Préfaces

De Marxists-fr
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Préface à la première édition[modifier le wikicode]

Comment se forme le marché intérieur pour le capitalisme russe ? Telle est la question que nous nous proposons d’étudier dans le présent ouvrage. On sait que cette question a été posée depuis longtemps par les principaux représentants de l’idéologie populiste (MM. V. V. et N.-on à leur tête)[1]. Notre tâche sera de faire la critique de leurs conceptions. Nous n’avons pas cru possible de limiter cette critique à une analyse des fautes et des erreurs de jugement de nos adversaires et il nous a semblé que, pour répondre à la question soulevée, il ne suffisait pas de citer des faits montrant qu’il y a formation et croissance d’un marché intérieur. On aurait pu nous répliquer, en effet, que nous avions choisi ces faits arbitrairement et que nous avions laissé de côté ceux qui infirmaient notre thèse. Nous avons donc pensé qu’il était indispensable d’analyser et d’essayer de décrire le processus de développement du capitalisme en Russie dans son ensemble. Il va de soi qu’il s’agit là d’une tâche que ne peut mener à bien une seule personne, à moins d’y apporter toute une série de restrictions. C’est pourquoi, comme l’indique le titre de notre ouvrage, nous considérons d’abord le problème du développement du capitalisme en Russie, uniquement du point de vue du marché intérieur, sans nous occuper du marché extérieur ni des données qui portent sur le commerce extérieur; en second lieu, nous nous limitons à la période qui a suivi l’abolition du servage[2]; tertio, nous prenons principalement et presque exclusivement les données concernant les provinces intérieures purement russes; quatrièmement, nous ne nous occupons que de l’aspect économique du processus. Malgré toutes ces limitations, le thème demeure néanmoins extrêmement vaste. Nous avons conscience de la difficulté et même du danger que représente l’étude d’un sujet aussi étendu. Mais, nous pensons que si l’on veut élucider le problème du marché intérieur pour le capitalisme russe, il est absolument indispensable de montrer la liaison réciproque existant entre les différents aspects du processus qui a lieu dans toutes les branches de l’économie nationale. C’est pourquoi nous nous contenterons d’analyser les caractères fondamentaux de ce processus en réservant aux recherches ultérieures le soin de l’étudier plus en détail.

Notre plan est le suivant : Dans le premier chapitre, nous examinerons le plus rapidement possible les principales thèses théoriques défendues par l’économie politique abstraite à propos du marché intérieur destiné au capitalisme. Cela servira en quelque sorte d’introduction à la partie pratique qui constituera le reste de notre ouvrage et nous dispensera d’avoir à revenir par la suite plusieurs fois sur la théorie. Dans les trois chapitres suivants, nous nous efforcerons de définir l’évolution capitaliste de l’agriculture en Russie, depuis l’abolition du servage. Au chapitre II, nous analyserons les données de la statistique des zemstvos qui portent sur la décomposition de la paysannerie; au chapitre III , les données sur l’état de transition de l’économie seigneuriale sur la substitution du système d’économie capitaliste au système de la corvée; au chapitre IV, nous examinerons les formes dans lesquelles s’opère la formation de l’agriculture commerciale et capitaliste. Les trois chapitres suivants seront consacrés aux formes et aux stades de développement du capitalisme dans notre industrie; au chapitre V nous examinerons les premiers stades du capitalisme dans l’industrie, précisément dans la petite industrie paysanne (dite artisanale); au chapitre VI, les données relatives à la manufacture capitaliste et au travail à domicile pour les capitalistes, et au chapitre VII, les données relatives au développement de la grande industrie mécanique. Dans le dernier (VIIIe) chapitre, nous essaierons d’indiquer le lien existant entre les différents aspects du .processus que nous aurons exposés, et de tracer un tableau d’ensemble de ce processus.


P.-S.[3] Nous n’avons pas pu, à notre vif regret, utiliser pour le présent ouvrage l’excellente analyse « du développement de l’économie rurale dans la société capitaliste » , que donne K. Kautsky dans son livre : Die Agrarfrage (Stuttgart, Dietz, 1899; 1. Abschn. « Die Entwicklung der Landwitschaft in der kapitalistischen Gesellschaft »[4],[5].

Ce livre (que nous avons reçu alors que la majeure partie de notre ouvrage avait été déjà composée) constitue après le livre III du Capital, l’événement le plus remarquable de la littérature économique moderne. Kautsky analyse les « tendances fondamentales » de l’évolution capitaliste de l’agriculture; il examine les divers phénomènes de l’économie rurale contemporaine, en tant que « manifestations particulières d’un seul processus général » (Vorrede[6], VI). Il est intéressant de noter que les caractéristiques fondamentales de ce processus sont les mêmes en Europe occidentale et en Russie, malgré toutes les particularités que l’on observe en Russie tant dans le domaine économique que dans les autres. Par ex., ce qui, d’une façon générale, est caractéristique de l’agriculture capitaliste moderne, c’est la division progressive du travail et l’emploi des machines (Kautsky, IV, b, c) : ce sont là deux phénomènes qui attirent également l’attention dans la Russie après l’abolition du servage (voir plus loin chap. III, paragraphes VII et VIII; chap. IV, notamment le paragraphe IX » . Le processus de « prolétarisation de la paysannerie » (titre du chap. VIII du livre de Kautsky) se traduit partout par une expansion du travail salarié, sous toutes ses formes, exempté par les petits paysans (Kautsky, VIII, b); nous observons parallèlement en Russie la formation d’une classe fort nombreuse d’ouvriers salariés pourvus d’un lot de terre (voir chapitre II). Dans toute société capitaliste, l’existence de la petite paysannerie s’explique non pas par la supériorité technique de la petite production agricole, mais par le fait que les petits paysans abaissent leurs besoins au-dessous du niveau des besoins des ouvriers salariés et se surmènent infiniment plus que ces derniers (Kautsky, VI, b; « Le salarié agricole est dans une situation meilleure que le petit paysan » , dit Kautsky à plusieurs reprises : pp. 110, 317, 320) ; il en va de même pour la Russie (v. chap. II, paragraphe XI, B[7]). Il est donc naturel que les marxistes occidentaux et russes portent la même appréciation sur les phénomènes comme les « métiers agricoles exercés au dehors » , pour employer l’expression russe, ou « le travail agricole salarié des paysans errants » , pour employer la terminologie des Allemands (Kautsky, p. 192; cf. chap. III, paragraphe X) ; comme l’exode des ouvriers et des paysans qui quittent leurs villages pour la ville et les fabriques (Kautsky, IX, e; p. 343 surtout, et beaucoup d’autres. Cf. chap. VIII, paragraphe II); comme le transfert de la grande industrie capitaliste à la campagne (Kautsky, p. 187. Cf. chap. VII, paragraphe VIII). Il va sans dire, d’autre part, que marxistes russes et occidentaux portent une seule et même appréciation sur le rôle historique du capitalisme en agriculture (Kautsky, passim, notamment pages 289, 292, 298. Cf. chapitre IV, paragraphe IX); qu’ils s’accordent pour reconnaître le caractère progressiste des rapports capitalistes en agriculture comparativement aux rapports précapitalistes [Kautsky écrit, page 382 : « Si des Gesindes (la domesticité) et der Instleute (« c’est une catégorie intermédiaire entre le salarié agricole et le métayer » ; il s’agit de paysans qui prennent à bail la terre contre prestations de travail) étaient remplacés par des journaliers qui, en dehors du travail, sont des hommes libres, cela représenterait un grand progrès social » . Cf. chap. IV, paragraphe IX, 4]. Kautsky affirme catégoriquement qu’« il ne peut être question » d’un passage de la communauté rurale[8] à une organisation communautaire de la grande agriculture moderne (p. 338 ; que les agronomes qui, en Europe occidentale, demandent le renforcement et le développement de la communauté, loin d’être des socialistes, représentent les intérêts des gros propriétaires fonciers qui désirent s’attacher les ouvriers en leur louant des lopins de terre (p. 334); que dans tous les pays européens, ceux qui représentent les intérêts des propriétaires fonciers désirent attacher à ces derniers les ouvriers agricoles en les dotant de terre et tentent déjà d’introduire des dispositions légales appropriées (p. 162); qu’il faut « mener une bataille sans merci » contre les tentatives visant à aider les petits paysans en implantant des industries domestiques (Hausindustrie) car c’est là la pire forme d’exploitation capitaliste p. 181). Les marxistes occidentaux sont donc entièrement solidaires des conceptions défendues par les marxistes russes. C’est là un fait qui doit être souligné à un moment où les populistes tentent une nouvelle fois de les opposer les uns aux autres (voir la déclaration de M. V. Vorontsov du 17 février 1899 à la Société pour l’encouragement de l’industrie et du commerce russes, Novoïé Vrémia, 1899, n° 8255, du 19 février)[9].

Préface à la deuxième édition[modifier le wikicode]

La deuxième édition du Développement du capitalisme en Russie parut en 1908. La parution fut annoncée dans le n° 10 mars (1908) de la Revue des livres

Pour cette édition, Lénine revit son texte, le débarrassa des fautes d'impression, fit de nombreuses additions et rédigea une nouvelle préface datée de juillet 1907; il abandonna les termes de «disciples», de «partisans des travailleurs» qui, dans la première édition, avaient été imposés par la censure, et les remplaça par ceux de «marxistes» et de «socialistes»; le terme de «nouvelle théorie» fut remplacé par des références à Marx et au marxisme.

Dans cette seconde édition, Lénine fit toute une série d'additions sur la base des données statistiques les plus récentes. Il consacra un nouveau paragraphe (le XIe) du deuxième chapitre à l'analyse des données des recensements de chevaux effectués par l'année entre 1896 et 1900. Il cita des faits nouveaux qui venaient confirmer ses anciennes conclusions sur le Développement du capitalisme en Russie et en particulier les nouvelles données de la statistique des usines et fabriques. Il analysa également les résultats du recensement de la population qui avait été organisé en 1897 et qui montrait avec une grande netteté quelle était la structure de classe de la Russie (voir chapitre VII, paragraphe V, pp. 459-470, «Complément à la 2e édition»).

Cette seconde édition fait également le bilan de la lutte menée contre les «marxistes légaux» sur une série de problèmes fondamentaux que l'ouvrage de Lénine avait soulevés. L'expérience de la première révolution russe de 1905-1907 a pleinement justifié la caractéristique donnée par Lénine aux «marxistes légaux» en tant que libéraux bourgeois affublés de vêtements marxistes et sens tant d'utiliser le mouvement ouvrier au mieux des intérêts de la bourgeoisie.

Lénine ajouta à la seconde édition de son livre 24 nouveaux renvois (pp. 13, 36, 49, 162, 165. 170, 190, 214, 231, 288. 293, 410, 475, 477, 494, 527, 540, 554, 558, 566, 568-569, 585, 586, 611), deux nouveaux paragraphes (pp. 148-149 et 531-537), un nouveau tableau (p. 543), rédigea huit alinéas de texte nouveau et trois grandes additions aux anciens alinéas (pp. 315-319, 323-233, 235), et environ 75 petites additions et rectifications.

Lénine ne cessa pas de travailler au Développement du capitalisme an Russie même après la parution de la seconde édition. En témoignent les additions faites par lui en 1910 ou en 1911 à la p. 405 de la seconde édition à propos de la classification des usines et fabriques en groupes d'après le nombre des ouvriers qu'elles employaient en 1908 (voir illustration à la p. 477 du présent volume).

Dans la préface de la seconde édition, il parle d'une refonte possible de son ouvrage et il indique que s'il procédait à cette refonte le livre devrait être divisé en deux tonies: le premier analyserait l'économie de la Russie prérévolutionnaire et le second étudierait les résultats de la révolution.

Toute une série d'écrits ultérieurs de Lénine et en particulier Programme agraire de la social-démocratie dans la première révolution russe de 1905-1907 rédigé à la fin de 1907 est consacrée à cette étude des résultats de la révolution de I905-1907.[N.E.]

Le présent ouvrage a été écrit à la veille de la révolution russe, pendant l’accalmie qui a suivi l’explosion des grandes grèves de 1895-1896. Le mouvement ouvrier s’était alors comme replié sur lui-même; il s’étendait en largeur et en profondeur et préparait la vague de manifestations de 1901.

L’analyse du régime économique et social et, partant, de la structure de classe de la Russie, que nous présentons dans cet ouvrage en nous basant sur des recherches économiques et sur un examen critique des renseignements statistiques, se trouve confirmée actuellement par l’action politique directe de toutes les classes dans le cours de la révolution. Le rôle dirigeant du prolétariat a été entièrement confirmé. De même, il s’est confirmé que la force du prolétariat dans le mouvement historique est infiniment plus importante que sa part dans l’ensemble de la population. Le fondement économique de ces deux phénomènes a été démontré dans notre ouvrage.

La révolution met en lumière la dualité de la paysannerie, dualité de plus en plus marquée tant du point de vue de sa situation que du point de vue de son rôle. Il y a, d’une part, les survivances considérables de l’économie fondée sur la corvée et du servage qui ont entraîné l’appauvrissement et la ruine sans précédent des paysans pauvres et qui expliquent pleinement quelles sont les sources profondes du mouvement paysan révolutionnaire, de l’esprit révolutionnaire qui anime la paysannerie, en tant que masse. D’autre part, la structure de classe contradictoire de cette masse, son caractère petit-bourgeois, l’antagonisme qui existe en son sein entre les tendances patronales et les tendances prolétariennes se manifestent au grand jour dans le cours de la révolution, dans le caractère des différents partis, dans les nombreux courants politiques et idéologiques. Le petit exploitant appauvri hésite entre la bourgeoisie contre-révolutionnaire et le prolétariat révolutionnaire : c’est là un phénomène inévitable. Tout aussi inévitable que le fait que dans toute société capitaliste il y ait une infime minorité de petits producteurs qui s’enrichissent, « font leur chemin » et se transforment en bourgeois tandis que l’immense majorité finit de se ruiner, se transforme en ouvriers salariés, se paupérise ou vit éternellement à la limite de la condition prolétarienne. La base économique de ces deux courants existant à l’intérieur de la paysannerie a été démontrée dans cet ouvrage.

Il va de soi qu’étant placée sur cette base économique. La révolution en Russie est nécessairement une révolution bourgeoise. Cette thèse du marxisme est absolument irréfutable. On ne doit jamais l’oublier, et elle doit être appliquée à tous les problèmes économiques et politiques de la révolution russe.

Mais il faut savoir l’appliquer. Pour savoir ce que signifie exactement cette vérité quand elle est appliquée à tel ou tel problème, il est indispensable de procéder à une analyse concrète de la situation et des intérêts des différentes classes. Chez les social-démocrates de droite, qui ont Plékhanov à leur tête, on rencontre très souvent le mode de raisonnement inverse; quand ils se trouvent confrontés à un problème concret, ils ont tendance à croire qu’il suffit de développer logiquement cette vérité générale sur le caractère essentiel de notre révolution pour trouver la réponse. Raisonner ainsi, c’est avilir le marxisme, c’est bafouer le matérialisme dialectique. C’est ainsi, par exemple, que de cette vérité générale sur le caractère de notre révolution, ces gens en arrivent à conclure que le rôle dirigeant dans la révolution revient à la « bourgeoisie » , et que les socialistes doivent soutenir les libéraux. Marx aurait sans doute repris à leur propos ces mots de Heine, qu’il avait déjà cités : « J’ai semé des dents de dragon, et j’ai récolté des puces.»[10]

Etant donné la base économique de la révolution russe, deux voies fondamentales sont objectivement possibles pour son développement et son aboutissement :

Ou bien l’ancienne exploitation seigneuriale, rattachée par mille liens au servage, est maintenue et se transforme lentement en exploitation purement capitaliste, en exploitation de « junkers » . Le système des prestations de travail finit par être remplacé par le capitalisme; la cause de ce changement réside dans la transformation qui s’opère dans l’économie seigneuriale du temps du servage. Tout le régime agraire de I’Etat devient capitaliste, tout en conservant pendant une longue période des traits féodaux. Ou bien l’ancienne exploitation seigneuriale est brisée par la révolution qui détruit tous les vestiges du servage, notamment le régime de la grosse propriété foncière. Le système des prestations de travail est définitivement remplacé par le capitalisme par suite du libre développement de la petite propriété paysanne à qui l’expropriation des terres seigneuriales au profit de la paysannerie donne une vigoureuse impulsion. Tout le régime agraire devient capitaliste, la décomposition de la paysannerie étant d’autant plus rapide que la destruction des vestiges du servage est plus complète. En d’autres termes, si on suit la première voie, on garde la masse principale de la grande propriété foncière et les principales assises de l’ancienne « superstructure » . Dans ce cas, le rôle dominant revient au bourgeois monarchiste libéral et au propriétaire foncier; la paysannerie aisée ne tarde pas à passer de leur côté; la masse paysanne voit sa situation se détériorer : elle est non seulement expropriée sur une grande échelle, mais asservie par les divers modes de rachat prônés par les cadets[11], abrutie et abêtie par la réaction; ceux qui se chargeront de mener à bien une telle révolution bourgeoise, ce seront des politiciens d’un type proche des octobristes[12]. Avec la seconde voie, la grande propriété foncière et toutes les principales assises de l’ancienne « superstructure » qui lui correspondent sont détruites; le rôle dominant est joué par le prolétariat et la masse paysanne, la bourgeoisie instable ou contre-révolutionnaire est neutralisée; le développement le plus rapide et le plus libre est assuré aux forces productives sur la base du capitalisme; la situation qui est faite aux masses ouvrières et paysannes est la meilleure qu’elles puissent espérer sous un régime de production marchande; tout cela crée les conditions les plus favorables à l’accomplissement de la refonte socialiste par la classe ouvrière, dont c’est l’objectif fondamental véritable. Il va de soi que les éléments de ces deux types d’évolution capitaliste peuvent se combiner à l’infini; et il faut être le dernier des pédants pour penser résoudre les problèmes originaux et complexes qui se posent dans ce domaine à l’aide de citations tirées de tel ou tel jugement de Marx portant sur une période historique différente de la nôtre.

L’ouvrage que nous présentons au lecteur est consacré à l’analyse du système économique de la Russie d’avant la révolution. En période révolutionnaire, la vie du pays est si rapide, si impétueuse, qu’il est impossible de définir, au plus fort de la lutte politique, quels sont les résultats considérables de l’évolution économique. Nous voyons, d’une part, les Stolypine[13], et d’autre part, les libéraux (non seulement les cadets à la Strouvé, mais tous les cadets pris ensemble) faire un travail systématique, opiniâtre et conséquent pour que la révolution soit menée bien selon la première voie. Le coup d’État du 3 juin 1907 auquel nous venons d’assister est une victoire de la contre-révolution et tend à assurer aux gros propriétaires fonciers une domination sans partage au sein de la soi-disant représentation du peuple russe[14]. A quel point cette « victoire » est-elle durable ? C’est là un autre problème. En tout état de cause, la lutte pour que triomphe l’autre issue de la révolution se poursuit. C’est à cette issue qu’aspirent de façon plus ou moins décidée, plus ou moins conséquente, plus ou moins consciente, non seulement le prolétariat mais les larges masses paysannes. La contre-révolution et les cadets ont beau s’efforcer d’étouffer la lutte directe des masses, la première, par la violence directe, ceux-ci, par leurs idées contre-révolutionnaires hypocrites et mesquines; la lutte immédiate des masses se manifeste tantôt à un endroit, tantôt à un autre; elle marque de son empreinte la politique des partis populistes ou « du Travail » bien qu’il soit certain que les dirigeants politiques petits-bourgeois (en particulier les « socialistes » populistes et les troudoviks[15] sont contaminés par l’esprit cadet de trahison, de flagornerie à la Moltchaline[16] et de suffisance si typique des petits bourgeois et des fonctionnaires.

Quel sera l’aboutissement de cette lutte, quel sera le bilan final du premier assaut de la révolution russe ? On ne peut encore le dire. Aussi n’est-il pas encore temps de remanier à fond cet ouvrage (mes devoirs immédiats de membre du Parti participant au mouvement ouvrier ne m’en laissent d’ailleurs pas le loisir[17]. La deuxième édition ne peut dépasser ce cadre : définir l’économie de la Russie d’avant la révolution. L’auteur a donc dû se borner à revoir, à corriger le texte et à y apporter les compléments les plus indispensables fournis par les statistiques les plus récentes, à savoir les résultats des derniers recensements de chevaux, de la statistique des récoltes, du recensement général de la population qui a eu lieu en I897 et les nouvelles données de la statistique des fabriques et des usines, etc.

L’auteur, juillet 1907

  1. V. V., pseudonyme de V. P. Vorontsov. N.-on ou Nikolaï-on, pseudonyme de N. F. Danielson. Vorontsov et Danielson étaient les grands idéologues du populisme libéral au cours des années 80 et 90 du siècle dernier. [N.E.]
  2. Epoque qui suivit l'abolition du servage en 1861. Cette réforme fut organisée par le gouvernement tsariste de façon à sauvegarder au maximum les intérêts des seigneurs terriens possesseurs de serfs. Cette réforme était nécessitée par toute la marche du développement économique du pays et par l'extension du mouvement paysan contre l'exploitation servagiste. La «réforme paysanne» fut un premier pas dans la voie de la transformation de la Russie en monarchie bourgeoise. Le 19 février 1861, Alexandre II signa le Manifeste et les «Règlements» concernant les serfs émancipés. En tout furent «émancipés» 22 500 000 paysans appartenant aux hobereaux. Mais la grande propriété terrienne fut maintenue, les terres des paysans furent proclamées propriété des seigneurs. Le paysan ne pouvait recevoir qu'un lot d'après la norme fixée par la loi (seulement avec l'accord du seigneur) et qu'il devait racheter. Cet argent était versé par les paysans au gouvernement tsariste qui avait payé aux propriétaires la somme fixée. D'après des calculs approximatifs, après l'abolition du servage, la noblesse avait en sa possession 7I 500 000 déciatines de terres et les paysans--33 700 000 déciatines. Grâce à la réforme, les seigneurs «retirèrent» plus d'un cinquième (et parfois même près de 25) de terres appartenant aux paysans. L'ancien système des redevances avait été ébranlé par la réforme mais non supprimé. Les seigneurs avaient retiré aux paysans les meilleures terres (les «otrezki», les bois, les prairies, les pâturages, les abreuvoirs, etc.) sans lesquelles les paysans se trouvaient dans l'impossibilité d'avoir des exploitations indépendantes. Jusqu'à la conclusion de la transaction du rachat, les paysans restaient «temporairement redevables» et devaient au propriétaire des impôts sous forme de redevances ou corvées. Le rachat par les paysans de leurs propres terres constituait tout simplement le pillage de la paysannerie par les propriétaires et le gouvernement. La dette paysanne devait être remboursée en 49 ans avec versement de 6 %. Les arriérés augmentaient d'année en année. A eux seuls les anciens serfs des seigneurs versèrent au gouvernement tsariste, en vertu de l'opération de rachat, 1 milliard 900 millions de roubles alors que la valeur des terres qui leur avaient été attribuées ne dépassait pas 544 millions de roubles. En fait les paysans durent payer leur terre des centaines de millions de roubles ce qui aboutissait à la ruine de leurs exploitations et à l'appauvrissement de masses paysannes. Les démocrates révolutionnaires russes, Tchernychevski en tête, critiquaient la «réforme paysanne» pour son caractère servagiste. Lénine qualifia la réforme de 1861 de première opération de violence contre la paysannerie dans les intérêts du capitalisme naissant dans l'agriculture, de déblayage des terres effectué par les propriétaires fonciers pour le Capitalisme. [N.E.]
  3. En février ou au début de mars 1899, Lénine reçut à Chouchenskoïé l'ouvrage La question agraire de Kautsky qui à l'époque était encore marxiste. A cette date, la majeure partie du Développement du capitalisme ses Russie était déjà composée à l'imprimerie et Lénine décida de parler de l'ouvrage de Kautsky dans la préface. Le 17 (29) mars il envoya un post-scriptum à cette préface: «S'il n'est pas trop tard, écrit-il, j'aimerais beaucoup que ce post-scriptum puisse être imprimé... Même si la préface est déjà composée peut-être est-il encore possible d'y insérer le post-scriptum ?» Celui-ci tomba entre les mains de la censure qui y apporta quelques modifications. Dans une lettre du 27 avril (9 mai) 1899, Lénine parle de ce contretemps: «J'ai appris, écrit-il, que le P.-S. de la préface est arrivé trop tard... et qu'il en a semble-t-il «pâti». (Œuvres, Paris-Moscou, tome 34, p. 29). [N.E.]
  4. La question agraire. (Stuttgart, Dietz, 1899, 1re partie : « Le développement de l’économie rurale dans la société capitaliste » . (N. R.)
  5. Il existe une traduction russe
  6. Introduction. (N. R.)
  7. Lénine ajouta à la deuxième édition du Développement du capitalisme en Russie (1908) de multiples additions, si bien que le numérotage des paragraphes du livre a subi toute une série de modifications. Le passage auquel la note de Lénine fait référence se trouve dans la présente édition au chapitre II, paragraphe XII. C., pp. 147-148. [N.E.]
  8. La communauté rurale en Russie était un système de jouissance foncière collective réservé aux paysans et caractérisé par la rotation obligatoire des cultures et par l'indivisibilité des forêts et des pâturages. Les traits essentiels de la communauté étaient la caution solidaire (si les impôts, les redevances de toutes sortes demandées par l'État et les gros propriétaires fonciers n'étaient pas payés à temps, tous les paysans devaient en porter la responsabilité collectivement), la redistribution systématique de la terre et le fait qu'on n'avait le droit ni de refuser la terre, ni de l'acheter, ni de la vendre. La communauté existait en Russie depuis des temps très anciens. Au cours du développement historique, elle devient graduellement l'un des fondements du féodalisme. Les gros propriétaires fonciers et le gouvernement tsariste l'utilisèrent pour renforcer le servage et pour extorquer au peuple des impôts et des indemnités de rachat. Dans son essai sur La question agraire est Russie à la fin du XIX, siècle, Lénine écrit que la communauté «n'a pas empêché le paysan de se prolétariser et, en fait, elle joue le rôle d'une barrière médiévale qui sépare les paysans en les Attachant à de petites associations et à des catégories qui ont perdu toute «raison d'être» (Œuvres, Paris-Moscou, tome 15, p. 76). Le problème de la communauté provoqua de violentes discussions et engendra une abondante littérature économique. Les populistes accordaient surtout une attention soutenue à la communauté qui selon eux ouvrait une voie particulière pour la marche de la Russie vers le socialisme. En choisissant les chiffres de façon tendancieuse et en les falsifiant, en calculant «des moyennes» fictives, ils tentaient de démontrer que la paysannerie communautaire de Russie était particulièrement «stable» et que la communauté empêchait la pénétration des rapports capitalistes et «protégeait» les paysans de le ruine et de la différenciation de classe. Dès les années 80 du XIXe siècle; Plékhanov avait montré à quel point le «socialisme communautaire» des populistes était illusoire et sans fondement. Dans les années 90, Lénine réfuta définitivement la théorie populiste. En s'appuyant sur une énorme documentation concrète et statistique, il montra en effet de façon précise que les rapports capitalistes étaient en train de se développer dans les campagnes, qu’ils pénétraient dans la communauté patriarcale et qu'au sein même de cette communauté, ils provoquaient la décomposition de la paysannerie en deux classes antagonistes: les paysans pauvres et les koulaks. En 1906, le ministre tsariste Stolypine promulgua dans l'intérêt des koulaks une loi qui permettait aux paysans de sortir de leur communauté et de vendre leur lot. Neuf ans après la promulgation de cette loi qui marquait le début de la liquidation officielle du régime communautaire, plus de deux millions de cultivateurs avaient quitté les communautés. [N.E.]
  9. Le 17 février 1899 eut lieu à la société d'assistance à l'industrie et au commerce russe une discussion sur un rapport sur le suies: «Est-il possible de concilier le populisme et le marxisme?" Des représentants du populisme libéral et des «marxistes légaux>, participèrent à cette discussion. Dans son intervention, V. P. Vorontsov (V. V.) affirma que les représentants du «nouveau courant marxiste» à l'Occident étaient plus proches des populistes russes que des marxistes russes. Un bref compte rendu de cette séance parut le 19 février (3 mars) 1899 dans le Novoïé Vrémia, journal réactionnaire paraissant à Pétersbourg. [N.E.]
  10. "J'ai semé des dents de dragon et j'ai récolté des puces.» Marx cite ce vers de Heine dans son ouvrage: Karl Grün. Mouvement social en France et en Belgique (Darmstadt, 1845) ou historiographie du socialisme authentique (Marx-Engels, Gesamtausgabe. Erste Abteilung, B. 5, S. 495).[N.E.]
  11. Les cadets, membres du Parti constitutionnel démocrate qui était le principal parti de la bourgeoisie impérialiste de Russie. Ce parti fut créé en octobre 1905 et était composé de représentants de la bourgeoisie monarchiste libérale, de gros propriétaires fonciers exerçant des fonctions clans les zemstvos et d'intellectuels bourgeois qui cherchaient à attirer la paysannerie en masquant Leurs objectifs par de grandes phrases «démocratiques». Le programme agraire des cadets envisageait la possibilité d'une expropriation contre rachat d'une partie des terres des grands propriétaires fonciers au profit des paysans qui auraient dû payer les terres à un prix exorbitant. Les cadets étaient partisans du maintien du régime monarchique: ils voulaient simplement que le tsar et les gros propriétaires fonciers féodaux partagent le pouvoir avec eux. Ils estimaient que leur objectif principal était la lutte contre le mouvement révolutionnaire. Au cours de la première guerre mondiale les cadets apportèrent un soutien actif à la politique extérieure de conquêtes du gouvernement tsariste et pendant la révolution démocratique bourgeoise de février, ils s'efforcèrent de sauver la monarchie. Au Gouvernement provisoire bourgeois, ils menèrent une politique contre-révolutionnaire et antipopulaire favorable aux impérialistes américains, anglais et français. Après la victoire de la Grande Révolution socialiste d'Octobre, les cadets qui étaient farouchement opposés au pouvoir soviétique, prirent part à tous les soulèvements armés de la contre-révolution et à toutes les campagnes de l'intervention. Après la défaite des gardes blancs et de l'intervention, ils se retrouvèrent dans l'émigration où ils poursuivirent leur activité antisoviétique contre-révolutionnaire.[N.E.]
  12. Les octobristes (ou Union du 17 octobre) représentaient et défendaient les intérêts des industriels et des gros propriétaires fonciers qui dirigeaient leur entreprise selon la méthode capitaliste. Reconnaissant en paroles le manifeste du 17 octobre 1905, dans lequel le tsar, poussé par la crainte de la révolution, promettait au peuple les droits de la liberté civile, les octobristes rie songeaient nullement à limiter le tsarisme. Tant sur le plan intérieur que sur le plan extérieur, les octobristes soutenaient à fond la politique du gouvernement tsariste.[N.E.]
  13. Stolypine, Piotr Arkadiévitch, président du Conseil des ministres entre 1905 et 1911, réactionnaire à tous crins. Son nom est lié à l'écrasement de la révolution de 1905-1907 et à la période de réaction féroce qui lui succéda. Stolypine voulait que les koulaks deviennent une base solide de l'autocratie dans les campagnes et, dans ce but, il promulgua une nouvelle loi agraire. L'oukaze du 9 novembre 1906 permettait à tous les paysans qui en exprimaient le désir de sortir de leur communauté et de transformer leur lot de terre communale en propriété personnelle, avec tous les droits qui en découlaient et qui autrefois leur étaient refusés (droit de vente, droit d'hypothèque, etc.). Quand un paysan s'en allait, la communauté était obligée de lui donner une terre d'un seul tenant (khoutor, otroub). Cette loi permit aux koulaks de racheter à vil prix la terre des paysans pauvres. Les lois du 14 juin 1910 et du. 29 ruai 1911 prévoyaient l'instauration d'un régime agraire coercitif dans l'intérêt des koulaks.[N.E.]
  14. Le 3 juin 1907, le gouvernement décréta la dissolution de la Ils Douma d'État et promulgua une nouvelle loi électorale pour les élections à la IIIe Douma, assurant la majorité aux gros propriétaires fonciers et aux capitalistes. En violation de son propre manifeste du 17 octobre 1907, le gouvernement tsariste abolit les droits constitutionnels, déféra les membres du groupe parlementaire social-démocrate en justice et les condamna à la déportation. Le coup d'État dit du 3 juin marquait la victoire temporaire de la contre-révolution.[N.E.]
  15. Les «socialistes populistes», membres du parti socialiste populiste qui s'était détaché de l'aile droite du Parti socialiste révolutionnaire (s.-r.) en 1906. Ils étaient les porte-parole des koulaks et préconisaient une nationalisation partielle de la terre, avec rachat aux gros propriétaires fonciers et répartition entre les paysans selon ce qu'ils appelaient la norme du travail. Les socialistes populistes étaient pour un bloc avec les cadets. Lénine les qualifiait de «sociaux cadets», d'opportunistes petits-bourgeois, de "s.-r. mencheviques» qui hésitaient entre les cadets et les s.-r. et soulignait «que ce parti qui avait effacé de son programme la revendication de la république et avait renoncé à exiger la totalité de la terre se distinguait très peu des cadets». Les leaders socialistes populistes étaient A. V. Péchékhonov, N. F. Annenski, V. A. Miakotine, etc. Après la révolution démocratique bourgeoise de Février 1917, ils siégèrent au Gouvernement provisoire bourgeois et après la Révolution socialiste d'Octobre, ils participèrent aux complots contre-révolutionnaires et aux soulèvements armés contre le pouvoir soviétique. Ce parti cessa d'exister pendant la guerre civile. Les troudoviks, groupe du Travail. Groupe de démocrates petits-bourgeois, composé de paysans et d'intellectuels de tendance populiste qui siégeait aux Doumas d'État, Ce groupe fut constitué en avril 1906 par les députés paysans de la Ire Douma. Les troudoviks revendiquaient l'abolition de toutes les barrières de caste et de nationalité, la démocratisation de l'administration des zemstvos et des villes et le suffrage universel pour les élections à la Douma. Le programme agraire des troudoviks était inspiré par le principe populiste de la jouissance égalitaire de la terre: il demandait la création d'un fonds agraire national composé des terres de la couronne, du Domaine, des apanages, des monastères ainsi que des terres privées si leur superficie était supérieure à la norme établie du travail; ils prévoyaient que les terres expropriées devaient être indemnisées. A la Douma, les troudoviks oscillaient entre les cadets et les bolcheviks. Ces oscillations étaient dues à la nature de classe des petits paysans propriétaires. En septembre 1906, Lénine notait que le troudovik «ne refuserait pas de s'entendre avec la monarchie, il se calmerait s'il obtenait son lopin de terre dans le cadre du régime bourgeois, mais, à l'heure actuelle, il met tous ses efforts à combattre les propriétaires fonciers pour conquérir la terre, à lutter contre l'État féodal pour la démocratie.» (Œuvres, Paris-Moscou, tome II, p. 232.) Dans la mesure où les troudoviks représentaient les masses paysannes, la tactique des bolcheviks à la Douma tendait à passer des accords avec eux sur des problèmes particuliers dans l'intérêt de la lutte générale contre les cadets et l'autocratie tsariste. En 1917, le "groupe du Travail" fusionna avec le parti des socialistes populistes.[N.E.]
  16. Moltchaline, un des personnages de la comédie de Griboïédov, Le malheur d'avoir trop d'esprit. Moltchaline est le symbole de l'obséquiosité.[N.E.]
  17. Ce remaniement exigerait peut-être la continuation de ce travail : il faudrait alors limiter le premier tome à l’analyse de l’économie de la Russie d’avant la révolution et consacrer un second tome à l’étude du bilan et des résultats de la révolution.