« un Lithuanien, le Polonais Karl Radek, deux délégués suédois et Julian Borchard, délégué d'un groupuscule, les Socialistes Internationaux Allemands. »)[107]

Sur le plan pratique, Trotsky n'avait pas le choix. Il n'avait désormais de base dans aucun mouvement ouvrier. Tout contact avec ses partisans en URSS avait cessé dès le printemps de 1933.[108] Il fallait assembler tout ce qui pouvait l'être, partout où c'était possible, pour créer un courant politique. L'argument selon lequel une plate-forme internationale était nécessaire - ou une analyse commune des problèmes du mouvement ouvrier - était indiscutable. Trotsky s'employa à les fournir. Mais une confusion avait été introduite entre les idées et l'organisation, entre la tendance politique et le parti mondial. Au bout de quelques années, Trotsky abandonna tacitement sa conception du parti révolutionnaire comme « l'organe historique au moyen duquel le prolétariat accède à la conscience de classe » et lança une « Internationale » qui n'avait de base digne de ce nom dans aucun mouvement ouvrier.

Cela dit, Trotsky commença d'abord par essayer de trouver de nouvelles forces. Les groupes trotskystes étaient minuscules. La puissance des staliniens les avait relégués dans un ghetto politique qui, de plus, était localisé socialement dans une section de l'intelligentsia petite bourgeoise.

Comment briser l'isolement, prolétariser le trotskysme et injecter une quantité significative de travailleurs dans de nouveaux partis communistes ?

Les obstacles étaient énormes. Un important effet à long terme de la défaite en Allemagne avait été de créer un immense désir d'unité parmi les militants ouvriers, de telle sorte que l'appel à créer de nouveaux partis et une nouvelle internationale, en d'autres termes à une nouvelle scission, tomba sur le sol le moins fertile qui fût. Trotsky s'était fait le pionnier de l'appel au front unique ouvrier contre le fascisme. Mais alors que cet appel commençait à gagner du terrain dans les partis socialistes après 1933 (et bientôt également dans les partis communistes) les partisans de Trotsky pouvaient être et furent représentés comme des scissionnistes. Leur isolement fut dès lors renforcé.

Après que des tentatives initiales de « regroupement » avec divers groupes centristes et réformistes de gauche (comme l'ILP britannique) aient échoué (produisant une riche moisson, sous la plume de Trotsky, de polémiques contre le centrisme), Trotsky proposa la démarche drastique d'entrisme dans les partis sociaux-démocrates. Plus exactement, il fut préconisé pour des cas spécifiques - la France en premier (d'où l'expression : le « tournant français ») - mais il en vint à être généralisé en pratique. L'argument était que les sociaux-démocrates évoluaient vers la gauche, créant ainsi un climat favorable au travail révolutionnaire ; qu'ils attiraient de nouvelles couches de travailleurs et présentaient un environnement incomparablement plus prolétarien que les groupes de propagande isolés dans lesquels logeait le trotskysme.

L'opération était conçue sur le court terme ; une lutte aiguë et dure contre les réformistes et les centristes, puis une scission et la fondation du parti. « L'entrisme dans un parti réformiste ou centriste ne comporte pas en soi de perspective à long terme. Ce n'est qu'un stade qui, dans certaines conditions, peut se limiter à un épisode. »[109]

Concrètement, l'opération échoua dans ses buts stratégiques ; elle ne réussit pas à changer la relation des forces ou à améliorer la composition sociale des groupuscules trotskystes. Les raisons fondamentales de l'échec étaient les conséquences de la défaite en Allemagne et du tournant de l'Internationale Communiste d'abord vers le front unique (1934), ensuite vers le front populaire (1935), de l'impact important de ces changements et de l'évolution vers la droite de l'ensemble du mouvement ouvrier qui en était le résultat. De plus, la campagne anti-trotskyste de Staline présenta bientôt Trotsky et ses partisans comme des agents fascistes.

Les circonstances qui avaient permis aux révolutionnaires de gagner des partis centristes de masse évoluant vers la gauche comme l'USPD allemand ou la majorité des socialistes français à l'Internationale Communiste en 1919-21 n'existaient tout simplement pas en 1934-35. Quelles que soient les erreurs commises par Trotsky ou ses partisans au cours du « tournant français », elles n'eurent que des effets secondaires comparées à ceux d'une situation profondément défavorable.

Certains des gains revendiqués à l'actif de la tactique d'entrisme étaient réels. Ils comportaient une rupture avec beaucoup de ceux que Trotsky appelait des « conservateurs sectaires », c'est-à-dire ceux qui ne s'ajustaient pas à la politique active, sortie du petit cercle propagandiste dans les milieux intellectuels.

Vers la fin de 1933 Trotsky écrivait :

Une organisation révolutionnaire ne peut se développer sans se purger, en particulier dans les conditions du travail légal, lorsque des éléments fortuits, étrangers ou dégénérés se placent sous le drapeau de la révolution. (...) Nous sommes en train d'opérer un tournant révolutionnaire important. Dans de tels moments les crises internes et les scissions sont absolument inévitables. Les craindre consiste à substituer le sentimentalisme petit bourgeois et les combinaisons personnelles à la politique révolutionnaire. La Ligue [le groupe trotskyste français] passe par une première crise sous le drapeau de grands et limpides critères révolutionnaires. Dans ces conditions une scission d'une partie de la Ligue constituera un grand pas en avant. Elle rejettera tout ce qu'il y a de malade, d'infirme et de bon à mettre au rebut ; elle donnera une leçon aux éléments hésitants et mous ; elle endurcira la meilleure partie de la jeunesse; elle assainira l'atmosphère interne; et elle ouvrira à la Ligue de grandes possibilités nouvelles.[110]

Il ne fait aucun doute que tout cela était correct en pratique et, en fait, de nouvelles forces furent recrutées dans les organisations de jeunesse socialistes pour remplacer ceux qui avaient été éliminés (ou plus exactement, dans la plupart des cas, qui étaient partis). Malgré tout, l'équilibre des forces - la faiblesse pathétique de la gauche révolutionnaire - restait fondamentalement inchangé. Alors que faire ?

Trotsky poussa à la fondation de la Quatrième Internationale. Après avoir déclaré de façon répétée que cela ne pouvait pas être une perspective immédiate, les forces n'étant pas disponibles - jusqu'en 1935 il dénonçait comme un « stupide commérage » l'idée que « les trotskystes veulent proclamer la Quatrième Internationale jeudi prochain »[111] - il proposa, au bout d'un an, précisément cela : la proclamation de la nouvelle Internationale. A cette occasion, il fut incapable de convaincre ses partisans. Il ne les gagna qu'en 1938.

Les forces adhérant à la Quatrième Internationale en 1938 étaient plus faibles, et non plus fortes, que celles qui avaient existé en 1934 (le SWP américain était la seule exception sérieuse). La Révolution Espagnole avait été étranglée entre-temps. Trotsky justifiait sa décision par une retraite partielle et inavouée vers le semi-spontanéisme qu'il avait soutenu avant 1917, de même que par une analogie avec la position de Lénine en 1914.

L'écart entre nos forces et les tâches de demain est bien plus clairement perçu par nous que par nos critiques,

écrivait Trotsky à la fin de 1938.

Mais la sévère et tragique dialectique de notre époque œuvre en notre faveur. Portées à un point extrême d'exaspération et d'indignation, les masses ne trouveront pas d'autre direction que celle offerte par la Quatrième Internationale.[112]

Mais 1917 avait montré positivement, 1918-19 négativement, et, par dessus tout, 1936 avait démontré le caractère indispensable de partis enracinés dans leurs classes ouvrières nationales par une longue période de lutte pour des revendications partielles. Trotsky avait reconnu cela plus clairement que beaucoup d'autres. Dans la mesure où de tels partis n'existaient pas, et que le besoin en était extrêmement urgent, il trouva refuge dans un « Weltgeist » [« esprit du monde » - NdT] révolutionnaire qui parviendrait à les créer à partir d'un déclenchement spontané « d'exaspération et d'indignation », à condition que soit brandi un « drapeau sans taches ». La montée spontanée élèverait, au cours de la guerre ou bientôt après, les « directions » isolées et inexpérimentées des sections de la Quatrième Internationale au rang de direction de partis de masse.

L'analogie avec Lénine en 1914 était doublement inappropriée. Lorsque Lénine écrivait en 1914 : « La Seconde Internationale est morte : vive la Troisième Internationale ! », il était déjà le dirigeant le plus influent d'un véritable parti de masse dans un grand pays. Malgré tout, il ne songea à appeler à la fondation de la Troisième Internationale qu'un an et demi après la Révolution d'Octobre et à un moment où, estimait-il, un mouvement révolutionnaire de masse ascendant existait en Europe. Que Trotsky décidât de négliger tout cela est un tribut à sa volonté révolutionnaire. Cela dit, sur le plan politique, ses partisans devaient être sérieusement désorientés lorsque, après sa mort, une montée très réelle des luttes passa sous leurs yeux en les ignorant - ce qui était inévitable du fait de leur isolement - et confrontés à de grandes difficultés pour mettre en œuvre une orientation révolutionnaire réaliste.

Il y avait, dans les conceptions de Trotsky à l'époque, un élément de quasi-messianisme. Dans une situation désespérément difficile, avec le fascisme sur la voie ascendante, une succession de défaites accumulées par le mouvement ouvrier et une nouvelle guerre mondiale imminente, le drapeau de la révolution devait être déployé, le programme du communisme réaffirmé, jusqu'à ce que la révolution elle-même vienne transformer la situation.

Peut-être lui aurait-il été impossible de conserver ses partisans sans une vision de cette sorte, qui, dans ce cas, était donc une déviation nécessaire de ses opinions mûries. Mais le prix à payer plus tard n'en fut pas moins très réel.

5. L'héritage[modifier le wikicode]

L'essence de la tragédie, a écrit Trotsky, est le contraste entre des fins grandioses et des moyens insignifiants. Quelle que soit la valeur de cette formule en tant que généralisation, elle résume avec assez d'exactitude la situation peu enviable de Trotsky dans les dernières années de sa vie. L'homme qui avait dans les faits organisé l'insurrection d'Octobre, dirigé les opérations des armées rouges, qui avait traité - comme ami ou ennemi - avec les partis ouvriers de masse (révolutionnaires et réformistes) à travers le Komintern, en était désormais réduit à batailler pour maintenir une poussière de groupes minuscules, pratiquement tous impuissants à influencer le cours des évènements, même de façon marginale.

Il était forcé d'intervenir à tout bout de champ sur des centaines de querelles mesquines dans une poignée de groupuscules. Certaines des disputes, bien sûr, se rapportaient à des questions sérieuses de principes politiques, mais même celles-ci, Trotsky le voyait bien, étaient causées par l'isolement des groupes du mouvement réel de la classe ouvrière et par l'influence de leur milieu petit bourgeois - parce que c'était le milieu dans lequel ils avaient été élevés et auquel beaucoup d'entre eux s'étaient adaptés.

Malgré tout il se battit jusqu'à la fin. Inévitablement, son isolement forcé de toute participation réelle au mouvement ouvrier, dans lequel il avait autrefois joué un rôle si important, affectait jusqu'à un certain point sa compréhension du cours en permanence changeant de la lutte des classes. Même sa vaste expérience et ses réflexes tactiques géniaux ne pouvaient entièrement remplacer le manque d'informations en retour de la part de militants engagés dans la lutte quotidienne, qui ne sont possibles que dans un véritable parti communiste. En même temps que l'isolement se perpétuait, cela devint plus apparent. Comparez son Programme de transition de 1938 avec son prototype, le Programme d'action pour la France (1934). En fraîcheur, pertinence, spécificité et caractère concret de la relation avec une lutte en cours, ce dernier est clairement supérieur.

Et ce n'était certainement pas une question d'affaiblissement des capacités intellectuelles. Certains des derniers écrits inachevés de Trotsky, comme Les syndicats à l'époque de la décadence impérialiste, sont des contributions majeures à la pensée marxiste. C'est une question, une fois de plus, de manque de contact intime avec un nombre significatif de militants engagés dans la lutte des classes réelle.

Pourtant, lorsque Trotsky fut assassiné en août 1940 par l'agent de Staline Jacson-Mercader, il laissait derrière lui un mouvement. Quelles que fussent la fragilité et les déficiences de ce mouvement, et elles étaient substantielles, c'était une réalisation grandiose. La montée du stalinisme, puis le triomphe du fascisme dans la plus grande partie de l'Europe, ont failli faire disparaître la tradition communiste authentique du mouvement ouvrier. Le fascisme détruisait directement, écrasant les organisations des travailleurs partout où il accédait au pouvoir. Le stalinisme fit la même chose par des moyens différents à l'intérieur de l'URSS. En dehors de l'URSS, il corrompit et étrangla dans les faits la tradition révolutionnaire en tant que mouvement de masse.

Il est difficile aujourd'hui de mesurer dans toute sa force le torrent de calomnies et d'insultes auquel Léon Trotsky et ses partisans ont été exposés au cours des années trente. La totalité des ressources propagandistes de l'URSS et des partis du Komintern a été consacrée à dénoncer les « trotskystes » (réels ou imaginaires) comme agents d'Hitler, de l'empereur du Japon et de toute forme de réaction. Le massacre des vieux bolcheviks en URSS (certains exécutés après des procès à grand spectacle, la plupart assassinés sans jugement) fut représenté comme un triomphe pour les forces du « socialisme et de la paix », comme l'affirmait le slogan stalinien de l'époque.

Chaque traître au socialisme, faible, corrompu et ambitieux, au sein de l'Union soviétique, s'est vendu pour accomplir le travail infâme du capitalisme et du fascisme,

déclarait le rapport du CC au 15ème Congrès du Parti Communiste de Grande Bretagne en 1938.

En première ligne de la destruction, du sabotage et de l'assassinat se trouve l'agent fasciste Trotsky. Mais les défenses du peuple soviétique sont fortes. Sous la direction de notre camarade bolchevik Iejov, les espions et les naufrageurs ont été démasqués devant le monde et mis en jugement.[113]

Iejov, qui s'était hissé au pouvoir par le meurtre judiciaire de son prédécesseur Iagoda, était le chef de la police qui présida en URSS à l'extermination des communistes et au massacre de bien d'autres en 1937-38, au point culminant de la terreur stalinienne.

La ligne officielle, déterminée par Staline lui-même, était que « le trotskysme est le fer de lance de la bourgeoisie contre-révolutionnaire, menant la lutte contre le communisme. »[114] Cette campagne massive de mensonges, avec l'aide des nombreux compagnons de route « libéraux » et sociaux-démocrates qui avaient été attirés par les PC après 1935, fut maintenue pendant plus de vingt ans. Elle servait à vacciner les militants communistes contre la critique marxiste du stalinisme. D'une importance au moins égale, pour les petites organisations révolutionnaires de l'époque, était la démoralisation générale engendrée par l'effondrement des fronts populaires et l'approche de la Deuxième Guerre mondiale.

Trotsky exprima cela avec force dans une discussion au printemps de 1939.

Nous ne progressons pas politiquement. C'est un fait, qui est l'expression de la décadence générale du mouvement ouvrier dans les quinze dernières années. C'est la cause la plus générale. Lorsque le mouvement révolutionnaire en général est en déclin, lorsque les défaites se succèdent, lorsque le fascisme se répand dans le monde, lorsque le « marxisme » officiel est la plus puissante organisation de tromperie des travailleurs, et ainsi de suite, il est inévitable que les éléments révolutionnaires doivent agir contre le courant historique général, même si nos idées, nos explications, sont aussi exactes et sages qu'on peut l'exiger. Mais les masses ne sont pas éduquées par des pronostics, mais par leur vécu général. C'est l'explication la plus générale - la situation dans son ensemble est contre nous.[115]

Le petit mouvement de la Quatrième Internationale qui survécut à ces conditions glaciaires sous l'inspiration et la direction de Trotsky était politiquement meurtri par l'expérience à un degré plus grave que ce qui était immédiatement apparent. Il devait par la suite connaître d'autres mutations. Malgré tout, il est le seul courant authentiquement communiste qui a survécu à l'âge de glace.

La situation mondiale en 1938-1940[modifier le wikicode]

Au cœur de la vision du monde de Trotsky dans ses dernières années était la conviction que le système capitaliste était proche de son dernier soupir.

La prémisse économique de la révolution prolétarienne est arrivée depuis longtemps au point le plus élevé qui puisse être atteint sous le capitalisme. Les forces productives de l'humanité ont cessé de croître. Les nouvelles inventions et les nouveaux progrès techniques ne conduisent plus à un accroissement de la richesse matérielle,

écrivait-il dans son Programme de 1938.

Les crises conjoncturelles, dans les conditions de la crise sociale de tout le système capitaliste, accablent les masses de privations et de souffrances toujours plus grandes. La croissance du chômage approfondit, à son tour, la crise financière de l'Etat et sape les systèmes monétaires ébranlés. Les gouvernements, tant démocratiques que fascistes, vont d'une banqueroute à l'autre.[116]

Cela pourrait passer pour une description de l'Etat de la plus grande partie de l'économie mondiale à l'époque. Comme on l'a déjà vu, Trotsky était profondément impressionné par le contraste entre cette stagnation et la croissance industrielle rapide de l'URSS (il y avait d'autres exceptions importantes, cependant, que Trotsky ne considère pas : la production industrielle du Japon doubla entre 1927 et 1936 et continua à croître, et dans l'Allemagne d'Hitler le chômage disparut virtuellement dans la course au réarmement).

Mais ce dans quoi Trotsky était engagé était plus qu'une description. Il pensait que la situation du capitalisme était sans issue. « Le déclin du capitalisme atteint des limites extrêmes, tout comme le déclin de la vieille classe dirigeante. Ce système ne peut plus survivre »,[117] écrivait-il en 1939.

Dans ce cadre, les partis ouvriers réformistes ne pouvaient obtenir des gains pour leur base, « alors que chaque revendication sérieuse du prolétariat et même chaque revendication progressive de la petite bourgeoisie conduisent inévitablement au-delà des limites de la propriété capitaliste et de l'Etat bourgeois »[118], comme le dit le Programme de transition.

Cela ne signifiait pas que les partis de masse du réformisme devaient automatiquement disparaître - l'inertie historique et le manque d'une alternative évidente les préserverait pendant un certain temps. Mais ils n'avaient plus de base vraiment stable. Ils avaient été déstabilisés. Le choc de la guerre et de la crise d'après-guerre les ruinerait.

Ces partis, pensait Trotsky, incluaient les partis communistes.

Le passage définitif de l'Internationale communiste du côté de l'ordre bourgeois, son rôle cyniquement contre-révolutionnaire dans le monde entier, particulièrement en Espagne, en France, aux Etats-Unis et dans les autres pays « démocratiques », ont créé d'extraordinaires difficultés supplémentaires au prolétariat mondial. Sous le signe de la révolution d'Octobre, la politique conciliatrice des « Fronts populaires » voue la classe ouvrière à l'impuissance et fraie la voie au fascisme.[119]

Il avait dit que, depuis 1935, « rien ne distingue désormais les communistes des sociaux-démocrates sinon la phraséologie traditionnelle, qu'il n'est pas difficile de désapprendre. »[120]

La réalité devait s'avérer plus complexe, ce qui devait finalement précipiter une crise fondamentale dans le mouvement de la Quatrième Internationale. Trotsky mettait en évidence une tendance réelle, mais l'échelle temporelle de son développement était beaucoup plus grande qu'il ne le croyait. Après le Pacte Hitler-Staline (août 1939) les partis du Komintern restèrent loyaux envers Moscou et dans la « Guerre froide » à partir de la fin de 1948 ils ne capitulèrent pas non plus devant « leurs propres » bourgeoisies. Leur politique n'était pas révolutionnaire, mais elle n'était pas non plus simplement réformiste au sens ordinaire. Ils conservèrent, pendant près de vingt ans, une orientation « de gauche » vis à vis de l'Etat bourgeois (consolidée par leur exclusion systématique, après 1947, des gouvernements en France, en Italie et ailleurs), ce qui rendait la création d'une alternative révolutionnaire extrêmement difficile, même si d'autres facteurs avaient été plus favorables.

Et dans un cas d'importance, la Chine, et dans d'autres plus modestes (comme l'Albanie, la Yougoslavie et le Nord Vietnam) des partis staliniens détruisirent dans les faits des Etats bourgeois faibles et les remplacèrent par des régimes calqués sur le modèle russe. En particulier, la révolution chinoise de 1948-49 remettait en question l'analyse trotskyste classique des partis staliniens, en tous cas pour les pays arriérés. Car si on la considérait comme une révolution prolétarienne, la base de l'existence de la Quatrième Internationale - la nature essentiellement contre-révolutionnaire du stalinisme - était détruite. Si, par ailleurs, elle était, d'une manière ou d'une autre, une révolution bourgeoise - une « nouvelle démocratie » comme l'appelait Mao Zedong à l'époque - la théorie de la révolution permanente était en difficulté. Cet aspect de la question sera examiné plus loin. Ce qu'il importe ici de relever est que le déclenchement de la révolution, quelle que soit l'opinion qu'on pouvait avoir sur sa nature, redora le blason révolutionnaire du stalinisme pour une longue période.

Mais la plus importante erreur que commit Trotsky à l'époque fut de considérer que le capitalisme n'avait pas d'issue sur le plan économique, même si la révolution prolétarienne était contenue. Qu'il en fût convaincu est indiscutable. « Si l'on considère, au contraire », écrivait-il vers la fin de 1939,

que la guerre actuelle provoquera non point la révolution mais la déchéance du prolétariat, il n'existe alors qu'une autre issue à l'alternative : la décomposition ultérieure du capitalisme monopoliste, sa fusion ultérieure avec l'Etat et la disparition de la démocratie, là où elle s'est encore maintenue, au profit d'un régime totalitaire. L'incapacité du prolétariat à prendre en main la direction de la société pourrait effectivement, dans ces conditions, mener à l'émergence d'une nouvelle classe exploiteuse issue de la bureaucratie bonapartiste et fasciste. Ce serait, selon toute vraisemblance, une régime de décadence, qui signifierait le crépuscule de la civilisation.[121]

Trotsky aurait peut-être, si on l'y avait poussé, concédé qu'un renouveau économique temporaire était possible sur une base cyclique. Il avait été prompt à noter la rémission limitée du capitalisme européen en 1920-21 (et à en tirer des conclusions politiques) et avait signalé une certaine remontée, à partir des profondeurs de 1929-31, au début des années trente. Mais il excluait complètement la possibilité d'un mouvement économique prolongé vers le haut tel que celui qui avait donné naissance au réformisme dans les décennies précédant la Première Guerre mondiale.

C'était une vue courante dans la gauche à cette époque. Et pourtant les preuves étaient déjà présentes de la capacité de la production d'armements sur une grande échelle à générer une croissance économique globale - une croissance qui n'était pas limitée au secteur guerrier de l'économie. Bien sûr, ces indices se reliaient aux préparatifs directs de la Deuxième Guerre mondiale. Mais supposons que la préparation à la guerre puisse être rendue permanente, ou semi-permanente ?

En fait, après la Deuxième Guerre mondiale, le capitalisme connut un renouveau massif. Non seulement on n'assista pas à la généralisation de la contraction et du déclin, mais il y eut une expansion économique bien plus importante que pendant la phase impérialiste « classique » d'avant 1914. Comme Michael Kidron le faisait remarquer en 1968, « le système dans son ensemble n’a jamais connu d’expansion aussi rapide et aussi longue que depuis la guerre - deux fois plus vite entre 1950 et 1964 qu’entre 1913 et 1950, et moitié autant que dans la génération précédente ».[122]

Le réformisme bénéficia dans les pays capitalistes développés d'une perspective de vie entièrement nouvelle sur la base d'une augmentation du niveau de vie de la masse de la classe ouvrière. La question de savoir si le renouveau économique, le long boom des années cinquante et soixante (les « trente glorieuses »), était, oui ou non, dû à l'augmentation importante des dépenses d'Etat (en particulier dans le domaine des armements) a été discutée, souvent de façon peu plausible, par des analystes aussi bien réformistes que marxistes. Ce qui ne saurait être discuté est le fait que le pronostic de Trotsky était totalement erroné. Les conséquences politiques de la forte croissance s'inscrivaient en faux contre la prédiction selon laquelle les alternatives immédiates étaient, soit la révolution prolétarienne, soit la dictature bonapartiste ou fasciste présidant au « déclin de la civilisation ». Au contraire, la démocratie bourgeoise et la domination du réformisme sur le mouvement ouvrier devinrent la norme dans la plupart des pays développés.

Une condition indispensable de ce développement était la survie des régimes bourgeois lors des grands changements de 1944-45, qui virent les Etats fascistes voler en éclats sous l'effet combiné de la puissance militaire des alliés et d'une vague montante de révolte populaire. Dans la plupart des pays européens, les partis sociaux-démocrates et communistes en vinrent rapidement à jouer un rôle contre-révolutionnaire (en Europe de l'Est comme à l'Ouest) et le rôle contre-révolutionnaire décisif en France et en Italie.

Mais Trotsky était convaincu à la fois du renouveau, dans les premiers stades de la révolte, des partis ouvriers établis (ses écrits sur la Révolution Russe suffisent à établir cela sans contestation possible), et de leur politique contre-révolutionnaire. Comme sa perspective était celle d'une catastrophe économique, de la paupérisation de masse et de la croissance de régimes totalitaires comme la seule alternative à court terme à la révolution prolétarienne, il pensait que ce retour du réformisme serait de courte durée - une espèce d'intervalle à la Kérensky.

C'est pourquoi il écrivait avec une telle confiance, à la fin de 1938 : « Pendant les dix prochaines années, le programme de la Quatrième Internationale deviendra le guide de millions d'hommes, et ces millions de révolutionnaires sauront conquérir le ciel et la terre. »[123]

Le sentiment d'espoir messianique provoqué par de telles déclarations rendit très difficile aux partisans de Trotsky une appréciation sobre et réaliste des changements réels dans la conscience de la classe ouvrière, des altérations dans le rapport des forces de classe, et des changements tactiques nécessaires pour en tirer l'avantage maximum (l'essence de la pratique politique de Lénine).

Il faut faire ici mention de l'accent mis par Trotsky sur l'importance de ces « revendications transitoires » qui ont donné à son programme de 1938 son nom populaire.

« Il faut aider les masses », écrivait-il,

dans le processus de leurs luttes quotidiennes, à trouver le pont entre leurs revendications actuelles et le programme de la révolution socialiste. Ce pont doit consister en un système de revendications transitoires, partant des conditions actuelles et de la conscience actuelle de larges couches de la classe ouvrière et conduisant invariablement à une seule et même conclusion : la conquête du pouvoir par le prolétariat.[124]

La question de savoir s'il est possible de trouver des slogans ou des « revendications » qui répondent à ces spécifications extrêmes dépend, à l'évidence, des circonstances. Si à un moment donné « la conscience actuelle de larges couches » est décidément contre-révolutionnaire, elle ne se laissera pas transformer par des slogans. Il faut des changements dans les conditions réelles. Le problème, à chaque stade, est de trouver et de lancer des slogans qui non seulement rencontreront un écho dans au moins quelques sections de la classe ouvrière (idéalement, bien sûr, dans sa totalité), mais qui seront aussi capables de conduire à des actions de la classe ouvrière. Souvent, ils ne seront pas transitoires dans les termes de la définition très restrictive de Trotsky.

Bien sûr, on ne peut rendre Trotsky responsable de la tendance qu'ont eu la plupart de ses partisans à fétichiser la notion de revendications transitoires, et même certaines revendications spécifiques du Programme de 1938 - en particulier « l'échelle mobile des salaires ». L'importance qu'il a donné à cette question était excessive et elle a, au surplus, encouragé l'illusion selon laquelle des « revendications » ont une valeur indépendamment de l'organisation révolutionnaire de la classe ouvrière.

L'URSS, le stalinisme, la guerre et son issue[modifier le wikicode]

La Deuxième Guerre mondiale a commencé avec l'invasion de la Pologne par les armées allemandes, rapidement suivie par le partage des territoires polonais entre Hitler et Staline. Pendant près de deux ans (de l'été 1939 à l'été 1941), Hitler et Staline furent alliés, période durant laquelle le régime stalinien put annexer les Etats baltes, la Bessarabie et la Bucovine, de même que l'Ukraine et la Biélorussie occidentales.

De 1935 jusque là, la diplomatie de Staline avait été dirigée vers l'établissement d'une alliance militaire contre Hitler avec la France et l'Angleterre. La politique de front populaire du Komintern en était la contre-partie. Avec le pacte Hitler-Staline, les partis communistes se rangèrent à une position « anti-guerre », dont le contenu était tout sauf révolutionnaire, jusqu'à l'attaque de Hitler contre l'URSS (après quoi ils devinrent super-patriotes dans les pays « alliés »).

Le pacte Hitler-Staline et le partage de la Pologne provoquèrent une révulsion contre l'URSS dans les cercles de gauche extérieurs aux partis communistes (et un nombre important de défections dans ces derniers également) qui eut aussi son impact sur les groupes trotskystes. Dans le plus important d'entre eux, le Socialist Workers' Party américain, une opposition commença à contester le slogan de Trotsky « défense inconditionnelle de l'URSS contre l'impérialisme », qui était la conséquence de sa définition de la Russie comme « Etat ouvrier dégénéré », et, bientôt, cette définition elle-même.

Dans le cours de la discussion qui suivit, Trotsky donna son développement final à son analyse du stalinisme en URSS, en considérant - pour les rejeter - les positions adverses.

Commençons par poser le problème de la nature de l'Etat soviétique non pas sur le plan abstrait et sociologique, mais sur celui des tâches concrètes et politiques,

écrivait-il en septembre 1939.

Admettons un instant que la bureaucratie soit une nouvelle « classe » et que l'actuel régime de l'URSS soit un système particulier d'exploitation de classe. Quelles nouvelles conclusions politiques découlent pour nous de ces analyses ? La Quatrième Internationale a depuis longtemps reconnu la nécessité de renverser la bureaucratie par une insurrection révolutionnaire des travailleurs. Ceux qui déclarent que la bureaucratie est une « classe » exploiteuse ne proposent et ne peuvent proposer rien d'autre. L'objectif que le renversement de la bureaucratie doit permettre d'atteindre c'est le rétablissement du pouvoir des soviets d'où la bureaucratie actuelle sera chassée. Nos critiques de gauche ne peuvent proposer et ne proposent rien d'autre. L'aide à la révolution internationale et la construction de la société socialiste, telles seront les tâches des soviets régénérés. Le renversement de la bureaucratie suppose donc que soient préservées la propriété de l'Etat et l'économie planifiée. (...) Comme il s'agit toujours du renversement d'une oligarchie parasitaire accompagné du maintien de la propriété nationalisée (d'Etat) nous définissons la prochaine révolution comme une révolution politique. Certains de nos critiques (Ciliga, Bruno R., etc.) veulent à toute force la définir comme une révolution sociale. Acceptons cette définition. Que change-t-elle fondamentalement ? Elle n'ajoute rien de décisif aux tâches de la révolution, que nous avons énumérées.[125]

Voilà, à première vue, une argumentation très puissante. Mais alors, qu'en est-il de la défense de l'URSS?

La défense de l'URSS se confond pour nous avec la préparation de la révolution internationale. Ne sont admissibles que les méthodes qui ne sont pas contradictoires avec les intérêts de la révolution. La défense de l'URSS a, avec la révolution socialiste internationale, le rapport qui lie une tâche tactique à une tâche stratégique. La tactique est subordonnée à l'objectif stratégique et ne peut en aucun cas s'opposer à lui.[126]

Par conséquent, si les besoins de l'opération tactique rentrent en fait en conflit avec le but stratégique (comme les critiques de gauche de Trotsky le pensaient), alors la tactique - défense de l'URSS - doit être sacrifiée. Sur cette base, semble-t-il, les critiques de Trotsky (ceux qui se considèrent comme révolutionnaires, bien entendu) peuvent facilement admettre qu'ils ont avec lui une divergence dans les termes. Pourquoi s'affronter sur des mots ?

En réalité, Trotsky pensait que beaucoup plus était en jeu. Si la bureaucratie constituait vraiment une classe et que l'URSS était une nouvelle forme de société d'exploitation, disait-il, on ne pouvait dès lors affirmer que la Russie stalinienne était le produit tout à fait exceptionnel de circonstances uniques, pas plus qu'on ne pouvait proclamer qu'elle était condamnée à une disparition prochaine, comme il en était convaincu.

Les choses ne pouvaient en rester là. Trotsky attira l'attention sur une vision qui était « dans l'air », pour ainsi dire, à la fin des années trente, selon laquelle la « bureaucratisation » et « l'Etatisation » étaient partout en progrès, constituant des indices de la société à venir - « l'Etatisme totalitaire » qu'il s'attendait lui-même à voir se développer si la révolution prolétarienne ne succédait pas à la guerre. Le livre d'Orwell 1984 (publié en 1944[Note du Trad 1]) exprimait ce sentiment. Ainsi la question se trouvait mélangée avec celle « des perspectives mondiales pour les décennies, si ce n'est les siècles, à venir : sommes-nous entrés dans l'époque de la révolution sociale et de la société socialiste, ou au contraire dans l'époque de la société décadente de la bureaucratie totalitaire ? »[127]

L'alternative n'était pas posée correctement. Les prédictions de La bureaucratisation du monde (le titre d'un livre de Bruno Rizzi, que Trotsky cite) étaient impressionnistes et non le produit d'une analyse. Il ne s'ensuivait pas davantage que si l'URSS était vraiment une société d'exploitation au sens marxiste du terme (et c'est ce dont il était réellement question dans l'argumentation apparemment scolastique sur le point de savoir si la bureaucratie était une « classe » ou, selon le terme de Trotsky, une « caste ») elle constituait pour autant un type fondamentalement nouveau de société d'exploitation. Et si c'était une forme de capitalisme ? Dans ce cas, tous les arguments sur les « perspectives historiques mondiales » s'écroulaient comme un château de cartes.

Le concept de capitalisme d'Etat était, bien évidemment, familier à Trotsky. Dans La révolution trahie il écrivait :

On peut, sur le plan de la théorie, se représenter une situation dans laquelle la bourgeoisie tout entière se constituerait en société par actions pour administrer, avec les moyens de l'Etat, toute l'économie nationale. Le mécanisme économique d'un régime de ce genre n'offrirait aucun mystère. Le capitaliste, on le sait, ne reçoit pas, sous forme de bénéfices, la plus-value créée par ses propres ouvriers, mais une fraction de la plus-value du pays entier, proportionnelle à sa part de capital. Dans un « capitalisme d'Etat » intégral, la loi de la répartition égale des bénéfices s'appliquerait directement, sans concurrence des capitaux, par une simple opération de comptabilité. Il n'y a jamais eu de régime de ce genre et il n'y en aura jamais par suite des profondes contradictions qui divisent les possédants entre eux - d'autant plus que l'Etat, représentant unique de la propriété capitaliste, constituerait pour la révolution sociale un objet vraiment trop tentant.[128]

Même si, pensait Trotsky, un système de capitalisme d'Etat « intégral » (c'est-à-dire total) est théoriquement possible, il ne peut pas voir le jour. Mais supposons qu'une bourgeoisie ait été détruite par une révolution et que le prolétariat - de fait de faiblesses numériques et culturelles - ne parvienne pas à prendre, ou, l'ayant pris, ne réussisse pas à garder le pouvoir. Que se passe-t-il alors ? Une bureaucratie, émergeant comme couche privilégiée (comme Trotsky la décrit dans le cas de la bureaucratie stalinienne en URSS) se rend maîtresse de l'Etat et de l'économie. Quel serait, dans la réalité, son rôle économique ? Ne deviendrait-elle pas un « substitut » de classe capitaliste ? On ne peut pas dire qu'elle n'est pas capitaliste parce qu'elle contrôle l'économie nationale tout entière. Trotsky avait concédé qu'en principe une bourgeoisie Etatisée pouvait occuper cette position. Le seul argument sérieux qui pourrait être avancé sur l'analyse de Trotsky est celui qu'il a lui même formulé : « la bureaucratie ne possède ni actions ni obligations. » Deux observations doivent être faites à cet égard. La première, à caractère accessoire, est que c'est tout simplement inexact - quiconque peut se le permettre en URSS a la capacité d'acquérir toutes sortes de bons d'Etat qui portent intérêt et peuvent être transmis par héritage contre paiement d'un droit modeste (beaucoup plus bas que les prélèvements correspondants à l'Ouest, de la même manière que les taux d'imposition des hauts revenus sont beaucoup plus bas que dans la plupart des pays capitalistes occidentaux). Deuxièmement, et c'est le point essentiel, d'un point de vue marxiste, la consommation individuelle du capitaliste constitue, selon les termes de Marx, « un vol perpétré sur l'accumulation », c'est à dire un détournement de ressources qui auraient pu autrement être dirigées vers l'accumulation, et ce n'est certainement pas la considération majeure. L'important, c'est de savoir qui contrôle le processus d'accumulation.

Revenant sur la question en 1939, Trotsky écrivait :

Nous avons rejeté, et rejetons toujours, ce terme [capitalisme d'Etat] qui, en même temps qu'il caractérise correctement certains traits de l'Etat soviétique, ignore cependant sa différence fondamentale des Etats capitalistes, notamment l'absence d'une bourgeoisie en tant que classe possédante, l'existence de la propriété d'Etat des plus importants moyens de production, et enfin l'économie planifiée rendue possible par la Révolution d'Octobre.[129]

Trotsky s'obstinait à aborder l'analyse de la société stalinienne sous l'angle de la forme de propriété, et non celui des rapports sociaux de production réels - bien qu'il utilisât souvent cette expression, traitant en fait les deux comme identiques. Mais ils ne le sont pas.

Critiquant Proudhon, Marx avait expliqué:

Ainsi définir la propriété bourgeoise n’est autre chose que de faire l'exposé de tous les rapports sociaux de la production bourgeoise. Vouloir donner une définition de la propriété, comme d’un rapport indépendant, d’une catégorie à part, d’une idée abstraite et éternelle, cela ne peut être qu’une illusion de métaphysique ou de jurisprudence.[130]

Idem pour l'URSS. La forme de la propriété (Etatique dans son cas) ne peut être considérée indépendamment des rapports sociaux de production. Le rapport de production dominant en URSS (en particulier après l'industrialisation) était et demeure la relation travail salarié/capital qui est caractéristique du capitalisme. Le travailleur d'URSS vend une marchandise, sa force de travail, de la même façon qu'un salarié américain. Il n'est pas payé en nature comme un esclave, ou en portion de la récolte comme un serf, mais en monnaie pouvant être dépensée pour acquérir des marchandises, des biens produits pour être vendus.

Le travail salarié implique le capital. Il n'y a pas de bourgeoisie en URSS, mais il y a certainement du capital - tel que Marx l'a défini. Le capital, est-il besoin de le dire, n'est pas, pour un marxiste, constitué par les machines, les matières premières, les crédits, etc. Le capital est une « force sociale indépendante, c'est-à-dire [qu']en tant que force d'une partie de la société, elle se conserve et s'accroît par son échange contre la force de travail immédiate, vivante. L'existence d'une classe ne possédant rien que sa capacité de travail est une condition première nécessaire du capital. Ce n'est que la domination de l'accumulation du travail passé, matérialisé, sur le travail immédiat, vivant, qui transforme le travail accumulé en capital. »[131] Un tel Etat de choses existe à l'évidence en URSS.

Pour Marx, la bourgeoisie était la « personnification du capital ». En URSS, c'est la bureaucratie qui remplit cette fonction. C'est là un point que Trotsky contestait directement. Pour lui, la bureaucratie n'était qu'un « gendarme » dans le processus de distribution, décidant qui obtient quoi et quand. Mais cette fonction est inséparable du contrôle du processus d'accumulation du capital. L'implication selon laquelle la bureaucratie ne dirige pas le processus d'accumulation, c'est-à-dire n'agit pas comme « personnification du capital », ne résiste pas à l'examen. Si ce n'est pas la bureaucratie qui le dirige, qui donc le fait ? Certainement pas la classe ouvrière.

Ce dernier point illustre avec exactitude la distinction essentielle entre une véritable société de transition (Etat ouvrier, dictature du prolétariat) dans laquelle le travail salarié persistera inévitablement pendant un certain temps, et toute forme de capitalisme. Le contrôle collectif de la classe ouvrière sur l'économie modifie (et finit par éliminer) le rapport travail salarié/capital. Otez cela et, dans une société industrielle, le pouvoir du capital est restauré. Le concept d'Etat ouvrier n'a pas de sens sans un certain degré de contrôle ouvrier sur la société.

Bien sûr, si la société de l'URSS doit être décrite comme une forme de capitalisme d'Etat, il faut admettre que c'est une société capitaliste extrêmement spéciale - même si, à l'évidence, elle est incomparablement plus proche des normes capitalistes que d'un Etat ouvrier, dégénéré ou pas. Une exposition des particularités et de la dynamique de l'URSS n'a pas sa place ici. On se reportera utilement à l'ouvrage de Tony Cliff Le capitalisme d'Etat en Russie.[132] Ce qu'il est important de noter, c'est le fait que Trotsky ne soit pas parvenu à analyser les rapports de production réels en URSS, et ses conséquences. Son point de vue final était :

Le régime totalitaire, de type stalinien ou fasciste, ne peut être, de par sa nature, qu'un régime temporaire, transitoire. Dans l'histoire la dictature a en général été le résultat et le signe d'une crise sociale particulièrement aiguë et absolument pas un régime stable. Une situation de crise aiguë ne peut constituer l'Etat permanent d'une société. L'Etat totalitaire peut, pendant un certain temps, étouffer les contradictions sociales, mais il est incapable de se perpétuer. Les purges monstrueuses en URSS sont le témoignage le plus convaincant que la société soviétique tend, de façon organique, à rejeter la bureaucratie de son sein. (...) Par leur ampleur et leur caractère monstrueusement mensonger, les purges de Staline ne témoignent que de l'incapacité de la bureaucratie à se transformer en une classe dominante stable et elles apparaissent comme les symptômes de son agonie prochaine. Ne nous trouverions nous pas dans une situation ridicule si nous donnions à l'oligarchie bonapartiste le nom de nouvelle classe dirigeante quelques années ou même quelques mois avant sa chute honteuse ?[133]

Cette chute, rappelons-le, était à attendre soit parce que la bureaucratie « devenant de plus en plus l'organe de la bourgeoisie mondiale (…) renversera les nouvelles formes de propriété », ou parce qu'interviendra une révolution prolétarienne (ou, bien sûr, une conquête étrangère). Et cela devait se produire dans le futur immédiat - dans « quelques années ou même quelques mois ».

Voilà l'analyse que Trotsky léguait à ses partisans et qui, de même que ses perspectives pour le capitalisme occidental, devait les désorienter. Mais l'existence d'une aile droite de la bureaucratie désireuse de restaurer le capitalisme devait s'avérer un mythe, tout au moins sur une échelle de temps significative (le fait que Trotsky y crût était en contradiction flagrante avec sa propre acceptation de la possibilité de l'Etatisme totalitaire dans les pays capitalistes développés).

L'URSS émergea de la guerre plus forte qu'auparavant (par rapport aux autres puissances) avec une bureaucratie fermement installée au pouvoir sur la base de l'industrie nationalisée. En plus, elle imposa des régimes sur le modèle russe en Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Allemagne de l'Est et Corée du Nord. Comme on l'a noté, des régimes staliniens « autochtones » prirent le pouvoir en Albanie, en Yougoslavie et, un peu plus tard, en Chine et au Nord Vietnam sans intervention directe de l'armée russe. A l'évidence, le stalinisme n'était pas entré en « agonie » mais constituait, en l'absence de révolution prolétarienne, un moyen d'accumulation du capital différent du capitalisme monopoliste d'Etat « classique ».

La révolution permanente déviée[modifier le wikicode]

La classe ouvrière industrielle n'a joué aucun rôle dans la conquête du pouvoir par le Parti Communiste Chinois en 1948-49. De même, les travailleurs n'ont eu aucune influence à l'intérieur du PCC.

D'abord le dernier point. Alors qu'à la fin de 1925 les travailleurs constituaient 66 % du PCC (les paysans 5 %, le reste formé de divers petits bourgeois urbains, essentiellement des intellectuels), en septembre 1930 la proportion des travailleurs, selon les sources même du PCC, était tombée à 1,6 %.[134]

A partir de là le chiffre fut dans la réalité égal à zéro jusqu'à ce que les forces de Mao Zedong aient conquis la Chine.

Après la défaite de la « Commune de Canton » à la fin de 1927, ce qui restait du PCC battit en retraite dans les campagnes et se tourna vers la guérilla. La « République Soviétique du Jiangxi », paysanne, fut établie, sur des territoires fluctuants en Chine centrale, et, lorsqu'elle fut renversée en 1934 par les forces de Tchang Kai-Chek, l'Armée rouge entreprit la « longue marche » vers le Shaanxi dans l'extrême nord-ouest. Cette opération héroïque, accomplie avec peu de chances de réussite, amena le parti-armée (il devenait de plus en plus difficile de les distinguer) dans une région très éloignée de la vie urbaine, de l'industrie moderne et de la classe ouvrière chinoise. Zhu Deh, qui était alors le commandant en chef, admettait lui-même : « Les régions sous le contrôle des communistes sont, sur le plan économique, les plus arriérées du pays (…) »[135] Et ce pays était la Chine, à l'époque un des pays les plus arriérés du monde.

C'est là que, pendant plus de dix ans, les forces du PCC ont mené leur lutte pour la survie contre les armées de Tchang (même si elles étaient en principe ses alliées après 1935) et les envahisseurs japonais. Une machine d'Etat fut construite dans ce pays totalement agricole sur le schéma hiérarchique et autoritaire habituel, constituée par des intellectuels urbains déclassés au sommet et des paysans à la base. De 1937 à 1945, l'armée japonaise contrôlait toutes les zones plus ou moins développées industriellement, la Mandchourie (où il y avait un développement industriel) et les grandes villes côtières où l'industrie (et le prolétariat) était en déclin.

Après la capitulation japonaise de 1945, les forces du Kuomintang (KMT) réoccupèrent, avec l'aide des Etats-Unis, la plus grande partie de la Chine, mais le régime profondément corrompu du KMT était alors dans un Etat avancé de décomposition. Après que des tentatives de gouvernement de coalition KMT-PCC aient échoué, le PCC l'emporta sur ses adversaires démoralisés et fragmentés par des moyens purement militaires. Un soutien et des envois d'armes massifs au KMT de la part des Américains n'affectèrent pas le résultat. Des unités entières du KMT, divisions et même corps d'armée, désertaient en masse et passaient à l'ennemi - parfois avec leurs généraux.

La stratégie de Mao était d'encourager ces transferts d'allégeance et de désapprouver toute action indépendante des paysans ou des ouvriers - en particulier de ces derniers. Le Parti Communiste était complètement séparé de la classe ouvrière. Avant la chute de Pékin, Lin Biao, qui commandait l'armée du PCC dans la région, et qui devait être l'héritier de Mao jusqu'à sa disgrâce et sa mort en 1971, publia une proclamation appelant les travailleurs à ne pas se révolter, « à rester calmes et à poursuivre leurs occupations courantes. Les fonctionnaires du Yuan Kuomintang ou le personnel policier de la province, de la ville, du pays ou d’un autre niveau des institutions gouvernementales, sont priés de rester à leur poste. »[136] En janvier 1949, le général du KMT commandant la garnison de Pékin capitula. « L'ordre » fut préservé. Un gouverneur militaire en remplaça un autre.

Ce fut la même chose lorsque les forces du PCC approchèrent du Yangzi et des grandes villes de Chine centrale comme Shanghai et Hankou, qui avaient été les centres de la tempête révolutionnaire en 1925-26. Une proclamation spéciale, signée de Mao Zedong (comme chef du gouvernement) et de Zhu Deh (en tant que commandant en chef de l'armée) déclarait :

(…) les travailleurs et les employés de toutes les professions continueront leur travail (…) les fonctionnaires du gouvernement Kuomintang, aux niveaux central, provincial, municipal et à tous les différents niveaux, ou les délégués de l'Assemblée Nationale, membres des Yuans Législatif et de Contrôle ou les membres du Conseil Politique Populaire, personnels de police et chefs des organisations de la Pao Chia (…) doivent rester à leur poste et obéir aux ordres de l'Armée Populaire de Libération et du gouvernement du peuple.[137]

Etrange révolution où « tout est calme » ! Et il en fut ainsi jusqu'à la proclamation, en octobre 1949, de la « République Populaire ». C'est pour cela que de nombreux trotskystes, parmi lesquels les dirigeants du SWP américain, nièrent, pendant plusieurs années après 1949, que tout changement véritable ait eu lieu.

Ils avaient tort. Un vrai bouleversement s'était produit. Mais de quelle espèce ? Au centre de la théorie de la révolution permanente se trouvait la conviction que la bourgeoisie des pays arriérés était incapable de se mettre à la tête d'une révolution bourgeoise. Cela était, malgré tout, à nouveau confirmé. Tout aussi centrale était l'idée que seule la classe ouvrière pouvait diriger la masse de la paysannerie et de la petite bourgeoisie dans une révolution démocratique fusionnant ensuite avec la révolution socialiste. Celle-ci s'avéra fausse. La classe ouvrière chinoise, en l'absence de tout mouvement ouvrier révolutionnaire de masse ailleurs dans le monde, resta passive. La paysannerie ne réfuta pas non plus le diagnostic de Marx sur son incapacité à jouer un rôle politique indépendant. La révolution de 1949 n'était pas un mouvement paysan.

Pourtant une révolution avait triomphé. La Chine était unifiée, les puissances impérialistes chassées du sol chinois. La question agraire, si elle n'était pas « résolue », était cependant réglée autant qu'elle pouvait l'être, en l'absence de socialisme, par la liquidation de la grande propriété foncière. Tous les éléments essentiels de la révolution bourgeoise (ou démocratique), telle que la concevait Trotsky lui-même, étaient réunis, sauf la liberté politique dans laquelle le mouvement ouvrier pût se développer.

Ils avaient été conquis sous la direction d'intellectuels déclassés qui, dans le cadre d'une décomposition sociale généralisée, avaient construit une armée paysanne et renversé par des moyens militaires un régime pourri jusqu'au point de dissolution. Plus de 2 000 ans plus tôt, la dynastie des Han avait été fondée dans des circonstances semblables, sous la direction d'un fondateur de dynastie qui, comme Mao, venait d'une famille paysanne riche. Mais, au milieu du vingtième siècle, la survie du régime nouveau dépendait de l'industrialisation. Le stalinisme chinois plongeait ses racines dans cette nécessité. C'était un développement que Trotsky n'avait pas prévu. Ce n'est, en soi, ni surprenant ni particulièrement important. Mais, considéré conjointement avec les autres évènements inattendus, il devait avoir un impact significatif sur l'avenir du mouvement trotskyste.

On n'a examiné ici que le cas de la Chine - du fait de son importance majeure - mais, plus tôt, la Yougoslavie et l'Albanie, et, plus tard, le Nord Vietnam et Cuba ont fait montre d'un certain nombre de caractéristiques similaires. Le terme de « révolution permanente déviée » (deflected permanent revolution) a été introduit par Tony Cliff pour décrire le phénomène,[138] si différent de la théorie de la révolution permanente telle que Trotsky l'avait formulée.

Le trotskysme après Trotsky[modifier le wikicode]

Les dilemmes politiques auxquels ont été confrontés les partisans de Trotsky dans les années qui ont suivi sa mort sont importants ici pour deux raisons : d'abord, parce que Trotsky lui-même croyait dans l'importance suprême de la Quatrième Internationale ; ensuite, du fait de la lumière nouvelle qu'ils ont jetée sur les forces et les faiblesses de ses idées.

L'internationalisme révolutionnaire intransigeant de Trotsky avait trempé ses partisans dans la résistance à tout accommodement, pendant la Seconde Guerre mondiale, avec l'impérialisme « démocratique » du camp des Alliés, en dépit de pressions énormes (notamment celle de l'immense majorité de la classe ouvrière et de ses meilleurs éléments les plus actifs). Ils avaient véritablement « nagé contre le courant » et émergé insoumis, malgré les persécutions, les emprisonnements (aux Etats-Unis et en Angleterre, pour ne pas parler des pays occupés par les nazis) et les exécutions qui avaient éliminé un nombre relativement important de militants trotskystes en Europe.

Ils avaient préservé la tradition contre vents et marées, recruté de nouveaux membres et, au moins dans certains cas, étaient devenus plus ouvriers dans leur composition sociale (c'était certainement vrai des Américains et des Britanniques). Ils étaient inspirés et fortifiés par la vision de la révolution prolétarienne dans l'avenir immédiat. Ainsi le principal groupe britannique édita en brochure, en 1944, son document de perspectives de 1942 sous le titre Preparing for Power (Préparons-nous à la prise du pouvoir) ! Ils n'étaient à l'époque pas plus de deux ou trois cents… Ce magnifique mépris pour des difficultés immédiates apparemment insurmontables, combiné avec une foi inébranlable dans l'avenir, s'inspirait directement des idées de Trotsky. C'était typique des partisans de Trotsky partout où il y en avait.

Malheureusement, il y avait une autre face à la médaille : une croyance littérale en l'exactitude dans les moindres détails de la vision du monde et des prédictions de Trotsky dans les années 1938-40. Deux éléments distincts, l'internationalisme révolutionnaire avec la foi dans le triomphe final du socialisme, et les évaluations spécifiques des perspectives du capitalisme et du stalinisme, avaient fusionné. Par conséquent, l'attention portée à la réalité dans une situation rapidement changeante, aux yeux des plus « orthodoxes » des trotskystes, était égale à du « révisionnisme ». Pendant plusieurs années après 1945, le mouvement restait, dans sa majorité, enlisé dans « l'ornière de 1938 ».

Lorsque enfin il éclata, une série de courants différents émergèrent, certains préservant plus d'éléments de la tradition communiste authentique, d'autres beaucoup moins. Leur plus grande faiblesse était leur incapacité, pour la plupart, à résister pleinement à la force gravitationnelle du stalinisme, et un peu plus tard, dans les années cinquante et soixante, au tiers-mondisme. Ceci, à son tour, les détourna d'une concentration obstinée et constante sur la création d'un courant révolutionnaire dans la classe ouvrière industrielle. De telle sorte que leur caractère dominant petit bourgeois fut renforcé, et un cercle vicieux se perpétua.

Tout ceci étant dit, il reste que l'héritage de la vie de combat de Trotsky, dont les dernières années ont connu des conditions d'une incroyable difficulté, est d'une valeur immense. Pour tous les marxistes pour lesquels le marxisme est une synthèse de la théorie et de la pratique, et non pas simplement un commentaire de l'histoire plus ou moins érudit, cet héritage est une contribution indispensable à la synthèse d'aujourd'hui.

  1. Ceci a été écrit en 1979. On peut aujourd’hui se reporter utilement aux ouvrages de Pierre Broué, Trotsky, Paris, Fayard, 1988, et de Jean-Jacques Marie, Trotsky, Révolutionnaire sans frontières, Paris, Payot, 2006. (NdT)
  2. P. Anderson, Considerations on Western Marxism, Londres, New Left Books, 1976, p29.
  3. Engels à Kautsky, 12 septembre 1882, in K. Marx et F. Engels, Correspondance, Moscou: Editions du Progrès 1981, pp352-353.
  4. Manifesto of the Russian Social-Democratic Workers' Party (1898), in R V Daniels (ed.), A Documentary History of Communism, New York: Vintage 1962, Vol.1, p7.
  5. Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, Paris, Editions Sociales 1971, pp 64, 65, 66. Ce qui est souligné l'est dans l'original.
  6. La guerre et la social-démocratie russe, 1914.
  7. Léon Trotsky, 1905, Paris, Minuit 1969, p. 382.
  8. Ibid, p 383.
  9. Ibid, p385.
  10. Ibid, p452.
  11. Deux tactiques de la social-démocratie, chapitre II.
  12. Léon Trotsky, Our differences, in 1905, New York, Vintage 1972, p317. (Le texte français paru aux éditions de Minuit, reproduit sur marxists.org, est plus lacunaire que cette traduction anglaise, réalisée d'après l'édition russe révisée de 1922, nous n'avons pas pu retrouver le texte original russe, NdT).
  13. Cela nous éloignerait trop du propos limité du présent ouvrage de tenter de justifier ces déclarations. Le livre de Trotsky Histoire de la révolution russe, Paris, Seuil 1950, et celui de Tony Cliff Lenin Vol.2, Londres, Pluto Press 1976, fournissent, sous des angles légèrement différents, les éléments décisifs.
  14. Tony Cliff, Lenin, op cit, p. 138.
  15. Isaac Deutscher, The Prophet Unarmed, Londres, Oxford University Press, 1959, p. 323.
  16. « Opposition Unie », The Chinese Communist Party and the Kuomintang, Leon Trotsky on China, New York, Monad 1976, pp113-115.
  17. Léon Trotsky, Речь о Китайской Революции (Discours sur la révolution chinoise), 24 mai 1927, Archives Trotsky en 9 volumes, volume I, 2005, http://lib.ru/TROCKIJ/Arhiv_Trotskogo__t1.txt#60
  18. Léon Trotsky, Bilan et perspectives de la révolution chinoise
  19. Léon Trotsky, Китайская революция и тезисы тов. Сталина (La révolution chinoise et les thèses du camarade Staline), 7 mai 1927, Archives en 9 volumes, volume I, 2005, http://lib.ru/TROCKIJ/Arhiv_Trotskogo__t1.txt#39
  20. Lénine, Новая экономическая политика и задачи политпросветов (La nouvelle politique économique et les tâches des services d'éducation politique), Œuvres, édition en russe, tome 44, 1970, http://publ.lib.ru/ARCHIVES/L/LENIN_Vladimir_Il'ich/Polnoe_sobranie_sochineniy._T.44.(1970).%5bdoc%5d.zip
  21. Edward Hallett Carr, The Bolshevik Revolution, Harmondsworth, Penguin 1963, Vol.2, pp. 194-200.
  22. Victor Serge, From Lenin to Stalin, New York, Monad 1973, p. 39.
  23. Isaac Deutscher, Le prophète armé 2, Paris, Union Générale d'Editions, 1972, p. 416.
  24. Lénine, Les syndicats, la situation actuelle et les erreurs de Trotsky
  25. Lénine, Œuvres, tome 32, p. 41.
  26. Une version détaillée peut être trouvée in Isaac Deutscher, Le prophète désarmé, Paris, Union Générale d'Editions, 1972, en particulier dans les chapitres 2 et 5.
  27. Plateforme des bolcheviks-léninistes (opposition), section IV.
  28. Staline, cité par Léon Trotsky, L'internationale Communiste après Lénine, Critique du Programme de l'Internationale Communiste.
  29. Léon Trotsky, Where is the Soviet Republic going ?, Writings of Leon Trotsky 1929, New York, Pathfinder Press 1975, pp. 47-48.
  30. Ibid, p. 50.
  31. Ibid, p51.
  32. Léon Trotsky, Проблемы развития СССР (Problèmes du développement de l'URSS), bulletin de l'opposition numéro 20, avril 1931.
  33. Ibidem. En gras dans l'original.
  34. Alex Nove, An Economic History of the USSR, Harmondsworth, Penguin 1965, p. 206.
  35. Léon Trotsky, La nature de classe de l'Etat soviétique, octobre 1933. En gras dans l'original.
  36. Léon Trotsky, L'Etat ouvrier, Thermidor et Bonapartisme, février 1935.
  37. Ibidem, (traduction corrigée d'après le texte russe).
  38. Ibidem, (traduction corrigée d'après le texte russe).
  39. Isaac Deutscher, op cit, p. 139.
  40. Léon Trotsky, L'Etat ouvrier, Thermidor et Bonapartisme, février 1935. (traduction corrigée d'après le texte russe).
  41. Léon Trotsky, Programme de transition. Italiques dans l'original.
  42. Ibidem.
  43. Ibidem.
  44. Léon Trotsky, La révolution trahie, in De la révolution, Paris, Minuit 1963, p. 621.
  45. Léon Trotsky, Programme de transition. Italique dans l'original.
  46. Léon Trotsky, La révolution trahie, op cit, p. 605.
  47. Ibid.
  48. Manifeste de l'Internationale Communiste aux prolétaires du monde entier ! , mars 1919
  49. Jane Degras, The Communist International 1919-43, Londres, Cass 1971, Vol.1, p. 16.
  50. Ibid, p6.
  51. Lénine, Discours d'ouverture du 1er congrès de l'Internationale Communiste.
  52. Sebastian Haffner, [1]Allemagne, 1918 : une révolution trahie, Editions Complexe, 2001, p. 153.
  53. Lénine, La situation et les tâches de l'Internationale Socialiste.
  54. Lénine, Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne.
  55. Plate-forme de l'internationale Communiste.
  56. Lénine, L'Etat et la révolution, Chapitre I, section 3.
  57. Lénine, Третий интернационал и его место в истории (La troisième internationale et sa place dans l'histoire), Œuvres, édition en russe, tome 38, 1969, http://publ.lib.ru/ARCHIVES/L/LENIN_Vladimir_Il'ich/Polnoe_sobranie_sochineniy._T.38.(1969).%5bdoc%5d.zip
  58. Lénine, Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature prolétarienne.
  59. Conditions d'admission des Partis dans l'Internationale Communiste, 1920.
  60. Ibidem.
  61. Jane Degras, The Communist International 1919-43, Londres, Cass 1971, Vol.1, p. 109.
  62. Léon Trotsky, Речь на втором конгрессе коммунистического интернационала, (Discours au deuxième congrès de l'Internationale Communiste, 23 juillet 1920), http://www.magister.msk.ru/library/trotsky/trotl516.htm
  63. Ibid.
  64. Léon Trotsky, Réponse au Camarade Gorter, Novembre 1920. (traduction corrigée d'après le texte russe).
  65. Report on “The Balance Sheet” Of the Third Congress of the Communist International, The First Five Years of the Communist International, New York: Pioneer 1945, Vol.1, pp. 303-305.
  66. Léon Trotsky, Les enseignements du III° Congrès de l'Internationale Communiste, 1921.
  67. Thèses sur la situation mondiale et les tâches de l’Internationale Communiste, 1921
  68. Léon Trotsky, Le Front unique et le communisme en France, 1922.
  69. Léon Trotsky, Writings of Leon Trotsky 1932-33, New York, Pathfinder Press 1972, pp. 51-55.
  70. E. H. Carr, The Interregnum 1923-1924, Harmondsworth, Penguin 1065, p. 221.
  71. Léon Trotsky, L'Internationale Communiste après Lenine, partie II, chapitre IV, section 7, 1928.
  72. Ibid, italiques dans l'original.
  73. Léon Trotsky, Les erreurs des éléments droitiers de la Ligue dans la question syndicale, 1931.
  74. Jane Degras, The Communist International: Documents, Londres, Cass, Vol.III, p. 44.
  75. Ibid, p. 159.
  76. Ibid, p. 224.
  77. Léon Trotsky, Le tournant de l'Internationale Communiste et la situation en Allemagne (1930), in Comment vaincre le fascisme, Paris, Buchet/Chastel 1973, pp19-20.
  78. Léon Trotsky, La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne, (1932), in Comment vaincre le fascisme, Paris, Buchet/Chastel 1973, pp. 220-221.
  79. Ibidem, pp. 229-230.
  80. Jane Degras, op cit, Vol.III, p. 375.
  81. Ibid, p. 390.
  82. Ibid, p. 384.
  83. Voir Felix Morrow, Revolution and Counter-Revolution in Spain, New York, Pioneer 1938, p. 34.
  84. Position du Comité Central du Parti Communiste Espagnol citée par l'Humanité du 3 août 1936.
  85. Léon Trotsky, Leçons d'Espagne : dernier avertissement (1937).
  86. Isaac Deutscher, The Prophet Armed, Londres, Oxford University Press 1954, p. 45.
  87. Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière, chapitre h.
  88. Léon Trotsky, Nos tâches politiques, 1904.
  89. Léon Trotsky, Bilan et perspectives, chapitre 9, 1905.
  90. Voir Schurer, The Permanent Revolution, in Labedz (ed.), Revisionism, Londres, Allen & Unwin 1962, p. 74.
  91. Voir Tony Cliff, Lenin, Londres, Pluto Press 1976, Vol.1, pp168, 179, Vol.2, pp97, 139.
  92. Léon Trotsky, La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne, chapitre 3, in Comment vaincre le fascisme, op cit, p108.
  93. Ibid, pp108-110.
  94. Léon Trotsky, La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne, chapitre 2, in ibidem, p. 108.
  95. Manifeste de l'Internationale Communiste aux prolétaires du monde entier ! (1919).
  96. La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne, chapitre 15.
  97. Léon Trotsky, La révolution espagnole et les dangers qui la menacent, traduction ici d'après le texte russe.
  98. Léon Trotsky, О группировках в коммунистической оппозиции (Sur les groupements dans l'opposition communiste - http://www.magister.msk.ru/library/trotsky/trotm243.htm ).
  99. Léon Trotsky, The international left opposition: its tasks and methods, Writings of Leon Trotsky 1932-33, New York, Pathfinder Press 1972, p. 56.
  100. Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe (première partie, chapitre 16), Paris, Seuil 1950, p. 370
  101. Léon Trotsky, The evolution of the Comintern, Documents of the Fourth International, New York, Pathfinder Press 1973, Vol.1, p. 128.
  102. Léon Trotsky, Thermidor and Bonapartism, Writings of Leon Trotsky 1930-31, New York, Pathfinder Press 1973, p. 75.
  103. Léon Trotsky, En quoi la politique actuelle du parti communiste allemand est-elle erronée ? (Lettre à un ouvrier communiste allemand, membre du Parti communiste allemand), in Comment vaincre le fascisme, op cit, p. 70.
  104. Léon Trotsky, La clé de la situation internationale est en Allemagne, Ibid, p. 54.
  105. Léon Trotsky, The Stalin bureaucracy in straits, Writings of Leon Trotsky 1932, New York, Pathfinder Press 1973, p. 125.
  106. Léon Trotsky, Au comité de rédaction de Prometeo, (1930).
  107. Tony Cliff, Lenin, op cit, Vol.2, p. 12.
  108. Jean van Heijenoort, Sept ans auprès de Léon Trotsky, Paris, Les Lettres Nouvelles/Maurice Nadeau 1978, p. 66.
  109. Léon Trotsky, Lessons of the SFIO entry, Writings of Leon Trotsky 1935-36, New York, Pathfinder Press 1970, p. 31.
  110. Léon Trotsky, Пора кончать! (Il est temps d'arrêter !), 18 septembre 1933, Archives Trotsky en 9 volumes, volume VII, 2005, http://lib.ru/TROCKIJ/Arhiv_Trotskogo__t7.txt#64
  111. Léon Trotsky, Центристская алхимия или марксизм? (Alchimie centriste ou marxisme ?), 24 avril 1935, Archives Trotsky en 9 volumes, volume VIII, 2005, http://lib.ru/TROCKIJ/Arhiv_Trotskogo__t8.txt#12
  112. Léon Trotsky, A great achievement, Writings of Leon Trotsky 1937-38, New York, Pathfinder Press 1976, pp. 439.
  113. Voir The Moscow Trials: An Anthology, Londres, New Park 1967, p. 12.
  114. Voir Isaac Deutscher, The Prophet Outcast, New York, Vintage 1964, p. 171.
  115. Léon Trotsky, Fighting against the stream, Writings of Leon Trotsky 1938-39, New York, Pathfinder Press 1974, pp. 251-252.
  116. Léon Trotsky, Programme de transition.
  117. Léon Trotsky, Défense du Marxisme, Paris, E.D.I. 1972, p108.
  118. Léon Trotsky, Programme de transition.
  119. Léon Trotsky, Programme de transition.
  120. Léon Trotsky, Ликвидационный конгресс III Интернационала (Le congrès de liquidation de la troisième Internationale), 23 août 1935, http://www.magister.msk.ru/library/trotsky/trotm389.htm .
  121. Léon Trotsky, Défense du marxisme, également Sur la deuxième guerre mondiale, Paris, Seuil 1974, p95.
  122. Michael Kidron, Western Capitalism Since the War, Harmondsworth, Penguin 1967, p. 11.
  123. Léon Trotsky, The founding of the Fourth International, Writings of Leon Trotsky 1938-39, New York, Pathfinder Press 1974, p. 87.
  124. Léon Trotsky, Le programme de transition.
  125. Léon Trotsky, Défense du Marxisme, op cit, p. 101-105.
  126. Ibid, p. 120
  127. Ibid, p. 116.
  128. Léon Trotsky, La révolution trahie, in De la révolution, Paris, Minuit 1963, p. 600.
  129. Léon Trotsky, Ten years, Writings of Leon Trotsky 1938-39, New York, Pathfinder Press 1974, p. 341.
  130. Karl Marx, Misère de la philosophie, Chapitre II partie 4, 1847.
  131. Karl Marx, Travail salarié & capital, Paris, Editions Sociales 1972, pp. 37-38.
  132. Tony Cliff, Le capitalisme d'Etat en URSS de Staline à Gorbatchev, Paris, EDI 1990.
  133. Léon Trotsky, Défense du Marxisme, op cit, p. 115.
  134. Harold R. Isaacs, The Tragedy of the Chinese Revolution, Londres, Secker & Warburg 1938, p. 394.
  135. Tony Cliff, Permanent Revolution, International Socialism, 1962, N°12, p. 17.
  136. Ibid, p18.
  137. Ibid.
  138. Ibid.
  1. En fait, la rédaction de1984 a commencé en 1944, mais le roman fut publié en 1949 (NdW).