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Special pages :
Lettre au comité de rédaction de Prometeo, 19 juin 1930
Auteur·e(s) | Léon Trotski |
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Écriture | 19 juin 1930 |
Chers Camarades,
Votre longue lettre, datée du 3 juin, est arrivée. Malheureusement, au lieu de dissiper les malentendus, elle les aggrave.
1. Il n'y a pas de "contraste" entre ma dernière "Lettre ouverte" et ma réponse de l'an passé à votre propre lettre ouverte. Tout ce qui les sépare, c'est quelques mois d'une intense activité par la Gauche communiste internationale. A cette époque, un certain vague dans votre position pouvait apparaÎtre comme épisodique et même en partie inévitable. Très évidemment, les conditions dans lesquelles le camarade Bordiga, le dirigeant autorisé de votre fraction, s'est trouvé, peuvent avoir expliqué pour un temps le caractère dilatoire de votre position (sans bien entendu diminuer ses aspects néfastes). En répondant à votre "Lettre ouverte", j'ai pris en compte cette circonstance très importante, même si elle est personnelle. Je connais suffisamment le camarade Bordiga et j'ai de lui une estime assez grande pour comprendre le rôle exceptionnel qu'il joue dans la vie de votre fraction. Mais, comme vous le reconnaÎtrez sans doute vous-mêmes, cette considération ne peut pas primer les autres. Des événements se produisent, des questions nouvelles se posent et on a besoin de questions claires. Aujourd'hui, le vague conservateur de votre position est en train de devenir un symptôme de plus en plus dangereux.
2. Vous dites que pendant tout ce temps vous n'avez pas bougé d'un iota de la plate-forme de 1925 que j'ai appelée un document excellent à bien des égards. Mais une plate-forme n'est pas créée de façon qu'on ne "s'en sépare pas", mais plutôt pour l'appliquer et la développer. La plate-forme de 1925 était un bon document pour l'année 1925. Dans les cinq ans écoulés, il s'est produit de grands événements. Il n'existe aucune réponse dans la plate-forme. Essayer de remplacer les réponses à des questions qui découlent de la situation en 1930 par des références à la plate-forme de 1925, c'est soutenir une politique vague et évasive.
3. Vous expliquez que vous n'avez pas participé à la conférence de Paris par suite d'une mauvaise transmission postale de votre lettre d'invitation. S'il n'y a vraiment rien de plus, on aurait du le dire ouvertement dans la presse. Je n'ai rien trouvé à ce sujet de votre groupe dans La Vérité. Peut-être est-ce paru dans Prometeo ? Il est clair cependant qu'après toute votre lettre qu'il ne s'agit pas du tout d'une affaire de mauvaise transmission du courrier.
4. Vous dites que "la préparation idéologique pour la conférence manquait totalement". Cette assertion me paraît à moi non seulement fausse mais tout à fait extravagante. En France, la préparation idéologique a été particulièrement intense et fructueuse (La Vérité, La Lutte de Classes, brochures). Dans tous les pays l'an dernier a eu lieu une lutte idéologique intense qui a mené à une différenciation de prétendus camarades d'idées. La rupture avec Souvarine et Paz en France, Urbahns en Allemagne, le petit groupe de Pollack en Tchécoslovaquie, et d'autres, a été l'élément le plus important de la préparation idéologique pour la conférence d'authentiques communistes révolutionnaires. Ignorer ce travail très important, c'est aborder le problème non avec un critère révolutionnaire, mais avec un critère sectaire.
5. Votre conception de l'internationalisme m'apparaît fausse. En dernière analyse, vous prenez l'Internationale pour une somme de sections nationales ou le produit de l'influence mutuelle de section nationales. C'est au moins une conception unilatérale, non-dialectique, et par conséquent fausse de l'Internationale. Si la Gauche communiste dans le monde consistait en cinq individus, ils auraient néanmoins été obligés de construire simultanément une nouvelle organisation internationale en même temps qu'une ou plusieurs organisations nationales.
Il est faux de voir une organisation nationale comme la fondation et l'Internationale comme un toit. La relation entre elles est de type entièrement nouveau. Marx et Engels ont commencé le mouvement communiste en 1847 avec un document international et la création d'une organisation internationale. La même chose s'est répétée dans la création de la I° Internationale. C'est exactement le même chemin qu'a suivi la Gauche de Zimmerwald dans sa préparation pour la III° Internationale. Aujourd'hui ce chemin est dicté bien plus impérieusement qu'à l'époque de Marx. Il est bien entendu possible à l'époque de l'impérialisme pour une tendance prolétarienne révolutionnaire d'apparaÎtre dans un pays ou un autre, mais elle ne peut se développer dans un pays isolé: le lendemain même de sa formation, elle doit chercher ou créer des liens internationaux, une organisation internationale, parce qu'une garantie de justesse d'une politique nationale ne peut être trouvée que par cette voie. Une tendance qui demeure fermée nationalement pendant plusieurs années se condamne elle-même irrévocablement à la dégénérescence.
6. Vous refusez de répondre à la question concernant le caractère de vos divergences avec l'Opposition internationale sur la base de l'absence de "documents principiels internationaux". Je considère une telle façon d'aborder la question comme purement formelle, pas politique ni révolutionnaire. Une plate-forme ou un programme, c'est quelque chose qui vient en général en résultat d'expériences étendues à partir d'activités communes sur la base d'un certain nombre d'idées et méthodes communes. Votre plate-forme de 1925 n'est pas apparue le jour même de votre existence en tant que fraction. L'Opposition de gauche a créé sa plate-forme la cinquième année de sa lutte; et bien qu'elle ait paru deux ans ou deux ans et demi après la vôtre, elle a aussi été dépassée à plusieurs égards.
Lorsque, plus tard, le programme de l'Internationale a été publié, l'Opposition russe a répondu avec une critique. Cette critique était - dans son essence, pas dans sa forme - le fruit d'un travail collectif, a été publiée en diverses langues comme la plupart des documents de les dernières années.
Sur ce terrain, il y a eu une lutte sérieuse (en Allemagne, aux Etats-Unis). Les problèmes de la politique syndicale, la "troisième période", le plan quinquennal, la collectivisation, l'attitude de l'Opposition de gauche vis-à-vis des partis officiels et ainsi de suite - toutes ces questions de principe ont été soumises au cours de la dernière période à une discussion sérieuse et une élaboration théorique de la presse de l'Internationale Communiste.
C'est la seule façon de préparer l'élaboration de la plate-forme ou plus précisément d'un programme. Quand vous dites qu'on ne vous a pas encore proposé de "document programmatique" tout prêt et que, par conséquent, vous ne pouvez pas répondre aux questions concernant vos divergences avec la Gauche internationale, vous révélez ainsi une conception sectaire des méthodes et moyens pour arriver à une unification idéologique; vous démontrez combien vous êtes isolés de la vie idéologique de la Gauche communiste.
7. Les groupes qui se sont unis à la conférence de Paris n'aspiraient pas du tout au monolithisme mécanique et n'en avaient pas fait leur but. Mais ils étaient tous unis dans la conviction que l'expérience vivante des dernières années assure leur unité au moins dans la mesure où elle les rend capables de continuer sa collaboration sous une forme organisée à l'échelle internationale et en particulier en préparant une plate-forme commune avec les forces internationales à leur disposition. quand j'ai demandé la profondeur de leurs divergences avec la Gauche internationale, je n'attendais pas une réponse formaliste mais une réplique politique et révolutionnaire de ce genre: "Oui, nous considérons comme possible de commencer à travailler ensemble avec les groupes en question parmi lesquels nous défendrons nos idées sur nombre de questions" .
Mais quelle est votre réponse ? Vous déclarez que vous ne participerez pas au Secrétariat International jusqu'à ce que vous ayez reçu un document programmatique. Cela signifie que d'autres doivent, avec votre participation, élaborer un document programmatique, pendant que vous vous réservez le droit d'inspection finale. Comment aller plus loin sur la voie du dilatoire, de l'évasif et de l'isolement national ?
8. Egalement formaliste est votre déclaration selon laquelle vous trouvez inacceptable les statuts de la Ligue Communiste française, qui se solidarisent avec les quatre premiers congrès de l'Internationale Communiste. En toute vraisemblance, il n'y a pas un seul camarade français pour penser que toutes les décisions des quatre premiers congrès sont infaillibles et inchangeables.
C'est une question de ligne stratégique de base. Si vous refusez de demeurer sur les bases posées par les quatre premiers congrès, alors que reste-t-il pour vous de façon générale ?
D'un côté, vous refusez d'accepter les décisions des quatre premiers congrès comme base. De l'autre, vous rejetez brutalement ou ignorez le travail programmatique et tactique de la Gauche internationale dans les dernières années. Que proposez-vous donc à la place ? Cela peut-il être la même plate-forme de 1925 ? Mais, avec toutes ses vertus, cette plate-forme n'est qu'un document épisodique qui n'offre pas aujourd'hui une réponse à un seul des problèmes actuels.
9. Le plus étrange de tout est l'impression produite par le passage de votre lettre où vous parlez avec indignation d'une "tentative" de créer une nouvelle Opposition en Italie. Vous parlez de "manœuvre", d'une "nouvelle expérience dans la confusion" et ainsi de suite. Autant que je puisse juger, cela fait référence à une nouvelle scission à l'intérieur de la fraction centriste dirigeante du parti communiste italien avec un de ces groupes qui cherche à se rapprocher de la Gauche internationale. Où y a-t-il manœuvre ? De quelle "confusion" s'agit-il ? D'où émane la confusion ? Le fait qu'un groupe, scissionnant d'une fraction opposée, cherche à fusionner avec nous constitue un gain sérieux. Naturellement la fusion ne peut avoir lieu que sur une base principielle, c'est-à-dire la théorie et la pratique de la Gauche internationale. Les camarades qui appartiennent à l'Opposition italienne m'ont envoyé personnellement des lettres et un certain nombre de documents. Je réponds pleinement et explicitement aux questions que ces camarades me posent. Et je continuerai à le faire aussi à l'avenir. Pour ma part, je leur ai aussi posé des questions. En particulier, à ma question concernant leur attitude à l'égard des bordiguistes, j'ai reçu la réponse qu'en dépit des divergences d'opinion existantes, ils considèrent la collaboration comme à la fois possible et nécessaire. Où y a-t-il là une manœuvre ?
D'un côté, vous considérez que l'Opposition internationale ne mérite pas une confiance suffisante pour que vous preniez part à son travail collectif. De l'autre, vous pensez évidemment que l'Opposition internationale n'a aucun droit de prendre contact avec des communistes italiens qui se déclarent solidaires d'elle. Chers camarades, vous perdez le sens des proportions et vous allez trop loin. c'est le sort ordinaire des groupes repliés sur eux-mêmes, isolés.
Naturellement on peut considérer comme malheureux que les relations et négociations avec la Nouvelle Opposition Italienne se déroulent sans votre participation. Mais c'est votre faute. Pour prendre part à ces négociations, il vous aurait fallu prendre part à toute l'activité de l'Opposition internationale, c'est-à-dire entrer dans ses rangs.
10. En ce qui concerne le groupe Urbahns, vous demandez des informations sur toute son activité de façon à pouvoir prendre une position nette. Et vous rappelez à cet égard que dans la plate-forme de l'Opposition russe, le groupe Urbahns est mentionné comme idéologiquement proche. Je ne peux que regretter que jusqu'à présent vous n'ayez pas jugé de votre devoir d'arriver à une opinion nette sur une question qui a agité l'Opposition internationale tout entière pendant des mois, conduit à une scission en Allemagne et plus tard dans ce pays à la formation de I'Opposition de gauche unifiée, complètement coupée d'Urbahns. Que signifie votre référence à la plate-forme russe ? Oui, à cette époque, nous défendions le groupe Urbahns (exactement comme nous défendions le groupe de Zinoviev, contre Staline). Oui, nous avons autrefois pensé que nous pouvions réussir à raffermir la ligne politique du groupe Urbahns tout entier.
Mais l'histoire ne s'est pas arrêtée. Ni en 1925, ni en 1927. Après la publication de notre plate-forme, il y a eu des événements qui n'étaient pas de petite importance, les zinoviévistes ont capitulé. La direction du Leninbund a commencé à évoluer en se séparant du marxisme. Dans la mesure où nous ne coupons pas à la légère les liens politiques, nous avons essayé dans des dizaines d'articles et de lettres de convaincre le Leninbund de changer sa politique. Nous n'avons pas réussi. Nombre d'événements nouveaux ont éloigné de nous plus encore le groupe Urbahns. Une partie considérable de son organisation a rompu avec Urbahns. L'évolution politique est pleine de contradictions. C'est souvent qu'elle a entraîné et qu'elle entraînera encore des camarades de pensée d'hier ou de demi camarades, du côté opposé. Les causes de la scission entre I'Opposition internationale et le Leninbund ont été discutées publiquement par toute là presse de I'Opposition. J'ai dit personnellement tout ce que j'avais à dire sur ce sujet dans une brochure spéciale. Je n'ai rien à ajouter, d'autant plus que nous discutons ici des faits accomplis. Vous soulevez cette question non en relation avec les faits eux-mêmes, mais en relation avec ma lettre. Cela montre une fois de plus la mesure dans laquelle vous ignorez la vie politique et théorique réelle de l'Opposition internationale.