En guise de deuxième partie

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Préface[modifier le wikicode]

Au congrès de la social‑démocratie de Stockholm, on a publié certaines données statistiques qui caractérisent d'une façon assez curieuse l'activité du parti prolétarien en Russie:

Les 140 membres du congrès ont subi à eux tous une durée d'emprisonnement de 138 ans, 3 mois et 15 jours.

Les membres du congrès ont été déportés pour une durée de 148 ans, 6 mois et 15 jours.

Se sont évadés : une seule fois, 18 membres du parti ; deux fois, 4 membres du parti.

Se sont enfuis des lieux de déportation : une fois, 23 membres du parti ; deux fois, 5 membres ; trois fois, 1 des délégués au congrès.

Si l'on observe que les délégués au congrès ont travaillé pour la social‑démocratie pendant, au total, 942 ans, on constatera que leurs séjours en prison et dans les lointaines régions où ils turent déportés constituent environ un tiers de leur travail. Mais ces chiffres sont plutôt optimistes ; quand on parle de “942 ans”, cela veut bien dire que l'activité politique des membres du congrès s'étend sur cette durée ; mais cela ne signifie pas que les 942 années aient été complètement remplies par leur travail politique. L'activité réelle, directe, des membres de la social‑démocratie, en raison de leur situation non légale et de leur action clandestine, ne correspond guère qu'à un cinquième ou peut‑être même un dixième de cette durée. Tandis que la vie en prison et dans les lieux de déportation correspond exactement aux chiffres cités : le congrès a, en effet, passé plus de 50 000 jours et nuits sous les verrous, et il a vécu encore plus longtemps dans les régions les plus sauvages du pays.

Peut‑être nous permettra‑t‑on d’ajouter à ces chiffres quelques autres qui nous concernent. L'auteur de ce livre, arrêté pour la première fois en janvier 1898, après dix mois d'activité dans les cercles ouvriers de Nikolaïev, passa deux ans et demi en prison et s'évada de la Sibérie après y avoir vécu deux ans sur les quatre années de déportation auxquelles il était condamné. Il fut arrêté pour la seconde fois le 3 décembre 1905, en qualité de membre du soviet des députés ouvriers. L'activité du soviet avait duré sept semaines. Les membres de cette assemblée qui furent condamnés passèrent en prison cinquante‑sept semaines, après quoi ils furent envoyés à Obdorsk en déportation “à perpétuité”... Tout social‑démocrate russe qui a travaillé dans le parti pendant dix ans pourra fournir sur lui‑même des renseignements à peu près du même genre.

Notre situation ne fut en rien modifiée par le désordre gouvernemental qui avait suivi le 17 octobre et que l'Almanach de Gotha caractérisait d'une manière inconsciemment humoristique quand il appelait ce régime “une monarchie constitutionnelle sous un tsar autocrate”. Nous avions joui de cinquante jours de liberté et nous avions bu largement à cette coupe. En ces belles journées, le tsarisme comprit ce que nous savions longtemps avant lui : que notre existence était incompatible avec la sienne. C'est alors que survinrent les terribles mois de la répression... Le tsarisme, après le 17 décembre, changea plusieurs fois de Douma, comme le boa change de peau ; malgré cette mue continuelle, il resta ce qu'il était : un monstre... Les niais et les libéraux hypocrites qui nous engageaient si souvent dans ces deux dernières années à suivre le chemin de la légalité ressemblent à Marie‑Antoinette qui recommandait au peuple affamé de manger de la brioche. C'est à croire vraiment que notre organisme ne supporte pas la brioche. C'est à croire que nous avons absolument besoin de respirer l'air des cellules de la forteresse de Pierre‑et‑Paul. C'est à croire que nous n'aurions pas su occuper mieux les longues heures que nos geôliers nous ont prises !

Nous ne tenons pas plus à nous cacher qu'un noyé ne tient à flotter au fond de l'eau. Mais nous n'avons pas le choix, il faut l’avouer, pas plus que l'absolutisme. C'est pourquoi, sentant cela, nous avons le droit de rester optimistes, même quand nous étouffons dans nos cachettes. Nous n'en mourrons pas, nous en sommes convaincus. Nous survivrons à tout et à tous. Les œuvres des grands de ce monde, de leurs serviteurs et des serviteurs de leurs serviteurs seront depuis longtemps anéanties, bien des partis d’aujourd'hui seront ensevelis, lorsque la cause que nous servons s'imposera au monde entier. Alors, notre parti, qui étouffe aujourd'hui dans ses cachettes, deviendra le grand parti de l'humanité, enfin maîtresse de ses destinées.

Toute l'histoire est au service de notre idéal. Elle travaille avec une barbare lenteur, avec une impassible cruauté. Mais nous sommes sûrs d'elle. Et lorsqu'elle dévore, pour alimenter son mouvement, le sang de nos cœurs, nous avons envie de lui crier :

“Ce que tu fais, fais‑le vite ! ”

Oglbu (près d'Helsingfors),

le 8 avril 1907.

L. T.

Le procès du soviet des députés ouvriers[modifier le wikicode]

Le 3 décembre ouvre l'ère du complot contre‑révolutionnaire avec l'arrestation du soviet des députés ouvriers. La grève de décembre, à Pétersbourg, et un certain nombre de soulèvements en diverses régions du pays ne furent que d'héroïques efforts de la révolution pour se maintenir sur les positions qu'elle avait conquises en octobre. La direction des masses ouvrières de Pétersbourg fut alors assumée par le deuxième soviet, qui se composa de membres du premier restés en liberté et de députés nouvellement élus. Environ trois cents membres du premier soviet étaient emprisonnés dans les trois maisons de détention de Pétersbourg. Leur sort futur resta longtemps une énigme, non seulement pour eux, mais pour la bureaucratie qui gouvernait. Le ministre de la justice, d'après les affirmations de la presse “bien renseignée”, repoussait absolument l'idée de traduire les députés ouvriers devant les tribunaux. Si leur activité ouverte avait été criminelle, le rôle de la haute administration, d'après lui, l'était encore plus ; car, non contente de tolérer le soviet, elle était entrée en relations directes avec lui. Les ministres se disputaient, les gendarmes menaient leur enquête, les députés attendaient dans leurs cellules. A l'époque où le gouvernement envoyait des “expéditions de répression” de tous côtés, en décembre et janvier, on avait des raisons de penser que le soviet serait déféré à un conseil de guerre qui se chargerait de l'étrangler. A la fin d'avril, dans les premiers jours de la première Douma, les députés ouvriers, comme le pays tout entier, attendaient une amnistie. Ainsi, leur sort balançait entre la peine capitale et la complète impunité.

Enfin ce sort fut fixé. Le ministère de Goremykine, qui appartenait à la Douma en ce sens qu'il luttait contre la Douma, transmit le dossier du soviet à l'examen du Palais de Justice : des représentants “de classe” ou “pairs”, devaient entrer dans la composition du tribunal[1]. L'acte d'accusation du soviet, péniblement cuisiné par un parquet de procureurs‑gendarmes peut intéresser à titre de document d'une grande époque. La révolution s'y reflète comme le soleil dans une flaque de boue au milieu de la cour de la préfecture de police. Les membres du soviet étaient accusés d'avoir préparé une insurrection armée on menaçait de leur appliquer deux articles du code, dont l'un prévoit huit ans de travaux forcés et l'autre douze. La valeur de l'accusation au point de vue juridique ou plutôt son inconsistance absolue a été démontrée par l'auteur de ce livre dans un bref exposé[2] qu'il envoya de la maison de détention préventive à la fraction social‑démocrate de la première Douma, pour une interpellation qu'on pensait faire au sujet du procès. L'interpellation tomba pour cette bonne raison que la première Douma fut dissoute et que la fraction social‑démocrate fut elle‑même mise en jugement.

Le procès devait avoir lieu le 20 juin ; la cause serait entendue publiquement. Des meetings de protestation eurent lieu dans toutes les usines et entreprises de Pétersbourg. Le Parquet essaya de représenter le comité exécutif du soviet comme un groupe de conspirateurs qui suggéraient aux masses des résolutions dont celles‑ci n’avaient nullement l'idée. La presse libérale, depuis les événements de décembre, ne cessait de répéter, de jour en jour, que les méthodes “naïvement révolutionnaires” du soviet avaient depuis longtemps perdu leur prestige aux yeux du peuple, celui‑ci ne demandant qu'à entrer dans la voie du nouveau droit “constitutionnel”. Les calomnies, les sottises de la police et des libéraux reçurent un éclatant démenti lorsque, dans leurs meetings et leurs résolutions du mois de juin, les ouvriers de Pétersbourg envoyèrent de toutes leurs usines, une protestation de solidarité à leurs représentants emprisonnés, demandant à être jugés aussi, eux, ouvriers, comme participants actifs des événements révolutionnaires déclarant que le soviet n'avait fait qu'exécuter leur volonté et jurant de mener l'œuvre du soviet jusqu'au bout!

Les troupes campaient dans la cour du Palais de Justice et dans les rues avoisinantes. Toutes les forces de police de la capitale étaient sur pied. Malgré ces grandioses préparatifs, le procès ne put commencer. Prétextant de formalités qui n'auraient pas été remplies en dépit de l'accusation en dépit de la défense, et même contre les intentions du ministère, comme on le sut ensuite, le président du tribunal ajourna l'affaire à trois mois, c'est‑à‑dire jusqu'au 19 septembre. C'était de fine poli­tique. A la fin de juin, la situation était encore toute pleine de “possibilités illimitées” : un ministère de cadets apparais­sait comme une hypothèse tout aussi plausible que la restau­ration de l'absolutisme. Or, le procès du soviet exigeait que le président du tribunal fût fixé sur la politique à suivre. Celui‑ci se voyait donc forcé d'accorder trois mois de réflexion à l'his­toire trop peu pressée. Hélas, notre diplomate dut abandonner son poste quelques jours plus tard ! Dans l'antre de Peterhof, on savait fort bien ce que l'on voulait, on exigeait de la décision et une répression impitoyable.

Le procès s'ouvrit le 19 septembre. Un nouveau président dirigeait les débats. L'affaire dura un mois entier. C'était l'époque où, la première Douma venant d'être dissoute et la seconde n'existant pas encore, les cours martiales agissaient comme elles l'entendaient. Et cependant on donna une telle publicité à l'affaire, en presque tous ses détails, que la chose paraîtrait inconcevable si l'on ne devinait là‑dessous une intrigue bureaucratique : le ministère Stolypine, évidemment, cherchait à repousser de cette manière les attaques du comte Witte. Il jouait à coup sûr : en dévoilant le fond du procès avec toutes ses particularités, on évoquait le souvenir de l'humiliation que le gouvernement avait subie à la fin de 1905. La faiblesse de Witte, ses coquetteries avec la droite et avec la gauche, sa fausse assurance à Peterhof, les grossières flatteries qu'il avait adressées à la révolution, tout cela, les hautes sphères bureaucratiques prétendaient le mettre en évidence. Les accusés n'avaient donc qu'à profiter d'une situation si avantageuse pour leurs desseins politiques et qu'à élargir autant que possible le cadre du procès.

Environ quatre cents témoins furent cités, dont plus de deux cents vinrent déposer[3]. Ouvriers, fabricants, gendarmes, ingénieurs, domestiques, simples habitants de la ville, journalistes, employés des postes et télégraphes, commissaires de police, élèves des lycées, conseillers municipaux, garçons de cour, sénateurs, voyous, députés, professeurs et soldats défilèrent pendant un mois devant le tribunal et, sous les feux croisés qui partaient des fauteuils des juges, de ceux des procureurs, des chaises de la défense et du banc des accusés – surtout de ce côté‑ci – ils reconstituèrent ligne par ligne, trait par trait, l'époque de l'activité du soviet ouvrier, époque si féconde en résultats.

Le tribunal connut ainsi la grande grève d'octobre qui s'éten­dit à toute la Russie, la grève‑manifestation de novembre à Pétersbourg, cette noble et imposante protestation du prolétariat contre le jugement de cour martiale dont on menaçait les matelots de Cronstadt et contre la violence faite à la Pologne ; puis la lutte héroïque des ouvriers de Pétersbourg pour l'institution des huit heures ; enfin le soulèvement des esclaves trop soumis de la poste et du télégraphe, soulèvement organisé par le soviet. Les procès‑verbaux des séances du soviet et du comité exécutif, auxquels les débats donnèrent une publicité qu'ils n'avaient jamais eue, montrèrent au pays l'immense travail quotidien qu'avaient accompli les représentants du prolétariat quand ils organisèrent les secours aux chômeurs, intervinrent dans les conflits entre ouvriers et patrons et dirigèrent d'incessantes grèves économiques.

Le compte-rendu sténographique du procès, qui remplirait sans doute plusieurs gros volumes, n'a pas été publié jusqu'à présent. Nous devons attendre un changement de régime pour qu'on mette au jour cet inappréciable document historique. Un magistrat allemand, aussi bien qu'un social‑démocrate allemand, s’il avait assisté à une des audiences du procès, en serait resté confondu. Une sévérité outrée s'y manifestait à côté d'un complet relâchement, et ces deux manières caractérisaient bien le désarroi qui régnait encore dans les sphères gouvernemen­tales depuis la grève d'octobre. Le Palais de Justice avait été déclaré soumis au régime de la loi martiale et des troupes l'occupaient. On comptait plusieurs centaines de soldats et de cosaques dans la cour, à la grande porte, dans les rues voi­sines. Des gendarmes veillaient de tous côtés, sabre au clair : on en voyait dans le corridor souterrain qui rattache la prison au tribunal, dans toutes les salles du Palais, derrière les accusés, dans les w‑c, et il est bien permis de penser qu'on en aurait trouvé dans les tuyaux de cheminée. Ils devaient former un mur vivant entre les accusés et le monde extérieur, entre les accusés et le public que l'on avait admis, au nombre de cent à cent vingt personnes, dans la salle des séances. Mais trente ou quarante avocats, en frac, percent à chaque instant ce mur de drap bleu. On aperçoit sur le banc des accusés des journaux, des lettres, des bonbons et des fleurs. Des fleurs à foison ! Ils en ont à la boutonnière, ils en ont les mains pleines, ils ont des bouquets sur les genoux et partout autour d'eux. Et le président ne se décide pas à réprimer cette débauche de parfums. Finalement, les officiers de gendarmerie et les huissiers, complètement “démoralisés”, se chargeront eux‑mêmes de passer des fleurs aux accusés.

Les ouvriers viennent témoigner. Ils s'entassent par dizaines dans la salle qu'on leur a réservée et, quand l'huissier ouvre la porte de la salle d'audience, le flot des hymnes révolutionnaires déferle parfois jusqu'au fauteuil du président. Spectacle impressionnant : ces ouvriers nous apportaient l'atmosphère des faubourgs, des usines, et profanaient avec un si superbe dédain le cérémonial mystique de la justice que le président, jaune comme un parchemin, s'épuisait en gestes découragés. Quant aux témoins qui nous venaient de la “bonne société”, quant aux journalistes de la presse libérale, ils durent contempler ces travailleurs avec le respect et l'envie que les faibles ressentent devant les forts.

Le premier jour du procès fut signalé par une remarquable manifestation. Sur cinquante‑deux accusés, le président n'en cita que cinquante et un. Il tut le nom de Ter-Mekertchiantz.

“ Où est l'accusé Ter‑Mekertchiantz ? demanda l'avocat Solokov.

– Il a été exclu de la liste des accusés.

– Pourquoi ?

– Il... il... on l'a exécuté. ”

En effet, entre le 20 juin et le 19 septembre, Ter‑Mekertchiantz, livré à l'autorité militaire par la magistrature civile, avait été fusillé dans le fossé de la forteresse de Cronstadt pour participation à la mutinerie de la garnison.

Les accusés, les témoins, les défenseurs, le public, tous se lèvent en silence, rendant hommage à la mémoire du martyr. Les officiers de police et de gendarmerie ont sans doute perdu la tête : ils se lèvent comme tout le monde!

Par groupes de vingt à trente personnes, on introduisit les témoins pour la prestation du serment. Beaucoup d'entre eux étaient venus en costume de travail, n'ayant même pas eu le temps de se laver les mains, la casquette sous le bras. Ils jetaient un coup d'œil vers les juges, puis, bien vite, cherchaient à voir les accusés et, résolument, adressaient un salut aux deux côtés où nous nous trouvions, disant tout haut : “Bonjour, camarades ! ” C'était à croire qu'ils venaient demander un renseignement à la permanence du comité exécutif. Le président se dépêchait de les appeler et les invitait à prêter serment. Un vieux prêtre s'avançait aussitôt vers la barre et disposait les instruments de sa profession. Les témoins ne bougeaient pas. Le président répétait l'invitation.

“Non, nous ne prêtons pas serment !... répondaient des voix unanimes. Nous n'admettons pas ce genre de cérémonie.

– Vous êtes pourtant orthodoxes ?

– Nous sommes inscrits comme orthodoxes sur les papiers de la police, mais nous ne reconnaissons rien de tout cela...

– Dans ce cas, mon révérend, vous êtes libre ; nous n'aurons pas besoin de vous aujourd'hui. ”

Avec les policiers, quelques ouvriers luthériens et catholiques accomplirent cette formalité. Quant aux “orthodoxes”, tous refusèrent de se plier à cette exigence : ils s'engagèrent simplement à dire la vérité.

Les mêmes incidents se renouvelaient à l'arrivée de chaque nouveau groupe.

Certains ensembles présentent cependant des combinaisons imprévues.

“Ceux qui acceptent de prêter serment, disait le président approchez‑vous du révérend père. Ceux qui refusent, reculez ! ”

Un vieux gendarme, de petite taille, gardien d'usine, sort du groupe et s'avance d'un pas martial vers la barre. On entend un piétinement de lourdes bottes : ce sont les ouvriers qui reculent en causant. A mi‑chemin, entre le gendarme et les travailleurs, se trouve subitement isolé le témoin O… avocat bien connu à Pétersbourg, propriétaire d'immeubles, libéral, conseiller municipal.

“ Vous prêtez serment, témoin O… ? demande le président.

– Je... je... à vrai dire... je prête serment...

– Dans ce cas, approchez‑vous du révérend père. ”

Irrésolu, la face convulsée, le témoin s'avance vers la barre. il se retourne : personne ne le suit. Et, devant lui, il n'y a que le petit vieux, que l'uniforme du gendarme.

“ Levez le bras ! ”

Le vieux gendarme lève trois doigts bien haut au‑dessus de sa tête. L'avocat O… lève légèrement le bras et se retourne : son bras retombe.

“ Témoin O… dit la voix agacée du président, prêterez‑vous serment, oui ou non ?

– Comment donc... comment donc... mais bien sûr ! ”

Et le témoin libéral, surmontant sa confusion, lève le bras presque à la hauteur de celui du gendarme. Il répète, avec son compagnon, à la suite du prêtre, mot après mot, la naïve formule. Qu'un artiste reproduise une scène de ce genre, on dira que son tableau manque de naturel. Le profond symbolisme social de ce spectacle judiciaire fut perçu par tous les assistants. Les ouvriers échangeaient des regards ironiques avec les accusés. Les gens du monde se regardèrent entre eux, d'un air gêné. Une maligne satisfaction se trahit sur la face jésuitique du président. Un silence profond s'établit dans la salle.

On interrogea d'abord le sénateur comte Tiesenhausen, conseiller municipal à la douma de Pétersbourg. Il avait été présent à une séance de la douma, au moment où une députation du soviet était venue présenter des exigences.

“Que pensiez-vous, monsieur le témoin, demande un des défenseurs, que pensiez‑vous de l'organisation d'une milice municipale armée ?

– J'estime que cette question ne se rapporte pas à l'affaire, répond le comte.

– Dans le cadre où je dois maintenir les débats du procès, réplique le président, la question posée par la défense est légitime.

– Dans ce cas, je dois dire qu'alors l'idée d'organiser une milice municipale obtint ma sympathie, mais que, depuis, j'ai complètement changé d'avis sur ce sujet... ”

Combien d'entre eux avaient eu le temps, en un an, de changer d'avis sur cette question et sur beaucoup d'autres ! La presse libérale, qui assurait de son “entière sympathie” les accusés eux-­mêmes, ne trouvait pas de mots assez durs, assez tranchants pour blâmer leurs procédés. Les journaux libéraux s'exprimaient avec une ironie apitoyée sur les “illusions” révolutionnaires du soviet. En revanche, les ouvriers lui restaient fidèles, sans la moindre réticence.

De nombreuses usines envoyèrent au tribunal des déclarations collectives par l'intermédiaire de témoins élus. Sur la demande des accusés, le tribunal joignit ces documents au dossier et en donna lecture pendant la séance.

“ Nous soussignés, ouvriers de l'usine Oboukhov, disait un de ces documents que nous prenons au hasard, sachant que le gouvernement prétend traduire devant un tribunal arbitrairement constitué le soviet des députés ouvriers, profondément indignés de voir que ce gouvernement essaie de représenter le soviet comme une bande de conspirateurs poursuivant des buts étrangers à la classe ouvrière ; nous, ouvriers de l'usine Oboukhov, déclarons que le soviet ne se compose pas d'une bande de cons­pirateurs, mais de véritables représentants de tout le prolétariat de Pétersbourg. Nous protestons contre l'arbitraire exercé par le gouvernement contre le soviet, arbitraire qui consiste à accuser des camarades élus par nous, qui ont exécuté au soviet toutes nos volontés, et nous déclarons au gouvernement que, dans la mesure où notre camarade P.‑A. Zlydnev, que nous respectons tous, est coupable, nous le sommes aussi, ce que nous certifions par nos signatures. ”

A cette résolution étaient jointes plusieurs feuilles de papier couvertes de plus de deux mille signatures. Les feuilles étaient sales et froissées : elles avaient circulé de main en main, dans tous les ateliers de l'usine. La déclaration des ouvriers d'Obou­khov n'était pas la plus violente loin de là. Il y en eut dont le président refusa de donner lecture, sous prétexte que le ton en était “profondément irrespectueux” à l'égard du tribunal et du gouvernement.

Au total, sur ces protestations, on aurait pu relever des dizaines de milliers de signatures. Les déclarations des témoins dont un grand nombre, en sortant de la salle des séances, tombèrent entre les mains de la police, illustrèrent ces documents d'un excellent commentaire. Les conspirateurs que le Parquet voulait absolument découvrir se confondirent avec l'héroïque multitude anonyme. Finalement, le procureur, qui, dans son rôle honteux, se donnait des airs d’homme correct, fut contraint d'avouer, au cours de son réquisitoire, deux faits marquants : d'abord, qu'à un certain niveau de son évolution politique, le prolétariat “tend” au socialisme ; ensuite, que l'état d'esprit des masses ouvrières, pendant l'activité du soviet, était vraiment révolutionnaire.

Le procureur dut encore abandonner une position fort importante. “La préparation d'une insurrection armée” servait, bien entendu, de base principale à l'instruction.

“Le soviet vous a‑t‑il invités à l'insurrection armée ?

– En fait, non ”, répondaient les témoins.

Le soviet avait simplement affirmé qu'une insurrection armée devenait inévitable.

“ Le soviet réclamait une assemblée constituante. Qui donc devait créer cette assemblée ?

Le peuple !

– Par quels moyens ? Par la violence bien sûr. On n'obtient rien autrement. Ainsi, le soviet armait les ouvriers pour l'insurrection ? Non, mais pour un besoin de légitime défense. ”

Le Président haussait ironiquement les épaules. Mais, finalement, les déclarations des témoins et des accusés contraignirent le tribunal à admettre ces “propositions contradictoires”. Les ouvriers s'étaient armés pour se défendre. Mais c'était en même temps dans un but d'insurrection, le pouvoir gouvernemental s'étant révélé comme le principal organisateur des pogroms. Cette question devait être élucidée par le discours que l'auteur du présent livre prononça devant le tribunal[4].

Le procès éveilla le plus vif intérêt au moment où nos défenseurs transmirent au tribunal la Lettre de Lopoukhine, devenue depuis fameuse.

Les accusés et la défense disaient :

“Messieurs les juges ! Vous estimez sans doute que nous parlons en dépit du bon sens quand nous affirmons que certains organes du pouvoir gouvernemental ont joué un rôle décisif dans la préparation et l'organisation des pogroms ? Pour vous, peut‑être, les dépositions que vous venez d'entendre ne sont pas des preuves suffisantes ? Peut‑être avez‑vous eu le temps d'oublier les révélations faites par le prince Ouroussov, ancien vice‑ministre de l'intérieur, à la Douma d'Etat ? Peut‑être le général de gendarmerie Ivanov vous a‑t‑il persuadés, quand il est venu vous dire sous la foi du serment que les discours prononcés au sujet des pogroms n'avaient été qu'un prétexte pour armer la multitude ? Peut‑être avez‑vous cru le témoin Statkovsky, fonctionnaire de la police secrète, quand, sous la foi du serment, il a prétendu n'avoir jamais vu dans tout Pétersbourg un seul appel au pogrom ? Eh bien, voyez ! Voici la copie certifiée d'une lettre de Lopoukhine, ancien directeur du département de la police au cabinet du ministre de l'intérieur Stolypine[5]. Après enquête faite par lui, sur mandat du comte Witte, M. Lopoukhine affirme que les appels aux pogroms que le témoin Statkovsky n'a, soi‑disant, jamais vus, ont été imprimés à l'imprimerie de cette même police secrète dont Statkovsky est fonctionnaire ; que ces appels ont été répandus par des agents de la police secrète et des membres des partis monarchistes dans toute la Russie ; qu'entre le département de la police et les bandes des Cent‑Noirs, il existe un lien étroit d'organisation ; qu'à la tête de cette organisation criminelle, a l'époque du soviet, se trouvait le général Trepov qui, comme commandant du Palais, jouissait d'une immense autorité, présentait lui‑même au tsar ses rapports sur le travail de la police et, indépendamment de tous les ministres, disposait de sommes énormes, tirées du Trésor, pour l'organisation des pogroms.

“Et voici encore un fait, messieurs les juges ! Beaucoup de feuilles imprimées par les Cent‑Noirs – et qui se trouvent entre vos mains, dans le dossier de l'instruction – accusaient les membres du soviet d'avoir dilapidé l'argent des ouvriers. Le général de gendarmerie Ivanov, faisant état de ces calomnies, s'est livré à une enquête spéciale dans les usines et les entreprises de Pétersbourg, enquête qui n'a donné, bien entendu, aucun résultat. Nous autres, révolutionnaires, nous sommes habitués à ces procédés de l'autorité. Mais, sans idéaliser le moins du monde la gendarmerie – vous savez que nous en sommes incapables –, nous étions loin de soupçonner l'audace de cette institution. On apprend, en effet, que les appels et proclamations dans lesquels on accuse le soviet d'avoir dilapidé l'argent des ouvriers ont été rédigés et imprimés secrètement à la direction de la gendarmerie, où le général Ivanov est en service. M. Lopoukhine le certifie. Voici, messieurs les juges, une copie de la lettre, qui porte la signature authentique de l'auteur. Nous demandons que ce précieux document soit intégralement lu à l'audience de ce tribunal. Nous demandons en outre que le conseiller d'Etat Lopoukhine soit cité à comparaître en qualité de témoin. ”

Cette déclaration tomba comme la foudre sur les magistrats. Les débats étaient presque achevés et le président avait cru, après une orageuse traversée, atteindre bientôt le port : cet incident le rejetait en pleine mer.

La lettre de Lopoukhine contenait des allusions aux mystérieux rapports que Trepov présentait au tsar. Qui pouvait prévoir comment l'ancien chef de la police, tournant aujourd'hui le dos à ses maîtres, expliquerait ces allusions quand les accusés l'interrogeraient ?... Le tribunal, saisi d'une horreur sacrée, recula devant la possibilité de nouvelles révélations. Après une longue délibération, il repoussa la lettre et récusa le témoignage de Lopoukhine.

Les accusés déclarèrent alors qu'ils n'avaient plus rien à faire à l'audience et voulurent qu'on les renvoyât dans leurs cellules.

On nous emmena. Sur‑le‑champ, nos défenseurs quittèrent le tribunal. En l'absence des accusés, des avocats et du public, le procureur prononça son réquisitoire, qui fut sec et “correct”. Dans une salle presque vide, les magistrats prononcèrent le verdict. L'accusation d'avoir fourni des armes aux ouvriers dans un but d'insurrection était rejetée. Quinze accusés – et dans ce nombre l'auteur de ces lignes – étaient condamnés à la privation de tous droits civils et à la déportation perpétuelle en Sibérie. Deux devaient subir une détention de courte durée. Les autres étaient acquittés.

Le procès du soviet des députés produisit une énorme impression dans le pays. On peut affirmer que la social‑démocratie, lors des élections pour la deuxième Douma, dut son succès à la propagande que lui avait faite le tribunal devant le parlement révolutionnaire du prolétariat pétersbourgeois.

Au procès du soviet des députés se rattache un épisode qui mérite d'être mentionné ici.

Le 2 novembre, jour où la sentence fut publiée sous sa forme définitive, le Novoïé Vrémia donna une lettre du comte Witte qui revenait de l'étranger. Il parlait, dans cet écrit, du procès. Il se défendait contre les attaques de la droite bureaucratique. Non, seulement il affirmait n'avoir pas eu l'honneur de préparer, comme instigateur principal, la révolution russe, en quoi il avait assez raison, mais il niait catégoriquement ses rapports personnels avec le soviet. Quant aux témoignages qui avaient été fournis au procès et aux déclarations des accusés, il osait affirmer qu’on les avait “inventés pour les besoins de la défense”. Il ne s'attendait pas, sans doute, à un démenti des prisonniers. Mais il s'était trompé.

Une réponse collective des condamnés, imprimée dans notre journal Tovarichtch (“Le Camarade”), le 5 novembre, contenait ceci : “Nous connaissons trop bien la différence de nature qui existe entre nous et le comte Witte, au point de vue politique : aussi ne croyons‑nous pas devoir expliquer à l'ex‑premier ministre les raisons qui nous obligent, nous, représentants du prolétariat, à dire toujours, quand nous faisons de la politique, la vérité. Mais nous pensons qu'il est parfaitement opportun de citer ici le réquisitoire de M. le procureur. Accusateur par profession, fonctionnaire d'un gouvernement qui nous déteste, il a reconnu que, par nos déclarations et nos discours, nous lui avions fourni “sans résistance” toutes les bases nécessaires à l'accusation – à l'accusation, non à la défense ! Et, devant nos juges, il a déclaré nos dépositions véridiques et sincères.

“Vérité, sincérité, voilà des qualités que les ennemis politiques du comte Witte ne lui ont jamais reconnues, pas plus que ses flatteurs. ”

Ensuite, la réponse collective démontrait, documents à l'appui, à quel point les dénégations du comte Witte étaient osées[6] et terminait par des lignes qui résumaient et donnaient un jugement définitif sur le procès intenté au parlement révolutionnaire, aux élus du prolétariat pétersbourgeois.

“ Quels qu'aient été les buts et les motifs du démenti publié par le comte Witte, disait notre lettre, quelque imprudent que ce démenti paraisse, il arrive à son heure, il caractérise par un dernier trait indispensable le pouvoir en face duquel s'est trouvé le soviet en ces journées de lutte. Nous nous permettrons de dire sur ce point quelques mots.

“ Le Comte Witte note et souligne que c'est lui qui nous a livrés à la justice. Cet exploit historique, comme nous l'avons déjà dit, remonte au 3 décembre 1905. Depuis, nous sommes passés par la Sûreté, puis par la gendarmerie, et enfin nous avons comparu devant un tribunal.

“Dans ce procès ont figuré, comme témoins, deux fonctionnaires de la police secrète. On leur a demandé si un pogrom ne s'était pas préparé à Pétersbourg pendant l'automne de l'année dernière ; ils ont résolument répondu : Non ! Ils ont affirmé qu'ils n'avaient jamais vu un seul appel au pogrom. Or, l'ancien directeur du département de la police, le conseiller Lopoukhin, déclare maintenant que les appels aux pogroms s'imprimaient justement alors dans les locaux de la Sûreté. Tel est le premier moyen de la “justice” à laquelle nous a livrés le comte Witte.

“Dans ce même procès ont figuré des officiers de gendarmerie qui avaient mené l'instruction de l'affaire du soviet. D'après leurs propres dires, l'origine de l'enquête qu'ils firent pour savoir si des sommes d'argent avaient été dilapidées par les députés se trouve dans des feuilles anonymes imprimées par les Cent‑Noirs. M. le procureur a déclaré que ces feuilles ne contenaient que des mensonges et des calomnies. Or, que voyons‑nous ? Le conseiller Lopoukhine témoigne que ces feuilles de mensonges et de calomnies ont été imprimées par cette même gendarmerie qui mena l'enquête sur l'affaire du soviet. Tel est le deuxième moyen de la “justice”.

“Et quand, dix mois plus tard, nous nous sommes trouvés en présence du tribunal, celui‑ci nous a permis d'expliquer au grand jour tout ce que l'on connaissait déjà dans les grandes lignes avant le procès ; mais, dès que nous avons tenté de montrer et de prouver que, devant nous, à cette époque‑là, il n'y avait aucun pouvoir gouvernemental, que les organes les plus actifs de ce pouvoir s'étaient alors transformés en des associations de contre‑révolution qui foulaient aux pieds, non seulement les lois écrites, mais toutes les lois de la morale humaine ; que les éléments les plus autorisés du personnel gouvernemental constituaient une organisation centrale pour perpétrer des pogroms dans toute la Russie, que le soviet des députés ouvriers avait en somme accompli une tâche de sécurité nationale, lorsque nous avons demandé qu'on joignît au dossier la lettre de Lopoukhine que notre procès avait rendue fameuse, et surtout qu'on interrogeât ce Lopoukhine comme témoin, le tribunal, sans s'em­barrasser de motifs juridiques, nous a impérieusement fermé la bouche. Tel est le troisième moyen de la “justice”.

“Et enfin, quand l'affaire est terminée, quand la sentence est prononcée, le comte Witte tente de diffamer ses adversaires politiques, les croyant sans doute définitivement battus. Aussi résolument que ces fonctionnaires de la Sûreté qui affirmaient n'avoir vu aucun appel aux pogroms, le comte Witte déclare qu'il n'a eu aucun rapport avec le soviet des députés ouvriers. Son audace est la même, sa franchise vaut tout autant !

“Nous considérons avec sérénité ces quatre moyens d'accusation de la justice officielle qu'on nous a appliquée. Les représentants du pouvoir nous ont privés “de tous droits” et nous envoient en déportation. Mais il y a un droit dont ils ne peuvent nous priver, le droit à la confiance du prolétariat et de tous nos honnêtes concitoyens. Dans notre affaire, comme dans toutes les autres questions de notre existence nationale, le dernier mot sera dit par le peuple. Avec une entière confiance, c'est au peuple, c'est à la conscience populaire que nous faisons appel.

“ Le 4 novembre 1906,

Maison de détention préventive. ”

Le soviet et le Parquet[modifier le wikicode]

Le procès du soviet des députés ouvriers n'est qu'un épisode dans la lutte de la révolution contre la conspiration gouvernementale de Peterhof. Dans la magistrature policière, s'est‑on imaginé vraiment que la mise en jugement des membres du soviet serait un acte juridiquement motivé ? Pouvait‑on penser que le procès s'engageait et se poursuivait par l'initiative d'un pouvoir judiciaire indépendant ? Qu'on appelait une cause de droit strict ? Cela est plus que douteux. Chacun comprend fort bien que l'arrestation du soviet a été un acte d'arbitraire politique et militaire, qu'elle marque un moment de la campagne sanglante entreprise par un pouvoir que le peuple repousse et honnit.

Nous ne nous demanderons pas ici – bien que la question se pose d’elle-même – pourquoi, entre toutes les méthodes de répression dont on pouvait faire usage, on choisit, à l'égard des représentants ouvriers, le moyen relativement difficile d'un juge­ment par un tribunal constitué et formé de représentants de classe, de “ pairs ”. L'autorité dispose de beaucoup d'autres ressources qui, tout en étant aussi efficaces, sont beaucoup plus simples. Sans compter le riche arsenal des arrêtés administra­tifs, on peut citer le Conseil de guerre, ou bien encore une procédure qui, à la vérité, ne figure pas dans les manuels de droit, mais dont on a fait usage avec succès en beaucoup d'endroits : on prie l'accusé de se tenir à quelques pas des juges et de leur tourner le dos ; cette formalité accomplie, on exécute un feu de peloton ; c'est la sentence ; elle ne permet ni appel ni cassation.

C'est un fait, pourtant, que le gouvernement, au lieu d'appliquer pareille mesure aux cinquante‑deux personnes que ses agents avaient signalées, organise un procès, et qui n'est pas le procès de cinquante‑deux personnes, mais celui du soviet des députés ouvriers. Dès lors, le gouvernement nous oblige à apprécier, en critique, la position juridique qu'il a adoptée.

Le réquisitoire prétend établir que ces cinquante‑deux accusés “sont entrés dans une association... ayant eu pour but, à leur su et connaissance, attenter par la violence au régime qui fonctionne en Russie en vertu des lois fondamentales, et de le remplacer par une république démocratique”. Tel est le fond de l’accusation qui se base sur les articles 101 et 102 du code criminel.

Ainsi, le réquisitoire présente le soviet des députés ouvriers comme une “association” révolutionnaire qui se serait formée pour accomplir une tâche politique déterminée et formulée d'avance ; comme une organisation dont chaque membre, par le fait même qu'il y était entré, souscrivait à un programme poli­tique bien défini. Cette définition du soviet contredit absolument l'histoire de sa formation, telle qu'elle ressort du réquisitoire même. A la première page de l'accusation, nous lisons en effet que les initiateurs du futur soviet invitaient les ouvriers “à élire des députés pour un comité ouvrier qui donnerait au mou­vement de l'organisation, de l'unité et de la force” et “repré­senterait les besoins des ouvriers pétersbourgeois devant le reste de la société”. Et, “en effet, poursuit le réquisitoire, il y eut alors, dans de nombreuses usines, des élections de dépu­tés”. Quel était donc le programme politique du soviet ainsi constitué ? Ce programme n'existait pas. Bien mieux : ce pro­gramme ne pouvait pas exister, car le soviet, nous l’avons vu, au lieu de grouper des personnes partageant les mêmes opinions politiques (comme un parti ou une conspiration), se composait de représentants élus (ainsi qu'une douma ou un zemstvo). Les conditions mêmes de la formation du soviet démontrent sans aucun doute possible que les hommes cités dans le réquisitoire, de même que les autres membres du soviet, loin d'entrer dans un complot ayant pour but, à leur su et connaissance, de renverser par la force le régime et de créer une république démocratique, constituaient un collège de représentants qui ne pouvaient choisir une orientation politique définie avant d'avoir travaillé en collaboration.

Si le soviet est une des associations prévues dans les articles 101 et 102, où sont donc les limites de cette association ? Les délégués ne décident pas eux‑mêmes d'entrer au soviet ; ils y sont envoyés par des électeurs. D'autre part, le collège des électeurs n'est jamais dissous. Il subsiste en permanence à l'usine. Le délégué lui rend compte de ses actes. Par l'intermédiaire du délégué, le collège électoral influe d'une façon décisive sur l'activité du soviet. Dans toutes les questions essentielles – grèves, lutte pour la journée de huit heures, armement des ouvriers l'initiative venait des usines les plus à l'avant‑garde, non du soviet. Une réunion d'ouvriers électeurs votait telle ou telle résolution que le délégué transmettait au soviet. Ainsi, ce soviet, ce conseil, était réellement l'organisation de l'immense majorité des ouvriers de Pétersbourg. A la base de cette organisation se trouvait l'ensemble des collèges électoraux, à l'égard desquels le soviet jouait un rôle analogue à celui du comité exécutif par rapport au soviet même. Certain passage du réquisitoire reconnaît cette situation de la façon la plus catégorique : “La tendance du comité ouvrier[7] à réaliser l'armement de tous les ouvriers fut exprimée... dans les décisions et les résolutions d'organisations diverses qui faisaient partie du comité ouvrier. ” Le réquisitoire cite plus loin une décision de ce genre prise par une réunion des ouvriers de la presse. Mais si le syndicat des ouvriers de la presse, d'après l'opinion du Parquet, “faisait partie” du soviet (ou plus exactement : faisait partie des “organisations” du soviet), il est évident que, dès lors, chaque membre du syndicat était membre d'une association ayant pour but de renverser le régime par la violence. Et non seulement le syndicat ouvrier de la presse, mais tous les ouvriers des usines, des entreprises, en envoyant des députés au soviet, entraient, à titre de collège électoral, dans l'organisation du prolétariat pétersbourgeois. Et si le Parquet avait envisagé une application intégrale et logique des articles 101 et 102, selon la lettre et selon l'esprit, il aurait dû citer à comparaître au banc des accusés les deux cent mille ouvriers de Pétersbourg. Tel était bien le point de vue de ces ouvriers qui, en juin, dans une série de résolutions très hardies, demandèrent qu'on les poursuivît en justice. Et ce n'était pas seulement une manifestation politique : cette démarche devait rappeler au Parquet ses obligations les plus élémentaires au point de vue juridique.

Mais les principes du droit sont le moindre souci du Parquet. Il sait que l'autorité réclame quelques dizaines de victimes pour mieux sentir le prix de sa “victoire”, et il limite le nombre des accusés, en dépit de l'évidence, se justifiant par de grossiers sophismes.

1° Il ferme complètement les yeux sur ce fait que le soviet est une assemblée élue, et le considère comme une association de partisans révolutionnaires.

2° Le nombre des membres du soviet s'élève à cinq cents ou six cents ; c'est trop pour le procès de tendance que l'on veut faire à quelques conjurés commandant la multitude ouvrière : le Parquet se contentera donc de disjoindre la cause du comité exécutif et celle du soviet. Consciemment, le Parquet veut ignorer que le comité exécutif est élu, que sa composition est variable ; sans tenir compte des documents, le Parquet attribue au comité exécutif des décisions qui ont été prises en assemblée plénière.

3° outre les membres du comité exécutif, le Parquet sélectionne et cite, parmi les membres du soviet, ceux des députés qui “ont pris une part active et personnelle (?) aux travaux du soviet”. Cette distinction est absolument arbitraire. Le code ne châtie pas seulement celui qui prend “une part active et personnelle” à un complot, mais tout homme affilié à une association criminelle. Le caractère de la participation détermine simplement le degré de la peine.

Quel est donc le critère du Parquet ? La preuve d'une participation active et personnelle à une association ayant pour but de renverser le régime par la violence, l'accusation la trouve, par exemple, dans le fait d'avoir contrôlé des cartes d'entrée, de s'être joint à une patrouille de grévistes ou, enfin, dans le simple aveu d'avoir été membre du soviet. C'est ainsi qu'à l'égard des accusés Krassine, Loukanine, Ivanov et Marlotov, le Parquet ne peut retenir qu'un seul chef d'accusation : ils reconnaissent avoir appartenu au soviet. De cet aveu, le Parquet conclut, pour des raisons mystérieuses, à leur “participation active et personnelle”.

4° Si l'on observe que certaines personnes “étrangères” au soviet y furent arrêtées le 3 décembre, pendant une séance à laquelle elles assistaient par hasard, si l'on reconnaît que ces personnes n'entrèrent jamais en rapports directs avec le soviet et n'y prirent jamais la parole, on se fera une idée de l'arbitraire qui guida le Parquet dans le choix de ses accusés.

5° Mais ce n'est pas tout. Après le 3 décembre, ce qui restait du soviet fut complété par de nouveaux membres, le comité exécutif se reforma, les Izvestia continuèrent à paraître (le numéro 8 sortit le lendemain de notre arrestation) et le soviet reconstitué appela les ouvriers à la grève de décembre. Quelque temps après, le comité exécutif de ce nouveau soviet fut arrêté. Qu'en résulta‑t‑il ? Bien qu'il eût simplement continué l'œuvre de ses prédécesseurs, poursuivant les mêmes fins et appliquant les mêmes méthodes de lutte, le nouveau soviet, au lieu d'être cité en justice, fut livré à la répression administrative.

Le soviet se tenait‑il sur le terrain du droit ? Non, il ne s'y tenait pas et ne pouvait s'y tenir, car ce terrain n'existait pas. Le soviet des députés, quand bien même il l'aurait voulu, n'aurait pu se servir du manifeste du 17 octobre pour justifier sa création : quand il se constitua, le manifeste n'existait pas encore. Le soviet est sorti du mouvement révolutionnaire qui devait aussi nous valoir ce manifeste.

Le réquisitoire repose tout entier sur une grossière fiction : il suppose la persistance intégrale de la législation russe pendant la dernière année. Le Parquet s'en tient à cette hypothèse de fantaisie que tous les articles du code criminel ont gardé cons­tamment leur valeur effective, qu'on n'a jamais cessé de les appliquer, qu'on ne les a jamais abolis, sinon en droit, du moins en fait.

Or, la révolution avait arraché du vieux code, avec le consentement muet des autorités, un bon nombre de pages.

Les congrès des zemstvos s'étaient‑ils appuyés sur le droit ? Les banquets et les manifestations s'étaient‑ils réglés sur le code ? La presse avait-­elle observé les règlements de la censure ? Des sociétés d'intellectuels ne s'étaient‑elles pas constituées impunément et, comme on dit, “spontanément”, ce qui signifie “au nom du droit révolutionnaire”?

Mais examinons la destinée même du soviet. En supposant que les articles 101 et 102 du code soient restés constamment en vigueur, le Parquet considère le soviet comme une organisation franchement criminelle, criminelle dès le jour de sa formation ; ainsi, le fait d'entrer au soviet devient également un crime. Mais alors, comment expliquer qu'un haut représentant du pouvoir ait engagé des pourparlers avec une association criminelle qui avait pour but d'établir la république par la révolution ? Si l'on admet que la législation d'antan restait en vigueur, et cela intégralement, les pourparlers du comte Witte deviennent un crime qu'il faudrait juger. L'inconséquence du Parquet, quand il cherche à défendre un terrain de droit inexistant, est manifeste en ce point.

Le réquisitoire cite la discussion qui eut lieu à propos de l'envoi d'une députation au comte Witte dans le but d'obtenir l'élargissement de trois membres du soviet arrêtés dans un meeting devant la cathédrale de Kazan, et le procureur considère cette démarche comme “une tentative légitime pour obtenir l'élargissement des détenus” (page 6). Ainsi, le Parquet admet que le comte Witte, représentant du pouvoir exécutif, a eu une entrevue avec les membres d'une association révolutionnaire dont le but était de renverser le régime que Witte était appelé défendre.

Quel fut le résultat de cette “tentative légitime” ? Le réquisitoire reconnaît parfaitement que le président du conseil des ministres, “après s'être entendu avec le préfet de police, ordonna d'élargir les personnes arrêtées” (page 6). Ainsi, le pouvoir gouvernemental cédait aux exigences d'hommes dont la place, suivant les articles 101 et 102, était au bagne et non ans l'antichambre du ministre.

Où se cachait donc la “légalité” dans cette affaire ? La réunion qui eut lieu devant la cathédrale de Kazan, le 18 octobre, était‑elle autorisée par la loi ? Non, sans aucun doute, car les membres du soviet qui présidèrent ce meeting furent arrêtés. Etait‑il légal qu'une association antigouvernementale dépêchât une députation au gouvernement ? Le Parquet dit que oui. La loi approuvait‑elle l'élargissement de trois criminels sur les instances de plusieurs centaines d'autres criminels ? La loi, semble-t‑il, voulait plutôt l'arrestation des complices restés en liberté. Mais peut‑être le comte Witte amnistiait‑il ces criminels ? D'où lui venait ce droit d'amnistie?

Le soviet des députés ouvriers ne se tenait pas sur le terrain du droit. Mais le pouvoir gouvernemental ne s'y tenait pas non plus. Ce terrain‑là n'existait pas.

Les journées d'octobre et de novembre remuèrent une immense population, dévoilèrent de nombreuses tendances qu'on avait toujours ignorées, multiplièrent les jeunes organisations, créèrent de nouveaux rapports politiques. Avec le manifeste du 17 octobre, l'ancien régime liquidait solennellement son passé. Mais le nouveau régime n'existait pas encore. Les vieilles lois, qui étaient en contradiction évidente avec le manifeste, n'étaient pas abolies. Cependant, en fait, on les violait à tout instant. Des phénomènes nouveaux, de nouvelles formes de vie ne pouvaient trouver place dans les limites de la “légalité” instituée par l'autocratie. Non seulement le pouvoir tolérait que la loi fût mille fois transgressée ; il couvrait dans une certaine mesure les crimes et les délits. D'ailleurs, en bonne logique, le manifeste du 17 octobre abolissait un grand nombre de lois en vigueur et supprimait l'appareil législatif de l'absolutisme.

Les nouvelles formes de la vie sociale se constituaient et vivaient en dehors de toute définition juridique. Le soviet était une de ces formes.

La différence, tellement énorme qu'elle en est absurde, entre les groupements définis par l'article 101 et la nature réelle du soviet tient au fait que le soviet des députés ouvriers était une institution absolument neuve, une création que les lois de l'ancienne Russie n'avaient jamais prévue. Il surgit à un moment où le voile de l'ancien droit, complètement usé, se déchirait et où le peuple révolutionnaire en piétinait les lambeaux. Le soviet se constitua en dehors du droit, selon une nécessité réelle.

Quand la réaction dirigeante se fut consolidée, après avoir repoussé les premières attaques, elle recourut aux lois périmées : dans une rixe, on ramasse la première pierre qui vous tombe sous la main pour la lancer à son adversaire. L'article 101 du code criminel est une pierre dont on a cru pouvoir se servir, et les magistrats se sont chargés de la lancer ; le Palais avait ordre de punir tous ceux que lui signaleraient des gendarmes ignorants et des procureurs dévoués à la gendarmerie.

Au point de vue juridique, l'accusation s'est trouvée dans une situation peu enviable : on l'a bien vu quand elle a examiné la question de la participation des représentants officiels des partis aux décisions du soviet.

Quiconque a touché de près ou de loin au soviet n'ignore pas que les représentants des partis n'avaient, ni au soviet, ni dans son comité exécutif, le droit de suffrage délibératif ; ils participaient aux débats, pas aux votes. Cela s'explique par ce fait que le soviet était organisé d'après le principe de représentation des entreprises et des professions ouvrières, non des partis. Les représentants des partis pouvaient se rendre utiles et se rendaient utiles au soviet par leur expérience politique, par leurs connaissances, mais ils ne pouvaient voter sans violer le principe de la représentation des masses ouvrières. lis étaient, si l'on peut dire, des experts politiques au sein du soviet.

Ce fait indubitable, mais qu'il n'était pas facile d'établir, a mis dans un extrême embarras les magistrats de l'instruction et de l'accusation.

La première difficulté était d'ordre purement juridique. Si le soviet était une association criminelle qui se donnait tel et tel but, si les accusés étaient des membres de cette association criminelle et devaient, pour répondre à cette accusation précise, comparaître devant le tribunal, comment traiter des accusés dont le suffrage était purement consultatif, qui pouvaient défendre une opinion mais ne pouvaient agir à titre de membres de l'association, qui ne pouvaient voter, c'est‑à‑dire se joindre directement à la volonté collective de l'association criminelle ? De même que les déclarations d'un expert dans un tribunal peuvent exercer une influence énorme sur les juges sans que pour cela l'expert réponde de la sentence, les déclarations des représentants des partis, de quelque manière qu'elles aient influé sur l'activité du soviet, ne rendent pas juridiquement responsables les hommes qui ont dit au soviet : “Voilà notre conviction, tel est l'avis de notre parti, mais la décision dépend de vous. ” Bien entendu, les représentants des partis n'ont aucunement l'intention d'échapper au Parquet en invoquant ce motif. Le Parquet cherche à défendre autre chose que des articles de loi et que le “droit” ; il se préoccupe des intérêts d'une caste. Et comme les représentants des partis, par leur travail, ont porté des coups à cette caste au même titre que les autres membres du soviet, il est bien naturel que la vengeance gouvernementale, présentée sous l'aspect d'une sentence du Palais de Justice, tombe sur les représentants des partis au même titre que sur ceux des usines et des entreprises. Mais une chose est indubitable : si l'on déclare que les députés du soviet sont membres d'une association criminelle, et si, pour affirmer cela, on fait violence à la vérité et à la signification juridique des mots, l'application de l'article 101 aux représentants des partis est une véritable absurdité. La logique humaine le dit du moins, et la logique du droit ne peut être qu'une application de la logique générale à un ensemble de notions spéciales.

La deuxième difficulté que le Parquet rencontrait quand il examinait la situation dans le soviet des délégués des partis était de caractère politique. Le but poursuivi d'abord par le général de gendarmerie Ivanov, puis par le substitut Baltz ou par celui qui l'inspirait, était fort simple : présenter le soviet comme une organisation de conspirateurs, qui, sous la pression d'un petit groupe de révolutionnaires énergiques, commandaient les masses organisées. Contre cette image du soviet, inventée par des jacobins de police, tout proteste : la composition du soviet, son activité ouverte et publique, les procédés de discussion et de délibération qui y furent appliqués, et, enfin, ce fait que les représentants des partis n'avaient pas voix délibérative. Or, que fait l'instruction ? Si la vérité matérielle est contre elle, tant pis pour la vérité : la magistrature corrige la vérité par des moyens administratifs. D'après les procès‑verbaux, d'après le compte des voix, et enfin d'après les rapports de ses agents, la gendarmerie pouvait sans peine établir que les représentants des partis n'avaient au soviet que des voix consultatives. La gendarmerie le savait ; mais, comme ce fait la gênait dans ses combinaisons, elle fit consciemment tout le nécessaire pour égarer le Parquet. Il importait beaucoup de savoir quelle avait été la situation juridique des représentants du parti dans le soviet ; la gendarmerie laisse de côté, systématiquement et consciemment, cette question. Elle voudrait bien pouvoir dire à quelle place était assis tel ou tel membre du comité exécutif, comment on entrait, comment on sortait, mais elle oublie complètement : de se demander si 70 social‑démocrates et 35 socialistes‑révolutionnaires, au total 105 représentants, eurent voix délibérative quand il fut question de décider la grève générale, la journée de huit heures, etc. Elle n'interrogea ni les accusés ni les témoins là‑dessus afin d'éviter tous éclaircissements[8]. C'est un point évident et incontestable.

Nous avons dit plus haut que les magistrats instructeurs égaraient ainsi à dessein l'accusation. Est‑ce bien exact ? Le Parquet représenté par un de ses membres, assiste aux interrogatoires ou du moins, signe les procès‑verbaux. Il a donc la faculté de montrer l'intérêt qu'il porte à la vérité. Il faut seulement que cet intérêt, il l'ait. Bien entendu, R n'y songe pas. Non seulement il couvre les “bavures” de l'instruction, mais il s'en sert pour en tirer des conclusions évidemment fausses.

Cela saute aux yeux dans la partie du réquisitoire qui traite des actes du soviet visant à l'armement des ouvriers.

Nous n'examinerons pas ici la question de l'insurrection armée et de l'attitude prise à cet égard par le soviet. Ce thème a été étudié dans d'autres articles. Il nous suffira de dire que le soulèvement armé, en tant qu'idée révolutionnaire inspirant les masses et dirigeant l'organisation de leurs élus, diffère autant de l'idée d'une révolte armée conçue par les procureurs et la police que le soviet des députés ouvriers diffère des associations prévues par l'article 101. Mais, si l'instruction et l'accusation, dans leur stupidité bien policière, sont incapables de comprendre la signification et l'esprit du soviet, si elles s'embrouillent dans ses idées politiques, elles n'en cherchent que plus obstinément à fonder leur réquisitoire sur un principe simple et clair, comme le revolver.

La gendarmerie, nous le verrons, ne pouvait fournir au Parquet que de bien modestes renseignements sur ce point ; cependant l'auteur du réquisitoire tente témérairement de prouver que le comité exécutif avait armé les masses ouvrières dans un but d'insurrection. Nous serons ici obligé de citer tout un passage de l'accusation afin de l'examiner en détail.

“Vers cette époque (c'est‑à‑dire dans la seconde quinzaine de novembre), dit le procureur, se réalisèrent vraisemblablement tous les plans mentionnés ci‑dessus, les plans formés par le comité exécutif pour l'armement des ouvriers de Pétersbourg ; car – d'après Grégoire Levkine, député de la manufacture de tabac Bogdanov – à une des séances qui eurent lieu vers le milieu de novembre, il fut décidé (par qui ?) de constituer, pour soutenir les manifestants, des groupes de dix et de cent ouvriers armés ; alors, le député Nicolas Nemtsov fit observer que les ouvriers n'avaient pas d'armes ; et parmi les assistants (où cela ?) on commença une collecte dont le produit devait servir à acheter des armes. ”

Ainsi, nous apprenons qu'au milieu de novembre, le comité exécutif réalisait “tous” ses plans d'armement du prolétariat. Comment prouve‑t‑on cela ? Par deux témoignages indiscutables. En premier lieu, Grégoire Levkine dépose que, vers cette époque, il avait été décidé (probablement par le soviet) de constituer des groupes armés de dix et de cent ouvriers. N'est‑il pas clair que le soviet, au milieu de novembre, “avait réalisé” toutes ses intentions d'armement, du moment qu'alors il exprimait... “l'intention” (ou la décision) d'organiser des groupes ? Mais le soviet avait‑il vraiment pris cette décision ? En aucune façon. Le réquisitoire se fonde, dans ce cas, non sur une décision du soviet qui ne fut pas prise, mais sur le discours d'un des membres du soviet (de moi) ; dans le même réquisitoire, ce discours est cité à la page 17.

Ainsi, pour prouver que “les plans” ont été réalisés, le Parquet cite une résolution qui, si même elle avait été prise, ne serait par elle‑même qu'un “plan”.

Comme seconde preuve de l'armement des ouvriers de Pétersbourg au milieu de novembre, on nous cite les paroles de Nicolas Nemtsov, qui, “justement alors (!) faisait observer que les ouvriers manquaient d'armes”. Il est difficile de comprendre comment, lorsque Nemtsov signale que l'on manque d'armes, cela peut servir de preuve de la présence de ces armes. Il est dit d'ailleurs, plus loin, que “parmi les assistants, on commença une collecte dont le produit devait servir à acheter des armes”. Il est indiscutable que les ouvriers ont cherché à réunir des fonds destinés à leur armement. Mettons que, dans le cas particulier dont parle le procureur, une collecte de ce genre ait eu lieu. Il est pourtant impossible d'admettre que, dès ce moment, par suite de ce fait, “on ait réalisé tous les plans du comité exécutif concernant l'armement des ouvriers de Pétersbourg”. De plus, on se demandera devant qui Nicolas Nemtsov croyait utile de signaler que l'on manquait d'armes. Evidemment, devant l'assemblée du soviet ou bien du comité exécutif. Il faut donc admettre que quelques dizaines ou centaines de députés collectaient entre eux de l'argent pour l'armement des masses ; et ce fait, invraisemblable par lui‑même, deviendrait la preuve que les masses étaient alors réellement armées !

Voilà donc l'armement des ouvriers prouvé ; il ne reste plus qu’à en dévoiler le but. Le réquisitoire s'exprime ainsi sur ce sujet : “Cet armement, comme l'a certifié le député Alexis Chichkine, avait pour justification la possibilité de pogroms, mais, d'après lui, ces pogroms n'étaient qu'un prétexte et, en réalité, on préparait pour le 9 janvier une insurrection armée. ” “En effet, continue le réquisitoire, la distribution d'armes, d'après la déposition du député Michel Khakharev, de l'usine Odner, fut commencée par Khroustalev‑Nossar en octobre, et lui, Yhakharev, reçut de Khroustalev un revolver “pour se défendre contre les Cent‑Noirs”. Or, ce but défensif de l'armement est démenti non seulement par les décisions du soviet, mais par le contenu de certains documents découverts dans les papiers de Georges Nossar. C'est ainsi qu'on a trouvé le texte authentique d'une résolution du soviet, non datée, comportant un appel aux armes, à la formation de compagnies et d'une armée “prête à résister au gouvernement de Cent‑Noirs qui déchire la Russie”.

Arrêtons‑nous d'abord à ce point. La résistance aux Cent‑Noirs ne serait qu'un prétexte ; le véritable but de l'armement général réalisé par le soviet au milieu de novembre serait une révolte armée pour le 9 janvier.

Il est vrai que ce véritable but n'était connu ni de ceux qu'on armait, ni de ceux qui armaient de sorte que, sans la déposition d'Alexis Chichkine, on aurait toujours ignoré que l'organisation des masses ouvrières avait fixé le soulèvement à une date déterminée. Une autre preuve de ce fait que, vers le milieu de novembre, le comité exécutif aurait armé les masses pour une insurrection en janvier, est donnée par ceci qu'en octobre. Khakharev reçut de Khroustalev un revolver “pour se défendre contre les Cent‑Noirs”.

Le but défensif de l'armement est cependant démenti, d'après le procureur, par d'autres documents trouvés dans les papiers de Nossar, par exemple par le texte authentique (?) d'une résolution portant appel aux armes dans le but d'opposer une résistance “au gouvernement de Cent‑Noirs qui déchire la Russie”. Le soviet des députés ouvriers rappelait aux masses qu'il était nécessaire de s'armer et que l'insurrection deviendrait inévitable ; c'est une chose prouvée par de nombreuses décisions du soviet ; personne ne peut le contester ; le procureur n'eut pas à chercher des preuves de ce fait. L'accusation cherchait simplement à démontrer que le comité exécutif, au milieu de novembre, avait réalisé “tous ses plans” d'armement des masses et que cet armement avait pour but immédiat la révolte armée ; comme preuve, le procureur cite encore une résolution qui se distingue de toutes les autres par ce fait qu'on ne peut dire à quelle date elle a été prise, ni même si elle a été prise par le soviet. Et c'est pourtant cette douteuse résolution qui doit démentir le caractère défensif de l'armement, c'est elle qui parle d'une “résistance” (le mot y est) au gouvernement de Cent‑Noirs qui déchire la Russie.

Cependant, les bévues de l'accusation, dans la question des revolvers, ne s'arrêtent pas là. Le réquisitoire dit encore : “Dans les papiers de Nossar, on a trouvé une note rédigée on ne sait par qui, note qui prouve que Nossar avait promis de distribuer, à la séance qui suivrait le 13 novembre, des revolvers de système Browning, ou bien Smith et Wesson, à prix réduits en faveur de l'organisation ; l'auteur de la note, qui habite Kolpino, demande qu'on lui délivre ce qui a été promis. ”

Pourquoi l'auteur de la note, “qui habite Kolpino”, ne pouvait‑il pas obtenir des revolvers “à prix réduits”, dans un but de légitime défense, et non de soulèvement armé ? Cela est aussi difficile à comprendre que le reste. On pourrait en dire autant d’une autre demande de revolvers que l'on a mentionnée au procès.

En fin de compte, les renseignements fournis par le Parquet au sujet de l'armement des ouvriers de Pétersbourg sont vraiment pitoyables. Le réquisitoire semble même s'en plaindre:

“Dans les documents de Nossar, dit‑il, on n'a relevé que des dépenses insignifiantes pour l'achat d'armes, car (!) il n'y avait là qu'un carnet et une feuille détachée où était notée la livraison aux ouvriers de revolvers de différents systèmes et de boîtes de cartouches ; de plus, ces notes prouveraient qu'il n'a distribué que soixante‑quatre revolvers. ”

Soixante‑quatre revolvers représentent ainsi la réalisation de “tous les plans” du comité exécutif concernant l'armement des ouvriers, en vue d'un soulèvement en janvier : le procureur en est évidemment confus. Il risque alors un pas audacieux : si l'on ne peut prouver que des revolvers ont été achetés, on essaiera de prouver qu'ils pouvaient être achetés. Dans ce but, le réquisitoire complète les pauvres renseignements qu'il vient de fournir en faisant entrevoir de larges perspectives financières. Après avoir signalé qu'à l'usine de la Société des wagons‑lits on avait recueilli de l'argent destiné à l'armement, le réquisitoire dit : “Des collectes de ce genre permettaient d'acheter des armes ; le soviet des députés ouvriers pouvait, en cas de besoin, acheter des armes par grosses quantités, car il disposait de sommes considérables... Le total des recettes réalisées par le comité exécutif se montait à trente mille soixante‑trois roubles cinquante‑deux kopecks. ”

On dirait un roman‑feuilleton, qui ne recherche même pas la vraisemblance. On cite des notes et des textes “authentiques” de décisions, pour les laisser de côté ensuite et recourir hardiment à de simples suppositions : le comité exécutif avait beaucoup d'argent, donc il avait beaucoup d'armes.

Si l'on emprunte la méthode du Parquet, on pourra dire la Sûreté avait beaucoup d'argent, donc les fauteurs de pogroms avaient beaucoup d'armes. Cette conclusion ne serait, d'ailleurs, qu'en apparence identique à celle du réquisitoire, car, tandis que le moindre kopeck était inscrit dans les comptes du soviet, ce qui permet de réfuter facilement les suppositions audacieuses du Procureur, les dépenses de la Sûreté restent dans le domaine du mystère, domaine que, depuis longtemps, une véritable justice devrait explorer.

Pour en finir avec les raisons et les conclusions du réquisi­toire sur l'armement des ouvriers, nous allons essayer de les présenter sous une forme concise et logique.

THÈSE

Vers le milieu de novembre, le comité exécutif a armé le prolétariat de Pétersbourg dans un but d'insurrection armée.

PREUVES

a) Un des membres du soviet, à la réunion du 6 novembre, engageait l'assemblée à organiser les ouvriers en groupes de dix et de cent.

b) Nicolas Nemtsov, vers le milieu de novembre, signalait qu'on manquait d'armes.

c) Alexis Chichkine savait que le soulèvement était fixé au 9 janvier.

d) Dès le mois d'octobre, Khalcharev reçut un revolver pour se défendre contre les Cent‑Noirs.

e) Une résolution dont la date est ignorée dit qu'il faut se procurer des armes.

f) Un inconnu “qui habite Kolpino” a demandé qu'on lui fournît des revolvers “à prix réduits en faveur de l'organisation”.

g) Bien que l'on ne puisse prouver que la distribution de soixante‑quatre revolvers, le soviet avait de l'argent, et comme l'argent permet de tout acheter, l'argent du soviet a pu être échangé contre des revolvers.

Cette façon de raisonner est si grossière, si contraire au bon sens, qu'on n'en voudrait pas, même comme exemple de sophisme, dans un manuel de logique.

Et c'est sur de tels matériaux, sur cet édifice juridique, que le tribunal devait pourtant dresser sa sentence.

Mon discours au tribunal[modifier le wikicode]

Messieurs les juges, messieurs les pairs,

L'objet des débats comme de l'instruction se ramène essentiellement à la question de l'insurrection armée, question qui, pendant les cinquante jours d'existence du soviet des députés ouvriers, ne s'est posée – si étrange que puisse paraître le fait au tribunal spécial – dans aucune des séances du soviet. Dans aucune de nos séances n'a été formulée ni discutée la question d'une insurrection armée ; bien plus, dans aucune de nos séances n'ont été posées ni discutées particulièrement la question de l'Assemblée constituante, de la république démocratique, ni même celle de la grève générale, de sa signification de principe, en tant que méthode de lutte révolutionnaire. Ces questions essentielles qui ont été débattues pendant de longues années, d'abord dans la presse révolutionnaire, puis dans les meetings et les réunions, le soviet des députés ouvriers les a complètement laissées de côté. Je dirai plus loin comment cela s'explique et je caractériserai l'attitude du soviet des députés ouvriers à l'égard de l'insurrection armée. Mais, avant d'aborder cette question essentielle pour le tribunal, je me permettrai d'attirer l'attention de messieurs les juges sur un autre point qui, en comparaison avec le premier, présente un intérêt plus général, quoique moins grave : c'est la question de l'emploi de la violence par le soviet des députés ouvriers. Le soviet se reconnaissait‑il le droit, dans la personne de tel ou tel de ses organes, d'appliquer, en certains cas, la violence, les représailles ? A cette question, formulée en général, je répondrai : Oui ! Je sais aussi bien que le représentant de l'accusation que, dans tout Etat fonctionnant “normalement”, quelle que soit la forme de cet Etat, le monopole de la violence et de la répression appartient au pouvoir gouvernemental. C'est son “droit inaliénable” et il le garde jalousement, veillant bien à ce qu'aucun groupe de particuliers ne le lui enlève. C'est ainsi que l'organisation gouvernementale lutte pour l'existence. Il suffit de se représenter d'une façon concrète la société actuelle, cette coalition compliquée et riche d'intérêts contradictoires, dans un immense pays tel que la Russie, pour comprendre aussitôt que dans le régime social d'aujourd'hui, déchiré par des antagonismes, la répression et les représailles sont inévitables. Nous ne sommes pas des anarchistes, nous sommes des socialistes. Les anarchistes nous appellent des “ étatistes ”, car nous recon­naissons la nécessité historique de l'Etat et, par conséquent, la nécessité historique de la violence gouvernementale. Mais dans les conditions créées par la grève politique générale, dont l'in­térêt essentiel est de paralyser le mécanisme gouvernemental dans ces conditions, l'ancien régime qui se survit à lui‑même et contre lequel la grève était dirigée s'est montré absolument inca­pable d'agir ; le pouvoir gouvernemental n'a pu maintenir l'ordre social, même avec les moyens barbares dont il disposait. Or, la grève jetait de l'usine dans la rue des milliers et des milliers d'ouvriers, les amenant à la vie politique et sociale. Qui pouvait les diriger, qui pouvait instituer dans les rangs la discipline ? Quel organe de l'ancien pouvoir ? La police ? La gendarmerie ? La Sûreté ? Je me demande bien qui, et ne trouve pas de réponse. Personne, sauf le soviet des députés ouvriers, personne ! Le soviet, qui dirigeait ces forces immenses, s'était donné pour tâche de réduire autant que possible les difficultés intérieures, de prévenir tout excès et de limiter au minimum le nombre des victimes que, fatalement, causerait la lutte. Et s'il en est ainsi, dans le conflit politique d'où il sortit, le soviet n'était pas autre chose que l'organe du gouvernement autonome des masses révolutionnaires, l'organe d'un pouvoir. Il commandait les parties au nom de la volonté de l'ensemble. C'était un pouvoir démo­cratique auquel on se soumettait de bon gré. Mais, dans la mesure où le soviet était le pouvoir organisé de l'immense majorité, il était amené nécessairement à appliquer des procédés de répression à celles des fractions de la masse qui introdui­saient l'anarchie dans ses rangs. Opposer à ces éléments sa force, c'était le droit du soviet des députés ouvriers ; il jugeait ainsi des choses ; il se considérait comme un nouveau pouvoir historique, comme l'unique pouvoir au moment de la banque­route intégrale, morale, politique et technique, de l'ancien gou­vernement ; il était l'unique garantie de l'inviolabilité des per­sonnes et de l'ordre social dans le meilleur sens du mot. Les représentants d'un vieux pouvoir qui s'appuie tout entier sur une répression sanglante n'ont pas le droit de s'indigner quand on parle des méthodes de violence du soviet. Le pouvoir his­torique au nom duquel parle ici le procureur n'est que la vio­lence organisée d'une minorité s'exerçant sur la majorité. Le nouveau pouvoir dont le soviet a été le précurseur est la volonté organisée de la majorité qui rappelle à l'ordre la minorité. En cela est la différence, c'est là qu'apparaît le droit révolutionnaire du soviet à l'existence, droit qui domine tous les doutes juridiques et moraux.

Le soviet s'était reconnu le droit d'appliquer la répression. Mais dans quelles occasions, dans quelle mesure ? Des centaines de témoins sont venus vous le dire. Avant d'appliquer la violence, le soviet avait recours aux paroles d'exhortation. Telle était sa véritable méthode, il en usa infatigablement. Par la propagande révolutionnaire, par la parole, le soviet soulevait et soumettait à son autorité des masses de plus en plus nombreuses. S'il s'est heurté à la résistance de groupes ignorants ou dévoyés du prolétariat, il s'est dit qu'il serait toujours temps de les empêcher de nuire par la force physique. Il a cherché d'autres voies, comme vous l'ont montré les dépositions des témoins. Il a fait appel à la raison des directeurs d'usines, les invitant à arrêter le travail, il a agi sur les ouvriers ignorants par l'intermédiaire de techniciens et d'ingénieurs qui approuvaient la grève générale. Il a envoyé des délégués aux ouvriers pour les engager à “lâcher” le travail ; c'est seulement dans les cas extrêmes qu'il a menacé de violence les briseurs de grève. A‑t‑il même appliqué la violence ? Vous n'en trouverez pas d'exemples, messieurs les juges, dans les dossiers de l'instruction, et il a été impossible, malgré tous les efforts qu'on a faits, d'en découvrir. Si même l'on prend au sérieux les exemples, plutôt comiques que tragiques, de “violence” que l'on a mentionnés devant le tribunal (quelqu'un serait entré dans un appartement en gardant son bonnet sur la tête, un homme en aurait arrêté un autre avec son consentement ... ), que signifie ce “bonnet” qu'on a oublié d'ôter devant les centaines de “têtes” que l'ancien régime ne cesse de faire tomber ? Si l'on y réfléchit, les violences du soviet des députés ouvriers se présenteront alors sous leur véritable jour. Et nous n'avons pas besoin d'autre chose. Notre tâche est de reconstituer les événements de ce temps‑là sous leur véritable aspect et c'est pour accomplir cette tâche que nous autres, accusés, nous accordons une participation active à ce procès.

Je vais poser au tribunal une autre question fort importante : le soviet des députés ouvriers, dans ses actes et ses déclarations, se tenait‑il sur le terrain du droit et, en particulier, sur le terrain du manifeste du 17 octobre ? Quel rapport pouvait exister entre les résolutions prises par le soviet au sujet de l'assemblée constituante et de la république démocratique et le manifeste d'octobre ? C'est une question qui, alors, ne nous intéressait en aucune manière – Je le dis carrément – mais qui prend aujourd'hui une importance énorme pour la justice. Nous avons entendu ici, messieurs les juges, la déposition du témoin Loutchinine qui m'a semblé extrêmement intéressante et, dans quelques‑unes de ses conclusions, fort juste et profonde. Il a dit entre autres choses, que le soviet des députés ouvriers, étant républicain par ses formules, par ses principes, par son idéal politique, réalisait en fait, directement, concrètement, les libertés que le manifeste impérial avait proclamées en principe et contre lesquelles luttaient de toutes leurs forces ceux‑là même qui avaient publié ce manifeste. Oui, messieurs les juges, messieurs les pairs, nous autres, soviet révolutionnaire et prolétarien, nous avons réalisé en fait la liberté de la parole, la liberté des réunions, l'inviolabilité de la personne, tout ce qui avait été promis au peuple sous la pression de la grève d'octobre. Tout au contraire, l'appareil de l'ancien pouvoir n'a semblé se réveiller que pour déchirer les actes où étaient inscrites les conquêtes du peuple. Messieurs les juges, c'est là un fait indubitable, objectivement prouvé, qui, déjà, est entré dans l'histoire. On ne peut le contester parce qu'il est incontestable.

Cependant, on pourra me demander – on demandera peut-être à mes camarades – si nous nous sommes appuyés subjectivement, en notre for intérieur, sur le manifeste du 17 octobre. Nous répondrons alors par un non catégorique. Pourquoi ? Parce que nous pensions en toute certitude – et nous ne nous trompions pas – que le manifeste du 17 octobre ne constituait pas une base de droit, qu'il n'établissait pas un droit nouveau. En effet, un nouveau régime de droit, messieurs les juges, ne s'établit pas, selon nous, par des manifestes ; il y faut la réorganisation réelle de tout l'appareil gouvernemental. Et comme nous nous en tenions à ce point de vue matérialiste, le seul juste, nous pensions avoir le droit de douter des vertus immanentes du manifeste du 17 octobre. Et nous le déclarions ouvertement. Mais notre attitude personnelle, en tant que membres d'un parti, en tant que révolutionnaires, ne définit pas encore, ce me semble, pour le tribunal notre attitude objective, en tant que citoyens de l'Etat, à l'égard du manifeste, considéré comme la base formelle du régime. Car le tribunal, dans la mesure où il représente la justice, doit considérer le manifeste comme une base, ou bien doit cesser d'exister. On sait qu'en Italie, un parti bourgeois républicain parlementaire peut exister conformément à la constitution monarchique du pays. Dans tous les Etats civilisés, on voit l'existence légale, on voit les luttes de partis socialistes qui sont essentiellement républicains. Nous demandons si le manifeste du 17 octobre nous comprend aussi, socialistes‑républicains dans son régime de liberté ? Cette question doit être tranché par le tribunal.

C’est au tribunal de dire si nous avions raison, nous, social-démocrates, quand nous déclarions que le manifeste constitutionnel n'était qu'une suite de promesses qui ne seraient jamais tenues de bon gré ; il dira si nous avions raison de critiquer en révolutionnaires les garanties qu'on nous offrait sur du papier, si nous avions raison d'appeler le peuple à la lutte ouverte pour une liberté véritable et complète. Ou bien, qu'il dise que nous avons eu tort ! Qu'il dise que le manifeste du 17 octobre était une véritable base de droit, sur laquelle nous autres, républicains, nous agissions conformément à la loi, en dépit de notre défiance et de nos intentions. Que le manifeste du 17 octobre nous dise lui‑même par votre sentence : “Vous m'avez nié, mais j'existe pour vous comme pour tout le pays. ”

J'ai déjà dit que le soviet des députés ouvriers, dans ses séances, n'avait pas une seule fois posé la question de l'Assemblée constituante et de la république démocratique. Cependant, son opinion sur ces deux points, comme vous l'avez vu par les discours des témoins ouvriers, était très précisément définie. Et comment en aurait‑il été autrement ? Le soviet n'était pas sorti de rien. Il avait surgi au moment où le prolétariat russe venait de passer par le 9 janvier, par la commission du sénateur Chidlovsky, et en général par la longue, trop longue école de l'absolutisme russe. Revendiquer une assemblée constituante, le suffrage universel, la république démocratique, cela entrait bien avant l'existence du soviet dans les formules essentielles du prolétariat révolutionnaire, avec la journée de huit heures. Voilà pourquoi le soviet n'eut jamais à poser ces questions de principe ; il les inscrivait simplement dans ses résolutions, comme des problèmes résolus une fois pour toutes. Il en fut de même, en somme, de l'idée d'insurrection.

Avant d'en venir à cette question principale de l'insurrection, je dois vous avertir que, pour autant que j'aie compris l'opinion de l'accusation et, au moins partiellement, du tribunal sur ce point, cette opinion ne diffère pas seulement de la nôtre dans le sens politique, dans l'esprit de parti, et dans l'appréciation qu'on en donne, appréciation contre laquelle il serait inutile de lutter ; la notion même d'insurrection armée que possède le procureur diffère radicalement, profondément, irréductiblement, de celle qu'en avait le soviet et que, je pense, possédait, avec le soviet, et possède encore tout le prolétariat russe.

Qu'est‑ce que l'insurrection, messieurs les juges ? Est‑ce une révolution de palais ? Est‑ce un complot militaire ? Est‑ce un soulèvement des masses ouvrières ? Le président du tribunal a demandé à un des témoins s'il estimait que la grève politique était une insurrection ? Je ne me rappelle pas ce que le témoin a répondu, mais je pense et j'affirme que la grève politique, en dépit des doutes de monsieur le président, est essentiellement une insurrection. Ce n'est pas un paradoxe, bien que l'accusation puisse en juger autrement. Je le répète : Pour moi, l'insurrection – et je vais le démontrer – n'a rien de commun, sauf le nom, avec ce que se figurent les gens de police et le Parquet. La grève politique est une insurrection, ai‑je dit. En effet, qu'est‑ce que la grève politique générale ? Elle n'a de commun avec la grève économique que ce fait que, dans un cas comme dans l'autre, les ouvriers quittent le travail. Pour tout le reste, ces deux grèves sont absolument différentes. La grève économique a pour but précis et fort limité d'agir sur un entrepreneur en l'empêchant de maintenir sa concurrence avec d'autres entre­prises. Cette grève arrête le travail dans une entreprise pour obtenir des modifications de régime dans les limites de cette entreprise. La grève politique diffère essentiellement de la grève économique. En règle générale, elle n'exerce aucune pression sur les entrepreneurs, elle ne formule pas de revendications éco­nomiques particulières : ses exigences atteignent, par‑dessus les entrepreneurs et les consommateurs cruellement frappés, le pouvoir gouvernemental. Comment donc la grève politique agit-elle sur le pouvoir ? Elle en paralyse les fonctions vitales. L’Etat moderne, même dans un pays aussi arriéré que la Russie, s'ap­puie sur un organisme économique centralisé dont l'armature générale est constituée par les chemins de fer et par le télégraphe ; celui‑ci sert, en quelque sorte de système nerveux. Et si l’absolutisme russe n'utilise pas le télégraphe, les chemins de fer et en général, toutes les conquêtes de la technique moderne à des fins culturelles et économiques, il en a en tout cas besoin pour exercer sa répression. Pour pouvoir lancer des troupes d'un bout à l'autre du pays, pour unifier et guider l'activité de l'administration dans sa lutte contre la révolte, les chemins de fer et le télégraphe sont des instruments indispensables. Or, que fait la grève politique ? Elle paralyse l'appareil économique de l'Etat, elle rompt les liens qui existaient entre les différentes pièces de la machine administrative, elle isole et prive le gouvernement de force. D'autre part, elle donne une cohésion politique à la multitude des ouvriers des usines et des entreprises, et oppose cette armée ouvrière au pouvoir gouvernemental. En cela, messieurs les juges, je reconnais la nature même de l'insurrection. Unifier les masses prolétariennes dans une même protestation révolutionnaire et les opposer au pouvoir gouvernemental organisé, comme un ennemi face à l'ennemi, telle est l’insurrection, messieurs les juges, ainsi que la comprenait le soviet des députés ouvriers et comme je la comprends. Cette collision révolutionnaire des deux camps ennemis, nous l’avons vue déjà pendant la grève d'octobre, qui se déclencha ainsi qu'une force élémentaire, sans l'aide du soviet des députés ouvriers, qui surgit avant l'existence même du soviet, qui créa, même, ce soviet. La grève d'octobre a produit l' “anarchie” dans l'Etat, et le résultat de cette anarchie a été le manifeste du 17 octobre. J'espère que le procureur ne le niera pas : les politiciens et les publicistes les plus conservateurs sont contraints de l'avouer, y compris l'officieux Novoïé Vrémia qui voudrait bien effacer le manifeste du 17 octobre, arraché par la révolution, du livre où sont inscrits tant d'autres manifestes analogues ou opposés. Ces jours derniers, le Novoïé Vrémia écrivait encore que le manifeste du 17 octobre avait été le résultat d'une “panique” gouvernementale produite par la grève politique. Mais, si ce manifeste sert maintenant de base à tout le régime actuel, nous devons reconnaître, messieurs les juges, que notre système gouvernemental actuel provient d'une panique, et que cette panique a pour origine la grève politique du prolétariat. Comme vous le voyez, la grève générale est quelque chose de plus qu'une simple suspension du travail.

J'ai dit que la grève politique, dès qu'elle cesse d'être une manifestation, devient essentiellement une insurrection. Il serait plus exact de dire qu'elle devient la méthode essentielle et la plus générale de l'insurrection prolétarienne. Méthode essentielle, mais non unique et exclusive. La méthode de la grève politique a des limites naturelles. Et on l'a bien vu quand les ouvriers, à l'appel du soviet, ont repris le travail, le 21 octobre à midi.

Le manifeste du 17 octobre a été accueilli par un vote de méfiance. Les masses avaient parfaitement raison de prévoir que le gouvernement n'accorderait pas les libertés annoncées. Le prolétariat voyait fort bien qu'une lutte décisive deviendrait inévitable et, instinctivement, se groupait autour du soviet qui était le centre de la force révolutionnaire. D'autre part, l'absolutisme, revenu de sa panique, restaurait son appareil à demi détruit et remettait en ordre ses régiments. Le résultat fut qu'après la collision d'octobre il existait deux pouvoirs : un pouvoir nouveau, populaire, qui s'appuyait sur les masses, celui du soviet des députés ouvriers, et l'ancien pouvoir officiel qui s'appuyait sur l'armée. Ces deux forces ne pouvaient pas coexister : l'affermissement de l'une menaçait d'annihiler l'autre.

L'autocratie, qui s'appuyait sur les baïonnettes, s'efforçait naturellement de mettre le trouble, le chaos et la décomposition dans le mouvement grandiose qui groupait les forces populaires et dont le centre était le soviet des députés ouvriers. D'autre part, le soviet, s'appuyant sur la confiance, sur la discipline, sur l'activité, sur l'unanimité des masses ouvrières, ne pouvait pas ne pas comprendre la terrible menace que constituait pour la liberté populaire, pour les droits civiques et l'inviolabilité individuelle, ce fait que l'armée et, en général, tous les instruments matériels du pouvoir restaient entre les mains sanglantes qui les avaient détenus jusqu'au 17 octobre. C'est alors que commence la lutte titanesque de ces deux organes de pouvoir, qui veulent d'un égal désir, s'assurer le concours de l'armée, et c'est là la seconde étape de l'insurrection populaire qui grandit. A la base de la grève des masses, qui dresse le prolétariat contre l'absolutisme, apparaît la volonté ferme de conquérir l'armée, de fraterniser avec elle, de s'emparer de son âme. Cette volonté se manifeste naturellement par un appel révolutionnaire aux soldats qui soutiennent l'absolutisme. La seconde grève de novembre fut une puissante et belle manifestation de solidarité des usines et des casernes. Certes, si l'armée avait passé au peuple, l'insurrection n'aurait pas été nécessaire. Mais pouvait‑on se figurer que l'armée gagnerait ainsi, sans résistance, sans difficultés, les rangs de la révolution ? Non, bien entendu ! L'absolutisme n'attendrait pas, les bras croisés, que l'armée, échappant à son influence corruptrice, devînt l'amie du peuple. L'absolutisme devait prendre l'initiative de l'attaque avant que tout ne fût perdu. Les ouvriers de Pétersbourg le comprenaient‑ils ? Oui, certes. Le prolétariat pensait‑il, le soviet pensait‑il que l'affaire irait nécessairement jusqu'à un conflit ouvert entre les deux parties ? Oui, certes, ils savaient, sans l'ombre d'un doute, ils savaient que, tôt ou tard, l'heure fatale devait sonner...

Bien entendu, si l'organisation des forces sociales n'avait été entravée par aucune attaque de la contre‑révolution armée, si elle avait continué dans la voie où elle était entrée sous la direction du soviet des députés ouvriers, l'ancien régime serait tombé sans qu'on eût eu besoin d'employer la moindre violence. Qu'avons‑nous vu, en effet ? Nous avons constaté que les ouvriers se rassemblaient autour du soviet, que l'Union des paysans qui englobait des multitudes de plus en plus nombreuses envoyait à ce soviet des députés, que les syndicats des chemins de fer et des postes et télégraphes se joignaient également au soviet. Nous avons constaté une pareille tendance dans les professions libérales représentées par l'Union des syndicats. Nous avons constaté une certaine tolérance, et même une sorte de bienveillance de la part des directeurs d'usines. Il semble que toute la nation ait fait un effort héroïque pour tirer de son sein un organe de pouvoir qui établirait les bases réelles, solides, d'un nouveau régime avant la convocation de l'Assemblée constituante. Si l'ancien pouvoir gouvernemental ne s'était pas mis en travers de ce travail organisateur, s'il n'avait pas essayé, par tous les moyens, de fomenter dans l'existence nationale une véritable anarchie, si ce mouvement d'organisation des forces avait pu se développer avec une entière liberté, nous aurions eu, en résultat, une nouvelle Russie, une Russie régénérée, sans violence, ni effusion de sang.

Mais, précisément, nous n'avons pas cru une minute que l’affranchissement du peuple pût se produire de cette manière. Nous savions trop bien ce qu'était l'ancien régime. Social-démocrates, nous étions sûrs de ceci qu'en dépit d'un manifeste qui semblait rompre résolument avec le passé, le vieil appareil gouvernemental ne céderait pas la place de bon gré, ne remettrait pas le pouvoir au peuple et n'abandonnerait aucune de ses positions principales ; nous avions prévu que l'absolutisme ferait encore plus d'une tentative convulsive pour retenir le pouvoir qui lui restait et pour retirer même ce qu'il avait solennellement octroyé ; et nous en avertissions ouvertement le peuple. Voilà pourquoi l'insurrection, le soulèvement armé, messieurs les juges, était, pour nous, inévitable : il était et il reste une nécessité historique dans la lutte du peuple contre un régime d'autorité militaire et policière. En octobre et en novembre, cette idée dominait toutes les réunions, toute la presse révolutionnaire, elle flottait dans l'atmosphère politique et, d'une manière ou d'une autre, se cristallisait dans la conscience de chacun des députés du soviet. Voilà pourquoi elle entrait tout naturellement dans les résolutions de notre soviet, et voilà pourquoi nous n'avions pas à la discuter.

La situation difficile que la grève d'octobre nous laissait en héritage : une organisation révolutionnaire des masses, luttant pour l'existence, s'appuyant non sur un droit qui n'existait pas, mais sur la force, dans la mesure où on la possédait, et, d'autre part, une contre‑révolution armée qui attendait l'heure de la vengeance, telle était, s'il est permis de s'exprimer ainsi, la for­mule algébrique de l'insurrection. Les nouveaux événements ne pouvaient y introduire de nouveaux cœfficients. L'idée du sou­lèvement armé – en dépit des conclusions si légèrement tirées par l'accusation – a laissé des traces non seulement dans la résolution du soviet datée du 27 novembre, c'est‑à‑dire de huit jours avant notre arrestation, résolution qui exprime nettement cette idée, mais, dès le début de l'activité du soviet, dans une autre résolution qui annulait une manifestation de funérailles, dans une autre encore qui annonçait la fin de la grève de novembre, et dans beaucoup d'autres encore : dans tous ces arrêtés, le soviet parlait d'un conflit armé avec le gouvernement d'un dernier assaut, d'un dernier combat qu'il considérait comme inéluctable ; sous des aspects divers, la même idée d'insurrection armée se manifeste dans toutes les décisions du soviet des députés ouvriers.

Mais comment le soviet entendait‑il ces décisions ? Pensait‑il que l’insurrection serait conçue et préparée en cachette et qu’on viendrait la proposer, toute prête, aux hommes de la rue ? Estimait‑il que l'insurrection pourrait obéir à un plan déterminé à l'avance ? Le comité exécutif élaborait-­il un plan de bataille dans la rue?

Non, bien entendu ! Et ce ne sera pas un mince embarras pour l'auteur du réquisitoire qui considère, tout confus, quelques dizaines de revolvers, l'unique preuve à ses yeux de l’insurrection armée. D'ailleurs, le procureur se conforme simplement aux notions de notre droit criminel qui prévoit les complots, mais ne connaît rien de l'organisation des masses, qui prévoit les attentats et les mutineries, mais ne connaît pas et ne peut pas connaître la révolution.

Les notions juridiques qui servent de base au procès actuel sont en retard sur le mouvement révolutionnaire de plusieurs dizaines d'années. Le mouvement ouvrier russe d'aujourd'hui n'a rien de commun avec la notion de complot telle qu'elle est exposée dans notre code criminel, lequel, en fait, n'a pas été modifié depuis Speransky, depuis l'époque des carbonari. Voilà pourquoi, quand on essaie de ramener l'activité du soviet au cadre étroit des articles 101 et 102, cette tentative est, du point de vue de la jurisprudence, absolument vaine.

Et pourtant notre œuvre fut révolutionnaire. Et pourtant nous préparâmes vraiment l'insurrection armée.

L'insurrection des masses, messieurs les juges, ne se fait pas, elle s'accomplit. Elle est le résultat de circonstances sociales et non la réalisation d'un plan. On ne peut pas la susciter, on peut seulement la prévoir. En vertu des causes qui dépendent aussi peu de nous que du gouvernement impérial, un conflit ouvert devenait inéluctable. Chaque jour, il se rapprochait. Nous y préparer signifiait pour nous faire tout le nécessaire pour limiter autant que possible le nombre des victimes de l'inévitable collision. Avons‑nous cru qu'il faudrait d'abord préparer des armes, tracer un plan d'opérations militaires, fixer des postes de combat, partager la ville en secteurs, qu'il faudrait, en un mot, prendre toutes les mesures dont se soucie l'autorité militaire quand elle prévoit “des troubles” ? (Car c'est elle qui divise la capitale en quartiers, désigne des colonels pour commander chacun des secteurs, leur remet des mitrailleuses et tout ce qu'il faut aux mitrailleurs. ) Non, ce n'est pas ainsi que nous comprenions notre rôle. Nous nous préparions à l'insurrection inévitable. Remarquez‑le bien, messieurs les juges, nous n'avons jamais préparé l'insurrection, comme le dit le procureur, nous nous sommes préparés à l'insurrection. Nous y préparer, cela signifiait d'abord, pour nous : éclairer la cons­cience populaire, expliquer au peuple que le conflit était inévi­table, que tout ce qu'on nous accordait nous serait bientôt enlevé, que seule la force pouvait protéger le droit, que nous avions besoin d'une puissante organisation des forces révolu­tionnaires, qu'il fallait opposer nos poitrines à l'ennemi, qu'il fallait être prêts à s'engager dans la lutte jusqu'au bout, qu'il n'y avait pas d'autre chemin. Voilà ce que nous considérions, essentiellement, comme une préparation au soulèvement.

Dans quelles conditions, pensions‑nous, l'insurrection nous mènerait‑elle à la victoire ? Dans le cas où nous serions sûrs de la sympathie des troupes ! Il nous fallait, avant tout, attirer de notre côté l'armée. Nous devions faire comprendre aux soldats le rôle honteux qu'ils jouent actuellement et les appeler à travailler en union avec le peuple, pour le peuple ; voilà la tâche qui s'imposait à nous en premier lieu. J'ai déjà dit que la grève de novembre, cette grève qui fut une tentative désintéressée pour manifester notre sympathie fraternelle à des matelots menacés de la peine de mort, eut également un sens politique de la plus haute importance : elle attira sur le prolétariat révolutionnaire l'attention et la sympathie de l'armée. C'est là que monsieur le procureur devrait chercher d'abord des traces de préparation à une insurrection armée. Mais, bien entendu, une manifestation de sympathie et de protestation ne pouvait seule résoudre la question. Dans quelles circonstances – pensions-nous alors et pensons‑nous toujours – pouvait‑on espérer le passage de l'armée à la révolution ? Que fallait‑il pour cela ? Des mitrailleuses, des fusils ? Sans doute, si les masses ouvrières disposaient de mitrailleuses et de fusils, elles auraient entre les mains une ressource considérable. La nécessité de l'insurrection n'existerait même plus. L'armée intimidée déposerait les armes devant le peuple armé. Mais la masse n’avait pas d'armes, elle n'en a pas et elle ne pourra jamais en avoir en grande quantité. Cela veut‑il dire que la masse soit condamnée à une défaite ? Non. Bien qu’il soit très important d'avoir des armes, là n'est pas, messieurs les juges, la force principale. Loin de là. Ce n'est pas parce qu'il a les moyens de tuer, c'est parce qu'il est prêt à mourir pour sa cause que le peuple, messieurs les juges, finalement l'emportera.

Lorsque les soldats seront envoyés dans la rue pour la répression, quand ils se trouveront face à face avec la foule, quand ils comprendront que le peuple ne quittera pas le pavé avant d'avoir obtenu ce qu'il lui faut ; quand ils verront que le peuple est prêt à tomber, cadavre sur cadavre ; quand ils comprendront que le peuple se présente pour une lutte sérieuse, pour lutter jusqu'au bout, alors, le cœur du soldat, comme cela s'est toujours passé dans les révolutions, sera frappé, le soldat doutera de la solidité du régime qu'il protège, il croira à la victoire du peuple.

On confond habituellement l'insurrection avec les barricades. Si même on néglige de dire que la barricade donne une idée un peu trop décorative de l'insurrection, il ne faut pas oublier que cet élément matériel joue, en somme, un rôle plutôt moral. Car, dans toutes les révolutions, les barricades, au lieu d'être ce que sont les forteresses en temps de guerre, un obstacle durable, ont servi simplement à arrêter les mouvements de la troupe et à la mettre ainsi en contact avec le peuple. C'est devant la barricade que le soldat a entendu, peut‑être pour la première fois de sa vie, un honnête discours d'homme à homme, un appel fraternel, la voix de la conscience populaire, et grâce à cette communion imprévue des soldats et des citoyens dans une atmosphère d'enthousiasme révolutionnaire, la discipline s'est relâchée, a disparu. C'est cela, et cela seulement, qui a assuré la victoire à l'insurrection populaire. Voilà pourquoi, d'après nous, l'insurrection “est prête”, non pas quand le peuple s'est armé de mitrailleuses et de canons – il n'y aurait, dans ce cas, jamais d'insurrections – mais quand il est disposé à mourir dans les batailles de rues.

Bien entendu, l'ancien régime, voyant grandir ce noble sentiment, cette disposition à mourir pour le bien de la patrie, à livrer sa vie pour le bonheur des générations futures, voyant que les masses commençaient à partager unanimement cet enthousiasme qui, pour l'autorité, est un sentiment inconnu et détesté, le régime assiégé ne pouvait considérer sereinement la transformation morale qui s'accomplissait sous ses yeux. Attendre passivement, c'était, pour le gouvernement du tsar, se condamner à une chute certaine. La chose était claire. Que restait‑il donc à faire ? Il lui restait à lutter de toutes ses forces et par tous les moyens contre la volonté politique du peuple. Dans ce but, tout lui était bon, aussi bien une armée de soldats inconscients que les bandes des Cent‑Noirs, les agents de la police et la presse vendue. Jeter les foules et les bandes les unes contre les autres, arroser les rues de sang, piller, violenter, allumer des incendies, susciter la panique, mentir, calomnier, voilà ce qui restait comme moyens à ce vieux pouvoir criminel.

Et ce pouvoir n'agissait pas autrement, il n'agit pas autrement encore aujourd'hui. Si un conflit ouvert était fatal, ce n’est pas nous, en tout cas, qui en avons hâté l'heure, ce sont nos ennemis mortels.

On vous a dit ici, plus d'une fois déjà, que les ouvriers s'étaient armés en octobre et en novembre contre les Cent‑Noirs. Si l'on ne sait rien de ce qui se passe en dehors de cette salle, il paraîtra absolument incompréhensible que, dans un pays révolutionnaire où l'immense majorité de la population partage un idéal d'affranchissement, où les masses populaires se déclarent résolument prêtes à combattre jusqu'au bout, que, dans ce pays, des milliers et des milliers d'ouvriers doivent s'armer pour combattre des Cent‑Noirs qui ne forment qu'un faible groupe, absolument insignifiant par rapport à la population. Sont‑ils donc si dangereux, ces débris, ces rebuts de la société, de toutes les classes de la société ? Non, certainement. Que notre tâche serait facile si ces pitoyables bandes se dressaient seules sur le chemin du peuple ! Mais nous savons, aussi bien par l'avocat Bramsohn, qui a déposé ici‑même comme témoin, que par les déclarations d'autres témoins ouvriers, que les bandes noires sont soutenues par nombre de hauts fonctionnaires, si ce n'est par tout le pouvoir gouvernemental ; derrière ces bandes de voyous qui n'ont rien à perdre et que rien n'arrête, qui ne reculent ni devant les cheveux blancs d'un vieillard, ni devant une femme sans défense, ni devant un enfant, il y a les agents du gouvernement qui les arment et les organisent, sans doute avec les fonds du budget national.

Ne savions‑nous pas tout cela avant le procès actuel ? Ne lisions‑nous pas les journaux ? N'entendions‑nous pas les discours de témoins oculaires, ne recevions‑nous pas des lettres, n'observions‑nous pas de nos propres yeux ? Pouvions‑nous ignorer les révélations scandaleuses qu'a faites le prince Ouroussov ? Le Parquet refuse de croire à tout cela. Il ne peut admettre ces choses, sans quoi il serait obligé de diriger la pointe de l'accusation contre ceux qu'il protège actuellement ; il serait obligé de reconnaître qu'un citoyen russe qui s'arme d'un revolver contre la police agit par besoin de légitime défense. Mais que le tribunal avoue, oui ou non, le rôle des autorités dans les pogroms, cela nous est indifférent. Pour la justice, il suffit de constater que nous autres, nous croyons à cela, et aussi les milliers et les milliers d'ouvriers qui se sont armés à notre appel. Pour nous, il était hors de doute que, derrière les bandes décoratives de voyous qu'on nomme Cent‑Noirs, agissait la main puissante de la clique qui nous dirige. Messieurs les juges, nous apercevons encore cette sinistre main.

L'accusation vous invite, messieurs les juges, à déclarer que le soviet des députés ouvriers a armé les ouvriers pour une lutte directe contre la “forme de gouvernement” actuellement existante. Si l'on me prie de répondre catégoriquement à cette question, je dirai : Oui !... Oui, j'accepte cette accusation, mais à une condition. Et je ne sais si le procureur admettra cette condition, si le tribunal y consentira.

Je demande : Qu'entend donc l'accusation quand elle nous parle d'une certaine “forme de gouvernement” ? Existe‑t‑il donc chez nous une forme quelconque de gouvernement ? Le gouvernement s'est depuis longtemps retranché de la nation, il s'est retiré dans le camp de ses forces militaires et policières, et des bandes noires. Ce que nous avons en Russie, ce n'est pas un pouvoir national, c'est une machine automatique à massacrer la population. Je ne puis définir autrement la machine gouvernementale qui martyrise le corps vivant de notre pays. Et si l'on me dit que les pogroms, les assassinats, les incendies, les viols, si l'on me dit que tout ce qui s'est passé à Tver, à Rostov, à Koursk, à Sedlitz, si l'on me dit que les événements de Kichinev, d'Odessa, de Belostok représentent la “forme de gouvernement” de l'Empire de Russie, je reconnais alors, avec le procureur, qu'en octobre et en novembre nous nous sommes armés directement pour lutter contre la “forme de gouvernement” qui existe dans cet Empire de Russie.

La déportation (Lettres écrites en cours de route)[modifier le wikicode]

Le 3 janvier 1907. – Voilà déjà deux ou trois heures que nous sommes enfermés dans la prison de déportation. Je l'avoue, c'est avec une certaine inquiétude nerveuse que j'ai quitté ma cellule de détention préventive. J'étais si bien habitué à cette petite cabine dans laquelle j'avais la possibilité de travailler. A la maison de déportation, nous savions qu'on nous mettrait dans une chambre commune, et que peut‑il y avoir de plus fatigant ? Ensuite, ce serait la boue, les allées et venues et tous les tracas du voyage par étapes. Qui sait combien de temps s'écoulera avant que nous arrivions à destination ? Et qui pourrait prédire à quelle époque nous en reviendrons ? Ne vaudrait‑il pas mieux rester enfermé comme avant dans la cellule n° 462, lire, écrire et attendre ?... Pour moi, vous le savez, c'est un effort surhumain de déménager. Et un déménagement d'une prison à une autre est cent fois plus pénible. Une nouvelle administration, de nouvelles difficultés, de nouveaux efforts dans le but de créer autour de soi avec les gens des relations qui ne soient pas trop odieuses. Je dois prévoir un changement continuel de chefs, à commencer par l'administration de la prison de Pétersbourg, en finissant par le gardien du bourg sibérien où nous serons déportés. J'ai déjà passé une fois par cette école et je vais suivre cette voie une seconde fois sans aucun enthousiasme.

On nous a transférés ici subitement, sans nous prévenir. Dans la salle d'écrou, on nous a obligés à revêtir le costume des détenus. Nous avons accompli cette formalité avec une curiosité d'écoliers. Il était amusant de se voir en pantalon gris, souquenille grise, bonnet gris. Cependant, nous ne portons pas sur le dos l'as de carreau, le morceau de drap, l'insigne classique. On nous a permis de garder notre linge et nos chaussures. Nous sommes entrés en bande fort animée, attifés de ces nouveaux vêtements, dans la chambre qui nous attendait...

Le traitement que nous fait l'administration, en dépit de la mauvaise réputation de cette maison, est fort convenable et nous remarquons même une certaine prévenance. Nous avons de bonnes raisons de penser que des instructions spéciales ont été données : nous surveiller rigoureusement, mais ne pas provoquer d'incidents.

On garde dans le plus grand secret, comme précédemment, la date du départ : on craint sans doute des manifestations et peut‑être des tentatives d'enlèvement en cours de route. On craint cela et on prend les mesures nécessaires ; mais, dans les circonstances actuelles, une tentative de ce genre serait vraiment absurde.

Le 10 janvier. – Je vous écris dans le train en marche... Excusez donc mon écriture peu lisible... Il est maintenant neuf heures du matin.

Nous avons été réveillés cette nuit, à trois heures et demie, par le surveillant en chef – la plupart d'entre nous venaient tout juste de se coucher, nous nous étions oubliés à jouer aux échecs ; le surveillant nous a déclaré qu'on nous mettait en route à six heures. Nous avions attendu si longtemps le départ que l'heure enfin fixée nous a surpris, tant elle était inattendue.

Tout s'est ensuite passé comme il est de règle. Nous avons fait nos paquets en hâte, et en embrouillant tout. Nous sommes descendus dans la salle d'écrou où nous attendaient les femmes et les enfants. Là, on nous a livrés à l'escorte qui a rapidement examiné nos bagages. Un aide‑surveillant ensommeillé a remis notre argent à l'officier. Ensuite, on nous a installés dans les voitures et, sous garde renforcée, on nous a conduits à la gare Nicolas. Nous ne savions pas encore de quel côté nous irions. Il est bon de remarquer que notre escorte a été appelée d'urgence de Moscou et n'est arrivée ici qu'aujourd'hui : évidemment, on n'avait pas confiance dans les soldats de Pétersbourg. L'officier s'est montré fort aimable au moment où on lui remettait ses prisonniers, mais à toutes les questions que nous lui posions il a invariablement répondu qu'il ne savait rien. Il a déclaré qu'un colonel de gendarmerie était responsable de nous et que tous les ordres venaient de là. Quant à lui, il était simplement chargé de nous conduire à la gare, et c'était tout. Il est possible, certes, que le gouvernement ait poussé la prudence jusqu'à ce point, mais, d'autre part, il est bien permis de supposer que l'officier parlait ainsi par diplomatie.

Voilà une heure que le train marche et nous ne savons pas encore si nous rouions vers Moscou ou vers Vologda. Les soldats disent n'en rien savoir lion plus ; il est certain qu'eux ne savent rien.

Nous avons un wagon à part, de troisième classe, un bon wagon ; chacun de nous dispose d'une couchette. Pour les bagages, nous avons aussi un wagon spécial dans lequel, d'après ce que disent les soldats de l'escorte, se trouvent dix gendarmes qui nous accompagnent, sous les ordres d'un colonel.

Nous avons pris place en gens à qui il est indifférent de se laisser conduire dans n'importe quelle direction : nous arriverons toujours...

Nous apprenons qu'on passe par Vologda – un des nôtres l'a deviné en lisant le nom d'une petite station. Nous serons donc à Tioumen dans quatre jours.

Notre public est très animé, le voyage nous distrait, nous ranime après treize mois de prison. Bien qu'il y ait des grilles aux fenêtres du wagon, nous apercevons de l'autre côté la liberté, la vie, le mouvement... Reviendrons‑nous bientôt sur ces rails?... Adieu, cher ami.

Le 11 janvier. – Si l'officier de l'escorte est prévenant et poli, que dire des soldats ? Presque tous ont lu le compte rendu de notre procès et ils nous donnent les marques de la plus vive sympathie. Détail intéressant : jusqu'à la dernière minute, les soldats ne savaient pas quelles gens ils devaient conduire, ni dans quelle direction. D'après les mesures de prudence dont leur départ subit a été entouré quand on les a amenés de Moscou à Pétersbourg, ils croyaient devoir nous escorter jusqu'à Schlüsselburg, pour exécution capitale. Dans la salle d'écrou de la prison de déportation, j'avais remarqué que les hommes de l'escorte étaient très émus et d'une obligeance étrange, comme s'ils se sentaient un peu coupables. C'est seulement en wagon que j'en ai su la raison... Comme ils parurent soulagés quand ils se surent en présence des “députés ouvriers”, qui n'étaient condamnés qu'à la déportation.

Les gendarmes, dont le rôle est, en quelque sorte, de convoyer l'escorte, ne se montrent pas du tout dans notre wagon. Ils assument seulement la garde extérieure : ils entourent le wagon dans les gares, montent la faction devant la porte et, sans doute, surveillent surtout les soldats de l'escorte. C'est, du moins, l'opinion de ceux‑ci.

L'eau, l'eau bouillante, le dîner nous sont préparés sur des ordres qu'on envoie par télégraphe. Sous ce rapport, nous voyageons avec toutes les commodités. Ce n'est pas en vain qu'un buvetier, dans une petite gare, a pris de nous une telle opinion qu'il nous a offert, par l'intermédiaire de l'escorte, trois dizaines d'huîtres[9]. Cela nous égaya assez. Cependant, nous les refusâmes.

Le 12 janvier. – De plus en plus, nous nous éloignons de vous.

Dès le premier jour, notre monde s'est divisé en petites familles et, comme on est à l'étroit dans le wagon, les groupes sont obligés de vivre à part. Seul, le docteur[10] ne fait partie d'aucun groupement : les manches retroussées, actif, infatigable, il nous dirige tous.

Nous avons, dans le wagon, comme vous savez, quatre enfants. Mais ils se conduisent à merveille, c'est‑à‑dire qu'ils se font oublier. Avec les soldats de l’escorte, ils se sont liés de la plus étroite amitié. Les rustres qui nous gardent manifestent à leur égard la plus délicate tendresse...

... Mais “eux”, comme “ils” nous gardent ! A chaque station, le wagon est cerné par les gendarmes et, dans les grandes gares, la surveillance est renforcée par des hommes de la police mobile. Les gendarmes, outre leurs fusils, tiennent à la main le revolver et en menacent quiconque, par hasard ou par curiosité, s'approche du wagon. Il n'y a actuellement que deux catégories de gens qui soient ainsi gardés : ce sont les “criminels” d'Etat et les plus fameux ministres.

A notre égard, on observe une tactique bien déterminée. Nous l'avons compris dès la maison de déportation : d'une part, la plus rigoureuse surveillance, d'autre part des procédés de gentlemen dans les limites permises. A cela se reconnaît le génie constitutionnel de Stolypine. Mais il est impossible de douter que cette machine compliquée ne finisse par se détraquer. De quel côté ? Sous le rapport de la surveillance ou bien des bons procédés ? C'est la question.

Nous venons d'arriver à Viatka. Le train s'est arrêté. Quel accueil nous réservait la bureaucratie de l'endroit ! Je voudrais que vous ayez pu voir cela. Des deux côtés du wagon, il y a une demi‑compagnie de soldats, formant la haie. Une seconde rangée est formée par les gardes du zemstvo, le fusil en bandoulière. Des officiers, l’ispravnik[11], des commissaires, etc. Devant le wagon, comme toujours, des gendarmes. En un mot, une vraie démonstration de forces militaires. Evidemment, le prince Gortchakov, le Pompadour de l'endroit[12], a renchéri sur les instructions reçues de Pétersbourg, en imaginant pour nous cette cérémonie. Nous sommes pourtant vexés de ne pas voir d'artillerie. Il est difficile de se figurer tableau plus ridicule. Que de poltronnerie en tout cela ! Véritable caricature d'un “pouvoir qui sait être fort”. Nous avons le droit de nous enorgueillir : ils craignent évidemment le soviet, même mort.

La lâcheté et la sottise sont bien souvent l'envers de la sévérité et de l'urbanité ! Afin qu'on ignore notre itinéraire, qu'il est pourtant impossible de cacher – oui, dans ce but, car il est impossible d'en imaginer un autre –, on nous interdit d'écrire des lettres en cours de route. Tel est l'ordre de l'invisible colonel qui se conforme aux “instructions” de Pétersbourg. Mais, dès le premier jour du voyage, nous nous sommes mis à écrire des lettres dans l'espoir de réussir à les expédier. Et nous n'avons pas été déçus. Les instructions ne prévoyaient pas que le pouvoir ne saurait compter sur ses serviteurs : des amis inconnus nous entourent de toutes parts.

Le 16 janvier. – Voici dans quelles conditions je vous écris nous nous sommes arrêtés dans un village à vingt verstes de Tioumen. C'est la nuit. Une isba de paysan. Une chambre sale, basse de plafond. Le plancher est occupé tout entier par les corps couchés des représentants du soviet des députés ouvriers : pas un interstice de libre…

On ne dort pas encore, on cause, on rit... On a tiré au sort, entre trois prétendants, un large banc‑divan, et c'est moi que la fortune a favorisé. J'ai toujours de la chance dans la vie. A Tioumen, nous avons passé trois jours. Nous avons été accueillis – nous avons déjà l'habitude de ces réceptions – par une multitude de soldats, à pied et à cheval. Les cavaliers (des “volontaires”) faisaient de la voltige, chassant les gamins. De la gare jusqu'à la prison, nous avons fait la route à pied.

On nous comble toujours de prévenances, parfois même excessives, mais en même temps les mesures de prudence deviennent de plus en plus rigoureuses, et cela jusqu'à la superstition. C'est ainsi par exemple que, sur demande adressée par téléphone, on nous a fait parvenir de tous les magasins ce que nous demandions ; en revanche, on nous a refusé l'autorisation d'une promenade dans la cour de la prison. Dans le premier cas, on fait preuve d'amabilité, dans le deuxième, on viole injustement le règlement. De Tioumen, nous sommes partis en voiture ; pour quatorze déportés, on nous a donné cinquante‑deux (cinquante-deux !) soldats d'escorte, sans compter le capitaine, un commissaire et un brigadier de police rurale. C'est vraiment extraordinaire. Tout le monde en est stupéfait, sans excepter les soldats, le capitaine, le commissaire et le brigadier de police. Mais telles sont les “instructions”. Nous allons maintenant à Toboisk, nous avançons fort lentement. Aujourd'hui, par exemple, nous n'avons fait dans la journée que vingt verstes. Nous sommes arrivés à l'étape à une heure de l'après‑midi. Pourquoi ne pas continuer la route ? Impossible ! Pourquoi impossible ? Les “instructions” ! Pour empêcher toute évasion, on refuse de nous transporter le soir, ce qui est, jusqu'à un certain point, compréhensible. Mais, à Pétersbourg, on a si peu de confiance dans l'initiative des autorités locales qu'on a rédigé un itinéraire verste par verste. Quelle activité de la part du département de la police ! Nous ne faisons donc que trois ou quatre heures de voyage par jour, et nous restons en place pendant vingt heures. Dans ces conditions, la route jusqu'à Tobolsk étant de deux cent cinquante verstes, il nous faudra dix jours, et nous n'arriverons à Tobolsk que le 25 ou le 26 janvier. Combien de temps resterons‑nous là‑bas ? Quand partirons‑nous ? Où irons‑nous ? Tout cela est du domaine de l'inconnu, c'est‑à‑dire qu'on ne nous en dit rien.

Nous occupons quarante traîneaux. Les véhicules qui sont en tête du convoi transportent nos bagages. Nous venons ensuite, nous autres “députés”, deux par voiture, et gardés par deux soldats. Chaque traîneau est attelé d'un seul cheval. Dans les voitures d'arrière, on ne voit que des soldats. L'officier et le commissaire sont en tête de file dans une kocheva[13]. Les chevaux avancent au pas. Sur un parcours de quelques verstes, en sortant de Tioumen, nous avons même été accompagnés par vingt ou trente cavaliers. En un mot, si l'on considère que ces mesures inouïes ont été prises par ordre de Pétersbourg, il faut en conclure que l'on veut coûte que coûte nous mener dans une retraite des plus cachées. Il est impossible de penser que ce voyage avec une suite royale soit une simple fantaisie des bureaux. Cela pourrait susciter plus tard de sérieuses difficultés...

Tous dorment déjà. Dans la cuisine d'à côté, dont la porte est ouverte, des soldats veillent. Des sentinelles vont et viennent sous la fenêtre. La nuit est magnifique, c'est une nuit de lune, toute bleue, toute de neige. Quel étrange tableau : ces corps étendus sur le plancher dans un lourd sommeil, ces soldats à la porte et devant les fenêtres... Mais comme c'est la seconde fois que je fais un voyage de ce genre, mes impressions n'ont plus la même fraîcheur... Déjà la prison des Croix ne m'avait paru qu'une répétition de celle d'Odessa, construite sur le même modèle. Ce voyage me semble également continuer celui que je fis autrefois par étapes, quand on me dirigea vers le gouvernement d'Irkoutsk...

Dans la prison de Tioumen, il y avait une multitude de détenus politiques, en particulier des déportés par mesure administrative[14]. Ces détenus, pendant leur promenade, s'étaient rassemblés sous notre fenêtre et nous saluèrent par des hymnes ils brandirent même un drapeau rouge sur lequel on lisait :“Vive la révolution ! ” Ils chantaient, et ce chœur n'était pas mauvais : il y a longtemps sans doute qu'ils vivent ensemble ici et ils ont eu loisir d'accorder leurs voix... Cette scène était assez imposante et, si vous voulez, touchante en son genre. Par le vasistas, nous leur avons adressé quelques paroles de sympathie. Dans la même prison, les criminels de droit commun nous ont remis une très longue supplique, nous priant, en vers et en prose, flous, “hauts révolutionnaires de Pétersbourg”, de leur tendre une main secourable. Nous aurions voulu laisser un peu d'argent aux détenus politiques qui en ont le plus besoin, car plusieurs d'entre eux manquent même de linge et de vêtements chauds ; mais l'administration pénitentiaire nous l'a catégoriquement interdit. Les “instructions” défendent que les “députés” entrent en rapports avec d'autres “politiques”. Même au moyen de l'impersonnel papier‑monnaie ? Parfaitement. Tout a été prévu!

De Tioumen on ne nous a pas permis d'envoyer des télégrammes, afin de mieux cacher le lieu et le temps de notre arrivée à destination. Quelle absurdité ! Comme si les démonstrations militaires que l'on multiplie en cours de route ne signalaient pas notre itinéraire à tous les badauds.

Le 18 janvier (Pokrovskoïé). – Je vous écris de la troisième étape. Nous sommes exténués par ce lent voyage. Nous ne faisons pas plus de six verstes à l'heure, et pas plus de quatre à cinq heures par jour. Fort heureusement, le froid n'est pas cruel : 20, 25, 30 degrés Réaumur au‑dessous de zéro. Il y a trois semaines, il gelait ici jusqu'à 52 degrés Réaumur. Comme nous aurions souffert de cette température, surtout avec de petits enfants!

Il nous reste encore huit jours de voyage jusqu'à Tobolsk. Pas de journaux, pas de lettres, pas de nouvelles. Les lettres que nous écrivons, nous ne sommes pas sûrs qu'on les reçoive : il nous est toujours interdit d'écrire en route et nous sommes forcés de recourir à des moyens de fortune, pas toujours sûrs. Mais, en somme, tout cela n'est rien. Chaudement vêtus, tous nous respirons cet air glacial avec délices, cela nous change de la puante atmosphère de la cellule. Vous penserez ce que vous voudrez, mais à l'époque où l'organisme humain se formait, il n'a sans doute pas eu l'occasion de s'adapter au régime cellulaire.

Heine écrivait en 1843, dans ses Lettres de Paris : “Dans ce pays sociable, l'emprisonnement cellulaire, la méthode de Pennsylvanie, serait d'une cruauté inouïe et le peuple français est trop généreux pour consentir à acheter la tranquillité sociale à ce prix. C'est pourquoi, j'en suis certain, même après le consentement exprimé par les Chambres, le système de la réclusion, système épouvantable, inhumain et même anti‑naturel, ne sera pas appliqué et les nombreux millions que l'on dépense pour construire des bâtiments affectés à ce genre de détention seront, Dieu merci, de l'argent perdu. Le peuple détruira ces forteresses de la nouvelle noblesse bourgeoise avec une indignation égale à celle qu'il ressentit quand il détruisit la première Bastille. Si effrayant et sombre qu'ait été l'aspect de cette dernière, elle était pourtant un kiosque lumineux, un gai pavillon, à côté de ces petites cavernes de silence, à l'américaine, qui ne pouvaient être inventées que par un piétiste au cerveau obtus et adoptées que par des marchands sans cœur qui tremblent pour la propriété. ”

Tout cela est fort bien dit. Mais, moi, je préfère la cellule.

Tout est resté, en Sibérie, comme il y a cinq ou six ans, et cependant tout a changé : non seulement les soldats sibériens ont évolué – et comment ! – mais les paysans ne sont plus les mêmes ; ils aiment à causer politique, ils demandent si “ça” va bientôt finir. Le gamin qui nous sert de cocher et qui n'a que treize ans – il prétend en avoir quinze – vocifère tout le long du chemin : “Lève‑toi, peuple ouvrier ! Lève‑toi pour la lutte, peuple affamé ! ” Les soldats, dont la sympathie pour le chanteur se manifeste avec évidence, menacent de le dénoncer à l'officier. Mais le gamin comprend parfaitement que tout le monde est de son côté et, sans crainte, exhorte au combat le peuple ouvrier...

La première étape, d'où je vous ai envoyé une lettre, était une mauvaise isba de moujik. Les deux autres, des bâtiments de l'Etat, spécialement affectés à cet usage, non moins sales, mais plus commodes. Il y a un quartier pour les femmes et un autre pour les hommes ; il y a une cuisine. Nous dormons sur des planches. Nous devons nous satisfaire d'une propreté toute relative. C'est, je crois, le côté le plus pénible du voyage.

Des babas et des moujiks nous apportent ici du lait, du fromage blanc, des porcelets, des galettes et autre mangeaille. On les laisse passer ce qui est en somme contre la règle. Les “instructions” interdisent tous rapports entre nous et les gens du dehors. Mais, autrement, l'escorte aurait bien de la peine à nous ravitailler.

L'ordre parmi nous est maintenu par notre chef souverain F... , que tous, y compris l'officier, les soldats, la police et les marchandes, appellent simplement “le docteur”. Il déploie une énergie inépuisable : il empaquette, achète, fait cuire les aliments, les distribue, enseigne le chant, donne des ordres, etc. Il est secondé par d'autres détenus qui prennent leur service à tour de rôle et ont ceci de commun qu'ils ne font à peu près rien... En ce moment, on prépare notre souper, on cuisine avec une bruyante animation. “Le docteur demande un couteau... – Le docteur réclame le beurre... –Vous, monsieur, qui êtes de service, veuillez donc emporter les ordures... ” Voix du docteur : “Ah ! vous ne mangez pas de poisson ? Je peux vous faire griller une côtelette : ça m'est parfaitement égal... ” Après le souper, le thé est servi sur les planches. Ce sont les dames qui se chargent de ce service : ainsi en a décidé le docteur.

Le 23 janvier. – Je vous écris de l'avant‑dernière étape, avant Tobolsk. La maison d'étape est ici un beau bâtiment, tout neuf, spacieux et propre. Après la saleté des dernières étapes, nous nous reposons ici, et d'âme et de corps. Il ne reste que soixante verstes jusqu'à la ville. Si vous saviez comme nous rêvons, depuis ces derniers jours, d'une “vraie” prison dans laquelle on pourrait se laver et se reposer a son aise ! Il n'y a ici qu'un seul déporté politique, autrefois tenancier d'un magasin d'eau-de‑vie à Odessa, condamné pour propagande parmi les soldats. Il nous a apporté des vivres et nous a parlé des conditions d'existence dans le gouvernement de Tobolsk. La plupart des déportés habitent les environs de la ville, c'est‑à‑dire à cent ou cent cinquante verstes du centre, dans les villages. Il y a cependant quelques déportés dans le district de Berezov. La vie, par là, est incomparablement plus pénible, la misère plus grande. Les évasions sont très fréquentes. Il n'y a presque aucune surveillance ; il serait impossible de l'organiser. On rattrape les “fugitifs” surtout à Tioumen[15], et en général sur la voie ferrée. Mais la proportion de ceux que l'on peut reprendre, par rapport a ceux qui s'évadent, est insignifiante.

Hier, par hasard, nous avons lu dans un vieux journal de Tioumen que deux télégrammes adressés à moi et à S... , à la maison des déportés de la ville, ne nous avaient pas été remis. Les télégrammes sont arrivés juste au moment où nous nous trouvions à Tioumen. L'administration ne les avait pas acceptés, toujours pour les mêmes raisons de prudence qui lui restent incompréhensibles, ainsi qu'à nous. On nous garde en chemin de la façon la plus rigoureuse. Le capitaine a surmené ses soldats en les obligeant à monter la garde, la nuit, non seulement devant les bâtiments où nous étions, mais dans les villages. Et cepen­dant, déjà, nous notons qu'au fur et à mesure de notre progres­sion vers le nord, le régime s'affaiblit : déjà l'on nous permet d'aller sous escorte aux boutiques ; nous nous promenons par groupes dans les villages et nous visitons parfois des déportés. Les soldats nous favorisent tant qu'ils peuvent : ce qui les rap­proche de nous, c'est l'opposition que nous formons avec eux vis‑à‑vis du capitaine. La situation est particulièrement embarrassante pour le sous‑officier qui se trouve pris entre le capitaine et les soldats.

“ Non, messieurs, nous dit‑il un jour, en présence de ses hommes, un sous‑officier maintenant, ce n'est plus comme jadis... y en a bien quelques‑uns encore qui voudraient que ce soit comme autrefois, dit une voix parmi les soldats. Seulement, ceux‑là, on les dresse, et ils apprennent à filer doux...

Tous les hommes éclatent de rire, le sous‑officier rit aussi mais il rit jaune.

Le 26 janvier (prison de Tobolsk). – Deux étapes avant Tobolsk, un officier de la police de la ville est venu à notre rencontre pour renforcer la garde, mais aussi pour nous faire de nouvelles amabilités. Les patrouilles ont été doublées. Nos promenades aux boutiques ont pris fin. Cependant ceux d'entre nous qui voyagent avec leur famille ont été installés dans des kibitkas[16]. Etroite surveillance et parfaite politesse ! A dix verstes de la ville, deux déportés étaient venus à notre rencontre en voiture. Dès que l'officier les aperçut, il prit des mesures galopant le long de notre convoi il ordonna aux soldats qui se trouvaient en traîneau de mettre pied à terre. C'est ainsi que nous avons parcouru le reste du chemin. Les soldats, tout en grognant contre l'officier, durent marcher à pied des deux côtés de la route, le fusil sur l'épaule.

Mais, ici, je suis obligé d'interrompre ma narration. Le docteur, que l'on avait convoqué au bureau de la prison, nous apprend ce qui suit : on nous envoie tous au bourg d'Obdorsk, nous ferons de quarante à cinquante verstes par jour sous escorte. Il y a, d'ici à Obdorsk, plus de douze cents verstes par la “route d'hiver”. C'est‑à‑dire qu'en supposant les circonstances les plus favorables, en admettant que nous trouvions toujours des chevaux, que nous ne soyons pas arrêtés par des maladies, etc. , notre voyage durera plus d'un mois. Une fois installés au lieu de déportation, nous recevrons une indemnité de un rouble quatre‑vingts kopecks par mois. A cette époque de l'année, un voyage d'un mois doit être fort pénible, surtout avec de jeunes enfants. On nous dit que, de Berezov jusqu'à Obdorsk, nos traîneaux auront des attelages de rennes. Cette nouvelle a surtout été désagréable pour ceux qui emmènent leur famille. L'administration locale affirme que cet itinéraire absurde (comprenant quarante verstes au lieu de cent par jour) a été fixé par Pétersbourg, ainsi que les moindres détails de l'expédition. Les sages qui travaillent là‑bas, dans les bureaux, ont tout prévu pour prévenir une évasion. Mais rendons‑leur cette justice que, de dix mesures par eux indiquées, neuf sont entièrement dénuées de sens commun. Les femmes qui suivent de bon gré leur mari ont demandé la permission de sortir de la prison pendant les trois jours que nous passerions à Tobolsk. Le gouverneur a refusé net, refus contraire non seulement à la raison, mais au règlement. Notre petit monde s'en est quelque peu ému et l'on rédige une protestation. Mais à quoi cela servira‑t‑il, puisque la réponse est toujours identique : “Ce sont les instructions de Pétersbourg. ”

Ainsi, les bruits si défavorables qui avaient couru dans la presse étaient fondés : on nous déporte à l'extrême‑nord de cette province. Il est curieux de noter que l' “esprit d'égalité” que l'on a appliqué dans la sentence se manifeste également dans la désignation du lieu où l'on nous envoie : le même pour tous.

Ce que l'on sait d'Obdorsk à Tobolsk est aussi vague que ce que vous en pouvez savoir à Pétersbourg. Une seule chose est sûre : cette localité se trouve quelque part au‑delà du cercle polaire. Une question se pose : n'enverra‑t‑on pas à Obdorsk un détachement spécial pour nous garder?... Cela marquerait du moins de l'esprit de suite. Y aura‑t‑il possibilité d'organiser une évasion ou serons‑nous forcés d'attendre entre le pôle Nord et le cercle polaire le développement ultérieur de la révolution et un changement de régime ? Nous avons lieu de craindre que notre retour, au lieu de dépendre de notre habileté, ne dépende plus que de la politique. Eh bien, nous attendrons à Obdorsk. Et nous travaillerons. Envoyez‑nous seulement des livres et des journaux, des journaux et des livres. Qui sait ce que donneront les événements ? Qui sait à quelle date nos calculs seront justifiés ? Peut‑être l'année que nous serons forcés de passer à Obdorsk sera‑t‑elle un dernier moment d'arrêt dans le mouvement révolutionnaire, un répit que l'histoire nous accorde pour nous permettre de compléter nos connaissances et d'aiguiser nos armes. Ne croyez‑vous pas que de telles idées sont un peu trop fatalistes ? Cher ami, quand on voyage sous escorte dans la direction d'Obdorsk, ce n'est pas un malheur que de devenir un peu fataliste.

Le 29 janvier. – Voilà deux jours que nous avons quitté Tobolsk... Trente soldats nous escortent, sous le commandement d'un sous‑officier. Nous sommes partis lundi matin avec des attelages de trois chevaux (qui ont été réduits à deux à partir du second relais), dans d'énormes traîneaux couverts. La matinée était splendide : un ciel clair, pur, un temps de gel. Autour de nous, des bois immobiles et tout blancs de givre sur le fond lumineux du firmament. Paysage fantastique. Les chevaux menaient un train d'enfer – c'est l'allure habituelle en Sibérie. A la sortie de la ville – la prison donne presque sur la campagne –, nous étions attendus par les déportés de l'endroit, environ quarante ou cinquante personnes ; on nous saluait, on nous complimentait de loin, on cherchait à lier connaissance... Mais nous fûmes rapidement emportés. Parmi la population, des légendes se sont déjà répandues sur notre compte les uns disent qu'on a exilé cinq généraux et deux gouverneurs d'autres parlent d'un comte accompagné de sa famille ; d'autres disent encore que ce sont les membres de la Douma d'Etat. Enfin, la maîtresse du logis où nous avons fait halte aujourd'hui a demandé au docteur : “Vous êtes des “politiques” ? – Des “politiques”, oui. – C'est vous qui commanderez sans doute tous les “politiques” du pays ? ”

Nous nous trouvons en ce moment dans une grande chambre bien propre : les murs sont recouverts de beau papier, une toile cirée recouvre la table, le plancher est frotté à l'encaustique, il y a de grandes fenêtres et deux lampes. Tout cela est fort agréable à l'œil après les bâtiments sales qui nous ont servi d'étapes. Cependant, nous sommes obligés de coucher à même le plancher, car nous sommes neuf dans la chambre. Notre escorte a été relevée à Tobolsk ; si les soldats de Tioumen se montraient prévenants et affables, ceux de Tobolsk sont poltrons et grossiers. Cela s'explique par ce fait qu'ils n'ont pas d'officier : ils répondent donc eux‑mêmes de tout. Au reste, après deux jours de route, la nouvelle escorte s'est “dégelée” et nous avons maintenant d'excellents rapports avec la plupart des soldats ; ce détail a son importance dans un si long voyage.

Après Tobolsk, on aperçoit dans presque tous les villages des “politiques” ; ce sont le plus souvent des paysans déportés à la suite de troubles agraires, des soldats, des ouvriers ; il y a fort peu d'intellectuels. Les uns ont été expédiés ici par mesure administrative, d'autres par jugement. Dans deux villages que nous avons traversés, les “politiques” ont organisé des artels[17] qui leur assurent des ressources. En général, jusqu'à présent, nous n'avons pas rencontré de véritables miséreux. C'est que la vie, de ce côté‑ci, revient à très bon marché : les “politiques” s’installent chez des paysans, ils ont la pension complète pour six roubles par mois. C'est un tarif normal établi par l'organisa­tion des déportés. Pour dix roubles, l'existence devient “tout à fait acceptable”. Plus on monte vers le nord, plus la vie revient cher et plus il est difficile de trouver du travail.

Nous avons rencontré des camarades qui avaient vécu à Obdorsk. Ils nous donnent tous des renseignements très favorables sur l'endroit. C'est un grand bourg de plus de mille habitants. On y trouve douze boutiques. Les maisons sont dans le genre de celles des villes. Il y a beaucoup de bons logements. C'est un beau site montagneux. Climat très sain. Les ouvriers trouveront du travail. On peut donner des leçons. La vie coûte un peu cher, mais le gain est en proportion. Cette localité sans pareille ne présente qu'un seul désavantage : elle est complètement retranchée du monde. Il y a quinze cents verstes jusqu'au chemin de fer, huit cents jusqu'à la première station télégraphique. La poste arrive deux fois par mois. Mais, pendant la fonte des neiges et les pluies, au printemps et en automne, on ne reçoit plus aucune nouvelle pendant six semaines ou deux mois. Qu'un gouvernement provisoire se forme à Pétersbourg, le chef de police gouvernera longtemps encore Obdorsk ! Mais, précisément parce que le bourg est fort distant de la route de Tobolsk, il est relativement animé : il constitue en effet le centre indépendant d'une région immense.

Les déportés ne demeurent pas longtemps au même endroit. Ils vivent en nomades à travers la province. Les vapeurs de l'Ob transportent gratuitement les “politiques”. Les voyageurs payants se logent comme ils peuvent dans les coins du bateau et les “politiques” migrateurs s'emparent des meilleures places. Cela vous étonnera, cher ami, mais c'est une tradition solidement établie. Tout le monde y est tellement habitué que les paysans qui nous conduisent nous disent de notre expédition à Obdorsk : “Oh ! ce n'est pas pour longtemps... Au printemps, vous nous reviendrez par le vapeur... ” Mais qui sait dans quelles conditions nous vivrons, nous, gens du soviet, et dans quel but on nous envoie là‑bas?

Pour le moment, on a donné l'ordre de mettre à notre disposition les meilleurs traîneaux et les meilleurs logements.

Obdorsk ! Un point minuscule sur le globe terrestre!... Peut-être devrons‑nous pour de longues années nous adapter à l'existence de là‑bas. Mon humeur fataliste n'arrive pas à m'inspirer une entière tranquillité. Les dents serrées, je regrette les lampes électriques de nos rues, le vacarme du tramway et ce qu'il y a de meilleur au monde : l'odeur d'un journal fraîchement imprimé.

Le 1er février (Iourovskoïé). – Mêmes impressions aujourd'hui qu'hier. Nous avons fait plus de cinquante verstes. A côté de moi, dans le traîneau, était assis un soldat qui me distrayait en me racontant des épisodes de la guerre de Mandchourie. Nous sommes escortés par des hommes du régiment de Sibérie dont l'effectif a été presque entièrement renouvelé après la guerre. C'est, de tous les régiments, celui qui a le plus souffert. Une partie du contingent se trouve en garnison à Tioumen, le reste à Tobolsk. Les soldats de Tioumen, comme je vous l'ai écrit, nous montraient beaucoup de sympathie ; ceux de Tobolsk sont plus grossiers. Il y a parmi eux un groupe considérable de réactionnaires conscients, de Cent‑Noirs. Le régiment se compose de Polonais, d'Ukrainiens et de Sibériens. Ces derniers forment l'élément le plus arriéré. Pourtant, certains d'entre eux sont d'excellents garçons... Au bout de deux jours, nos nouveaux gardes s'étaient adoucis. Et c'est un point qui a son importance : nos conducteurs sont nos maîtres pour le moment ; ils ont sur nous droit de vie et de mort.

Mon soldat éprouve une vive admiration pour les Chinoises. “Il y a là‑bas de belles babas. Le Chinois est petit de taille, ce n'est pas un être à comparer avec un homme vrai ; mais la Chinoise est belle : blanche, pleine... ”

“ Eh bien, demande notre cocher, ancien soldat, les nôtres alors allaient danser avec les Chinoises?

– Non. On ne nous permettait pas de les voir... On commençait par faire sortir les Chinoises, et seulement alors on laissait entrer les soldats. Pourtant ils avaient attrapé une Chinoise dans le gao‑lian et en avaient pris pour leur goût. Un soldat y avait même laissé son bonnet. Les Chinois apportent le bonnet au colonel. Le colonel fait ranger le régiment et demande “A qui le bonnet ? ” Personne ne répond : on se fiche pas mal de son bonnet dans un cas pareil. L'affaire en est restée là. Mais... elles sont jolies, les Chinoises... ”

En partant de Tobolsk, nos attelages étaient de trois chevaux, mais ils ne sont plus que de deux depuis le deuxième relais : la voie se rétrécit de plus en plus.

Dans les bourgs où nous changeons d'attelages, des traîneaux nous attendent, toujours prêts. Le transbordement s'effectue hors du bourg, en plein champ. Ordinairement, toute la population vient nous voir. La scène est parfois très animée. Tandis que les femmes tiennent nos bêtes par la bride, les moujiks, sous la direction du “docteur”, s'occupent de notre bagage, et les enfants courent gaiement, bruyamment, autour de nous. Hier, des “ politiques ” voulaient nous photographier au moment où nous monterions en traîneau et nous attendaient avec un appareil devant la maison d'administration ; mais nous passâmes au galop, ils n'eurent pas le temps de nous prendre. Aujourd'hui, comme nous entrions dans le bourg où nous passons la nuit, des “politiques” sont venus nous recevoir avec un drapeau rouge. Ils étaient quatorze, dont dix Géorgiens. A la vue de l'étendard révolutionnaire, nos soldats devinrent nerveux et menacèrent les manifestants de leurs baïonnettes, criant qu'ils allaient tirer. Finalement, le drapeau fut pris et les manifestants repoussés. Dans notre escorte, il y a quelques soldats très attachés au caporal, qui est un Vieux‑Croyant. C'est un homme exceptionnellement brutal et cruel. Il ne connaît pas de plaisir plus vif que de rudoyer un cheval avec la crosse de son fusil. Visage de brique, bouche entrouverte, gencives exsangues, les yeux absolument fixes, il a l'air idiot. Ce caporal n'arrête pas de s'opposer au sergent qui commande le détachement. Le sergent, d'après lui, ne nous traite pas assez durement. Quand il s'agit d'arracher un drapeau rouge ou de heurter en pleine poitrine un “politique” qui vient trop près de nos traîneaux, le caporal est toujours des premiers à la tête de son groupe. Nous sommes obligés de nous dominer pour éviter un grave conflit, car, dans ce cas, nous ne pourrions plus compter sur la protection du sergent qui a peur de son subalterne.

Le 2 février au soir (Demianskoïé). – Bien qu'à notre entrée dans lourovskoïé, hier, le drapeau rouge ait été enlevé, nous en avons vu un autre aujourd'hui, attaché à une haute perche plantée dans un monticule de neige à la sortie du village. Cette fois, personne n'y a touché : les soldats qui venaient de monter en traîneau n'avaient aucune envie de se déranger. Nous avons donc défilé devant ce drapeau. Plus loin, à quelques centaines de pas du village, comme nous descendions vers la rivière, nous avons aperçu sur une pente de neige cette inscription, tracée en lettres énormes : “Vive la révolution ! ” ? Le cocher de mon traîneau, un garçon de dix‑huit ans, a éclaté de rire quand j'ai lu à haute voix la devise.

“Savez‑vous ce que signifie “Vive la révolution” ? lui ai‑je demandé.

– Non, je ne sais pas, m'a‑t‑il répondu après réflexion. Je sais seulement qu'on crie : “Vive la révolution”

Cependant sa mine montrait bien qu'il en savait plus qu'il ne voulait dire. En général, les paysans, de ce côté‑ci, surtout les jeunes, paraissent très bienveillants pour les “politiques”.

A Demianskolié, grand bourg où nous nous trouvons en ce moment, nous sommes arrivés à une heure. Nous avons été accueillis par une foule de déportés ; il y en a ici plus de soixante. Grande émotion parmi nos soldats. Le caporal a aussitôt rassemblé ses fidèles, prêt à agir en cas de besoin. Par bonheur, tout s'est passé convenablement. On nous attendait ici, cela se voit, depuis longtemps, et avec nervosité. On avait élu une commission spéciale pour organiser la réception. Un magnifique dîner nous était préparé, ainsi qu'un confortable logement à la “maison commune”. Mais on ne nous a pas permis d'y loger. Nous avons dû nous installer dans une isba. C'est là qu'on nous a apporté le dîner. L'entrevue avec les “politiques” a été très difficile : ils ont réussi à pénétrer, par deux ou trois, jusqu'à nous, et cela pour quelques minutes seulement, en nous apportant des plats. En outre, à tour de rôle, nous avons pu nous rendre à la boutique sous escorte, et en chemin nous échangions quelques mots avec ces camarades qui ont fait le guet dehors toute la journée. Une des femmes déportées s'était déguisée en paysanne pour nous rendre visite, soi‑disant pour nous vendre du lait, et elle a très bien joué son rôle. Mais le maître du logis l'a probablement dénoncée aux soldats, qui l'ont expulsée aussitôt. Par malheur, notre méchant caporal était alors de garde. Je me suis rappelé comment notre colonie d'Oust‑Koutsk, sur la Lena, se préparait à recevoir les déportés qui passaient : nous préparions une soupe aux choux, des boulettes farcies, en un mot tout ce que les exilés de Demianskoïé ont fait pour nous. Le passage d'un nombreux détachement est un événement de la plus haute importance pour chaque colonie en résidence sur la route, car on attend toujours avec impatience des nouvelles de la patrie lointaine.

Le 4 février, 8 heures du soir (les lourtas de Tsingaline). – Le commissaire de l'endroit, sur nos instances, a demandé à l'administration de Tobolsk s'il ne serait pas possible d'accélérer notre voyage. Tobolsk a dû demander à son tour des instructions à Pétersbourg, en suite de quoi on a télégraphié au commissaire qu'il pouvait agir comme il l'entendrait. Si l'on compte que, désormais, nous ferons en moyenne soixante‑dix verstes par jour, nous arriverons à Obdorsk entre le 18 et le 20 février. Bien entendu, ce n'est qu'un calcul approximatif.

Nous nous trouvons dans un hameau qui s'appelle les Iourtas de Tsingaline. Ce ne sont pas, à vrai dire, des iourtas[18]), mais des isbas. Cependant la population se compose principalement d'Ostiaks, peuplade aborigène d'un type très particulier. Leur façon de vivre et la langue employée ici sont celles du paysan russe. Ils s'adonnent beaucoup plus à l'ivrognerie que nos Sibériens. On boit tous les jours, dès l'aube ; vers midi, tous sont ivres.

Un déporté d'ici, le maître d'école N... , nous a raconté des choses curieuses : apprenant que l'on attendait des inconnus que l'on disait reçus partout avec de grandes cérémonies, les ostiaks, effrayés, ont cessé de boire et même caché l'eau‑de‑vie qu'ils avaient en réserve. C'est la raison pour laquelle nous avons trouvé les gens du hameau en possession de leur bon sens. Dans la soirée, néanmoins, j'ai observé que l'Ostiak dans la maison duquel nous logions rentrait ivre.

Par ici commencent déjà les pêcheries : il est plus difficile de trouver de la viande que du poisson. Le maître d'école dont je viens de parler a organisé un artel de pêcheurs, composé d'autochtones et de déportés. Il a fait acheter des filets, dirige lui‑même la pêche en qualité de chef et veille au transport du poisson jusqu'à Tobolsk. L'été dernier, l'artel a réalisé un bénéfice excédant cent roubles par travailleur. On s'arrange, on vit... Il est vrai qu'à pêcher N... a contracté une hernie.

Le 6 février (Samarovo). – Nous avons fait hier soixante-cinq verstes et aujourd'hui soixante‑treize ; demain, nous en ferons à peu près autant. Nous avons laissé derrière nous la zone de l'agriculture. Les gens d'ici, Russes ou Ostiaks, s'occupent exclusivement de la pêche.

Il est surprenant de voir à quel point le gouvernement de Tobolsk est peuplé de “politiques”... Pas de hameau perdu dans lequel nous n'en rencontrions quelques‑uns. Le patron de l'isba où nous logeons nous a raconté qu'autrefois il n'y avait ici aucun déporté, mais qu'il en est arrivé beaucoup de tous côtés, peu de temps après le manifeste du 17 octobre. “Depuis lors, ça continue. ” Voilà comment s'est signalée “en cette région l'ère constitutionnelle ! Les “politiques”, en beaucoup d'endroits, partagent les occupations des indigènes : ils ramassent et nettoient des pommes de cèdre, ils pêchent, vont à la cueillette des fruits sauvages et chassent. Les plus entreprenants ont fondé des ateliers et des boutiques de coopérateurs, des artels de pêcheurs. Les paysans les traitent très bien. Ici, par exemple, à Samarovo, qui est un immense bourg marchand, les paysans ont affecté au logement gratuit des “politiques” une maison entière, et ils ont donné aux premiers arrivants l'étrenne d'un veau et de deux sacs de farine. Les boutiques, conformément à un usage établi, cèdent aux “politiques” les denrées à meilleur marché qu'aux autres habitants. Une partie des déportés, ici, vivent en commun dans une maison à eux sur laquelle flotte toujours le drapeau rouge. Essayez donc, je vous prie, de planter ce drapeau à Paris, à Berlin ou à Genève !

A ce propos, je vous communiquerai deux ou trois observations sur l'ensemble des déportés de cette région.

La société “ politique ” des prisons et de la Sibérie se démocratise de plus en plus. Le fait a été signalé à maintes reprises depuis 1890. Les ouvriers constituent une proportion de plus en plus importante parmi les “ politiques ” et laissent bien loin derrière eux les intellectuels révolutionnaires. Ceux‑ci, en revanche, considèrent depuis longtemps la forteresse de Pierre‑et-Paul, la prison des Croix et celle de Kolymsk comme une sorte d'héritage privilégié : ces cachots, pour eux, sont des “majorats”. J'ai eu l'occasion de rencontrer, dans les premières années de ce siècle, des membres des partis de la Liberté du peuple (Narodovoltsy) et du Droit populaire (Narodopravsto, constitutionnels) qui haussaient dédaigneusement les épaules à la vue des bateaux affectés au transfert des détenus : ces vapeurs transportaient en effet de simples ramoneurs de Vilna, des ouvriers des usines de confection de Minsk. Mais l'ouvrier déporté de cette époque‑là était presque toujours membre d'une organisation révolutionnaire et avait un niveau politique et moral remarquable. Presque tous les déportés, sauf peut‑être les ouvriers qui provenaient de la zone dite des Juifs[19], passaient préalablement par le crible d'une enquête de gendarmerie, et, si grossier que fût ce crible, il mettait à part les ouvriers les plus avancés. C'est pourquoi les milieux de la déportation témoignaient d'une culture intellectuelle et morale vraiment digne d'attention.

Les déportés de notre “période constitutionnelle” ont un tout autre caractère. On ne voit plus ici l'organisation, mais bien le mouvement des masses, des forces élémentaires. La gendarmerie n'enquête plus. On arrête des gens dans la rue et on les envoie ici. On déporte, on fusille le premier qui se laisse prendre dans la foule. Après l'écrasement des révoltes populaires commence la période des “opérations de partisans”, des “expropriations”, effectuées dans un but révolutionnaire ou sous prétexte de révolution ; alors se produisent les aventures des maximalistes et aussi, plus simplement, des incursions de malandrins. Quand il est impossible de pendre les gens sur place, l'administration les expédie en Sibérie. On comprend que dans la multitude qui participait aux “désordres”, il y ait eu bon nombre d'hommes étrangers à toute idée révolutionnaire, arrêtés par hasard, n'ayant touché à la révolution que du bout du doigt, beaucoup de badauds et, enfin, pas mal de représentants de la canaille qui rôde, la nuit, dans les grandes villes. On voit à quel point cette situation a dû influer sur le monde des déportés.

Une autre circonstance agit fatalement dans le même sens ce sont les évasions. Ceux qui s'enfuient sont, bien entendu, les plus actifs, les plus conscients : un parti les attend, un certain travail les attire. On aura une idée du nombre des évasions quand on saura que, sur quatre cent cinquante déportés dans tel district du gouvernement de Tobolsk, il n'en reste qu'une centaine. Ceux qui demeurent sont des paresseux. La grande majorité des déportés est donc faite de gens obscurs, sans attaches politiques, de victimes du hasard. La vie n'en est que plus difficile pour ceux des éléments conscients qui, par suite de telle ou telle circonstance, n'ont pu regagner la Russie : tous les “politiques” sont, en effet, liés entre eux par une solidarité morale devant la population.

Le 8 février (les lourtas de Karymkrine). – Nous avons fait hier soixante‑quinze verstes et aujourd'hui quatre‑vingt‑dix. Nous arrivons à l'étape très fatigués, nous nous couchons de bonne heure.

Nous sommes dans un bourg d'Ostiaks, dans une petite isba malpropre. Dans la cuisine infecte se pressent, avec des Ostiaks ivres, les soldats de l'escorte qui grelottent. Dans une autre pièce bêle un agneau... Il y a un mariage dans le bourg, c'est en ce moment l'époque des mariages. Tous les Ostiaks boivent et les ivrognes tentent parfois de pénétrer dans notre isba.

Nous avons reçu la visite d'un petit vieillard de Saratov, déporté par mesure administrative ; il était ivre aussi. Il nous dit qu'il est venu ici de Berezov avec un camarade pour chercher de la viande : c'est leur “ petit commerce ”. Tous deux sont des “politiques”.

Il est difficile de se faire une idée des préparatifs qui ont eu lieu ici en prévision de notre passage. Notre convoi, comme je l'ai déjà écrit, se compose de vingt‑deux traîneaux couverts, ce qui demande environ cinquante chevaux. Il est rare qu'on en trouve une si grande quantité dans les villages et l'on est obligé d'en faire venir de loin. A certains relais, nous avons trouvé des chevaux qu'on avait amenés d'une distance de cent verstes. Et cependant, les intervalles entre les relais sont très courts par ici : presque toujours de dix à quinze verstes. C'est dire qu'un Ostiak fait faire à son cheval une centaine de verstes pour que deux membres du soviet des députés ouvriers puissent en parcourir une dizaine. Comme on ne sait jamais exactement le jour de notre arrivée, les cochers, venus de loin, nous ont attendu parfois durant des semaines entières. Pareil dérangement ne s'est présenté qu'une fois, pour autant qu'ils se souviennent lors du passage de “Monsieur le gouverneur en personne”...

J'ai déjà parlé de la sympathie que manifestent à notre égard en particulier, et à l'égard de tous les “politiques” en général, les paysans de ce pays. Un fait remarquable mérite d'être mentionné à ce propos : l'incident s'est passé à Belogorié, petit bourg dans le district de Berezov. Un groupe de paysans de cette localité avait organisé par cotisation une réception en notre honneur, avec thé et quelques plats froids ; ils voulaient en outre nous donner six roubles. Nous refusâmes, bien entendu, l'argent ; mais nous nous disposions à accepter le thé. Les soldats de l'escorte nous en empêchèrent et nous dûmes y renoncer. Le sergent nous y avait bien autorisés, mais le caporal tempêta, criant à se faire entendre de tout le village et menaçant le sergent de le dénoncer. Nous sortîmes donc de l'isba sans avoir contenté nos hôtes. Presque toute la population du village nous suivit. Ce fut une vraie manifestation.

Le 9 février (bourg de Kandinskoïé). – Encore cent verstes de faites. Jusqu'à Berezov, il nous reste deux jours de voyage. Nous y serons le 11. Aujourd'hui, je suis sérieusement fatigué : pendant neuf ou dix heures de marche ininterrompue, on n'a pas la possibilité de manger. Nous suivons le cours de l'Ob. La rive droite est montagneuse et boisée ; celle de gauche est basse et la rivière s'étale largement. Temps calme et doux. Des deux côtés de la route, des branches de sapin, plantées dans la neige, indiquent la voie. Nos cochers sont presque tous des Ostiaks. Les traîneaux sont attelés de deux ou trois chevaux en flèche, car le chemin se rétrécit de plus en plus. Les cochers se servent d'un long fouet de corde, au bout d'un long et gros manche. Le convoi se déroule sur une énorme distance. Le cocher pousse de temps en temps un cri perçant : les chevaux prennent alors le galop. Un épais tourbillon de neige s'élève. Cela vous coupe la respiration. Les traîneaux se précipitent les uns sur les autres ; on sent sur son épaule le museau et le souffle chaud du cheval qui vous suit. Qu'un des véhicules se renverse, qu'un harnais se détache ou se rompe, tout le convoi s'arrête. On est comme hypnotisé dans cette marche interminable. Un moment de silence. Les cochers s'interpellent avec des cris rauques, en ostiak. Puis les chevaux se secouent et repartent au galop. Ces arrêts fréquents nous retardent beaucoup et ne permettent pas aux conducteurs de montrer toute leur fougue et tout leur savoir‑faire. Nous parcourons quinze verstes à l'heure, alors qu'ici, dans des conditions normales, on couvre aisément dix-huit, vingt et même vingt‑cinq verstes dans le même temps ...

Une marche rapide en Sibérie est habituelle et, dans un sens, nécessaire, à cause des immenses distances. Mais un voyage comme celui que nous accomplissons, je n'ai jamais vu cela, même sur la Lena.

Nous arrivons au relais. En dehors du village nous attendent des traîneaux attelés et des chevaux libres : ceux‑ci pour les traîneaux des familles qu'on ne changera pas jusqu'à Berezov. Le transbordement s'opère très vite et nous continuons notre voyage. Les cochers ont une manière particulière de s'asseoir. Sur l'avant et sur le bord du traîneau, une planche est fixée en travers. C'est là que prend place le cocher, de côté, les jambes pendantes. Tandis que les chevaux galopent et que le traîneau penche, tantôt d'un flanc, tantôt de l'autre, le cocher, en s'inclinant lui aussi, redresse le véhicule et, parfois, prend appui du pied sur le sol...

Le 12 février (prison de Berezov). – Il y a cinq ou six jours – je ne vous l'ai pas écrit pour ne pas vous inquiéter inutilement – nous avons traversé une localité où sévit une épidémie de typhus exanthématique. Nous sommes à présent très loin de cet endroit. Dans les lourtas de Tsingaline dont je vous ai parlé, il y avait le typhus dans trente isbas sur soixante. Et de même dans les autres villages. La mortalité est terrible. Presque pas un cocher qui ne puisse citer un mort dans sa famille. L'accélération de notre voyage et la modification de l'itinéraire primitivement fixé ont été motivées par le typhus : c'est pour cela que le commissaire avait télégraphié à Tobolsk.

Tous ces jours derniers, nous avançons de quatre‑vingt‑dix à cent verstes par vingt‑quatre heures, c'est‑à‑dire de presque un degré vers le nord. Par suite de cette avance ininterrompue, les cultures – si l'on peut parler ici de cultures – et la végétation diminuent à vue d'œil. Chaque jour, nous descendons d'une marche dans le sauvage royaume du froid. C'est l'impression que doit ressentir un touriste qui gravit une haute montagne et passe d'une zone à l'autre... Au commencement, nous pouvions encore voir des paysans russes jouissant d'un certain bien‑être. Nous avons ensuite rencontré des Ostiaks russifiés qui, par des mariages avec des Russes, n'ont plus qu'à moitié le type mongol. Puis nous avons dépassé la zone de l'agriculture. Alors est apparu l'Ostiak pêcheur, l'Ostiak chasseur : c'est un être de petite taille, aux longs cheveux ébouriffés, qui s'exprime difficilement en russe. Le nombre de chevaux disponibles diminue, et les bêtes paraissent de plus en plus pitoyables : le trafic n'est pas bien grand et un chien de chasse est plus apprécié qu'un cheval en ces lieux. La route aussi s'est faite plus mauvaise : étroite, non nivelée... Et cependant, au dire du commissaire, les Ostiaks d'ici sont des gens vraiment civilisés en comparaison avec ceux qui vivent sur les affluents de l'Ob.

On nous considère avec une certaine indécision, avec un certain étonnement, peut‑être comme des chefs provisoirement déposés. Un Ostiak nous demandait aujourd'hui : “Où est donc votre général ? Montrez‑moi le général... Je voudrais bien le voir... Je n'ai jamais vu un général. ”

Comme un Ostiak attelait un mauvais cheval, un autre lui crie : “Amène une bête meilleure : ce n'est pas pour le commissaire que tu attelles. ” Le cas contraire s'est produit d'ailleurs, mais il fut unique : un Ostiak, en attelant, dit : “Ce n'est pas la peine de se gêner ; ce ne sont pas de grands personnages. ”

Hier soir, nous sommes arrivés à Berezov. Vous n'allez pas me demander, bien sûr, de décrire la “ville”. Elle ressemble à Verkholensk, à Kirensk et à une multitude d'autres villes dans lesquelles on trouve un millier d'habitants, un ispravnik et un receveur. Ici, d'ailleurs, on montre, sans en garantir l'authenticité, les tombes d'Ostermann et de Menchikov[20]. Des farceurs sans prétention indiquent aussi une vieille femme chez qui Menchikov aurait pris ses repas.

On nous a conduits directement à la prison. Toute la garnison, une cinquantaine d'hommes, faisait la haie devant l'entrée. Nous apprenons qu'on a nettoyé cette maison pour notre arrivée, qu'on l'a lavée pendant quinze jours, après en avoir fait sortir tous les détenus ! Dans une des salles, nous avons trouvé une grande table couverte d'une nappe, des chaises convenables, une table verte pour jouer aux cartes, deux chandeliers avec leurs bougies et une lampe de famille. C'est presque touchant.

Nous nous reposerons ici deux jours, avant de continuer notre voyage...

Oui, nous continuerons... Mais, pour moi, je n'ai pas encore décidé dans quelle direction...

Le retour[modifier le wikicode]

Au début du voyage en traîneau, à chaque relais, je tournais la tête et voyais avec effroi que nous nous éloignions de plus en plus du chemin de fer. Obdorsk, pour aucun de nous n'était le but réel du voyage. L'idée d'une évasion ne nous quittait pas un instant. J'avais un passeport et l'argent indispensable pour le retour, tout cela habilement dissimulé dans la semelle de ma botte. Mais la longueur du convoi et la rigoureuse surveillance dont on nous entourait rendaient difficile une évasion en cours de route. Il nous était pourtant possible de disparaître, il faut le dire, mais à condition de ne pas partir tous ensemble. Plusieurs plans avaient été faits, sans doute assez réalisables, mais ceux qui voulaient fuir étaient retenus par la crainte des conséquences possibles pour les camarades. Les soldats de l'escorte, et le sergent tout le premier, répondaient de nous jusqu'à notre arrivée à destination. Au cours de l'année précédente, un sergent de Tobolsk avait été envoyé dans un bataillon disciplinaire pour avoir laissé échapper un étudiant déporté. Les soldats que l'on chargeait ordinairement d'escorter les prisonniers se le tenaient pour dit et traitaient depuis lors beaucoup plus durement ceux qu'on leur confiait. Il y avait une sorte de convention tacite entre soldats et déportés : pas d'évasion en chemin. Personne, parmi nous, ne considérait cette convention comme un engagement absolu ; mais notre volonté de fuir en était un peu paralysée et nous laissions derrière nous les relais les uns après les autres. Après avoir parcouru quelques centaines de verstes, nous cédâmes à l'inertie, nous nous laissâmes emporter ; j'avais hâte d' “arriver”, je me préoccupais de recevoir des livres et des journaux, et, en somme, je me disposais à une installation en règle... A Berezov, cet état d'esprit se modifia tout d'un coup. “Est‑il possible de partir d'ici ?

– Au printemps, c'est facile.

– Mais en ce moment?

– C'est difficile, mais possible tout de même, je pense. On n'a pas encore essayé. ”

Tout le monde, absolument tout le monde nous disait qu'il était aisé et simple de partir au printemps. La police, trop peu nombreuse, n'était pas en mesure de contrôler la présence d'innombrables déportés. Cependant, il fallait prévoir qu'on arriverait plus facilement à surveiller une quinzaine d'hommes déportés au même endroit et sur lesquels serait fixée l'attention générale. Mieux valait donc prendre tout de suite le chemin du retour.

Mais, pour y réussir, il importait d'abord de rester à Berezov. Continuer la route jusqu'à Obdorsk, c'était s'éloigner du but de quatre cent quatre‑vingts verstes de plus. Je déclarai qu'étant malade et fatigué, je ne pouvais pas partir tout de suite et qu'on ne m'emmènerait pas de bon gré : Fispravnik consulta le médecin et me permit de me reposer pendant quelques jours à Berezov. On me mit à l'hôpital. Mon plan n'était pas encore tracé.

A l'hôpital, je bénéficiai bientôt d'une liberté relative. Le médecin me recommandait de me promener le plus possible, et j'en profitai pour m'orienter.

Le plus simple était, semblait‑il, de revenir par le chemin que nous avions suivi jusqu'à Berezov, c'est‑à‑dire par la “route de Tobolsk”. Mais cette voie était trop peu sûre. Certes, je pouvais rencontrer bon nombre de paysans bien disposés qui consentiraient sans doute à me transporter secrètement de village en village. Mais combien de fâcheuses rencontres étaient à craindre ! Tous les fonctionnaires de l'administration vivent sur la grande route, en de continuels voyages. En deux jours, et plus vite même, s'il le fallait, on pouvait, de Berezov, atteindre la première station télégraphique, et, de là, prévenir la police sur toute la route de Tobolsk. Je renonçai donc à cette direction.

Il était aussi possible, avec un attelage de rennes, de passer l'Oural et la rivière Ijma, et d'arriver ainsi à Arkhangelsk ; là, je n'aurais qu'à attendre les premiers vapeurs pour gagner l'étranger. Jusqu'à Arkhangelsk, la route était sûre ; elle traversait des régions absolument sauvages. Mais ne serait‑il pas dangereux de s'attarder dans cette ville ? Je n'en savais absolument rien, et je ne pouvais pas me renseigner en si peu de temps.

Un troisième plan me parut plus séduisant que les autres je me dirigerais, avec un attelage de rennes, vers les mines et les fonderies de l'Oural ; je rejoindrais, à l'usine de Bogoslovsk, le chemin de fer à voie étroite, puis, de là, par le train, à Kouchva, la ligne de Perm. Ensuite Perm, Viatka, Vologda, Pétersbourg, Helsingfors.

Pour se rendre avec des rennes aux fonderies, on pouvait passer directement par la Sosva ou la Vogoulka. Dès le commencement du chemin, on se trouvait dans un désert sauvage Aucune police pendant des milliers de verstes, pas un village russe ; de loin en loin, quelques iourtas d'Ostiaks inutile de parler de télégraphe ; on ne trouvait pas de chevaux les rennes seuls pouvaient passer. Je n'avais, pour le moment, qu'à essayer de gagner du temps en obtenant des délais de l'administration de Berezov ; j'étais sûr alors qu'on ne me rattraperait pas, même si l'on me poursuivait dans la direction que j'aurais suivie.

On m'avertit que ce chemin serait plein “de privations et de dangers”. En certaines régions, pendant des centaines de verstes, on ne rencontrait aucune habitation. Chez les Ostiaks, seuls habitants de la contrée, sévissaient les épidémies : la syphilis était fort répandue, le typhus exanthématique apparaissait fréquemment. Il était inutile d'attendre aucun secours de personne. Pendant cet hiver, dans les iourtas d'Oourvi, qui se trouvent sur la Sosva, un jeune marchand de Berezov était mort : durant quinze jours, il s'était débattu contre la fièvre... Et qu'arriverait‑il si un renne tombait et qu'il fût impossible de le remplacer ? Et le bourane, la terrible tempête de neige ? Elle durait parfois plusieurs jours. Si elle vous assaillait en route, c'était la mort. Or février est justement le mois des tempêtes. D'ailleurs, la route des fonderies n'aurait‑elle pas disparu ? Les voyages de ce côté étaient rares, et si, dans ces derniers jours, aucun Ostiak n'avait suivi cette direction, toute trace de passage serait effacée. Il serait donc trop facile de perdre la route. Tels furent les avertissements que j'entendis.

Je n'avais pas à nier le danger. Certes, la route de Tobolsk présentait de grands avantages au point de vue de la sécurité et du “confort”. Mais, précisément pour cette raison, elle comportait de plus grands dangers du côté de la police. Je choisis donc le chemin de la Sosva, et je ne m'en suis pas repenti.

Il fallait trouver un homme qui consentît à me conduire jusqu'aux fonderies : c'était le plus difficile de ma tâche[21].

“ Attendez, je vais vous arranger cela, me dit, après de nombreuses conversations et réflexions, le jeune marchand Nikita Sérapionytch, qui professait des opinions “libérales”. A quarante verstes de la ville, dans les iourtas, il y a un Ziriane, nommé Nikifor. C'est un déluré. Il n'a pas l'esprit dans sa poche, il est capable de tout...

Ne boit‑il pas un peu ? demandai‑je prudemment.

– Comment donc ! Bien sûr qu'il boit ! Qui donc ici ne boirait pas ? C'est l'eau‑de‑vie qui l'a perdu. Il est bon chasseur, autrefois il tuait beaucoup de zibelines, il gagnait beaucoup. Enfin, cela n'a pas d'importance : s'il consent à s'occuper de cette affaire, j'espère qu'il se surveillera. Je vais aller le voir. C'est un malin. S'il ne réussit pas à vous guider, personne n'y réussira.

Avec Nikita Serapionytch, nous nous entendîmes sur les conditions du traité. Je devais acheter trois rennes, choisis parmi les plus beaux. Le traîneau était aussi à mes frais. Si Nikifor me conduisait jusqu'aux fonderies, les rennes et le traîneau lui appartiendraient. Je lui paierais en outre cinquante roubles.

Je connaissais déjà la réponse dans la soirée : Nikifor acceptait. Il était parti pour un camp d'Ostiaks situé à cinquante verstes de son habitation et il amènerait demain pour le déjeuner trois des meilleurs rennes. Nous pourrions probablement partir dans la nuit. En attendant, je devais acheter tout le nécessaire : des tchijs et des kiss, une malitza ou bien un gouss[22]. et préparer des provisions pour dix jours. Nikita Serapionytch se chargeait d'ailleurs de faire ces emplettes.

“Je vous dis, affirmait‑il, que Nikifor vous tirera d'affaire. C'est un homme à vous tirer d'affaire!

– S'il ne s'enivre pas, répliquai‑je d'un ton peu rassuré.

– Allons, il faut espérer qu'il ne boira pas. Il a peur seulement de ne pas trouver la route dans la montagne ; il y a huit ans qu'il n'a pas passé par là. Vous serez obligés probablement de suivre la rivière jusqu'aux iourtas de Chomine, et c'est beaucoup plus loin…

En effet, de Berezov jusqu'à ces iourtas, il y a deux routes l'une, “par la montagne”, va tout droit et traverse, en plusieurs endroits, la Vogoulka, puis passe par les iourtas de Vyjpourtym ; l'autre suit la Sosva par les iourtas de Chaïtane et de Maléev. La route de la montagne est deux fois plus courte, mais c'est un endroit désert, où l'on rencontre rarement un Ostiak, et le chemin disparaît souvent dans la neige.

Cependant, le lendemain, il fut impossible de partir. Point de rennes, point de Nikifor : on ne savait ce qu'il était devenu. Nikita Serapionytch s'en montrait tout confus.

“Ne lui auriez‑vous pas donné de l'argent pour acheter l'attelage ? demandai‑je.

– Allons donc ! Je ne suis pas un petit garçon, voyons ! je lui ai fait une simple avance de cinq roubles, et encore, en présence de sa femme. Mais, attendez, je vais aller le voir aujourd'hui même... ”

Le départ était retardé d'au moins vingt‑quatre heures. Vispravnik pouvait, d'un moment à l'autre, exiger mon départ pour Obdorsk. Mauvais début!

Je partis le surlendemain, 18 février.

Dans la matinée, Nikita Serapionytch vint à l'hôpital et, profitant d'un moment où il n'y avait personne dans la salle, me dit d'un ton décisif:

“Ce soir, à onze heures, arrangez‑vous pour venir chez moi sans qu'on vous voie. Vous partirez à minuit. Tous mes enfants et les gens de la maison iront au spectacle, je serai seul. Vous vous habillerez là, vous souperez, je vous conduirai dans mon traîneau jusqu'au bois, Nikifor nous y attendra. Il vous fera traverser la montagne : il dit qu'hier deux traîneaux ostiaks ont tracé la route.

– C'est bien décidé ? demandai‑je, car je doutais encore.

– Absolument décidé ! ”

Jusqu'au soir, je ne fis que marcher de long et en large dans la salle. A huit heures, je me rendis à la caserne où l'on donnait le spectacle. J'estimais que cela vaudrait mieux. Le local de la caserne était bondé. Trois grosses lampes pendaient au plafond ; des chandelles plantées sur des baïonnettes brûlaient des deux côtés de la salle. Trois musiciens se serraient au pied de la scène. Le premier rang des spectateurs était occupé par des fonctionnaires ; derrière eux se trouvaient des marchands et des “politiques” ; au fond, se trouvaient les gens du peuple : commis, bourgeois, jeunes gens. Des soldats s'adossaient aux murs. La représentation était commencée ; on donnait L'Ours, de Tchékhov. Antone Ivanovitch, aide‑médecin de l'hôpital, brave homme gros et grand, faisait l'ours. La femme du médecin jouait le rôle de la belle voisine. Le docteur en personne, caché dans une boîte, au pied de la scène, tenait l'emploi de souffleur. Ensuite un rideau fort joliment colorié descendit et tout le monde applaudit.

Pendant l'entracte, les “politiques” se réunirent en petits groupes afin de se communiquer les dernières nouvelles. “On dit que l'ispravnik regrette fort de n'avoir pas pu garder à Berezov les députés qui ont de la famille. ” “L'ispravnik a dit qu'une évasion était impossible ici. – Oh ! il exagère, répliqua quelqu'un, puisqu'on amène des gens par la route, ils peuvent s'en aller tout aussi bien par le même chemin. ”

Les trois musiciens cessèrent de jouer, le rideau se leva. On jouait Le Tragique malgré lui, le drame du mari en villégiature. En veston léger et chapeau de paille, le surveillant de l'hôpital, aide‑médecin militaire, représentait un mari qui se promène à la campagne, et cela au mois de février, à Berezov, près du cercle polaire ! Quand le rideau tomba sur le drame du pauvre époux, Je pris congé de mes camarades et sortis, prétextant une névralgie.

Nikita Serapionytch m'attendait.

“Vous avez juste le temps de souper et de changer de vêtements. J'ai dit à Nikifor de s'avancer vers l'endroit indiqué quand minuit sonnerait à la tour du veilleur. ”

Vers minuit, nous sortîmes dans la cour. Après la lumière de l'intérieur, la nuit nous paraissait fort sombre. Dans les ténèbres, j'aperçus pourtant un traîneau attelé d'un cheval. Je me couchai au fond du véhicule sur lequel j'avais étendu vivement mon gouss. Nikita Serapionytch me recouvrit tout entier d'une grosse brassée de paille qu'il attacha avec des cordes : cela faisait comme un tas de marchandises. La paille était gelée, mêlée de neige. Ma respiration fit bientôt fondre cette neige qui coulait en grosses gouttes sur mon visage. Mes mains aussi se glaçaient dans la paille froide ; j'avais oublié de mettre mes gants et il m'était fort difficile de bouger sous les cordes dont on m'avait ligoté. Minuit sonna à la tour. Le traîneau glissa, nous sortions de l'enclos, le cheval s'élançait dans la rue.

“Enfin, pensai‑je, nous voilà partis ! ” La sensation de froid aux mains et au visage m'était agréable, elle me semblait une preuve réelle de mon départ. Nous avançâmes au trot du cheval pendant vingt minutes, puis nous nous arrêtâmes. Un fort coup de sifflet retentit au‑dessus de moi, c'était évidemment le signal de Nikita. Aussitôt un autre sifflement lui répondit à distance, et des voix confuses se firent entendre. “De qui peuvent être ces voix ? ” me dis‑je, inquiet. Nikita partageait sans doute ma perplexité, car, au lieu de me détacher, il bougonnait à part lui.

“Qui est‑ce ? demandai‑je à mi‑voix à travers la paille.

– Le diable sait avec qui il s'est collé, répondit Nikita.

– Il est ivre ?

– Sûrement qu'il n'a pas toute sa raison. ”

Pendant ce temps, les gens qui causaient sortaient du bois et s'avançaient sur la route. J'entendis une voix qui criait :

“Ne t'inquiète pas, Nikita Serapionytch, ne t'inquiète pas ! Que ton type ne s'inquiète pas non plus. Celui que j'amène est mon ami. Et ce vieux‑là, c'est mon père. Ils ne diront pas un mot, pas un ! ”

Nikita, en grommelant, me détacha. Je vis un grand moujik vêtu d'une malitza, tête nue, les cheveux d'un roux clair, le visage d'un ivrogne, mais matois ; il ressemblait à un Petit-Russien. Un peu à l'écart se tenait en silence un jeune gars, et, sur la route, s'appuyant au traîneau qui était sorti du bois, titubait un vieillard déjà vaincu par l'eau‑de‑vie.

“Ce n'est rien, monsieur, ce n'est rien, dit l'homme roux – et je devinai que c'était Nikifor –, ce sont des gens à moi, je réponds d'eux. Nikifor aime à boire, mais il ne perd pas la tête. Ne vous inquiétez pas. Avec des “taureaux” comme ça (il montrait les rennes), ça serait bien un malheur que je ne vous conduise pas jusqu'au bout... Mon oncle Michel Egorytch me dit : “Passe par la montagne. Aujourd'hui deux traîneaux d'Ostiaks y ont passé. ” Et moi, j'aime mieux la montagne. Sur la rivière, tout le monde me connaît. Aussi, j'ai invité Michel Egorytch à se régaler chez moi. C'est un bon moujik.

– Minute, minute, Nikifor Ivanovitch, mets en place le bagage”, s'écria Nikita Serapionytch d'un ton autoritaire.

Nikifor se hâta d'obéir. En cinq minutes, tout fut en place et moi installé dans le traîneau qui devait m'emporter.

“Eh ! Nikifor Ivanovitch, dit Nikita d'un ton de reproche, tu as eu tort d'amener ces gens‑là : je t'avais pourtant prévenu... Enfin, faites attention, vous autres, pas un mot, hein, c'est entendu?

– Pas un, pas un ”, répondit le jeune moujik.

Le vieillard, qui ne pouvait parler, se contenta de faire de son doigt en l'air un signe de dénégation. Je dis adieu avec émotion à Nikita Serapionytch.

“ Marche ! ”

Nikifor héla son attelage, les rennes s'élancèrent, nous étions partis.

Les rennes couraient vaillamment, la langue pendante de côté, la respiration pressée : tchou‑tchou‑tchou‑tchou... La piste était étroite, les bêtes se serraient l'une contre l’autre, et je m'étonnais de voir qu'elles n'en étaient pas gênées.

“ Il faut le reconnaître, dit Nikifor en se tournant vers moi, on ne trouverait pas meilleur que ces rennes‑ci. Ce sont des mâles bien choisis : le troupeau compte sept cents têtes, mais ce sont sûrement les plus beaux. Le vieux Michée, d'abord, ne voulait pas en entendre parler : “Ceux‑là, je ne les vend pas. ” Mais, après avoir vidé une bouteille, il dit comme ça : “C'est bon, prends‑les ! ” Et pourtant, au moment où je les emmenais, il s'est mis à pleurer. “Regarde, qu'il dit, celui‑là, c'est le conducteur (Nikifor indiquait le renne qui courait en tête), il n'a pas de prix. Si tu le ramènes vivant et en bon état, je te le reprendrai pour la même somme. Voilà ce qu'ils valent, ces taureaux‑là ! ” Le prix était un peu fort, mais, il faut dire la vérité : ils le valent. Le conducteur, à lui seul, vaut bien ses vingt‑cinq roubles. Seulement, nous aurions aussi bien pu en prendre d'autres, et pour rien, chez l'oncle Michel Ossipovitch. L'oncle m'a même dit : “Tu es bête, Nikifor ! ” Oui, il a dit comme ça : “ Tu es bête, Nikifor. Pourquoi ne m'as‑tu pas dit que tu devais mener ce type ? ”

– Quel type ? dis‑je, interrompant le récit.

– Eh bien, vous, pardi ! ”

J'eus souvent l'occasion de remarquer dans la suite que “type” était le terme préféré de vocabulaire de mon cocher.

A peine nous étions‑nous éloignés d'une dizaine de verstes que Nikifor, brusquement, arrêta son attelage.

“Nous avons à faire un détour ici... pas plus de cinq verstes, nous passerons par le camp. J'ai une pelisse de dessus à y prendre. Je ne peux pas voyager avec une simple pelisse de dessous. Je gèlerais. J'ai un billet de Nikita Serapionytch, au sujet de la pelisse. ”

Je me sentis complètement démonté par cette absurde proposition. Quelle idée d'aller dans un camp d'Ostiaks à dix verstes de Berezov. A certaines réponses évasives de Nikifor, je compris qu'il aurait dû aller chercher sa pelisse la veille, mais qu'il avait bu sans désemparer durant ces deux derniers jours.

“Non, lui dis‑je résolument, nous n'irons pas chercher votre pelisse. Le diable vous emporte ! Il fallait y songer avant. Si vous avez froid, vous mettrez ma fourrure sous la vôtre, je suis assis dessus en ce moment. Et quand nous arriverons, je vous ferai cadeau du touloupe que je porte : il vaut mieux que n'importe quelle pelisse.

– Eh bien, c'est bon, répondit Nikifor d'un ton conciliant. Que ferions‑nous d'une pelisse de dessus ? Nous ne gèlerons pas. Go‑go ! cria‑t‑il, s'adressant à ses bêtes. Ces taureaux‑là n'ont pas besoin de coups de bâton. Go‑go ! ”

Mais l'entrain de Nikifor tomba bientôt. L'eau‑de‑vie produisait son effet. Il perdit toute énergie, il oscillait de droite à gauche sur son siège et s'endormait de plus en plus. Plusieurs fois, je le réveillai. Il se secouait, donnait aux rennes un coup de sa longue perche et marmonnait : “C'est bon, ces taureaux-là marcheront bien tout seuls. ” Et il se rendormait. Les rennes allaient presque au pas, et mes cris seuls les faisaient encore un peu marcher. Deux heures s'écoulèrent ainsi. Ensuite, je m'assoupis moi‑même et me réveillai quelques minutes plus tard, sentant que les rennes s'étaient arrêtés. Sous l'impression du sommeil, il me parut d'abord que tout était perdu.

“Nikifor ! ” criai‑je de toutes mes forces en le tirant par l'épaule.

En réponse, il marmonna quelques mots sans suite:

“Qu'est‑ce que je peux faire ?... Je n'y peux rien... J'ai envie de dormir... ”

Mes affaires se gâtaient vraiment. Nous n'étions guère à plus de trente ou quarante verstes de Berezov. Un arrêt à une si courte distance n'entrait pas du tout dans mes plans. Je vis que les choses prenaient une vilaine allure et je décidai de “prendre des mesures”.

“ Nikifor, criai‑je, en arrachant le capuchon qui couvrait sa tête d'ivrogne et l'exposant ainsi au froid, si vous ne vous tenez pas comme il faut à votre place et vous ne faites pas partir nos bêtes, je vous jette dans la neige et je m'en vais seul. ”

Nikifor revint un peu à lui : je ne sais si c'était le froid ou mes paroles. En dormant, il avait laissé tomber sa gaule. Trébuchant et se grattant, il fouilla dans le traîneau, en tira une hache, abattit sur le bord de la route un jeune pin et le débarrassa de ses branches. La gaule était prête et nous repartîmes. Je résolus de surveiller sévèrement mon cocher.

“ Comprenez‑vous ce dont il s'agit ? lui demandai‑je du ton le plus imposant que je pus prendre. Trêve de plaisanterie. Si l'on nous rattrape, pensez‑vous qu'on nous fasse des compliments?

– Est‑ce que je ne comprends pas ? répondit Nikifor qui, décidément, revenait à lui. Comment donc ! Seulement notre troisième taureau est un peu faible. Le premier est bon, on ne peut pas trouver mieux. Et le deuxième n'est pas mauvais. Mais le troisième, à dire vrai, ne vaut rien du tout. ”

Vers l'aube, le froid devint beaucoup plus piquant. Par‑dessus mon touloupe, je revêtis mon gouss, et m'en trouvai mieux. Mais pour Nikifor la situation se gâtait de plus en plus. Son ivresse se dissipait, le froid le pénétrait, le malheureux grelottait.

“Prenez ma fourrure, lui dis‑je.

– Non, il est trop tard maintenant : il faut d'abord que je me réchauffe moi‑même, pour chauffer ma pelisse. ”

Après une heure de route, nous aperçûmes des iourtas – trois ou quatre misérables masures faites de poutres.

“Je vais y entrer cinq minutes, pour demander la route et me réchauffer. ”

Cinq minutes se passent, puis dix, puis quinze. Une créature inconnue s'approche du traîneau : emmitouflée, elle s'arrête, regarde et s'en va. L'aube, déjà, éclairait faiblement, et le bois, avec les pitoyables demeures qui se dressaient là, prenait à mes yeux je ne sais quel éclat sinistre.

“Par quoi tout cela finira‑t‑il ? me disais‑je. Irai‑je loin avec cet ivrogne ? Si nous avançons de cette manière, il sera facile de nous rattraper. En buvant, Nikifor peut bavarder et dire tout à un passant ; qu'on rapporte la chose à Berezov et tout est perdu. En supposant même qu'on ne nous rattrape pas, on préviendra par télégraphe toutes les stations de la petite ligne... Est-­ce la peine de continuer ? ” Le doute m'envahissait...

Une demi‑heure s'était passée. Nikifor ne revenait pas. Il fallait donc aller le chercher, et je n'avais même pas remarqué dans quelle habitation il avait disparu. Je m'approchai de la première, non loin de la route, et regardai par la fenêtre. Dans un coin, le foyer flambait d'un feu clair. Il y avait sur le plancher une marmite d'où sortait de la vapeur. Sur des planches servant de couchettes, un groupe était assis au milieu duquel... Nikifor, tenant une bouteille à la main. De toutes mes forces, je tambourinai à la fenêtre et contre le mur. Un instant après parut Nikifor. Il portait ma pelisse qui, par‑dessous, dépassait la sienne.

“En route ! lui criai‑je d'une voix menaçante.

– Tout de suite, tout de suite, répondit‑il humblement. Ce n'est rien, je me suis réchauffé, partons maintenant. Nous marcherons si bien dans la nuit que personne ne nous verra. Seulement, le troisième taureau n'est pas fameux. Il faudrait le dételer et le laisser là. ”

Nous partîmes.

Il était déjà cinq heures. La lune s'était levée depuis longtemps et éclairait d'une vive lumière, le froid était plus vif, on sentait, dans l'air, l'annonce du matin. Par‑dessus mon touloupe en peau de mouton, j'avais revêtu une pelisse de peau de renne qui me tenait chaud. Dans l'attitude de Nikifor, je voyais de l'assurance et de l'entrain, les rennes couraient d'une excellente allure et je somnolais tranquillement. De temps en temps je me réveillais et j'apercevais toujours le même tableau. Nous passions par des endroits probablement marécageux en été, presque entièrement dénudés ; quelques pins chétifs, quelques petits bouleaux se dressaient sur la neige ; la route s'allongeait en ligne sinueuse, étroite, à peine visible. Les rennes avançaient d'une course infatigable et régulière, comme des automates, et leur forte respiration rappelait le bruit d'un petit moteur. Nikifor avait rejeté son blanc capuchon et restait tête nue. De blancs poils de renne se mêlaient à sa chevelure ébouriffée qui semblait couverte de givre. “Nous allons, nous allons”, me dis dis‑je, et je sentais dans ma poitrine un flux de joie qui me réchauffait. “Ils ne s'apercevront pas de ma fuite, peut‑être, pendant un jour ou deux... Et nous allons, nous marchons... ” Et je me rendormais.

Vers neuf heures du matin, Nikifor arrêta l'attelage. Presque au bord de la route se trouvait une tente, ou plutôt une grande cabane faite de peaux de renne, en forme de cône épointé. A côté de cette habitation, il y avait des traîneaux attelés de rennes, du bois coupé ; à un corde étaient suspendues des peaux fraîchement prélevées ; sur la neige, une tête de renne écorchée, à large ramure ; deux enfants, vêtus de fourrures, s'amusaient avec des chiens.

“D'où vient cette tente ? dit Nikifor étonné. Je pensais que nous n’en verrions pas une jusqu'aux iourtas de Vyjpourtym. ”

Il alla aux renseignements ; il se trouva que nous étions en présence d'Ostiaks dont le centre était à deux cents verstes de là : ils chassaient l'écureuil. J'apportai notre vaisselle et nos provisions et nous entrâmes dans la tente par une étroite ouverture fermée d'une peau, pour y déjeuner et y prendre le thé.

“Païssi (salut), dit Nikifor en ostiak.

– Païssi, païssi, païssi ! ” lui répondit‑on de divers côtés.

Le sol était couvert de fourrures entassées, dans lesquelles remuaient des créatures humaines. Il y avait eu beuverie la veille, et les gens revenaient de leur ivresse. Au milieu de ce gîte un bûcher flambait et la fumée sortait librement par un large orifice au sommet de la tente. Nous suspendîmes nos bouilloires et jetâmes du bois sur le bûcher. Nikifor, qui parlait couramment l'ostiak, s'entretenait avec les maîtres du logis. Une femme se leva, gardant dans ses bras un nourrisson qu'elle venait d'allaiter, et, sans cacher sa poitrine, s'approcha du bûcher. Elle était laide comme la mort. Je lui donnai un bonbon. Aussitôt deux autres figures se dressèrent et s'avancèrent vers nous.

“ Ils demandent de l'eau‑de‑vie ”, me dit Nikifor, traduisant leurs paroles.

Je leur donnai de l'esprit‑de‑vin, un infernal alcool à 95°. Ils en burent, grimaçant et crachant sur le sol. La femme aux seins nus en but aussi sa part.

“Le vieux en veut encore, me dit Nikifor en tendant un deuxième petit verre à un Ostiak chauve dont les joues rouges étaient luisantes et pelées. J'ai engagé ce vieux, m'expliqua Nikifor, pour quatre roubles, jusqu'aux iourtas de Chomine. Il ira de l'avant avec trois rennes et nous tracera la route ; nos bêtes, derrière son traîneau, courront plus gaiement. ”

Nous bûmes du thé, nous mangeâmes ; au moment des adieux, j'offris à nos hôtes quelques cigarettes. Ensuite, nous plaçâmes notre bagage sur le traîneau du vieux, nous nous installâmes dans nos véhicules et nous partîmes. Un clair soleil s'était levé, la route traversait une forêt, il y avait de la lumière et de la joie dans l'air. En avant, l'Ostiak avançait, traîné par trois femelles blanches en gestation. Le vieux tenait une gaule extrêmement longue, terminée au sommet par une petite pointe de corne et munie, à l'autre bout, d'un morceau de fer ; Nikifor lui aussi s'était armé d'un bâton neuf. Les femelles entraînaient rapidement le léger véhicule de l'Ostiak, et nos mâles, reprenant courage, les suivaient de près.

“ Pourquoi le vieux ne se couvre‑t‑il pas la tête ? demandai‑je à Nikifor, en observant, étonné, que la tête chauve de l'Ostial, restait exposée au gel.

– L'ivresse passe plus vite ”, m'expliqua Nikifor.

En effet, au bout d'une demi‑heure, le vieux arrêta son attelage et s'approcha de nous, demandant de l'esprit‑de‑vin.

“Il faut régaler le bonhomme, déclara Nikifor qui, en même temps, se régalait lui‑même. Vous avez vu, ses bêtes étaient déjà attelées.

– Et alors ?

– Il voulait aller chercher de l'eau‑de‑vie à Berezov. J'ai eu, peur qu'il ne dise, là‑bas, un mot de trop... Alors, je l'ai engagé. De cette façon, c'est plus sûr. Maintenant, quand pourra‑t‑il, aller à la ville ? Dans deux jours. Moi, je n'ai pas peur. Qu'est‑ce qu'on peut me dire ? On me demandera : “Tu l'as conduit ? ” Est‑ce que je peux savoir qui j'ai conduit ? “Toi, dirai‑je, tu es de la police, moi je suis cocher. Tu reçois un traitement ? C'est ton affaire de veiller. Mon affaire à moi, c'est de conduire. ” Est‑ce juste?

– Très juste ! ”

C'est aujourd'hui le 19 février. Demain doit s'ouvrir la Douma d'Etat. L'amnistie ! “Le premier devoir de la Douma d'Etat sera de proclamer l'amnistie. ” C'est possible... Mais mieux vaut attendre cette amnistie un peu plus à l'ouest. “C'est plus sûr”, comme dit Nikifor.

Comme nous venions de dépasser les iourtas de Vyjpourtym, nous trouvâmes sur la route un sac qui devait contenir, selon toute apparence, du pain. Il pesait plus d'un poud. Malgré mes protestations énergiques, Nikifor mit le sac dans notre traîneau. Je profitai de l'assoupissement de cet ivrogne pour rejeter la trouvaille sur le chemin ; c'était une charge de trop pour nos bêtes.

Quand Nikifor se réveilla, il ne trouva ni le sac, ni la gaule qu'il avait prise dans la tente du vieux.

Les rennes sont des animaux extraordinaires : ils ne connaissent ni faim ni fatigue. Les nôtres n'avaient pas mangé depuis la veille de notre départ, et nous avancions depuis vingt‑quatre heures sans les avoir nourris. Nikifor m'expliqua qu'ils commençaient seulement à bien marcher. Ils courent d'une allure égale, inlassable, faisant de huit à dix verstes à l'heure. Toutes les dix ou quinze verstes, on s'arrête deux ou trois minutes pour permettre aux animaux de souffler ; puis on repart. Une course de cette longueur s'appelle un “trajet de rennes”, et, comme on ne mesure pas ici les verstes, c'est par le nombre de trajets qu'on calcule les distances. Cinq “trajets” équivalent à soixante ou soixante‑dix verstes.

Aux iourtas de Chomine, nous devions quitter le vieil Ostiak nous aurions alors, derrière nous, au moins dix “trajets”. C'était déjà une belle distance.

Vers neuf heures du soir, comme le crépuscule tombait, quelques traîneaux vinrent pour la première fois à notre rencontre. Nikifor essaya de leur céder le passage sans s'arrêter. Mais la manœuvre était difficile : la route était si étroite qu'il suffisait de s'en écarter un peu pour que les rennes enfonçassent aussitôt dans la neige jusqu'au ventre. Les traîneaux s'arrêtèrent. Un des cochers s'approcha de nous, avança son visage jusqu'à celui de Nikifor et le nomma par son nom:

“Qui conduis‑tu ? Tu vas loin?

– Pas loin... , répondit Nikifor, c'est un marchand d'Obdorsk. ”

Cette rencontre l'inquiéta.

“C'est le diable qui nous l'envoie ! Voilà cinq ans que nous ne nous sommes pas vus, et il m'a reconnu, le diable l'emporte ! Ce sont des Zirianes qui habitent à cent verstes d'ici, ils vont chercher des marchandises et de l'eau‑de‑vie à Berezov. Ils seront en ville demain à la nuit.

– Moi, ça m'est égal, dis‑je, on ne nous rattrapera pas. Mais, vous, si vous alliez avoir une affaire quand vous reviendrez.

– Quelle affaire ? Je dirai : “Mon affaire est de conduire, je suis cocher. Qui je mène, un marchand ou un “politique”, ça ne se lit pas sur le front. Toi, tu es de la police, tu n'as qu'à regarder ! Moi, je suis cocher, je mène les gens. ” C'est juste?

– Parfaitement juste ! ”

La nuit vint, une nuit de profondes ténèbres. La lune, à cette époque, ne se lève que vers le matin. Malgré l'obscurité, les rennes gardaient sans broncher le bon chemin. Nous ne rencontrions personne. Cependant, vers une heure du matin, nous entrâmes tout à coup dans un cercle de lumière vive et nous nous arrêtâmes. Devant un bûcher qui flambait sur le bord de la route, deux personnages étaient assis, l'un grand, l'autre petit. De l'eau bouillait dans une marmite, et le petit Ostiak râpait sur son gant des morceaux de thé pressé[23] qu'il jetait dans l'eau.

Nous nous approchâmes du bûcher et notre traîneau avec l'attelage nous fut aussitôt caché par les ténèbres. Les sons incompréhensibles de l'idiome étranger frappèrent mes oreilles. Nikifor emprunta la tasse du garçon et, recueillant dans cet ustensile un peu de neige, la fit tremper un instant dans l'eau bouillante ; puis il recommença l'opération. Il semblait préparer une mystérieuse boisson sur ce bûcher perdu dans les profondeurs de la nuit et du désert. Puis, lentement, avidement, il but.

Nos rennes commençaient à se sentir fatigués. A chaque arrêt ils se couchaient l'un près de l'autre et avalaient de la neige.

Vers deux heures du matin, nous arrivâmes aux iourtas de Chomine. Nous décidâmes d'accorder un repos à nos bêtes et de les nourrir. Les iourtas de cet endroit ne sont pas des tentes nomades ; ce sont de véritables habitations faites de poutres. Elles diffèrent cependant beaucoup de celles que nous avions rencontrées sur la route de Tobolsk. Là‑bas, les iourtas étaient de véritables isbas, séparées en deux moitiés par une cloison ; on y voyait un poêle russe, un samovar, des chaises, tout cela en plus mauvais état et plus sale que dans les isbas de nos moujiks sibériens. Ici, l'on ne trouvait qu'une “ chambre ”, un âtre primitif au lieu de poêle ; pas de meubles ; une entrée fort basse, un glaçon servant de carreau à la fenêtre. Néanmoins, je me sentis fort à l'aise quand je me fus débarrassé des pelisses dont j'étais couvert ; une vieille Ostiaque les suspendit devant le feu pour les sécher. Il y avait bientôt vingt‑quatre heures que je n'avais pas mangé.

Quel plaisir de s'asseoir sur une couchette de planches couvertes de peaux de renne, de manger du veau froid, du pain à demi dégelé et d'attendre le thé. Je bus un petit verre de cognac, la tête me bourdonnait un peu, et j'éprouvais la sensation d'être arrivé au but de mon voyage... Un jeune Ostiak, dont les cheveux nattés étaient entrelacés de bandes de drap rouge, se leva de la couchette pour aller nourrir les rennes.

“ Que va‑t‑il leur donner ? demandai‑je.

– De la mousse. Il n'a qu'à les conduire à un endroit où il y en a ; les bêtes fouilleront la neige et la trouveront. Elles creuseront un trou, s'y coucheront et mangeront à leur aise. Les rennes ne sont pas difficiles.

– Ne mangent‑ils pas du pain ?

– Non, rien que de la mousse, à moins qu'on ne les ait habitués dès le début à manger autre chose, du pain par exemple ; mais c'est bien rare. ”

La vieille jeta du bois dans le foyer, puis réveilla une jeune Ostiaque. Celle‑ci, voilant son visage devant moi, sortit, sans doute pour aider son mari, le jeune gars que Nikifor venait d'engager pour deux roubles à nous accompagner jusqu'à Oourvi. Les Ostiaks sont extrêmement paresseux et ce sont les femmes, chez eux, qui exécutent tous les travaux. Et cela non seulement dans le ménage : il n'est pas rare de rencontrer une Ostiaque à la chasse, le fusil en main, poursuivant l'écureuil et la zibeline. Un garde forestier de Tobolsk m'a raconté des choses étonnantes sur la paresse des Ostiaks et sur leur manière de traiter les femmes. Il avait eu l'occasion plusieurs fois d'explorer des endroits sauvages dans le district de Tobolsk : ces endroits‑là, dans la langue du pays, s'appellent des “brumes”. Il prenait pour guides des Ostiaks à raison de trois roubles par jour. Et chaque jeune Ostiak se faisait accompagner dans les “brumes” par sa femme, ; les veufs ou célibataires emmenaient leur mère ou leur sœur. La femme portait tous les ustensiles et provisions de route : le sac, la hache, la marmite. L'homme n'avait que son coutelas à la ceinture. Quand on s'arrêtait pour se reposer, la femme nettoyait la place, prenait des mains de son mari la ceinture qu'il ôtait pour se mettre plus à l'aise, elle allumait le bûcher et préparait le thé. L'homme s'asseyait et, en attendant, fumait sa pipe...

Le thé était prêt et j'approchai avidement mes lèvres de la tasse. Mais l'eau exhalait une insupportable odeur de poisson. Je versai dans la tasse deux cuillerées d'essence de canneberge ; il n'en fallut pas moins pour me cacher le mauvais goût.

“ Et vous, vous ne sentez rien ? demandai‑je à Nikifor.

– Le poisson ne nous effraie pas, nous le mangeons même cru quand il sort du filet et qu'il frétille encore ; il n'y a pas meilleur. ”

La jeune femme revint, se couvrant encore la moitié du visage ; s'arrêtant devant le foyer, elle remit en ordre son vêtement avec un divin sans‑gêne. Son mari la suivait de près et me proposa, par l'intermédiaire de Nikifor, de lui acheter de la fourrure brute, cinquante peaux d'écureuil.

“ J'ai dit que vous étiez un marchand d'Obdorsk ; voilà pourquoi il vous propose de l'écureuil, m'expliqua Nikifor.

– Dites‑lui que je viendrai le voir quand je repasserai. Ça m'embarrasserait d'emporter les peaux maintenant. ”

Nous prîmes le thé, nous fumâmes, et Nikifor se coucha sur les planches pour faire un somme en attendant que les rennes eussent mangé. J'avais, moi aussi, une effroyable envie de dormir, mais je craignais de ne pas me réveiller avant le matin ; je m'assis donc avec un carnet et un crayon devant le feu et je résumai les impressions de mon premier jour de voyage. Comme tout allait bien ! Comme tout s'arrangeait simplement ! Trop simplement même!... A quatre heures du matin, je réveillai les cochers et nous quittâmes les iourtas de Chomine.

“Chez les Ostiaks, les femmes et les hommes portent des nattes, avec des rubans et des anneaux ; ils ne tressent pas leurs cheveux, sans doute, plus d'une fois par an?

– Leurs nattes ? répondit Nikifor. Si, ils les tressent souvent. Quand ils sont ivres, c'est toujours par la natte qu'ils se tirent les cheveux. Ils boivent, ils boivent, puis ils se prennent l'un l'autre à la tête. Alors, le plus faible dit : “Lâche‑moi ! , L'autre lâche. Et ils se remettent à boire. Ils n'ont pas besoin de se fâcher : ils n'ont pas le cœur à ça. ”

Non loin des iourtas de Chomine, nous descendîmes sur la Sosva. La route suit tantôt la rivière, tantôt la forêt. Un vent violent, pénétrant, souffle et c'est avec peine que je trace des notes sur mon carnet. Nous avançons en lieu découvert : entre un bois de bouleaux et le lit de la rivière. La route est tuante. Le vent efface aussitôt, sous nos yeux, le sillage étroit de nos traîneaux. L'un des rennes perd à chaque instant la voie. Il enfonce dans la neige jusqu'au ventre et plus profondément encore, bondit désespérément, remonte sur la route, pousse le limonier et rejette le conducteur hors du chemin. Sur la rivière et sur le marais gelé, on avance au pas. Pour comble de malheur, le conducteur – le “taureau” qui n'a pas son pareil – se met à boiter. Traînant la jambe gauche de derrière, il continue honnêtement à courir sur la route affreuse ; mais il baisse la tête, il tire la langue jusqu'au sol et lampe de la neige en courant, à quoi l'on reconnaît bien qu'il donne un suprême effort. Tout à coup, la route s'enfonce entre deux murailles de neige d'un mètre de haut. Les rennes se serrent dans l'étroit passage et l'on dirait que ceux qui marchent de côté portent le limonier. Je remarque que le conducteur a la jambe de devant en sang.

“Je suis un peu soigneur de bêtes, m'explique Nikifor ; je lui ai fait une saignée pendant que vous dormiez. ”

Il arrête l'attelage, tire un coutelas de sa ceinture, s'approche de l'animal malade et, prenant le couteau entre ses dents, tâte longtemps la jambe ensanglantée. “Je ne comprends rien à cette histoire”, déclare‑t‑il, étonné, et, de son coutelas, il gratte la jambe au‑dessus du sabot. Pendant l'opération, l'animal restait couché, serrant les pattes, ne se plaignant pas ; puis il léchait le sang qui coulait de sa jambe, il le léchait tristement. Des taches rouges, bien visibles sur la neige, marquaient l'endroit où nous nous étions arrêtés. J'insistai pour qu'on attelât à mon traîneau les rennes de l'Ostiak et pour que les nôtres fussent mis au traîneau léger. On attacha derrière ce véhicule le pauvre conducteur boiteux. Nous avions quitté Chomine depuis cinq heures environ ; il nous en restait autant à faire jusqu'à Oourvi ; là seulement nous pourrions prendre un nouvel attelage chez un riche Ostiak, nommé Simon Pantuï. Consentirait‑il, cependant, à nous donner des rennes pour un long voyage ? Je discutai là‑dessus avec Nikifor.

“Allons‑nous être obligés, lui disais‑je, d'acheter deux attelages ?

– Eh bien quoi ? répondait Nikifor d'un air de défi, nous les achèterons ! ”

Ma manière de voyager produisait sur lui une impression dans le genre de celle que je ressentis jadis en lisant les aventures de Phileas Fog. Si vous vous rappelez, l'Anglais achetait des éléphants, achetait des navires à vapeur et, quand il manquait de combustible, jetait tous les bois du bâtiment dans le foyer. Quand il s'agit de nouvelles difficultés et de dépenses, Nikifor, surtout ivre, et il l'est presque toujours, se sent inspiré. Il s'identifie complètement à moi, cligne de l'œil malicieusement et me dit:

“ La route, pour nous, n'est qu'une affaire de kopecks. Et ça nous est égal, nous crachons là‑dessus. Nous ne regrettons pas l'argent. Les taureaux ? Si un taureau tombe, nous en achèterons un autre. Ce n'est pas moi qui vais chicaner là-dessus tant que les taureaux peuvent aller, nous marchons. Go‑go ! L'important, c'est d'arriver à destination... Pas vrai ?

– Parfaitement juste !

– Si Nikifor ne réussit pas à vous mener, personne n'y réussira. Mon oncle Michel Ossipovitch – un bon moujik ! me dit : “Nikifor, tu vas mener ce type ? Mène‑le. Prends six rennes de mon troupeau et mène‑le. Prends‑les pour rien, je te les donne. ” Et le caporal Souslikov me dit : “Tu le mènes ? Tiens, voilà cinq roubles. ”

– Pourquoi cela ? demandai‑je à Nikifor.

– Pour que je vous mène.

– Pour cela, vraiment ? Qu'est‑ce que cela peut lui faire?

– Pour cela, je vous le jure ! Il aime nos frères, il se met devant eux pour les défendre, comme un mur. Parce que, entre nous soit dit, pour qui donc souffrez‑vous ? Pour le monde, pour les pauvres. “Tiens, qu'il dit, Nikifor, voilà cinq roubles, mène‑le, je te bénis. Mène‑le, qu'il dit, quand bien même je devrais en répondre. ”

La route pénètre en forêt et devient aussitôt meilleure : les arbres la protègent contre les bourrasques de neige. Le soleil est déjà haut dans le ciel, tout est calme dans le sous‑bois et j'ai si chaud que je me débarrasse de mon gouss et ne garde que mon touloupe. L'Ostiak de Chomine, traîné par nos rennes, se laisse à chaque instant distancer et nous sommes obligés de l'attendre. De toutes parts, des pins nous entourent : énormes arbres, dépourvus de branches jusqu'au sommet, d'un jaune clair, droits comme des cierges. On dirait que nous traversons un merveilleux parc d'autrefois. Le silence est absolu. De temps en temps seulement, un couple de perdrix blanches, qu'il est difficile de distinguer sur la neige, se lèvent, s'envolent, s'enfoncent dans le bois. Brusquement, nous arrivons à la limite des pins, la route descend en pente escarpée vers la rivière, notre traîneau se renverse, nous le rétablissons sur la voie, nous repartons, nous traversons la Sosva et, de nouveau, nous avançons en lieu découvert. De loin en loin, de petits bouleaux se dressent sur la neige. Sans doute est‑ce un marais.

“Combien de verstes avons‑nous fait ? demandai‑je à Nikifor

– Trois cents, je pense. Mais comment le savoir ? Qui donc a pu mesurer les verstes de ce côté‑ci ? L'archange saint Michel, personne d'autre... Il y a longtemps qu'on a dit de nos chemins : “La vieille voulait le mesurer avec son bâton, mais elle y a renoncé. ” Enfin, ce n'est rien. Dans trois jours, nous serons aux fonderies, pourvu que le temps se maintienne. Sans quoi, il arrive des fois une de ces tempêtes, je ne vous dis que ça… Un jour, j'ai été surpris par le bourane : en trois jours, je n'ai fait que cinq verstes... Dieu nous préserve ! ”

Mais voici les Petits Oourvi : ce sont trois ou quatre iourtas misérables, une seule est habitée. Il y a vingt ans, elles étaient toutes peuplées sans doute. Les Ostiaks disparaissent avec une rapidité effrayante. Dix verstes plus loin, nous arriverons aux Grands Oourvi. Trouverons‑nous Simon Pantuï ? Nous donnera-t‑il des rennes ? Il est absolument impossible de continuer avec les nôtres...

Déconvenue ! A Oourvi, nous ne trouvons pas les moujiks : ils doivent garder leur troupeau sous la tente, à une distance de deux “trajets”. Nous serons obligés de revenir sur nos pas pendant quelques verstes et ensuite de faire un crochet. Si nous nous étions arrêtés aux Petits Oourvi, si nous nous étions renseignés, nous eussions économisé plusieurs heures. Dans un état d'âme tout proche du désespoir, j'attends, tandis que les femmes cherchent un renne qui puisse remplacer notre conducteur boiteux. Comme partout ailleurs, les femmes d'Oourvi sont à peu près ivres et, lorsque je découvre nos provisions, elles me demandent de l'eau‑de‑vie. Je m'entretiens avec elles par l'intermédiaire de Nikifor qui parle, aussi facilement que le russe, le ziriane et les deux dialectes ostiaks, celui “de la haute rivière” et celui “du bas”, qui se ressemblent fort peu. Les Ostiaks d'ici ne savent pas un mot de russe. Cependant il faut remarquer que tous les jurons russes sont entrés, tels quels, dans leur langue et qu'avec la vodka de l'Etat, ils constituent l'apport le plus tangible de notre action civilisatrice. Au milieu des termes confus de l'idiome ostiak, dans un lieu où personne ne sait dire bonjour en russe, retentit tout à coup très nettement un de ces mots incongrus qui font la gloire de notre langue nationale ; l'Ostiak le prononce sans aucun accent, avec une parfaite netteté.

De temps en temps, j'offre à nos hôtes, hommes et femmes, des cigarettes. Ils fument mon tabac avec une déférence nuancée de dédain. Ces gosiers brûlés par l'alcool ne sont nullement sensibles au faible goût de mes cigarettes. Nikifor lui‑même, qui, en général, respecte les produits de la civilisation, reconnaît que mes cigarettes me méritent pas de compliment. “Le cheval ne veut pas de cette avoine”, explique‑t‑il.

Nous nous dirigeons vers le camp. Quel désert ! Quel pays sauvage ! Nos rennes cherchent leur chemin dans des monts de neige, s'embarrassent au milieu des arbres, dans des halliers primitifs, et je me demande comment le cocher peut reconnaître sa route. Il possède un instinct, comme les rennes qui, de manière étonnante, détournent la tête pour ne pas accrocher leurs bois aux branches des pins et des sapins. Le nouveau conducteur qu'on nous a donné à Oourvi porte une immense ramure d'au moins un mètre de largeur. Le chemin est à chaque instant barré par des branches et l'on croirait que l'animal va s'y trouver pris. Mais à la dernière seconde il détourne légèrement la tête, et pas une aiguille de la branche n'est touchée. Longtemps j'observai cette manœuvre et elle me paraissait infiniment mystérieuse comme semblent toujours les manifestations de l'instinct à l'homme qui veut raisonner.

Nouvelle déconvenue ! Le vieux patron est parti avec son ouvrier pour le campement d'été où il a laissé une partie de son troupeau. On l'attend d'une heure à l'autre, mais on ne sait pas exactement quand il reviendra. En son absence, son fils, un jeune gars dont la lèvre supérieure a un bec de lièvre, n'ose prendre sur lui de conclure le marché. Nous sommes obligés d'attendre. Nikifor lâche notre attelage en liberté, à la recherche de la mousse qui sera sa pitance. Pour que nos bêtes ne se confondent pas avec celles du troupeau, il trace ses initiales dans le poil, sur le dos des deux mâles, avec la pointe de son couteau. Ensuite, étant de loisir, il répare notre traîneau fort ébranlé par les chocs et les contre‑chocs. Le désespoir dans l'âme, je rôde dans les champs de neige environnants, puis j'entre dans la tente. Sur les genoux d'une jeune Ostiaque est assis un garçonnet de trois ou quatre ans, complètement nu ; la mère l'habille. Comment peuvent‑ils vivre avec des enfants, dans ces demeures rudimentaires, par quarante et cinquante degrés de froid ? “Pendant la nuit, ça va, m'explique Nikifor ; on s'enfonce dans les fourrures et on dort. J'ai, moi‑même, passé plus d'un hiver sous la tente. L'Ostiak, lui, se met tout nu pour la nuit, dans une malitza. On y dort bien. C'est le lever qui est désagréable. La buée de la respiration gèle sur le vêtement, elle est à couper avec la hache... Oui, le lever est ennuyeux. ”

La jeune Ostiaque enroule le garçonnet dans un pan de sa pelisse et lui donne le sein. On nourrit ainsi les enfants jusqu'à cinq ou six ans.

Je fais bouillir de l'eau sur le foyer. Pendant que j'avais le dos tourné, Nikifor a trouvé le temps de remplir sa paume (quelle paume, quelle main, Seigneur !) du thé de ma boîte, et de le verser dans la théière. Je n'ai pas le courage de lui faire une observation et je vais être obligé de boire un thé qui a passé par cette main... La paume de Nikifor s'est frottée à bien des choses, mais certainement pas à du savon depuis longtemps...

L'Ostiaque, après avoir nourri son garçon, le lave, l'essuie avec de fins copeaux, l'habille, puis le laisse sortir de la tente. La tendresse avec laquelle elle traite son enfant m'étonne beaucoup. Maintenant elle se met au travail : elle coud une pelisse en peau de renne avec des tendons séchés du même animal. Non seulement son ouvrage me paraît solide, mais il est vraiment élégant. La bordure tout entière s'orne d'un dessin fait de morceaux de fourrures blanches et sombres. Une bande d'étoffe rouge est glissée dans chaque couture. Ce sont toujours les femmes qui font les pelisses de toute la famille. Quel travail formidable!

Le fils aîné reste couché dans un coin de la tente : il est malade depuis trois ans. On lui procure comme on peut les médicaments qu'il absorbe en quantités énormes : il passe tout l'hiver sous la tente, autant dire à ciel ouvert. Le malade montre un visage d'une rare intelligence : c'est comme si la conscience de sa souffrance avait marqué ses traits... Je me rappelle que c'est précisément ici qu'est mort, le mois dernier, un jeune marchand de Berezov, qui était venu chercher de la fourrure. Il est resté plusieurs jours en proie à la fièvre, sans aucun secours.

Le vieux Pantuï que nous attendons possède un troupeau d'environ cinq cents rennes. Il est célèbre, dans toute la contrée, pour sa prospérité. Le renne, ici, est l'unique richesse : nourriture, vêtement et transport. Il y a quelques années, un renne coûtait de six à huit roubles ; le prix actuel est de dix à quinze. Nikifor explique ce renchérissement par des épizooties continuelles qui emportent des centaines de ces animaux.

Il fait de plus en plus sombre. Il est évident que personne ne voudra s'occuper, la nuit venue, de capturer des rennes dans le troupeau ; mais je ne veux pas encore abandonner ma dernière espérance… et j'attends le vieillard avec une impatience telle que je n'en ai peut‑être pas connu de pareille de toute ma longue vie.

... L'obscurité était complète quand le vieux maître apparut enfin avec son ouvrier. Il entra dans la tente gravement, nous salua et s'assit devant l'âtre. Son visage, intelligent et autoritaire, me frappa. Les cinq cents rennes qu'il possédait lui permettaient évidemment de se sentir souverain de la tête aux pieds.

Je poussai du coude Nikifor:

“ Parlez‑lui donc ! Pourquoi perdre du temps?

– Attendez, ce n'est pas encore le moment : il va souper. ”

L'ouvrier entra, un moujik de haute stature aux larges épaules, il nous dit bonjour d'une voix nasillarde, changea de bottes dans un coin, celles qu'il portait étant mouillées, et s'approcha du foyer. Quelle horrible physionomie ! Le nez avait complètement disparu de cette malheureuse face, la lèvre supérieure était tendue vers le haut, la bouche restait à moitié ouverte, montrant de puissantes dents blanches. Je me détournai, épouvanté.

“Peut‑être est‑il temps de leur offrir de l'esprit‑de‑vin ? demandai‑je à Nikifor dont je respectais l'autorité.

– C'est juste le moment ! ” répondit Nikifor.

J'allai chercher la bouteille. La bru du vieillard qui, à son arrivée, s'était voilé pour la première fois le visage, alluma au feu de l'âtre un copeau de bouleau et, s'en servant comme d'une chandelle, fouilla dans un coffre et en tira une timbale. Nikifor essuya cette tasse avec un pan de sa chemise et la remplit jusqu'au bord. La première portion fut offerte au vieux. Nikifor lui expliqua que c'était de l'esprit‑de‑vin. Celui‑ci inclina la tête d'un air grave et, sans un mot, avala d'une gorgée le contenu de la timbale, c'est‑à‑dire de l'alcool à 95° ; pas un muscle ne bougea sur son visage. Ensuite le cadet but aussi, celui dont la bouche était en bec de lièvre. Il se contraignit à avaler, fit une grimace pitoyable et, longtemps, cracha dans le feu. Ce fut le tour de l'ouvrier qui, ayant bu, se mit à dodeliner de la tête. Enfin, on offrit la timbale pleine au malade ; mais il ne put l'achever et rendit la tasse. Nikifor jeta ce qui y restait dans le feu pour montrer aux gens de quoi il les régalait : l'alcool s'alluma aussitôt d'une flamme claire.

– Taak (il est fort), dit tranquillement, en sa langue, le vieux.

– Taak, répéta le fils, en crachant un filet de salive.

– Saka taak (il est très fort)”, confirma l'ouvrier.

Nikifor en but à son tour et trouva même que l'alcool était trop fort. On délaya un peu avec du thé. Nikifor boucha du doigt la bouteille et la secoua en l'air. Tous burent encore une fois. Puis ils versèrent encore du thé dans la bouteille et burent encore. Enfin, Nikifor se mit en devoir d'exposer notre affaire.

“ Saka khoza, dit le vieux.

– Khoza, saka khoza, répétèrent‑ils tous en chœur.

– Qu'est‑ce qu'ils disent ? demandai‑je, impatient, à Nikifor.

– Ils disent : c'est très loin... Il demande trente roubles pour vous conduire jusqu'aux fonderies.

– Mais combien prendra‑t‑il jusqu'à Niaksimvoli ? ”

Nikifor marmonna quelques mots inintelligibles. Il était évidemment mécontent, mais je n'en compris la raison que plus tard. Cependant il s'adressa au vieux et me transmit sa réponse : jusqu'à Niaksimvoli, treize roubles ; jusqu'aux fonderies, trente.

“Et quand ira‑t‑on prendre les rennes ? Au point du jour. Il n'y a pas moyen tout de suite ? ”

Nikifor leur transmit ma question d'un air ironique. Tous éclatèrent de rire et hochèrent la tête en signe de dénégation. Je compris qu'il me faudrait passer la nuit dans ce lieu et je quittai la tente pour prendre l'air. Le temps était calme et doux. Je flânai pendant une demi‑heure sur le champ de neige et me couchai ensuite dans mon traîneau.

Enveloppé de mon touloupe et de ma pelisse, j'étais étendu, en quelque sorte, dans un antre de fourrures. Au‑dessus de la tente, un cercle de lumière était formé dans l'air par le feu de l'âtre qui achevait de se consumer. Alentour, le silence était total. Au firmament, les étoiles étaient suspendues, nettes et claires. Les arbres étaient immobiles. L'odeur de la peau de renne, humectée par ma respiration, me suffoquait un peu, mais la fourrure me réchauffait agréablement, la paix de cette nuit m'hypnotisait et je m'endormis avec la ferme résolution de mettre sur pied les gens dès l'aube et de partir le plus tôt possible. Combien de temps nous avions perdu ! C'était effrayant d'y penser!

Plusieurs fois je me réveillai, alarmé, mais les ténèbres m'entouraient. Un peu après quatre heures, comme une partie du ciel s'éclairait, j'entrai dans la tente, tâtai les corps, reconnus celui de Nikifor et le secouai. Il réveilla tous les habitants de la tente. La vie des forêts pendant des hivers de froid épouvantable a certainement son influence sur ces gens‑là : quand ils se réveillèrent, ils se mirent à tousser et à cracher si longtemps que je ne pus supporter ce spectacle et sortis à l'air frais. A l'entrée de la tente, un garçonnet de dix ans versait de sa bouche de l'eau sur ses mains crasseuses et se débarbouillait ainsi en étalant cette eau sur son visage sale ; quand il eut achevé cette opération, il s'essuya soigneusement avec une poignée de copeaux.

Bientôt l'ouvrier au nez rongé et le cadet au bec de lièvre partirent, montés sur des raquettes, avec des chiens, pour ramener le troupeau vers la tente. Mais une bonne demi‑heure s'écoula avant qu'un premier groupe de rennes ne sortît de la forêt.

“Maintenant, ils se sont mis en mouvement, m'expliqua Nikifor, tout le troupeau sera bientôt là. ”

Il en fut autrement. Il fallut encore deux heures pour rassembler un nombre assez considérable de bêtes. Elles rôdaient tranquillement autour de la tente, fouillaient du museau la neige, se rassemblaient en tas, se couchaient. Le soleil s'était déjà levé sur les bois et éclairait le champ de neige où la tente se dressait. Les silhouettes des rennes, grands et petits, à robe sombre ou blanche, pourvus ou non de ramure, se profilaient nettement sur le fond blanc. Merveilleux tableau qui me parut fantastique et que je n'oublierai jamais. Les rennes étaient gardés par des chiens. Un petit animal velu ne craignait pas de se jeter sur un groupe de cinquante têtes dès que les rennes s'éloignaient un peu de la tente, et ceux‑ci, pris d'une terreur folle, revenaient au galop sur le champ de neige.

Mais ce tableau même ne pouvait m'empêcher de songer au temps perdu. Ce 20 février – jour de l'ouverture de la Douma d'Etat – fut pour moi une journée malheureuse. J'attendis que le troupeau s'assemblât au complet avec une impatience fiévreuse. Il était déjà plus de neuf heures et je devais attendre encore. Nous avions perdu vingt‑quatre heures ; il était clair maintenant que nous ne pourrions pas partir avant onze heures ou midi. et il nous restait à faire, jusqu'à Oourvi, vingt ou trente verstes, par une route très mauvaise. Si les circonstances m'étaient défavorables, on pourrait me rattraper aujourd'hui. En supposant que la police se fût aperçue de mon évasion dès le lendemain, et qu'elle eût appris d'un des trop nombreux compagnons avec qui Nikifor vidait des bouteilles quel chemin il avait suivi, elle pouvait, dès la nuit du 19, organiser la poursuite. Nous ne nous étions éloignés que de trois cents verstes. C'est une distance que l'on peut couvrir en vingt‑quatre ou trente heures. Nous avions donc donné juste assez de temps à l'ennemi pour qu'il nous rattrapât. Ma mésaventure pouvait devenir fatale.

J'exprimai mon vif mécontentement à Nikifor. Ne lui avais‑je pas dit la veille qu'il fallait envoyer chercher immédiatement le vieillard et non l'attendre. On aurait pu lui donner quelques roubles de plus, à condition de partir le soir même. Bien entendu, si j'avais pu m'exprimer en ostiak, j'aurais arrangé cela. Mais je voyageais avec Nikifor précisément parce que je ne savais pas l'ostiak, etc.

Nikifor, maussade, regardait droit devant lui, se détournant de moi.

“Qu'est‑ce qu'on peut faire avec lui, puisqu'il ne veut pas. Les rennes de son troupeau sont bien nourris, bien choyés ; on ne peut pas les capturer la nuit. Mais, ce n'est rien, ajouta‑t‑il brusquement en se tournant vers moi, nous arriverons!

– Nous arriverons?

– Nous arriverons ! ”

Il me sembla tout à coup qu'en effet ce n'était rien, que nous arriverions. D'autant plus que la clairière tout entière se couvrait maintenant de rennes et que les Ostiaks reparaissaient sur leur raquettes, sortant de la forêt.

“ On va attraper les rennes tout de suite ”, dit Nikifor.

Je vois que les Ostiaks prennent en main le lasso. Le vieux maître, avec des gestes lents, rassemble la corde et le nœud coulant dans sa main gauche. Puis tous crient, s'interpellent. C'est sans doute pour régler le plan d'action et choisir la première victime. Nikifor, lui aussi, est du complot. Il fait lever un groupe de rennes et les pousse dans l'espace qui s'étend entre le vieillard et son fils. L'ouvrier se tient plus loin. Les rennes effrayés s'élancent en masse compacte. C'est une rivière de têtes et de ramures. Les Ostiaks suivent d'un œil attentif point dans ce torrent. Premier coup ! Le vieillard a envoyé son lasso et secoue la tête d'un air mécontent. Autre coup ! Le jeune Ostiak l'a manqué, lui aussi. Mais l'homme camard, qui se tient dans un endroit découvert, au milieu des bêtes, m'inspire soudain du respect par son air d'instinctive assurance : il envoie son lasso, et au mouvement de son bras, on voit bien qu’il ne manquera pas son coup. Les rennes font un écart pour échapper à la corde, mais un grand mâle blanc qui porte une bûche attachée au cou fait deux ou trois bonds, s'arrête et tourne sur place : le nœud le tient par l'encolure et par les bois.

Nikifor m'explique qu'on vient de saisir le plus malin de ce animaux, qui met toujours du trouble dans le troupeau et l'emmène au moment où l'on a besoin des bêtes. Maintenant, il ne reste plus qu'à attacher ce mutin et l'affaire ira toute seule.

Les Ostiaks rassemblent de nouveau leurs lassos en les enroulant à leur bras gauche. Puis ils s'interpellent par des cris et s'entendent pour agir. L'entraînement désintéressé de la chasse s'est emparé de moi. Nikifor me montre une large femelle au courts andouillers que l'on veut attraper, et je prends part moi même aux opérations. De deux côtés nous poussons le groupe de rennes vers l'endroit où les attendent trois lassos. Mais la femelle se doute probablement de ce qui l'attend. Elle fait un brusque écart et disparaîtrait dans la forêt, si les chiens ne la ramenaient. La manœuvre d'enveloppement recommence. Le vainqueur est, cette fois encore, l'ouvrier, qui a su saisir, au moment favorable, la bête rusée.

“C'est une femelle stérile, m'explique Nikifor. Aussi est‑elle très forte au travail. ”

La chasse devenait intéressante, bien qu'elle durât un peu longtemps. Après la femelle, deux lassos saisirent d'un même coup un énorme renne qui, vraiment, ressemblait à un taureau. Il y eut ensuite une interruption : un groupe dont on avait besoin s'échappa du cercle et s'enfuit dans la forêt. L'ouvrier et le fils cadet repartirent sur leurs raquettes et nous les attendîmes environ une demi‑heure. Vers la fin, la chasse donna de meilleurs résultats et, en s'y mettant tous, on attrapa treize rennes pour la route, dont sept nous étaient destinés, à Nikifor et à moi, et six aux patrons. Vers onze heures, nous partîmes enfin, avec quatre attelages de trois bêtes, nous dirigeant vers Oourvi. L'ouvrier devait nous accompagner jusqu'au fonderies. Un septième renne courait, attaché derrière son traîneau, formant réserve.

Le “taureau” boiteux que nous avions laissé dans les iourtas d'Oourvi quand nous étions partis pour le campement n'avait pas pu se guérir. Il restait tristement couché sur la neige et se laissa prendre sans qu'il fût besoin d'un lasso. Nikifor lui fit encore une saignée, mais sans résultat, comme auparavant. Les Ostiaks affirmaient qu'il s'était foulé la jambe. Nikifor le considéra quelque temps d'un air embarrassé, puis le vendit comme viande de boucherie à un des patrons de l'endroit, pour huit roubles. Celui‑ci traîna la pauvre bête à l'aide d'une corde. C'est ainsi, bien tristement, que s'acheva l'existence d'un “taureau qui n'avait pas son pareil au monde”. Il est bon de remarquer que Nikifor le vendit sans me demander mon consentement. D'après notre convention, il ne devenait propriétaire des rennes qu'après m'avoir conduit à destination. Je regrettais fort d'abandonner au couteau du boucher un animal qui m'avait rendu un si grand service. Mais je n'eus pas le courage de protester... Quand il eut terminé son marché et mis l'argent dans son porte‑monnaie, Nikifor se tourna vers moi et me dit : “Vous voyez, j'y perds douze roubles. ” Drôle d'homme ! Il oubliait que c'était moi qui avais payé l'attelage, un attelage qui, d'après lui, aurait dû me conduire jusqu'au bout. Or, nous n'avions parcouru que trois cents verstes et j'étais obligé de louer d'autres bêtes.

Il faisait si chaud ce jour‑là que la neige fondait un peu. Toute molle, elle volait par paquets humides sous les sabots de nos rennes. La marche n'en était que plus pénible. Un “taureau” d'apparence assez modeste, n'ayant qu'une corne sur le front, nous servait de conducteur. A droite marchait la femelle stérile, travaillant avec zèle des quatre jambes. Au milieu, un renne gros et petit, qui se trouvait en attelage pour la première fois. Escorté à droite et à gauche, il remplissait sa tâche avec honneur. L'Ostiak menait en avant un traîneau portant mes bagages. Par‑dessus sa pelisse, il avait revêtu un surtout rouge vif et, sur le fond de la neige blanche, du bois gris, du gris attelage et du ciel gris, il se détachait comme une touche inattendue, mais nécessaire.

La route était si pénible que les traits du traîneau qui nous précédait se rompirent deux fois : à chaque arrêt, les patins adhéraient au chemin et il était difficile de se remettre en marche. Après les deux premiers “trajets”, les rennes étaient déjà sensiblement fatigués.

“Voulez‑vous que nous nous arrêtions aux iourtas de Nildine, pour prendre le thé ? me demanda Nikifor. Il y a loin jusqu'aux autres iourtas. ”

Je voyais bien que mes conducteurs avaient soif de thé, mais je regrettais le temps perdu, les vingt‑quatre heures d'arrêt à Oourvi. Je répondis non.

“Comme vous voudrez”, dit Nikifor, et, fâché, il poussa de sa gaule la femelle.

Nous fîmes en silence environ quarante verstes : lorsque Nikifor n'est pas ivre, il se montre morose et taciturne. Le froid devenait plus vif, la route gelait et s'améliorait. A Sanghi-tour‑paoul, nous décidâmes de nous arrêter. L'habitation que nous y trouvâmes nous émerveilla : on y voyait des bancs, une table couverte d'une nappe en toile cirée. Pendant le souper, Nikifor me traduisit une partie de la conversation de l'ouvrier camard avec les femmes qui nous servaient, et j'appris des choses curieuses. Trois mois auparavant, l'épouse de l'Ostiak s'était pendue. Et à quoi ? “Le diable même n'imaginerait pas ça, me disait Nikifor : à une fine, à une vieille cordelette ! Et elle s'était pendue assise en attachant le bout de la ficelle à une branche. Le mari, pendant ce temps, était dans la forêt, chassant l'écureuil avec d'autres Ostiaks. Le chef du village vient le chercher, l'invite à rentrer : il dit que la femme est tombée sérieusement malade. (Ici comme ailleurs, on ne dit pas la vérité du premier coup, telle est la pensée qui me vient. ) Mais le mari répond : “ Est‑ce qu'il n'y a personne, là‑bas, pour allumer le feu ? Sa mère est pourtant là... Qu'est‑ce que je peux y faire ? ” Mais le chef insiste, le mari revient aux iourtas, sa femme est déjà “mûre”. C'est sa deuxième femme déjà, dit en terminant Nikifor.

– Comment ? L'autre aussi s'est pendue?

– Non, elle est morte de sa belle mort, de maladie, comme il fallait... ”

J'appris que les deux jolis enfants que notre Ostiak avait baisés sur les lèvres (ce qui m'avait horrifié) lors de notre départ d'Oourvi étaient nés de sa première femme. Avec la seconde, il avait vécu environ deux ans.

“Peut‑être l'avait‑on mariée de force à cet homme ? ” demandai‑je.

Nikifor se renseigna.

“Non, répondit‑il, c'est elle qui a demandé à l'épouser. Après cela, il a payé trente roubles aux parents de sa femme et il a habité chez eux. On ne sait pas pourquoi elle s'est pendue.

– C'est une chose qui doit arriver très rarement ? dis‑je.

– Qu'on se tue ? Ça arrive souvent chez les Ostiaks. Cet été, il y en a un qui s'est tué, chez nous, d'un coup de fusil.

– Exprès?

– Non, pas exprès... Et puis, dans notre district, un greffier de la police s'est donné un coup de revolver. Et où ça ? Sur la tour de garde du commissariat. Il monte tout en haut et il crie : “Tenez, voilà pour vous, fils de chiens ! ” Et il se tire un coup de revolver.

– Un Ostiak?

– Non. Un nommé Molodsovatov, un type russe... Nikita Mitrofanovitch... ”

Quand nous sortîmes des iourtas de Sanghi‑tour‑paoul, il faisait déjà sombre. La neige avait, depuis longtemps, cessé de fondre, bien que le temps se maintînt au chaud. La route était devenue excellente, douce sous le sabot des bêtes, mais pas trop molle, une route comme il en faudrait toujours, disait Nikifor. Les rennes avançaient à pas feutrés et tiraient le traîneau sans difficulté. Finalement, nous dûmes dételer le troisième et l'attacher au véhicule par‑derrière : les bêtes, n'ayant aucun effort à fournir, faisaient des écarts et risquaient de briser l'avant du traîneau. Les patins de nos légers équipages glissaient d'un mouvement régulier, sans bruit, comme une barque sur le miroir des eaux. Dans le lourd crépuscule, la forêt prenait des dimensions gigantesques. Je ne voyais pas la route, je ne sentais pas le mouvement du traîneau. Les arbres, comme poussés par une puissance magique, couraient à notre rencontre ; les broussailles fuyaient sur les côtés ; quelques vieilles souches, couvertes de neige, à côté de sveltes bouleaux, passaient devant nous. Tout était plein de mystère. Tchou‑tchou‑tchou­tchou... faisait la respiration égale et pressée des rennes dans le silence nocturne de la forêt. Et mille sons oubliés se réveillaient en mon souvenir, suivant cette cadence. Tout à coup, dans la profondeur de ce sombre bois retentit un sifflement. Il paraît mystérieux et infiniment lointain. C'est pourtant l'Ostiak qui siffle, pour distraire son attelage, à quelques pas de moi. Puis, de nouveau, le silence ; de nouveau, un sifflement lointain, et les arbres fuient sans bruit dans les ténèbres.

Je somnole un peu, et dans mon assoupissement une pensée inquiétante s'empare de moi. A la façon dont je voyage, les Ostiaks doivent me prendre pour un riche marchand. Dans ce bois perdu, dans cette sombre nuit, il n'y a personne à cinquante verstes à la ronde, pas un homme, pas un chien. Qu'est‑ce qui peut les arrêter ? C'est encore bien que je possède un revolver. Mais cette arme est enfermée dans mon sac de voyage et le sac est attaché sur le traîneau de l'Ostiak camard qui, en ce moment, commence à m'inspirer des soupçons. “Il faudra, me dis‑je, que je tire le revolver du sac à la première occasion et que je le mette près de moi. ”

C'est une étrange créature que notre cocher à manteau rouge ! Le manque de nez ne nuit aucunement à son flair ; on dirait qu'il sent l'odeur de la route et qu'il la découvre ainsi. Il connaît le moindre buisson et, en pleine forêt, agit aussi librement que dans sa iourta. Il vient de dire à Nikifor qu'il y a ici, sous la neige, de la mousse et qu'on pourrait nourrir les bêtes. Nous nous arrêtons. On dételle. Il est trois heures du matin.

Nikifor m'explique que les rennes zirianes sont rusés et que lui, Nikifor, dans ses voyages, ne leur a jamais permis de paître en liberté ; il les a toujours tenus attachés. Il est facile de lâcher un renne, mais on n'est jamais sûr de le rattraper. Cependant l'Ostiak était d'un autre avis et il laissa partir ses bêtes sur parole. Cette noble conduite était digne de récompense, mais je considérais avec inquiétude les mufles de nos animaux. Qu'arri­verait‑il s'ils préféraient la mousse qui poussait aux environs d'Oourvi ? L'aventure aurait été des plus désagréables. D'ailleurs, avant de lâcher les rennes, pour renforcer leur sens du devoir, les cochers abattirent deux grands pins et firent de chacun d'eux sept poutres d'un mètre chacune. Ces morceaux de bois, en qualité de principe modérateur, furent suspendus à l'encolure de chacun des rennes. “Espérons, me disais‑je, que ces breloques ne seront pas trop légères... ”

Après avoir lâché nos animaux, Nikifor coupa du bois, piétina la neige et fit un cercle auprès de la route, établit un bûcher au centre, joncha le reste de la place de branches de sapin et dressa quelques pièces de bois pour nous servir de sièges. A deux rameaux humides plantés dans la neige on suspendit deux marmites remplies de neige qui fondait bientôt... Boire du thé devant un bûcher, sur la neige de février, nous aurait semblé probablement moins intéressant si nous avions été surpris par une gelée de quarante à cinquante degrés. Mais le ciel nous était extraordinairement favorable : le temps était calme et tiède.

Je craignais de dormir trop longtemps, je ne me couchai pas avec les cochers. Je restai assis environ deux heures devant le foyer, entretenant le feu et rédigeant, à cette lumière incertaine, mes impressions de route.

Dès le point du jour, je réveillai les cochers. On n'eut aucune peine à ramener les rennes. Pendant qu'on les attelait, le jour vint, et tout reprit un aspect absolument prosaïque. Les pins diminuèrent de hauteur et de grosseur. Les bouleaux ne couraient plus au‑devant de nous. L'Ostiak avait l'air ensommeillé et les soupçons que j'avais conçus dans la nuit s'envolèrent comme fumée. Je me rappelai en même temps que, dans l'antique revolver que je m'étais procuré avant de partir, il n'y avait que deux cartouches, et qu'on m'avait instamment prié de ne pas m'en servir pour éviter des accidents. L'arme resta donc dans mon sac de voyage.

Nous entrâmes dans une forêt des plus touffues, interminable pins, sapins, bouleaux, mélèzes, cèdres et, au‑dessus de la rivière, de souples saules. La route était bonne. Les rennes couraient d'une allure égale, mais sans entrain. Sur le traîneau d'avant, l'Ostiak tenait la tête penchée et chantait une complainte mélancolique qui n'avait que quatre notes. Peut‑être songeait‑il à cette vieille ficelle dont sa femme s'était servie pour se pendre. La forêt, la forêt... Uniforme sur une étendue incommensurable et cependant diverse, infiniment variée dans ses combinaisons. Voici la route barrée par un pin pourri, abattu. L'arbre énorme est couvert dans toute sa longueur par un linceul de neige. Plus loin, le bois a dû brûler pendant le dernier automne. Les troncs secs, droits, sans écorce et sans branches, se dressent comme des poteaux télégraphiques inutiles ou comme les mâts dans un port pris par les glaces, qui ne sont pas ailés de leurs voiles. Pendant quelques verstes, nous restons dans la zone de l'incendie. Puis ce sont des sapins à n'en plus finir, de sombres sapins rameux et pressés. Les vieux géants se gênent l'un l'autre, leurs faîtes se confondent et arrêtent les rayons du soleil. Les branches sont tissées de je ne sais quels fils verts ; elles semblent couvertes d'une grossière toile d'araignée. Et les rennes et les hommes semblent tout petits au milieu de ces sapins centenaires. Puis les grands arbres se raréfient ; sur une clairière de neige s'éparpillent des centaines de jeunes sapins qui se figent à égale distance l'un de l'autre.

Au tournant de la route, notre convoi faillit heurter un petit traîneau chargé de bois, attelé de trois chiens et conduit par une fillette ostiaque. Un garçonnet de cinq ans marchait à côté du véhicule. C'étaient de très jolis enfants. J'ai remarqué que, chez les Ostiaks, les bambins sont souvent très mignons. Mais pourquoi les adultes sont‑ils si laids?

Des bois et des bois. Voici encore l'emplacement d'un incendie, probablement ancien : entre les troncs brûlés pousse une jeune végétation. Comment les bois prennent‑ils feu ? Sont‑ce les bûchers qui les allument?

“Quels bûchers ? me répond Nikifor. Il n'y a pas âme qui vive par ici pendant la belle saison : en été, la route suit la rivière. C'est la foudre qui allume les bois. La foudre frappe, et voilà le feu. Ou bien encore, un arbre se frotte à un autre jusqu'au moment où la flamme vient : le vent les secoue et, pendant l'été, le bois est sec. Eteindre ? Qui pourrait éteindre ? C'est le vent qui entretient le feu, c'est le vent qui l'éteint. La résine brûle, l'écorce tombe, la branche brûle, le tronc reste. Au bout de deux ans, la racine est sèche et le tronc s'abat... ”

Il y a ici beaucoup de troncs dénudés qui sont sur le point de tomber. Quelques‑uns ne se maintiennent debout que parce qu'ils s'appuient sur les minces branchages d'un sapin voisin. En voici un qui, déjà, allait s'allonger sur la route, mais il s'est arrêté, on ne sait comment, à un ou deux mètres du soi. Il faut se pencher pour ne pas s'y fracasser la tête. Pendant quelques minutes encore, une zone de puissants sapins ; puis, brusquement, nous arrivons à une trouée sur la rivière.

“C'est ici qu'il fait bon, au printemps, chasser le canard. Au printemps, l'oiseau vole de haut en bas. Quand le soleil se couche, on tend un filet dans une de ces trouées, d'un arbre à un autre, jusqu'en haut. Un grand filet comme ceux qui servent pour la pêche. On se couche sous l'arbre. Tout un vol de canards arrive par la trouée et, au crépuscule, se jette dans le filet. Alors, on tire la ficelle, le filet tombe et tous les oiseaux sont pris. On peut en attraper ainsi jusqu'à cinquante. Il faut seulement avoir le temps d'y mordre.

– Comment, d'y mordre ?

– Il faut les tuer pour qu'ils ne s'envolent pas. On leur mord le sommet de la tête, il faut se dépêcher... Le sang vous coule sur les lèvres. Bien sûr, on peut les tuer aussi avec un bâton, mais ça vaut mieux avec les dents. ”

Les rennes m'avaient paru d'abord, comme les Ostiaks, se ressembler tous. Je vis bientôt que chacun de nos sept animaux avait sa physionomie particulière et j'appris à les distinguer. De temps à autre, je sens en moi un flux de tendresse pour ces animaux extraordinaires qui, déjà, m'ont rapproché de cinq cents verstes du chemin de fer.

Il ne nous reste plus d'alcool. Nikifor, n'étant pas ivre, est morose. L'Ostiak chante sa complainte où il est sans doute question d'une ficelle. A certains moments, il me paraît indiciblement étrange que ce soit moi, moi précisément, et personne d'autre, qui soit perdu ainsi dans ce désert immense. Ces deux traîneaux, ces sept rennes et ces deux hommes, tout cela avance à cause de moi, pour moi... Deux hommes d'âge, ayant de la famille, ont quitté leurs demeures et endurent toutes les difficultés de ce voyage parce que cela est nécessaire à un troisième, à un étranger, qu'ils ne connaissent pas.

Des rapports de ce genre existent en tout lieu. Mais en aucun endroit ils ne sauraient frapper l'imagination comme ici, dans la forêt vierge sibérienne, où ils se traduisent d'une façon si brutale, si évidente...

Comme nous avions nourri nos attelages pendant la nuit, nous ne nous arrêtâmes pas aux iourtas de Saradeï et de Menkia‑paoul. Nous ne fîmes halte qu'à celles de Khanglaz. Les peuplades de cet endroit sont encore plus sauvages. Tout les étonne. Les ustensiles de table, les ciseaux, les bas, la couverture dans le traîneau dont ils me virent possesseur, tout cela excita leur enthousiasme, leur stupéfaction. A l'apparition de chaque nouvel objet, tous émettaient un cri rauque. Afin de me renseigner, j'avais déplié devant moi la carte du gouvernement de Tobolsk et je lisais à haute voix les noms de toutes les iourtas voisines, des ruisseaux et des rivières. Ils écoutaient bouche bée, et, quand j'eus fini, déclarèrent en chœur, comme me l'annonça mon interprète, que tout était parfaitement exact. Je n'avais plus de petite monnaie, et, pour les remercier de leur hospitalité, je leur donnai à tous, hommes et femmes, trois cigarettes et un bonbon. Tous furent très contents. Une vieille Ostiaque, moins laide que les autres, et très hardie, s'éprit de moi, je devrais dire de mon bagage. A son sourire, on voyait bien que son sentiment était absolument désintéressé : c'était de l'admiration devant les phénomènes d'un autre monde. Elle m'aida à me couvrir les jambes ; après quoi nous nous serrâmes les mains très affectueusement et chacun prononça quelques mots aimables dans sa langue.

“Et c 'est bientôt que la Douma se réunit ? me demanda tout à coup Nikifor.

– Voilà déjà trois jours qu'elle est en séance.

– Ah ! ah ! Qu'est‑ce qu'elle va nous dire ? Il faudrait les mettre un peu à la raison ; ils sont méchants comme si les mouches les mangeaient. Nous autres, nous en avons assez. La farine, par exemple, elle coûtait un rouble cinquante kopecks, et maintenant, comme dit l'Ostiak, elle revient à un rouble quatre‑vingts. Comment vivre à un prix pareil ? Nous autres, Zirianes, on nous embête plus que tout le monde. Tu amènes à la ville une voiturée de paille : paye. Tu fournis une sagène de bois : paye. Les Russes disent comme les Ostiaks : “La terre est à nous. ” La Douma devrait se mêler de cette affaire‑là. Le brigadier de police, chez nous, n'est pas un méchant homme, mais le commissaire n'est pas à notre goût...

– On ne permettra pas à la Douma de s'en mêler. On chassera les députés.

– Voilà, voilà le malheur, on les chassera”, confirma Nikifor qui adjoignit à cette déclaration quelques termes dont l'énergie aurait fait pâlir d'envie l'ancien gouverneur de Saratov, Stolypine.

Nous arrivâmes aux iourtas de Niaksiravoli pendant la nuit. Il était possible, à cet endroit, d'échanger nos rennes, et je décidai de le faire, malgré l'opposition de Nikifor. Il insistait pour garder jusqu'au bout du voyage les rennes d'Oourvi, il avançait des arguments qui ne valaient rien et multipliaient les obstacles au cours des pourparlers. Sa conduite m'étonna longtemps ; mais enfin je compris qu'il songeait au retour, qu'avec les rennes d'Oourvi il pourrait revenir jusqu'au campement où il avait laissé les siens. Cependant je ne cédai pas et, pour dix‑huit roubles, nous louâmes de nouveaux attelages qui devaient nous mener jusqu'à Nikito‑Ivdelski, grand bourg au pied de l'Oural, où l'on travaille à l'extraction de l'or. C'est la dernière station de la “route des rennes”. A partir de cet endroit jusqu'au chemin de fer il ne resterait plus que cent cinquante verstes à faire avec des chevaux. De Niaksimvoli jusqu'à Ivdeli, on compte deux cent cinquante verstes, c'est‑à-dire vingt‑quatre heures en marchant bien.

A Niaksimvoli, nous eûmes les mêmes difficultés qu'à Oourvi on ne pouvait capturer des rennes pendant la nuit ; il fallait y coucher.

Nous nous installâmes dans une pauvre isba ziriane. Le maître de la maison avait été jadis employé chez un marchand, mais il ne s'était pas entendu avec son patron et n'avait plus maintenant ni place ni travail. Il m'étonna bientôt par son langage qui était plutôt d'un homme cultivé que d'un paysan. Nous causâmes. Avec une parfaite intelligence, il raisonnait sur la possibilité qu'il y aurait de dissoudre la Douma, sur les chances que le gouvernement aurait de conclure un nouvel emprunt.

“A‑t‑on publié toutes les œuvres de Herzen ? ” me demanda-t‑il entre autres choses.

Et cependant cet homme instruit était un véritable barbare. Il ne faisait rien pour aider sa femme qui entretenait toute la famille. Elle cuisait du pain pour les Ostiaks deux fois par jour. C'est elle‑même qui apportait sur ses épaules l'eau et le bois. En outre, elle était chargée d'enfants. Pendant toute la nuit que nous passâmes chez elle, elle ne se coucha pas. Derrière la cloison, une petite lampe était allumée et, au bruit, nous comprenions qu'elle remuait la lourde pâte dans le pétrin. Dès le matin, elle fut debout, prépara le samovar, habilla les enfants et apporta à son mari réveillé ses bottes sèches.

“Pourquoi votre mari ne vous aide‑t‑il pas ? lui demandai‑je quand nous fûmes seuls.

– Mais, il n'a pas de vrai travail ici. La pêche du poisson ne peut pas se pratiquer dans notre endroit. Il n'a pas l'habitude de la chasse aux fourrures. On ne laboure pas de ce côté ; pendant l'été dernier, nos voisins ont essayé de labourer pour la première fois. Qu'est‑ce qu'il pourrait faire ? Pour les travaux de la maison, nos hommes ne s'en occupent pas. Et puis ils sont paresseux, il faut dire la vérité, plus que des Ostiaks. C'est pour cela que les filles russes ne se marient jamais avec des Zirianes. Elles seraient bien bêtes de se mettre la corde au cou. Il n'y a que nous, les femmes zirianes, qui ayons l'habitude.

– Mais les femmes zirianes épousent‑elles des Russes?

– Oui, souvent. Les paysans russes aiment à prendre femme chez nous, parce que nous sommes meilleures au travail que personne. Ce sont les filles russes qui n'épousent jamais des Zirianes. On n'a jamais vu ça.

– Vous disiez que vos voisins avaient essayé de labourer. Ont‑ils eu une récolte ?

– Oui, une bonne récolte. L'un a semé un poud et demi de seigle, il a récolté trente pouds. L'autre en a semé un poud, et sa récolte a été de vingt. Il y a quarante verstes d'ici jusqu'au lieu labouré. ”

Niaksimvoli est le premier endroit sur ma route où j'aie entendu parler de tentatives agricoles.

Nous n'avons réussi à quitter cet endroit que dans l'après-midi. Notre nouveau cocher, comme tous les cochers, nous a promis de partir “au point du jour”, et ne nous a amené des rennes que vers midi. Il nous fait conduire par un garçon.

Le soleil brillait d'une clarté éblouissante. Il était difficile d'ouvrir les yeux et, même à travers les paupières, la neige et le soleil vous coulaient dans les prunelles comme du métal fondu. En même temps, d'un souffle égal, passait un vent froid qui empêchait la neige de fondre. Nos yeux ne purent se reposer que lorsque nous entrâmes dans la forêt. Le bois était toujours le même, et on y voyait des traces de bêtes comme ailleurs : avec l'aide de Nikifor, j'avais appris à les distinguer. Ici, un lièvre a embrouillé ses traces en cercles déconcertants. Les empreintes laissées par les lièvres sont innombrables, car personne ne chasse cet animal dans la région. Voici une place circulaire entièrement piétinée par des pattes de lièvre et de cet endroit partent des pistes dans tous les sens. On pourrait croire qu'il y a eu ici, pendant la nuit, un meeting, et que les bêtes, surprises par une patrouille, se sont dispersées de tous côtés. Les perdrix sont également nombreuses, et la griffe laissée par leur patte se voit sur la neige, çà et là. Le long de la route, sur trente pas d'étendue, en lignes régulières, s'allongent les foulées circonspectes du renard. Sur cette pente de neige qui descend vers la rivière, des loups gris sont descendus à la file, mettant leurs pas dans les pas du premier. La souris des bois a laissé sa trace imperceptible en de nombreux endroits. Il en est de même de l'hermine dont les empreintes ressemblent aux nœuds d'une corde tendue. Il y a encore sur la route des trous profonds : le lourd élan a marché ici.

Pendant la nuit, nous nous arrêtâmes encore une fois, nous dételâmes, nous dressâmes un bûcher pour prendre le thé et, le matin venu, j'attendis une fois de plus, avec une impatience fiévreuse, le retour des bêtes. Avant d'aller les chercher, Nikifor me déclara que l'un des rennes avait perdu sa poutre.

“ Alors, il est parti?

– Non, le taureau est ici ”, répondit Nikifor. Et il se mit à grogner contre le propriétaire des bêtes qui ne lui avait donné pour la route ni corde ni lasso. Je compris que l'affaire n'allait pas si bien que Nikifor le prétendait.

On s'empara d'abord du mâle qui s'était approché par hasard du traîneau. Nikifor fit longtemps entendre des sons rauques, à la manière des rennes, pour obtenir les bonnes grâces du “taureau”. Celui‑ci venait tout près du cocher, mais dès qu'il remarquait un mouvement inquiétant, se rejetait vivement en arrière. Cette scène se répéta trois fois. Enfin, Nikifor eut l'idée de mettre par terre une corde roulée en plusieurs cercles et de la couvrir de neige. Ensuite, il recommença à ronfler et glouglouter d'un air engageant. Quand le renne s'approcha à pas prudents, Nikifor tira sur la corde, et la poutre qui servait d'entrave fut prise dans un anneau de la corde. Avec un licol, on mena le mâle dans le bois, en qualité de parlementaire, vers les autres rennes. Une bonne heure s'écoula. Il faisait absolument clair dans la forêt. De temps à autre, j'entendais au loin des voix humaines. Puis tout s'apaisait. Qu'était devenu le renne qui s'était débarrassé de son entrave ? En cours de route, j'avais entendu conter comment, parfois, on était obligé de chercher pendant deux ou trois jours un attelage disparu ; cela ne me rassurait guère.

Mais non, mes hommes revenaient avec les bêtes!

Ils les avaient toutes attrapées dès le début, sauf celle qui s'était émancipée. Le rebelle vagabondait de côté et d'autre, et ne se laissait séduire par aucune flatterie. Puis il s'approcha de lui‑même des rennes qu'on avait déjà capturés, se tint au milieu d'eux et enfonça son mufle dans la neige. Nikifor rampa jusqu'à lui par‑derrière et lui saisit la jambe. Le renne tira de son côté, tomba à la renverse, renversant aussi le cocher. Mais son effort était inutile. Nikifor avait gagné.

Vers dix heures du matin, nous arrivâmes à Soou‑vada. Trois iourtas étaient complètement fermées avec des planches, une seule était habitée. Sur des poutres gisait le corps énorme d'une femelle d'élan qu'on venait de tuer ; un peu plus loin, un cerf tout tailladé ; des morceaux de viande bleuâtre étaient posés sur le toit enfumé, et, au milieu de tout cela, deux petits d'élan qu’on avait sans doute retirés du ventre même de la mère. Toute la population de l'endroit était ivre et dormait à poings fermés. Personne ne répondit à nos cris et à nos salutations. L'isba était grande, mais incroyablement sale, absolument dépourvue de meubles. Un glaçon fêlé, servant de vitre à la fenêtre, était maintenu du dehors par des bâtons. Sur le mur, des images représentaient les douze apôtres, tous les souverains possibles et imaginables ; on y voyait aussi l'affiche d'une manufacture de caoutchouc.

Nikifor alluma lui‑même le feu dans l'âtre. Ensuite, une Ostiaque se leva, titubant encore d'ivresse. Près d'elle, sur sa couchette, trois enfants, dont un nourrisson. Pendant ces derniers jours, la chasse avait été bonne. Les maîtres du lieu avaient tué un élan et sept cerfs ; six pièces de ce gros gibier gisaient encore dans le bois.

“Pourquoi y a‑t‑il tant d'habitations vides, partout où nous passons ? demandai‑je à Nikifor quand nous quittâmes Soouvada.

– Pour différentes raisons... Si quelqu'un meurt dans une isba, l'Ostiak ne veut plus y demeurer : il la vend, ou la condamne, ou la reconstruit sur un nouvel endroit. Qu'une femme impure entre dans la maison, c'est fini, il faut aller s'établir ailleurs. Les femmes, dans ces moments‑là, vivent à part, dans des cabanes... Et puis, les Ostiaks meurent beaucoup... Voilà pourquoi les iourtas sont vides...

– Ecoutez, Nikifor Ivanovitch, ne dites plus maintenant que je suis un marchand. Quand nous arriverons aux fonderies, vous direz de moi que je suis un ingénieur de l'expédition Gœthe. Avez‑vous entendu parler de cette expédition?

– Non.

– Eh bien, voilà : on projette de construire un chemin de fer d'Obdorsk à l'océan Glacial, afin que les marchandises de Sibérie puissent partir de là sur des bateaux, directement vers l'étranger. Vous direz que je suis allé à Obdorsk pour cette affaire. ”

Le jour déclinait. Il nous restait moins de cinquante verstes à faire jusqu'à Ivdeli. Nous arrivâmes aux iourtas d'Uika‑paoul. Je priai Nikifor d'entrer dans l'isba pour voir les gens. Il revint au bout de dix minutes. L'isba était pleine de monde. Tous étaient ivres. Les Vogouls, peuplade qui habite cet endroit, aiment à boire avec les Ostiaks qui transportent des marchandises à Niaksimvoli. Je refusai d'entrer dans l'isba, craignant que Nikifor ne s'enivrât juste à la fin du voyage.

“ Je ne boirai pas, disait‑il pour me tranquilliser, je leur achèterai seulement une bouteille pour la route. ”

Un grand moujik s'approcha de notre traîneau et interrogea Nikifor en ostiak. Je ne comprenais rien à cette conversation jusqu'au moment où, des deux parts, retentirent les énergiques formules de la langue russe. Le nouveau venu était un peu gris. Nikifor, en allant se renseigner dans la cabane, avait trouvé le temps, lui aussi, de compromettre son équilibre. J'intervins dans la conversation.

“Qu'est‑ce qu'il veut ? ” demandai‑je à Nikifor, croyant que son interlocuteur était un Ostiak. Mais celui‑ci répondit de lui-même. Il avait posé à Nikifor les questions habituelles : Quel était ce voyageur ? Où allait‑il ? Nikifor l'avait envoyé au diable, et cette réponse avait été l'occasion d'un nouvel échange d'idées.

“Mais vous‑même, qui êtes‑vous : un Ostiak ou un Russe ? demandai‑je à mon tour.

– Un Russe, un Russe. Je suis Chiropanov, de Niaksimvoli. Et vous, ne seriez‑vous pas de la compagnie Gœthe ? ” me demanda‑t‑il.

J'étais stupéfait.

“ J'en suis. Comment le savez‑vous?

– On m'avait demandé de suivre l'expédition de Tobolsk, quand on est parti pour la première exploration. Et il y avait là‑bas un ingénieur, il s'appelait Charles Williamovitch... Seulement j'ai oublié son nom de famille.

– Putman ? dis‑je à tout hasard.

– Putman ? Non, pas Putman... Il y avait la femme de Putman, mais l'Anglais s'appelait Croose.

– Et maintenant, qu'est‑ce que vous faites?

– Je suis commis chez les Choulghine, à Niaksimvoli ; je voyage avec leurs marchandises. Mais voilà trois jours que suis malade : j'ai le corps courbaturé... ”

Je lui offris des médicaments. Nous fûmes obligés d'entrer dans la cabane.

Le feu achevait de se consumer dans l'âtre, personne ne s'en occupait, l'obscurité était presque complète. L'isba était bondée. Des gens étaient assis sur les couchettes, d'autres par terre, d'autres étaient debout. A notre apparition, des femmes se couvrirent à moitié le visage de leurs châles, selon l'habitude. J'allumai une bougie et versai à Chiropanov un peu de salicylate. Aussitôt, les ivrognes m'entourèrent, Ostiaks et Vogouls, se plaignant de diverses maladies. Chiropanov servait d'interprète, et je leur donnai consciencieusement de la quinine et du salicylate pour tous les cas qui me furent soumis.

“ C'est‑il vrai que tu habites dans le pays où le tsar habite ? me demanda en mauvais russe un Vogoul, petit vieillard desséché.

– Oui, à Pétersbourg, répondis‑je.

– J'ai été à l'exposition, je les ai tous vus, j'ai vu le tsar, j'ai vu le chef de la police, j'ai vu le grand‑duc...

– On vous a conduits là‑bas en députation ? Dans vos costumes de Vogouls?

– Oui, oui, oui, s'écrièrent‑ils tous en hochant la tête.

– J'étais plus jeune alors, plus fort. Maintenant, je suis vieux, toujours malade. ”

Je lui donnai des médicaments. Les Ostiaks étaient très contents de moi, ils me serraient les mains, m'invitaient pour la dixième fois à prendre de l'eau‑de‑vie et se montraient fort chagrinés de mes refus. Devant le foyer, Nikifor était assis, buvant tasse sur tasse, une tasse d'eau‑de‑vie, une tasse de thé et ainsi de suite. Je jetai plusieurs fois les yeux sur lui, d'un air significatif, mais il considérait uniquement sa tasse, faisant semblant de ne pas me remarquer. Je dus attendre que Nikifor eut achevé de boire son “thé”.

“Voilà trois jours que nous sommes partis d'Ivdeli, me dit Chiropanov, nous avons fait quarante‑cinq verstes. Les Ostiaks boivent partout. A lvdeli, nous nous sommes arrêtés chez Dmitri Dmitrievitch Lialine. C'est un excellent homme. Il a rapporté des fonderies de petits livres : le Calendrier populaire et le journal.

“Dans le Calendrier, par exemple, on montre combien les gens reçoivent d'appointements : il y en a qui ont deux cent mille roubles, d'autres cent cinquante... Pourquoi y a‑t‑il une différence, dites-­moi ? Je n'admets pas ça. Je ne vous connais pas, monsieur, mais je vous le dis carrément : moi, je n'ai pas besoin de ça, je ne veux pas, je trouve que ça ne sert à rien... Le 20 de ce mois, la Douma se réunit ; elle sera encore meilleure que l'autre. Nous verrons, nous verrons ce que ferons “messieurs les sociaux”. Des “sociaux”, il y en a bien cinquante, des populistes cent cinquante, des cadets cent... Des Noirs, il n'y en a pas beaucoup.

– Et vous, à qui vont vos sympathies, si vous me permettez de le demander ? dis‑je.

– Par mes convictions, je suis social‑démocrate... parce que la social‑démocratie regarde tout du point de vue des bases scientifiques... ”

Je me frottai les yeux. En pleine forêt vierge, dans une masure malpropre, au milieu de Vogouls ivrognes, le commis d'un petit marchand de village se déclarait social‑démocrate en vertu “des bases scientifiques”. Je l'avoue, j'en ressentis de l'orgueil pour mon parti.

“Vous avez tort de rester dans ce désert, au milieu de gens qui ne pensent qu'à boire, lui dis‑je, sincèrement apitoyé.

– Qu'est‑ce que je peux faire ? Autrefois, j'avais une place à Barnaoul, puis j'ai perdu mon travail. J'ai de la famille. J'ai été obligé de venir ici. Et quand on vit avec les loups, il faut hurler avec eux. J'ai refusé de suivre l'expédition Gœthe, mais maintenant j'irais avec plaisir. Si on a besoin de moi, écrivez. ”

Je me sentis gêné et j'eus envie de lui dire que je n'étais ni un ingénieur ni un membre de l'expédition, mais un “social” évadé. Je réfléchis et m'abstins.

Il était temps de prendre place dans le traîneau. Les Vogouls nous entourèrent dans la cour avec la bougie allumée dont je leur avais fait cadeau sur leur demande. L'air était si calme que la bougie ne s'éteignait pas. Nous nous dîmes adieu à plusieurs reprises, un jeune Ostiak essaya même de me baiser la main. Chiropanov apporta une peau de cerf et la mit sur mon traîneau comme présent. Il refusa absolument d'accepter de l'argent que je lui offrais, mais, enfin, je lui donnai une bouteille de rhum que j'avais emportée “à tout hasard”. Nous partîmes.

Nikifor avait retrouvé sa langue. Pour la centième fois, il me racontait qu'il se trouvait chez son frère quand Nikita Serapionytch, “un malin moujik”, était venu le chercher, et que lui, Nikifor, avait d'abord refusé, et que le caporal Souslikov lui avait donné cinq roubles et lui avait dit : “Mène‑le ! ”, et que l'oncle Michel Egorytch, “un bon moujik ! ”, lui avait dit : “Imbécile ! pourquoi ne m'avais‑tu pas dit tout de suite que tu conduirais ce type‑là ? ”... Quand il avait fini, Nikifor recommençait:

“Il faut que je vous dise le fin fond de la vérité... J'étais assis chez mon frère, chez Panteleï Ivanovitch, je n'étais pas ivre, mais j'avais bu, comme maintenant. Bon, ça va, j'étais assis. Tout à coup, j'entends que quelqu'un entre, c'est Nikita Serapionyteh...

– Ecoutez, Nikifor Ivanytch, nous allons bientôt arriver. Je vous remercie ! Jamais je n'oublierai la peine que vous avez prise. Si c'était possible, j'imprimerais ceci dans les journaux : Je remercie de tout cœur Nikifor Ivanytch Khrenov ; sans lui, je n'aurais jamais pu m'évader.

– Pourquoi ne pouvez‑vous pas l'imprimer ?

– Il y a la police.

– Ah ! C'est vrai. Sans ça, ça serait bien. On a déjà parlé de moi une fois dans les journaux.

– Comment ça?

– Voilà pour quelle affaire. Un marchand d'Obdorsk avait pris pour lui le capital de sa sœur, et moi, il faut dire la vérité, je l'avais aidé. Aidé, ce n'est pas le mot juste, mais... j'avais donné mon concours. Du moment, je disais, que l'argent est chez toi, c'est Dieu qui te l'a donné. Pas vrai?

– Hum, pas tout à fait...

– Bon, ça va... Je lui donne mon concours. Personne n'en savait rien, mais un type, Pierre Petrovitch Vakhlakhov, réussit à le savoir. Un sale type ! Il apprend ça et il imprime dans le journal : “Un voleur, le marchand Adrianov, a pris le bien d'autrui, et un autre voleur, Nikifor Khrenov, l'a aidé à cacher son larcin. ” Tout ça était bien juste, et on l'avait imprimé tel quel.

– Vous auriez dû le citer au tribunal, pour calomnie, conseillai‑je à Nikifor. Il y avait chez nous un ministre dont vous avez peut‑être entendu parler : Gourko ; il avait volé ou aidé à voler, on ne sait pas bien, mais, quand on le dénonça, il poursuivit ses accusateurs pour diffamation. Vous auriez pu faire de même.

– J'en avais envie ! Mais je ne pouvais pas : c'est mon meilleur ami. Ce n'est pas par méchanceté qu'il a fait ça, mais pour plaisanter. Un rude moujik, capable de tout. Pour vous dire la chose en un mot, ce n'est pas un homme, c'est... un “compte courant ! ” ”

A quatre heures du matin, nous arrivâmes à Ivdeli. Nous descendîmes chez Dmitri Dmitrievitch Lialine que Chiropanov m'avait recommandé comme “populiste”. C'était un homme vraiment affable et hospitalier ; je suis heureux de lui exprimer ici ma sincère gratitude.

“Notre vie est calme, me racontait‑il devant le samovar. La révolution même n'est pas venue jusqu'à nous. Nous nous intéressons bien entendu aux événements, nous les suivons par les journaux, nous sympathisons avec les partis avancés, nous envoyons des hommes de gauche à la Douma, mais la révolution ne nous a pas soulevés. Dans les usines, dans les mines, il y a eu des grèves et des manifestations. Mais notre vie, à nous, est tranquille, il n'y a pas de police de ce côté‑ci, sauf le brigadier des Mines. La première station du télégraphe est loin d'ici, aux usines de Bogoslovsk, à cent trente verstes ; là‑bas commence aussi le chemin de fer. Des déportés ? Il y en a quelques‑uns chez nous : trois Livoniens, un maître d'école, un athlète de cirque. Tous travaillent à la drague, ils ne sont pas misérables. Ils vivent tranquillement comme nous. On extrait de l'or et, le soir, on va l'un chez l'autre veiller sous la lampe... Vous pouvez continuer hardiment jusqu'aux Mines, personne ne vous arrêtera : vous pouvez prendre la poste du zemstvo ou bien louer une voiture. Je vous trouverai un cocher. ”

Je dis adieu à Nikifor. Il tenait à peine sur ses jambes.

“ Faites attention, Nikifor Ivanytch, lui dis‑je, l'eau‑de‑vie pourrait bien vous perdre sur le chemin du retour.

– Pas de danger... Ce que le ventre prend, le dos peut le supporter”, me répondit‑il, et ce fut son dernier mot.

Ici s'achève la période “héroïque” de mon évasion, le voyage avec un attelage de rennes, dans la forêt vierge et le marais, sur une distance de sept à huit cents verstes. Ma fuite, même dans les passages les plus dangereux, fut, grâce à des circonstances favorables, beaucoup plus facile que je ne l'avais prévue et que ne pourraient le croire ceux qui en jugent par les informations des journaux. Le reste de mon voyage n'avait rien d'une évasion. Jusqu'aux Mines, je continuai une partie de ma route en traîneau avec un fonctionnaire des contributions indirectes qui opérait, sur la route, le relevé des magasins d'eau‑de‑vie.

A Roudniki (les Mines), je me renseignai pour savoir s'il serait dangereux de prendre le chemin de fer. Les conspirateurs de province m'effrayèrent beaucoup en me parlant d'espions et me recommandèrent d'attendre huit jours à Roudniki, puis de me rendre, avec un convoi de télègues, à Solikamsk, endroit beaucoup plus sûr. Je n'écoutai pas ce conseil et je n'eus pas lieu de m'en repentir. Dans la nuit du 25 février, je pris place sans la moindre difficulté dans un wagon du chemin de fer à voie étroite des Mines et, après vingt‑quatre heures de marche lente, j'arrivai à la station de Kouchva où je trouvai le train de Perm. Par Perm, Viatka et Vologda, j'arrivai à Pétersbourg dans la soirée du 2 mars. Il m'avait donc fallu douze jours de route pour avoir la possibilité de prendre une voiture sur la perspective Nevsky. Ce n'était pas long : nous avions mis un mois à faire le voyage dans l'autre sens.

Sur le petit chemin de fer de l'Oural, ma situation n'était pas encore bien sûre : dans ces localités, on ne manque pas de remarquer les “étrangers” qui passent, et on aurait pu m'arrêter n'importe où si l'on avait reçu un avertissement télégraphique de Tobolsk. Mais lorsque, vingt‑quatre heures plus tard, je me trouvai commodément installé dans un wagon du chemin de fer de Perm, je sentis du coup que j'avais gagné la partie. Le train traversait les stations où nous avions été accueillis si cérémonieusement par les gendarmes, les gardes et les chefs de police. Mais je suivais maintenant la direction opposée et j'éprouvais de tout autres sentiments. Au début, ce wagon spacieux et presque vide me parut étroit et étouffant. Je me mis sur la plate‑forme, où le vent soufflait, où il faisait sombre, et de ma poitrine s'échappa le cri de l'instinct, un grand cri de joie et de liberté!

Le train de la ligne Perm‑Kotlass m'emportait en avant, en avant, toujours en avant…

Le parti du prolétariat et les partis bourgeois dans la révolution[modifier le wikicode]

Les camarades savent que je repousse catégoriquement l'opinion qui a été la philosophie officielle du parti dans ces derniers temps, sur notre révolution et le rôle qu'y jouent les partis bourgeois.[24]

Les opinions que professent nos camarades mencheviks leur semblent, à eux‑mêmes, extraordinairement complexes. Je les ai entendus plus d'une fois nous accuser d'avoir une idée trop simple de la marche de la révolution russe. Et cependant, malgré un manque absolu de précision dans les formes qui donne l'apparence de la complexité – et grâce, peut‑être, à ce défaut –, les idées des mencheviks dégénèrent en un schéma extrêmement simple, accessible à la compréhension de M. Milioukov lui‑même. Dans la postface d'une brochure récemment parue, Comment se sont faites les élections à la deuxième Douma d'Etat, le leader du parti cadet écrit ceci : “En ce qui concerne les groupes de gauche, au sens étroit du mot, c'est‑à‑dire les groupes socialistes et révolutionnaires, il nous sera plus difficile de nous entendre avec eux. Mais encore ici, si nous n'avons pas de raisons positives bien définies pour opérer ce rapprochement, nous avons du moins de très fortes raisons négatives qui favoriseront l'entente dans une certaine mesure. Leur but est de nous critiquer et de nous discréditer ; encore faut‑il pour cela que nous existions et que nous agissions. Nous savons que pour les socialistes, non seulement pour ceux de Russie mais pour ceux du monde entier, la transformation de régime qui s'accomplit en ce moment est une révolution bourgeoise, et non socialiste ; c'est une révolution qui doit être faite par la démocratie bourgeoise. De plus, s'il est question de prendre la place de cette démocratie, il faut dire que pas un socialiste dans le monde ne s'y est préparé ; et si le pays a envoyé à la Douma des socialistes en si grand nombre, ce n'est certainement pas pour réaliser dès à présent le socialisme, ni non plus pour qu'ils accomplissent de leurs mains les réformes préparatoires “de la bourgeoisie”. Ainsi, il leur sera beaucoup plus avantageux de nous abandonner le rôle de parlementaires que de se compromettre eux‑mêmes dans ce rôle. ”

Milioukov, comme vous le voyez, nous introduit d'emblée au cœur même de la question. Dans la citation que je viens de faire, vous avez tous les éléments essentiels des idées menchevistes sur la révolution et sur les rapports de la démocratie bourgeoise et de la démocratie socialiste. “La transformation de régime qui s'accomplit en ce moment est une révolution bourgeoise, et non socialiste. Ceci d'abord. La révolution bourgeoise “doit être faite par la démocratie bourgeoise”. Voilà le second point. La démocratie socialiste ne peut de ses mains effectuer les réformes bourgeoises ; elle a un rôle de simple opposition : “Critiquer et discréditer. ” Enfin, quatrième observation, pour que les socialistes aient la possibilité de rester dans l'opposition, “il faut que la démocratie bourgeoise existe et agisse”.

Mais si cette démocratie bourgeoise n'existe pas ? Mais s'il n'y a pas de démocratie bourgeoise qui soit capable de marcher à la tête de la révolution bourgeoise ? Dans ce cas, il ne reste qu'à l'inventer. C'est à cela qu'arrive le menchevisme. Il édifie une démocratie bourgeoise, il lui donne des qualités et une histoire, et il emploie pour cela sa propre imagination.

En tant que matérialisation, nous devons d'abord nous demander quelles sont les bases sociales de la démocratie bourgeoise : sur quelles couches de la population, sur quelles classes peut‑elle s'appuyer?

Inutile de parler de la grande bourgeoisie comme d'une force révolutionnaire, nous sommes tous d'accord là‑dessus. Des industriels lyonnais ont pu jouer un rôle contre‑révolutionnaire à l'époque de la grande Révolution française, qui fut une révolution nationale dans le sens le plus large de ce mot. Mais on nous parle de la moyenne et surtout de la petite bourgeoisie comme d'une force dirigeante dans la révolution bourgeoise. Que représente donc cette petite bourgeoisie?

Les jacobins s'appuyaient sur la démocratie des villes, sortie des corporations d'artisans. Les maîtres ouvriers, leurs compagnons, et les petites gens de la ville, qui avaient avec les premiers des liens étroits, composaient l'armée des sans‑culottes révolutionnaires, et c'était là l'appui du parti dirigeant des montagnards. Cette masse compacte de la population urbaine, qui avait passé par la longue école historique de la vie corporative, c'est précisément elle qui a supporté tout le poids de la transformation révolutionnaire. Le résultat objectif de la révolution a été de créer des conditions “normales” d'exploitation capitaliste. Mais le mécanisme social de l'évolution historique a fait en sorte que la domination de la bourgeoisie fût assurée par l'œuvre de la plèbe, de la démocratie des rues, des sans‑culottes. Leur dictature terroriste a débarrassé la société bourgeoise de tous les vieux débris, et ensuite la bourgeoisie est arrivée à dominer en renversant la dictature démocratique des petits bourgeois.

Je demande, et ce n'est pas, hélas, la première fois : Quelle classe de la société soulèvera, étayera dans notre pays une démocratie bourgeoise révolutionnaire, la portera au pouvoir et lui donnera la possibilité d'accomplir un immense travail, tout en ayant en face d'elle l'opposition du prolétariat ? C'est la question centrale, et je la pose encore une fois aux mencheviks.

Il est vrai que nous avons les masses énormes des ruraux révolutionnaires. Mais les camarades de la minorité savent aussi bien que moi que la classe paysanne, si révolutionnaire soit‑elle, n'est pas capable de jouer un rôle indépendant et spontané, et encore moins d'assumer une direction politique. Les paysans peuvent constituer une force prodigieuse au service de la révolution, c'est indiscutable ; mais il serait indigne d'un marxiste de penser que le parti des moujiks est capable de prendre la tête de la révolution bourgeoise et de libérer, par sa propre initiative, les forces productrices de la nation en les débarrassant des entraves séculaires. C'est la ville qui possède l'hégémonie dans la société moderne ; et la ville seule est capable de jouer un rôle dirigeant dans la révolution bourgeoise. Où donc, chez nous, trouvez‑vous cette démocratie urbaine qui saurait entraîner à sa suite toute la nation?

Le camarade Martynov l'a cherchée plus, d'une fois, la loupe à la main. Il a trouvé des maîtres d’école à Saratov, des avocats à Pétersbourg et des statisticiens à Moscou. Comme tous les hommes de son opinion, il s'est seulement refusé à voir que, dans la révolution russe, le prolétariat industriel s'était emparé du terrain même sur lequel, à la fin du XVIIIe siècle, se tenait la démocratie à demi prolétarienne des artisans, la démocratie des sans-culottes. J'attire votre attention, camarades, sur ce point essentiel.

Notre grosse industrie n'est pas sortie naturellement de l'artisanat. L'histoire économique de nos villes ignore absolument la période des corporations. L'industrie capitaliste est née, chez nous, sous la pression immédiate du capital européen. Elle s'est emparée d'un sol vierge, vraiment primitif, et elle n'a pas eu à surmonter la résistance d'une culture corporative. Le capital étranger s'est introduit dans notre pays par la voie des emprunts d'Etat, par les tuyaux, si l'on peut dire, de l'initiative privée. Il a groupé autour de lui l'armée du prolétariat industriel, sans permettre aux petits métiers de se créer et de se développer. Le résultat, chez nous, c'est qu'au moment de la révolution bourgeoise la principale force des villes s'est trouvée dans un prolétariat industriel d'un type social très élevé. C'est un fait irréfutable et qui doit servir de base à toutes nos déductions de tactique révolutionnaire.

Si les camarades de la minorité croient à la victoire de la révolution ou du moins admettent la possibilité d'une telle victoire, ils ne pourront nier qu'en dehors du prolétariat il n'y a pas, chez nous, dans notre histoire, de prétendant au pouvoir révolutionnaire. De même que la démocratie urbaine, la petite bourgeoisie de la Révolution française s'est mise à la tête du mouvement national, le prolétariat, cette unique démocratie révolutionnaire de nos villes, doit trouver un appui dans les masses paysannes et prendre le pouvoir, si, du moins, la victoire de la révolution est possible. Un gouvernement qui s'appuie directement sur le prolétariat, et, par son intermédiaire, sur la classe paysanne révolutionnaire, ne signifie pas encore une dictature socialiste. Je ne parle pas, pour l'instant, des perspectives ultérieures d'un gouvernement prolétarien. Peut‑être le prolétariat est‑il condamné à tomber, de même que la démocratie des jacobins, pour laisser place nette à la bourgeoisie. Je veux seulement établir un point : si le mouvement révolutionnaire a triomphé chez nous, conformément à la prédiction de Plekhanov, en tant que mouvement ouvrier, la victoire de la révolution n'est possible chez nous qu'en tant que victoire révolutionnaire du prolétariat ; autrement, elle est absolument impossible.

J'insiste résolument sur cette déduction. Si l'on admet que l'opposition des intérêts sociaux entre le prolétariat et les masses paysannes ne permettra pas au prolétariat de se mettre à la tête de ces dernières, que le prolétariat n'est pas assez fort pour remporter la victoire, il faut conclure que la victoire même de la révolution est impossible chez nous. Dans de telles conditions, le résultat naturel de la révolution serait une entente de la bourgeoisie libérale avec l'ancien régime. C'est une issue dont on ne peut nier la possibilité. Mais il est clair qu'un pareil résultat ne se présenterait que dans la voie d'une défaite de la révolution, occasionnée par sa faiblesse interne.

En somme, toute l'analyse des mencheviks, et, avant tout, leur appréciation du prolétariat et de ses rapports possibles avec la classe paysanne, les conduisent inexorablement au pessimisme révolutionnaire. Mais ils s'entêtent à tourner bride et à développer leur optimisme en faveur de... la démocratie bourgeoise.

Voilà comment s'explique leur attitude vis‑à‑vis des cadets. Les cadets sont pour eux le symbole de la démocratie bourgeoise, et celle‑ci est le prétendant, par droit de nature, au pouvoir révolutionnaire.

Le camarade Martynov a construit, en partant de ce point de vue, toute une philosophie de l'histoire à l'usage du parti constitutionnel‑démocrate. Les cadets, voyez‑vous, inclinent à droite durant les périodes d'apaisement et se jettent à gauche quand la révolution remonte. Par conséquent, ils gardent le droit de se considérer comme ayant un avenir révolutionnaire.

Je dois pourtant établir que l'histoire des cadets, telle qu'elle est tracée par Martynov, est tendancieuse ; on plie cette histoire aux exigences d'une certaine morale. Martynov nous a rappelé qu'en octobre 1905 les cadets avaient exprimé de la sympathie pour les grévistes. C'est indiscutable. Mais que cachait‑on sous cette déclaration platonique ? Un sentiment bien vulgaire, l'épouvante du bourgeois devant la terreur déchaînée dans la rue. Dès que le mouvement révolutionnaire s'est étendu, les cadets se sont absolument écartés de l'arène politique. Et Milioukov explique les raisons de cette attitude avec une entière franchise dans la brochure que j'ai déjà citée : “Après le 17 octobre, quand, en Russie, ont eu lieu librement les premières grandes réunions politiques, les esprits tendaient résolument à gauche... Un parti comme celui des constitutionnels‑démocrates, qui n'en était alors qu'à ses premiers mois d'existence et se préparait à la lutte parlementaire, ne pouvait absolument pas agir durant les derniers mois de 1905.

Ceux qui reprochent maintenant au parti de n'avoir pas protesté en temps voulu, sur l'heure, par des meetings, contre “les illusions révolutionnaires du trotskisme” et contre une récidive de “blanquisme”, ne comprennent pas ou ne se rappellent pas l'état d'esprit du public démocratique qui s'assemblait alors dans les meetings ” (Comment se sont faites les élections... . pages 91 et 92). M. Milioukov me fait trop d'honneur en attachant mon nom à la période du plus grand élan de la révolution. Mais l'intérêt de la citation n'est pas en cela. Il est important pour nous d'établir qu'en octobre et novembre la seule besogne possible pour les cadets consistait à lutter contre “les illusions révolutionnaires”, c'est‑àdire, en fait, contre le mouvement révolutionnaire des masses ; et, s'ils n'ont pas accompli cette besogne, c'est tout simplement parce qu'ils avaient peur du public démocratique des réunions. Et cela pendant la lune de miel du parti ! Et cela au moment où notre révolution atteignait son apogée!

Le camarade Martynov s'est rappelé les félicitations platoniques adressées par les cadets aux grévistes. Mais, historien tendancieux, il a oublié de mentionner le congrès des zemstvos à la tête duquel se trouvèrent des cadets, en novembre. Ce congrès avait‑il examiné la question de savoir s'il participerait au mouvement populaire ? Non, il discutait seulement une entente avec le ministère Witte. Quand on reçut la nouvelle du soulèvement de Sébastopol, le congrès pencha brusquement et résolument à droite – à droite, entendez‑vous, et non à gauche ! Et, seul le discours de M. Milioukov, se résumant en ceci que l'insurrection était, Dieu merci, écrasée, seul ce discours put ramener les constitutionnels‑démocrates des zemstvos dans la voie du programme constitutionnel. Vous voyez que la thèse générale de Martynov exige de très importantes restrictions.

Au moment suivant, les cadets se trouvent dans la première Douma. C'est indiscutablement la page “la plus brillante” de l'histoire du parti libéral. Mais comment expliquer cet élan des cadets ? Nous pouvons apprécier diversement la tactique du boycottage. Mais, pour nous tous, il doit apparaître indubitable que c'est précisément cette tactique qui poussa artificiellement, donc provisoirement, les larges couches de la démocratie du côté des cadets ; elle introduisit dans les cadres de la représentation des constitutionnels‑démocrates de nombreux radicaux ; elle fit ainsi du parti cadet l'organe d'une opposition “nationale ” : cette situation exceptionnelle mena les cadets jusqu'à la fameuse proclamation de Vyborg à laquelle faisait allusion le camarade Martynov. Mais les élections à la deuxième Douma forcèrent les cadets à prendre l'attitude qui leur convenait le mieux, celle de la lutte contre “les illusions révolutionnaires”. M. Alexis Smirnov, historiographe du parti cadet, caractérise la campagne électorale dans les villes, où les cadets ont leur principale influence, de la manière suivante : “Il n'y avait pas de partisans du gouvernement parmi les électeurs des villes... C'est pourquoi, dans les assemblées, la lutte se déroula sur un autre plan : ce fut une discussion entre le parti de la Liberté du peuple et les partis socialistes de gauche ” (Comment se sont faites les élections…, page 90).

Le chaos qui avait régné dans l'opposition pendant les premières élections disparut quand on prépara la deuxième Douma : les différences se manifestèrent sur la ligne de la démocratie révolutionnaire. Les cadets mobilisèrent leurs électeurs contre les idées de démocratie, de révolution, de prolétariat. C'est un fait de la plus haute importance. La base sociale des cadets se rétrécit et devint moins démocratique. Circonstance qui ne s'explique pas par le hasard, qui n'est ni provisoire ni transitoire. Elle signifie une scission réelle, sérieuse, entre le libéralisme et la démocratie révolutionnaire. Milioukov s'est très bien rendu compte de ce résultat des deuxièmes élections. Après avoir indiqué que, dans la première Douma, les cadets avaient la majorité – “peut‑être parce qu'ils n'avaient pas de concurrents” –, qu'ils avaient perdu cette majorité aux deuxièmes élections, le leader du parti cadet déclare ceci : “En revanche, nous avons pour nous maintenant une partie considérable des voix du pays qui se sont prononcées pour notre tactique, contre celle des révolutionnaires” (ibidem, page 286).

On ne peut s'empêcher de souhaiter que les camarades de la minorité apportent la même clarté, la même netteté dans l'appréciation de ce qui se passe. Pensez‑vous que les choses marcheront autrement plus tard ? Croyez‑vous que les cadets puissent grouper sous leur étendard la démocratie et devenir des révolutionnaires ? Ne pensez‑vous pas, au contraire, que le développement ultérieur de la révolution détachera définitivement la démocratie des libéraux et rejettera ces derniers dans le camp de la réaction ? N'est‑ce pas à cela que vise toute la tactique des cadets dans la deuxième Douma ? N'est‑ce pas à cela que nous conduit votre propre tactique ? Vos manifestations à la Douma, les accusations que vous lancez dans la presse et dans les assemblées n'auront‑elles pas cela pour effet ? Quels motifs avez‑vous donc de croire que les cadets pourront encore se relever, se redresser ? Vous fondez‑vous sur des traits tirés du développement politique ? Non, vous ne songez qu'à votre schéma ! Pour “mener la révolution jusqu'au bout”, vous avez besoin de la démocratie bourgeoise des villes. Vous la cherchez avec ardeur et vous ne trouvez que des cadets. Et vous manifestez, en songeant à eux, un étonnant optimisme ; vous les affublez d'un déguisement ; vous voulez les forcer à jouer un rôle historique qu'ils ne veulent pas assumer, qu'ils ne peuvent jouer, qu'ils ne joueront pas.

A la question essentielle que je vous ai posée tant de fois, aucune réponse n'a été donnée. Vous n'avez pas la prescience de la révolution. Votre politique est dépourvue de toute perspective.

A cause de cela, votre attitude vis‑à‑vis des partis bourgeois se formule en termes que le congrès aura avantage à retenir ; d'une occasion à l'autre. Le prolétariat ne mène pas une lutte systématique pour assurer son influence sur les masses populaires ; il ne contrôle pas ses mouvements et sa tactique au moyen de cette idée directrice : grouper autour de lui ceux qui travaillent, ceux qu'on opprime et en devenir le héraut et le chef ; il mène sa politique d'une occasion à l'autre. Il renonce en principe à la possibilité de négliger des avantages temporaires pour réaliser des conquêtes plus profondes il procède par empirisme à ses évaluations, à ses mensurations il effectue des combinaisons commerciales de politique, en profitant tantôt d'une occasion, tantôt d'une autre. “Pourquoi devrais‑je préférer les blondes aux brunes ? ” demande le camarade Plekhanov. Et je dois reconnaître que, s'il s'agit de blondes ou de brunes, nous sommes certainement dans le domaine que les Allemands appellent Privatsache : il ne s’agit là que d'une opinion librement individuelle. Je pense qu'Alexinsky lui‑même, qui ne transige pas, comme on sait, sur les principes, ne demandera pas que le congrès établisse dans cette sphère “l'unité d'idées” qui serait la condition efficiente de l'unité d'action.

Appendices[modifier le wikicode]

Le prolétariat et la révolution russe. Sur la théorie mencheviste de la révolution russe[modifier le wikicode]

Article Publié dans la revue Neue Zeit en 1908. (NdT)

(A. Tscherewanin, Das Proletariat und die russische Revolution, Stuttgart, Verlag Dietz, 1908. )

Tout bon Européen – et, bien entendu, il faut compter parmi eux les socialistes – considère la Russie comme le pays des surprises ; la raison en est bien simple : quand on ignore les causes, on est toujours surpris par les effets. Les voyageurs français du XVIIIe siècle racontaient qu'en Russie les rues étaient chauffées au moyen de bûchers. Les socialistes européens du XXe siècle ne l'ont pas cru, certes ; mais ils ont tout de même pensé que le climat de la Russie était trop rigoureux pour permettre le développement dans ce pays d'une social‑démocratie. On a vu des opinions plus étranges. Un romancier français, je ne sais plus si c'était Eugène Sue ou Dumas père, nous montre, en Russie, le héros d'un de ses ouvrages prenant le thé “ à l'ombre d'une klukva ” (canneberge). L'Européen cultivé n'ignore pas sans doute, aujourd'hui, qu'il est aussi difficile de s'installer avec un samovar sous une canneberge qu'à un chameau de passer par le chas d'une aiguille. Cependant, les événements grandioses de la révolution russe, par la surprise qu'ils ont causée, ont amené bien des socialistes occidentaux à penser que le climat russe, qui exigeait autrefois le chauffage des rues, transformait à présent les mousses polaires en de gigantesques baobabs. Voilà pourquoi, la première poussée de la révolution s'étant brisée contre les forces militaires du tsarisme, bien des critiques ont quitté l'ombre des canneberges pour s'installer sous le couvert de la désillusion.

Par bonheur, la révolution russe a animé les socialistes occidentaux du désir sincère d'étudier la situation en Russie. Et il me serait difficile de dire ce qu'il faut apprécier davantage : de l'intérêt que nous avons excité parmi les penseurs ou du rôle de la troisième Douma d'Etat, qui, elle, est aussi un don de la révolution, dans la mesure du moins où un chien crevé, rejeté sur le sable du rivage, peut être considéré comme un don de l'océan.

Nous devons une certaine gratitude à la maison d'édition de Stuttgart qui, par les trois derniers livres qu'elle a publiés, s'efforce de répondre à quelques‑unes des questions que soulève la révolution[25]. Il faut noter cependant que ces trois livres ne sont pas d'égale valeur. L'ouvrage de Maslov présente une étude d'une importance capitale pour la connaissance de la situation agraire en Russie. La valeur scientifique de ce travail est si grande qu'on peut passer à l'auteur les imperfections de la forme ; on peut même lui pardonner d'avoir exposé d'une façon absolument inexacte la théorie de la rente sur la terre de Marx. Le livre de Pajitnov n'a pas la valeur d'une étude originale, mais il fournit des matériaux assez nombreux pour caractériser la situation de l'ouvrier russe dans les fabriques, dans les puits de mine, dans son logement, à l'hôpital et, en partie, dans les syndicats. La position de l'ouvrier dans l'organisme social n'y est cependant pas définie. L'auteur, il est vrai, ne s'était pas assigné cette tâche. Mais, pour cette raison précisément, son travail ne fournira que très peu de données propres à expliquer le rôle du prolétariat russe.

Cette grande question devait être éclaircie dans la brochure de Tcherevanine qui vient d'être traduite en allemand. C'est là l'ouvrage que nous allons examiner.

I

Tcherevanine recherche d'abord les causes générales de la révolution. Il considère celle‑ci comme le résultat d'un conflit entre les besoins impérieux du développement capitaliste du pays et les formes de l'Etat et du droit qui tiennent encore du servage. “L'inflexible logique du développement économique, écrit‑il, a voulu qu'en fin de compte toutes les couches de la population, à l'exception de la noblesse féodale, fussent obligées de prendre nettement position contre le gouvernement” (Page 10).

Dans ce groupement des forces de l'opposition et de la révolution, “le prolétariat a occupé sans aucun doute une place centrale” (ibidem). Mais le prolétariat lui‑même n'avait pourtant de valeur que comme partie constituante de l'ensemble qui formait l'opposition. Dans les limites historiques de la lutte qui fut menée pour l'affranchissement de la nouvelle société bourgeoise, le prolétariat ne pouvait avoir de succès que dans la mesure où l'opposition bourgeoise le soutenait, ou plutôt dans la mesure où lui‑même, par son action révolutionnaire, soutenait cette opposition. L’inverse est également vrai. Toutes les fois que le prolétariat dépassa la mesure dans ses actes “ou bien, si l'on veut, agit prématurément” et s'isola ainsi de la démocratie bourgeoise, il essuya des défaites et entrava le développement normal de la révolution. Telle est, dans ses traits essentiels, la conception historique de Tcherevanine[26]). D'un bout à l'autre de sa brochure, il proteste inlassablement contre l'opinion de ceux qui voudraient exagérer les forces révolutionnaires et surestimer le rôle politique du prolétariat russe.

Il analyse le grand drame du 9 janvier 1905 pour en venir à cette conclusion : “Trotsky a tort d'écrire que les ouvriers se dirigèrent, le 9 janvier, vers le Palais d'Hiver afin d'y présenter non pas une supplique, mais des revendications” (page 27). Il accuse le parti d'avoir exagéré la maturité du prolétariat de Pétersbourg en février 1905, lors de l'affaire de la commission présidée par le sénateur Chidlovsky, lorsque les représentants élus des masses exigèrent des garanties de droit civil et, s'étant heurtés à un refus, se retirèrent ; et lorsque les ouvriers répondirent à l'arrestation de leurs envoyés par la grève. Il donne une brève esquisse de la grande grève d'octobre et formule de la manière suivante ses conclusions : “Nous voyons maintenant quels éléments présidèrent à la grève d'octobre, quel rôle y jouèrent la bourgeoisie et les intellectuels. Nous avons suffisamment précisé que le prolétariat n'était pas seul et qu'il ne pouvait, par ses seuls moyens, porter ce coup sérieux, peut‑être mortel, à l'absolutisme” (page 56). Après la promulgation du manifeste du 17 octobre, toute la société bourgeoise avait soif d'apaisement. C'était donc une “folie” de la part du prolétariat de s'engager dans la voie de l'insurrection révolutionnaire. On aurait dû diriger l'énergie prolétarienne dans le sens des élections à la Douma. Tcherevanine attaque ceux qui montrèrent alors que la Douma n'était encore qu'une promesse, qu'on ignorait comment et à quelle époque auraient lieu les élections et si même elles auraient lieu. Il cite l'article que j'écrivis le jour de la promulgation du manifeste et il dit : “On avait absolument tort de déprécier la victoire remportée en écrivant dans les Izvestia : “Nous avons une constitution, mais l'autocratie est toujours là. Nous avons tout... et nous n'avons rien. ”

Ensuite tout alla de mal en pis. Au lieu de soutenir le congrès des zemstvos, qui réclamait le suffrage universel pour les élections à la Douma, le prolétariat rompit brusquement avec le libéralisme et la démocratie bourgeoise, et il chercha de nouveaux alliés, “des alliés douteux” : les paysans et l'armée. L'établissement par des moyens révolutionnaires de la journée de huit heures, la grève de novembre en réponse à la loi martiale proclamée, en Pologne, les fautes s'accumulent et cette voie nous mène à la fatale défaite de décembre. Cette défaite et les erreurs ultérieures de la social‑démocratie préparent le krach de la première Douma et ensuite les nouvelles victoires de la contre‑révolution.

C'est ainsi que Tcherevanine conçoit l'histoire. Le traducteur allemand a fait tout ce qu’il pouvait pour affaiblir l'énergie des accusations et des blâmes lancés par Tcherevanine ; mais, même avec ces adoucissements, l'ouvrage a beaucoup plus l'air d'un réquisitoire contre les crimes révolutionnaires du prolétariat du point de vue d'une “tactique vraiment réaliste”, que d'une image fidèle du rôle joué par le prolétariat dans la révolution.

Au lieu de nous donner une analyse matérialiste des rapports sociaux, Tcherevanine se contente d'une déduction purement formelle : notre révolution, pour lui, est une révolution bourgeoise ; sa victoire doit assurer le pouvoir de la bourgeoisie ; le prolétariat doit concourir à la révolution bourgeoise ; donc, il doit aider à faire passer le pouvoir aux mains de la bourgeoisie ; l'idée d'une conquête du pouvoir par le prolétariat n'est par conséquent pas compatible avec la tactique qui doit être celle du prolétariat en cas de révolution bourgeoise ; or la tactique du prolétariat a été naturellement de lutter pour prendre le pouvoir gouvernemental : donc, elle était fondée sur une erreur.

Cette belle construction logique, qui, en scolastique, s'appelle, je crois, un sorite, laisse pourtant de côté la question principale : on ne se demande pas quelles étaient les forces intérieures de la révolution bourgeoise, quel était le mécanisme de cette classe. Nous connaissons l'exemple classique d'une révolution dans laquelle la domination de la bourgeoisie capitaliste a été préparée par la dictature terroriste des sans‑culottes victorieux. Cela eut lieu à une époque où la population des villes se composait principalement de petits artisans et de petits marchands. Les jacobins les entraînaient à leur suite. Or, la population des villes de Russie se compose principalement aujourd'hui d'un prolétariat industriel. Cela nous incite à concevoir une situation historique où la victoire de la révolution “bourgeoise” ne serait possible que grâce à la conquête du pouvoir révolutionnaire par le prolétariat. Cette révolution cesserait‑elle d'être bourgeoise ? Oui et non. Cela ne dépendrait pas d'une définition, mais du développement ultérieur des événements. Si le prolétariat est repoussé par la coalition des classes bourgeoises, et entre autres la classe paysanne qu'il aura affranchie, la révolution conservera son caractère étroitement bourgeois. Mais si le prolétariat est capable de mettre en œuvre toutes les ressources de sa domination politique et s'il réussit ainsi à rompre les cadres nationaux de la révolution russe, celle‑ci pourra devenir le prologue d'un cataclysme socialiste mondial. Si l'on se demande jusqu'où ira la révolution russe, on ne pourra répondre que d'une façon conditionnelle. Mais une chose est indubitable : quand on se contente de définir le mouvement russe comme une révolution bourgeoise, on ne dit absolument rien sur son développement interne et on ne saurait prouver ainsi que le prolétariat doit adapter sa tactique à la conduite de la démocratie bourgeoise considérée comme le seul prétendant légitime au pouvoir gouvernemental.

II

Et avant tout : quel est donc ce corps politique que l'on appelle la “démocratie bourgeoise” ? Quand on prononce ce mot, on assimile par la pensée les libéraux évoluant dans le processus révolutionnaire aux masses populaires, c'est‑à-dire avant tout à la classe paysanne. Mais, dans la réalité – et c'est là le point grave de l'affaire –, cette assimilation n'a pas lieu et ne peut pas avoir lieu.

Les cadets, parti qui a donné le ton dans les cercles libéraux pendant ces deux dernières années, ont constitué leur groupe en 1905 par l'union des “constitutionnalistes” des zemstvos avec l' “Association de l'affranchissement”. Dans la fronde libérale des zemstvos, on trouvait, d'une part, les agrariens envieux et mécontents du monstrueux protectionnisme industriel qui servait de base à la politique gouvernementale ; on trouvait aussi les propriétaires désireux d'exprimer leur dépit et leur opposition parce qu'ils étaient partisans du progrès et qu'un régime arriéré les empêchait d'administrer leurs domaines suivant les procédés rationnels du capitalisme. L' “Association de l'affranchissement” groupait des éléments intellectuels qui, jouissant d'une situation sociale “convenable” et du bien‑être que comporte une pareille situation, ne pouvaient entrer dans la voie révolutionnaire. Beaucoup de ces messieurs avaient passé par l'école préparatoire du marxisme, dans les limites autorisées par le pouvoir. L'opposition des zemstvos se distingua toujours par sa lâcheté et son impuissance et le très auguste ignorant qui nous gouvernait n'exprimait qu'une amère vérité quand il disait, en 1894, que les vœux politiques de cette opposition n'étaient que “d'absurdes rêveries”. D'autre part, la classe privilégiée des intellectuels, n'exerçant aucune influence sociale par elle‑même et se trouvant, sous le rapport matériel, dans la dépendance directe ou indirecte de l'Etat, ou du gros capital protégé par l'Etat, ou des propriétaires terriens qui se réclamaient du libéralisme censitaire, n'était pas capable de manifester une quelconque opposition politique. Ainsi, le parti cadet unissait l'impuissance des zemstvos à l'impuissance des intellectuels diplômés. Le libéralisme des zemstvos montra combien il était superficiel dès la fin de 1905, lorsque, à la suite des troubles agraires, les propriétaires prirent soudain parti pour l'ancien régime. Les intellectuels libéraux durent quitter, les larmes aux yeux, les vieux manoirs où ils ne vivaient en somme que comme des enfants adoptifs ; ils durent chercher un appui dans les villes, d'où ils tiraient d'ailleurs leurs origines. Si l'on totalise les résultats des trois campagnes électorales, on verra que Pétersbourg et Moscou, avec les éléments censitaires de leur population, ont été les citadelles des cadets. Et, néanmoins, le libéralisme russe, comme on le voit à travers toute sa lamentable histoire, n'a jamais réussi à sortir de son avilissement. Pourquoi ? L'explication de ce fait ne se trouve pas dans les excès révolutionnaires du prolétariat : elle est liée à des causes historiques beaucoup plus profondes.

La base sociale de la démocratie bourgeoise, la force motrice de la révolution européenne, a toujours été le Tiers‑Etat, dont le noyau était formé par la petite bourgeoisie des villes, par les artisans, les commerçants et les intellectuels. La seconde moitié du XIX° siècle est une époque de complète décadence pour cette bourgeoisie. Le développement capitaliste a non seulement écrasé la classe démocratique des petits artisans en Occident, mais il a empêché une classe de ce genre de se constituer en Europe orientale.

Le capital européen a trouvé en Russie l'artisan de village et, sans lui donner le temps de se dissocier du paysan pour devenir un artisan des villes, il l'a aussitôt emprisonné dans ses usines. De plus, de nos anciennes villes – de Moscou, par exemple, ce “grand village” –, il a fait des centres d'industrie moderne. Le prolétariat, qui n'avait aucun passé, aucune tradition, aucun préjugé corporatif, s'est trouvé brusquement concentré en masses considérables. Dans toutes les branches essentielles de l'industrie, le gros et très gros capital a supplanté le petit et le moyen sans coup férir. Il est impossible de comparer Pétersbourg ou Moscou au Berlin ou à la Vienne de 1848 ; nos capitales ressemblent encore moins au Paris de 1789, qui n'avait pas idée du chemin de fer ou du télégraphe, et qui considérait une manufacture de trois cents ouvriers comme une très grosse entreprise. Mais il est extrêmement remarquable que l'industrie russe, par le degré de concentration qu'elle a acquis, non seulement soutienne la comparaison avec celles des États européens, mais les laisse bien loin derrière elle. Voici un petit tableau qui en donnera la preuve:

ALLEMAGNE[27](recensement de 1905) AUTRICHE[28](recensement de 1902) RUSSIE[29](recensement de 1902)
entreprisesouvriersentreprisesouvriersentreprisesouvriers
de 51 à 1000 ouvriers18.6982.595.5366.334993.0006.3341.202.800
plus de 1000 ouvriers255448.731115179.8764581.155.000

Nous avons laissé de côté les entreprises qui occupent moins de 50 ouvriers, le compte de ces établissements en Russie étant très mal établi. Mais ces deux lignes de chiffres suffisent à montrer à quel point l'industrie russe dépasse l'autrichienne au point de vue de la concentration de la production. Alors que le nombre des moyennes et grosses entreprises (de 51 à 1.000 ouvriers) est absolument le même dans les deux pays (6.334), le nombre des entreprises géantes (de plus de 1000 ouvriers) est en Russie le quadruple de celui que nous donne l’Autriche. On obtiendra un résultat analogue si l'on compare avec la Russie, non plus l’Autriche qui est très en retard, mais les pays capitalistes les plus avancés tels que l'Allemagne et la Belgique. Il y a en Allemagne 255 très grosses entreprises qui occupent un peu moins d'un demi­million d'hommes ; il y en a en Russie 458, et le chiffre des ouvriers dépasse le million. Cette question s'éclaire encore mieux quand on compare les revenus réalisés par les établissements commerciaux‑industriels des différentes catégories en Russie.

Nombre d'entreprisesBénéfices
Bénéfice de 1 000 à 2 000 roubles37.000 (44,5 %)56.000.000 (8,6 %)
Bénéfice au-dessus de 2 000 roubles1.400.000 (1,7 %)291.000.000 (45 %)

En d'autres termes, environ 50 % des entreprises réalisent moins d'un dixième du bénéfice total, alors qu'un soixantième des établissements se partagent une bonne moitié de ces mêmes bénéfices.

Ces deux exemples pris parmi beaucoup d'autres démontrent d'une façon éloquente que le caractère arriéré du capitalisme russe aggrava extrêmement les difficultés qui existaient entre la société bourgeoise, les capitalistes et les ouvriers. Ces derniers occupent, non seulement dans l'économie sociale, mais dans l'économie de la lutte révolutionnaire, la place que détient en Europe occidentale la classe démocratique des artisans et des commerçants, sortie des corporations et des guildes. Nous n'avons pas, en Russie, la moindre trace d'une petite bourgeoisie fortement enracinée qui aurait, avec le jeune prolétariat non encore constitué en classe, donné l'assaut aux bastilles de la féodalité.

Il est vrai que la petite bourgeoisie a toujours été en tous lieux un corps assez inconsistant au point de vue politique ; et pourtant, aux meilleurs jours de son histoire, elle a déployé une grande activité dans ce sens. Mais lorsque, comme en Russie, une bourgeoisie démocratique et intellectuelle, désespérément arriérée, se trouve en présence des difficultés et des luttes de classe, lorsqu'elle est empêtrée dans les traditions de la propriété terrienne et dans les préjugés du professorat, lorsqu'elle se constitue sous les malédictions des partis socialistes, qu'elle n'ose songer à prendre de l'influence sur les ouvriers et qu'elle est incapable d'exercer aucune autorité sur les paysans, par‑delà le prolétariat et en luttant contre les propriétaires, cette classe infortunée, dépourvue de toute énergie, n'est plus bonne qu'à former un parti cadet. Et, il faut bien dire, indépendamment de tout amour‑propre national, que dans les annales des pays bourgeois la brève histoire du libéralisme russe a battu les records de médiocrité et de niaiserie. D'autre part, il est certain qu'aucune des anciennes révolutions n'a absorbé autant d'énergie populaire que la nôtre et n'a donné pourtant d'aussi piètres résultats. De quelque manière que nous envisagions les événements, nous saisissons aussitôt un rapport intime entre la nullité de la démocratie bourgeoise et “l'insuccès” de la révolution. Ce rapport est évident, et pourtant il ne saurait nous entraîner à des conclusions pessimistes. “L'insuccès” de la révolution russe n'est qu'une conséquence de l'extrême lenteur de son développement. Bourgeoise par les fins immédiates qu'elle s'était assignées, notre révolution, en vertu de l’extrême différenciation de classe qu’on observe dans la population commerciale et industrielle, n'a pas trouvé de classe bourgeoise qui puisse se mettre à la tête des masses populaires en unissant sa puissance sociale et son expérience politique à leur énergie révolutionnaire. Les ouvriers et les paysans, opprimés, abandonnés à eux‑mêmes, doivent, à la dure école des batailles et des défaites, trouver eux‑mêmes les ressources politiques et l'organisation qui leur assureront enfin la victoire. Il n'y a pas pour eux d'autre voie.

III

Avec les fonctions industrielles de la démocratie représentée en Europe par les petits artisans, le prolétariat a dû assumer la tâche à laquelle correspondaient ces fonctions : il a dû, en particulier, s'assurer une hégémonie politique vis‑à-­vis de la classe paysanne. Ses fins sont les mêmes que celles de la démocratie, mais non pas ses méthodes et ses moyens.

Au service de la démocratie bourgeoise, il y a tout un ensemble d'institutions officielles : l'Ecole, l'Université, la commune, la presse, le théâtre. C'est là un immense avantage et ce qui le prouve, c'est que notre débile libéralisme lui‑même s'est trouvé automatiquement organisé et qu'il a disposé de tous les moyens nécessaires lorsque le temps est venu pour lui d'agir, de faire ce dont il était capable : le temps des motions, des pétitions et de la concurrence électorale. Le prolétariat n'a rien hérité de la société bourgeoise au point de vue de la culture politique, sauf l'unité que lui donnent les condi­tions mêmes de la production. Il a donc été obligé de créer, sur cette base, son organisation politique dans la poussière et la fumée des batailles révolutionnaires. Il est sorti fort brillamment de cette difficulté : la période où son énergie révolutionnaire atteignit son plus haut degré, la fin de 1905, fut aussi l'époque où il créa la merveilleuse organisation de classe que fut le soviet des députés ouvriers. Par là, cependant, on n'avait résolu qu'une partie du problème : après s'être donné une organisation, les ouvriers devaient vaincre la force organisée de l'adversaire.

La méthode de lutte révolutionnaire propre au prolétariat, c'est la grève générale. Bien que relativement peu nombreux, le prolétariat russe tient sous sa dépendance l'appareil centralisé du pouvoir gouvernemental et la plupart des forces productives du pays. C'est pourquoi la grève du prolétariat est une force à laquelle l'absolutisme, en octobre 1905, a dû rendre les honneurs militaires. Mais on vit bientôt que la grève générale ne faisait que poser le problème de la révolution ; elle ne pouvait le résoudre.

La révolution est avant tout une lutte pour la conquête du pouvoir gouvernemental. Or, la grève, comme les événements l'ont bien montré, n'est qu'un moyen révolutionnaire de pression sur le pouvoir existant. Le libéralisme des cadets, qui n'a jamais réclamé autre chose que l'octroi d'une constitution, a précisément sanctionné – pour peu de temps, il est vrai – la grève générale en tant que moyen d'obtenir cette constitution ; encore n'a‑t‑il donné son approbation que trop tard, lorsque le prolétariat comprenait déjà à quel point la grève est une ressource limitée et se disait qu'il devenait nécessaire et inévitable d'aller plus loin.

L'hégémonie exercée par la ville sur les campagnes, par l'industrie sur l'agriculture, et, en même temps la modernisation de l'industrie russe, l'absence d'une petite bourgeoisie fortement constituée dont les ouvriers n'auraient été que les auxiliaires, toutes ces causes firent du prolétariat la force principale de la révolution et l'obligèrent à songer à la conquête du pouvoir. Les pédants qui se croient marxistes parce qu'ils ne regardent le monde qu'à travers le papier sur lequel sont imprimés les ouvrages de Marx ont pu citer une multitude de textes pour prouver que la domination politique du prolétariat “n'arrivait pas à son heure” ; la classe ouvrière de Russie, la classe vivante qui, sous la direction d'un groupe organisé selon ses intérêts, engagea à la fin de 1905 un duel avec l'absolutisme, tandis que le gros capital et les intellectuels ne jouaient que le rôle de témoins de part et d'autre, ce prolétariat, par la nécessité même de son développement révolutionnaire, s'est trouvé face au problème de la conquête du pouvoir. Une confrontation du prolétariat et de l'armée devenait inévitable. L'issue de cette rencontre dépendait de la conduite de l'armée ; la conduite de l'armée dépendait de la composition de ses effectifs.

Le rôle politique des ouvriers dans le pays est beaucoup plus important qu'on ne pourrait le penser si l'on ne tenait compte que de leur nombre. Les événements l'ont prouvé : on l'a vu plus tard par les élections à la deuxième Douma. Les ouvriers ont apporté à la caserne les qualités, les avantages particuliers à leur classe : l’habileté technique, une instruction relative, une certaine solidarité dans l'action.

Dans tous les mouvements révolutionnaires de l'armée, le rôle principal appartient aux soldats qualifiés des troupes du génie ou aux artilleurs venus de la ville et des quartiers ouvriers. Dans les mutineries, dans les soulèvements de la flotte, la première place a toujours appartenu aux équipes des machines : ce sont les ouvriers, même quand ils forment la minorité de l'équipage, qui sont les maîtres de la machine, cœur du navire, donc les maîtres, du navire. Mais, dans l'armée recrutée par le service obligatoire universel, naturellement la classe paysanne l’emporte de loin par le nombre. L'armée donne à la classe des moujiks la cohésion qui lui manquait ; du défaut principal de cette classe, de sa passivité politique, l'armée se fait un avantage essentiel. Au cours de ses manifestations en 1905, le prolétariat commit parfois la faute d'ignorer la passivité des campagnes, parfois profita du mécontentement obscur que manifestaient les villages. Mais, lorsque la lutte pour la conquête du pouvoir devint une nécessité réelle, tout se joua sur le moujik en uniforme, qui formait la masse principale de l'infanterie russe. En décembre 1905, le prolétariat russe fut vaincu, non parce qu'il avait commis des erreurs, mais pour s'être heurté à une force trop réelle : les baïonnettes de l'armée paysanne.

IV

Cette brève analyse nous dispense de nous arrêter aux différents points du réquisitoire de Tcherevanine. Au‑delà de démarches isolées, de déclarations et d'actes qu'il considère comme des “erreurs de tactique”, Tcherevanine ne voit pas le prolétariat lui‑même dans ses rapports sociaux et dans sa croissance révolutionnaire. S'il repousse cette idée, pourtant indiscutable, que, le 9 janvier, les ouvriers descendirent dans la rue pour présenter à l'autorité, non pas une supplique, mais des revendications, c'est parce qu'il n'aperçoit pas, sous les formules, le sens véritable de cette manifestation. S'il apporte tant de soin à souligner le rôle des intellectuels dans la grève d'octobre, il n'arrive pourtant pas à diminuer la valeur de ce fait que, seul, le prolétariat, par son action révolutionnaire, entraîna les démocrates de gauche qui faisaient queue à la suite des zemstvos, qu'il transforma ce groupe en un détachement auxiliaire provisoire de la révolution, qu'il lui imposa une méthode de lutte purement révolutionnaire – la grève générale – et subordonna la démocratie à une organisation purement prolétarienne, le soviet des députés ouvriers.

Le prolétariat aurait dû, selon Tcherevanine, concentrer, après le manifeste, toutes ses forces autour des élections à la Douma. Mais il oublie de dire qu'on ne s'occupait pas encore, à ce moment-là, d'élections. Personne ne savait encore à quelle époque elles auraient lieu, comment on y procéderait. Et rien ne garantissait qu'il y eût des élections.

Nous avions, en octobre, un manifeste ; nous eûmes aussi des pogroms dans toute la Russie. Comment pouvait‑on donc affirmer qu'au lieu d'une Douma nous n'aurions pas encore un pogrom ? Et, dans ces conditions, que restait‑il à faire au prolétariat qui, par son offensive, avait rompu les vieilles digues du pouvoir policier ? Rien d'autre que ce qu'il fit en réalité. Le prolétariat, tout naturellement, s'emparait de nouvelles positions et tâchait de s'y retrancher : il démolissait la censure, il créait une presse révolutionnaire, il imposait la liberté des réunions, il protégeait la population contre les voyous en uniforme ou en haillons, il constituait des syndicats de combat, il s’unifiait autour des représentants de sa classe, il établissait une liaison avec les paysans et l'armée révolutionnaire. Tandis que la société libérale marmonnait que l'armée devait rester “en dehors de toute politique”, la social‑démocratie menait infatigablement sa propagande dans les casernes. Avait‑elle raison d'agir ainsi, oui ou non?

Alors que le congrès des zemstvos, qui se tint et que Tcherevanine, avec un retard considérable, en novembre, voudrait soutenir, obliqua fortement vers la droite dès qu'il entendit parler d'une révolte de la flotte de Sébastopol et ne retrouva sa sérénité qu'en apprenant que la révolte était écrasée, le soviet des députés adressait aux insurgés son salut et l'expression de son enthousiasme. Avait‑il raison, oui ou non ? Dans quelle voie, en quel point devait-on précisément chercher les garanties de la victoire : dans la sérénité des libéraux du zemstvo ou bien dans un rapprochement du prolétariat révolutionnaire avec l'armée?

Bien entendu, le programme de confiscation des terres que développaient les ouvriers rejetait les propriétaires vers la droite. En revanche, les paysans inclinaient vers la gauche. Et, cela va de soi, la lutte économique, énergiquement poursuivie, poussait les capitalistes vers le camp de l'ordre. En revanche, elle appelait à l'existence politique jusqu'aux ouvriers les plus ignorants, les plus incapables. Il est hors de doute que la propagande dans l'armée précipita le conflit inévitable qui devait avoir lieu avec le gouvernement. Mais, que faire d'autre ? Devait‑on abandonner au pouvoir illimité de Trepov les soldats qui, pendant la lune de miel des libertés, avaient secondé les fauteurs de pogroms et fusillé les milices ouvrières ? Tcherevanine sent bien, lui‑même, qu'il n'y avait pas autre chose à faire que ce qui a été fait.

“Cette tactique péchait par la base”, dit‑il en conclusion. Et il ajoute : “Admettons même qu'elle ait été inévitable et qu'aucune autre tactique n'ait été possible à ce moment‑là. Cela ne fait rien à l'affaire, cela ne change rien à la conclusion que nous formulons objectivement, à savoir : que la tactique de la social‑démocratie a péché par la base” (page 92). Tcherevanine met sur pieds une tactique comme Spinoza construisait son éthique : par la méthode géométrique. Il admet que la réalité ne permettait pas d'appliquer les procédés qu'il préconise, ce qui explique, bien sûr, que les gens qui pensaient comme lui n'aient joué aucun rôle dans la révolution. Mais que dirons‑nous d'une tactique “réaliste” dont le défaut est de ne pouvoir être appliquée ? Nous dirons comme Luther : “La théologie est une œuvre de vie et ne doit pas consister seulement dans le raisonnement et la méditation sur les affaires divines selon les lois de la raison... Tout art, qu'il soit destiné à l’usage domestique ou à celui du monde, s'il devient une pure spéculation et ne peut être mis en pratique, montre par là qu'il est sans valeur, qu'il ne signifie rien (ist verloren und taugt nichts). ”

Nos différends. 1905, La réaction et les perspectives de la révolution[modifier le wikicode]

Cet article fut imprimé dans la revue polonaise Przeglad socialdemokralyczny, au plus fort de la période de la réaction en Russie : le mouvement ouvrier était presque mort ; les mencheviks avaient renié la révolution et ses méthodes. On trouvera également ici la critique du point de vue officiel alors adopté par le bolchevisme sur le caractère de la révolution et la tâche du prolétariat dans cette révolution.

La critique du menchevisme garde jusqu'à ce jour sa valeur : le menchevisme russe paie en ce moment les fautes fatales qu'il a commises entre 1903 et 1905, lorsqu'il se constituait pratiquement ; le menchevisme mondial renouvelle aujourd’hui les fautes les plus graves du menchevisme russe.

La critique du point de vue bolcheviste d'alors (la dictature démocratique du prolétariat et de la classe paysanne) n'a plus qu'un intérêt historique. Les dissensions d'autrefois n'existent plus depuis longtemps.

Le manuscrit russe de cet article présente de grandes lacunes, et je le regrette. Je n'ai pas réussi à retrouver le numéro de la revue polonaise. On a donc reproduit le texte tel quel. Un passage de dix lignes a été restitué non mot à mot, mais d'après le sens général. (1922)

“ Tu as parfaitement raison de dire qu'il est impossible de surmonter l'apathie contemporaine par la voie des théories”, écrivait Lassalle à Marx, en 1854, c'est‑à‑dire à une époque où la réaction se déchaînait un peu partout dans le monde. “Je généraliserai même cette pensée en disant que jamais encore on n'a pu vaincre l'apathie par des moyens purement théoriques ; c'est‑à‑dire que les efforts de la théorie pour vaincre cette apathie ont engendré des disciples et des sectes ou bien des mouvements pratiques qui sont restés infructueux, mais qu'ils n'ont jamais suscité un mouvement mondial réel, ni un mouvement général des esprits. Les masses n'entrent dans le torrent du mouvement, en pratique comme en esprit, que par la force bouillonnante des événements. ”

L'opportunisme ne comprend pas cela. On prendra peut‑être pour un paradoxe l'affirmation qui consisterait à dire que ce qui caractérise l'opportunisme, c'est qu'il ne sait pas attendre. Et c'est pourtant cela. Dans les périodes où les forces sociales alliées et adversaires, par leur antagonisme comme par leurs interactions, amènent en politique un calme plat ; quand le travail moléculaire du développement économique, renforçant encore les contradictions, au lieu de rompre l'équilibre politique, semble plutôt l'affermir provisoirement et lui assurer une sorte de pérennité, l'opportunisme, dévoré d'impatience, cherche autour de lui de “nouvelles” voies, de “nouveaux” moyens d'action. Il s'épuise en plaintes sur l'insuffisance et l'incertitude de ses propres forces et il recherche des “alliés”. Il se jette avidement sur le fumier du libéralisme. Il le conjure. Il l'appelle. Il invente à l'usage du libéralisme des formules spéciales d'action. Mais le fumier n'exhale que son odeur de décomposition politique. L'opportunisme picore alors dans le tas de fumier quelques petites perles de démocratie. Il a besoin d'alliés. Il court à droite et à gauche et tâche de les retenir par la pan de leur habit à tous les carrefours. Il s'adresse à ses “fidèles” et les exhorte à montrer la plus grande prévenance à l'égard de tout allié possible. “Du tact, encore du tact et toujours du tact ! ” Il souffre d'une certaine maladie qui est la manie de la prudence à l'égard du libéralisme, la rage du tact et, dans sa fureur, il donne des soufflets et porte des blessures aux gens de son propre parti.

L'opportunisme veut tenir compte d'une situation, de conditions sociales qui ne sont pas encore arrivées à maturité. Il veut un “succès” immédiat. Lorsque ses alliés de l'opposition ne peuvent le servir, il court au gouvernement : il persuade, il supplie, il menace... Enfin, il trouve lui‑même une place dans le gouvernement (ministérialisme), mais seulement pour démontrer que, si la théorie ne peut devancer l'histoire, la manière administrative ne réussit pas mieux.

L'opportunisme ne sait pas attendre. Et c'est pourquoi les grands événements lui paraissent toujours inattendus. Les grands événements le surprennent, lui font perdre pied, l'emportent comme un copeau dans leur tourbillon et il va donner de la tête tantôt sur un rivage, tantôt sur un autre... Il essaie de résister, mais en vain. Alors, il se soumet, il fait semblant d'être satisfait, il remue les bras pour avoir l'air de nager et il crie plus fort que tout le monde... Et quand l'ouragan est passé. il remonte en grimpant sur le rivage, il s'ébroue d'un air dégoûté, il se plaint d'avoir mal à la tête, d'être courbaturé, et, dans le malaise de l'ivresse qui le tourmente encore, il n'épargne pas les mots cruels à l'adresse des “songe-creux” de la révolution...

La social‑démocratie est née de la révolution et marche à la révolution. Toute sa tactique, durant les époques dites d'évolution pacifique, se borne à accumuler des forces dont la valeur et l'importance n'apparaîtront qu'au moment de la bataille révolutionnaire. Ce que l'on appelle des époques “normales”, “le temps de paix”, ce sont les périodes pendant lesquelles les classes dirigeantes imposent au prolétariat leur conception du droit et leurs procédés de résistance politique (tribunaux, réunions politiques sous la surveillance de la police, parlementarisme ... ). Les époques révolutionnaires sont celles où le prolétariat, dans sa révolte politique, découvre les procédés qui conviennent le mieux à sa nature révolutionnaire (libres réunions, presse libre, grève générale, insurrection... ) “Mais, dans la folie révolutionnaire (!), lorsque le but de la révolution semble si proche, la tactique mencheviste, si raisonnable. a bien de la peine à s'imposer... ” (Tcherevanine, page 209). La tactique de la social‑démocratie serait donc gênée par la “folie révolutionnaire”. Folie révolutionnaire, quelle terminologie ! Or, la vérité, c'est simplement que “la tactique mencheviste si raisonnable” demandait “une alliance temporaire d'action” avec le parti cadet, et que la “folie révolutionnaire” l'a empêchée de prendre cette mesure salutaire...

Quand on relit la correspondance de nos merveilleux classiques qui, du haut de leurs observatoires – le plus jeune à Berlin, les deux plus forts au centre même du capitalisme mondial, à Londres – observaient avec une attention soutenue l'horizon politique, notant tout incident, tout phénomène qui pouvait annoncer l'approche de la révolution ; quand on relit ces lettres dans lesquelles monte le bouillonnement de la lave révolutionnaire, quand on respire cette atmosphère d'attente impatiente et pourtant jamais lasse, on se prend à haïr cette cruelle dialectique de l'histoire qui, pour atteindre des buts momentanés, rattache au marxisme des raisonneurs dépourvus de tout talent dans leurs théories comme dans leur psychologie, qui opposent leur “raison” à la “folie révolutionnaire”!

“L'instinct des masses dans les révolutions, écrivait Lassalle à Marx en 1859, est ordinairement beaucoup plus sûr que la raison des intellectuels... C'est précisément le manque d'instruction qui protège les masses contre les dangers d'une conduite trop raisonnable... ” “La révolution, continue Lassalle, ne peut s'accomplir définitivement qu'avec l'aide des masses et grâce à leur abnégation passionnée. Mais ces multitudes, précisément parce qu'elles sont “obscures”, parce qu'elles manquent d'instruction, n'entendent rien au possibilisme, et, comme un esprit peu développé n'admet que les extrêmes en toute chose, ne connaît que le oui et le non et ignore le juste milieu, les masses ne s'intéressent qu'aux extrêmes, qu'à ce qui est entier, intégral, immédiat. En fin de compte, cela crée une situation telle que les gens qui escomptent d'une façon trop raisonnable la révolution, au lieu de n'avoir devant eux que leurs ennemis déçus et d'avoir près d'eux leurs amis, ne gardent que des ennemis devant eux et ne trouvent plus d'adeptes de leurs principes. Ainsi, ce qui avait l'air d'une raison supérieure se trouve, en fait, n'être que le comble de la déraison. ”

Lassalle a parfaitement raison d'opposer l'instinct révolutionnaire des masses ignorantes à la tactique “raisonnable” des théoriciens de la révolution. Mais l'instinct brut n'est pas pour lui, bien entendu, le dernier critère. Il y a un critère supérieur : c'est “une connaissance achevée des lois de l'histoire et du mouvement des peuples”. “ Il n'y a qu'une sagesse réaliste, conclut‑il, qui puisse tout naturellement surpasser la raison réaliste et s'élever au‑dessus d'elle”

La sagesse réaliste qui, chez Lassalle, est encore voilée d'un certain idéalisme, se manifeste ouvertement chez Marx comme une dialectique matérialiste. Toute la force de cette doctrine est en ceci qu’elle n'oppose pas sa “tactique raisonnable” au mouvement réel, mais qu'elle précise, épure et généralise ce mouvement. Et, précisément par ce fait que la révolution arrache les voiles mystiques qui empêchaient de voir les traits essentiels du groupement social et pousse les classes contre les classes dans la grande arène de l'Etat, le politicien marxiste se sent dans la révolution comme dans son élément. Quelle est donc cette “raisonnable tactique mencheviste” qui ne peut être réalisée ou, pis encore, qui reconnaît elle‑même la cause de son insuccès dans la “folie révolutionnaire” et attend consciemment que cette folie soit passée, c'est‑à‑dire que soit épuisée ou écrasée par la force l'énergie révolutionnaire des masses ?

Plékhanov a eu le premier le triste courage de considérer les événements de la révolution comme une série de fautes. Il nous donné un exemple frappant, lumineux : pendant vingt ans, il a infatigablement défendu la dialectique matérialiste contre tous les doctrinaires, les raisonneurs, les rationalistes, les utopistes. Mais, ensuite, devant les réalités de la révolution politique, il s'est révélé comme un doctrinaire et un utopiste de la plus belle eau. Dans tous ses écrits de la période révolutionnaire, on chercherait en ce qui importe le plus : la dynamique immanente des forces sociales, la logique interne de l'évolution révolutionnaire des masses ; au lieu de cela, Plekhanov nous offre de multiples variations sur un syllogisme sans valeur dont les termes se disposent ainsi; d’abord : Notre révolution a un caractère bourgeois ; ensuite et enfin : Il faut se conduire à l'égard des cadets avec beaucoup de tact. On ne trouve ici ni analyse théorique, ni politique révolutionnaire ; on ne voit que les importunes annotations d'un raisonneur dans les marges du grand livre des événements. Le plus beau résultat de ce genre de critique, c'est un enseignement pédagogique qui se résume en ceci : si les social‑démocrates russes avaient été de véritables marxistes et non des métaphysiciens, notre tactique à la fin de 1905 aurait été toute différente. Chose étonnante : Plekhanov ne songe nullement à se demander comment il se fait qu'ayant lui‑même enseigné pendant un quart de siècle le plus pur marxisme, il n'ait concouru qu'à créer un parti de “métaphysiciens” révolutionnaires, et, ce qui est plus grave, comment ces “métaphysiciens” ont réussi à entraîner dans le mauvais chemin les masses ouvrières et a laisser les “véritables marxistes” à l’écart, dans une situation de doctrinaires sans autorité. De deux choses l'une : ou bien Plekhanov ignore par quels moyens secrets la doctrine marxiste s'est transformée en action révolutionnaire ; ou bien les “métaphysiciens” jouissent d'avantages indiscutables dans la révolution, avantages qui manquent aux “véritables” marxistes. Dans ce cas, les choses n'iraient pas mieux si tous les social‑démocrates russes mettaient en œuvre la tactique de Plekhanov : ils seraient nécessairement effacés par des “métaphysiciens” d'origine non marxiste. Plekhanov passe prudemment à côté de ce fatal dilemme.

Mais Tcherevanine, l'honnête Sancho Pança de la doctrine de Plekhanov, prend tout bonnement le taureau par les cornes, ou bien, pour suivre de plus près le style de Cervantes, il prend l’âne par les oreilles et déclare courageusement ceci : Dans une période révolutionnaire, la véritable tactique marxiste n'est d'aucune utilité !

Tcherevanine a été forcé d'en venir à cette conclusion parce qu'il s'était assigné une tâche que son maître évitait soigneusement : il a voulu donner un tableau d'ensemble de la révolution et du rôle que le prolétariat y a joué. Tandis que Plekhanov limitait raisonnablement, prudemment, à critiquer en détail certaines démarches et certaines déclarations, ignorant délibérément le développement interne des événements, Tcherevanine s'est demandé quel aurait été l'aspect de l'histoire si elle s'était développée conformément à “la véritable tactique mencheviste”. Il a répondu à cette question par sa brochure, Le Prolétariat dans la révolution (Moscou, 1907), qui est un document manifestant le rare courage dont on est capable quand on a l'esprit borné. Mais quand il a eu corrigé, dans son exposé, toutes les erreurs de la révolution et fixé dans l'ordre “mencheviste” tous les événements, de manière à conduire, théoriquement bien entendu, la révolution jusqu'à la victoire, il s'est dit : Mais, enfin, pourquoi l'histoire est‑elle sortie de la bonne voie ? A cette autre question, il a répondu par un autre petit livre : La Situation actuelle et l'avenir possible ; et, de nouveau, cet ouvrage manifeste que le courage infatigable des esprits bornés peut amener la découverte de certaines vérités:

“La défaite subie par la révolution a été si grave, déclare Tcherevanine, qu'il serait absolument impossible d'en chercher les causes dans telles ou telles fautes du prolétariat. Il ne s'agit pas ici d'erreurs, évidemment, il faut trouver des raisons plus profondes” (page 174). Le retour de la bourgeoisie à son ancienne alliance avec le tsarisme et la noblesse a eu une influence fatale sur les destinées de la révolution. Le prolétariat a contribué pour “une part très importante, avec une force décisive”, à unifier ces différentes valeurs, à en faire un tout contre‑révolutionnaire. Et, quand on regarde en arrière, on peut affirmer maintenant que “ ce rôle du prolétariat était inévitable ” (page 175 ; les mots soulignés l'ont été par moi). Dans sa première brochure, Tcherevanine, à la suite de Plekhanov, attribuait tous les revers de révolution au blanquisme de la social‑démocratie. Maintenant, son esprit borné, mais honnête, s'insurge contre cette opinion et il déclare : “Imaginons que le prolétariat se soit trouvé tout le temps sous la direction des véritables mencheviks et qu'il se soit conduit à la façon mencheviste[30] la tactique du prolétariat s'en serait améliorée, mais ses tendances générales n'auraient pu se modifier et l'auraient fatalement conduit à la défaite” (page 176). En d'autres termes, le prolétariat, en tant que classe, n'aurait pas été capable de se limiter selon la doctrine mencheviste. En développant sa lutte de classe, il poussait nécessairement la bourgeoisie vers le camp de la réaction. Les fautes de tactique ne pouvaient qu' “aggraver le triste (!) rôle du prolétariat dans la révolution, mais elles ne déterminaient pas la marche des choses”. Ainsi, “le triste rôle du prolétariat” procédait essentiellement de ses intérêts de classe. C'est une conclusion vraiment déshonorante, marquant une complète capitulation devant toutes les accusations portées par le crétinisme libéral contre le parti qui représente le prolétariat. Et pourtant, dans cette honteuse conclusion du politicien, il y a une parcelle de vérité historique : la collaboration du prolétariat avec la bourgeoisie a été impossible, non par suite des imperfections de la pensée social‑démocratie, mais en raison de la division profonde qui existait dans la “nation” bourgeoise. Le prolétariat de Russie, en vertu de son caractère social nettement défini, au degré de conscience auquel il était arrivé, ne pouvait manifester son énergie révolutionnaire qu'au nom de ses intérêts particuliers. Mais l'importance radicale des intérêts qu'il mettait en avant, et même de son programme immédiat, exigeait nécessairement que la bourgeoisie obliquât vers la droite.

Tcherevanine a compris cela. C'est là, dit‑il, la cause de la défaite. Bien. Mais qu'en conclure ? Que restait‑il à faire à la social‑démocratie ? Devait‑elle essayer, par des formules algébriques à la Plekhanov, de tromper la bourgeoisie ? Ou bien devait‑elle se croiser les bras et abandonner le prolétariat au désastre inévitable ? Ou bien, au contraire, reconnaissant qu'il était inutile de compter sur une collaboration durable avec la bourgeoisie, devait‑elle agir de manière à révéler toute la force de classe du prolétariat, de façon à éveiller l'intérêt social parmi les masses paysannes ? Devait‑elle en appeler à l'armée prolétarienne et paysanne, et chercher, dans cette voie, la victoire ? La victoire était‑elle possible, d'abord ? Nul n'aurait pu le prévoir. En second lieu, quelles que fussent les probabilités de victoire, la voie que nous indiquons était la seule où pouvait s'engager le parti de la révolution à moins de préférer un suicide immédiat au danger d'une défaite.

Ainsi, la logique interne de la révolution, que Tcherevanine ne commence à soupçonner qu'aujourd'hui, quand “il regarde en arrière”, était, avant même le début des événements décisifs de la révolution, claire pour ceux qui l'accusent de “folie”.

Nous écrivions en juillet 1905 : “Attendre aujourd'hui quelque initiative, quelque action résolue de la bourgeoisie est moins raisonnable encore qu'en 1848. D'une part, les obstacles à surmonter sont beaucoup plus grands ; d'autre part, la ségrégation sociale et politique dans le sein de la nation est allée infiniment plus loin. Le complot du silence de la bourgeoisie nationale et mondiale suscite de terribles difficultés au mouvement d'émancipation ; on s'efforce de limiter ce mouvement à une entente entre les classes possédantes et les représentants de l'ancien régime, et cela dans le but d'écraser les masses populaires. Dans ces conditions, la tactique démocratique ne peut se ramener qu'à une lutte ouverte contre la bourgeoisie libérale. Il est nécessaire que l'on s'en rende bien compte. La véritable voie n'est pas dans une “union” fictive de la nation contre son ennemi (contre le tsarisme), elle est dans un développement en profondeur de la lutte des classes au sein même de la nation... Indiscutablement, la lutte de classe menée par le prolétariat pourra pousser la bourgeoisie en avant ; seule, d'ailleurs, la lutte de classe est capable d'agir ainsi. D'autre part, il est incontestable que le prolétariat, quand il aura ainsi remédié à l'inertie de la bourgeoisie, se heurtera quand même à celle‑ci à un certain moment du développement de la lutte, comme à un obstacle immédiat. La classe qui sera capable de surmonter cet obstacle devra l'attaquer et assumer par conséquent l'hégémonie, si du moins il est dans les destinées du pays de connaître une renaissance démocratique. Dans ces conditions, nous voyons venir la domination du “Quatrième Etat”. Bien entendu, le prolétariat remplit sa mission quand il cherche un appui, comme jadis la bourgeoisie, dans la classe paysanne et la petite bourgeoisie. Il dirige la campagne, il entraîne les villages dans le mouvement, il les intéresse au succès de ses plans. Mais c'est lui, nécessairement, qui est et reste le chef. Ce n'est pas “la dictature des paysans et du prolétariat”, c'est “la dictature du prolétariat appuyé sur les paysans”. L'œuvre qu'il accomplit ne se limite pas, certainement, aux frontières du pays. Par la logique même de sa situation, il devra immédiatement entrer dans l'arène internationale.[31]

L'opinion des mencheviks sur la révolution russe, en somme, n'a jamais été bien claire. Comme les bolcheviks, ils ont parlé de “mener la révolution jusqu'au bout” ; mais, de part et d'autre, on comprenait cette formule d'une façon très limitée : il ne s'agissait que de réaliser “notre programme minimum”, après quoi devait s'ouvrir l'époque d'une exploitation capitaliste “normale”, dans les conditions générales du régime démocratique. Pour “mener la révolution jusqu'au bout”, il fallait pourtant songer à renverser le tsarisme et à faire passer le pouvoir aux mains d'une force sociale révolutionnaire. Laquelle ? Les mencheviks répondaient : la démocratie bourgeoise. Les bolcheviks répondaient : le prolétariat et les paysans.

Mais, qu'est‑ce que la “démocratie bourgeoise” des mencheviks ? Ce terme ne désigne pas un groupe social déterminé, dont l'existence soit réelle et sensible ; c'est une catégorie en dehors de l'histoire, inventée au moyen de la déduction et des analogies, par des journalistes. Parce que la révolution doit être menée “jusqu'au bout”, parce que c'est une révolution bourgeoise, parce que les jacobins, révolutionnaires démocrates, en France, ont mené la révolution jusqu’au bout la révolution russe ne peut transmettre le pouvoir qu'à la démocratie révolutionnaire bourgeoise.

Après avoir établi, d'une façon immuable, la formule algébrique de la révolution, les mencheviks s'efforcent ensuite de lui adjoindre des valeurs arithmétiques qui n'existent pas dans la nature. A chaque instant, ils sont arrêtés par ce fait que la social‑démocratie s'accroît et s'affermit aux dépens de la démocratie bourgeoise. Il n'y a pourtant en cela rien d'étonnant ; ce n'est pas par hasard que les choses se présentent ainsi, c'est une conséquence de la structure sociale. Mais, plus le phénomène est naturel, plus il s'oppose nettement aux conceptions artificielles du menchevisme. Ce qui empêche le triomphe de la révolution bourgeoise démocratique, c’est principalement que le parti du prolétariat grandit en force et en importance. De là cette philosophie mencheviste qui voudrait que la social-­démocratie remplisse un rôle trop pénible, trop difficile pour la chétive démocratie bourgeoise, c'est‑à-dire que la social‑démocratie, au lieu d'agir comme le parti indépendant du prolétariat, ne soit qu'une agence révolutionnaire destinée à assurer le pouvoir à la bourgeoisie. Il est évident que, si la social‑démocratie entrait dans cette voie, elle se condamnerait à une impuissance égale à celle de l'aile gauche de notre libéralisme. La nullité de ce dernier et la force grandissante de la social-démocratie révolutionnaire sont deux phénomènes connexes qui se complètent. Les mencheviks ne comprennent pas que, dans la société, ce qui affaiblit la démocratie bourgeoise est en même temps une source de force et d'influence pour la social‑démocratie. Dans l'impuissance de la première, ils croient apercevoir l'impuissance de la révolution même. Faut‑il dire à quel point cette pensée est insignifiante quand on considère les choses du point de vue de la social-­démocratie internationale, en tant que parti d'une transformation socialiste mondiale ? Il suffit de constater quelles sont les conditions réelles de notre révolution. On n'arrivera pas à ressusciter le Tiers‑Etat par des lamentations. Une seule conclusion s'impose : seule la lutte de classe du prolétariat, qui soumet à sa direction révolutionnaire les masses paysannes, peut “mener la révolution jusqu'au bout”.

Voilà qui est parfaitement vrai, disent les bolcheviks. Pour que notre révolution soit victorieuse, il est nécessaire que la lutte soit menée conjointement par le prolétariat et les paysans. Or, “la coalition du prolétariat et des paysans, coalition qui remportera la victoire dans la révolution bourgeoise, n'est autre chose que la dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et des paysans”. Ainsi parle Lénine dans le numéro 2 de la Przeglad. L'œuvre de cette dictature consistera à démocratiser les rapports économiques et politiques dans les limites de la propriété exercée par des particuliers sur les moyens de production. Lénine établit une distinction de principe entre la dictature socialiste du prolétariat et la dictature démocratique (c'est‑à‑dire bourgeoise démocratique) du prolétariat et des paysans. Cette opération de logicien purement formelle écarte, lui semble‑t‑il, les difficultés avec lesquelles on devrait compter si l'on envisageait d'une part le peu d'importance des forces productrices et, d'autre part, la domination de la classe ouvrière. Si nous pensions, dit‑il, que nous pouvons accomplir une transformation de régime dans le sens socialiste, nous irions au‑devant d'un krach politique. Mais du moment que le prolétariat, ayant pris le pouvoir avec les paysans, comprend nettement que sa dictature n'a qu'un caractère “démocratique”, tout est sauvé. Lénine répète infatigablement cette pensée depuis 1904. Mais elle n'en est pas plus juste.

Puisque les conditions sociales en Russie ne permettent pas encore une révolution socialiste, le pouvoir politique serait pour le prolétariat le plus grand des malheurs. Ainsi parlent les mencheviks. Ce serait juste, réplique Lénine, si le prolétariat ne comprenait pas qu'il s'agit seulement d'une révolution “démocratique”. En d'autres termes, constatant la contradiction qui existe entre les intérêts de classe du prolétariat et les conditions objectives, Lénine ne voit d'issue que dans une limitation volontaire du rôle politique assumé par le prolétariat ; et cette limitation se justifie par l'idée théorique que la révolution, dans laquelle la classe ouvrière joue un rôle dirigeant, est une révolution bourgeoise. Lénine impose cette difficulté objective à la conscience du prolétariat et résout la question par un ascétisme de classe qui prend son origine non dans une foi mystique mais dans un schéma “scientifique”. Il suffit de se représenter clairement cette construction théorique pour comprendre de quel idéalisme elle procède et combien elle est peu solide.

J'ai montré ailleurs, avec détails à l'appui, que, dès le lendemain de l'établissement de la “dictature démocratique”, toutes ces rêveries d'ascétisme quasi marxiste seront réduites à néant. Quelle que soit la théorie admise au moment où le prolétariat prendra le pouvoir, il ne pourra éviter, dès le premier jour, le problème qui s'imposera aussitôt : celui du chômage. Il ne lui servira guère alors de comprendre la différence que l'on établit entre la dictature socialiste et la dictature démocratique. Le pro­létariat au pouvoir devra immédiatement assurer du travail aux chômeurs, aux frais de l'Etat, par tels ou tels moyens (organisa­tion de travaux publics. , etc. ). Ces mesures appelleront nécessaire­ment une grande lutte économique et une longue suite de grèves grandioses : nous avons vu tout cela, dans une faible mesure, à la fin de 1905. Et les capitalistes répondront alors comme ils ont déjà répondu quand on exigeait la journée de huit heures : par le lock‑out. Ils mettront de gros cadenas à leurs portes et ils se diront : Notre propriété n'est pas menacée puisqu'il est décidé que le prolétariat, actuellement, s'occupe d'une dictature démocratique et non socialiste. Que pourra faire le gouvernement ouvrier quand il verra qu'on ferme les usines et les fabriques ? Il devra les rouvrir et reprendre la production pour le compte de l'Etat. Mais alors, c'est le chemin du socialisme ? Bien sûr ! Quelle autre voie pouvez‑vous proposer?

On peut nous répliquer : Vous nous dessinez là le tableau d'une dictature illimitée des ouvriers. Mais ne parlions‑nous pas d'une dictature de coalition du prolétariat et des paysans ? Bien. Envisageons cette objection. Nous venons de voir que le prolétariat, malgré les meilleures intentions des théoriciens, avait en pratique effacé la limite qui devait être celle de la dictature démocratique. On propose maintenant de compléter cette restriction politique par une véritable “garantie” antisocialiste, en imposant au prolétariat un collaborateur : le moujik. Si l'on veut dire par là que le parti paysan qui se trouvera au pouvoir à côté de la social-démocratie ne permettra pas d'employer les chômeurs et les grévistes pour le compte de l'Etat et d'ouvrir, pour la production nationale, les usines et les fabriques que les capitalistes auront fermées, cela signifie que, dès le premier jour, c'est‑à‑dire longtemps avant que la tâche de la “coalition” n'ait été accomplie, nous aurons un conflit du prolétariat avec le gouvernement révolutionnaire. Ce conflit peut se terminer soit par une répression anti‑ouvrière venant du parti paysan, soit par l'élimination de ce parti du gouvernement. L'une ou l'autre solution ressemble fort peu à une dictature “de coalition démocratique”. Tout le malheur vient de ce que les bolcheviks ne conçoivent la lutte de classe du prolétariat que jusqu'au moment de la victoire de la révolution ; après quoi, la lutte est suspendue provisoirement et l'on voit apparaître une collaboration “démocratique”. C'est seulement après l'établissement définitif du régime démocratique que la lutte de classe du prolétariat reprend pour amener cette fois le triomphe du socialisme. Si les mencheviks, en partant de cette conception abstraite : “Notre révolution est bourgeoise”, en viennent à l'idée d'adapter toute la tactique du prolétariat à la conduite de la bourgeoisie libérale jusqu'à la conquête du pouvoir par celle‑ci, les bolcheviks, partant d'une conception non moins abstraite, “Dictature démocratique mais non socialiste”, en viennent à l'idée d'une auto‑limitation du prolétariat détenant le pouvoir à un régime de démocratie bourgeoise. Il est vrai qu'entre mencheviks et bolcheviks il y a une différence essentielle : tandis que les aspects antirévolutionnaires du menchevisme se manifestent dès à présent dans toute leur étendue, ce qu'il y a d'antirévolutionnaire dans le bolchevisme ne nous menace – mais la menace n'en est pas moins sérieuse – que dans le cas d'une victoire révolutionnaire[32].

La victoire de la révolution ne pourra donner le pouvoir qu'au parti qui s'appuiera sur le peuple armé des villes, c'est‑à‑dire sur une milice prolétarienne. Quand elle se trouvera au pouvoir, la social‑démocratie devra compter avec une très grande difficulté qu'il sera impossible d'écarter en prenant pour doctrine cette formule naïve : “Une dictature exclusivement démocratique”. Une “autolimitation” du gouvernement ouvrier n'aurait d'autre effet que de trahir les intérêts des sans‑travail, des grévistes et enfin de tout le prolétariat, pour réaliser la république. Le pouvoir révolutionnaire devra résoudre des problèmes socialistes absolument objectifs et, dans cette tâche, à un certain moment, il se heurtera à une grande difficulté : l'état arriéré des conditions économiques du pays. Dans les limites d'une révolution nationale, cette situation n'aurait pas d'issue. La tâche du gouvernement ouvrier sera donc, dès le début, d'unir ses forces avec celles du prolétariat socialiste de l'Europe occidentale. Ce n'est que dans cette voie que sa domination révolutionnaire temporaire deviendra le prologue d'une dictature socialiste. La révolution permanente sera donc de règle pour le prolétariat de Russie, dans l'intérêt et pour la sauvegarde de cette classe. Si le parti ouvrier manquait d'initiative pour prendre une offensive révolutionnaire, s'il croyait devoir se borner à une dictature simplement nationale et simplement démocratique, les forces unies de la réaction européenne ne tarderaient pas à lui faire comprendre que la classe ouvrière, détenant le pouvoir, doit en mettre tout le poids dans la balance, sur le plateau de la révolution socialiste.



  1. Sept personnes : quatre juges de la Couronne, un représentant des nobles du district de Pétersbourg, le comte Goudovitch, octobriste de droite, un représentant de la douma municipale de Pétersbourg, Troïnitsky, gouverneur de province destitué pour concussion, Cent‑Noir, et, enfin, le doyen (starchina) d'un des arrondissements de Pétersbourg, progressiste, le crois. (1909)
  2. Cf. chapitre : “ Le soviet et le Parquet ”.
  3. De nombreux témoins se trouvaient, à l'époque du jugement, “ en lieu inconnu ”, ou bien en Sibérie. (1909)
  4. Nous donnons plus loin ce discours sténographique qui n’a pas été publié en Russie. (1909)
  5. Dans le cabinet Goremykine. (1909)
  6. Le comte dut reconnaître plus tard qu'il avait eu des rapports avec le soviet, mais il “expliqua” que, dans les députations du soviet, il n'avait voulu voir que “des représentants des ouvriers”. (1909)
  7. C'est ainsi que s'appela le soviet au début. (1909)
  8. En un passage seulement, le réquisitoire note que, d'après Rastorgouev, “ les représentants des partis n'avaient pas, soi‑disant, le droit de voter ” (page 39). Mais le procureur ne s'inquiéta nullement d'élucider cette question. (1909)
  9. On compte, en Russie, par dizaines. (NdT)
  10. Le socialiste‑révolutionnaire Feit. (1909)
  11. Commissaire de police de district. (NdT)
  12. Le mot “ Pompadour ” est entré dans la langue russe comme synonyme d'administrateur de gouverneur de province, d'après un pamphlet célèbre de Saltykov‑Chtchedrine. (NdT)
  13. Traîneau couvert. (NdT)
  14. L’expression “ par mesure administrative ” signifie : sans jugement sur simple décision d'un gouverneur de province ou d'un commissaire de police ; mesure analogue à celles que prennent en France nos préfets à l'égard des “indésirables” (arrêtés d'expulsion). (NdT)
  15. Tioumen, alors tête de ligne du chemin de fer, se trouve actuellement sur la ligne du Transsibérien. Tobolsk est plus au nord. (NdT)
  16. Habitations sibériennes primitives, sortes de tentes formées de quelques perches disposées en cône et couvertes de peaux de renne ou de feutre. (NdT)
  17. Véhicules couverts. (NdT)
  18. Ateliers corporatifs. (NdT)
  19. C'est‑à‑dire des provinces assignées à la population juive (sauf exceptions rigoureusement déterminées) . sorte de ghettos dans l'Etat. (NdT)
  20. Menchikov, favori disgracié, mourut en exil à Berezov en 1729 son ennemi, Ostermann, autre favori également disgracié, y mourut en 1747. (NdT)
  21. A partir de cet endroit, je raconte mon évasion avec de forts changements, j'invente les noms et les personnages pour ne pas attirer de poursuites et de désagréments à ceux qui m'aidèrent. (1909)
  22. Tchij, bas en peau de renne, poil en dedans ; kiss, bottes en peau de renne, poils en dehors ; malitza, pelisse en peau de renne, poil en dedans ; Pendant les grands froids, on met, par‑dessus cette pelisse, un surtout nommé gouss, dont le poil est en dehors. (NdT)
  23. Le thé de Chine (de qualité inférieure) que les caravanes fournissent à la Sibérie se présente sous l'aspect de briques obtenues par compression. (NdT)
  24. Extrait d’un discours prononcé au congrès de Londres du parti social‑démocrate ouvrier de Russie, le 12 mai 1907. (NdT)
  25. Peter Maslow, Die Agrarfrage in Russland ; Paschitnow, Lage der arbeitenden Klasse in Russland ; A. Tscherewanin, Das Proletariat und die russische Revolution. (1908)
  26. Le même point de vue a été récemment exposé par un article de F. Dan, dans le numéro 2 de la Neue Zeit. Mais ses conclusions, du moins celles qui concernent le passé, sont moins audacieuses que celles de Tcherevanine. (1908)
  27. Les Artisans et le commerce dans l’Empire allemand, p. 42. (1908)
  28. Guide statistique de l'Autriche, Vienne, 1907, p. 229. (1908)
  29. A.‑V. Polejaev, Etude sur les effectifs ouvriers en Russie, Saint-Pétersbourg, pp. 46 sq. (1908)
  30. Notez, je vous prie, cette façon de penser : ce ne sont pas les mencheviks qui donnent la formule de la lutte de classe du prolétariat, c'est le prolétariat qui se conduit à la façon mencheviste. Mieux vaudrait dire : Admettons que les événements se développent à la Tcherevanine (1909)
  31. Préface du plaidoyer de Lassalle en cour d’assises. Certaines expressions sont assez vagues, mais à dessein : cet article devait être publié avant “l'ère constitutionnelle”, en juillet 1905. (1909)
  32. Il n'en fut pas ainsi, fort heureusement : sous la direction du camarade Lénine, le bolchevisme transforma (non sans luttes intérieures) son idéologie sur cette question primordiale dès le printemps de 1917, c'est-à‑dire avant la conquête du pouvoir. (1922)