Chapitre II : La décomposition de la paysannerie

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Sommaire[modifier le wikicode]

I. La statistique des zemstvos pour la Nouvelle-Russie

Groupes économiques de la paysannerie - Agriculture marchande, achat et vente de la force de travail - Groupe supérieur; concentration de la terre, du cheptel vif et mort, la plus grande productivité - Réflexions de M. V. V. sur l'absence de chevaux - Louage des salariés agricoles et réflexions de M. V. V. à ce sujet - Groupe inférieur de la paysannerie; mise en location de la terre - Groupe moyen, son instabilité - MM. V.V. et Karychev sur l'affermage paysan - Ce que pensent les populistes de l'étude de M. Postnikov

II. La statistique des zemstvos pour la province de Samara

Données sur l'économie de différents groupes de paysans dans le district de Novoouzensk - Possession et jouissance foncière de différents groupes - M. Karychev sur les affermages et les prix du blé - Travail salarié; création du marché intérieur par la décomposition de la paysannerie - Le prolétariat rural dans la province de Samara

III. La statistique des zemstvos pour la province de Saratov

Données sur l'économie de différents groupes - Louage des salariés agricoles - Les petites industries dans la statistique des zemstvos - Les affermages - Réflexions de MM. Karychev, N.-on, Maress sur l'affermage - Comparaison entre le district de Kamychine et les autres - Importance du problème de la classification des feux paysans

IV. La statistique des zemstvos pour la province de Perm

Données sur l'économie de différents groupes - Louage de salariés agricoles et de journaliers; son importance - Fumage du sol - Instruments perfectionnés - Etablissements industriels et commerciaux

V. La statistique des zemstvos pour la province d'Orel

Données sur l'économie de divers groupes - Tableau incomplet de la décomposition d'après les données sur la province d'Orel

VI. La statistique des zemstvos pour la province de Voronèje

Procédés de classification dans les recueils de Voronèje - Données sur le district de Zadonsk - Petites industries

VII. La statistique des zemstvos pour la province de Nijni-Novgorod

Données sur les groupes d'exploitations dans trois districts

VIII. Examen de la statistique des zemstvos pour les autres provinces

Province de Novgorod, district de Démiansk - Province de Tchernigov, district de Kozéletz - Province d'Iénisséisk - Province de Poltava, trois districts - Province de Kalouga - Province de Tver

IX. Relevé des chiffres de la statistique des zemstvos précédemment analysés et relatifs à la décomposition de la paysannerie

Procédés du relevé - Tableau récapitulatif et diagramme - Analyse du diagramme par colonnes - Comparaison de diverses localités selon le degré de décomposition

X. Données d'ensemble de la statistique des zemstvos et du recensement des chevaux par l'Administration militaire

La statistique des zemstvos sur 112 districts de 21 provinces - Données du recensement des chevaux par l'Administration militaire sur 49 provinces de la Russie d'Europe - Importance de ces données

XI. Comparaison entre les recensements des chevaux effectués par l'Administration militaire en I888-1891 et 1896-1900

Données sur 48 provinces de la Russie d'Europe - Exercices statistiques de MM. Vikhliaïev et Tchernenkov

XII. La statistique des zemstvos sur les budgets paysans

Le caractère des données et les méthodes de leur classification - (A). Résultat d'ensemble des budgets - Le montant des dépenses et des recettes - Le détail des dépenses - Le détail des recettes - La part-argent du budget - Rôle des redevances - (B). Caractéristique de l'agriculture paysanne - Données d'ensemble sur les exploitations - Avoir et matériel - Frais d'exploitation - Revenu tiré de l'agriculture - Exception apparente - (C). Caractéristique du niveau de vie - Les frais d'alimentation en nature - Les frais de nourriture en argent - Autres dépenses pour la consommation individuelle - La dépense en argent pour la consommation individuelle et productive - M.N.-on à propos de la «couche» supérieure de la paysannerie - Comparaison du niveau de vie des paysans et des ouvriers ruraux - Les procédés de M. Chtcherbina

XIII. Conclusions du chapitre II

Importance de l'économie marchande - 1) Contradictions capitalistes au sein de la communauté - 2) La «dépaysannisation» - 3) La caractéristique de ce processus donnée par le Capital - 4) La bourgeoisie paysanne - 5) Le prolétariat rural. Le type de l'ouvrier rural pourvu d'un lot, propre à l'Europe - 6) La paysannerie moyenne - 7) Formation du marché intérieur pour le capitalisme - 8) Progrès de la décomposition; importance des migrations - 9) Le capital commercial et usuraire. Comment la théorie pose cette question. Liaison de ces formes du capital avec le capital industriel - 10) Les prestations de travail et leur influence sur la décomposition de la paysannerie?



Nous avons vu que le processus de dissociation des petits agriculteurs en employeurs et ouvriers agricoles constitue la base sur laquelle se forme le marché intérieur dans la production capitaliste. Il n’est guère d'ouvrage traitant de la situation économique de la paysannerie russe après l’abolition du servage qui ne signale ce qu'on appelle la « différenciation » de la paysannerie. Notre tâche est donc d'en étudier les principaux traits et d'en situer l’importance. Nous utiliserons, dans l’exposé qui va suivre, les recensements par foyers de la statistique des zemstvos.

I. La statistique des zemstvos pour la Nouvelle-Russie[modifier le wikicode]

Dans son ouvrage : L’économie paysanne de la Russie méridionale (Moscou 1891), M. Postnikov a rassemblé et analysé les éléments statistiques pour la province de Tauride, et en partie pour celles de Kherson et d’lékatérinoslav. Cet ouvrage doit être placé au premier rang parmi ceux qui traitent de la décomposition de la paysannerie, aussi jugeons-nous nécessaire de classer les données recueillies par M. Postnikov d'après le système que nous avons adopté et en les complétant parfois par certaines données empruntées aux recueils des zemstvos. Les statisticiens des zemstvos de Tauride groupent les foyers paysans d’après la surface ensemencée, procédé très judicieux qui permet de se faire une idée exacte de l'économie de chaque groupe, puisque la culture extensive des céréales prédomine dans cette contrée. Voici les chiffres généraux sur les groupes économiques de la paysannerie en Tauride.

La disproportion quant à la répartition des surfaces ensemencées est considérable : les 2/5 de la totalité des foyers (environ 3/10 de la population, l'effectif de la famille étant ici inférieur à la moyenne) détiennent près de 1/8 des surfaces cultivées : ils appartiennent au groupe pauvre, ensemençant peu, incapable de satisfaire à ses besoins avec ses revenus agricoles. Ensuite, le groupe moyen embrasse de même environ 2/5 de la totalité des foyers; le revenu qu’ils tirent de la terre leur permet de couvrir leurs dépenses moyennes (M. Postnikov estime que pour couvrir les frais moyens d’une famille il faut de 16 à 18 déciatines de surface cultivée). Enfin la paysannerie aisée (environ 1/5 des foyers et 3/10 de la population) détient plus de la moitié des emblavures, et la moyenne de a surface ensemencée par foyer montre nettement le caractère « commercial », marchand, de l'agriculture dans ce groupe. Pour déterminer exactement les proportions de l’agriculture marchande dans les différents groupes, M. Postnikov emploie le procédé suivant : dans l’ensemble de la surface ensemencée par exploitation, il distingue la surface alimentaire (dont le produit est destiné à l’entretien de la famille et des ouvriers agricoles), la surface fourragère (pour l'entretien du bétail) et la surface d'exploitation (production des semences, surface bâtie, etc.), déterminant ainsi la surface marchande ou commerciale, dont les produits sont destinés à la vente.. Il se trouve que, dans le groupe ensemençant de 5 à 10 déciatines, 11,8% seulement de la surface cultivée donnent une production marchande; au fur et à mesure que la surface ensemencée augmente (de groupe en groupe), cette proportion s’élève comme suit : 36,5% — 52% — 61%. Donc, la paysannerie aisée (les deux groupes supérieurs) se livre à l'agriculture marchande qui lui rapporte par an de 574 à 1500 roubles de revenu brut en espèces. Cette agriculture marchande se transforme déjà en agriculture capitaliste, puisque la surface ensemencée des paysans aisés excède la norme de travail d’une famille (c'est-à-dire la quantité de terre qu'une famille peut cultiver par ses propres moyens), ce qui les oblige à recourir à la main-d'œuvre salariée : dans les trois districts septentrionaux de la province de Tauride, la paysannerie aisée embauche, d'après les estimations de l'auteur, plus de 14000 ouvriers ruraux. Au contraire, la paysannerie pauvre « fournit des ouvriers » (plus de 5000), c’est-à-dire qu’elle vend sa force de travail : dans le groupe ensemençant de 5 à 10 déciatines, par exemple, l'agriculture ne rapporte en espèces qu'un revenu de 30 roubles environ par foyer. Nous observons donc ici le processus de formation du marché intérieur dont il est question dans la théorie de la production capitaliste : le « marché intérieur » s'accroît, d’un côté, grâce à la transformation en marchandise du produit de l'agriculture marchande, du type « entreprise »; et, d’un autre côté, grâce à la transformation en marchandise de a force de travail que vend la paysannerie nécessiteuse.

Afin d’étudier de plus près ce phénomène, voyons la situation de chacun des groupes de la paysannerie. Commençons par le groupe supérieur. Voici les chiffres concernant l’étendue des terres en sa possession ou en sa jouissance.

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On voit donc que les paysans aisés, tout en étant les mieux pourvus en lots communautaires, détiennent aussi de nombreuses terres achetées et affermées et se transforment en petits propriétaires et fermiers.La location de 17 à 44 déciatines coûte par an, au tarif local, de 70 à 160 roubles environ. Il est évident qu'il s'agit là d'une opération commerciale : la terre devient marchandise, « une machine à faire de l'argent ».

Examinons maintenant les données relatives au cheptel vif et mort.

Note 1 : Matériel de transport : charrettes, télégues, fourgons, etc. Instruments aratoires : charrues, brise-mottes (polysocs), etc.

Les paysans aisés se trouvent ainsi bien mieux pourvus en matériel que les paysans pauvres et même moyens. II suffit de jeter un coup d’œil sur ce tableau pour se rendre compte à quel point sont fictifs les chiffres « moyens » qu'on aime tant manipuler chez nous quand il s’agit de la « paysannerie ». A l’agriculture marchande, la bourgeoisie paysanne joint l'élevage marchand, notamment celui des brebis à grosse laine. Quant au cheptel mort, citons encore les données relatives aux instruments perfectionnés que nous empruntons aux recueils statistiques des zemstvos, : sur le nombre total des moissonneuses es faucheuses (3 061), 2841, soit 92,8 %, sont détenues par la bourgeoisie paysanne (1/5 de la totalité des foyers).

On conçoit donc que la technique agricole des paysans aisés soit sensiblement au-dessus de la moyenne (exploitation plus étendue, matériel plus abondant, disponibilités de fonds plus grandes, etc.). Les paysans aisés « font leurs semailles plus vite, profitent mieux du beau temps, couvrent leurs semences d’une terre plus humide », récoltent en temps opportun; aussitôt le blé amené, ils le battent, etc. On conçoit aussi que les frais de production des produits agricoles diminuent (par unité de produit) à mesure qu’augmente l’étendue de l’exploitation. M. Postnikov démontre cette thèse avec force détails, au moyen du calcul suivant : il détermine le nombre de bras (ouvriers salariés compris), de bêtes de travail, d'instruments, etc., par 100 déciatines de surface ensemencée dans les divers groupes. Il se trouve que ce nombre diminue à mesure qu'augmente l’étendue de l'exploitation. Ainsi, dans le groupe qui ensemence jusqu’à 5 déciatines; on compte par 100 déciatines de terre communautaire 28 ouvriers, 28 bêtes de trait, 4,7 charrues et brise-mottes et 10 charrettes, tandis que dans le groupe ensemençant plus de 50 déciatines, on ne compte que 7 ouvriers, 14 bêtes de trait, 3,8 charrues et brise-mottes, 4,3 charrettes. (Nous omettons les chiffres plus détaillés pour tous les groupes et renvoyons ceux qui s'y intéressent au livre de M. Postnikov.) La conclusion générale de l'auteur est la suivante :

« A mesure qu’augmente l’étendue de l’exploitation et des labours, les frais d'entretien de la force de travail (hommes et bêtes) - dépense capitale dans l'agriculture - diminuent progressivement, et, dans les groupes qui ensemencent beaucoup, ils sont par déciatine ensemencée près de deux fois inférieurs à ceux des groupes de faible surface de labours » (p. 117 de l’ouvrage cité). M. Postnikov attache à très juste titre une grande importance à cette loi de la plus grande productivité et, par suite, de la plus grande stabilité des grosses exploitations paysannes; il la démontre au moyen de données très détaillées concernant non seulement la Nouvelle-Russie, mais encore les provinces centrales de Russie. Par conséquent, plus la production marchande pénètre l’agriculture, plus s’accusent la concurrence entre les agriculteurs, la lutte pour la terre, la lutte pour l’indépendance économique, et plus doit s'affirmer cette loi qui conduit à l'éviction de la paysannerie moyenne et pauvre par la bourgeoisie paysanne. Notons simplement que le progrès technique dans l’agriculture s’exprime différemment en fonction du système agricole, du mode de culture des champs. Si dans la culture des céréales et l'exploitation extensive, ce progrès peut s’exprimer par une simple extension de la surface ensemencée et une réduction du nombre des bras, du bétail, etc., par unité de surface ensemencée, dans l'élevage ou dans les cultures industrielles, où est appliquée la culture intensive, le même progrès peut se traduire, par exemple, dans une culture des rhizocarpées qui demande un plus grand nombre de bras par unité de surface ensemencée, ou dans un élevage de vaches, une culture de plantes fourragères, etc., etc.

A la caractéristique du groupe supérieur de la paysannerie, il faut ajouter un emploi répandu du travail salarié. Voici les chiffres relatifs à trois districts de la province de Tauride :

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Dans l'article cité, M. V. V. raisonne de la façon suivante : il établit en pourcentage le rapport entre le nombre des exploitations employant des salariés et la totalité des exploitations paysannes et il conclut :

« Le nombre de paysans qui recourent au travail salarié pour cultiver leur terre est tout à fait insignifiant par rapport à la masse du peuple : 2 à 3, au maximum 5 cultivateurs sur 100,- ce sont là tous les représentants du capitalisme paysan ... cela » (l’exploitation paysanne basée sur le travail salarié en Russie) « n'est pas un système solidement ancré dans les conditions de la vie économique d'aujourd’hui, c’est l’effet du hasard, comme on avait déjà pu l’observer il y a 100 et 200 ans » (Vestnik Evropy, 1884, n° 7, p. 332). Est-il besoin de comparer le nombre des exploitations employant des salariés à la totalité des exploitations « paysannes », quand ces dernières comprennent les exploitations des salariés agricoles eux-mêmes? En procédant ainsi, on pourrait aussi nier le capitalisme dans l’industrie russe : il suffirait de considérer le pourcentage des familles industrielles employant des ouvriers salariés c'est-à-dire des familles de grands et petits fabricants) par rapport à l'ensemble des familles occupées dans l'industrie en Russie; on obtiendrait ainsi une proportion « tout à fait insignifiante » par rapport à la « masse du peuple ». II est infiniment plus juste de comparer le nombre des exploitations à main d’œuvre salariée à celui des exploitations véritablement indépendantes c'est-à-dire celles qui tirent uniquement leur moyens de subsistance de l'agriculture et n'ont pas recours à la vente de leur force de travail. Ensuite M. V. V. a perdu de vue un petit détail, à savoir que les exploitations paysannes à main d’œuvre salariée comptent parmi les plus grosses : le pourcentage des exploitations à main-d'oeuvre salariée, qu'il prétend « insignifiant », « en général et en moyenne »; est en fait très imposant (de 34 à 64 %) dans la paysannerie aisée qui assure plus de la moitié de toute la production et fournit de grosses quantités de grain pour la vente. C'est ce qui permet de juger de l'absurdité de cette opinion selon laquelle l'exploitation à main-d'oeuvre salariée serait l'« effet du hasard », que l’on pouvait observer déjà il y a 100 ou 200 ans ! En troisième lieu, c’est méconnaître les véritables caractères de l'agriculture que de prendre comme base de jugement sur le « capitalisme paysan », les seuls salariés agricoles c’est-à-dire les ouvriers permanents, en laissant de côté les journaliers. On sait que l’embauche des ouvriers à la journée joue un rôle particulièrement important dans l’agriculture.

Nous en venons au groupe inférieur. Il est constitué par les paysans n’ensemençant pas ou peu; « leur situation économique ne diffère presque pas ... les uns comme les autres se louent dans leur village ou cherchent un gagne-pain ailleurs, dans l’agriculture pour la plupart » (p. 134 de l'ouvrage cité), c'est-à-dire qu'ils s’intègrent au prolétariat rural. Notons, par exemple, que dans le district du Dniepr, le groupe inférieur compte 40 % de foyer; 39 % de la totalité des foyers ne possèdent pas d’instruments aratoires. En même temps qu’il vend sa force de travail, le prolétariat rural tire un revenu de la location de ses lots concédés.

Dans trois districts de la province de Tauride, 25 % de la terre arable était donnée en location (en 1884-1886), et ce chiffre ne comprenait pas encore la terre louée non à des paysan mais à des roturiers. Environ un tiers de la population de ces trois districts loue de la terre, et c’est principalement la bourgeoisie paysanne qui afferme les lots du prolétariat rural :

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« Aujourd’hui les lots concédés sont l’objet d’une vaste spéculation dans la vie paysanne de Russie méridionale. Ils servent de gage à des emprunts garantis par lettres de change... ils sont donnés en location ou vendus pour un an, deux ans ou pour des délais plus longs, 8, 9, 11 ans » (p. 139 de l’ouvrage cité). La bourgeoisie paysanne représente donc aussi le capital commercial et usuraire. Nous voyons là une réfutation flagrante du préjugé populiste qui veut que le « koulak » et l’« usurier » n’aient rien de commun avec le « paysan bien organisé ». Au contraire, c’est la bourgeoisie paysanne qui détient tous les fils du capital commercial (prêts d’argent garantis par hypothèque, accaparement de divers produits, etc.) comme du capital industriel (agriculture marchande au moyen du travail salarié, etc.). Les circonstances ambiantes, l’éviction plus ou moins complète des formes asiatiques et le progrès de la civilisation dans nos campagnes, détermineront la forme du capital qui se développera aux dépens de l'autre.

Voyons enfin le groupe moyen (ensemençant de 10 à 25 déciatines par foyer, en moyenne 16,4 déciatines). Sa situation est intermédiaire : le revenu en argent qu’il tire de l'agriculture (191 roubles) est un peu inférieur à la somme que dépense annuellement le paysan moyen de la province de Tauride (200 à 250 roubles). Il possède 3,2 de bêtes de travail par foyer, alors qu’il en faut quatre pour avoir l'« attelage complet ». C’est pourquoi l'exploitation du paysan moyen manque de stabilité, et pour travailler sa terre il est obligé de recourir au coattelage.

Le travail de la terre par coattelage est naturellement moins productif (perte de temps causée par les déplacements, manque de chevaux, etc.). Ainsi, dans un bourg, on a dit à M. Postnikov que « souvent les coattelés ne labourent pas plus d’une déciatine par jour, soit la moitié de la surface normale ». Si l'on ajoute à cela que dans le groupe moyen 1/5 environ des foyers n’ont pas d’instruments aratoires, que (d’après les estimations de M. Postnikov) ce groupe fournit plus d'ouvriers qu’il n’en embauche, nous nous rendrons compte du caractère instable, intermédiaire de ce groupe situé entre la bourgeoisie paysanne et le prolétariat rural. Voici des chiffres un peu plus détaillés attestant l'éviction du groupe moyen.

(*) Données tirées du recueil de la statistique des zemstovs. Elles se rapportent à l'ensemble du district, y compris les localités non incluses dans les cantons. Les chiffres de la colonne "total de la terre dont le groupe a la jouissance" ont été établis par moi, en additionnant les lots communautaires, la terre achetée et la terre prise à bail et en retranchant la terre donnée à bail.


On voit que la répartition de la terre communautaire est la plus « égalitaire », bien que là encore l’éviction du groupe inférieur par les deux autres soit nette. Mais les choses changent radicalement dès que nous passons de cette possession de la terre obligatoire à la possession libre, c'est-à-dire à la terre achetée et affermée. Nous y trouvons une concentration énorme et, par suite, la répartition du total de la terre paysanne en jouissance ne ressemble pas du tout à la répartition des lots communautaires : le groupe moyen est refoulé au second rang (46 % des lots, 41 % du total) ; le groupe aisé étend très sensiblement ses possessions (28% des lots, 46 % du total), et le groupe pauvre est éliminé du nombre des cultivateurs (25 % des lots, 12% du total).

Le tableau reproduit plus haut nous montre un fait intéressant, sur lequel nous reviendrons : la diminution du rôle des lots communautaires dans l'exploitation paysanne. Dans le groupe inférieur cela provient de la mise en location de la terre; dans le groupe supérieur de ce que a terre achetée et affermée commence à prédominer notablement dans l'ensemble de la surface d'exploitation. Les débris du régime d'avant l'abolition du servage (paysans attachés à la glèbe, la possession égalitaire du sol pour le fisc) sont anéantis définitivement par le capitalisme qui pénètre dans l'agriculture.

Quant à l'affermage en particulier, les chiffres cités nous permettent d'analyser une erreur fort répandue parmi les économistes populistes. Prenons les raisons produites par M. V. V. Dans l'article cité, il pose explicitement la question des rapports du fermage avec la décomposition de la paysannerie. « L'affermage favorise-t-il la décomposition des exploitations paysannes en grandes et petites, ainsi que la disparition du groupe moyen, typique ? » (Vestnik Evropy, l.c., pp. 339-340), M. V. V. répond par la négative. Voici ses arguments : 1° « Le pourcentage élevé des personnes recourant à l’affermage». Exemples : 38-68 %; 40-70 %; 30-66 %; 50-60 %; selon les districts de diverses provinces. 2° La faible superficie des terrains loués par foyer : 3 à 5 déciatines, d'après les statistiques pour la province de Tambov; 3° Les paysans ne possédant qu’un petit lot prennent davantage à bail que ceux qui en ont un plus grand.

Afin que le lecteur puisse apprécier exactement, je ne dirai pas la solidité, mais simplement l’usage que l'on peut faire de pareils arguments, citons les chiffres concernant le district du Dniepr.

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Une question se pose : quelle valeur peuvent avoir ici les chiffres « moyens »? Le fait que les preneurs sont « nombreux » (56 %) supprime-t-il la concentration de l'affermage entre les mains des riches? N’est-il pas ridicule de prendre l'étendue « moyenne » de la terre affermée [12 déciatines par foyer preneur. Souvent, on ne l’établit même pas sur les foyers preneurs mais sur a totalité des foyers. C’est ce que fait, par exemple, M. Karychev dans son ouvrage Les affermages paysans en dehors des lots concédés (Dorpat 1892; 2e volume du Bilan de la statistique des zemstvos)], en additionnant ensemble les paysans dont l’un prend 2 déciatines à un prix fou (15 r.), visiblement à des conditions ruineuses, acculé par un besoin extrême, et l'autre 48 déciatines en sus de la quantité suffisante de terre dont il dispose, « en achetant » la terre en gros à un prix infiniment plus bas, 3 r. 53 la déciatine. Le troisième argument n’est pas moins gratuit : M. V. V. s’est chargé lui-même de le réfuter en reconnaissant que les chiffres concernant « des communes entières ne donnent pas » (Si l’on classe les paysans d’après leurs lots) « une idée juste de ce qui se passe dans la commune elle-même » (art. cité, p. 342).

Ce serait une grave erreur de croire que la concentration de l'affermage entre les mains de la bourgeoisie paysanne se borne à l’affermage individuel sans s’étendre aux terres prises à bail par la commune, le « mir ». Il n’en est rien. La terre affermée est toujours répartie « d’après l’argent » et le rapport entre les groupes paysans ne change nullement dans les cas d’affermage par la commune. C'est pourquoi des raisonnements comme ceux de M. Karychev, qui voit dans les rapports entre les affermages par commune et les affermages individuels « s’affronter deux principes (!?), le principe communautaire et le principe individuel» (p. 159, l.c.), et qui prétend que les affermages par commune « impliquent le principe du travail et celui de la distribution égale de la terre affermée entre les membres de la commune » (ibid., p. 230), des raisonnements de ce genre entrent parfaitement dans la catégorie des préjugés populistes. Tout en se proposant de faire « le bilan de la statistique des zemstvos», M. Karychev passe soigneusement sous silence la riche documentation de cette statistique sur la concentration des terres prises à bail entre les mains de petits groupes de paysans aisés. Citons un exemple. Dans les trois districts sus-indiqués de la province de Tauride, la terre prise à bail à l’Etat par des communes paysannes est répartie entre les groupes comme suit :

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Petite illustration du « principe du travail » et du « principe de la distribution égale » !

Voici ce que la statistique des zemstvos nous apprend sur l'économie paysanne de la Russie méridionale. De ces chiffres, il ressort que la paysannerie est en pleine décomposition et que la bourgeoisie paysanne domine sans partage les campagnes : cela est absolument indubitable. C’est pourquoi il est très intéressant de savoir comment MM. V. V. et N.-on envisagent ces données, d'autant plus que ces deux auteurs avaient précédemment jugé utile de poser la question de la décomposition de la paysannerie (M. V. V. clans l'article de 1884 que nous avons cité; M. N.-on dans le Slovo de 1880, où il notait un phénomène curieux, à savoir qu'à l'intérieur même de la communauté rurale les paysans « peu avisés » négligeaient la terre. tandis que les paysans « avisés » choisissaient les terres les meilleures. Cf. Essais, p. 71). Il faut noter que l'ouvrage de M. Postnikov porte un double caractère : d’une part, l’auteur a recueilli et analysé avec soin les données extrêmement précieuses de la statistique des zemstvos, et il a su résister au « désir de considérer la communauté rurale comme un tout homogène, ainsi que nos intellectuels des villes continuent à le faire » (œuvre. cité, p. 351). D'autre part. comme il n’était pas guidé par la théorie, il n’a absolument pas su apprécier les données qu’il a analysées; il les a considérées du point de vue très étroit des « mesures à prendre », et s’est mis à échafauder des projets de « communes agricoles-artisanales-industrielles », à prêcher la nécessité de « limiter », « obliger », « surveiller », etc., etc. Quant à nos populistes, ils ont tout fait pour ne pas remarquer la première partie, la partie positive de l'ouvrage de M. Postnikov, et ils ont porté toute leur attention sur la seconde. MM. V. V. et N.-on ont entrepris avec le plus grand sérieux de « réfuter » les « projets » très peu sérieux de M. Postnikov (M. V. V. dans la Rousskaïa Mysl, 1894, n° 2; M. N.-on, dans ses Essais, p. 233, note) en lui reprochant d'avoir eu la mauvaise idée d’introduire le capitalisme en Russie et en éludant soigneusement les chiffres qui révèlent que dans les campagnes actuelles de la Russie méridionale les rapports capitalistes sont les rapports dominants.

II. La statistique des zemstvos pour la province de Samara[modifier le wikicode]

Quittons maintenant le Sud pour l'Est, pour la province de Samara. Prenons le district de Novoouzensk qui est le dernier à avoir été étudié. Le recueil concernant ce district fournit la classification de paysans la plus détaillée qui ait été établie suivant l'indice économique. Voici les chiffres d'ensemble sur les groupes de paysans (les chiffres ci-dessous portent sur 28276 foyers à qui des lots communautaires ont été concédés. Ces foyers groupent 164146 habitants des deux sexes. La statistique ne s'occupe que de la population russe du district et laisse de côté les Allemands et les « fermiers » qui ont leurs exploitations sur des terres communautaires ou non. Si on ajoutait Allemands et fermiers, cela accentuerait sensiblement le tableau de la décomposition de la paysannerie).

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On voit donc que la concentration de la production agricole est très poussée: les capitalistes « communautaires », à savoir ceux qui possèdent 10 bêtes de trait et plus, soit 1/14 du nombre total des foyers, détiennent 36,5% de toute la surface ensemencée, c'est-à-dire autant que les 75,3% des paysans pauvres et moyens pris ensemble ! Le chiffre «moyen » (15,9 déciatines de surface ensemencée par foyer) qui donne l'illusion d'un bien-être général, est, ici comme partout, absolument fictif. Voyons les autres données relatives aux exploitations des différents groupes:

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Ainsi, le groupe inférieur compte très peu de cultivateurs indépendants; les pauvres n'ont pas d'instruments perfectionnés et les paysans moyens n'en ont qu'une quantité insignifiante. La concentration du bétail est encore plus accusée que celle des surfaces cultivées; il est évident que la paysannerie aisée pratique non seulement la grosse culture capitaliste mais également l'élevage selon le mode capitaliste. Au pôle opposé, nous voyons des « paysans » que l'on devrait classer parmi les ouvriers agricoles et les journaliers ayant un lot de terre, car leur principal moyen d'existence est (comme nous le verrons tout à l'heure) la vente de leur force de travail; à ces ouvriers, les propriétaires terriens donnent parfois une ou deux têtes de bétail; cela leur permet de les attacher au domaine et de diminuer leur salaire.

Il va de soi que les groupes paysans ne diffèrent pas seulement par l'étendue de leur exploitation, mais aussi par les méthodes qu'ils appliquent: en premier lieu, le groupe supérieur compte un nombre très appréciable de cultivateurs (40 à 60%) pourvus d'instruments perfectionnés (principalement charrues, ensuite batteuses à cheval et à vapeur, tarares, moissonneuses, etc.). Les 24,7% de foyers du groupe supérieur détiennent 82,9% des instruments perfectionnés; les 38,2% de foyers du groupe moyen en détiennent 17%, et les 37,1 % de paysans pauvres n'en détiennent que 0,1% (7 instruments sur 5724). D'autre part, les paysans qui n'ont pas beaucoup de chevaux, emploient, par la force des choses, comme le dit l'auteur du recueil sur le district de Novoouzensk (pp. 44-46), « un autre mode d'exploitation », et organisent « toute leur activité économique selon un autre système » que ceux qui en ont beaucoup. Les paysans aisés « laissent reposer la terre ... labourent en automne avec des charrues... labourent une nouvelle fois au printemps et passent la herse pour recouvrir les semis... sur la jachère labourée ils passent le rouleau, une fois la terre aérée... qu'ils retournent une seconde fois avant de semer le seigle », tandis que les paysans pauvres « ne laissent pas reposer le sol et y sèment chaque année du froment russe ... ils labourent une seule fois au printemps pour le froment ... ils ne mettent pas la terre en jachère ni ne labourent pour semer le seigle, mais sèment en surface ... ils retournent la terre en fin de printemps pour semer le froment, ce qui fait que le blé souvent ne lève pas ... ils labourent une seule fois pour semer le seigle, en surface et tardivement ... ils labourent tous les ans la même terre sans lui laisser le temps de se reposer ». « Et ainsi de suite à l'infini », conclut l'auteur, après cette énumération. « Les paysans pauvres obtiennent des céréales de mauvaise qualité et de mauvaises récoltes tandis que les paysans aisés obtiennent des récoltes relativement meilleures: telle est la conséquence de cette différence radicale entre les modes de culture employés par les uns et les autres » (ibid.).

Mais comment cette grande bourgeoisie a-t-elle pu se former sous le régime de la communauté rurale? La réponse à cette question est fournie par les chiffres qui portent sur la propriété foncière et la terre exploitée dans les différents groupes. Les paysans de la catégorie que nous envisageons ont acheté 57 128 déciatines (76 foyers) et prennent à bail 304 514 déciatines : 177 789 déciatines sont louées par 5 602 foyers en dehors de la terre communautaire; 47 494 déciatines de lots concédés sont prises à bail dans d'autres communautés par 3 129 foyers; 7 092 foyers prennent à bail des lots dans leur propre communauté (79 231 déciatines). La répartition de cette énorme surface formant plus des deux tiers de toute la surface ensemencée des paysans, est la suivante :

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Nous voyons ici à quel point la concentration des terres achetées et affermées est poussée. Plus des 9/10 des terres achetées appartiennent à 1,8 % des foyers les plus riches. 69,7% des terres affermées sont aux mains des paysans capitalistes, et 86,6% sont détenues par le groupe supérieur de la paysannerie. La comparaison des données sur la prise et la cession à bail des lots concédés montre clairement que la terre passe à la bourgeoisie paysanne. La conversion de la terre en marchandise entraîne, cette fois encore, une baisse de prix pour l'achat de la terre en gros (et, par suite, la spéculation sur la terre). Si on établit le prix de location d'une déciatine de terre non communautaire, on obtient les chiffres suivants, en allant du groupe inférieur au supérieur: 3,94; 3,20; 2,90; 2,75; 2,57; 2,08; 1,78 roubles. Pour montrer à quelles erreurs la méconnaissance de cette concentration des affermages conduit les populistes, citons à titre d'exemple ce qu'en dit M. Karychev clans le livre bien connu: L'influence des récoltes et des prix du blé sur certains aspects de l'économie nationale russe ; St.-Pétersbourg 1897). Lorsque, avec l'amélioration de la récolte, les prix du blé tombent et que les prix des fermages montent, les fermiers-entrepreneurs, conclut M. Karychev, doivent diminuer la demande; cela veut dire que ce sont les représentants de l'économie consommatrice qui élèvent les prix du fermage (p. 288). Conclusion absolument arbitraire: il est fort possible que la bourgeoisie paysanne élève les prix des fermages malgré la baisse des prix du blé, car cette baisse peut être compensée par une amélioration de la récolte. Il est fort possible également que même si cette compensation fait défaut, les paysans aisés haussent les prix des fermages en abaissant le prix de revient du blé grâce à l'introduction des machines. Nous savons que les machines sont de plus en plus employées et qu'elles sont concentrées entre les mains de la bourgeoisie paysanne. Au lieu d'étudier la décomposition de la paysannerie; M. Karychev formule des prémisses arbitraires et fausses sur la paysannerie moyenne. C'est pourquoi toutes ses conclusions et déductions construites de façon analogue dans l'ouvrage cité ne peuvent avoir aucune valeur. Après avoir dégagé les éléments hétérogènes de la paysannerie, nous pouvons déjà élucider sans peine la question du marché intérieur. Si la paysannerie aisée détient près des deux tiers de la production agricole, elle doit évidemment fournir une part infiniment plus grande du blé mis en vente. Le blé qu'elle produit en effet, est destiné à la vente; les paysans pauvres, au contraire, sont obligés d'acheter du blé en appoint, en vendant leur force de travail. Voici les chiffres :

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Nous invitons le lecteur à comparer ces chiffres relatifs à la création du marché intérieur aux raisonnements de nos populistes ... « La fabrique prospère quand le moujik est riche, et vice versa » (V. V. Les courants progressistes, p, 9). Il va de soi que M. V. V. ne s'intéresse, absolument pas à la question de savoir quelle est la forme sociale de la richesse nécessaire à la « fabrique », richesse qui ne se crée que si le produit et les moyens de production sont transformés en marchandise ainsi que la force de travail. Parlant de la vente du blé, M. N.-on se console de la façon suivante: ce blé est le produit des « paysans laboureurs » (Essais, p. 24); et « ces derniers font vivre les chemins de fer » qui transportent leur blé (p. 16). En effet, est-ce que ces capitalistes « communautaires » ne sont pas des « paysans »? « Nous aurons encore l'occasion de montrer, écrivait M. N.-on en 1880 (ces phrases sont reprises dans la réimpression de son ouvrage qui date de 1893 que là où la propriété terrienne communautaire domine, l'agriculture capitaliste est quasiment inexistante (sic); elle n'est possible que là où les liens communautaires sont ou complètement rompus ou en train de se détruire » (p. 59), Cette occasion, M. N.-on ne l'a jamais eue et il ne pouvait l'avoir: ce que les faits montrent, en effet, c'est précisément que l'agriculture capitaliste se développe parmi les « membres des communautés rurales » et que les fameux « liens communautaires » s'adaptent parfaitement aux gros détenteurs de surfaces ensemencées dont l'exploitation est basée sur la main-d'oeuvre salariée.

Les rapports entre groupes de paysans sont tout à fait analogues dans le district de Nikolaïev (recueil cité, pp. 826 et suivantes. Nous ne tenons pas compte des paysans sans terre ou n'habitant pas leur commune ». Les foyers de paysans riches (possesseurs de 10 bêtes de trait et plus) représentent 7,4% du nombre total des foyers et 13,7% de la population; ils détiennent 27,6 du bétail et 42, 6% des terres affermées. Les foyers pauvres en revanche (paysans n'ayant pas de cheval ou n'en ayant qu'un seul) qui constituent 19,7 % de population, ne possèdent que 7,2% du bétail et 3% des terres affermées. Malheureusement, les tableaux concernant le district de Nikolaïev, répétons-le, sont beaucoup trop succincts. Pour en finir avec la province de Samara, nous citerons, d'après le Recueil récapitulatif de cette province, cette description de la situation des paysans qui est on ne peut plus édifiante: «

Par suite de l'accroissement naturel de la population (accroissement qui s'est encore renforcé à cause de l'immigration de paysans mal pourvus des régions occidentales) et de l'apparition dans la production agricole de marchands spéculateurs qui font le commerce de la terre dans un but lucratif les formes de location de la terre sont devenues plus complexes d'année en année ; le prix de la terre a augmenté et elle est devenue une marchandise qui a enrichi certaines personnes à une cadence extrêmement rapide et dans des proportions considérables et qui en a ruiné beaucoup d'autres. Pour illustrer ce dernier fait, il suffit d'indiquer quelle est la superficie des labours de quelques exploitations de paysans et de commerçants du sud: ici les emblavures de 3 000 à 6 000 déciatines ne sont pas rares: certains même ensemencent jusqu'à 8-10-15 mille déciatines de terres cri affermant à l'État des dizaines de milliers de déciatines.

Le prolétariat agricole (rural) de la province de Samara est, pour une part, redevable de son existence et de son accroissement numérique au fait que lors de la dernière période, la production des céréales destinées à la vente s'est développée, les prix des fermages ont augmenté, des terres vierges et des pâturages ont été mis en culture, des forêts ont été abattues, etc. Alors que dans la province on ne compte que 21 624 foyers sans terre, le nombre des foyers n'exploitant pas est de 33772 (parmi ceux à qui des lots ont été concédés). Quant aux foyers qui n'ont pas de cheval ou qui n'en ont qu'un seul, ils sont 110604 (soit 600000 individus des deux sexes, à raison d'un peu plus de 5 âmes par foyer). Nous les avons rangés parmi le prolétariat, quoique juridiquement ils disposent d'une certaine part de la terre communautaire: en fait; ce sont des journaliers, des valets de charrue, des bergers, des moissonneurs et d'autres ouvriers qui sont occupés dans les grandes exploitations et qui n'ensemencent sur leur lot concédé que 1/2-1 déciatine pour faire vivre leur famille restée à la maison ».

Les enquêteurs considèrent donc comme prolétaires non seulement les paysans qui n'ont pas de cheval, mais aussi les paysans qui n'en ont qu'un seul. Notons cette conclusion importante, qui concorde entièrement avec celle de M. Postnikov (et avec les chiffres des tableaux par groupes) et qui montre bien quel est le véritable rôle économique et social du groupe inférieur de la paysannerie.

III. La statistique des zemstvos pour la province de Saratov[modifier le wikicode]

Passons maintenant à la zone moyenne des terres noires, à la province de Saratov. Prenons le district de Kamychine, le seul pour lequel les statistiques classent les paysans d'une façon assez complète d'après les bêtes de travail.

Voici les chiffres portant sur l'ensemble du district (40157 foyers, 263 135 hommes et femmes. Surface ensemencée : 435945 déciatines, soit 10,8 déciatines par foyer « moyen »).

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Nous voyons cette fois encore que la surface ensemencée est concentrée entre les mains des gros exploitants : la paysannerie aisée, qui ne représente qu'un cinquième des foyers (et environ un tiers de la population), détient en effet plus de la moitié de la surface ensemencée (53,3%), et l'étendue de ses exploitations (27,6 déciatines en moyenne par foyer) démontre bien le caractère commercial de l'agriculture qu'elle pratique. Elle possède également une grande quantité de bétail : 14,6 têtes par foyer (en unités de gros bétail, 10 têtes de petit pris pour 1 de gros). Près des 3/5 (56%) de tout le bétail paysan du district sont concentrés aux mains de la bourgeoisie paysanne. Au pôle opposé de la campagne, la situation est complètement différente : le groupe inférieur, le prolétariat rural qui représente dans notre exemple un peu moins de la moitié des foyers (environ un tiers de la population), est entièrement déshérité : il ne lui revient en effet que 1/8 des surfaces ensemencées et encore moins de bétail (11,8%). Les membres de ce groupe sont pour la plupart des salariés agricoles, des journaliers et des ouvriers industriels pourvus d'un lot concédé.

La concentration de la surface ensemencée et l'accentuation du caractère commercial de l'agriculture vont de pair avec sa transformation en agriculture capitaliste. Nous observons ici un fait déjà connu : la vente de la force de travail dans les groupes inférieurs et l'achat dans les groupes supérieurs.

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Ici, une explication importante est nécessaire. P. Skvortsov a déjà observé très justement, dans un de ses articles, que la statistique des zemstvos fait une trop « large » part au terme « métiers auxiliaires » (ou « gagne-pain »). Sous ce terme, en effet, elle range les activités de tout genre et de tout ordre auxquelles les paysans se livrent en dehors de leurs lots de terre : qu'ils soient fabricants ou ouvriers, propriétaires de moulins ou de melonnières, journaliers, salariés agricoles; revendeurs, marchands et main-d'œuvres; marchands de bois et bûcherons : entrepreneurs et ouvriers du bâtiment; représentants des professions libérales, employés, mendiants, etc. - ils sont tous considérés comme ayant un « métier auxiliaire ». Cela est absurde et constitue une survivance de la conception traditionnelle, nous serions même en droit de dire - officielle, selon laquelle le « lot concédé » constitue l' occupation« véritable », « naturelle » du paysan dont toutes les autres activités, quelles qu' elles soit, sont à classer parmi les « métiers auxiliaires ». Sous le régime du servage, ce système de classement avait encore sa raison d'être, mais maintenant c'est un anachronisme criant. Si cette terminologie se maintient, c'est notamment parce quelle s'harmonise remarquablement avec la fiction d'une paysannerie « moyenne » et exclut tout simplement la possibilité d'étudier la différenciation de la paysannerie (surtout dans les contrées où les activités « auxiliaires » des paysans sont nombreuses et variées).

Rappelons que le district de Kamychine est un centre important de l'industrie de la «sarpinka». L'analyse de l'exploitation paysanne sur la base des renseignements par foyer sera insuffisante aussi longtemps que les « métiers auxiliaires » des paysans ne seront pas répartis d'après leurs types économiques; aussi longtemps que parmi ceux qui « exercent une industrie » on ne distinguera pas entre patrons et salariés. Ces deux types économiques représentent la différenciation minimum et tant que la statistique économique ne les aura pas délimités, elle ne pourra être considérée comme satisfaisante. Il va de soi d'ailleurs, qu'il serait souhaitable qu'elle procède à des classifications plus détaillées, qu'elle distingue. par exemple, la catégorie des exploitants avec ouvriers salariés, celle des exploitants sans ouvriers salariés, celle des marchands, des revendeurs, des boutiquiers, etc., des artisans travaillant pour une clientèle, etc.

Notons, en reprenant notre tableau, que nous étions jusqu'à un certain point en droit de faire rentrer les « métiers auxiliaires » dans la vente de la force de travail, car d'ordinaire les ouvriers salariés prédominent parmi les paysans exerçant des « industries d'appoint ». Si, parmi ces derniers, on pouvait considérer à part les ouvriers salariés, on s'apercevrait sans aucun doute que la proportion des paysans « exerçant une industrie d'appoint » est beaucoup moins élevée dans les groupes supérieurs que dans les autres.

Pour ce qui est des chiffres relatifs aux ouvriers salariés, nous tenons à noter ici l'opinion absolument fausse de M. Kharizoménov, selon qui « l'embauche à court terme (d'ouvriers) pour la moisson, la fenaison ou à la journée, qui est un fait trop répandu, ne petit servir d'indice caractéristique de la puissance ou de la faiblesse d'une exploitation » (Recueil récapitulatif, Introduction, p. 46). Les considérations théoriques, aussi bien que l'exemple de l'Europe occidentale, et les données russes (dont nous parlerons plus loin) prouvent au contraire que l'emploi de journaliers est un indice très caractéristique de la bourgeoisie rurale.

Enfin, pour ce qui est des affermages, les chiffres montrent, là encore, qu'ils sont accaparés par la bourgeoisie paysanne. Notons que les tableaux combinés des statisticiens de Saratov ne donnent pas le nombre des cultivateurs qui prennent en location ou qui louent de la terre et se contentent d'indiquer la quantité de terre prise à bail et affermée. Il nous faudra donc déterminer la quantité de terre louée ou mise en location par foyer en général et non par foyer preneur.

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Ici encore l'on voit que plus les paysans sont aisés, et plus ils louent de terre, encore qu'ils soient pourvus de lots communautaires assez importants. On voit également que la paysannerie aisée refoule la paysannerie moyenne et que le rôle des terres communautaires dans l'exploitation paysanne tend à diminuer aux deux pôles de la campagne.

Arrêtons-nous plus longuement sur ces données relatives à l'affermage. Elles ont donné lieu à des recherches et à des développements de M. Karychev (voir Bilan, op. cité), extrêmement importants et intéressants et elles ont provoqué les « rectifications » de M. N-on.

M. Karychev a consacré tout un chapitre (III) pour montrer que « l'affermage dépend de la fortune des preneurs ». La conclusion générale à laquelle il arrive est que, « toutes choses égales d'ailleurs, la concurrence pour la terre à louer a tendance à se résoudre à l'avantage des plus riches » (p. 156). « Les foyers relativement mieux pourvus... relèguent au second plan le groupe des foyers qui le sont moins » (p. 154). Nous voyons donc que l'examen d'ensemble des chiffres de la statistique des zemstvos aboutit à la même conclusion que celle qui découle des données étudiées par nous. En étudiant les relations de cause à effet existant entre la superficie des lots concédés et l'étendue des fermages, M. Karychev en arrive à la conclusion que le classement selon le lot « obscurcit le sens du phénomène qui nous préoccupe » (p. 139) : « les plus grands affermages ... se rencontrent en effet a) dans les catégories les moins pourvues de terre, mais b) dans les groupes les mieux pourvus qui en font partie. Il est évident que nous sommes en présence de deux influences diamétralement opposées, et que si on les confond il est impossible de comprendre la portée de chacune d'entre elles » (ibid.). Si nous appliquons avec esprit de suite le point de vue distinguant les groupes de paysans d'après leur fortune, cette conclusion va de soi : nos chiffres nous ont montré en effet que bien qu'elle soit mieux pourvue en lots communautaires, c'est toujours la paysannerie aisée qui accapare les fermages. Il est donc clair que c'est précisément l'aisance d'un foyer qui est le facteur déterminant dans l'affermage et que ce facteur est toujours déterminant; simplement il prend un aspect différent selon l'étendue des lots et les conditions d'affermage. Mais M, Karychev, quoiqu'il ait étudié l'influence de la « fortune », ne s'est pas tenu d'une façon conséquente à ce point de vue; c'est pourquoi il a donné du phénomène une définition inexacte en affirmant que les fermages dépendaient directement de la façon dont les preneurs étaient pourvus en terre. D'autre part, ce qui a empêché M. Karychev d'apprécier à sa juste valeur l'accaparement des affermages par les paysans riches, c'est le caractère unilatéral de ses recherches. Pour étudier « l'affermage en dehors du lot communautaire », il se borne en effet à totaliser les chiffres de la statistique des zemstvos, sans tenir compte de la propre exploitation des preneurs. Étudiée de cette façon superficielle, la question des rapports de l'affermage et de la « fortune », du caractère marchand ou commercial de l'affermage, ne pouvait évidemment pas être résolue. M. Karychev, par exemple, a eu en mains les mêmes chiffres sur le district de Kamychine, mais il s'est contenté de reproduire les chiffres absolus des seuls affermages (v. appendices n° 8, p. XXXVI) et de calculer l'étendue moyenne des terres affermées par foyer nanti d'un lot (texte, p. 143). La concentration de l'affermage aux mains de la paysannerie aisée, son caractère industriel, son rapport avec les cessions de terre à bail par le groupe paysan inférieur, tout cela a été laissé de côté. M. Karychev ne pouvait pas ne pas remarquer que les statistiques des zemstvos réfutent les idées défendues par les populistes sur le fermage, et démontrent que la paysannerie pauvre est évincée par la paysannerie aisée. Mais il a donné une définition inexacte de ce phénomène, et, pour ne l'avoir pas étudié sous toutes ses faces, il s'est mis en contradiction avec ces chiffres en répétant la vieille antienne sur le « principe du travail », etc. Il a néanmoins constaté que la paysannerie était divisée et qu'une lutte économique se déroulait en son sein : pour ce simple fait, il a été taxé d'hérésie par MM. les populistes qui se sont mis en devoir de le « corriger » à leur manière. Voici comment le fait M. N.-on, qui « se sert », comme il l'affirme (p. 153, note), des objections opposées à M. Karychev par M. N. Kabloukov. Au § IX de ses Essais M. N.-on qui traite de l'affermage et de ses diverses formes, affirme : « Lorsque le paysan possède assez de terre pour subsister par son travail agricole sur sa propre terre, il n'en prend pas d'autre en location » (p. 132). M. N.-on nie donc catégoriquement que l'affermage paysan puisse être une entreprise, et qu'il soit accaparé par les riches qui pratiquent une agriculture commerciale. Ses preuves ? Il n'en apporte absolument aucune : sa théorie de la « production populaire » n'est pas démontrée; elle est simplement décrétée. Contre M. Karychev; M. N.-on tire du recueil des zemstvos sur le district de Khvalynsk un tableau montrant que « à égalité de bêtes de travail, moins le lot de terre est étendu, et plus les fermages sont importants » (p. 153). Plus loin, il ajoute : « Si les paysans sont placés dans des conditions absolument identiques au point de vue de la possession du bétail, et s'ils ont dans leur famille assez de bras, ils prennent à bail d'autant plus de terre que leur lot est moins étendu » (p. 154). Le lecteur se rend compte que de telles « conclusions » ne sont que chicane verbale contre la formule inexacte de M. Karychev, et que M. N.-on noie tout simplement la question des rapports entre l'affermage et l'aisance sous des futilités sans importance. N'est-il pas évident qu'à égalité de bêtes de travail, moins on a de terre à soi, et plus on en loue ? Inutile même d'en parler : alors qu'il est justement question des différences de fortunes, on nous parle de foyers qui ont des fortunes égales. M. N.-on ne donne aucune preuve à l'appui de sa thèse selon laquelle les paysans qui possèdent assez de terre n'en louent pas. Quant à ses tableaux, ils montrent seulement qu'il ne comprend pas les chiffres qu'il cite : en classant les paysans selon leur lot communautaire, il ne fait que rendre plus évident le rôle de la « fortune » et l'accaparement des fermages par les paysans aisés (les paysans pauvres mettent leur terre en location et ce sont naturellement les riches qui la louent). Que le lecteur se souvienne des chiffres que nous venons de citer sur la répartition des terres affermées dans le district de Kamychine; supposez que nous ayons mis à part les paysans «possédant la même quantité de bêtes de travail » et que, après les avoir rangés catégories d'après leurs lots communautaires et en sections d'après le nombre de bras, nous déclarions : moins ils ont de terre, plus ils en louent, etc. Cet artifice fera-t-il disparaître le groupe de paysans aisés? Or, ce à quoi aboutit M. N.-on avec ses phrases creuses, c'est précisément à faire disparaître ce groupe, ce qui lui permet de reprendre les vieux préjugés du populisme.

Le procédé absolument impropre de M. N.-on, qui consiste à classer les affermages des paysans par foyer, en des groupes comprenant 0, 1, 2, etc., travailleurs, est repris par M. L. Maress dans le livre : L'influence des récoltes et des prix du blé... (I, p. 34) . Voici un petit exemple des « moyennes » dont se sert hardiment M. Maress (ainsi d'ailleurs que les autres auteurs de ce livre populiste). Il raisonne de la façon suivante : dans le district de Mélitopol, les foyers-preneurs de terre qui ne comptent aucun travailleur du sexe masculin, afferment 1,6 déciatine de terre; les foyers qui comptent 1 travailleur du sexe masculin afferment 4,4 déciatines; ceux qui comptent 2 travailleurs afferment 8,3 déciatines, et 14,0 déciatines ceux qui comptent 3 travailleurs du sexe masculin (page 34). On voit donc, conclut M. Maress, que « la terre affermée est répartie à peu près également par individu » !! Encore que le livre de V. Postnikov et le recueil des zemstvos lui aient donné la possibilité de le faire. M. Maress n'a pas jugé utile d'examiner comment la terre affermée était répartie en réalité entre les groupes de foyers des différentes catégories économiques. Il nous dit, par exemple, que les foyers-locataires qui comptent un travailleur du sexe masculin afferment « en moyenne » 4,4 déciatines de terre. Mais, pour obtenir cette moyenne, il a additionné les 4 déciatines que l'on trouve dans le groupe qui exploite de 5 à 10 déciatines avec 2-3 bêtes de trait et les 38 déciatines du groupe qui en exploite plus de 50 avec 4 bêtes de trait et plus. (V. le Recueil sur le district de Mélitopol, pp. D. 10-11.) Il n'est pas étonnant qu'en mettant ensemble riches et pauvres, en additionnant et en divisant par le nombre des composants, on puisse obtenir où l'on veut une « répartition égale » !

La vérité, c'est que dans le district de Mélitopol, les 21% de foyers riches (c'est-à-dire ceux qui exploitent 25 déciatines et plus), soit 29,5% de la population, détiennent 66,3% de la terre affermée, tout en étant les mieux pourvus en terre communautaire et en terre achetée. (Recueil sur le district de Mélitopol, pp. B. 190-194.) Les 40% de foyers pauvres (c'est-à-dire ceux dont les surfaces ensemencées ne dépassent pas 10 déciatines) qui constituent 30,1% de la population paysanne ne détiennent en revanche, quoiqu'ils soient les moins bien pourvus en terre communautaire et en terre achetée, que 5,6% des terres affermées. Comme on le voit, cela ressemble fort à une « répartition égale par individu ».

M. Maress fonde tous ces calculs concernant l'affermage paysan sur l'hypothèse que les « foyers qui prennent à bail de la terre, appartiennent principalement aux deux groupes inférieurs » (les plus mal pourvus en lots communautaires); que « la terre affermée est répartie également entre les preneurs par individu » (sic) et que l'« affermage permet aux paysans des groupes inférieurs moins pourvus de passer dans les groupes supérieurs » (34-35). Nous avons déjà montré que toutes ces « hypothèses » de M. Maress sont en contradiction flagrante avec la réalité. C'est exactement le contraire qui est vrai, et cela aurait sauté aux yeux de M. Maress si, pour traiter des inégalités économiques (p. 35), il avait pris les données sur la classification des foyers d'après les indices économiques (et non d'après le lot de terre concédée qu'ils détiennent ), au lieu de se borner à une « hypothèse » gratuite inspirée des préjugés populistes.

Comparons maintenant le district de Kamychine aux autres districts de la province de Saratov. Les rapports entre groupes de paysans sont partout uniformes, comme l'attestent les chiffres suivants pour les 4 districts (Volsk, Kouznetsk, Balachov et Serdobsk) où, nous l'avons dit, les paysans moyens et aisés sont réunis.

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Nous voyons donc que partout les pauvres sont évincés par la paysannerie aisée. Mais dans le district de Kamychine les paysans aisés sont plus nombreux et plus riches que dans les autres districts. Si l'on prend ensemble 5 districts de la province (celui de Kamychine compris), la répartition des foyers selon le nombre de bêtes de trait sera la suivante : sans bête de trait, 25,3%; avec 1 bête. 25,5% ; avec 2 bêtes, 20 avec 3-10,8%, et avec 4 et plus, 18,4. Mais, si l'on prend séparément le district de Kamychine, le groupe des paysans aisés sera plus nombreux (nous l'avons d'ailleurs déjà noté) : le groupe pauvre, par contre, le sera un peu moins. Si nous réunissons maintenant les paysans moyens et les paysans aisés, c'est-à-dire si nous prenons les foyers possédant 2 bêtes de trait et plus, nous obtenons pour ces districts les chiffres suivants :

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On voit donc que dans le district de Kamychine, les paysans aisés sont plus riches. Ce district est parmi ceux qui sont le mieux pourvus de terre : 7,1 déciatines de lots communautaires par individu recensé du sexe masculin, contre 5,4 déc. pour l'ensemble de la province. Par conséquent, la richesse de la « paysannerie » en terres dénote simplement que la bourgeoisie paysanne est plus nombreuse et plus riche.

En terminant notre analyse des données sur la province de Saratov, nous tenons à nous arrêter à la classification des foyers paysans. Le lecteur l'aura déjà remarqué, nous rejetons a limine classification d'après le lot communautaire et nous usons exclusivement de la classification d'après la situation économique (d'après les bêtes de trait, la surface ensemencée). Cette façon de procéder demande à être motivée. En effet, la classification d'après le lot est beaucoup plus répandue dans la statistique des zemstvos, et on invoque d'ordinaire en sa faveur les deux arguments suivants, qui, à première vue, semblent fort probants. On prétend tout d'abord que pour étudier les conditions d'existence de la paysannerie agricole, la classification d'après la terre est chose naturelle et indispensable, Pareil argument omet un trait essentiel de la vie russe, à savoir : que la propriété de la terre communautaire n'est pas libre, que la loi lui donne un caractère égalitariste, et que la mobilisation de cette terre est entravée au dernier degré. Or, le processus de décomposition de la paysannerie réside précisément dans le fait que la vie passe outre à ces prescriptions juridiques. Si nous classons les paysans d'après leurs lots concédés, nous amalgamons le pauvre qui cède de la terre, et le riche qui en afferme ou en achète; le pauvre qui abandonne sa terre et le riche qui « arrondit » son exploitation; le pauvre qui exploite très mal sa ferme avec une quantité infime de bétail, et le riche qui possède un nombreux troupeau, utilise les engrais, introduit des améliorations, etc., etc. En d'autres termes, nous additionnons le prolétaire rural et les représentants de la bourgeoisie rurale. Les « moyennes » ainsi obtenues masquent la décomposition et sont par conséquent purement fictive. Les tableaux combinés des statisticiens de Saratov que nous avons décrits plus haut, montrent bien que la classification d'après les lots n'est pas valable. Prenons, par exemple, pour le district de Kamychine, la catégorie des paysans dépourvus de terre communautaire (V. le Recueil récapitulatif, pp. 450 et suiv., le Recueil sur le district de Kamychine, t. XI, pp. 174 et suiv.). Pour caractériser cette catégorie, l'auteur du Recueil récapitulatif dit que la surface qu'elle ensemence est « tout à fait insignifiante » (Introduction, p. 45), ce qui signifie qu'il a classé dans la paysannerie pauvre. Si nous prenons les tableaux, nous voyons que dans cette catégorie, chaque foyer exploite en « moyenne » 2,9 déciatines. Mais comment cette moyenne a-t-elle été obtenue ? En additionnant de gros exploitants (18 déciatines par foyer dans le groupe de ceux qui possèdent 5 bêtes de trait et plus; ce groupe rassemble environ 1/8 des foyers de la catégorie mais détient près de la moitié des terres qu'elle cultive) et des pauvres sans cheval qui n'ont que 0,2 déciatine ensemencée par foyer ! Prenez les foyers employant des ouvriers agricoles. La catégorie en compte très peu : 77 soit 2,5%. Mais sur ces 77, il y en a 60 qui font partie du groupe supérieur exploitant 18 déciatines par foyer, et dans ce groupe, les foyers employant des ouvriers salariés représentent déjà 24,5%. Il est donc évident que nous sous-estimons la décomposition de la paysannerie et que nous présentons la situation des paysans pauvres sous un jour meilleur qu'elle n'est en réalité (si nous adjoignons les riches et si nous établissons des moyennes). En revanche, nous présentons la paysannerie aisée comme étant moins forte qu'elle ne l'est en réalité ; dans la catégorie des paysans pourvus de lots communautaires importants on trouve, en effet, à coté d'une majorité de paysans aisés, d'autres qui ne le sont pas (même dans les communautés rurales bien pourvues en terre, il y a toujours des paysans pauvres : c'est là un phénomène bien connu). On voit maintenant la fausseté du second argument en faveur de la classification d'après les lots concédés. On nous dit que cette classification permet de montrer que les indices de prospérité (quantité de bétail, surface ensemencée, etc ...) sont de plus en plus nombreux au fur et à mesure que les lots sont plus étendus. Fait indiscutable, ce lot de terre communautaire étant en effet l'un des principaux facteurs de prospérité. C'est pourquoi, on trouve toujours plus de représentants de la bourgeoisie paysanne parmi les paysans bien lotis. C'est pourquoi également les « moyennes » de l'ensemble de cette catégorie s'élèvent. Tout cela est néanmoins insuffisant pour conclure à la justesse d'une méthode qui confond la bourgeoisie rurale et le prolétariat rural.

Conclusion : quand on analyse les données sur les paysans, il est impossible de s'en tenir à la classification d'après le lot de terre concédée. La statistique économique doit nécessairement fonder ses classifications sur l'étendue et le type des exploitations. Les indices servant à différencier ces types doivent être choisis en fonction des conditions locales et des modes de culture; dans la culture extensive des céréales, on peut s'en tenir à la classification d'après la surface ensemencée (ou d'après les bêtes de trait), mais quand les conditions sont différentes, il faut tenir compte de la culture des plantes industrielles, du traitement technique des denrées agricoles, de la culture des plantes à tubercules ou fourragères, des produits laitiers, de la culture maraîchère, etc. Lorsqu'il y a combinaison sur une grande échelle de l'agriculture et des « activités auxiliaires », il faut combiner les deux types de classification déjà indiqués : la classification d'après l'étendue et les types de culture et la classification d'après l'étendue et les types d'« activité ». A première vue, on pourrait croire que le problème de la méthode à employer pour faire la récapitulation des recensements par foyer est un problème secondaire qui ne concerne que les spécialistes. Mais il n'en est pas du tout ainsi. Il ne serait pas exagéré au contraire de dire qu'en ce moment, c'est le problème fondamental de la statistique des zemstvos. En effet, les renseignements sur les foyers sont très complets et la technique du recensement a atteint un haut degré de perfection; mais par suite d'une récapitulation insuffisante, une foule de renseignements extrêmement précieux sont tout bonnement perdus, et le chercheur n'a à sa disposition que des chiffres « moyens » (par communautés, cantons, catégories de paysans, étendue des lots, etc.), qui, comme nous l'avons déjà vu et le verrons encore, sont souvent absolument fictifs.

IV. La statistique des zemstvos pour la province de Perm[modifier le wikicode]

Examinons maintenant la statistique des zemstvos pour une province dont les conditions sont tout à fait différentes: celle de Perm. Prenons le district de Krasnooufimsk, dans lequel les foyers sont classés selon l'étendue de l'exploitation agricole. Voici les données générales sur la partie agricole du district (23 574 foyers, 129 439 individus des deux sexes) :

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Bien qu'ici la superficie ensemencée soit sensiblement moins grande que dans les districts que nous avons déjà étudiés, nous retrouvons les mêmes rapports entre les groupes, la même concentration de la surface ensemencée et du bétail aux mains d'un petit groupe de paysans aisés. Quant au rapport entre la superficie de terre que possèdent les foyers et la superficie qu'ils exploitent, il est également le même que dans les provinces que nous connaissons déjà.

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C'est donc le même accaparement des fermages par les paysans aisés les mieux pourvus; le même passage (par voie de location) des lots des paysans pauvres aux paysans aisés; la même diminution dans deux directions différentes du rôle du lot communautaire aux deux pôles de la campagne. Pour que le lecteur puisse se faire une idée plus concrète de ces processus, nous reproduisons ici les chiffres concernant les affermages sous une forme plus détaillée.

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Il est donc clair, en dépit de l'opinion généralement répandue des économistes populistes, que dans les groupes supérieurs de la paysannerie (et nous savons que ce sont ces groupes qui détiennent la majeure partie des affermages), l'affermage a un caractère nettement industriel, un caractère d'entreprise.

Passons aux chiffres concernant le travail salarié; ils sont particulièrement précieux pour ce district, étant plus complets (on y trouve précisément les chiffres concernant le louage des journaliers).

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Nous voyons que la thèse des statisticiens de Saratov, selon laquelle l'emploi de journaliers ne constitue pas un indice caractéristique de la force ou de la faiblesse d'une exploitation est clairement réfutée par ce tableau. Bien au contraire, l'emploi de journaliers est un trait tout à fait caractéristique de la bourgeoisie paysanne. Plus les exploitations sont riches et plus la proportion de celles qui embauchent des ouvriers est élevée (et ce pour toutes les catégories de travail à la journée). Et pourtant, la paysannerie aisée est celle qui est le mieux pourvue en main-d'œuvre familiale. La coopération familiale sert donc, là encore, de base à la coopération capitaliste. Nous voyons ensuite que le nombre des exploitations louant des journaliers est deux fois et demie plus élevé que celui des exploitations employant des ouvriers à terme (en moyenne pour le district). Nous considérons ici l'embauche de journaliers pour la moisson; malheureusement, les statisticiens n'indiquent pas le nombre total des exploitations louant des journaliers, encore que ces renseignements existent. Sur 7 679 foyers appartenant aux trois groupes supérieurs, 2 190 emploient des ouvriers agricoles et 4 017, soit la majeure partie de ces groupes aisés, louent des journaliers pour la moisson. Or, il va de soi que l'emploi de journaliers n'est pas particulier à la province de Perm. Du phénomène que nous avons observé, à savoir que de 2 à 6 et 9 dixièmes des exploitations des groupes aisés embauchent des ouvriers agricoles, de ce phénomène nous pouvons donc conclure ceci: la majorité des foyers paysans aisés utilisent le travail salarié sous une forme ou sous une autre. La condition sine qua non de l'existence de la paysannerie aisée est la formation d'un contingent d'ouvriers agricoles et de journaliers. Il est enfin extrêmement intéressant de noter que le rapport entre le nombre des exploitations employant des journaliers et celui des exploitations employant des ouvriers diminue en allant des groupes inférieurs aux groupes supérieurs. Dans les groupes inférieurs le nombre des exploitations qui embauchent des journaliers dépasse toujours de beaucoup celui des exploitations qui emploient des ouvriers agricoles. Dans les groupes supérieurs, en revanche, le nombre des exploitations qui louent des ouvriers agricoles est même parfois supérieur au nombre de celles qui louent des journaliers. Cela montre bien que dans les groupes supérieurs, on assiste à la formation de véritables exploitations basées sur l'utilisation permanente du travail salarié, qui se répartit plus régulièrement selon les saisons, et qui permet de se passer du travail à la journée, plus coûteux et moins commode. Citons à ce propos les données sur le travail salarié dans le district d'Elabouga, de la province de Viatka (ici la paysannerie aisée est confondue avec la paysannerie moyenne) :

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Si l'on admet que chaque journalier travaille un mois (28 jours), le nombre des journaliers est trois fois plus élevé que celui des ouvriers à terme. Notons en passant que, dans la province de Viatka que nous connaissons déjà, nous retrouvons les mêmes rapports entre les groupes pour ce qui est de l'embauche d'ouvriers, de la prise et de la cession de la terre en location.

Les renseignements par foyer fournis par les statisticiens de Perm sur le fumage du sol sont très intéressants. Voici ce qu'il en résulte.

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Ici encore, nous pouvons constater qu'il y a une profonde différence entre le mode d'exploitation des paysans pauvres et celui des paysans aisés. Cette différence doit se retrouver partout, puisque partout la paysannerie aisée détient la majeure partie du bétail paysan et a davantage la possibilité de consacrer son travail à l'amélioration de son exploitation. Si nous savons que depuis l'abolition du servage la «paysannerie» a donné naissance à un contingent de paysans dépourvus de cheval et de bétail et que; d'autre part, elle a «élevé le niveau des cultures agricoles» en introduisant les engrais (l'emploi des engrais est décrit en détail par M. V. V. dans ses Courants progressistes de l'économie paysanne, pp. 123-160 et suiv.), nous pouvons donc voir clairement que ces «courants progressistes» ne sont pas autre chose que le progrès de la bourgeoisie paysanne. Cela est encore plus net si on considère la répartition des instruments agricoles perfectionnés, sur lesquels la statistique de Perm fournit également des chiffres. Ces chiffres n'ont cependant pas été recueillis dans toute la partie agricole du district, mais seulement dans les 3e, 4e et 5e sections qui englobent 15 076 foyers sur 23 574. Les instruments perfectionnés enregistrés sont les suivants: tarares 1049; trieurs 225 et batteuse; 354. Total: 1628. Et voici leur répartition par groupes:

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La thèse «populiste» de M. V. V., selon laquelle «tous» les paysans profitent des instruments perfectionnés, se trouve donc une fois de plus contredite par les faits!

D'autre part, les données qui portent sur les «métiers auxiliaires» nous permettent cette fois-ci de distinguer deux types fondamentaux de «métiers» et montrent clairement que la paysannerie se transforme 1) en bourgeoisie rurale (possédant des établissements industriels et commerciaux et 2) en prolétariat rural (qui vend sa force de travail et pratique des métiers dits agricoles). Voici comment se répartissent entre les groupes ces «métiers» de types diamétralement opposés:

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Si nous confrontons ces données avec celles qui concernent la répartition on de la surface ensemencée et l'emploi d'ouvriers salariés, nous voyons une fois de plus que la différenciation de la paysannerie crée un marché intérieur pour le capitalisme.

Nous voyons aussi à quel point on déforme les faits quand on met sur le même plan, sous le nom de «métiers auxiliaires» ou de «gagne-pain auxiliaires» des occupations de types absolument différents, et quand on présente (comme le font, par exemple. MM. V. V. et N.-on) «la fusion de l'agriculture et des activités auxiliaires» comme un phénomène toujours égal à lui-même, uniforme et excluant le capitalisme.

Les données sur le district d'Ekatérinbourg, que nous allons citer pour conclure, sont analogues. Si nous retirons des 59 709 foyers les 14 601 qui n'ont pas de terre; les 15 679 qui ne possèdent que des prairies et les 1 612 qui négligent leur lot, nous aurons les données suivantes sur les 27 817 foyers restants: 20 000 d'entre eux qui n'ont pas de surface ensemencée ou qui n'en ont que peu (jusqu'à 5 déciatines) détiennent en tout et pour tout 41 000 déciatines de terre cultivée sur 124 000, soit moins d'un tiers. En revanche, nous trouvons 2 859 foyers aisés (avec plus de 10 déciatines de surface ensemencée) qui détiennent 49 751 déciatines de surface ensemencée et 53 000 déciatines de terre affermée sur 67 000 (dont 47 000 déc. sur les 55 000 déc. de terres affermées chez les paysans). Les «métiers auxiliaires» des deux types opposés et les foyers qui emploient des ouvriers agricoles, sont donc répartis de façon absolument analogue dans le district d'Ekatérinbourg et dans le district de Krasnooufimsk.

V. La statistique des zemstvos pour la province d'Orel[modifier le wikicode]

Nous disposons pour cette province de deux recueils qui portent sur les districts d'Eletz et de Troubtchevsk, dans lesquels les foyers paysans sont groupés d'après le nombre des chevaux de trait.

Voici les données générales par groupes pour ces deux districts pris ensemble:

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Nous voyons donc que les rapports d'ensemble entre les groupes sont identiques à ceux que nous avons déjà relevés (ici encore. il y a concentration des achats et des affermages chez les paysans aisés qui s'approprient la terre des paysans pauvres). Il en est de même pour les rapports qui concernent le travail salarié, les «métiers auxiliaires» et les «courants progressistes» dans l'exploitation: ils sont absolument analogues à ceux que nous avons pu observer dans les autres districts.

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Dans la province d'Orel, comme dans les autres, nous sommes donc témoins d'une décomposition de la paysannerie en deux types diamétralement opposés: d'une part, le prolétariat rural (qui abandonne sa terre et vend sa force de travail; et, d'autre part, la bourgeoisie paysanne (qui achète de la terre, prend de grands fermages surtout des lots concédés, perfectionne son mode d'exploitation, emploie des ouvriers et des journaliers, qui dans ces données ont été omis, et s'occupe d'entreprises industrielles et commerciales en même temps que d'agriculture). Dans cette province, cependant, l'exploitation agricole des paysans est, en général, beaucoup moins étendue que dans les cas que nous avons examinés précédemment; le nombre de ceux qui détiennent de vastes surfaces ensemencées est considérablement plus réduit et, si on en juge par ces deux districts, la décomposition de la paysannerie paraît donc moins accentuée. Nous disons «paraît», et voici pourquoi: 1) S'il est vrai, en effet, que dans cette province, la transformation de la paysannerie en prolétariat rural s'effectue bien plus rapidement et que les groupes de bourgeois ruraux, auxquels elle donne naissance, sont très réduits, nous avons déjà eu des exemples contraires où c'était ce pôle de la paysannerie qui ressortait tout particulièrement. 2) La décomposition de la paysannerie agricole (nous nous limiterons dans ce chapitre à la seule paysannerie agricole) est estompée par les «métiers auxiliaires» qui sont ici très développés (40% des familles). Et dans cette région comme dans les autres, on classe dans cette rubrique, à côté d'une majorité d'ouvriers salariés, une minorité de marchands, de revendeurs, d'entrepreneurs, d'exploitants, etc. 3) La décomposition de la paysannerie est encore estompée par l'absence de données sur les aspects de l'agriculture locale qui sont le plus liés au marché. Ici, en effet, le développement de l'agriculture commerciale, de l'agriculture marchande porte non pas sur l'extension des emblavures pour la vente du blé, mais sur la production du chanvre. Or, les tableaux reproduits dans le recueil ne mettent pas en relief justement cette branche de l'agriculture chez les différents groupes, alors que c'est précisément le chanvre qui fait l'objet de la majorité des opérations commerciales. «Les chènevières fournissent le principal revenu des paysans» (c'est-à-dire le revenu en argent. Recueil sur le district de Troubtchevsk, p. 5 des descriptions par localités, et beaucoup d'autres passages); «l'attention des paysans se porte principalement sur la culture du chanvre ... Tout le fumier ... sert à engraisser les chènevières» (ibid., p. 87); «le chanvre» sert de gage pour les prêts consentis; c'est avec le chanvre que l'on acquitte les dettes (ibid., passim). Pour amender les chènevières, les paysans aisés achètent du fumier aux pauvres (Recueil sur le district d'Orel, t. VIII, Orel 1895, 105) ; on prend et on donne à bail des chènevières dans sa communauté ou dans d'autres (ibid., p. 260), une partie des «entreprises industrielles» où l'on observe la concentration dont nous avons parlé, traitent le chanvre. On voit donc combien incomplet est un tableau de la décomposition, où manquent les renseignements sur la principale denrée marchande de l'agriculture locale.

VI. La statistique des zemstvos pour la province de Voroneje[modifier le wikicode]

Les recueils concernant la province de Voronèje se distinguent par l'abondance des renseignements et des classifications qu'ils fournissent. En plus de la classification habituelle d'après le lot de terre communautaire, ils nous donnent pour certains districts des classifications d'après les bêtes de trait, le nombre de bras (la force de travail dont disposent les familles) d'après les métiers auxiliaires (les foyers qui n'en exercent pas sont classés à part et, parmi ceux qui en exercent, on distingue: a) les activités agricoles, b) les activités mixtes, et c) les activités industrielles et commerciales) ; d'après les ouvriers agricoles (on distingue les exploitations qui fournissent de la main-d'oeuvre salariée, celles qui n'en fournissent ni n'en emploient et celles qui en emploient).

Cette dernière classification est établie pour la majorité des districts et, à première vue, on pourrait croire qu'elle favorise énormément l'étude de la décomposition de la paysannerie. Mais il n'en est rien: en effet, le groupe qui fournit les ouvriers agricoles est loin d'englober tout le prolétariat rural, car il ne comprend pas les exploitations d'où proviennent les journaliers, les manoeuvres, les ouvriers d'usine, les ouvriers du bâtiment, les terrassiers, les domestiques, etc. Les ouvriers agricoles ne constituent qu'une partie des ouvriers salariés fournis par la «paysannerie». Le groupe des exploitations qui emploie des ouvriers agricoles est lui aussi très incomplet, puisqu'il ne comprend pas les exploitations embauchant des journaliers. Quant au groupe neutre (celui des exploitations qui ne fournissent pas de main-d'oeuvre et n'en emploient pas), il rassemble dans chaque district des dizaines de milliers de familles. Dans ce groupe on trouve pêle-mêle des milliers de foyers qui n'ont pas de cheval, et des milliers d'autres qui en ont plusieurs, des paysans qui mettent de la terre en location et d'autres qui en louent, des cultivateurs et des gens qui ne le sont pas, des milliers d'ouvriers salariés et une minorité d'employeurs, etc. C'est ainsi, par exemple, que les «moyennes» globales pour tout le groupe neutre sont obtenues en additionnant des foyers dépourvus de terre ou qui en possèdent chacun de 3 à 4 déciatines (terre communautaire ou achetée) et des foyers ayant plus de 25, 50 déciatines de terre communautaire auxquelles viennent s'ajouter des dizaines et des centaines de déciatines achetées en toute propriété Recueil sur le district de Bobrov, p. 336, col. n° 148; sur le district de Novokhopersk, p. 222), en additionnant des foyers ayant de 0,8 à 2,7 têtes de bétail et d'autres qui en ont de 12 à 21 (ibid.). Il va de soi que de telles «moyennes» ne peuvent donner une idée de la décomposition de la paysannerie; force nous est donc de prendre la classification d'après les bêtes de trait, qui est celle qui se rapproche le plus de la classification d'après l'étendue de l'exploitation agricole. Nous disposons de quatre recueils fournissant cette classification (pour les districts de Zemliansk, de Zadonsk, de Nijnédévitsk et de Korotoïak) ; nous prendrons le district de Zadonsk car les autres recueils ne nous donnent aucun renseignement à part sur la terre achetée et mise en location dans les groupes. Nous donnons ci-après des chiffres récapitulatifs concernant ces 4 districts, et le lecteur pourra voir que les conclusions qui en découlent sont les mêmes. Voici donc les données d'ensemble concernant les groupes du district de Zadonsk (15 704 foyers, 106 288 individus des deux sexes; 135 656 déciatines de terre communautaire, 2 882 déciatines de terre achetée, 24 046 déciatines de terre affermée et 6 482 déciatines de terre donnée à bail).

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Les rapports entre les groupes sont donc les mêmes que dans les provinces et districts précédents (concentration de la terre achetée et affermée, passage des lots concédés des paysans pauvres aux paysans aisés qui les prennent à bail, etc.), mais ici le rôle de la paysannerie aisée est beaucoup moins important. L'exploitation agricole des paysans est si réduite qu'on se demande même si la paysannerie de ce district ne doit pas être classée parmi la population «exerçant des métiers d'appoint» plutôt que parmi les agriculteurs. Voici les chiffres qui portent sur ces «métiers» et, tout d'abord, sur la façon dont ils sont répartis entre les groupes.

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La façon dont sont répartis les instruments perfectionnés et les deux types opposés de «métiers auxiliaires» (à savoir, d'une part, la vente de la force de travail et, d'autre part, les entreprises industrielles et commerciales) est donc la même que dans les données que nous avons examinées précédemment. Dans ce district, il y a une proportion considérable d'exploitations exerçant des «métiers auxiliaires»; les exploitations qui achètent du blé sont plus nombreuses que celles qui en vendent; le revenu en argent provenant des «métiers auxiliaires» est supérieur au revenu fourni par l'agriculture. Tout cela nous autorise à classer ce district parmi ceux dont la population exerce des «métiers auxiliaires», plutôt que parmi les districts agricoles. Voyons cependant quels sont ces métiers. Le Recueil de renseignements estimatifs sur la propriété foncière des paysans dans les districts de Zemliansk, Zadonsk, Korotoïak, Nijnédévitsk (Voronèje, 1889) énumère tous les métiers auxiliaires exercés par les paysans sur place ou hors de leur commune (en tout 222 métiers) en indiquant leur répartition par groupes d'après le lot concédé et les salaires de chaque profession. Cette énumération montre que l'énorme majorité des « métiers» exercés par les paysans consiste dans le travail salarié. Sur les 24 134 personnes exerçant des «métiers auxiliaires» dans le district de Zadonsk, on compte 14 135 ouvriers agricoles, voituriers, bergers et manoeuvres, 1 813 ouvriers du bâtiment, 298 ouvriers d'entreprises municipales ou d'usines, etc. 446 domestiques, 301 mendiants, etc. En d'autres termes, l'immense majorité des personnes exerçant des «métiers auxiliaires» est constituée par le prolétariat rural, par des ouvriers salariés possédant un lot, et vendant leur force de travail aux entrepreneurs ruraux et industriels. Nous voyons donc que si nous considérons les rapports existant entre les différents groupes de la paysannerie, nous retrouvons toujours les caractères typiques de la décomposition, quel que soit le district ou la province, qu'il s'agisse des régions riches en terre de la zone des steppes où les paysans possèdent des emblavures assez étendues ou des régions les plus pauvres en terre, où les «exploitations» paysannes sont minuscules. Malgré la différence très marquée des conditions agraires et agricoles, le rapport entre le groupe supérieur et le groupe inférieur de la paysannerie est partout le même.

Quand on compare les différentes régions, on voit très nettement dans certaines qu'il y a formation d'entrepreneurs ruraux parmi les paysans ; dans d'autres; c'est la formation d'un prolétariat rural qui est particulièrement évidente. Il va de soi qu'en Russie, comme dans tous les pays capitalistes, ce dernier aspect du processus de décomposition touche un nombre infiniment plus grand de petits cultivateurs (et, probablement aussi un plus grand nombre de localités) que le premier.

VII. La statistique des zemstvos pour la province de Nijni-Novgorod[modifier le wikicode]

Les chiffres du recensement par foyer de la statistique des zemstvos ont été totalisés, pour trois districts de la province de Nijni-Novgorod (ceux de Kniaguinine, de Makariev et de Vassilsoursk), en un tableau récapitulatif divisant les exploitations paysannes (ce tableau ne porte que sur les exploitations possédant des lots concédés et ne s'occupe que des paysans qui habitent leur village) en 5 groupes d'après les bêtes de travail. (Matériaux pour l'évaluation des terres de la province de Nijni-Novgorod. Partie économique. Fasc. IV, IX et XII. Nijni-Novgorod, 1888, 1889, 1890).

Si on réunit ces trois districts, on obtient les données suivantes sur les groupes d'exploitations (dans les trois districts ces données portent sur 52 260 foyers, 294 798 individus des deux sexes, 433 593 déc. de terre communautaire, 51 960 déc. de terre achetée, 86 007 déc. de terre affermée (il s'agit là de tous les affermages, qu'ils portent sur les lots concédés ou non, sur des labours ou des prairies), et 19 274 déc. de terres données en location).

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Nous voyons qu'ici encore il y a concentration de la terre achetée (les foyers aisés qui constituent 9,6% du total possèdent 46,2% des terres achetées, alors que les paysans pauvres qui représentent les 2/3 des foyers en possèdent moins d'un quart), de la terre affermée et des lots concédés mis en location par les pauvres entre les mains de la paysannerie aisée qui est pourtant mieux pourvue en lots (la part de terre concédée détenue par les groupes supérieurs est plus grande que la part de population qu'ils représentent ). De ce fait, la répartition réelle de la terre exploitée par la «paysannerie» est toute différente de la répartition de la terre communautaire. La superficie dont disposent en réalité les paysans qui n'ont pas de cheval est inférieure à celle du lot de terre communautaire garanti par la loi. Chez les paysans qui ont un ou deux chevaux, la propriété foncière ne dépasse que de 10 à 30% la superficie du lot (9,4 déciatines au lieu de 8,1; 13,8 au lieu de 10,5).

En revanche, les paysans aisés possèdent une superficie une fois et demie ou deux fois supérieure à celle du lot. Alors que si on considère la quantité de terre communautaire accordée à chacun des groupes, les différences sont infimes, elles sont énormes si on considère l'étendue réelle des exploitations agricoles. Pour s'en rendre compte, il n'y a qu'à consulter les chiffres concernant le bétail, que nous avons cités et les chiffres relatifs à la surface ensemencée que nous donnons maintenant.

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Si on considère les surfaces ensemencées, les différences entre les groupes sont encore plus marquées que si on considère la superficie réelle des terres qu'ils possèdent et des terres qu'ils exploitent, sans même parler des lots concédés. Cela nous montre une fois de plus à quel point la classification d'après la terre concédée est défectueuse. A l'heure actuelle, en effet, la «répartition égalitaire» de cette terre n'est plus qu'une fiction juridique. Les autres colonnes du tableau montrent de quelle manière se réalise dans la paysannerie «la combinaison de l'agriculture et des métiers auxiliaires»: la paysannerie aisée pratique une agriculture capitaliste et commerciale (fort pourcentage d'exploitations employant des ouvriers agricoles) et en même temps, elle possède des entreprises industrielles et commerciales. Les paysans pauvres au contraire vendent leur force de travail (gagne-pain hors du village) tout en continuant à ensemencer de très petites superficies: en d'autres termes, ils deviennent des ouvriers agricoles et des journaliers pourvus d'un lot de terre. Notons que si on n'observe pas une diminution normale du pourcentage des foyers ayant un gagne-pain hors du village, cela provient du fait que dans la province de Nijni-Novgorod ces «gagne-pain» et «métiers auxiliaires» sont d'une grande diversité: à côté des ouvriers agricoles, des manoeuvres, des ouvriers du bâtiment et des chantiers navals, etc., on classe en effet dans la catégorie des gens exerçant un métier auxiliaire un nombre relativement très important de koustaris, de propriétaires d'ateliers industriels, de marchands, de revendeurs, etc. On comprend donc qu'en confondant des types aussi différents, on fausse le chiffre des «foyers ayant un gagne-pain d'appoint».

Pour ce qui est des différences entre les exploitations agricoles des divers groupes de paysans, notons que dans la province de Nijni-Novgorod «le fumage ... est une des conditions essentielles du rendement des labours» (p. 79 du Recueil sur le district de Kniaguinine). La récolte moyenne de seigle s'élève régulièrement à mesure qu'augmente le fumage de la terre: avec 300 à 500 charretées de fumier par 100 déciatines de terre communautaire elle est de 47,1 mesures par déciatine; avec 1 500 charretées et plus. elle est de 62,7 mesures (ibid., p. 84). Il est donc évident que la différence entre les groupes doit être encore plus marquée en ce qui concerne l'importance de la production agricole, que la différence en ce qui concerne a surface ensemencée; il est également clair que les statisticiens de Nijni-Novgorod ont commis une grave erreur en étudiant le rendement en général sans faire de distinction entre le rendement obtenu par les paysans aisés et par les paysans pauvres.

VIII. Examen de la statistique des zemstvos pour les autres provinces[modifier le wikicode]

Le lecteur a déjà pu remarquer que pour analyser la décomposition de la paysannerie, nous nous servons seulement des recensements par foyers de la statistique des zemstvos, qui portent sur un rayon plus ou moins étendu, qui fournissent des renseignements assez complets sur les principaux indices de la décomposition et qui (c'est là le point essentiel) sont présentés de manière à ce qu'on puisse classer les différents groupes de paysans d'après leur situation économique. Les données que nous avons citées et qui concernent 7 provinces, sont les seules, dans la statistique de zemstvos, qui satisfassent à ces conditions et que nous ayons pu utiliser. Pour être exhaustif, nous allons rapporter brièvement, encore qu'elles soient moins complètes, les autres données de ce genre (c'est-à-dire, celles qui sont basées sur un recensement de tous les foyers).

Pour le district de Démiansk, province de Novgorod, nous disposons d'un tableau qui groupe les exploitations paysannes d'après le nombre de chevaux (Matériaux pour servir à l'évaluation du fonds agraire de la province de Novgorod, district de Démiansk, Novgorod 1888). Ce tableau ne nous donne pas de renseignements sur l'affermage et la location de la terre (en déciatines); mais, ceux qui nous sont fournis montrent que le rapport entre les paysans aisés et les paysans pauvres est absolument le même que dans les autres provinces. C'est ainsi, par exemple, qu'au fur et à mesure qu'on s'élève du groupe inférieur au groupe supérieur (des paysans qui n'ont pas de cheval à ceux qui en ont 3 et plus), on voit augmenter le pourcentage des exploitations possédant de terres achetées ou affermées, bien que les lots concédés, dont disposent les paysans qui ont plusieurs chevaux soient supérieurs à la moyenne. Alors qu'ils représentent 10,7% des foyers et 16,1% de la population, les foyers qui ont 3 chevaux et plus détiennent 18,3% des lots concédés, 43,4% des terres achetées, 26,2% des terres affermées (à en juger d'après les superficies ensemencées en seigle et en avoine sur les terres affermées) et 29,4% des «bâtiments industriels». En revanche, les foyers qui n'ont pas de cheval ou n'en ont qu'un et qui représentent 51.3% du nombre des foyers et 40,1% de la population, ne possèdent que 33,2% des lots concédés, 13,8% des terres achetées, 20,8% des terres affermées (au sens indiqué) et 28,8% des «bâtiments industriels». On voit donc que, là encore, la paysannerie aisée «accapare» la terre et associe à l'agriculture les «activités industrielles et commerciales», tandis que les pauvres abandonnent la terre et se transforment en ouvriers salariés (le pourcentage des «individus exerçant des métiers auxiliaires» diminue au fur et à mesure que l'on s'élève du groupe inférieur au groupe supérieur: il passe de 26,6% pour les paysans sans chevaux à 7,8% pour ceux qui en ont 3 et plus). Ces chiffres n'étant pas complets, nous ne pourrons pas les inclure dans le relevé des données relatives à la décomposition de la paysannerie que nous établirons par la suite.

Il en est de même pour les données qui portent sur une partie du district de Kozéletz, province de Tchernigov (Matériaux pour servir à l'évaluation du fonds agraire, recueillis par la Section de statistique de Tchernigov, près la Direction du zemstvo de la province, t. V., Tchernigov, 1882; ce recueil nous fournit des chiffres d'après les bêtes de travail pour 8 717 foyers de la zone des Terres Noires de ce district). Les rapports entre les groupes sont toujours les mêmes; les foyers sans bêtes de travail (36,8% du nombre total et 28,8% de la population) détiennent 21% des terres communautaires ou leur appartenant en propre, et 7% des terres affermées; en revanche, ces 8 717 foyers fournissent 63% de la terre mise en location. Alors qu'ils ne représentent que 14,3% du nombre des foyers et 17,3% de la population, les foyers qui ont 4 bêtes de trait et plus disposent de 33,4% des terres communautaires ou leur appartenant en propre, et de 32,1% des terres affermées. Ils ne fournissent que 7% de la terre mise en location. Malheureusement, il n'existe pas de subdivisions de moindre importance pour les autres foyers (ceux qui ont de 1 à 3 bêtes de travail).

Dans les Matériaux pour servir à l'étude du mode d'exploitation de la terre et de la vie économique de la population rurale des provinces d'Irkoutsk et d'Iénisséisk, nous trouvons un tableau fort intéressant qui nous donne une classification (d'après le nombre des chevaux de trait) des exploitations des paysans et des colons dans 4 arrondissements de la province d'Iénisséisk (t. III, Irkoutsk 1893, pp. 730 et suiv.). Il est très intéressant de constater que les rapports entre le paysan aisé de Sibérie et le colon (même le plus farouche populiste ne se risquerait guère à chercher dans ces rapports le fameux esprit de communauté!) sont au fond absolument identiques à ceux qui existent entre les membres aisés de nos communautés rurales et leurs «confrères» qui n'ont pas de cheval ou qui n'en ont qu'un seul. Si nous mettons ensemble les colons et les gens du pays (et il est indispensable de le faire puisque les premiers servent de main-d'oeuvre aux seconds) nous retrouvons les caractéristiques familières du groupe supérieur et du groupe inférieur. Les foyers du groupe inférieur (sans chevaux, possédant un ou deux chevaux) qui représentent 39,4% du nombre total des foyers et 24% de la population ne détiennent que 6,2% des labours et 7,1% du bétail. Les foyers possédant 5 chevaux et plus, en revanche, détiennent 73% des labours et 74,5% du bétail alors qu'ils ne représentent que 36,4% du nombre total des foyers et 51,2% de la population. Dans les derniers groupes (5 à 9, 10 chevaux et plus) les foyers disposent de 15 à 36 déciatines de labours et emploient largement la main-d'oeuvre salariée (30 à 70% des exploitations ont des ouvriers salariés) ; en revanche, les trois groupes inférieurs (0-0,2-3-5 déciatines de labours par foyer) fournissent des ouvriers (c'est le cas pour 20-35-59% des exploitations, de ce groupe). Les chiffres concernant la terre prise à bail et donnée à bail sont la seule exception à la règle que nous ayons rencontrée (cette règle étant la concentration des fermages entre les mains des paysans aisés). Mais cette exception à la règle ne fait que la confirmer. En Sibérie, en effet, les conditions qui sont à l'origine de cette concentration des fermages n'existent pas: il n'y a pas de distribution obligatoire et «égalitaire» des lots communautaires; il n'y a pas non plus de propriété foncière privée bien établie; le paysan aisé n'achète pas la terre, il ne la loue pas, il se l'approprie (du moins en a-t-il été ainsi jusqu'à présent) ; les cessions ou les prises à bail ont plutôt le caractère d'un échange entre voisins et, de ce fait, les chiffres concernant la mise en location ou la prise à bail dans les différents groupes ne sont régis par aucune loi[1],[2].

Nous pouvons déterminer approximativement comment les surfaces ensemencées sont réparties dans les trois districts de la province de Poltava.

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Pages 276-277 du Recueil de statistique économique sur la province de Poltava (t. XIV, 1894) avec des notes de V. Lénine

(Nous connaissons en effet, grâce aux Recueils, le nombre des exploitations. Nous savons également que leur superficie varie entre «tant et tant». Il nous suffit donc de multiplier le nombre des foyers de chaque section par la superficie moyenne.) Voici ce que nous obtenons pour 76 032 foyers (il s'agit uniquement des foyers paysans, sans les bourgeois citadins), qui se partagent 362 298 déciatines d'emblavures: 31 001 foyers (40,8%) ne possèdent aucune surface ensemencée ou sèment moins de 3 déciatines chacun; ils possèdent en tout 36 040 déciatines d'emblavures (9,9%); 19 017 foyers (25% ensemencent plus de 6 déciatines chacun; ils possèdent 209 195 déciatines d'emblavures (57,8%). (V. Recueils de statistique économique sur la province de Poltava, districts de Konstantinograd, Khorol et Piriatine[3].) Encore que généralement la superficie des emblavures soit plus réduite, la répartition de la surface ensemencées se rapproche beaucoup de celle que nous avons observée dans la province de Tauride. Il va de soi qu'une répartition aussi inégale n'est possible que s'il y a concentration de la terre achetée et affermée entre les mains d'une minorité. Nous ne disposons pas de renseignements complets sur ce point, car les recueils ne classent pas les foyers d'après leur situation économique; force nous est donc de nous contenter des données ci-dessous, qui concernent le district de Konstantinograd. Dans un chapitre sur l'économie des catégories rurales (chap. II, § 5, «L'agriculture»), l'auteur du recueil rapporte le fait suivant: «En général, si l'on divise les affermages en trois catégories: 1° ceux qui sont inférieurs à 10 déciatines par intéressé; 2° ceux qui vont de 10 à 30 déciatines, et 3° ceux qui sont supérieurs à 30 déciatines, on obtient pour chacune de ces catégories les chiffres suivants[4].

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Cela se passe de commentaires.

Pour la province de Kalouga, nous ne disposons que des données suivantes, qui sont très fragmentaires et incomplètes, puisqu'elles ne portent que sur les emblavures de 8 626 foyers (soit environ 1/20 des foyers paysans de la province[5]).

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Autrement dit, 21,6% des foyers (30,6% de la population) possèdent 36,6% des chevaux de trait, 45,1% de la surface ensemencée, 43,1% du revenu brut des emblavures. Ces chiffres montrent donc clairement que là aussi il y a concentration de la terre achetée et de la terre affermée entre les mains de la paysannerie aisée.

Pour la province de Tver, les recueils fournissent d'abondants renseignements mais l'analyse des recensements par foyer est très incomplète. Il n'existe aucune classification des foyers d'après leur situation économique. Dans le Recueil de renseignements sur la province de Tver (t. XIII, fasc. 2, «L'économie paysanne», Tver, 1897), M. Vikhliaïev profite de cette lacune pour nier la «différenciation» de la paysannerie, pour affirmer qu'il discerne une «tendance à une plus grande uniformité» et pour entonner des hymnes à la gloire de la «production populaire» (page 312) et d'«économie naturelle». Il se lance dans les dissertations les plus gratuites et les plus hasardeuses sur la «différenciation» sans fournir aucune donnée précise sur les groupes de paysans. Il n'a même pas compris, ce qui est pourtant élémentaire, que la décomposition a lieu à l'intérieur même de la communauté rurale et que, par conséquent, il est tout simplement ridicule d'en parler si on n'envisage uniquement que les groupements par commune ou par canton[6].

IX. Relevé des chiffres de la statistique des zemstvos précédemment analysés et relatifs à la décomposition de la paysannerie[modifier le wikicode]

Si nous voulons comparer et réunir les données que nous avons citées sur la décomposition de la paysannerie, il va de soi que nous ne pouvons pas prendre les chiffres absolus et les additionner par groupes: pour cela, en effet, il faudrait que nous ayons des chiffres complets pour tout un groupe de régions et que les procédés de classification soient partout identiques. Nous ne pouvons comparer et rapprocher que les rapports existant entre les groupes inférieurs et les groupes supérieurs (pour ce qui concerne la possession de la terre, du bétail, des instruments, etc.).

Prenons, par exemple, un rapport indiquant que 10% des foyers détiennent 30% de la surface ensemencée. Un tel rapport fait abstraction de la différence existant entre les chiffres absolus. Il peut par conséquent être comparé à tous les autres rapports du même genre, quelles que soient les localités dont il s'agit. Mais pour que la comparaison puisse être établie, il faut que dans une autre localité il existe un groupe qui représente juste 10% des foyers, ni plus ni moins. Or, nous savons que les groupes varient selon les districts et les provinces. Il nous faudra donc les fractionner, de façon à obtenir le même pourcentage de foyers dans toutes les localités.

Nous conviendrons que la paysannerie aisée représente 20% des foyers et que la paysannerie pauvre en représente 50%: c'est-à-dire que nous formerons avec les groupes supérieurs un groupe qui représentera 20% des foyers et avec les groupes inférieurs un groupe égal à 50%. Illustrons ce procédé par un exemple. Supposons que dans un endroit nous ayons 5 groupes représentant respectivement (en allant du groupe inférieur au supérieur) 30%, 25%, 20%, 15% et 10% des foyers (S = 100%). Pour former le groupe inférieur, nous prendrons le premier groupe et les 4/5 du second (30+((25x4)/5)=50%); pour former le groupe supérieur, nous prendrons le dernier groupe et les 2/3 de l'avant-dernier (10+((15x2)/3)= 20%). Il va de soi que les pourcentages de la terre ensemencée, du bétail, des instruments, etc., seront établis de la même manière. C'est ainsi, par exemple, que si les groupes de foyers que nous venons d'imaginer détiennent respectivement 15%, 20%, 21% et 24% de la surface ensemencée (S = 100 %), notre groupe supérieur de 20% en aura (24 +((21x2)/3)=)38% et notre groupe inférieur de 50% (15+((20x4)/5)) =)31%.

Il est évident qu'en fractionnant les groupes de cette manière, nous ne modifions en rien les rapports réels existant entre les couches supérieures et les couches inférieures de la paysannerie[7]. Ce fractionnement est indispensable: 1° il nous permet d'obtenir 3 grands groupes présentant des caractéristiques bien déterminées[8] au lieu des 4-5-6-7 groupes différents que nous avions avant; 2° c'est le seul moyen qui permette de comparer les données sur la décomposition de la paysannerie même si elles portent sur les contrées les plus diverses où les conditions sont les plus variées.

Pour juger du rapport entre les groupes, nous prendrons les données suivantes qui sont les plus importantes dans le problème de la décomposition: 1) le nombre des foyers; 2) la population paysanne, hommes et femmes; 3) l'étendue de la terre communautaire; 4) la terre achetée; 5) la terre prise à bail; 6) la terre donnée à bail; 7) la superficie totale de la terre possédée ou exploitée par le groupe ((terre concédée + terre achetée + affermage - location) ; 8) l'étendue de la terre ensemencée; 9) les bêtes de travail; 10) l'ensemble du bétail; 11) le nombre des foyers à main-d'oeuvre salariée; 12) le nombre des foyers ayant un gagne-pain d'appoint (en classant à part, dans la mesure du possible, les «gagne-pain» où domine le travail salarié, la vente de la force de travail); 13) les établissements industriels et commerciaux, et 14) les instruments agricoles perfectionnés. Les données que nous avons notées en italiques («la terre donnée à bail», les «gagne-pain d'appoint») ont une valeur négative: elles sont l'indice d'une décadence (le l'exploitation, de la ruine du paysan et de sa transformation en ouvrier. Toutes les autres données ont une valeur positive: elles sont l'indice d'une extension de l'exploitation agricole et d'une transformation du paysan en entrepreneur rural.

A partir de cet ensemble de données, nous calculons pour chacun des groupes d'exploitations les pourcentages par rapport au total pour un ou pour plusieurs districts d'une province. Nous déterminons ensuite (selon la méthode que nous avons indiquée) quelle est la part de terre, de surface ensemencée, de bétail, etc., qui revient aux foyers des groupes supérieurs (20% du nombre total des foyers) et à ceux des groupes inférieurs (50%)[9].

Voici donc un tableau que nous avons établi sur cette base et qui rassemble des données portant sur 558570 exploitations paysannes, soit une population de 3 523 418 individus des deux sexes répartis dans 21 district de 7 provinces.

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Remarques concernant les tableaux A et B

  • 1 - Pour la province de Tauride les renseignements concernant la terre donnée à bail ne portent que sur deux districts: celui de Berdiansk et celui du Dniepr.
  • 2 - Toujours dans cette province, on compte dans les instruments perfectionnés les faucheuses et les moissonneuses.
  • 3 - Pour les deux districts de la province de Samara, au lieu du pourcentage des terres données à bail, on a pris celui des foyers sans exploitation qui mettent en location leur lot concédé.
  • 4 - Pour la province d'Orel, l'étendue des terres données à bail (et, par suite, celle de la superficie totale de la terre exploitée) n'a été calculée qu'approximativement. De même pour les quatre districts de la province de Voronèje.
  • 5 - Dans la province d'Orel, les renseignements sur les instruments perfectionnés n'ont été recueillis que pour le district d'Eletz.
  • 6 - Pour la province de Voronèje: au lieu du nombre des foyers ayant un «gagne-pain d'appoint» (pour les trois districts de Zadonsk, Korotoïak et Nijnédévitsk) on a pris celui des foyers qui fournissent des ouvriers agricoles.
  • 7 - Même province: les renseignements sur les instruments perfectionnés n'ont été recueillis que pour les districts de Zemliansk et Zadonsk.
  • 8 - Pour la province de Nijni-Novgorod: au lieu des foyers exerçant des «métiers auxiliaires» en général, on a pris les foyers qui en exercent hors de leur village.
  • 9 - Pour certains districts, nous avons dû prendre, au lieu des entreprises industrielles et commerciales, les foyers possédant ces entreprises.
  • 10 - Dans les cas où les recueils ont plusieurs rubriques relatives aux "gagne-pain» nous avons tenu à dégager ceux qui expriment le plus exactement le travail salarié, la vente de la force de travail.
  • 11 - Dans la mesure du possible, on a pris la totalité de la terre affermée: la terre communautaire, la terre non communautaire, les labours, et les prairies.
  • 12 - Nous rappelons au lecteur que, pour le district de Novoouzensk, nous avons exclu les propriétaires des fermes séparées (khoutors) et les colons allemands; pour le district de Krasnooufimsk, nous n'avons pris que la partie agricole; pour celui d'Ekatérinbourg, nous avons exclu les paysans qui n'ont pas de terre ou qui ne possèdent que des prairies ; pour celui de Troubtchevsk, nous avons exclu les communautés suburbaines; pour celui de Kniaguinine, nous avons exclu le village de Bolchoïé Mourachkino, où prédominent les métiers auxiliaires, etc. Ces exclusions sont en partie notre fait, en partie nécessitées par le caractère des matériaux. Il est évident qu'en réalité la décomposition de la paysannerie doit être plus accusée que ne le montrent notre tableau et notre diagramme.

Afin d'illustrer ce tableau et de montrer que dans les localités les plus différentes, les rapports entre le groupe inférieur et le groupe supérieur de la paysannerie sont analogues nous avons dressé le diagramme suivant où figurent les pourcentages du tableau.

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A droite de la colonne indiquant le pourcentage de la totalité des foyers, on a groupé les indices positifs de la situation économique (accroissement de la propriété foncière, augmentation du cheptel). A gauche, on a groupé les indices négatifs de la puissance économique (mise en location du sol, vente de la force de travail; les colonnes consacrées à ces indices son mises en évidence par des hachures). La distance entre la ligne horizontale supérieure du diagramme et chacune des lignes obliques continues indique quelle est la part des groupes aisés dans le total de l'économie paysanne; la distance entre a ligne horizontale inférieure du diagramme et chacune des lignes obliques pointillées montre quelle est la part des groupes pauvres. Enfin, pour mieux faire ressortir le caractère général de ces données d'ensemble, nous avons tracé une ligne «moyenne» (déterminée par le calcul des moyennes arithmétiques à l'aide des pourcentages portés sur le diagramme). Cette ligne «moyenne» est imprimée en rouge, ce qui permet de la distinguer des autres. Elle nous indique, pour ainsi dire; la décomposition typique de la paysannerie russe de nos jours.

Afin de faire le bilan des données relatives à la décomposition que nous avons rassemblées plus haut (paragraphes I-VII), nous allons maintenant analyser ce diagramme colonne après colonne.

La première, à droite de celle qui donne le pourcentage des foyers, indique la part de population revenant au groupe supérieur et au groupe inférieur. Nous voyons que dans la paysannerie aisée les familles sont toujours plus nombreuses que chez les paysans pauvres. Nous avons déjà parlé de la signification de ce phénomène. Ajoutons qu'il serait erroné de prendre pour unité de comparaison non pas le foyer, la famille mais l'individu (comme font les populistes). S'il est vrai que dans les familles aisées qui sont des familles nombreuses il y plus de frais, il est également vrai que dans une famille nombreuse la masse des dépenses diminue (pour ce qui concerne la construction, les objets de ménage, l'exploitation, etc. Engelhardt dans ses lettres de la campagne[10] et Trigorov dans son livre La communauté et l'impôt, St.-Pétersbourg 1882; ont bien montré à quel point les familles nombreuses étaient avantagées au point de vue économique). Prendre l'individu pour unité de comparaison, sans tenir compte de la réduction des dépenses, cela revient par conséquent à admettre artificiellement et faussement que les «âmes» ont une situation analogue dans les familles nombreuses et dans les petites familles. D'ailleurs, le diagramme montre clairement que le groupe aisé détient une part de la production agricole beaucoup plus importante que celle que ferait apparaître un calcul par individu.

La colonne suivante est celle de la terre communautaire. C'est dans la répartition de cette terre que le principe égalitaire est le plus accusé. Etant donné le caractère juridique du lot, cela est normal. Cependant, même ici, le processus d'évincement des pauvres par les riches commence à se faire sentir: la part de terre communautaire que détiennent les groupes aisés est toujours un peu supérieur à la part de population qu'ils représentent; par contre, la part des groupes inférieurs est toujours un peu moins grande que leur part de population. La «communauté» favorise les intérêts de la bourgeoisie paysanne. Mais, comparativement à la propriété foncière réelle, l'inégalité existant dans la répartition des terres communautaires reste minime. Le diagramme montre d'ailleurs clairement que la façon dont les lots sont distribués ne donne aucune idée de la répartition réelle de la terre et de l'économie[11].

Vient ensuite la colonne de la terre achetée. Celle-ci est toujours concentrée entre les mains des paysans aisés: 1/5 des foyers détient environ 6 ou 7 dixièmes de l'ensemble des terres achetées, tandis que les paysans pauvres, qui représentent la moitié des foyers, n'en ont au maximum que 15%! On peut juger par là de ce que valent les efforts des populistes qui se sont démenés pour que la «paysannerie» puisse acheter le plus de terre possible au plus bas prix.

La colonne suivante est celle des affermages. Là encore nous pouvons voir que partout la terre est concentrée entre les mains des paysans aisés (1/5 des foyers détient de 5 à 8 dixièmes de toute la terre affermée). De plus, nous avons vu que ces paysans louent la terre meilleur marché. Cet accaparement de l'affermage par la bourgeoisie paysanne prouve sans équivoque que «l'affermage paysan» a un caractère industriel (achat de terre pour la vente du produit)[12]. Mais nous ne songeons nullement à nier qu'il existe également un fermage dû à la misère. Bien au contraire. Le diagramme montre en effet que chez les paysans pauvres qui se cramponnent à la terre, on trouve un fermage de caractère entièrement différent (1 ou 2 dixièmes de toute la terre affermée que se partage la moitié des foyers). Il y a paysan et paysan.

Dans l'«économie paysanne», l'affermage a donc une signification contradictoire: cela est particulièrement évident quand on compare la colonne des fermages et celle des mises en location (c'est la première colonne à gauche, c'est-à-dire parmi les indices négatifs). Nous trouvons ici exactement le contraire que lorsqu'il s'agit de l'affermage: ce sont essentiellement les groupes inférieurs qui mettent de la terre en location (alors qu'ils représentent 50% des foyers, ils fournissent 7 à 8 dixièmes de la terre louée). Ils cherchent en effet à se débarrasser de leur lot concédé qui passe ainsi (en dépit des interdictions et des entraves légales) entre les mains des gros paysans. Par conséquent, si dorénavant on nous dit que la «paysannerie» prend de la terre à bail et met de la terre en location, nous saurons que dans le premier cas il s'agit essentiellement de la bourgeoisie paysanne et dans le second cas du prolétariat paysan.

La propriété foncière réelle des groupes (5e colonne à droit) est déterminée elle aussi par le rapport qui existe entre le lot et la vente, l'affermage et la mise en location de la terre. Partout, nous voyons que la façon dont est répartie en réalité la superficie totale de la terre exploitée par les paysans n'a plus rien à voir avec le «principe égalitaire» du lot concédé. D'une part, en effet, nous trouvons 20% des foyers qui détiennent entre 35 et 50% de la terre et de l'autre 50% des foyers qui n'en détiennent que de 20 à 30%. Si on considère la répartition de la surface ensemencée (colonne suivante), cet évincement du groupe inférieur par le groupe supérieur apparaît encore plus nettement. Cela est sans doute dû au fait que souvent la paysannerie pauvre n'est pas en état d'exploiter sa terre d'une manière productive et qu'elle la néglige. Ces deux colonnes (propriété foncière totale et surface ensemencée) montrent que l'achat et l'affermage aboutissent à la réduction de la part des groupes inférieurs dans l'ensemble du système économique, c'est-à-dire à l'évincement de ces groupes par la minorité aisée. Cette dernière joue désormais un rôle prédominant dans l'économie paysanne: à elle seule, en effet, elle détient autant de surface ensemencée que tout le reste de la paysannerie.

Les deux colonnes suivantes montrent comment les bêtes de travail et le bétail en général sont répartis parmi les paysans. On voit qu'il y a très peu de différence entre les pourcentages du bétail et ceux de la surface ensemencée: il ne pouvait en être autrement puisque la quantité de bêtes de travail (et de bétail en général) détermine l'étendue des emblavures et qu'elle est à son tour déterminée par ces dernières.

La colonne suivante indique la part des divers groupes de la paysannerie dans la somme totale des entreprises industrielles et commerciales. Environ la moitié de ces entreprises appartient à 1/5 des foyers (groupe aisé). En revanche, les paysans pauvres qui représentent 50% des foyers n'en possèdent que 1/5[13]. Autrement dit, les «métiers auxiliaires» qui marquent la conversion de la paysannerie en bourgeoisie sont concentrés essentiellement entre les mains des agriculteurs les plus aisés. Cela veut dire que les paysans aisés engagent leurs capitaux aussi bien dans l'agriculture (achat et location de terre, embauche d'ouvriers, perfectionnement des instruments, etc.) que dans les entreprises industrielles, le commerce ou l'usure: le capital commercial et le capital industriel sont intimement liés et la prédominance de l'une de ces formes de capital dépend uniquement des conditions environnantes.

Dans la colonne consacrée aux foyers ayant un «gagne-pain d'appoint» (première à gauche, parmi les indices négatifs), il s'agit également d' «activités auxiliaires». Mais ceux-ci ont une signification opposée à ceux que nous venons d'examiner puisqu'ils sont l'indice d'une transformation de la paysannerie en prolétariat. Ces «métiers» sont concentrés entre les mains des paysans pauvres (entre 60 et 90% des «foyers ayant un gagne-pain d'appoint» se trouvent dans le groupe inférieur qui ne représente pourtant que 50% du nombre total des foyers) et les groupes aisés n'y participent que dans une proportion infime (il ne faut pas oublier que dans cette catégorie de paysans exerçant des «métiers auxiliaires», il nous a été impossible de séparer exactement les ouvriers et les patrons). Il suffit de comparer les données concernant les «gagne-pain» aux données qui portent sur «les entreprises industrielles et commerciales» pour voir que ces deux types d'«activités auxiliaires» sont radicalement opposés et pour comprendre à quelle incroyable confusion aboutit la classification habituelle en les assimilant.

Les foyers qui emploient de la main-d'oeuvre salariée sont toujours concentrés dans le groupe aisé (20% des foyers rassemblent de 5 à 7 dixièmes des exploitations employant des salariés). Bien qu'il soit composé de familles nombreuses, ce groupe ne peut donc se passer de l'«appoint» d'une classe d'ouvriers agricoles qui le «complète». Nous avons ici une confirmation éclatante de la thèse que nous avons exposée plus haut et selon laquelle il est absurde d'établir des rapports entre le nombre total des «exploitations (y compris celles des ouvriers agricoles) et le nombre de celles qui emploient des salariés. Etant donné que les 3/5 environ ou même les 2/3 des exploitations qui embauchent des ouvriers appartiennent à la minorité aisée, il est beaucoup plus juste de les considérer par rapport au cinquième des foyers paysans. L'embauche destinée au développement de l'entreprise dépasse de beaucoup l'embauche due au manque de main-d'oeuvre familiale, l'embauche par nécessité: dans la paysannerie pauvre, où pourtant les familles nombreuses sont rares et qui représentent 50% du nombre total des foyers, on ne trouve que 1/10 des exploitations employant des salariés (et il ne faut pas oublier que parmi la paysannerie pauvre on a inclu des boutiquiers, des industriels, etc., qui, s'ils embauchent du personnel, ne le font nullement par nécessité).

La dernière colonne est consacrée à la répartition des instruments perfectionnés. Suivant l'exemple de M. V. V., nous pourrions intituler cette colonne: «les courants progressistes dans l'économie paysanne». C'est dans le district de Novoouzensk, province de Samara, que la répartition des instruments semble la plus «équitable». Dans ce district, en effet, les foyers aisés (20% du total) ne possèdent que 73% des instruments perfectionnés et les foyers pauvres (50% du total) en possèdent en tout et pour tout 3%.

Nous allons comparer maintenant le degré de décomposition de la paysannerie dans les diverses localités. Sur le diagramme, on voit nettement apparaître deux types de contrées: dans les provinces de Tauride, Samara, Saratov et Perm, la différenciation de la paysannerie est sensiblement plus marquée que dans les provinces d'Orel, de Voronèje et de Nijni-Novgorod. Sur le diagramme les lignes des quatre premières provinces descendent au-dessous de la ligne médiane rouge. Les lignes des trois dernières, en revanche, restent au-dessus de la médiane, ce qui indique que dans ces provinces la concentration économique aux mains de la minorité aisée est moins accusée. Les contrées de la première catégorie sont celles qui possèdent le plus de terre, elles sont purement agricoles, on y pratique une culture extensive (dans la province de Perm nous avons détaché les parties agricoles des districts). Ce caractère de l'agriculture permet de constater aisément la décomposition de la paysannerie car, pour ainsi dire, elle saute aux yeux. Dans les contrées de la seconde catégorie, en revanche, on voit d'un côté se développer une agriculture commerciale (plantations de chanvre dans la province d'Orel) dont nos données ne tiennent pas compte. D'un autre côté, les «activités auxiliaires», qu'il s'agisse de travail salarié (district de Zadonsk, province de Voronèje) ou d'occupations non agricoles (province de Nijni-Novgorod) prennent une énorme importance. Ces deux facteurs jouent un rôle considérable dans le problème de la décomposition. Nous avons déjà parlé du premier (les formes de l'agriculture marchande et du progrès agricole sont différentes selon les contrées). Le second (le rôle des «activités auxiliaires») n'est pas moins important. Il va de soi que dans une localité où la masse de la paysannerie est composée d'ouvriers agricoles, de journaliers ou de salariés non agricoles possédant un lot concédé, la différenciation de la paysannerie agricole n'apparaîtra que très faiblement.[14] Mais si on veut avoir une idée juste du phénomène, il faut confronter ces représentants typiques du prolétariat rural avec les représentants typiques de la bourgeoisie paysanne. Le journalier de la province de Voronèje, qui dispose d'un lot de terre et qui part dans le sud à la recherche d'un «gagne-pain», doit être comparé au paysan de Tauride qui cultive d'immenses étendues. Le charpentier de Kalouga, de Nijni-Novgorod, de Iaroslavl doit être comparé au maraîcher de Iaroslavl ou de Moscou ou au paysan de ces provinces, qui élève des vaches pour vendre le lait, etc. De même, si la masse de la paysannerie locale est occupée dans l'industrie de transformation et ne tire de ses lots concédés qu'une faible partie de ses moyens d'existence, les données relatives à la décomposition de la paysannerie agricole doivent être complétées par d'autres données qui portent sur la décomposition de la paysannerie non agricole. Cette dernière question fera l'objet du chapitre V. Pour le moment, nous ne nous occupons que de la décomposition de la paysannerie agricole typique.

X. Données d'ensemble de la statistique des zemstvos et du recensement des chevaux par l'Administration militaire[15][modifier le wikicode]

Une page du cahier de V. Lénine avec des extraits et des calcules tirés du Recueil récapitulatif de renseignements économiques d'après les recensements des zemstvos par foyer de N. Blagovéchtchenski (1893)

Nous avons montré que les rapports entre le groupe supérieur et le groupe inférieur de la paysannerie ont les mêmes caractéristiques que les rapports entre la bourgeoisie rurale et le prolétariat rural; que ces rapports sont d'une analogie remarquable dans les localités les plus diverses où les conditions sont les plus variées; que leur expression numérique elle-même (c'est-à dire la part revenant à chaque groupe dans l'ensemble de la surface ensemencée, du bétail, etc.) oscille dans des limites relativement très étroites. Il est donc naturel de se demander dans quelle mesure on peut utiliser ces données qui concernent les rapports existant entre les groupes dans les différentes localités pour se faire une idée des groupes qui composent l'ensemble de la paysannerie russe. Autrement dit: quels sont les renseignements qui permettent de juger de la composition et des rapports mutuels du groupe supérieur et du groupe inférieur dans l'ensemble de la paysannerie russe?

Chez nous, les renseignements de cette nature sont très rares, car il n'existe pas de recensements portant sur toute la masse des exploitations agricoles. Les seuls matériaux permettant de juger des groupes économiques qui composent notre paysannerie, ce sont les chiffres d'ensemble de la statistique des zemstvos et des recensements des chevaux effectués par l'administration militaire (ces recensements divers montrent comment les bêtes de trait (ou les chevaux) sont réparties entre les foyers paysans). Si pauvres que soient ces matériaux, ils autorisent cependant certaines conclusions non dépourvues d'intérêt (elles sont, naturellement, très générales, approximatives et globales), d'autant plus que les rapports existant entre les paysans, qui ont plusieurs chevaux et ceux qui en ont peu, ont déjà été étudiés et se sont trouvés être d'une analogie remarquable dans les localités les plus diverses.

Les données du Recueil récapitulatif de renseignements économiques d'après les recensements des zemstvos par foyer de M. Blagovéchtchenski (t. I, L'économie paysanne. M. 1893)[16], établissent que les recensements des zemstvos portent sur 123 districts de 22 provinces, soit 2 983 733 foyers paysans représentant une population de 17 996 317 individus des deux sexes. Mais les données sur la répartition des foyers d'après les bêtes de travail ne sont pas partout les mêmes. C'est ainsi que dans trois provinces nous devons laisser de côté 11 districts[17] pour lesquels la répartition est donnée en trois groupes seulement, au lieu de quatre. Pour les autres 112 districts de 21 provinces nous avons obtenu les totaux suivants qui portent sur près de 2 500 000 foyers représentant une population de 15 millions d'habitants.

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Ces données embrassent un peu moins du quart des foyers paysans de la Russie d'Europe (si l'on en croit le Recueil de matériaux statistiques relatifs à la situation économique de la population rurale de la Russie d'Europe, édition de la Chancellerie du Conseil des ministres, Saint-Pétersbourg 1894, il y a en effet 11223962 foyers dont 10 589 967 foyers paysans dans les cantons des 50 provinces de la Russie d'Europe). Les chiffres qui nous indiquent quelle est la répartition des chevaux entre les paysans dans l'ensemble de la Russie se trouvent dans la Statistique de l'Empire de Russie, XX, Le recensement des chevaux effectué en 1888 par l'Administration militaire (Saint-Pétersbourg 1891) et la Statistique de l'Empire de Russie, XXXI. Le recensement des chevaux effectué en 1891 par l'Administration militaire (St.-Pétersbourg 1894). La première de ces publications analyse les données recueillies en 1888 pour 41 provinces (y compris les 10 provinces du Royaume de Pologne); la seconde embrasse 18 provinces de la Russie d'Europe, plus le Caucase, les steppes des Kalmouks et le Territoire du Don.

En prenant 49 provinces de la Russie d'Europe (pour le Territoire du Don les renseignements ne sont pas complets) et en réunissant les données de 1888 et 1891, nous obtenons le tableau suivant de la répartition du nombre total des chevaux appartenant aux paysans des communautés rurales.

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On voit que la répartition des chevaux de trait parmi les paysans est, pour l'ensemble de la Russie, très voisine du degré «moyen» de décomposition que nous avons établi plus haut dans notre diagramme. En réalité, la décomposition est même un peu plus accentuée: sur 17 millions de chevaux, 9,5 millions, soit 56,3% du chiffre total, appartiennent à 22% des foyers (2,2 millions de foyers sur 10,2 millions). Une masse énorme de 2,8 millions de foyers en est complètement dépourvue, et les chevaux des 2 900 000 foyers qui n'en ont qu'un seul ne représentent que 17,2% du total[18].

Nous avons constaté plus haut que les rapports existant entre les groupes obéissaient à une loi générale, et elle nous permet maintenant d'apprécier la véritable signification des données que nous venons d'examiner. Si la moitié du nombre total des chevaux appartient à 1/5 des foyers, on peut en conclure, sans craindre de se tromper, que ces foyers détiennent au moins la moitié (et probablement plus) de la production agricole totale des paysans. Une telle concentration de la production n'est possible que si la majeure partie des terres achetées et des affermages paysans (affermages de lots concédés ou non concédés) est elle-même concentrée entre les mains de la paysannerie aisée. Bien qu'elle soit sans doute mieux pourvue en lots concédés que le reste de la paysannerie, c'est donc essentiellement cette minorité aisée qui effectue les achats de terre et qui loue de la terre. Alors que dans les meilleures années le paysan «moyen» arrive à peine à joindre les deux bouts (et encore, y arrive-t-il?), la minorité aisée qui est bien mieux pourvue que la moyenne arrive non seulement à payer tous les frais grâce à son exploitation indépendante, mais réalise en plus des excédents. Cela veut dire qu'elle est productrice de marchandises, qu'elle destine ses produits agricole à la vente. Mais ce n'est pas tout: à son exploitation agricole relativement importante, elle ajoute des entreprises industrielles et commerciales ( nous savons que ces entreprises constituent le genre d'«occupations auxiliaires» qui caractérise le moujik «avisé») et, de la sorte, elle se transforme en bourgeoisie rurale. C'est dans cette minorité que l'on trouve le plus grand nombre de familles nombreuses et que la main-d'oeuvre familiale est la plus abondante (ces deux traits sont typiques de la paysannerie aisée; alors qu'elle ne représente que 1/5 des foyers, elle doit regrouper environ 3/10 de la population). Pourtant, cette minorité aisée a le plus recours au travail des ouvriers agricoles et des journaliers. L'analyse précédente et la comparaison entre la part de population que représente ce groupe, la part de bétail qu'il détient et, par voie de conséquence, la part de la surface ensemencée et de l'économie qui lui revient nous autorisent à affirmer que la minorité aisée fournit certainement la majorité des exploitations paysannes qui embauchent des ouvriers et des journaliers. Enfin, seule cette minorité aisée peut participer d'une façon stable aux «courants progressistes de l'économie paysanne»[19]. Tel doit être le rapport entre cette minorité et le reste de la paysannerie; mais il va de soi que ce rapport prend divers aspects et se manifeste différemment selon les conditions agraires, les systèmes d'économie rurale et les formes d'agriculture marchande[20]. Les tendances fondamentales de la décomposition paysanne sont une chose; les formes qu'elle prend, par suite des conditions locales, en sont une autre.

Nous trouvons une situation, exactement opposée en ce qui concerne les paysans qui n'ont pas de cheval ou n'en ont qu'un seul. Nous avons vu que les statisticiens des zemstvos classent ces derniers (sans parler des autres) parmi le prolétariat rural. On voit par conséquent que notre calcul approximatif qui range dans le prolétariat rural tous les paysans qui n'ont pas de cheval et les 3/4 environ des paysans qui n'en ont qu'un (soit à peu près la moitié du nombre total des foyers) n'est pas exagéré. Ces paysans sont les moins bien pourvus en lots communautaires, et, comme ils manquent de matériel, de semences, etc., il arrive fréquemment qu'ils mettent leur lot en location. Leur part dans l'ensemble des affermages et des achats de terres se réduit à de misérables bribes. Leur exploitation n'arrive jamais à les faire vivre, et ils tirent l'essentiel de leurs moyens de subsistance des «métiers auxiliaires» ou des «gagne-pain d'appoint», c'est-à-dire de la vente de leur force de travail. C'est une classe d'ouvriers salariés possédant un lot concédé, d'ouvriers agricoles, de journaliers, de main-d'œuvres, d'ouvriers du bâtiment, etc., etc.

XI. Comparaison entre les recensements des chevaux effectués par l'Administration militaire en 1888-1891 et 1896-1900[modifier le wikicode]

Les recensements de chevaux que l'administration militaire a effectués en 1896 et entre 1899 et 1901 nous permettent de comparer les chiffres les plus récents à ceux que nous avons cités plus haut. En réunissant les 5 provinces méridionales (1896) et les 43 autres (1899-1900), on obtient pour 48 provinces de la Russie d'Europe les chiffres suivants:

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Les chiffres de 1888-1891 portent sur 49 provinces, mais pour la période récente nous n'avons aucuns renseignements sur la province d'Arkhangelsk. Par conséquent, nous retirerons des données de 1888-1891 celles qui concernent Arkhangelsk et nous obtiendrons, pour cette période, le tableau suivant portant sur 48 provinces:

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Si on compare les années 1888-1891 et les années 1896-1900, on voit qu'il y a une expropriation croissante de la paysannerie. Le nombre des foyers a augmenté de près d'un million. Celui des chevaux a diminué, quoique dans des proportions très faibles. Celui des foyers qui n'ont pas de cheval s'est accru avec une extrême rapidité: de 27,3% à 29,2%. Alors que nous avions 5 600 000 paysans pauvres (n'ayant pas de cheval ou n'en ayant qu'un seul), nous en comptons d'ores et déjà 6 600 000. L'accroissement du nombre des foyers a donc porté uniquement sur les foyers pauvres. Le pourcentage des foyers riches en chevaux a diminué: alors qu'ils étaient 2 200 000, ils ne sont plus que 2 000 000. Si on compte ensemble les foyers riches et les foyers moyens (2 chevaux et plus), leur total n'a presque pas changé (4465 000 en 1888-1891 et 4 508 000 en 1896-1900).

On peut tirer de ces données les conclusions suivantes.

Il y a indubitablement accroissement de la misère et de l'expropriation de la paysannerie.

Le rapport entre le groupe supérieur et le groupe inférieur n'a presque pas varié. En effet, si nous formons suivant la méthode que nous avons exposée plus haut, un groupe inférieur représentant 50% et un groupe supérieur représentant 20% des foyers, nous obtenons les chiffres suivants: en 1888-1891, les foyers pauvres (50% du total) possédaient 13,7% des chevaux et les foyers riches (20% du total) en possédaient 52,6 %. En 1896-1900, les foyers pauvres ont toujours 13,7% des chevaux et les foyers riches en ont 53,2%. On voit donc que le rapport n'a presque pas changé.

On constate enfin que l'ensemble de la paysannerie est devenue plus pauvre en chevaux et que le nombre des paysans qui possèdent plusieurs chevaux a diminué tant de façon relative que de façon absolue. D'une part, cette diminution est probablement un indice du déclin de toute l'économie paysanne de la Russie d'Europe. Mais, d'autre part, il ne faut pas oublier qu'en Russie, le nombre des chevaux employés dans l'agriculture est anormalement élevé par rapport à la surface cultivée. Dans un pays de petits paysans, il ne pouvait en être autrement. La diminution du nombre des chevaux signifie donc que dans une certaine mesure "le rapport normal entre les bêtes de travail et les labours est en train de se rétablir» au sein de la bourgeoisie paysanne (cf. plus haut, chap. II, paragraphe I, les réflexions de M. V. V. à ce propos). Maintenant, il nous semble utile de dire quelques mots des thèses que, dans leurs derniers ouvrages, M. Vikhliaïev (Essais sur la vie rurale russe, St-Pétersbourg, édition de la revue Khoziaïne) et M. Tchernenkov (Contribution à la caractéristique de l'économie paysanne - Fasc. I, Moscou 1905) développent sur ce problème. Ils ont été si impressionnés par la disparité des chiffres concernant la répartition des chevaux dans la paysannerie qu'ils ont transformé l'analyse économique en un simple exercice de statistique. Au lieu d'étudier les types d'économie paysanne (journalier, paysan moyen, entrepreneur), ils analysent en amateurs d'interminables colonnes de chiffres, comme s'ils voulaient étonner le monde entier par leur zèle arithmétique.

Ces acrobaties arithmétiques sont les seules objections que M. Tchernenkov peut m'opposer: il m'accuse d'être «de parti pris», quand j'interprète la «différenciation» comme un phénomène nouveau (et non ancien) et, on ne sait trop pourquoi, typiquement capitaliste. Libre à lui de penser que je tire des conclusions de la statistique, en oubliant le côté économique! que je cherche à prouver quelque chose en me basant uniquement sur une modification du nombre et de la répartition des chevaux! Pour apprécier convenablement la différenciation, il ne faut négliger aucune donnée et examiner tout l'ensemble: affermage, achat de terres, machines, gagne-pain, progrès de l'agriculture marchande, travail salarié. Mais peut-être M. Tchernenkov considère-t-il que là encore, il s'agit de phénomènes qui ne sont pas «nouveaux», ni «capitalistes»?

XII. La statistique des zemstvos sur les budgets paysans[modifier le wikicode]

Pour en finir avec le problème de la décomposition de la paysannerie, il nous reste à le considérer du point de vue des données les plus concrètes qui portent sur les budgets paysans. Ces données montrent on ne peut plus clairement à quel point sont énormes les différences existant entre les types de paysans dont nous nous occupons.

Dans l'appendice au Recueil de renseignements estimatifs sur la propriété foncière des paysans dans les districts de Zemliansk, Zadonsk, Korotoïak et Nijnédévitsk (Voronèje, 1889), on trouve des «statistiques sur la composition et le budget des exploitations typiques», qui sont remarquablement complètes[21]. Le recueil examine 67 budgets, mais nous n'en prendrons que 66, le budget n°14 (district de Korotoïak) étant très incomplet. Nous les diviserons en 6 groupes, d'après le nombre de bêtes de travail : groupe a) foyers n'ayant pas de cheval; b) foyers en ayant un; c) foyers en ayant deux; d) foyers en ayant trois; e) foyers en ayant quatre; f) foyers en ayant cinq et plus (dans notre exposé, nous désignerons les groupes par leur lettre initiale, de a à f). A vrai dire, étant donné le rôle énorme que jouent les «activités auxiliaires» dans l'économie des groupes inférieurs et supérieurs de cette contrée, ce mode de classification n'est pas entièrement satisfaisant. Mais si nous l'adoptons, c'est parce qu'il nous permet d'établir des comparaisons entre les données concernant les budgets et les chiffres des recensements par foyer que nous avons analysés plus haut. Ces comparaisons ne peuvent se faire que si on divise la «paysannerie» en groupes. Nous avons vu en effet, et nous verrons par la suite[22] que les «moyennes» générales et globales sont tout à fait fictives.

A ce propos, nous devons noter un phénomène intéressant: c'est que les données budgétaires «moyennes» caractérisent presque toujours une exploitation supérieure au type moyen, c'est-à-dire qu'elles montrent la réalité meilleure qu'elle n'est[23],[24]. Cela tient sans doute au fait que la notion même de «budget» suppose une exploitation tant soit peu équilibrée, chose difficile à trouver parmi les paysans pauvres. A titre d'illustration, rapprochons la répartition des foyers d'après les bêtes de travail, d'après les données con-cernant les budgets et d'après les autres données:

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Il est donc clair que les données budgétaires ne peuvent être utilisées que si on fait les moyennes pour chacun des groupes de la paysannerie. C'est ainsi que nous avons procédé. Nous avons distingué 3 rubriques: (A) résultat d'ensemble des budgets; (B) caractéristique de l'économie agricole et (C) caractéristique du niveau de vie.

(A) Données d'ensemble sur le montant des dépenses et des recettes:

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On voit que le montant des budgets est extrêmement différent suivant les groupes. Sans parler de la différence entre les groupes extrêmes, le budget du groupe e) est cinq fois plus élevé que celui du groupe b), alors que les familles de e) sont moins de 3 fois plus nombreuses que celles de b).

Voyons maintenant la répartition des dépenses[25]:

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Il suffit de voir la part que représentent les frais d'exploitation dans la somme totale des dépenses de chacun des groupes pour se rendre compte que nous avons affaire, d'une part, à des prolétaires et, d'autre part, à des patrons: alors que dans le groupe a) les frais d'exploitation ne constituent que 14% des dépenses totales, ils représentent 61% du total dans le groupe f ). Quant aux différences en valeur absolue, ce n'est pas la peine d'en parler. Chez les paysans qui n'ont pas de cheval et chez ceux qui n'en ont qu'un seul, les frais d'exploitation sont insignifiants. Les «exploitants» qui n'ont qu'un seul cheval se rapprochent le plus d'une catégorie courante dans les pays capitalistes: celle des ouvriers agricoles et des journaliers pourvus d'un lot de terre. Notons également que la part que représentent les frais de nourriture dans le total des dépenses est très variable d'un groupe à l'autre (le pourcentage de ces frais est deux fois plus élevé dans le groupe a) que dans le groupe f). Or, on sait que plus ce pourcentage est élevé, plus le niveau de vie est bas et que c'est dans la part qu'ils consacrent à la nourriture que la différence entre les budgets des patrons et ceux des ouvriers est la plus marquée. Prenons maintenant le détail des recettes[26]:

1 : Dans cette colonne, Lénine fit également entrer les revenus provenant de l'horticulture et de l'élevage.

On voit donc que dans les deux groupes extrêmes, c'est-à-dire chez le prolétaire qui n'a pas de cheval et chez l'entrepreneur rural, les recettes provenant des «métiers auxiliaires» sont supérieures au revenu brut fourni par l'agriculture. Il va sans dire que dans les groupes inférieurs les «métiers personnels» constituent essentiellement un travail salarié et que la mise en location de la terre fournit une grosse part des «revenus divers». Dans l'ensemble des «patrons agriculteurs» on en trouve même qui tirent de la mise en location de la terre un revenu à peine inférieur et parfois supérieur au revenu brut fourni par l'agriculture. Il y a, par exemple, un paysan sans cheval à qui l'agriculture rapporte 61,9 roubles de revenu brut et la mise en location 40 roubles. Chez un autre paysan sans cheval, le revenu brut de l'agriculture est de 31,9 roubles et celui de la mise en location de 40 roubles. En même temps, il ne faut pas oublier que les sommes fournies par le travail salarié ou la mise en location de la terre sont employées intégralement pour les besoins personnels du «paysan», tandis que du revenu global provenant de l'agriculture il faut défalquer les frais occasionnés par l'exploitation agricole. Si on fait cette soustraction, on obtient les résultats suivants: le paysan sans cheval tire de l'agriculture un revenu net de 41,99 roubles et les «métiers auxiliaires» lui procurent 59,04 roubles. Chez le paysan qui n'a qu'un cheval, ces revenus sont respectivement de 69,37 roubles et de 49,22 roubles. Il suffit de comparer ces chiffres pour voir qu'en réalité il s'agit là d'un type d'ouvriers agricoles pourvus d'un lot concédé qui couvre une partie de leurs frais d'entretien (et qui permet du même coup d'abaisser les salaires). Confondre des ouvriers de ce type et des patrons (agriculteurs et industriels), c'est ignorer totalement les exigences de la recherche scientifique.

A l'autre pôle du village ce sont en effet des patrons qui mènent de front leur exploitation indépendante et des opérations industrielles et commerciales d'où ils tirent un revenu considérable (étant donné le niveau de vie) s'élevant à plusieurs centaines de roubles. Dans ce domaine, la rubrique «métiers personnels» nous cache, par sa totale imprécision, la différence existant entre les groupes inférieurs et les groupes supérieurs. Mais, il suffit de considérer le taux des revenus provenant de ces «métiers» pour se rendre compte de l'énormité de cette différence (rappelons que dans la rubrique «métiers personnels», les statisticiens de Voronèje peuvent faire figurer la mendicité aussi bien que le travail des ouvriers agricoles, les emplois de commis ou d'intendants, etc.).

Pour ce qui est du revenu net, on voit une fois de plus que les paysans qui n'ont pas de cheval ou qui n'en ont qu'un constituent une catégorie tout à fait à part. Le bilan-argent de ces paysans donne des «soldes» misérables (1-2 roubles) ou même un déficit. Leurs ressources ne sont pas supérieures (parfois elles sont mêmes inférieures) à celles des ouvriers salariés. Ce n'est que chez les paysans qui ont deux chevaux que l'on commence à trouver des revenus nets et des soldes atteignant quelques dizaines de roubles (c'est là la somme minimum pour conduire une exploitation de façon à peu près normale). Quant à la paysannerie aisée, ses revenus nets (120 à 170 roubles) s'élèvent bien au-dessus du niveau général de la classe ouvrière russe[27].

II est facile de comprendre que si on réunit les ouvriers et les patrons et qu'on calcule le budget «moyen», on obtient «une modeste aisance», un «modeste» revenu net: 491 roubles de recettes, 443 roubles de frais, 48 roubles de surplus, dont 18 en espèces. Mais une telle «moyenne» est absolument fictive. Elle ne fait que dissimuler la misère totale de la masse de la paysannerie appartenant aux groupes inférieurs (sur 66 budgets, on en trouve 30 dans a) et b). Cette masse a un revenu infime qui ne lui permet pas de joindre les deux bouts (120 à 180 roubles de revenu brut par famille) et l'essentiel de ses moyens de subsistance lui est fourni par les travaux d'ouvrier agricole ou de journalier qu'elle effectue.

Si nous déterminons exactement quel est le montant des revenus et des dépenses en argent et en nature, nous saurons quel est le rapport entre la décomposition de la paysannerie et le marché. Pour le marché, en effet, seules comptent les recettes et les dépenses en argent. Voici donc quelle est la part-argent dans le budget total des différents groupes:

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La part des revenus et des dépenses en argent va donc en augmentant des groupes moyens aux groupes extrêmes (cela est surtout vrai pour les dépenses). Les exploitations dont le caractère commercial est le plus accusé sont celles des paysans qui ne possèdent pas de cheval et qui en possèdent plusieurs. Dans chacune de ces deux catégories, la vente de la marchandise constitue la principale source de revenu: mais dans la première catégorie. la marchandise vendue est la force de travail ; dans la seconde, c'est un produit destiné à la vente et obtenu (comme nous le verrons plus tard) grâce à une utilisation sur une vaste échelle du travail salarié, c'est-à-dire un produit qui prend une forme de capital. Autrement dit, ces budgets nous montrent une fois de plus, qu'en transformant le paysan, d'une part, en ouvrier agricole et, d'autre part, en petit producteur de marchandises, en petit bourgeois, la décomposition de la paysannerie crée un marché intérieur pour le capitalisme.

De ces données, nous pouvons tirer une autre conclusion, non moins importante que la précédente: c'est que dans tous les groupes de la paysannerie, l'exploitation a d'ores et déjà un caractère commercial très prononcé et est tombée dans la dépendance du marché. En effet, la part des recettes et des dépenses en argent n'est jamais inférieure à 40%. C'est là un pourcentage élevé car il s'agit ici du revenu brut des petits agriculteurs, dans lequel an compte jusqu'à l'entretien du bétail, c'est-à-dire la paille, la bale. etc.[28] Il est évident, que même dans la zone centrale des Terres Noires (où pourtant l'économie monétaire est en général moins développée que dans la zone industrielle ou dans la région des steppes), la paysannerie ne peut absolument pas vivre sans achat et vente, et qu'elle est déjà entièrement dépendante du marché, du pouvoir de l'argent. Il est inutile d'insister sur l'énorme importance de ce fait et sur l'erreur monumentale que commettent nos populistes quand ils tentent de le passer sous silence[29],[30] par sympathie pour une économie naturelle irréversiblement tombée dans le domaine du passé. Dans la société contemporaine on ne peut vivre sans vendre, et tout ce qui retarde le progrès de l'économie marchande ne fait qu'aggraver la situation des producteurs. "Les inconvénients du mode capitaliste de production, dit Marx en parlant du paysan,...se superposent donc ici aux inconvénients résultant du développement imparfait de ce mode de production. Le paysan devient commerçant et industriel sans que soient réalisées les conditions qui lui permettraient d'obtenir son produit en tant que marchandise,» . (Das Kapital, III, 2. 346. Trad. russe, p. 671).[31]

Notons que les données budgétaires réfutent entièrement la conception encore assez répandue selon laquelle les impôts jouent un rôle important dans le développement de l'économie marchande. Il est certain que dans le passé les impôts et les redevances en argent ont beaucoup contribué au développement des échanges, mais aujourd'hui l'économie marchande est fermement établie et dans ce domaine, les impôts ne jouent plus qu'un rôle très secondaire. Les impôts et les redevances représentent 15,8% du total de l'argent dépensé par les paysans. (24.8% pour le groupe a; 21,9% pour le groupe b; 19,3% pour le groupe c; 18,8% pour le groupe d; 15,1% pour le groupe e et 9,0% pour le groupe f.)

Ainsi, la dépense maximum occasionnée par les impôts est trois fois moins élevée que l'ensemble des autres dépenses en argent auxquelles le paysan est astreint dans l'état actuel de l'économie sociale. Par contre, si au lieu de nous préoccuper du rôle que jouent les impôts dans le développement de l'échange, nous cherchons à savoir quelle est la part des revenus qui leur est consacrée, nous trouverons un pourcentage très élevé. Les impôts absorbent en effet 1/7 des dépenses brute des petits cultivateurs ou môme des ouvriers agricoles dotés d'un lot concédé: ce fait suffit à montrer à quel point les traditions d'avant l'abolition du servage pèsent sur les paysans actuels. En outre, les impôts sont répartis de façon on ne peut plus inégale à l'intérieur de la communauté: plus le paysan est aisé, moins grande est la part qu'ils occupent dans ses dépenses. Comparativement à son revenu, un paysan qui n'a pas de cheval paie trois fois plus qu'un paysan qui en a plusieurs ( v. le tableau de la répartition des dépenses). Si nous calculions les impôts par déciatines de terre communautaire, ils paraîtraient quasiment égaux. C'est pourquoi nous parlons de la répartition des impôts à l'intérieur de la communauté. Après tout ce que nous avons dit, cette inégalité ne doit pas nous surprendre. En effet dans la mesure où la communauté conserve son caractère taillable, obligatoire, elle est inévitable. On sait que les paysans répartissent toutes les charges d'après la terre: pour eux, une part d'impôt et une part de terre forment un seul et même concept: celui d'«âme»[32]. Mais nous savons que la décomposition de la paysannerie entraîne une diminution du rôle du lot de terre communale aux deux pôles de la paysannerie. Dans ces conditions, il va de soi qu'en répartissant les impôts d'après les lots de terre (ce mode de répartition est étroitement lié au caractère obligatoire de la communauté), on favorise les riches aux dépens des pauvres. La commune (c'est-à-dire la caution solidaire[33] et l'impossibilité de renoncer à la terre) devient donc de plus en plus préjudiciable aux paysans pauvres[34],[35].

(B) Passons maintenant à la caractéristique de l'agriculture paysanne. Nous rapporterons d'abord les données d'ensemble concernant les exploitations:

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Que l'on prenne les données budgétaires ou les données globales que nous avons analysées plus haut, le rapport entre les groupes pour ce qui concerne la mise en location et l'affermage des terres, la grandeur des familles, la superficie cultivée, l'emploi d'ouvriers salariés, etc., est donc toujours le même. Bien plus: les chiffres absolus concernant les exploitations de chacun des groupes sont très voisins des chiffres qui portent sur des districts entiers. Voici le tableau comparatif des chiffres budgétaires et des données précédemment examinées:

1 : Dans la province de Voronèje, on ne nous donne la surface ensemencée que pour le district de Zadonsk

On voit que la situation du paysan qui n'a pas de cheval ou qui n'en a qu'en seul est à peu près analogue dans toutes les contrées indiquées, de sorte que l'on peut considérer les données budgétaires comme suffisamment typiques.

Citons les données qui portent sur le patrimoine et le matériel de l'exploitation paysanne dans les différents groupes.

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En nous basant sur les données globales, nous avions parlé de la différence existant entre les groupes pour ce qui est de la richesse en matériel et en bétail: ce tableau nous donne une magnifique illustration de cette différence. Nous trouvons en effet une situation économique absolument différente quand nous passons d'un groupe à l'autre. La différence est telle que même les chevaux d'un paysan pauvre ne sont pas du tout les mêmes que ceux d'un paysan riche[36],[37]. La bête d'un paysan qui n'a qu'un seul cheval est une véritable «fraction ambulante»: on a calculé qu'elle équivalait à «27/52 de cheval» (c'est pourtant plus que «1/4 de cheval»[38],[39]. Examinons maintenant le détail des frais d'exploitation[40].

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Ces chiffres sont très éloquents. Ils montrent bien à quel point «l'exploitation» d'un paysan qui n'a pas de cheval ou qui n'en a qu'un seul est misérable; à quel point est erronée la méthode habituelle qui consiste à mettre sur le même plan ces paysans et le petit nombre d'agriculteurs bien installés qui dépensent des centaines de roubles pour leur exploitation et ont la possibilité d'améliorer leur matériel, d'embaucher des ouvriers, de faire de gros «achats» de terre en prenant des baux de 50-100-200 roubles par an[41]. A ce propos, nous devons préciser un point: on voit sur le tableau que les paysans qui n'ont pas de cheval consacrent des dépenses relativement importantes «pour les ouvriers à terme et à la tâche». Cela tient probablement à ce que les statisticiens ont confondu sous cette rubrique deux choses absolument différentes: d'une part, le recours à des ouvriers qui doivent travailler avec le matériel de l'employeur (c'est-à-dire l'emploi d'ouvriers salariés et de journaliers) et d'autre part, le recours à des voisins qui sont eux-mêmes agriculteurs et qui doivent travailler la terre de celui qui les embauche avec leur propre matériel. Ce sont-là deux types d'«embauche» diamétralement opposés et entre lesquels il est indispensable d'établir une distinction rigoureuse, comme l'a fait, par exemple, V. Orlov (cf. le Recueil de renseignements statistiques sur la province de Moscou, t. VI, f. I).

Analysons maintenant les données qui portent sur le revenu tiré de l'agriculture. Malheureusement, ces données sont loin d'avoir été suffisamment étudiées dans le Recueil (peut-être, en partie, en raison de leur faible nombre). C'est ainsi que la question de rendements a été passée sous silence et que nous n'avons pas de renseignements sur la vente de chaque produit en particulier et sur les conditions de cette vente. Nous allons donc nous borner au court tableau que voici.

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Sur ce tableau, on voit que le revenu en argent tiré de l'agriculture baisse considérablement dans le groupe supérieur bien qu'il détienne les plus vastes surfaces ensemencées: c'est là une exception frappante qui saute immédiatement aux yeux. L'exploitation agricole la plus vaste serait donc celle qui se rapproche le plus de l'économie naturelle. Il serait très intéressant d'examiner de plus près cette exception apparente qui éclaire d'un jour nouveau le problème extrêmement important des liaisons existant entre l'agriculture et les «métiers auxiliaires» à caractère d'entreprise. Nous avons vu que les métiers de ce type occupent une place considérable dans le budget des exploitants qui ont plusieurs chevaux. A en juger d'après les données que nous avons examinées, la tendance à mener de front l'agriculture et les entreprises industrielles et commerciales est particulièrement typique de la bourgeoisie paysanne de cette contrée[42]. Or, il est facile de se rendre compte 1) qu'il n'est pas juste d'établir des comparaisons entre ce type d'exploitants et les agriculteurs proprement dits; 2) que dans ces conditions, l'agriculture n'a souvent que l'apparence d'une économie naturelle. Quand une exploitation s'occupe à la fois d'agriculture et du traitement technique des produits agricoles (meunerie, huilerie, fabrication de l'amidon, distillerie, etc.), le revenu en argent de cette exploitation peut être rapporté non pas au revenu provenant de l'agriculture, mais à celui de l'entreprise industrielle. Il n'empêche que, dans ce cas, l'agriculture est en réalité une agriculture marchande et non naturelle. Il en est de même pour une exploitation où la masse des produits agricoles est consommée en nature pour l'entretien des ouvriers et des chevaux employés dans une entreprise industrielle (dans un relais de poste par exemple). Or, c'est précisément ce genre d'exploitation que nous trouvons dans le groupe supérieur (budget n°1, district de Korotoïak: il s'agit d'une famille de 18 membres dont 4 travailleurs. Cette famille emploie 5 ouvriers agricoles, 20 chevaux. Elle tire de l'agriculture un revenu de 1294 roubles presque exclusivement en nature, et ses entreprises industrielles lui rapportent 2 675 roubles. Et c'est ce genre d'«exploitation paysanne naturelle» que l'on n'hésite pas à réunir à celle des paysans qui n'ont pas de cheval ou n'en ont qu'un seul, pour établir les «moyennes») . Cet exemple nous montre une fois de plus combien il est important de joindre le groupement d'après l'étendue et le type de l'exploitation agricole au groupement d'après l'extension et le type des «métiers auxiliaires».

(C) Analysons maintenant les données concernant le niveau de vie des paysans. Les frais d'alimentation en nature ne figurent pas tous dans le Recueil. Nous ne prenons que les principaux: végétaux et viande[43],[44].

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Ce tableau montre que nous avions raison de classer en une seule et même catégorie opposée aux autres les paysans qui n'ont pas de cheval et ceux qui n'en ont qu'un seul. Ces paysans ont une nourriture insuffisante et de mauvaise qualité (pomme de terre) : telle est leur caractéristique distinctive. A certains égards le paysan qui n'a qu'un seul cheval est même plus mal nourri que celui qui n'en a pas. Même pour ce point, la moyenne générale est absolument fictive; elle dissimule la sous-alimentation de la masse paysanne par l'alimentation satisfaisante de la paysannerie aisée qui consomme environ une fois et demie plus de produits végétaux et trois fois plus de viande[45] que les pauvres.

Pour comparer les autres données sur l'alimentation des paysans, tous les produits doivent être estimés à leur valeur en roubles.

1 (col.6) : Boeuf, porc, lard, mouton, beurre, produits laitiers, poules ,œufs. 2 (col.7) : Sel, poisson frais et salé. harengs. eau-de-vie., bière, thé et sucre.

On voit que les chiffres d'ensemble sur l'alimentation des paysans confirment ce que nous avons dit tout à l'heure. Trois groupes se détachent nettement: le groupe inférieur (paysans qui n'ont pas de cheval ou qui n'en ont qu'un seul); le groupe moyen (2 et 3 chevaux) et le groupe supérieur, qui mange presque deux fois mieux que le groupe inférieur. En faisant une «moyenne» générale, on efface les deux groupes extrêmes. C'est dans les deux groupes extrêmes, chez les prolétaires ruraux et dans la bourgeoisie rurale que les frais de nourriture en argent atteignent leur maximum absolu et relatif. Tout en consommant moins que les paysans moyens, les prolétaires achètent plus car ils sont dépourvus des produits agricoles de première nécessité dont on ne peut se passer. La bourgeoisie achète plus parce qu'elle consomme plus, ses achats portant surtout sur les produits non agricoles. Le rapprochement de ces deux groupes extrêmes nous montre avec évidence comment le marché intérieur des articles de consommation individuelle[46] se crée dans un pays capitaliste.

Autres dépenses relatives à la consommation individuelle:

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Il n'est pas toujours juste de calculer ces dépenses par individu des deux sexes car le coût du chauffage, de l'éclairage, des ustensiles de ménage, etc., par exemple, n'est pas proportionnel au nombre des membres de la famille. Ces chiffres aussi montrent la division de la paysannerie en trois groupes différents pour ce qui est du niveau de vie. On observe, d'autre part, une particularité intéressante: c'est dans les groupes inférieurs que la part-argent pour la consommation individuelle est la plus élevée (dans le groupe a, plus de la moitié des dépenses se fait en argent). Dans les groupes supérieurs au contraire, la part-argent dans les frais consacrés à la consommation individuelle reste peu élevée et représente environ 1/3 du total. Or. nous savons qu'en général le pourcentage des dépenses en argent augmente dans les deux groupes extrêmes. Comment ces deux phénomènes peuvent-ils se concilier? L'explication est la suivante: dans les groupes supérieurs, les dépenses en argent sont, sans doute, consacrées essentiellement à la consommation productive (frais d'exploitation) tandis que dans les groupes inférieurs, elles vont surtout à la consommation. individuelle.

Voici les chiffres précis:

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On voit que la transformation de la paysannerie en prolétariat rural crée un marché essentiellement pour les objets de consommation et sa transformation en bourgeoisie rurale crée un marché essentiellement pour les moyens de production. Autrement dit, dans les groupes inférieurs de la «paysannerie», il y a conversion de la force de travail en marchandise, et dans les groupes supérieurs, conversion des moyens de production en capital. C'est précisément cette double transformation qui donne le processus de formation du marché intérieur, processus établi par la théorie pour les pays capitalistes en général. C'est pourquoi F. Engels a écrit que la famine de 1891 marquait la création d'un marché intérieur pour le capitalisme[47]. Cette thèse est incompréhensible pour les populistes, qui ne voient dans la ruine de la paysannerie que le déclin de la «production populaire», au lieu d'y voir la transformation de l'économie patriarcale en économie capitaliste.

M. N-on a fait tout un livre sur le marché intérieur sans s'apercevoir que le processus de création de ce marché était déterminé par la décomposition de la paysannerie. Dans un article intitulé: «Comment expliquer l'accroissement des revenus de notre Etat?» (Novoïé Slovo, 1896, février n° 5), il envisage le problème de la façon suivante: les tableaux consacrés aux revenus des ouvriers américains montrent que plus le revenu est bas, plus les frais de nourriture sont relativement élevés. Par conséquent, si la consommation de nourriture diminue, la consommation des autres produits diminue encore davantage. Or, nous savons qu'en Russie la consommation de pain et d'eau-de-vie diminue; cela veut dire que la consommation des autres produits diminue également. Par conséquent, s'il est vrai que l'on observe un accroissement de la consommation dans la «couche» aisée (page 70), cet accroissement est largement compensé par la diminution de la consommation de la masse. Ce raisonnement comporte trois erreurs: premièrement. en substituant l'ouvrier au paysan, M. N.-on escamote le problème: ce dont il s'agit, en effet, c'est précisément du processus de création des ouvriers et des patrons: deuxièmement, il ramène toute la consommation à la consommation individuelle et oublie la consommation productive, le marché des moyens de production. Troisièmement, il oublie que le processus de décomposition de la paysannerie est en même temps un processus de remplacement d'une économie naturelle par une économie marchande et que, par conséquent, le marché peut être créé non pas par un accroissement de la consommation, mais par une transformation de la consommation naturelle (fût-elle plus abondante) en consommation monétaire ou payante ( fût-elle moins abondante). Nous venons de voir que pour les objets de consommation individuelle les paysans sans chevaux consomment moins, mais achètent plus que la paysannerie moyenne. Ils deviennent plus pauvres, tout en recevant et en dépensant plus d'argent. Ce sont précisément ces deux aspects du processus qui sont nécessaires au capitalisme[48].

Pour conclure, nous utiliserons les données budgétaires de façon à comparer le niveau de vie des paysans et celui des ouvriers ruraux. Si on calcule la consommation personnelle, non pas par habitant, mais par travailleur adulte (selon les normes adoptées par les statisticiens de Nijni-Novgorod, dans le recueil cité), on obtient le tableau suivant:

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Pour comparer ces chiffres à ceux qui portent sur le niveau de vie des ouvriers ruraux, on peut prendre en premier lieu le prix moyen du travail. Pendant dix ans (de 1881 à 1891), dans la province de Voronèje le salaire moyen de l'ouvrier agricole embauché à l'année a été de 57 roubles sans compter l'entretien, et de 99 roubles[49] avec les frais d'entretien qui s'élevaient donc à 42 roubles. Le volume de la consommation personnelle des ouvriers et des journaliers, dotés d'un lot de terre concédée (paysans qui n'ont pas de cheval ou qui n'en ont qu'un seul) est inférieur à ce niveau. Chez un «paysan» qui n'a pas de cheval, en effet, la dépense n'est que de 78 roubles pour l'entretien de toute la famille (pour une famille de 4 membres) et chez un paysan qui a un seul cheval elle est de 98 roubles (pour une famille de 5 membres), soit une somme inférieure à celle que coûte l'entretien d'un salarié agricole. (Nous avons retranché des budgets des paysans qui n'ont pas de cheval ou n'en ont qu'un seul les frais d'exploitation ainsi que les impôts et les redevances car dans cette contrée, le prix de la location d'un lot concédé est au moins égal au montant des impôts). On voit par conséquent, comme il fallait s'y attendre, que la situation d'un ouvrier attaché à son lot est pire que celle d'un ouvrier libéré de cette entrave (sans compter que le fait d'être attaché à un lot provoque un développement considérable de la servitude et de la dépendance personnelle). Un ouvrier agricole dépense beaucoup plus d'argent pour sa consommation personnelle qu'un paysan qui n'a pas de cheval ou qui n'en a qu'un seul. Cela veut dire que la fixation au lot retarde le progrès du marché intérieur.

En second lieu, on peut utiliser les données de la statistique des zemstvos qui portent sur la consommation des salariés agricoles. Prenons les chiffres du Recueil de renseignements statistiques sur la province d'Orel, district de Karatchev (t. V. fasc. 2, 1892), qui sont basés sur 158 cas d'embauche d'ouvriers[50]. Si on convertit la ration mensuelle en ration annuelle, on obtient:

1- (col.1) : En comptant d'après le procédé ci-dessus indiqué.

On voit donc que le niveau de vie des paysans qui n'ont pas de cheval ou qui n'en ont qu'un ne s'élève pas au-dessus du niveau de vie des salariés agricoles et qu'il se rapproche plutôt du niveau de vie minimum de ces derniers.

La conclusion générale qui découle de l'analyse des données concernant ce groupe est donc celle-ci: aussi bien par ses rapports avec les autres groupes qui l'évincent de l'agriculture, que par la dimension de ses exploitations qui ne peuvent couvrir qu'une partie de l'entretien des familles, par la source de ses moyens de subsistance (vente de la force de travail), et enfin par son niveau de vie, le groupe inférieur de la paysannerie doit donc être classé parmi les salariés agricoles et les journaliers dotés d'un lot concédé[51].

Avant d'en finir avec les données de la statistique des zemstvos qui portent sur les budgets paysans, il nous faut dire un mot de la méthode employée par M. U. Chtcherbina pour les analyser. Il est l'auteur du Recueil de renseignements estimatifs et d'un article sur les budgets paysans édité dans le livre bien connu L'influence des récoltes et des prix du blé, etc. (t. II)[52]. Dans le Recueil, M. Chtcherbina déclare on ne sait trop pourquoi qu'il se sert de la théorie «de l'économiste bien connu K. Marx» (page 111). En réalité, il dénature complètement le sens de cette théorie: il confond la différence existant entre le capital constant et le capital variable avec la différence existant entre le capital fixe et le capital circulant (ibid.). Sans aucun fondement, il applique à l'agriculture paysanne ces termes et ces catégories du capitalisme évolué (passim), etc. Toute son analyse des données budgétaires se réduit à une accumulation inouïe de «grandeurs moyennes» parfaitement arbitraires. Les estimations qu'il nous donne portent toutes sur un paysan «moyen». Il prend le revenu foncier de quatre districts et il le divise par le nombre des exploitations (or, on se souvient que le revenu d'une famille de paysan sans cheval est d'environ 60 roubles tandis que celui d'une famille riche est d'environ 700 roubles). Il calcule la «valeur du capital constant» (sic) «pour une exploitation» (page 114), c'est-à-dire la valeur de la totalité du patrimoine; il calcule également la valeur «moyenne» du matériel, la valeur moyenne des entreprises industrielles et commerciales (sic) et il nous déclare qu'elle est de 15 roubles par exploitation. Il passe outre à ce fait insignifiant que ces entreprises sont la propriété privée de la minorité aisée et obtient ce chiffre en divisant les entreprises entre tous les foyers, «égalitairement». Nous avons vu qu'en «moyenne» un paysan qui n'a qu'un seul cheval consacre 6 roubles au fermage tandis qu'un paysan riche en consacre de 100 à 200 roubles. M. Chtcherbina additionne tous ces chiffres, il divise le total par le nombre des exploitations et il obtient ainsi le prix «moyen» des fermages (p. 118). Il va jusqu'à calculer quelle est la dépense «moyenne» consacrée à la «réparation des capitaux» (ibid.). Dieu seul sait ce que cela signifie. S'il s'agit des frais destinés à compléter et à restaurer le matériel et le bétail, voici quels sont les chiffres, que d'ailleurs nous avons déjà cités: chez un paysan qui n'a pas de cheval, ces frais s'élèvent à 8 (huit) kopecks par exploitation et chez un paysan riche, ils atteignent 75 roubles. Il est bien évident que si on additionne des «exploitations paysannes» de ce genre et qu'on divise le total par le nombre des composants, on obtiendra la «loi des besoins moyens» que M. Chtcherbina avait déjà découverte dans le recueil consacré au district d'Ostrogojsk (t. II, fasc. II, 1887) et qui a été si brillamment appliquée par la suite. A partir de cette «loi», il sera facile de conclure que «le paysan satisfait non pas des besoins minimums mais leur niveau moyen» (page 123 et passim); que l'exploitation paysanne nous offre un «type de développement» particulier (page 100), etc... Cette méthode simpliste qui consiste à «égaliser» le prolétariat rural et la bourgeoisie paysanne, s'appuie sur le mode de classification d'après le lot de terre concédé, dont nous avons déjà parlé. Si nous voulons appliquer ce mode de classification aux données budgétaires, par exemple, nous réunirions dans un seul et même groupe des paysans (dans la catégorie des bien lotis, ayant des lots de 15 à 25 déciatines par famille) qui mettent en location la moitié de leur lot (de 23,5 déciatines), ensemencent 1,3 déciatine, dont la principale source de revenu sont les «métiers personnels» (comme cela sonne bien) et qui ont un revenu de 190 roubles pour 10 individus des deux sexes (budget n° 10, district de Korotoïak) et des paysans qui louent 14,7 déciatines, ensemencent 23,7 déciatines, embauchent des ouvriers agricoles et ont un revenu de 1 400 roubles pour 10 individus des deux sexes (budget n° 2, district de Zadonsk). N'est-il pas clair que si on additionne les exploitations des ouvriers agricoles et des journaliers avec celles des paysans qui emploient des ouvriers et qu'on divise la somme ainsi obtenue par le nombre des composants. on obtiendra effectivement un «type de développement» particulier? Pour bannir à jamais toutes les «idées fausses» sur la décomposition de la paysannerie, il suffit d'opérer constamment et exclusivement sur des «moyennes». C'est précisément ce qu'a fait M. Chtcherbina qui, dans son article publié dans le livre L'influence des moissons, etc., applique ce procédé «en grand»[53]. Dans cet article, il fait une grandiose tentative pour calculer les budgets de toute la paysannerie russe à l'aide de ces fameuses «moyennes» déjà expérimentées. Le futur historien de la littérature économique russe notera avec étonnement que les préjugés populistes ont fait oublier les exigences les plus élémentaires de la statistique économique, qui commandent d'établir une distinction rigoureuse entre les patrons et les ouvriers salariés, quelle que soit la forme de propriété foncière qui les unit, si nombreux et si variés que soient les types intermédiaires existant entre eux.

XIII. Conclusions du chapitre II[modifier le wikicode]

Résumons les principales thèses qui découlent des données que nous venons d'analyser.

1° Le milieu économique et social dans lequel se trouve placée actuellement la paysannerie russe est l'économie marchande. Même dans la zone agricole centrale (qui, à cet égard, et par rapport aux régions périphériques du Sud-Est ou aux provinces industrielles est la plus retardataire), le paysan est entièrement subordonné au marché: il dépend du marché aussi bien pour sa consommation individuelle que pour son exploitation, sans même parler des impôts.

2° Si on examine les rapports économiques et sociaux existant dans la paysannerie (agricole et communautaire), on retrouve toutes les contradictions propres à toute économie marchande et à tout capitalisme: la concurrence, la lutte pour l'indépendance économique, l'accaparement de la terre (achetée ou affermée), la concentration de la production entre les mains d'une minorité, la prolétarisation de la majorité et son exploitation par la minorité qui dispose du capital commercial et qui emploie des ouvriers agricoles. Les phénomènes économiques existant au sein de la paysannerie présentent tous, sans aucune exception, la forme contradictoire qui est la caractéristique spécifique du régime capitaliste, c'est-à-dire qu'ils traduisent tous une lutte et une opposition d'intérêts, marquent tous un avantage pour les uns et un inconvénient pour les autres. Il en va de même pour l'affermage, les achats de terre et pour les «métiers auxiliaires» dans leurs types diamétralement opposés; il en va de même également pour le progrès technique de l'économie.

Nous attribuons une importance capitale à cette conclusion, non seulement pour le problème du capitalisme en Russie, mais également pour la question de savoir ce que vaut la doctrine populiste en général. Ces contradictions nous prouvent en effet sans aucune équivoque et de façon irréfutable que les rapports économiques existant dans la communauté rurale ne constituent nullement un système particulier («la production populaire», etc.), mais un banal régime petit-bourgeois. En dépit des théories qui ont dominé chez nous au cours de ce dernier demi-siècle, la paysannerie communautaire russe n'est pas l'antagoniste du capitalisme, elle en est, au contraire, la base la plus profonde et la plus solide. La plus profonde parce que c'est précisément à l'intérieur même de la «communauté», loin de toute influence «artificielle» et malgré des institutions qui entravent les progrès du capitalisme que nous assistons à la formation constante d'éléments capitalistes. La plus solide, parce que c'est sur l'agriculture en général et sur la paysannerie en particulier que pèsent le plus les traditions de l'ancien temps, les traditions du régime patriarcal et c'est donc là que l'action transformatrice du capitalisme (développement des forces productives, changement de tous les rapports sociaux, etc.) se manifeste avec le plus de lenteur et de a façon a plus graduelle[54],[55].

3° L'ensemble des contradictions économiques existant au sein de la paysannerie constitue ce que nous appelons la décomposition de la paysannerie. En employant le terme de «dépaysannisation»[56], les paysans donnent eux-mêmes une définition extrêmement juste et saisissante de ce processus qui tend à détruire radicalement l'ancienne paysannerie patriarcale et à créer de nouveaux types de population rurale.

Avant de donner les caractéristiques de ces types, nous devons noter une chose. Dans notre littérature, ce processus a été signalé depuis longtemps et à maintes reprises. C'est ainsi par exemple qu'en se basant sur les travaux de la commission Valouïev[57] M. Vassiltchikov avait déjà constaté qu'en Russie on assistait à la formation d'un «prolétariat rural» et à la «dislocation» de la «classe paysanne». (La possession foncière et l'agriculture, 1er éd., t. I, chap. IX). V. Orlov (Recueil de renseignements stat. pour la province de Moscou, t. IV, fasc. I, p. 14) et beaucoup d'autres ont également attiré l'attention sur ce fait. Mais toutes ces indications sont demeurées tout à fait fragmentaires. On n'a jamais essayé d'étudier méthodiquement ce phénomène; c'est ce qui explique que malgré la profusion de matériaux que nous fournissent les recensements par foyer de la statistique des zemstvos, nous manquons toujours de renseignements sur ce point. C'est ce qui explique également que la majorité des auteurs qui ont abordé cette question, considèrent que la décomposition de la paysannerie n'est qu'une simple apparition d'inégalités entre les fortunes, une simple «différenciation», suivant l'expression favorite des populistes en général et de M. Karychev en particulier (v. son livre sur l'Affermage et ses articles du Rousskoïé Bogatstvo) . Il est certain qu'au départ de ce processus il y a apparition d'inégalités entre les patrimoines, mais on ne peut en aucun cas limiter le processus à cette «différenciation». L'ancienne paysannerie n'est pas seulement l'objet d'une «différenciation», elle se détruit complètement, elle cesse d'exister, elle est entièrement supplantée par des types de population rurale nouveaux, qui constituent la base d'une société où dominent l'économie marchande et la production capitaliste. Ces types, ce sont la bourgeoisie rurale ( la petite bourgeoisie surtout) et le prolétariat rural, la classe des producteurs de marchandises dans l'agriculture et la classe des salariés agricoles.

Il est au plus haut point instructif qu'une analyse purement théorique du processus de formation du capitalisme agraire montre que la décomposition des petits producteurs est un facteur important de ce processus. Nous faisons ici allusion à l'un des chapitres les plus intéressants du livre III du Capital, le chapitre 47 qui est consacré à «La genèse de la rente foncière capitaliste». Pour point de départ de cette genèse, Marx prend la rente-prestations de travail (Arbeitsrente)[58],[59], «où le producteur direct cultive, pendant une partie de la semaine, le sol qui lui appartient en fait avec des instruments (charrue, bétail, etc.) dont il est le propriétaire de fait ou de droit. Les autres jours il «travaille gratuitement sur les terres du propriétaire foncier» (Das Kapital, III, 2, 332.Trad. russe, p. 651). La seconde forme de rente est la rente en produits (Produktenrente) ou rente en nature: le producteur immédiat tire tout le produit de la terre qu'il exploite lui-même et remet au propriétaire tout le surproduit en nature. Cette forme de rente donne une plus grande autonomie au producteur qui a la possibilité d'acquérir par son travail un certain excédent en plus de la quantité de produits qui satisfait ses besoins fondamentaux. «De même, cette forme de rente, écrit Marx, entraînera des différences plus marquées dans la situation économique des différents producteurs directs. Du moins, cette possibilité existe-t-elle, y compris la possibilité pour le producteur, d'acquérir les moyens d'exploiter à son tour directement le travail d'autrui» (S. 329. Trad. russe, 657)[60]. On voit donc qu'alors même que domine l'économie naturelle, dès que s'élargit le champ d'action des paysans dépendants apparaissent les premiers germes de leur décomposition. Mais ces germes ne peuvent se développer qu'avec la forme suivante de rente, la rente-argent, qui n'est qu'une simple modification de a rente naturelle. Le producteur immédiat donne au propriétaire foncier non pas les produits, mais le prix de ces produits[61]. La base de cette forme de rente reste le même: le producteur immédiat demeure le possesseur traditionnel du sol, mais «la base de cette sorte de rente... tend à disparaître» (p. 330). La rente-argent «suppose un développement déjà plus important du commerce, de l'industrie urbaine, de la production marchande en général, partant de la circulation monétaire» (331)[62]. Le rapport traditionnel, de droit coutumier, entre le paysan dépendant et le propriétaire terrien se transforme en un rapport purement monétaire, basé sur un contrat. Cela a conduit d'une part, à l'expropriation de l'ancienne paysannerie; de l'autre, au rachat par le paysan de sa terre et de sa liberté. «Dès avant que la rente en nature ne se transforme en rente-argent, ou parallèlement à cette transformation, se constitue forcément une classe de non-possédants, de journaliers qui se louent pour l'argent. Dans la période de formation de cette nouvelle classe lorsqu'elle n'existe encore qu'à l'état sporadique, les paysans aisés astreints au paiement d'une rente (rentepflichtigen)) ont pris l'habitude d'exploiter pour leur propre compte des salariés agricoles ... Peu à peu augmentent leurs chances d'amasser une certaine fortune et de devenir eux-mêmes de futurs capitalistes. Parmi les anciens exploitants, possesseurs de la terre, se crée ainsi une pépinière de fermiers capitalistes; son développement est lié au développement général de la production capitaliste hors des campagnes». (Das Kapital, III, 2, 332. Trad. russe, pp. 659-660.)[63]

4° La décomposition provoque un développement des groupes extrêmes, aux dépens de la «paysannerie» moyenne. Cela aboutit à la création de deux types nouveaux de population rurale dont l'indice commun est le caractère marchand, monétaire de l'exploitation. Le premier de ces types est la bourgeoisie rurale ou paysannerie aisée. Elle englobe les cultivateurs indépendants, qui pratiquent l'agriculture marchande sous toutes ses formes (les formes principales seront décrites au chapitre IV), puis les propriétaires d'établissements industriels et commerciaux, d'entreprises commerciales, etc. Cette paysannerie mène de front l'agriculture commerciale et des entreprises industrielles et commerciales et cette combinaison de «l'agriculture et des métiers auxiliaires» constitue son caractère spécifique. C'est cette paysannerie aisée qui engendre la classe des fermiers, car l'affermage des terres en vue de la vente du blé joue (dans la zone agricole) un rôle énorme dans leurs exploitations, souvent plus important que le lot de terre concédé. Dans la plupart des cas, l'étendue de l'exploitation dépasse la force de travail de la famille; aussi a formation d'un contingent d'ouvriers agricoles et plus encore de journaliers, est-elle la condition indispensable de l'existence de la paysannerie aisée[64]. Les paysans investissent l'argent disponible qu'ils reçoivent sous forme de revenu net dans des opérations commerciales et usuraires (on sait quelle extension démesurée elles ont pris dans nos campagnes) ou s'en servent, quand les conditions sont favorables, pour acheter de la terre, améliorer leurs exploitations, etc. En un mot, ce sont de petits agrariens. Numériquement, la bourgeoisie paysanne représente une faible minorité de la paysannerie (certainement pas plus d'un cinquième des foyers ce qui correspond à peu près aux trois dixièmes de la population); il va de soi que cette proportion varie sensiblement selon les contrées. Mais, si on considère le rôle qu'elle joue dans l'ensemble de l'économie paysanne, la part des moyens de production appartenant aux paysans qui lui revient, et la part des produits agricoles qu'elle fournit dans la somme totale des denrées produites par la paysannerie, on voit que la bourgeoisie paysanne exerce une prédominance absolue et qu'actuellement elle est maîtresse de la campagne.

5° L'autre type nouveau est le prolétariat rural, la classe des ouvriers salariés possédant un lot de terre concédé. Ce type englobe la paysannerie pauvre, y compris celle qui est complètement dépourvue de terre; mais le représentant le plus typique du prolétariat rural russe est le salarié agricole, le journalier, le manoeuvre, l'ouvrier du bâtiment ou tout autre ouvrier doté d'un lot concédé. Les traits distinctifs du prolétariat rural sont les suivants[65]: ses exploitations sont très peu étendues, elles n'occupent qu'un lopin de terre et se trouvent en pleine décadence (la mise en location de la terre en est un indice frappant) ; il ne peut subsister sans vendre sa force de travail (= les «métiers auxiliaires» de la paysannerie pauvre) ; son niveau de vie est extrêmement bas (il est même probablement inférieur à celui des ouvriers qui n'ont pas de lot). Il faut ranger parmi le prolétariat rural au moins la moitié des foyers paysans (ce qui correspond à peu près aux 4/10 de la population), c'est-à-dire tous les paysans qui n'ont pas de cheval et la majeure partie de ceux qui n'en ont qu'un (il va de soi qu'il ne s'agit là que d'une estimation globale et approximative, à laquelle il est nécessaire d'apporter des modifications plus ou moins notables suivant les régions, compte tenu des conditions locales). Nous avons exposé plus haut pour quelles raisons nous estimions qu'il y a dès maintenant une part aussi importante de la paysannerie qui appartient au prolétariat[66]. Ajoutons que dans nos publications, la thèse selon laquelle le capitalisme a besoin d'ouvriers libres et dépourvus de terre est souvent comprise de façon mécaniste. Il s'agit là d'une thèse absolument juste en tant qu'elle définit une tendance fondamentale. Mais la pénétration du capitalisme dans l'agriculture est particulièrement lente et prend des formes très variées. Les propriétaires ruraux ont très souvent intérêt à ce que des lots de terre soient distribués aux ouvriers agricoles et c'est pourquoi l'ouvrier agricole doté d'un lot de terre est un type inhérent à tous les pays capitalistes. Ce type prend des formes différentes selon les différents Etats: le cottager anglais n'est pas le paysan parcellaire de France ou des provinces rhénanes, et ce dernier n'est pas le bobyl ni le knecht de Prusse. Chez chacun d'entre eux on retrouve la trace de régimes agraires particuliers, d'une histoire particulière des rapports agraires, ce qui d'ailleurs n'empêche pas l'économiste de les ramener tous à un seul et même type: celui du prolétaire agricole. La juridiction qui fonde le droit de ce prolétaire à une parcelle de terre n'a aucune importance pour cette classification. Que la terre appartienne au prolétaire agricole en toute propriété (comme c'est le cas pour le paysan parcellaire), qu'il la reçoive en jouissance d'un landlord ou d'un Rittergutsbesitzer[67], ou qu'il la détienne en tant que membre d'une communauté rurale grand-russe, cela ne change rien à l'affaire[68],[69]. En classant la paysannerie pauvre dans le prolétariat rural, nous ne disons rien de neuf. L'expression a déjà été employée à maintes reprises par de nombreux écrivains; seuls les économistes populistes s'obstinent à parler de la paysannerie en général, comme de quelque chose d'anticapitaliste et se refusent à voir que la masse de la «paysannerie» occupe d'ores et déjà une place parfaitement déterminée dans l'ensemble du système de production capitaliste, à savoir la place des ouvriers salariés, agricoles et industriels. Chez nous, par exemple, il est très bien porté d'exalter notre régime agraire qui conserve la communauté rurale et la paysannerie, etc., et de l'opposer à l'organisation agraire capitaliste des pays baltes. Aussi est-il intéressant de voir quelles sont les catégories de la population rurale que, dans les pays baltes, on considère parfois comme des ouvriers agricoles et des journaliers. Parmi les paysans de ces provinces, on distingue les gros détenteurs de terre (25 à 50 déciatines d'un seul tenant), les bobyls (qui ont des lopins de 3 à 10 déciatines) et les paysans sans terre. Comme le fait remarquer justement M. Korolenko, «le type dont le bobyl se rapproche le plus est le paysan russe des provinces centrales» (Le travail salarié libre, p. 495) ; le bobyl en effet est perpétuellement obligé de partager son temps entre la recherche de différents gagne-pain et sa propre exploitation. Mais ce qui nous intéresse tout particulièrement, c'est la condition économique des salariés agricoles. Les propriétaires fonciers considèrent eux-mêmes qu'ils ont intérêt à doter ces ouvriers d'un lot de terre qu'ils décomptent des salaires. Voici quelques exemples relatifs à la propriété foncière des ouvriers agricoles des pays baltes: 1° 2 déciatines de terre (nous traduisons les Lofstelle en déciatines: 1 LofsteIle = 1/3 de déciatine ; le mari travaille 275 jours, la femme 50 jours par an pour 25 kopecks par jour; 2° 2 déciatines 2/3; «l'ouvrier agricole a un cheval, 3 vaches, 3 brebis et 2 porcs» (pp. 508, 518) : il travaille une semaine sur deux, sa femme 50 jours par an; 3° 6 déciatines de terre (district de Bauske, province de Courlande). «l'ouvrier agricole a 1 cheval, 3 vaches, 3 brebis et plusieurs porcs»; p. 518), il travaille 3 jours par semaine et sa femme 35 jours par an; 4° 8 déciatines de terre dans le district de Hasenpot, province de Courlande; «dans tous les cas les ouvriers ont droit à la mouture gratuite et à l'assistance médicale, y compris les médicaments, et leurs enfants vont à l'école» (p. 519), etc. Nous attirons l'attention de nos lecteurs sur l'étendue des exploitations et de la propriété terrienne de ces ouvriers, c'est-à-dire sur ce qui, d'après nos populistes, fait à nos paysans une place à part dans le régime agraire européen qui correspond à la production capitaliste. Si on réunit tous les exemples donnés dans l'ouvrage que nous avons cité, on obtient les données suivantes: 10 ouvriers agricoles possèdent 31,5 déciatines, c'est-à-dire en moyenne 3,15 déciatines chacun. D'autre part, on considère comme ouvriers agricoles des paysans qui ne travaillent pour le propriétaire foncier que pendant la moindre partie de l'année (6 mois le mari, 35 à 50 jours la femme), ainsi que des paysans qui ont un cheval et qui possèdent deux et même trois vaches. Nous nous demandons vraiment en quoi des ouvriers agricoles de ce type sont différents de nos «paysans communautaires»? La vérité, c'est que dans les pays baltes on appelle les choses par leur nom tandis que chez nous on met ensemble les paysans riches et les ouvriers agricoles qui possèdent un cheval, on fait la «moyenne» et on s'attendrit sur l'«esprit communautaire», sur le «principe du travail», la «production populaire», la «combinaison de l'agriculture et des petites industries» ...

6° Le chaînon intermédiaire entre ces deux types de la «paysannerie» postérieurs à l'abolition du servage est la paysannerie moyenne. C'est dans cette dernière catégorie que l'économie marchande est le moins développée. Il n'y a guère que dans les bonnes années et lorsque les conditions sont particulièrement favorables que le travail agricole indépendant suffit à l'entretien de la paysannerie moyenne, dont la situation est, par conséquent, très instable. Pour joindre les deux bouts, le paysan moyen est, dans la plupart des cas, obligé d'emprunter de l'argent contre du travail garanti par des prestations, obligé de chercher des «gagne-pain d'appoint», et une partie de ces gagne-pain lui vient de la vente de sa force de travail. Chaque fois que la récolte est mauvaise, des masses de paysans moyens se trouvent rejetées dans les rangs du prolétariat. Par ses rapports sociaux, ce groupe oscille entre le groupe supérieur - autour duquel il gravite et où seule une faible minorité de favorisés réussit à pénétrer -, et le groupe inférieur où le pousse toute l'évolution sociale. Nous avons vu que la bourgeoisie paysanne refoulait non seulement le groupe inférieur, mais également le groupe moyen de la paysannerie. Cela aboutit à la «depaysannisation», à l'élimination des catégories moyennes et au renforcement des extrêmes, qui est un phénomène propre à l'économie capitaliste.

La différenciation de la paysannerie crée un marché intérieur pour le capitalisme. Dans le groupe inférieur il se forme un marché pour les objets de consommation (marché de la consommation individuelle). Tout en consommant moins que le paysan moyen et en consommant des produits de plus mauvaise qualité (pomme de terre au lieu de pain, etc.), le prolétaire rural achète plus. La formation et le développement de la bourgeoisie paysanne créent le marché de deux manières: d'une part et essentiellement, il y a création d'un marché pour les moyens de production (marché de la consommation productive) car la paysannerie aisée s'efforce de convertir en capital les moyens de production qu'elle «accumule» aux dépens des propriétaires fonciers «appauvris» et des paysans ruinés. D'autre part, il y a également création d'un marché pour la consommation personnelle étant donné que lorsque les paysans s'enrichissent, leurs besoins s'accroissent[70].

8° La décomposition de la paysannerie est-elle en train de s'accentuer et à quelle cadence? Sur ce problème, nous ne possédons pas de statistiques précises susceptibles d'être rapprochées des tableaux combinés (§§ I - VI). Cela n'a rien d'étonnant car en effet jusqu'à présent personne n'a encore tenté d'étudier ne fut-ce que la statique de la décomposition et d'indiquer les formes que revêt ce processus[71]. Mais, toutes les données d'ensemble qui portent sur l'économie de nos campagnes montrent que la décomposition ne cesse de progresser et que cette progression suit un rythme rapide. D'un côté, on trouve des «paysans» qui abandonnent la terre ou la mettent en location, il y a accroissement du nombre des foyers sans cheval, exode des «paysans» vers les villes, etc.; de l'autre côté, «les tendances progressistes de l'économie paysanne» suivent leur cours, les «paysans» achètent de la terre, améliorent leur exploitation, y introduisent des charrues, développent les cultures fourragères, la laiterie, etc. Nous savons à présent quels sont les «paysans» qui participent à ces deux aspects, diamétralement opposés du processus.

D'autre part, le développement du mouvement de migration donne une vigoureuse impulsion à la décomposition de la paysannerie, notamment de la paysannerie agricole. On sait que ce sont principalement les paysans des provinces agricoles qui émigrent (dans les provinces industrielles l'émigration est tout à fait insignifiante), particulièrement ceux des provinces centrales à dense population, où les prestations de travail (qui retardent la décomposition de la paysannerie) sont le plus répandues. C'est là un premier point. Le second point, c'est que ce sont principalement les paysans moyens qui partent des régions d'exode et que ce sont surtout les groupes extrêmes qui restent. La migration a donc pour conséquence de renforcer la décomposition dans les régions d'où les paysans s'en vont et de transporter des éléments de décomposition dans les régions de colonisation (en Sibérie, les nouveaux venus commencent à travailler comme salariés agricoles)[72]. Ce rapport entre la migration et la décomposition de la paysannerie a été amplement démontré par I. Gourwich dans son excellente étude sur L'émigration paysanne vers la Sibérie (Moscou 1883). Nous recommandons vivement au lecteur cet ouvrage, autour duquel la presse populiste a tant cherché à faire le silence[73].

9° On sait que dans nos campagnes le capital commercial et usuraire joue un rôle considérable. Les faits qui témoignent de ce phénomène sont légion et nous pensons qu'il n'est pas utile de les citer ni d'en indiquer les sources: ils sont connus de tous et ne concernent pas directement notre sujet. Le seul problème qui nous intéresse est le suivant: quel rapport le capital commercial et usuraire a-t-il avec la décomposition de la paysannerie dans nos campagnes? Y a-t-il une liaison entre les relations des divers groupes de la paysannerie, dont nous avons parlé plus haut, et les relations existant entre les créanciers et les débiteurs paysans? L'usure accélère-t-elle la décomposition ou la retarde-t-elle ?

Rappelons tout d'abord comment ce problème est posé par la théorie. On sait que dans son analyse de la production capitaliste, l'auteur du Capital accorde une énorme importance au capital commercial et usuraire. Sur cette question, les thèses fondamentales de Marx sont les suivantes: 1) Le capital commercial et usuraire, d'une part, et le capital industriel (c'est-à-dire celui qui est investi dans la production, que celle-ci soit industrielle ou agricole), d'autre part, constituent un seul et même type de phénomène économique, compris dans cette formule générale: il s'agit d'acheter une marchandise pour la revendre en réalisant un profit (Das Kapital, I, 2, Abschnitt[74], chapitre 4, notamment les pages 148-149 de la seconde édition allemande[75]). 2) Historiquement, le capital commercial et usuraire précède la formation du capital industriel et il est logiquement une condition nécessaire de cette formation (Das Kapital, III, 1, pp. 312-316; trad. russe, pp. 262-265, t. III, 2, pp. 132-137, 149; trad. russe, pp. 488-492, 502) mais en soi il ne constitue pas encore une condition suffisante pour qu'apparaisse le capital industriel (c'est-à-dire la production capitaliste); en effet, le capital commercial et le capital usuraire ne décomposent pas toujours l'ancien mode de production, pour lui substituer le mode de production capitaliste: la formation de ce dernier «dépend tout à fait du degré de développement historique et des circonstances qu'il implique» (ibid., 2, 133; trad. russe, 489)[76]. «La mesure dans laquelle il détruit l'ancien système de production» (par le commerce et le capital commercial) «dépend d'abord de la solidité et de la structure intérieure de celui-ci. Ce n'est pas non plus du commerce, mais du caractère de l'ancien mode de production que dépend le résultat du processus de dissolution, c'est-à-dire le mode de production nouveau remplacera l'ancien» (ibid., t. III, 316; trad. russe, 265)[77]. 3) Le développement indépendant du capital commercial est inversement proportionnel au niveau de développement de la production capitaliste (ibid., p. 312, trad. russe, 262)[78]; plus le capital commercial et usuraire est développé, moins le capital industriel (= la production capitaliste) l'est, et inversement.

Quand on s'occupe de la Russie, il faut donc résoudre le problème suivant: chez nous, le capital commercial et le capital usuraire sont-ils liés au capital industriel? Le commerce et l'usure, en décomposant le vieux mode de production, préparent-ils son remplacement par le mode de production capitaliste ou par quelque autre mode?[79],[80] Ce sont là des questions de fait qui doivent être résolues pour chacun des aspects de l'économie nationale russe. Pour ce qui est de l'agriculture paysanne, la réponse à ces questions se trouve dans les données que nous avons examinées plus haut. Et cette réponse est affirmative. On connaît la thèse des populistes: le «koulak» et le «moujik avisé» ne sont pas deux formes d'un seul et même phénomène économique, mais constituent au contraire des phénomènes antagonistes que rien ne lie. Cette thèse n'est absolument pas fondée. C'est là un de ces préjugés populistes à l'appui desquels personne n'a jamais essayé d'apporter ne fût-ce qu'un semblant de preuve par une analyse de données économiques précises. Les chiffres prouvent le contraire. Que le paysan embauche des ouvriers pour développer sa production, qu'il vende de la terre (rappelons-nous les données que nous avons citées sur l'étendue des fermages chez les riches) ou de l'épicerie, qu'il fasse commerce du chanvre, du foin, du bétail, etc., ou de l'argent (dans ce cas c'est un usurier), il s'agit toujours d'un seul et même type économique et, pour le fond, ses opérations se ramènent à un seul et même rapport économique. Mais ce n'est pas tout. Le fait que la paysannerie aisée investit son argent non seulement dans des entreprises commerciales (voir plus haut) mais également pour améliorer ses exploitations, acheter et affermer de la terre, améliorer son matériel, embaucher des ouvriers, etc., ce fait montre donc que dans la communauté rurale russe en plus de l'usure et des prêts générateurs de servitude pour les débiteurs, le capital est employé à la production. Si dans nos campagnes, le capital ne pouvait créer que servitude et usure, les chiffres concernant la production ne feraient apparaître ni décomposition de la paysannerie ni formation d'une bourgeoisie paysanne et d'un prolétariat rural: cela serait impossible. Toute la paysannerie se ramènerait alors à un type assez uniforme d'agriculteurs écrasés par la misère parmi lesquels seuls se détacheraient les usuriers et cela uniquement par l'importance de leur fortune en argent et non par l'importance et l'organisation de leur production agricole. Des données que nous avons analysées plus haut, il ressort enfin cette thèse importante, à savoir que le développement indépendant du capital commercial et usuraire retarde la décomposition de la paysannerie. Au fur et à mesure que le commerce se développera rapprochant la campagne de la ville, évinçant les marchés ruraux primitifs et sapant le monopole du boutiquier de village, que se développeront les formes normales de crédit qui sont en vigueur en Europe, éliminant l'usurier de village, la décomposition de la paysannerie s'accentuera en profondeur et en étendue. Les paysans aisés, dont le capital aura été évincé du petit commerce et de l'usure, investiront de plus en plus dans la production; ils commencent d'ailleurs déjà à le faire.

10° Un autre facteur important de la vie économique de nos campagnes et qui retarde la décomposition de la paysannerie, ce sont les survivances du régime de la corvée, c'est-à-dire les prestations en travail. La base de ces prestations est le paiement du travail en nature, ce qui sous-entend que l'économie marchande est peu développée. Pour que ce système puisse fonctionner, il faut précisément qu'il y ait un paysan moyen qui ne soit pas tout à fait aisé (autrement, il ne se laisserait pas assujettir à ces prestations), mais qui ne soit pas non plus un prolétaire (pour se charger des prestations, il faut posséder son matériel, il faut être un cultivateur tant soit peu «diligent».)

Quand nous avons dit qu'actuellement la bourgeoisie paysanne était maîtresse de la campagne, nous avons fait abstraction des facteurs qui retardent la décomposition: la servitude, l'usure, les prestations de travail, etc. En réalité. il arrive souvent que les vrais maîtres des villages contemporains ne soient pas les représentants de la bourgeoisie paysanne mais les usuriers ruraux et les propriétaires fonciers du voisinage. Mais une telle abstraction est néanmoins tout à fait légitime car autrement, il serait impossible d'étudier le régime intérieur des rapports économiques existant dans la paysannerie. Il est d'ailleurs intéressant de noter que les populistes eux-mémes ont recours à ce procédé. Seulement, ils s'arrêtent à mi-chemin sans aller jusqu'au bout de leur raisonnement. Dans les Destinées du capitalisme, monsieur V. V. remarque que par suite du poids des impôts, etc., les «conditions de la vie naturelle (sic) n'existent plus» pour le «mir», pour la communauté rurale (287). Fort bien. Mais toute la question est justement de savoir quelles sont ces «conditions naturelles» qui n'existent pas encore pour notre campagne. Si on veut répondre à cette question, il faut étudier la structure des rapports économiques existant à l'intérieur de la communauté rurale. Pour ce faire, il est nécessaire de soulever, si l'on peut s'exprimer ainsi, les vestiges du passé d'avant l'abolition du servage qui dissimulent ces «conditions naturelles» de la vie de nos campagnes. Si M. V. V. avait procédé de la sorte, il aurait vu que la structure des rapports ruraux indique une complète décomposition de la paysannerie, et que cette décomposition[81] sera d'autant plus profonde que la disparition de la servitude, de l'usure, des prestations en travail, etc., sera plus complète. Nous avons montré plus haut, en nous basant sur les données de la statistique des zemstvos, que d'ores et déjà cette différenciation était un fait acquis et que la paysannerie s'était complètement scindée en groupes opposés

  1. «Les matériaux concernant la prise et la cession à bail, qui ont été recueillis sur place, ne valent pas la peine d'être analysés, car ce phénomène n'existe qu'à l'état embryonnaire; les cas isolés de cession ou de prise à bail sont rares, portent un caractère absolument fortuit et n'exercent encore aucune influence sur la vie économique de la province d'Iénisséiésk» (Matériaux, t. IV, fasc. 1, p. V. Introduction). Sur les 424 624 déciatines de terre meuble que possèdent les paysans établis de longue date dans la province d'lénisséisk, 417 086 sont détenues en vertu du «droit du premier occupant». Les prises à bail (2 686 déc.) sont à peu près égales aux cessions (2639 déc.) et n`atteignent pas 1% de la surface des terres occupées en vertu de ce droit. (Voir note suivante)
  2. En Sibérie, les terres détenues en vertu du «droit du premier occupant» se trouvaient pour l'essentiel entre les mains des paysans aisés qui avaient tous les droits sur elles: ils pouvaient les donner, les vendre et les léguer à leurs descendants. [N.E.]
  3. Pour les notes de Lénine faites en marges de ces recueils et contenant les calculs préliminaires, voir le Recueil Lénine XXXIII, pp. 144-150. [N.E.]
  4. Recueil, p. 142.
  5. Revue statistique de la province de Kalouga pour 1896. Kalouga.1897, pp. 43 et suiv., 83, 113 des annexes.
  6. A titre de curiosité, citons un exemple. La «conclusion générale» de M. Vikhliaïev est la suivante: «Les achats de terres par les paysans de la province de Tver tendent à égaliser la propriété foncière» (p. 11 ). Les preuves? Si on considère les groupes de communautés établis d'après l'étendue du lot concédé, on constatera que c'est dans les communauté où le lot n'est pas étendu que le pourcentage des foyers achetant de la terre est le plus élevé. Que ce soient les membres aisés des communautés mal loties qui achètent de la terre, M. Vikhliaïev ne s'en doute même pas ! Il va de soi que les «conclusions» de ce populiste à tous crins ne valent pas la peine d'être examinées, d'autant plus que l'audace de M. Vikhliaïev a mis dans l'embarras les économistes de son propre camp. M. Karychev, tout en proclamant dans Rousskoïé Bogatstvo (1898, n° 8) sa profonde sympathie pour la manière dont M. Vikhliaïev «s'oriente dans les problèmes posés en ce moment à l'économie du pays», n'en est pas moins obligé de reconnaître qu'il est trop «optimiste», que ses déductions concernant la tendance à l'uniformité «ne sont guère démontrables»; que ses chiffres «ne disent rien» et que ses conclusions «ne sont pas fondées».
  7. Ce procédé comporte une légère erreur, qui fait paraître la décomposition plus faible qu'elle n'est en réalité. En effet, ce ne sont pas les représentants supérieurs mais les représentants moyens du groupe suivant qui viennent s'ajouter au groupe supérieur; de même, ce sont les représentants moyens et non les représentants inférieurs du groupe suivant qui viennent s'ajoutes au groupe inférieur. Il est clair que cette erreur est d'autant plus grande que les groupes sont plus importants et moins nombreux.
  8. Nous verrons au paragraphe suivant que l'étendue des groupes choisis par nous touche de très près aux groupes que forme l'ensemble de la paysannerie russe, classée d'après le nombre de chevaux par foyer.
  9. Nous prions le lecteur de ne pas oublier qu'à partir de maintenant nous aurons affaire non pas à des chiffres absolus mais uniquement à des rapports entre la couche supérieure et la couche inférieure de la paysannerie. C'est pourquoi, par exemple, le pourcentage des foyers employant des ouvriers agricoles (ou «ayant un gagne-pain») n'est plus calculé par rapport au nombre total des foyers du groupe mais par rapport au nombre des foyers du district qui emploient des salariés (ou qui ont «un gagne-pain»). Autrement dit, nous ne cherchons pas à savoir dans quelle mesure chacun des groupes emploie le travail salarié (ou vend sa force de travail) mais seulement à établir le rapport existant entre le groupe supérieur et le groupe inférieur pour ce qui concerne l'emploi du travail salarié (ou la recherche d'un «gagne-pain d'appoint» ou la vente de la force de travail).
  10. Voir A. N. Engelhardt «De la campagne. 11 lettres. 1872-1882 ». Saint-Pétersbourg, 1885. En 1937, ce livre a été réédité par les Editions sociales et économiques. [N.E.]
  11. Il suffit de jeter un coup d'oeil sur le diagramme pour se rendre compte que la classification d'après les lots est sans valeur pour l'analyse de la décomposition de la paysannerie.
  12. La «Conclusion» du livre de M. Karychev sur l'affermage ne laisse pas d'être curieuse (chap. VI). Après toutes ses assertions gratuites et contraires aux données de la statistique des zemstvos, déniant un caractère d'entreprise à l'affermage paysan, M. Karychev expose une «théorie de l'affermage» (empruntée à V. Roscher, etc.), qui reprend en termes savants les desiderata des fermiers d'Europe occidentale: le bail doit être de longue durée («il faut... que l'agriculteur exploite ... le terrain en propriétaire «avisé», (p. 371) ; le taux du fermage doit être modéré et laisser au fermier son salaire, les intérêts et l'amortissement des fonds engagés, avec un profit d'entreprise (p. 373). Que cette «théorie» figure à côté du mot d'ordre habituel des populistes: «conjurer» (p. 398), cela ne trouble pas le moins du monde M. Karychev. Pour «conjurer» l'apparition d'une classe de fermiers, M. Karychev lance la «théorie» du fermage ! Pareille «conclusion» n'est que le couronnement naturel de la contradiction fondamentale de son livre qui, d'un côté, partage tous les préjugés populistes et sympathise de tout coeur avec des théoriciens classiques de la petite bourgeoisie comme Sismondi (v. Karychev, La location héréditaire perpétuelle des terres sur le continent européen, M. 1885) et qui, d'un autre côté, ne peut s'empêcher de reconnaître que l'affermage donne une «impulsion» (p. 396) à la décomposition de la paysannerie, que les «couches plus aisées» refoulent celles qui le sont moins et que le développement des rapports agraires conduit justement à l'exploitation salariée (p 397).
  13. Encore ce chiffre (près de 1/5 des entreprises) est-il sans doute exagéré, car dans la catégorie des paysans qui n'ensemencent pas et n'ont pas de chevaux ou n'en ont qu'un seul, on a mélangé les ouvriers agricoles, les manoeuvres, etc., avec des non-agriculteurs (boutiquiers, artisans, etc.).
  14. Il est fort possible que dans les provinces de la zone centrale des Terres Noires, comme celles d'Orel, de Voronèje, etc., la décomposition de la paysannerie soit en réalité beaucoup moins prononcée en raison du manque de terre, du poids des impôts, du grand développement des prestations de travail: toutes ces conditions, en effet, retardent la décomposition de la paysannerie.
  15. L'armée organisait des recensements tous les six ans pour savoir de combien de chevaux elle pourrait disposer en cas de mobilisation. Le premier de ces recensements eut lieu en 1876 dans 33 provinces de la zone occidentale. Le second eut lieu en 1882 et engloba l'ensemble de la Russie d'Europe. Les résultats en furent publiés en 1884 dans un recueil intitulé Le recensement des chevaux de 1882. En 1888, un autre recensement eut lieu dans 41 provinces et en 1891 on recensa les 18 provinces restantes et le Caucase. La mise au point des chiffres obtenus fut effectuée par le Comité central de la statistique qui les publia dans les recueils: La statistique de l'Empire de Russie. XX. Le recensement militaire les chevaux en 1888 (SPb, 1891) et La statistique de l'Empire de Russie, XXXI. Le recensement militaire des chevaux en 1891 (SPb, 1894). Le recensement suivant eut lieu en 1893-1894 dans 38 provinces de la Russie d'Europe; les résultats en furent publiés sous le titre La statistique de l'Empire de Russie. XXXVII. Le recensement militaire des chevaux en 1893 et 1894 (SPb, 1896). Les résultats du recensement militaire des chevaux en 1899-1901 pour 43 provinces de la Russie d'Europe, une province du Caucase et la steppe Kalmouk de la province d'Astrakhan ont été insérés dans le tome LV de La statistique de l'Empire de Russie. Ces recensements donnaient des renseignements globaux sur les exploitations paysannes que Lénine utilisa dans son livre pour analyser la décomposition de la paysannerie. [N.E.]
  16. Lénine a fait une analyse détaillée du recueil de Blagovéchtchenski dans un cahier à part et dans des notes sur les marges du recueil, qui ont été publiés dans le Recueil Lénine XXXIII, pp. 89-99. [N.E.]
  17. 5 districts dans la province de Saratov, 5 dans celle de Samara et 1 de Bessarabie.
  18. Les données du recensement effectué en 1893-1894 par l'Administration militaire ( Statistique de l'Empire de Russie, XXXVII) nous renseignent sur les changements survenus ces derniers temps dans la répartition de chevaux parmi la paysannerie. En 1893-1894, on comptait dans 38 provinces de la Russie d'Europe 8 288 987 foyers paysans qui se répartissaient de la façon suivante: 2 641 754, soit 31,9% étaient dépourvus de chevaux; 31,4 % avaient chacun un seul cheval; 20,2% avaient deux chevaux: 8,7% avaient trois chevaux, et 7,8% , quatre chevaux et plus. Le nombre total des chevaux appartenant aux paysans était de 11 560 358. La répartition était la suivante: les foyers ayant chacun un cheval possédaient 22,5% de ce nombre total; les foyers ayant chacun deux chevaux en possédaient 28,9%: les foyers ayant chacun trois chevaux, 18,8% et ceux en ayant quatre et davantage, 29,8%. A eux seuls, les paysans aisés (16,5% du total) avaient donc 48,6% du nombre total des chevaux.
  19. Tel est le titre d'un des ouvrages du populiste libéral V. P. Vorontsov (V. V.), ouvrage paru en 1892. [N.E.]
  20. C'est ainsi, par exemple, qu'il se pourrait que dans les contrées à industrie laitière, il soit beaucoup plus juste de grouper les foyers d'après le nombre de vaches, et non d'après celui des chevaux. Avec la culture maraîchère, ni l'un ni l'autre de ces indices ne peut être suffisant, etc.
  21. Le grand défaut de ces données est 1° l'absence de classifications d'après les différents indices; 2° l'absence de texte donnant sur les exploitations choisies les renseignements qui n'ont pu trouver place dans les tableaux (comme on en trouve, par exemple, pour les chiffres budgétaires du district d'Ostrogojsk) et 3° une analyse très insuffisante des données concernant l'ensemble des occupations non agricoles et des «gagne-pain» de toute nature (l'ensemble des «métiers auxiliaires» n'occupe que 4 colonnes, cependant que la seule description du vêtement et de la chaussure en occupe 152!).
  22. C'est uniquement avec ces «moyennes» qu'opère, par exemple, M.Chtcherbina, dans les publications du zemstvo de Voronèje comme dans son propre article sur les budgets paysans paru dans le livre: L'influence des récoltes et des prix du blé, etc.
  23. C'est par exemple, le cas pour les données budgétaires de la province de Moscou (t. VI et VII du Recueil), de la province de Vladimir (Les métiers auxiliaires dans la province de Vladimir), du district d'Ostrogojsk, province de Voronèje (Recueil, t. II, fasc. 2) et surtout pour les budgets publiés dans les Travaux de la commission d'enquête sur l'industrie artisanale (dans les provinces de Viatka, Kherson, Nijni-Novgorod, Perm et autres). Les budgets de MM. Karpov et Monokhine reproduits dans ces Travaux, de même que ceux de M. P. Sémionov (dans le Recueil de matériaux pour l'étude de la communauté rurale, St.-Pétersbourg 1880) et de M. Ossadtchi (Le canton de Chtcherbanov, district d'Elisavetgrad, province de Kherson), se distinguent avantageusement des autres en ce qu'ils caractérisent les différents groupes de paysans. (Voir note suivante)
  24. Les travaux de la commission d'enquête sur l'industrie artisanale en Russie que Lénine cite ici et par la suite ont été publiés en 16 volumes qui ont paru de 1879 à 1887. Cette commission (en abrégé «Commission artisanale») fut créée en 1874 près le Conseil du commerce et des manufactures, sur la recommandation du premier congrès panrusse des fabricants et des industriels qui se tint en 1870. Elle était composée de représentants du ministère des Finances, du ministère de l'Intérieur, du ministère des Biens de l'Etat, de la Société russe de géographie, de la Société libre d'économie, de la Société agricole de Moscou, de la Société technique de Russie et de la Société pour l'assistance au commerce et à l'industrie russes. Les matériaux précieux publiés par la «Commission artisanale» dans ces Travaux furent pour l'essentiel recueillis par des correspondants locaux. Lénine les étudia attentivement et en retira toute une série de données et de faits qui caractérisent le développement des rapports capitalistes dans les industries artisanales. [N.E.]
  25. Le Recueil distingue deux catégories: d'une part, les "frais personnels et d'exploitation, frais de nourriture exceptés» et, d'autre part, les frais d'entretien du bétail. Dans la première catégorie, il range, par exemple, le prix du fermage et les frais d'éclairage. Il est évident que cette classification est erronée. Pour nous, nous distinguons deux rubriques: la consommation personnelle et la consommation d'exploitation («productive»; dans cette dernière, nous rangeons les frais nécessités par le goudron, les cordes, le ferrage des chevaux, la réparation des bâtiments, le matériel, le harnachement, la main-d'œuvre et le paiement des travaux à la pièce, le berger, le fermage et l'entretien du bétail et de la volaille.
  26. Les «soldes des années précédentes" consistent en blé (en nature) et en argent: nous donnons ici la somme totale, puisque nous avons affaire aux dépenses et aux recettes brutes, en nature et en argent.- Les quatre rubriques où viennent se ranger les «métiers auxiliaires» sont directement reprises du Recueil qui ne fournit aucune autre donnée sur ces «métiers». Notons que dans le groupe e) il faut sans doute ranger le charroi parmi les entreprises industrielles. Dans ce groupe, il y a en effet deux propriétaires (dont l'un entretient un ouvrier) à qui le charroi procure 250 roubles de revenu à chacun.
  27. Apparement, le groupe e) avec un déficit énorme (41 roubles) qui est cependant couvert par des emprunts, constitue une exception. Elle s'explique par le fait que trois familles (sur cinq de cette catégorie) ont célébré des mariages qui ont coûté 200 roubles, (Déficit total des cinq foyers: 206 roubles 90 k.) Les frais de consommation personnelle de ce groupe, en plus de la nourriture, ont donc atteint un chiffre excessif: 10 roubles 41 k. par individu des deux sexes, alors que dans tous les autres groupes, même celui des paysans riches (f), ces frais sont inférieurs à 6 roubles. Ce déficit est donc par sa nature absolument contraire à celui des gens pauvres. C'est un déficit provenant non pas de l'impossibilité de satisfaire le minimum de besoins, mais d'un accroissement des besoins hors de proportion avec le revenu de l'année.
  28. Les frais d'entretien du bétail se font presque exclusivement en nature: sur 6 316,21 roubles dépensés à cet effet par toutes les 66 exploitations, la dépense en argent ne représente que 1 533,2 roubles, dont 1102,5 pour un propriétaire entrepreneur entretenant 20 chevaux dans en dessein lucratif.
  29. Cette erreur se retrouve souvent dans les discussions (en 1897) sur l'importance des bas prix des céréales. (Voir note suivante)
  30. Lénine fait allusion aux discussions suscitées pat le rapport sur l'Influence des moissons et des prix du blé sur les différents aspects de la vie économique, présenté en mars 1897 par le professeur A. I. Tchouprov à la Société Libre d'Economie. Société Economique Libre (S. E. L.) société scientifique privilégiée, fondée en 1765 dans le but, comme l'indiquent les statuts «de diffuser à travers le pays des informations utiles pour l'agriculture et l'industrie». La S. E. L. était composée de scientifiques issus de la noblesse et de la bourgeoisie libérales; elle organisait des soudages d'opinion, des expéditions pour l'étude de différentes branches de l'économie nationale et régions du pays, publiait périodiquement les "Travaux de la S. E. L.» contenant les résultats des recherches et les sténogrammes des rapports et des discussions dans les sections de la société. Lénine cite à maintes reprises les «Travaux de la S. E. L.» dans ses ouvrages. [N.E.]
  31. K. Marx, le Capital, livre III, tome III, Editions Sociales, Paris, 1960, p. 190. [N.E.]
  32. Voir V. Orlov. L'économie paysanne, Recueil de renseignements stat. sur la province de Moscou, t. IV, fasc.I. - Trirogov. La communauté et les impôts. - Keussler. Zur Geschichte und Kritik des bäuerlichen Gemeindebesitzes in Russland (Contribution à l'histoire et à la critique de la propriété communautaire paysanne en Russie. - N. R.) -- V. V. La communauté paysanne (Bilan de la statistique des zemstvos, t. I).
  33. Avec la caution solidaire, si les impôts et redevances de toutes sortes (taille, rachat, recrutement, etc.) n'étaient pas payés à temps à l'État et aux propriétaires, tous les paysans de la communauté en portaient la responsabilité. Cette forme d'asservissement des paysans subsista après l'abolition du servage et ne fut supprimée qu'en 1906. [N.E.]
  34. Il va de soi que la destruction de la communauté entreprise par Stolypine (novembre 1906) causera aux paysans pauvres un préjudice encore plus grand. C'est la devise «Enrichissez-vous» transplantée en Russie: Cent-Noirs paysans riches! pillez tout sans vous gêner, mais apportez votre soutien à l'absolutisme déclinant! (Note de la 2e édition.) (Voir note suivante)
  35. «Enrichissez-vous» , en français dans le texte. (N. R.)
  36. Dans la littérature agricole allemande, il y a les monographies de Drechsler qui nous renseignent sur le poids des animaux dans les différents groupes (ces groupes sont établis d'après la quantité de terre). Mieux encore que ceux de la statistique de nos zemstvos, que nous venons d'analyser, ces chiffres montrent que chez les petits paysans, le bétail est de bien plus mauvaise qualité que chez les paysans riches et surtout que chez les propriétaires fonciers. J'espère étudier bientôt ces données dans la presse. (Note de la 2e édition.) (Voir note suivante)
  37. Lénine analyse les données de Drechsler au chapitre XI (élevage dans les petites et dans les grandes exploitations), de son ouvrage: La question agraire et les «critiques" de Marx (Œuvres, Paris-Moscou, tome 13). [N.E.]
  38. Si on appliquait ces normes budgétaires qui portent sur la valeur des bâtiments, du matériel et du bétail dans les différents groupes de la paysannerie, aux chiffres récapitulatifs que nous avons rapportés plus haut pour 49 provinces de la Russie d'Europe, on verrait qu'un cinquième des foyers paysans dispose de moyens de production sensiblement plus nombreux que tout le reste de la paysannerie. (Voir note suivante)
  39. Les expressions «1/4 de cheval», «fraction ambulante» sont de l'écrivain (Gleb Ouspenski. Voir l'essai de cet écrivain intitulé: Chiffres vivants dans ses Œuvres choisies, éd. 1938. [N.E.]
  40. Les frais d'entretien du bétail sont généralement des frais en nature; les autres frais d'exploitation sont le plus souvent des frais en argent.
  41. Combien la «théorie de l'affermage» de M. Karychev, qui demande des baux à long terme, l'abaissement des fermages, des primes pour les améliorations apportées, etc., doit être agréable à ces paysans bien installés. C'est justement ce qu'il leur faut.
  42. Sur 12 cultivateurs sans chevaux, aucun ne tire un revenu d'entreprises ou d'établissements industriels; sur 18 à cheval unique, on en compte un; sur 17 à deux. chevaux, deux; sur 9 à trois chevaux, trois; sur 3 à quatre chevaux, deux; sur 5 exploitants à plus de quatre chevaux, quatre.
  43. Nous englobons sous ce terme les colonnes du Recueil: viande de bœuf. Mouton, porc, lard. Pour convertir en seigle les autres céréales, nous avons suivi les normes de la Statistique comparée de Ianson, adoptées par les statisticiens de Nijni-Novgorod (cf. les Matériaux sur le district de Gorbatov). La base de l'équivalence est constituée par la proportion d'albumine assimilable. (Voir note suivante)
  44. Voir I. E. Ianson, Statistique comparée de la Russie et des États d'Europe occidentale, t. II. Industrie et commerce. Section I. Statistique pour l'agriculture. SPb., 1880, pp. 422-423, 326, etc. [N.E.]
  45. Les données fragmentaires suivantes montrent à quel point la consommation de viande chez les paysans est inférieure à celle des citadins. En 1900, les abattoirs de Moscou ont abattu environ 4 millions de pouds de bétail valant 18 986 714 r, 59 k. Moskovskié Viédomosti, 1901, n° 55). Ce qui donne environ 4 pouds ou environ 18 roubles par an et par individu des deux sexes. (Note de la 2e édition.)
  46. Parmi les dépenses en argent pour l'achat de produits agricoles, le seigle, acheté surtout par les pauvres, tient la première place; ensuite viennent les légumes. Les frais d'achat de légumes se montent à 85 kopecks par tête (de 56 kop. dans le groupe b à 1 rbl. 31 dans le groupe e), dont 47 en argent. Ce fait intéressant nous montre que, même dans la population rurale, sans parler de la population urbaine, il se constitue un marché pour les produits: d'une des formes de l'agriculture marchande, à savoir, la culture maraîchère. La dépense d'huile est faite pour les 2/3 en nature: cela veut dire que dans ce domaine, la production domestique et le métier primitif sont encore prédominants.
  47. La famine de 1891 frappa tout particulièrement les provinces de l'Est et du Sud-Est de la Russie d'Europe et prit une ampleur jusqu'alors inconnue. Elle provoqua la ruine d'une masse de paysans et accéléra le processus de création du marché intérieur et de Développement du capitalisme en Russie. Engels en parle dans son article sur Le socialisme en Allemagne et dans ses lettres à Nikolaï-on datées du 29 octobre 1891, du 15 mars et du 18 juin 1892. [N.E.]
  48. Ce fait qui, au premier abord, semble paradoxal, est en réalité en pleine harmonie avec les contradictions fondamentales du capitalisme qui se rencontrent à chaque instant dans la réalité vivante. Aussi les observateurs attentifs de la vie campagnarde ont-ils pu le relever indépendamment de toute théorie. «Pour que son activité puisse se développer, dit Engelhardt en pariant du koulak, du marchand, etc., il importe que les paysans soient pauvres... que les paysans reçoivent beaucoup d'argent" (Lettres de la campagne, p. 493). Sa sympathie pour la «vie agricole bien organisée (sic) (ibid.) n'a pas empêché Engelhardt de découvrir parfois les contradictions les plus profondes au sein de la fameuse communauté.
  49. Renseignements agricoles et statistiques puisés chez les propriétaires. Edition du Département de l'agriculture. B. V. St-Ptersbourg, 1892. S. Korolenko: Le travail salarié libre dans les exploitations agricoles, etc.
  50. Dans les provinces d'Orel et de Voronèje, les conditions de vie sont à peu près les mêmes et nous verrons que les chiffres que nous fournissons sont ordinaires. Nous n'empruntons pas les données à l'ouvrage déjà cité de S. Korolenko, car l'auteur lui-même reconnais que MM. les propriétaires terriens qui les ont fournies ont parfois «exagéré» ... (V. la confrontation de ces données dans l'article de M. Maress: L'influence des récoltes, etc. I, p. 11).
  51. De ce rapprochement entre le niveau de vie de l'ouvrier et celui du groupe inférieur de la paysannerie, les populistes tireront sans doute la conclusion que nous «sommes pour» la dépossession foncière des paysans, etc. Pareille déduction serait fausse. De ce que nous venons de dire il s'ensuit seulement que nous «sommes pour» l'abolition de toutes les restrictions au droit du paysan à disposer librement de sa terre, à abandonner son lot, à sortir de la communauté rurale. Seul le paysan peut juger de ce qui lui est plus avantageux: être salarié agricole avec ou sans lot de terre. Aussi les entraves de ce genre ne peuvent en aucun cas ni d'aucune façon se justifier. En les défendant, les populistes se font les serviteurs des intérêts de nos agrariens.
  52. Les notes de Lénine sur l'article de F. Chtcherbina sont publiées dans le Recueil Lénine XXXIII. [N.E.]
  53. En français dans le texte. (N. R)
  54. Cf. Das Kapital, I2, S. 527. (Voir note suivante)
  55. K. Marx, le Capital, livre I, tome II, Editions Sociales, Paris, 1961, p. 180. [N.E.]
  56. Revue agricole de la province de Nijni-Novgorod 1892.
  57. La commission Valouïev, "Commission d'enquête sur la situation de l'agriculture en Russie» dirigée par le ministre du tsar Valouïev. En 1872-73, recueillit nue abondante documentation sur la situation de l'économie rurale de la Russie après l'abolition du servage. Cette documentation était constituée par des rapports de gouverneurs, des déclarations et témoignages de gros propriétaires fonciers, de maréchaux de la noblesse, de différents services des zemstvos et des administrations cantonales, de marchands de grain, de popes de villages, de koulaks, de sociétés agricoles et statistiques, et de diverses institutions liées à l'agriculture. Ces matériaux furent publiés dans un livre intitulé Rapports de la commission d'enquête sur la situation de l'agriculture en Russie, Pétersbourg. 1873. [N.E.]
  58. Dans la traduction russe (pp. 651 et suivantes) ce terme figure sous le nom de «rente-travail». Nous estimons que notre traduction est plus exacte, car en russe le terme «otrabotki» (prestations de travail. --- N. R.) signifie justement le travail du cultivateur pour le compte du propriétaire terrien. (Voir note suivante)
  59. K. Marx, le Capital, livre III, tome III, Editions Sociales, Paris, 1960, p. 170. -- Cette remarque de Lénine se rapporte à la traduction de Nikolaï-on (Danielson) faite en 1896. [N.E.]
  60. K. Marx, le Capital, livre III, tome III, Editions Sociales, Paris, 1960, p. 176. [N.E.]
  61. Il faut établir une distinction rigoureuse entre la rente-argent et la rente foncière capitaliste: cette dernière implique l'existence de capitaliste, et d'ouvriers salariés dans l'agriculture, tandis que la première implique l'existence de paysans dépendants. La rente capitaliste est une partie de la plus-value, restant après déduction du profit de l'employeur; la rente-argent est le prix de tout le surproduit versé par le paysan au propriétaire. Un exemple de la rente-argent en Russie est l'obrok du paysan au propriétaire. Il est hors de doute que les impôts actuels de nos paysans contiennent eux aussi une certaine part de rente en argent. Parfois le fermage paysan se rapproche de la rente en argent, quand son taux élevé ne laisse au paysan qu'un maigre salaire.
  62. K. Marx, le Capital, livre III, tome III, Editions Sociales, Paris, 1960, p. 177.
  63. K. Marx, le Capital, livre III, tome III, Editions Sociales, Paris, 1960. p. I79.
  64. Notons que l'emploi du travail salarié n'est pas un indice obligatoire du concept de petite bourgeoisie. Toute production indépendante destinée au marché rentre dans cette notion, dès lors qu'existent, dans la structure sociale de l'économie, les contradictions décrites plus haut (point 2), en particulier quand la masse des producteurs se transforme en ouvriers salariés .
  65. Pour prouver que nous avons raison de ranger la paysannerie non possédante parmi la classe des ouvriers salariés munis d'un lot, il faut montrer non seulement quelle est la catégorie de paysans qui vend sa force de travail et comment elle la vend, mais aussi quels sont les employeurs qui achètent la force de travail et comment ils l'achètent. C'est ce que nous ferons dans les chapitres suivants.
  66. Le prof. Conrad estime que la norme pour un vrai paysan allemand est un couple de bêtes de travail (Gespannbauerngüter), v. La possession foncière et l'économie rurale (Moscou 1896, pp. 84-85). Pour la Russie cette norme devrait être plutôt augmentée. Pour définir la notion de «paysan», Conrad prend justement la proportion des individus ou des foyers, fournissant un «travail salariés ou exerçant des "métiers auxiliaires» en général (ibid.). - Le prof. Stébout, dont l'autorité en la matière de faits ne peut être mise en doute, écrivait en 1882: «Après la chute du servage, le paysan avec sa petite exploitation rurale, s'il cultive exclusivement les céréales, surtout dans la zone centrale des Terres Noires en Russie, s'est déjà transformé dans la plupart des cas en un artisan, un salarié agricole ou un journalier qui ne s'occupe d'agriculture qu'accessoirement» (Articles sur l'économie rurale russe, ses insuffisances et les moyens de la perfectionner, Moscou 1883, p. 11). Il est évident que l'on compte ici parmi les artisans les ouvriers salariés de l'industrie (ouvriers du bâtiment, etc.). Si inexacte que soit cette terminologie, elle est très répandue dans nos publications, même spécialement économiques.
  67. Seigneur terrien. (N. R.)
  68. Nous empruntons au Handwört der Staatwiss (La possession foncière et l'agriculture, Moscou 1896) quelques exemples des diverses formes que prend en Europe le travail salarié dans l'agriculture. "Le bien paysan, dit J. Conrad, doit être distingué de la parcelle, du lot «bobyl» ou du «maraîcher», dont le propriétaire est forcé de chercher une autre occupation ou gagne-pain» (pp. 83-84). «En France, d'après le recensement de 1881, 18 000 000 d'individus, soit un peu moins de la moitié de la population, tiraient leurs moyens de subsistance de l'agriculture: près de 9 millions de propriétaires, 5 millions de fermiers et métayers et 4 millions de journaliers et petits propriétaires ou petits fermiers, vivant surtout d'un travail salarié... On suppose qu'en France 75 % au moins des ouvriers ruraux possèdent leur terre à eux» (p. 233, Goltz). En Allemagne, on classe parmi les ouvriers ruraux les catégories suivantes qui possèdent de la terre: 1° les koutniks, bobyls, maraîchers (il s'agit d'une catégorie qui se rapproche de celle des détenteurs gratuits de chez nous) ; 2° les journaliers contractuels; ils ont un lopin de terre et se font embaucher pour une partie de l'année (cf. nos «trekhdnevniki»)(Voir note suivante). «Les journaliers contractuels constituent le gros des ouvriers agricoles dans les régions de l'Allemagne où domine la grande propriété foncière» (p. 236) ; 3° les ouvriers agricoles exploitant une terre prise à ferme (p. 237).
  69. Les paysans, à qui il a été fait une donation, sont les anciens serfs seigneuriaux qui, au moment de l'abolition du servage en 1861, reçurent gratuitement (sans rachat) des gros propriétaires fonciers un lot minuscule représentant un quart de la superficie maximum du lot fixé par la loi pour la localité donnée. Toutes les autres terres dont ces paysans disposaient auparavant leur furent reprises par les propriétaires qui purent ainsi les maintenir dans un état de servitude même après l'abolition du servage. Les trekhdnevniki étaient des ouvriers agricoles salariés employés à la journée, possédant un lot de terre et une misérable exploitation; ils devaient travailler 3 jours par semaine pendant tout l'été sur les terres d'un koulak ou d'un gros propriétaire foncier, pour un salaire de 20 à 30 roubles ou pour du blé. Cette catégorie d'ouvriers était particulièrement répandue dans les provinces du nord-ouest de la Russie tsariste. [N.E.]
  70. Le développement intense du marché des cotonnades (dont la production s'est accrue avec une telle rapidité après l'abolition du servage, parallèlement à la ruine de la masse des paysans) ne peut s'expliquer que par le fait que c'est la décomposition de la paysannerie qui crée le marché intérieur. M. N.-on qui, pour illustrer ses théories du marché intérieur, cite l'exemple de notre industrie textile, a été absolument incapable d'expliquer comment a pu se produire ce phénomène contradictoire.
  71. La seule exception est l'ouvrage remarquable de I. Gourwich: The economics of the russian village, New York 1892. Trad. russe (La situation économique de la campagne russe, M. 1896). La façon dont Mr Gourwich a utilisé les recueils de la statistique des zemstvos qui ne fournissent aucun tableau classant les groupes de paysans d'après leur situation économique, mérite notre admiration.
  72. Les entraves qu'on met au mouvement de migration ont donc pour effet de retarder considérablement la décomposition de la paysannerie.
  73. Voir aussi l'ouvrage de M. Priimak: Données numériques pour l'étude des immigrations en Sibérie. (Note de la 2e édition.)
  74. Le Capital, t. 1, 2e partie (N. R.)
  75. K. Marx, le Capital, livre I, tome I, Editions Sociales, Paris, 1959, pp. 167-168. [N.E.]
  76. K. Marx, le Capital, livre III, tome II, Editions Sociales, Paris, 1959, p. 254. [N.E.]
  77. K. Marx, le Capital, livre III, tome I, Editions Sociales, Paris, 1957, p. 340. [N.E.]
  78. K. Marx, le Capital, livre III, tome I, Editions Sociales, Paris, 1957, pp. 337,338. [N.E.]
  79. M. V. V. a abordé cette question dès la première page de ses Destinées du capitalisme. Mais ni là, ni dans aucun autre de ses ouvrages, il n'a essayé d'analyser les données portant sur les rapports du capital commercial et du capital industriel en Russie. M. N.-on, bien qu'il ait prétendu suivre fidèlement la théorie de Marx, a préféré néanmoins substituer à la notion nette et précise de «capital commercial> un terme vague et flou de son invention: «Capitalisation» ou «capitalisation des revenus»; et, sous le couvert de ce terme nébuleux, il a esquivé, littéralement esquivé, la question. Pour lui, le précurseur de la production capitaliste en Russie n'est pas le capital commercial, mais la «production populaire» (Voir note suivante).
  80. Lénine avait déjà critiqué la théorie populiste sur la «production populaire" dans son ouvrage Ce que sont les «amis du peuples" et comment ils luttent contre les sociales-démocrates? (Voir Œuvres, Paris-Moscou, tome I). [N.E.]
  81. Au fait, puisque nous parlons des Destinées du capitalisme de M. V. V. et plus spécialement du chapitre VI. d'où la citation est tirée, nous ne pouvons pas ne pas signaler qu'il y a là des pages excellentes et très justes, précisément celles où l'auteur parle non des «destinées de capitalisme», et même nullement du capitalisme, mais des modes de perception des impôts. Il est caractéristique que M. V. V. ne remarque pas le lien indissoluble existant entre ces modes et les survivances du système de la corvée, qu'il est (on le verra par la suite) capable d'idéaliser.