Chapitre III : Passage des propriétaires fonciers du système basé sur la corvée à celui de l'exploitation capitaliste

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Sommaire[1][modifier le wikicode]

I. Les traits principaux de l'exploitation fondée sur la corvée

- L'essentiel dans le système économique du servage et ses conditions

II. Le système de la corvée, associé au système d'économie capitaliste - Vestiges de l'ancien système après la réforme

- Le système des prestations de travail et le système capitaliste - Leur expansion relative - Le système de prestations de travail passe au système capitaliste

III. Analyse du système de prestations de travail

- Les formes de prestations - Fermages en nature et leur importance - Rémunérations du travail dans le système de prestations - Dépendance personnelle dans les prestations de travail - Appréciation générale des prestations de travail

IV. La chute du système de prestations

- Deux groupes de prestations de travail - Importance de la décomposition de la paysannerie - Appréciation de M. Stébout - Appréciation de la presse

V. La conception populiste sur ce problème

- Idéalisation des prestations de travail - Réflexions de M. Kabloukov

VI. L'histoire du domaine d'Engelhardt

- Etat primitif de l'économie et caractère de ses modifications successives

VII. L'emploi des machines dans l'agriculture

- Quatre périodes dans le développement du machinisme agricole - Insuffisance de la statistique officielle - Données sur l'emploi de différentes machines agricoles

VIII. Le rôle des machines dans l'agriculture

- Caractère capitaliste de l'emploi des machines - Résultats de l'emploi des machines - L'esprit d'inconséquence des populistes

IX. Le travail salarié dans l'agriculture

- Petites industries exercés au-dehors, leur importance, leur étendue - Nombre des salariés agricoles dans l'ensemble de la Russie d'Europe

X. Le rôle du travail salarié libre dans l'agriculture

- Situation des ouvriers agricoles - Formes particulières de l'embauche - Situation des ouvriers chez les petits et grands exploitants - Premiers essais du contrôle public - Appréciation de l'exode rural par les populistes


Page 96 du n° 3 de la revue Natchalo, 1899, où ont été publiés les permiers six paragraphes du chapitre III du livre de V.I. Lénine Le développement du capitalisme en Russie

Abandonnons maintenant les exploitations paysannes et abordons les exploitations des propriétaires fonciers. Nous nous proposons d'examiner en ses grands traits la structure économique et sociale de l'économie seigneuriale et de tracer le caractère de son évolution après l'abolition du servage.

I. Les traits principaux de l'exploitation fondée sur la corvée[modifier le wikicode]

Pour étudier le système actuel de l'économie seigneuriale, il faut prendre pour point de départ le régime qui dominait à l'époque du servage. L'essentiel du système économique de cette époque était que dans toute unité d'exploitation foncière, c'est-à-dire dans tout domaine patrimonial, la totalité de la terre était divisée en deux parts: en terres seigneuriales et terres paysannes. Ces dernières étaient accordées sous forme de lots aux paysans qui la cultivaient eux-mêmes avec leur matériel et en tiraient leurs moyens de subsistance (ils recevaient également d'autres moyens de production: forêt, parfois du bétail, etc.). Suivant la terminologie de l'économie politique théorique, le produit du travail qu'effectuaient les paysans sur cette terre constituait le produit nécessaire: nécessaire pour les paysans en tant qu'il leur procurait les moyens de subsistance: nécessaire pour le seigneur, en tant qu'il lui assurait la main-d'oeuvre (tout comme dans la société capitaliste, le produit nécessaire est celui qui compense la partie variable du capital). Le surtravail des paysans consistait à cultiver la terre du seigneur avec le même matériel qu'ils utilisaient pour cultiver la leur; le produit de ce travail allait au seigneur. On voit que le surtravail se distinguait territorialement du travail nécessaire; quand les paysans travaillaient pour le seigneur, cela se passait sur les terres seigneuriales; quand ils travaillaient pour eux, cela se passait sur leur lot; pour le seigneur ils travaillaient tels jours de la semaine; pour eux-mêmes, les autres jours. Dans ce système, le «lot» concédé au paysan était donc une sorte de salaire en nature (pour employer le langage d'aujourd'hui), ou un moyen d'assurer de la main-d'œuvre au seigneur. La «propre» exploitation des paysans sur leur lot était la condition de l'économie seigneuriale. Elle avait pour but non pas d'assurer des moyens d'existence aux paysans, mais d'assurer de la main-d'œuvre au seigneur[2].

C'est ce système économique que nous appelons l'exploitation fondée sur la corvée. Pour que ce système prédomine, il va de soi qu'il est indispensable que soient réunies les conditions suivantes. 1° La suprématie de l'économie naturelle. Le domaine féodal devait former un tout isolé, se suffisant à lui-même, ayant des liens très faibles avec le reste du monde. Le fait pour les seigneurs de produire du blé pour la vente - production qui s'était considérablement développée pendant les derniers temps du servage - annonçait déjà la décomposition de l'ancien régime. 2° Le producteur immédiat devait être doté de moyens de production en général et de terre en particulier. Bien plus, il devait être attaché à la glèbe, sinon le seigneur n'avait pas de main-d'œuvre garantie. On voit que les moyens employés pour obtenir le surproduit dans le système fondé sur la corvée et dans l'économie capitaliste sont diamétralement opposés: dans le premier cas, ces moyens sont basés sur le fait que le producteur est doté d'un lot de terre, dans le second cas, ils sont basés sur le fait qu'il est libéré de la terre[3],[4]. 3° Autre condition de ce système d'exploitation: le paysan devait dépendre personnellement du seigneur. En effet, si ce dernier n'avait plus exercé une autorité directe sur la personne du paysan, il lui aurait été impossible d'obliger à travailler pour lui un homme qui était pourvu d'un lot de terre et qui avait sa propre exploitation. Il fallait donc une «contrainte extra-économique», comme dit Marx en définissant ce régime économique (qu'il ramène, comme nous l'avons déjà indiqué plus haut, à la catégorie de la rente-prestations de travail. Das Kapital, III, 2. 324)[5]. Cette contrainte peut prendre les formes les plus variées et les degrés les plus divers, allant du servage au statut juridique inférieur des paysans. 4° Enfin, ce système a comme condition préalable et comme conséquence un niveau extrêmement bas et routinier de la technique. Car c'est entre les mains de petits paysans écrasés par la misère, avilis par leur dépendance personnelle et par leur ignorance, que se trouve toute l'exploitation agricole.

II. Le système de la corvée, associé au système d'économie capitaliste[modifier le wikicode]

Le système de la corvée fut miné par l'abolition du servage. Tous les fondements essentiels de ce système se trouvèrent ébranlés: l'économie naturelle, l'isolement du patrimoine seigneurial se suffisant à lui-même, l'interdépendance étroite de ses élements divers, le pouvoir du seigneur sur les paysans. L'économie paysanne se trouvait être séparée de celle du seigneur; le paysan allait devoir racheter sa terre en pleine propriété, et le propriétaire foncier passer au système d'économie capitaliste, qui, comme on a pu le voir tout à l'heure, repose sur des bases diamétralement opposées.

Mais il est évident que ce passage à un système absolument différent ne pouvait pas s'effectuer d'un seul coup, et cela pour deux raisons. Premièrement, les conditions nécessaires à la production capitaliste faisaient encore défaut. Il fallait pour cela une classe d'hommes habitués au travail salarié; il fallait que le matériel agricole du paysan fût remplacé par celui du propriétaire foncier; que l'agriculture fût organisée comme toutes les autres entreprises industrielles ou commerciales, et non comme entreprise privée du seigneur. Toutes ces conditions ne pouvaient se réaliser que petit à petit, et les tentatives de quelques propriétaires fonciers pour faire venir de l'étranger, au lendemain de l'abolition du servage, des machines agricoles et même des ouvriers, ne pouvaient, qu'aboutir à un fiasco complet. La seconde cause qui rendait impossible le passage immédiat à l'organisation capitaliste, c'est que l'ancien système économique. le système de la corvée, n'était qu'ébranlé, au lieu d'être tout à fait anéanti. L'exploitation paysanne n'était pas entièrement détachée de celle des propriétaires fonciers, ces derniers continuaient à détenir une partie très importante des lots paysans: «otrezki»[6], forêts, prés, abreuvoirs, pâturages. etc. Sans ces terres (ou servitudes), les paysans étaient absolument hors d'état de créer des exploitations indépendantes et les propriétaires fonciers avaient ainsi la possibilité de continuer l'ancien système sous forme de «prestations de travail». De même subsistait la possibilité de la «contrainte extra-économique»: la condition des paysans temporairement redevables[7], la caution solidaire, les châtiments corporels, l'envoi du paysan aux travaux publics, etc.

Ainsi l'économie capitaliste ne pouvait-elle surgir d'emblée, ni la corvée disparaître d'un seul coup. Le seul système économique possible était donc un système de transition, réunissant à la fois les traits de la corvée et du système capitaliste. Et effectivement, c'est bien par ce système de transition que se caractérise la structure économique de la grosse exploitation foncière après l'abolition du servage. Malgré une diversité infinie de formes, propre à une époque de transition, l'organisation économique de la grosse propriété foncière se ramène actuellement à deux systèmes fondamentaux dans leurs combinaisons les plus variées: le système des prestations de travail[8] et le système capitaliste. Le système des prestations de travail se définit ainsi: les paysans du voisinage viennent travailler la terre avec leur propre matériel. Ils peuvent être rétribués sous diverses formes (en argent quand ils sont embauchés à la tâche, en produits s'il s'agit de métayage ou enfin en biens-fonds, et dans ce cas il s'agit de prestation au sens strict du mot). Mais cette variété de formes ne change rien à la nature du système qui est une survivance directe de la corvée[9]. Les caractéristiques économiques de la corvée, que nous avons données plus haut, s'appliquent presque entièrement au système des prestations (on ne relève qu'une seule exception: quand les paysans sont embauchés à la tâche, ils sont payés en argent et non plus en nature, dans ce cas il y a donc une des conditions essentielles de la corvée qui fait défaut). Avec le système capitaliste le propriétaire embauche des ouvriers (à l'année, à terme, à la journée) qui travaillent sa terre avec du matériel lui appartenant. Dans la réalité, ces deux systèmes s'enchevêtrent de la façon la plus variée et la plus bizarre: la plupart des gros domaines ont recours et à l'un et à l'autre et les appliquent respectivement à des opérations économiques differentes[10]. Il est tout à fait naturel que la combinaison de systèmes aussi hétérogènes et même opposés entraîne dans la pratique toute une série de contradictions et de conflits extrêmement profonds et complexes qui provoquent la ruine d'un grand nombre de propriétaires. Ce sont là des phénomènes propres à toute époque de transition.

Si on se pose la question de savoir lequel de ces deux systèmes est le plus répandu, il faut dire avant tout que sur ce problème il n'existe pas de statistiques précises et que l'on voit mal comment il pourrait y en avoir: en effet, il faudrait enregistrer non seulement tous les domaines, mais toutes les opérations économiques qui sont réalisées à l'intérieur de chacun d'entre eux. Nous n'avons donc que des données approximatives que nous fournissent les caractéristiques générales de telle ou telle contrée selon que l'un ou l'autre des deux systèmes y prédomine. L'ouvrage du Département de l'Agriculture que nous avons déjà cité: Le travail salarié libre, etc., a rassemblé les données sous forme récapitulative pour l'ensemble de la Russie. A partir de là, M. Annenski a établi un cartogramme très précis qui montre clairement quel est le développement de chacun des deux systèmes (L'influence des récoltes, etc...[11] I, 170). Nous présentons ces données sous forme de tableau que nous complétons par des renseignements sur les emblavures des propriétés privées en 1883-1887 (d'après la Statistique de l'Empire de Russie, IV. La récolte moyenne dans la Russie d'Europe pendant la période quinquennale de 1883-1887. Saint-Pétersbourg 1888).[12]

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Encore que dans les provinces purement russes les prestations de travail gardent la suprématie, pour l'ensemble de la Russie c'est le système capitaliste qui est d'ores et déjà la forme prédominante dans les grandes exploitations. Ajoutons que notre tableau donne de cette prépondérance une image tout à fait incomplète: dans le premier groupe en effet il y a des provinces (les provinces baltes par exemple), où les prestations de travail sont complètement inconnues, alors que dans le troisième groupe il n'y a aucune province, ni même probablement aucun domaine qui n'applique, ne fût-ce que partiellement, le système capitaliste. En voici une illustration sur la base de la statistique des zemstvos (Raspopine, L'exploitation agricole privée en Russie d'après la statistique des zemstvos, «Iouriditcheski Vestnik», 1887, n°s 11-12, n° 12. p. 634):

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Enfin, il faut noter que parfois le système des prestations de travail se transforme en système capitaliste et se confond avec ce dernier au point qu'il devient presque impossible de les séparer et de les distinguer l'un de l'autre. Par exemple, un paysan loue un lopin de terre et s'engage à travailler un certain nombre de jours pour payer la location (on sait qu'il s'agit là d'un phénomène extrêmement répandu. Voir à ce sujet les exemples que nous citons dans le paragraphe suivant). En quoi ce «paysan» est-il différent de l'«ouvrier agricole» de l'Europe occidentale ou des provinces baltes, qui reçoit un lopin de terre contre un certain nombre de journées de travail? La vie crée des formes qui réunissent avec une remarquable progression des systèmes économiques dont les caractères essentiels sont pourtant apposés. Il devient impossible de dire où s'arrêtent les «prestations de travail» et où commence le «capitalisme». Ayant donc établi ce fait essentiel, que la grande diversité de formes que l'on trouve actuellement dans les exploitations foncières se ramène à deux systèmes, le système capitaliste et celui des prestations, dont les combinaisons sont les plus variées, passons à l'analyse économique de ces deux systèmes et voyons quel est celui qui, sous la pression de toute l'évolution économique, a tendance à refouler l'autre.

III. Analyse du système de prestations de travail[modifier le wikicode]

Ainsi que nous l'avons dit plus haut, les prestations prennent des formes extrêmement variées. Tantôt les paysans s'engagent à travailler pour de l'argent les terres du propriétaire avec leur propre matériel: dans ce cas on a «l'embauche à la tâche», «le travail à la déciatine»[13], la «culture par cycle»[14],[15] (une déciatine de blé de printemps, une déciatine de blé d'automne), etc. Tantôt ils empruntent du blé ou de l'argent et s'engagent à rembourser en travail l'intégralité ou les intérêts de leur dettes[16]. Avec cette dernière forme, le caractère de servitude et d'usure propre au système des prestations apparaît très nettement. Parfois, les paysans sont tenus de payer en besogne les «dégâts causés par le bétail» (c'est-à-dire, les paysans sont obligés d'acquitter en travail l'amende établie par la loi) ; ils travaillent "pour l'honneur» (cf. Engelhardt, l. c., p. 56), c'est-à-dire sans aucune rémunération, ils sont seulement nourris et travaillent uniquement afin de ne pas se voir retirer les autres «gagne-pain» par le propriétaire. Enfin, il est extrêmement fréquent que les paysans fournissent des prestations pour avoir de la terre: ces prestations prennent la forme de métayage ou de travail direct destiné à payer la location de la terre, de champs, etc.

Il arrive souvent que le paiement des locations de terre prenne les formes les plus variées: parfois même il y a combinaison de formes diverses, si bien que le paiement se fait à la fois en argent, en nature et en «prestations de travail». Voici quelques exemples à ce sujet: pour chaque déciatine louée, il faut travailler 1,5 déciatine, donner 10 œufs, plus une poule, plus une journée de travail accomplie par une femme; pour 43 déciatines de blé de printemps, il faut payer à raison de 12 roubles; pour 51 déciatines de blé d'automne, il faut payer à raison de 16 roubles en argent, battre un certain nombre de meules d'avoine, 7 meules de sarrazin et 20 meules de seigle. D'autre part, le locataire est tenu de fumer avec du fumier provenant de sa propre exploitation au moins 5 déciatines de la terre qu'il a louée, à raison de 300 charretées par déciatine (Karychev, Les affermages, p. 348). On voit que dans ce cas, on va jusqu'à considérer le fumier appartenant au paysan comme une partie intégrante de l'économie du domaine privé. Pour montrer à quel point les prestations sont répandues et variées, il suffit d'ailleurs de citer les multiples termes qui servent à les désigner: otrabotki, otboutchi, otboutki, barchtchina, bassarinka, possobka, panchtchina, postoupok,vyiemka,etc. (ibid., 342). Il arrive que le paysan s'engage à exécuter «ce qu'ordonnera le maître» (ibid., 346) ; d'une façon générale, il s'engage à lui «obéir», à «l'écouter», à lui «prêter son concours». Les prestations «embrassent tout le cycle des travaux ruraux. C'est au moyen de prestations que sont effectuées toutes les opérations agricoles: travaux des champs, rentrée du blé et du foin, approvisionnement en bois de chauffage, transport des chargements» (346-347). Il en est de même pour la réparation des toits et des cheminées (354, 348) ; les paysans s'engagent à fournir poules et œufs (ibid.). C'est tout à fait justement que l'enquêteur du district de Gdov, province de St-Pétersbourg, affirme que les formes de prestations qu'il a relevées ont «le caractère de la corvée d'avant l'abolition du servage» ( 349)[17]. Particulièrement intéressantes sont les prestations pour la terre, dites fermage-prestations et fermage en nature[18]. Au chapitre précédent, nous avons vu comment les rapports capitalistes se manifestaient dans le fermage paysan; ici nous avons un «fermage» qui n'est qu'une simple survivance de l'exploitation par corvée[19], et qui parfois passe insensiblement au système capitaliste: assurer au domaine des ouvriers agricoles en les dotant de parcelles de terre. Les statistiques des zemstvos mettent parfaitement en évidence la liaison qui existe entre ce genre de «fermage» et l'exploitation appartenant à ceux qui donnent la terre en location. «Lorsqu'il y a extension de la surface labourée dans les domaines privés, les propriétaires de ces domaines éprouvent le besoin de s'assurer de la main-d'œuvre en temps voulu. Dans toute une série de contrées, ils ont donc de plus en plus tendance à distribuer de la terre aux paysans en échange de prestations de travail ou d'une partie du produit et de prestations . . .» Ce système économique «est assez répandu. Plus les affermateurs mettent leur propre domaine en faire-valoir direct, plus l'offre des fermages diminue, plus la demande est intense et plus cette forme de location du sol prend de l'extension» (ibid., page 266, cf. 367). Il s'agit donc d'un type tout à fait particulier de fermage: si le propriétaire loue de la terre, ce n'est pas parce qu'il abandonne sa propre exploitation, mais parce qu'il étend ses propres labours. Bien loin de renforcer l'économie paysanne en accroissant sa superficie, ce fermage aboutit à la transformation du paysan en ouvrier agricole. Au chapitre précédent, nous avons vu que pour l'économie paysanne, l'affermage constituait un phénomène contradictoire, que pour les uns il était un moyen d'étendre avantageusement leur expIoitation, pour les autres, une transaction imposée par la misère. Nous voyons maintenant que la mise en location de la terre a également une signification contradictoire pour la grosse propriété foncière: dans certains cas, c'est un moyen qui permet aux propriétaires de remettre leur exploitation à une autre personne et de recevoir une rente en échange; dans d'autres cas, c'est un moyen qui leur permet de mettre leur terre en faire-valoir, d'assurer de la main-d'oeuvre à leur domaine.

Passons maintenant au problème de la rémunération du travail dans le système des prestations. Toutes les données, quelle que soit la source d'où elles proviennent, s'accordent sur un point: avec le système des prestations, ou avec l'embauche qui relève de la servitude, le travail est toujours moins rémunéré qu'avec l'embauche capitaliste «libre». On en a plusieurs preuves: 1° le prix du fermage naturel, c'est-à-dire du fermage qui est payé en travail ou à moitié fruit (nous venons de voir qu'il s'agit d'une forme de prestation ou d'embauche qui relève de la servitude), est toujours beaucoup plus élevé (ibid., 350) (parfois deux fois plus élevé) (ibid., 356, district de Rjev, province de Tver) que celui des fermages en argent. 2° C'est dans les groupes les plus pauvres que les fermages en nature sont le plus répandus (ibid., pp. 261 et suivantes). Ce sont les affermages dus à la misère, les «affermages» que prennent les paysans qui ne sont déjà plus en mesure de s'opposer à leur mutation en ouvriers agricoles salariés. Les paysans aisés, par contre, s'efforcent de payer la location de la terre en argent. «Dés qu'il existe la moindre possibilité de payer le fermage en argent, le locataire en profite car cela lui permet de réduire le prix de la location» (ibid., p. 265). Ajoutons que cela lui permet également d'échapper à l'embauche qui relève de la servitude. Dans le district de Rostov-sur-le-Don, on a même relevé un fait remarquable: à mesure que le prix des fermages augmente, on abandonne l'affermage payable en argent pour la skopchtchina[20], bien que la part des paysans diminue dans la skopchtchina (ibid., page 266). C'est là un fait qui montre bien ce que signifie le fermage naturel: la ruine complète des paysans et leur transformation en salariés agricoles[21],[22]. 3° Si on établit une comparaison directe entre le prix du travail dans le système des prestations et dans l'embauche capitaliste «libre», on voit que dans cette dernière le travail est mieux rémunéré. L'ouvrage sur Le travail salarié libre, etc ... (publié par le Département de l'Agriculture et que nous avons déjà cité) donne les chiffres suivants: un paysan qui cultive de bout en bout une déciatine de blé d'automne avec son propre matériel touche en moyenne 6 roubles (ces chiffres concernent la zone centrale des Terres Noires pour une période de huit années: 1883-1891). La même besogne, effectuée dans les conditions de l'embauche libre, est payée 6 roubles 19 kopecks pour le travail de l'homme, auxquels il faut ajouter 4 roubles 50 pour le travail du cheval (l. c. page 45). L'auteur considère avec juste raison que c'est là un phénomène «tout à fait anormal» (ibid.). Notons seulement que le travail est toujours mieux rémunéré avec l'embauche purement capitaliste qu'avec les contrats de servitude, quelles que soient leurs formes, et les autres rapports précapitalistes: c'est là un fait établi non seulement pour l'agriculture, mais aussi pour l'industrie, non seulement pour la Russie, mais aussi pour les autres pays. Voici à ce sujet des données plus précises et plus détaillées qui nous sont fournies par la statistique des zemstvos (Recueil de renseignements statistiques sur le district de Saratov, t. I, IIIe partie, pp. 18-19. Cité d'après les Affermages de M. Karychev, p. 353).

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On voit qu'avec le système de prestations (de même qu'avec l'embauche qui relève de la servitude combinée avec l'usure), les prix du travail sont ordinairement plus de deux fois inférieurs qu'avec l'embauche capitaliste[23]. Etant donné que pour se charger de prestations, le paysan doit nécessairement habiter dans la localité et «être pourvu d'un lot concédé», cette énorme baisse du prix du travail montre clairement quelle est la signification du lot, en tant que salaire naturel. Dans ce cas, le lot est donc aujourd'hui encore un moyen permettant d'«assurer» au propriétaire une main-d'œuvre à bon marché. Mais la différence entre le travail libre et le travail «demi-libre»[24] ne se réduit pas à une différence de salaire. Le travail «demi-libre» suppose en effet que celui qui est embauché continue à dépendre personnellement de celui qui l'embauche: cela est extrêmement important car cela veut dire que la «contrainte extra-économique» subsiste plus ou moins. On sait que les propriétaires prêtent de l'argent contre des prestations de travail. Engelhardt note fort justement que cela s'explique par le fait que le remboursement de telles dettes est toujours garanti: il est difficile, en effet, de faire payer un paysan en vertu d'un exécutoir. «Par contre, si le paysan s'est engagé à fournir du travail, il sera contraint de le faire; par les autorités, même si son blé à lui n'est pas moissonné» (l. c. p. 216). «Le sang-froid» (qui n'est d'ailleurs qu'apparent) avec lequel le paysan laisse son blé sous la pluie pour aller charroyer des gerbes appartenant à autrui, ce sang-froid ne peut s'expliquer que par de longues années d'esclavage et de travail servile pour le compte du seigneur (ibid., p. 429). Si la population n'était pas attachée, d'une façon ou d'une autre, à son lieu de résidence, à la «communauté», si une certaine inégalité juridique ne subsistait pas, les prestations de travail seraient impossibles en tant que système. Il va de soi, qu'étant donné leurs caractéristiques, les prestations entraînent inévitablement une productivité du travail peu élevée; qu'avec ce système, les méthodes d'exploitation ne peuvent être qu'extrêmement routinières et que le travail fourni par un paysan réduit en servitude est nécessairement d'une qualité très voisine du travail fourni par un serf.

Etant donné cette combinaison du système des prestations et du système capitaliste, la structure actuelle de la grosse exploitation foncière offre une extraordinaire ressemblance avec le régime qui a régné dans notre industrie textile avant l'apparition de la grande industrie mécanique. Dans l'industrie textile en effet, une partie des opérations (ourdissage du fil, teinture, apprêt du tissu, etc.) était réalisée par des ouvriers salariés avec des instruments appartenant au négociant et l'autre partie était réalisée par des koustari qui travaillaient pour le compte du patron avec leurs instruments et les matières premières du patron; dans l'agriculture actuelle une partie des opérations est exécutée par des salariés qui emploient le matériel du propriétaire; l'autre partie est effectuée par des paysans qui viennent travailler la terre d'autrui avec leurs propres instruments. Dans l'industrie textile; le capital commercial était combiné avec le capital industriel et en plus du joug du capital, les koustari subissaient la servitude, la médiation des maîtres-artisans, le truck-system, etc. Dans l'agriculture, il en est de même: le capital industriel s'agrège au capital commercial et usuraire et on retrouve l'abaissement du prix du travail sous toutes ses formes, et le renforcement de la dépendance personnelle du producteur. Dans l'industrie textile le système de transition s'est maintenu pendant des siècles: il était fondé sur une technique manuelle primitive et il a été brisé en une trentaine d'années par la grande industrie mécanique. Dans l'agriculture, les prestations de travail existent quasiment depuis l'origine de la Russie (au temps de la Rousskaïa Pravda[25], les seigneurs réduisaient déjà les vilains en servitude) : elles ont perpétué une technique routinière et elles ne commencent à céder la place au capitalisme à une cadence accélérée que depuis l'abolition du servage. Dans l'agriculture comme dans l'industrie textile, le vieux système n'a entraîné que stagnation dans les formes de production (et partant dans l'ensemble des rapports sociaux) et domination du mode de vie asiatique. Dans l'agriculture comme dans l'industrie, les formes d'exploitation nouvelles, capitalistes, représentent un énorme progrès, en dépit de toutes les contradictions qui leur sont inhérentes.

IV. La chute du système de prestations[modifier le wikicode]

La question qui se pose à présent est la suivante: quel est le rapport entre le système de prestations de travail et l'économie de la Russie d'après l'abolition du servage. Nous avons vu que le système de prestations fondé sur une économie naturelle, sur une technique figée, sur une liaison indissoluble entre le propriétaire foncier et le paysan est incompatible avec le progrès de l'économie marchande. Il ne peut donc absolument pas être réalisé intégralement, et chaque pas accompli dans la voie du développement de l'économie marchande et de l'agriculture commerciale sape les conditions de sa réalisation. C'est là un premier point.

Nous devons ensuite noter le fait suivant. De notre exposé il découle que les prestations existant actuellement dans les gros domaines fonciers doivent être divisées en deux groupes: d'une part, les prestations qui ne peuvent être fournies que par un paysan qui possède une exploitation, des bêtes de travail et du matériel (comme, par exemple, la culture «cyclique» d'une déciatine, le labour, etc.) et, d'autre part, les prestations qui peuvent être fournies tout aussi bien par un prolétaire rural dépourvu de tout matériel (comme, par exemple, les travaux de moisson, de fenaison, de battage, etc.). Il est évident que pour l'exploitation du paysan comme pour celle du propriétaire foncier, les prestations ont un sens opposé selon qu'elles appartiennent au premier ou au deuxième de ces groupes; celles du deuxième groupe constituent une transition directe vers le capitalisme avec lequel elles ont tendance à fusionner par une série de graduations tout à fait insaisissables. Ordinairement, nos publications traitent des prestations en général, sans faire cette distinction. Le fait que le centre de gravité se déplace du premier au second groupe a pourtant une importance considérable dans le processus de remplacement des prestations par le capitalisme. Voici un exemple tiré du Recueil des renseignements statistiques pour la province de Moscou: «Dans la majeure partie des domaines ... les travaux qui doivent être exécutés scrupuleusement pour garantir la récolte, c'est-à-dire la culture des champs et des emblavures, sont faits par des ouvriers permanents, tandis que les travaux comme la moisson où c'est la rapidité d'exécution dans les délais fixés qui importe le plus, sont confiés à des paysans des environs qui sont payés en argent ou en fonds d'exploitation» (t. V., fasc. 2, page 140). Bien que le gros de la main-d'œuvre soit recruté suivant le système de prestations, il est indubitable que dans ces domaines, c'est le système capitaliste qui prédomine et qu'en fait, les «paysans du voisinage» se transforment en ouvriers agricoles (on peut les rapprocher des «journaliers contractuels» que l'on trouve en Allemagne). Comme nos paysans, en effet, ces journaliers possèdent de la terre et ne s'embauchent que pour une partie de l'année[26]. D'autre part, les mauvaises récoltes des années 90[27] qui ont provoqué une diminution considérable du nombre des chevaux appartenant aux paysans et une augmentation du nombre des foyers sans cheval[28] ne pouvaient manquer d'accélérer puissamment l'éviction du système de prestations par le système capitaliste.

Il faut dire enfin que la décomposition de la paysannerie est la cause principale de la chute du système des prestations. Les prestations du premier type en effet sont liées au groupe moyen de la paysannerie. Cela est évident a priori, ainsi que nous l'avons déjà noté, et cela est prouvé par les données de la statistique des zemstvos. Ainsi, le recueil concernant le district de Zadonsk, province de Voronèje, fournit des renseignements sur le nombre des exploitations qui ont accepté des travaux aux pièces, dans les différents groupes de la paysannerie. Voici ces chiffres en pourcentage:

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On voit donc que c'est dans le groupe moyen que le pourcentage des foyers qui prennent des travaux aux pièces est le plus élevé, et que ce pourcentage baisse dans les deux groupes extrêmes. Or, on sait que les statistiques des zemstvos classent fréquemment les travaux aux pièces dans la catégorie générale des «métiers auxiliaires». Nous avons donc ici un exemple typique de ce que sont les «métiers auxiliaires» de la paysannerie moyenne, de même que dans le chapitre précédent, nous avions étudié les «métiers auxiliaires» typiques du groupe supérieur et du groupe inférieur. Nous avions vu qu'ils étaient l'indice d'un développement du capitalisme (il s'agissait en effet d'entreprises industrielles et commerciales et de la vente de la force de travail), tandis que dans le groupe moyen les «gagne-pain» sont l'indice d'un retard du capitalisme et d'une prédominance du système des prestations (à supposer bien sûr que la majorité des «travaux à la pièce» entrent dans la catégorie des prestations du premier type).

Le capitalisme doit refouler le système des prestations avec d'autant plus d'énergie que le déclin de l'économie naturelle et de la paysannerie moyenne s'accentue. Il va de soi que le système des prestations ne peut reposer sur la paysannerie aisée puisque seule l'extrême misère peut contraindre le paysan à se charger de travaux si mal payés et si ruineux pour sa propre exploitation. Le prolétariat rural ne convient pas non plus pour les prestations pour une autre raison, il est vrai: le prolétaire n'a pas d'exploitation ou ne possède que de minuscules lopins de terre, auxquels il est beaucoup moins attaché que le paysan «moyen», il lui est donc beaucoup plus facile de s'en aller et de s'embaucher à des conditions «libres», c'est-à-dire pour un salaire plus élevé, sans aucune servitude. Cela explique le mécontentement généralisé de nos agrariens, leurs perpétuelles lamentations à propos de l'exode des paysans vers les villes, vers les «gagne-pain au-dehors»; de là leurs plaintes que les paysans sont «peu attachés»[29]. Le développement du travail salarié purement capitaliste, en effet, sape à la racine le système des prestations[30].

Il est extrêmement important de noter que cette liaison indissoluble entre la décomposition de la paysannerie et l'éviction des prestations de travail par le capitalisme- liaison tellement claire en théorie -, a été signalée depuis longtemps par des auteurs spécialisés en matière d'agriculture, qui ont observé les différents modes de gestion économique en vigueur sur les grands domaines. Dans la préface à un recueil d'articles sur l'agriculture russe qu'il a rédigés entre 1857 et 1882, le professeur Stébout indique que ... «dans notre économie paysanne communautaire il se produit un clivage entre exploitants industriels ruraux et ouvriers agricoles. Les premiers deviennent de gros cultivateurs, commencent à employer des ouvriers agricoles et cessent généralement d'exécuter des travaux aux pièces, à moins qu'ils n'aient absolument besoin d'ajouter quelques emblavures à leur exploitation ou d'utiliser des pâturages pour leur bétail, ce qui, la plupart du temps, ne peut s'obtenir que contre du travail à la tâche. Les seconds ne peuvent accepter aucun travail de ce genre, vu qu'ils n'ont pas de chevaux. II est donc absolument nécessaire de passer à un système d'exploitation basé sur l'emploi d'ouvriers agricoles. Cette nécessité est d'autant plus urgente que les paysans qui acceptent encore de travailler aux pièces à la déciatine fournissent un travail de mauvaise qualité et ne l'exécutent pas dans les délais prévus car ils possèdent de trop mauvais chevaux pour la masse de travail dont ils se chargent» (page 20).

La statistique courante des zemstvos donne, elle aussi, des indications montrant que la ruine de la paysannerie aboutit au remplacement du système des prestations par le capitalisme. Dans la province d'Orel, par exemple, la chute des prix du blé a ruiné un grand nombre de fermiers et les propriétaires ont été contraints d'accroître la superficie des faire-valoir directs. Les faire-valoir directs prennent de l'extension. En même temps, on voit partout apparaître une tendance à remplacer le travail de la tâche par celui des ouvriers agricoles, à ne plus avoir recours au matériel paysan ... , à perfectionner la culture des champs par l'introduction d'instruments perfectionnés ... , à changer le système d'exploitation, à introduire les semis d'herbages, à développer et améliorer l'élevage, à en élever le rendement» ( Revue agricole de la province d'Orel pour 1887-1888, pp. 124-126. Cité d'après les Remarques critiques de P. Strouvé, pp. 242-244). En 1890, les cours du blé dans la province de Poltava étaient bas et on constatait que «les paysans prenaient moins de terre en location ... dans l'ensemble de la province ... Dès lors, dans de nombreuses localités, on notait malgré la baisse considérable des prix du blé un accroissement de la superficie des faire-valoir directs». (L'influence des récoltes. etc., I, 304.) Dans la province de Tambov, le prix des travaux exécutés par des chevaux a beaucoup augmenté (en 1892-1894 il était de 25 à 30% plus élevé qu'en 1889-1891) (Novoïé Slovo, 1895, n°3, p. 187). Cette augmentation qui découle naturellement de la diminution du nombre des chevaux appartenant aux paysans ne peut que favoriser le remplacement du système des prestations par le système capitaliste.

Il va de soi que nous ne prétendons nullement démontrer avec ces données partielles que le capitalisme est en train d'évincer le système des prestations: pour cela il faut des statistiques complètes qui, sur ce point, font défaut. Actuellement, nous ne faisons qu'illustrer la liaison existant entre la différenciation de la paysannerie et le remplacement des prestations par le capitalisme. Les données générales et globales qui donnent la preuve irréfutable de ce remplacement concernent l'utilisation des machines agricoles et l'emploi du travail salarié libre. Mais avant d'examiner ces données, nous devons rappeler quel est le point de vue des économistes populistes sur la situation actuelle des domaines privés de Russie.

V. La conception populiste sur ce problème[modifier le wikicode]

La thèse selon laquelle le système des prestations de travail est une simple survivance de la corvée, n'est pas contestée par les populistes. Elle est admise, au contraire, quoique sous une forme insuffisamment générale, par M. N.-on (Essais, § IX) comme par M. V. V. (qui la reprend de façon particulièrement saisissante dans l'article: «Notre économie paysanne et l'agronomie», Otétchestvenyé Zapiski, 1882, n°s 8-9). Cela rend d'autant plus frappants les efforts que font les populistes pour éviter de reconnaître un fait, pourtant clair et simple, à savoir que le régime actuel de l'exploitation foncière privée est une combinaison du système des prestations et du système capitaliste et que, par conséquent, plus le premier est développé et moins l'est le second, et réciproquement; pour éviter d'avoir à analyser le rapport existant entre chacun de ces deux systèmes et la productivité du travail, la rémunération du travail ouvrier et les caractères fondamentaux de l'économie russe depuis l'abolition du servage, etc. Si on pose la question sur ce terrain, en effet, on est amené à constater qu'effectivement la «substitution» est en train de se faire et du même coup on est obligé d'admettre qu'il est inévitable que le capitalisme prenne la place du système des prestations et que cette substitution est progressiste. Pour ne pas avoir à tirer cette conclusion, les populistes n'ont pas hésité à idéaliser le système des prestations. Et c'est sur cette idéalisation monstrueuse que repose toute leur conception de l'évolution de la grosse propriété foncière. M. V. V. est allé jusqu'à écrire que dans la «lutte pour une forme déterminée d'agriculture le peuple a remporté la victoire, bien que la victoire ait encore aggravé sa ruine». (Destinées du capitalisme, p. 288.) Un tel constat de victoire est plus éloquent qu'un constat de défaite. On sait que sous le régime de la corvée ou sous celui des prestations les paysans sont dotés d'un lot de terre. M. N.-on considère ce phénomène comme le principe qui «réunit les producteurs et les moyens de production». Ce faisant il oublie un petit détail: c'est que ces dotations de terre sont un moyen d'assurer de la main-d'œuvre au propriétaire. Nous avons vu que pour décrire les systèmes agraires précapitalistes, Marx analyse toutes les formes de rapports économiques propres à la Russie et qu'il montre que la petite production est une nécessité ainsi que l'attachement du paysan à la terre quelle que soit la rente: en travail, en nature ou en argent. Mais jamais il ne lui vient à l'idée de considérer le fait que les paysans dépendants soient dotés d'un lot de terre comme un «principe» qui réunit à tout jamais les producteurs et les moyens de production. Jamais il n'oublie que cette union des producteurs et des moyens de production a été la source et la condition de l'exploitation moyenâgeuse, qu'elle provoque une stagnation technique et sociale et qu'elle sous-entend nécessairement toutes sortes de contraintes «extra-économiques».

Dans les Recueils de la statistique des zemstvos pour la province de Moscou, on retrouve cette idéalisation des prestations de travail et de la servitude sous la plume de MM. Orlov et Kabloukov qui qualifient d'exploitation modèle celle d'une certaine dame Kostinskaïa du district de Podolsk (cf. t. V, fasc. I, pp. 175-176 et t. II, pp. 59-62, IIe partie). Selon M. Kabloukov, cette exploitation apporte la preuve qu'«il est possible d'organiser un ordre de choses qui exclue (sic) cette opposition» (c'est-à-dire l'opposition d'intérêts entre l'exploitation du propriétaire foncier et celle du paysan); «et qui contribue à faire prospérer (sic) et l'exploitation paysanne et le domaine privé». (t. V, fasc. I, pp. 175-176). Ce sont donc les prestations et la servitude qui font ... la prospérité des paysans! Ils n'ont ni pâturage, ni chemin pour faire passer leur bétail (t. II, pp. 60-61) - ce qui n'empêche pas MM. les populistes de les considérer comme des agriculteurs «bien installés» - et ils les louent à la propriétaire contre des prestations de travail qu'ils exécutent sur son domaine «avec soin, exactitude et diligence»[31].

On ne saurait aller plus loin dans l'idéalisation d'un système économique qui n'est qu'une survivance de la corvée!

Pour bâtir ce genre de raisonnements populistes la recette est extrêmement simple: il suffit d'oublier qu'il ne peut y avoir d'exploitation fondée sur la corvée ou le système des prestations si les paysans ne sont pas dotés d'un lot de terre; il suffit d'oublier que cet agriculteur soi-disant «indépendant» doit une rente en travail, en nature ou en argent, et on arrive à «l'idée pure» de la «réunion des producteurs et des moyens de production». Mais le rapport réel qui existe entre le capitalisme et les formes d'exploitation précapitalistes ne se trouve absolument pas modifié du fait que l'on a fait abstraction de ces formes[32],[33].

Examinons maintenant un autre raisonnement extrêmement curieux de M. Kabloukov. Nous avons vu comment cet auteur idéalisait le système des prestations; il est d'autant plus remarquable de constater que, quand il caractérise en statisticien les types réels d'exploitations purement capitalistes existant dans la province de Moscou, il expose - bien malgré lui et en les déformant - les faits mêmes qui prouvent le caractère progressiste du capitalisme dans l'agriculture russe. Nous sollicitons l'attention de nos lecteurs et nous leur demandons d'avance de nous excuser pour la longueur des citations.

Outre les anciens types d'exploitations employant le travail salarié libre, il existe dans la province de Moscou

«un type d'exploitations nouveau, tout récent, qui est en train de naître, qui rompt avec toutes les traditions et qui voit les choses simplement, comme on considère toute production qui doit constituer une source de revenu. Dans ces exploitations, l'agriculture n'apparaît plus ... comme une fantaisie de grand seigneur, comme une occupation à la portée d'un chacun... On y admet au contraire la nécessité d'avoir des connaissances spéciales... Les bases du calcul» (pour organiser la production)«sont les mêmes que dans toutes les autres branches de la production» (Recueil de renseignements statistiques pour la province de Moscou, t. V, fasc. 1, pp. 185-186).

M. Kabloukov ne se rend compte qu'en donnant cette définition du nouveau type d'exploitations qui était «en train de naître» dans les années 70, il prouve justement le caractère progressiste du capitalisme dans l'agriculture. En effet, si l'agriculture cesse d'être une «fantaisie de grand seigneur», et devient une industrie ordinaire, c'est précisément à cause du capitalisme qui, pour la première fois, a obligé de «voir les choses simplement», de «rompre avec les traditions», de s'armer de «connaissances spéciales». Avant le capitalisme cela était à la fois inutile et impossible, car l'exploitation de chaque domaine, de chaque communauté rurale et de chaque famille paysanne «se suffisait à elle-même» et ne dépendait d'aucune autre; aucune force n'aurait pu l'arracher à sa stagnation séculaire. Le capitalisme a été précisément cette force qui a créé (par l'intermédiaire du marché) le contrôle social de la production des producteurs isolés et qui a amené ces producteurs a tenir compte des exigences de l'évolution sociale. Et c'est en cela que consiste le rôle progressiste qu'il a joué dans l'agriculture de tous les pays d'Europe.

Voyons encore comment M. Kabloukov définit nos exploitations purement capitalistes:

«On tient compte ensuite de la force de travail, comme d'un facteur sans lequel il est impossible d'exercer une action sur la nature et sans lequel il n'est aucune organisation du domaine qui puisse donner le moindre résultat. Si bien que tout en reconnaissant l'importance de ce facteur, on ne le tient pas pour une source indépendante de revenu, comme cela se faisait au temps du servage et comme cela continue à se faire de nos jours, dans les exploitations où, à la base de la rentabilité du domaine, on met non pas le produit du travail - l'obtention de ce produit étant le but direct du travail -, non pas la volonté d'appliquer ce travail à l'obtention de produits de plus grande valeur, non pas la volonté d'en tirer parti, mais la volonté de diminuer la part du produit que l'ouvrier reçoit pour lui, le désir de ramener le coût de la main-d'œuvre autant que possible à zéro» (186 ). M. Kabloukov parle ensuite du mode d'exploitation en échange des otrezki. «Dans ces conditions, pour la rentabilité point n'est besoin que le propriétaire fasse preuve de savoir et de qualités spéciales. Tout ce que l'on obtiendra par ce travail constituera le revenu net du propriétaire ou tout au moins un revenu qui sera réalisé presque sans toucher au fonds de roulement. Une pareille exploitation ne peut prospérer, ni être qualifiée comme telle au sens strict du mot, de même que céder tous ses biens à bail, ce n'est pas exploiter; il n'y a point là d'organisation de l'économie» (186). Après avoir cité des exemples de cession d'otrezki contre des prestations de travail, l'auteur conclut: «Le centre de gravité de l'exploitation, le moyen de tirer un revenu de la terre, réside dans l'action exercée sur l'ouvrier, et non sur la matière et ses forces» (189).

Ce raisonnement offre un très bel exemple de la façon dont des faits qui ont pourtant été observés dans la réalité sont déformés par une théorie erronée. M. Kabloukov confond la production avec le régime social de la production. Dans tout régime social la production consiste en une «action» exercée par l'ouvrier sur la matière et ses forces. Dans tout régime social, seul le surproduit peut être une source de «revenu» pour le propriétaire. Sous ces deux rapports, le système de prestations de travail est donc, quoi qu'en pense M. Kabloukov, absolument analogue au système capitaliste. Ce qui distingue ces deux systèmes, c'est qu'avec les prestations, la productivité est nécessairement à son niveau le plus bas et que par conséquent il n'est pas possible d'obtenir une augmentation du revenu grâce à un accroissement du surproduit. Pour augmenter le revenu, il ne reste donc qu'un seul moyen: avoir recours à la servitude, sous ses formes les plus variées. En revanche, quand l'exploitation est purement capitaliste, ces formes de servitude doivent disparaître, car le prolétaire n'est pas attaché à la glèbe et se prête mal à l'asservissement; l'élévation de la productivité du travail devient non seulement possible mais nécessaire, car c'est le seul moyen d'accroître le revenu et de faire face à une concurrence acharnée. On voit que la définition de nos exploitations purement capitalistes donnée par M. Kabloukov (qui, pourtant, n'a pas ménagé ses efforts pour idéaliser le système des prestations) confirme entièrement le fait que le capitalisme russe crée des conditions sociales qui exigent que l'agriculture soit rationalisée et que les prestations de travail disparaissent. Le système des prestations, au contraire, exclue toute possibilité de rationalisation et sous-entend le maintien de la stagnation technique et de la servitude du producteur. Rien n'est plus sot que l'enthousiasme des populistes qui se réjouissent de la faiblesse du capitalisme dans notre agriculture. Si le capitalisme est faible, en effet, cela signifie seulement que les formes d'exploitation précapitalistes sont fortes et sont incomparablement plus pénibles pour le producteur.

VI. L'histoire du domaine d'Engelhardt[modifier le wikicode]

Engelhardt occupe une place tout à fait à part parmi les populistes. Critiquer sa conception des prestations de travail et du capitalisme reviendrait à reprendre ce qui a été dit au paragraphe précédent. Aussi pensons-nous qu'il est beaucoup plus profitable d'opposer à ses théories populistes l'histoire de son propre domaine. De plus, nous obtiendrons ainsi une critique positive, car on peut dire que dans l'évolution de cette exploitation on retrouve en résumé les caractéristiques essentielles de l'évolution qu'ont suivie tous les gros domaines privés de Russie depuis l'abolition du servage.

Quand Engelhardt a entrepris de faire valoir son domaine, celui-ci reposait sur les prestations de travail traditionnelles et sur la servitude qui excluaient toute «organisation rationnelle» (Lettres de la campagne, 559). Les prestations avaient les conséquences suivantes: l'élevage était de mauvaise qualité, le sol était mal travaillé, le système de culture était uniforme et vieilli (118). «Je me rendis compte ... écrit Engelhardt, qu'il était impossible de continuer à exploiter le domaine comme auparavant» (118). Par suite de la concurrence du blé des steppes, les prix avaient baissé et l'exploitation n'était plus rentable (83)[34]. Notons qu'à côté du système des prestations, le système capitaliste a joué, dès le début, un certain rôle dans cette exploitation: on employait déjà des ouvriers salariés, encore qu'en très petit nombre (le bouvier, etc,) et Engelhardt nous dit que le salaire de son ouvrier (qui venait d'une famille de paysans dotés d'un lot de terre) était «fabuleusement bas»(11) et que par suite du mauvais état de l'élevage, «on ne pouvait pas lui donner plus». La faible productivité du travail rendait toute augmentation de salaire impossible. Au départ, on retrouve donc dans l'exploitation d'Engelhardt les caractéristiques de toutes les exploitations russes: prestations, servitude, très faible productivité du travail, salaire «infiniment bas», culture routinière.

Quels changements Engelhardt a-t-il apportés? Il a introduit la culture du lin, plante industrielle et commerciale nécessitant une main-d'œuvre nombreuse et, par conséquent, il a renforcé le caractère commercial et capitaliste de l'agriculture. Mais où trouver la main-d'œuvre? Au début, Engelhardt essaya d'appliquer à la nouvelle agriculture (commerciale) le vieux système, c'est-à-dire les prestations de travail. Mais cela ne donna aucun résultat, on travailla mal: le «travail à la déciatine» était au-dessus des forces des paysans, qui s'opposaient de toute leur énergie à un travail asservissant et «tout d'une pièce». «Il fallait donc changer de système. Entre-temps, continue Engelhardt, je m'étais installé: j'avais acquis des chevaux, des harnais, des charrettes, des araires, des herses; dès lors, il m'était possible d'exploiter mon domaine avec des salariés agricoles. Je me mis à cultiver le lin partie avec mes ouvriers, partie à la tâche, en embauchant du personnel pour des travaux déterminés»(218). L'adoption du nouveau système d'exploitation et de l'agriculture commerciale nécessitait donc que les prestations soient remplacées par le système capitaliste. Pour élever le rendement du travail, Engelhardt eut recours au travail à la pièce, qui est un procédé éprouvé de la production capitaliste. Les paysannes étaient engagées à tant le poud, à tant la gerbe. Engelhardt raconte d'ailleurs (non sans quelque triomphe puéril) la réussite de ce système: il provoqua une hausse du prix du travail (il fallut payer 33 roubles au lieu de 23 pour une déciatine) mais en revanche, elle permit un accroissement du revenu (de 10 à 20 roubles par déciatine); après le remplacement du travail servile par la libre embauche, le rendement des ouvrières augmenta (il passa de 20 livres à un poud par nuit) ainsi que leur salaire qui atteignit entre 30 et 50 kopecks par jour («chiffre sans précédent dans notre contrée»)). Un marchand de tissus fins de la localité félicita sincèrement Engelhardt pour toutes ces mesures. «Avec votre lin, lui dit-il, vous avez donné une vigoureuse impulsion au commerce»(219).

Le travail salarié libre qui, d'abord, avait été appliqué au traitement d'une plante commerciale s'étendit peu à peu aux autres opérations agricoles. Le battage fut une des premières opérations que le capital conquit sur les prestations. On sait que dans toutes les exploitations privées ce genre de travail se fait le plus souvent selon le mode capitaliste. Engelhardt écrivit: «je confie une partie de mes terres aux paysans pour qu'ils la cultivent par cycle, car il me serait difficile de moissonner les seigles»(211). On voit que les prestations, dans la mesure où elles fournissent au propriétaire la garantie de pouvoir embaucher des journaliers pendant les moments de presse, constituent une transition directe vers le capitalisme. Au début, le battage était compris dans la culture par cycle, mais là encore il fallut passer au libre embauche par suite de la mauvaise qualité du travail. Dès lors, le battage, qui cessa d'être compris dans la culture par cycle, fut en partie exécuté par des ouvriers agricoles et en partie confié à un entrepreneur, employant un artel de salariés travaillant à la pièce. Ce remplacement du système des prestations par le système capitaliste eut le même résultat que précédemment : 1) la productivité s'éleva: alors qu'auparavant 16 ouvriers battaient 900 gerbes par jour, 8 ouvriers en battirent 1100; 2) on obtint une plus grande quantité de grain; 3) le temps de battage fut réduit; 4) les salaires augmentèrent; 5) le revenu du propriétaire s'accrut(212).

Le système capitaliste s'étendit ensuite aux diverses opérations concernant la mise en valeur des sols. Les charrues sont substituées aux anciens araires, l'ouvrier agricole remplace le paysan asservi. Engelhardt nous parle avec des accents de triomphe du succès de ces innovations du travail consciencieux des ouvriers, ce qui prouve que la paresse et la négligence dont ils sont fréquemment accusés sont dues aux «stigmates du servage» et du travail asservissant «exécuté au profit du maître». Pour que la nouvelle organisation puisse fonctionner, il faut que le propriétaire ait l'esprit d'entreprise, connaisse les hommes, sache les manier, connaisse le travail et la mesure du travail, soit au courant de l'aspect technique et commercial de l'agriculture, toutes qualités qui faisaient défaut aux Oblomov[35] de l'époque du servage ou de la servitude. Les différentes modifications apportées à la technique agricole sont inséparables les unes des autres et mènent inévitablement à la transformation du système économique. «Si, par exemple, vous semez le lin et le trèfle, il vous faut aussitôt introduire toute une série d'autres changements, sinon l'entreprise ne tournera pas rond. Il faudra changer les outils de labour et employer la charrue au lieu de l'araire, la herse de fer au lieu de la herse de bois, ce qui, à son tour, nécessitera d'autres chevaux, d'autres ouvriers, un autre système d'exploitation en ce qui concerne l'embauche de la main-d'œuvre, etc.»(154-155) .

Il est donc apparu que la modification de la technique agricole était intimement liée au remplacement des prestations de travail par le capitalisme. Ce qui est particulièrement intéressant ici, c'est le caractère progressif de ce remplacement: le système d'exploitation continue d'associer les prestations et le capitalisme, mais, peu à peu, le centre de gravité se déplace vers ce dernier. Voici comment se présentait l'exploitation réorganisée d'Engelhardt:

«j'ai à présent beaucoup à faire parce que j'ai changé tout le système d'exploitation. Une large part des travaux est exécutée par des salariés agricoles et des journaliers. Ces travaux sont très variés: je brûle les souches pour semer le froment, j'essouche les boulaies pour cultiver du lin, j'ai affermé des prairies au bord du Dniepr, j'ai semé du trèfle, une grande quantité de seigle et de lin. Il me faut une main-d'œuvre extrêmement abondante. Si je veux avoir ces ouvriers, je dois y penser à l'avance, sinon ils seront tous occupés quand viendra la saison des travaux. Je recrute donc cette main-d'œuvre en accordant des avances de blé ou d'argent remboursables en travail»(116-117).

On voit par conséquent que dans une exploitation «rationnellement» organisée, les prestations et la servitude continuent à être en vigueur. Mais, d'une part, elles occupent une place de second plan par rapport au travail salarié, et d'autre part, elles ont changé de nature: celles qui restent, en effet, ce sont essentiellement les prestations du second type; qui concernent non pas des paysans propriétaires mais des ouvriers agricoles et des journaliers.

Les théories populistes d'Engelhardt sont donc réfutées par la façon même dont est organisé son propre domaine, mieux qu'elles ne le seraient par n'importe quel raisonnement. L'objectif d'Engelhardt était d'organiser son domaine rationnellement: étant donné le régime économique et social existant, il n'a pu atteindre cet objectif qu'en basant son exploitation sur le travail salarié. Le perfectionnement de la technique agricole est allé de pair avec le remplacement du système des prestations par le capitalisme: c'est là un phénomène que l'on retrouve d'une façon générale dans toutes les exploitations privées de Russie. C'est dans l'utilisation des machines agricoles que ce processus apparaît avec le plus de relief dans l'agriculture de la Russie.

VII. L'emploi des machines dans l'agriculture[modifier le wikicode]

Si on la considère du point de vue de la construction et de l'emploi des machines agricoles, l'époque qui a suivi l'abolition du servage se divise en quatre périodes[36]. La première période englobe les dernières années qui ont précédé la réforme paysanne et les premières années qui l'ont suivie. Les propriétaires qui voulaient se passer du travail «gratuit» des serfs et éviter les difficultés de la libre embauche se précipitèrent sur les machines étrangères. Il va de soi que cette tentative se solda par un échec. La fièvre s'éteignit rapidement et à partir de 1863-1864 la demande de machines étrangères tomba. La seconde période commence à la fin des années 70 et se prolonge jusqu'en 1885: au cours de cette période, les importations de machines étrangères se développèrent à un rythme extrêmement rapide et régulier. La production nationale quant à elle augmente régulièrement mais moins rapidement que les importation qui connaissent une progression particulièrement rapide entre 1881 et 1884. Cette rapidité s'explique en partie par le fait qu'en 1881, les importations de fer et de fonte destinées aux usines fabriquant du matériel agricole cessèrent d'être libres. La troisième période s'étend de 1885 à 1890. En 1885, les importations de machines, qui jusqu'alors avaient été libres, furent taxées (50 kopecks-or par poud). Cette énorme taxe provoqua un ralentissement considérable du rythme des entrées; or la production nationale se développait avec lenteur par suite de la crise agricole dont le début remonte précisément à cette période. A partir des années 90, enfin, s'ouvre la quatrième période qui est marquée par un nouvel essor des importations de machines agricoles et par un développement extrêmement rapide de la production intérieure.

Les chiffres ci-dessous illustrent ce que nous venons de dire. Voici la moyenne annuelle des importations de machines agricoles pour les périodes suivantes:

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Malheureusement, il n'existe pas de données aussi précises et aussi complètes sur la fabrication des machines et des instruments agricoles en Russie. Etant donné l'insuffisance de nos statistique industrielles, étant donné, d'autre part, que la production des machines agricoles est confondue avec celle des machines en général et qu'il n'existe aucune règle fixe permettant de distinguer la production «artisanale» de la production industrielle, il nous est impossible de présenter un tableau complet de la fabrication des machines agricoles en Russie. Toutefois, si on groupe les données provenant des sources indiquées plus haut, on obtient le tableau suivant:

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Grâce à ces données on peut se rendre compte de la rapidité du processus de remplacement des instruments agricoles primitifs par les instruments perfectionnés (et, par conséquent, de la rapidité du processus de remplacement des formes d'exploitation primitives par le capitalisme). En dix-huit ans la consommation des machines agricoles s'est accrue de trois fois et demie et même davantage, grâce essentiellement à la production intérieure qui a plus que quadruplé. Il est remarquable d'autre part que le principal centre de cette production se déplace des provinces de la Vistule et de la Baltique vers les provinces russes des steppes méridionales. Alors que dans les années 70, le principal centre du capitalisme agraire de Russie se trouvait dans les provinces frontières de l'ouest, au cours des années 90 des centres encore plus importants se sont formés dans les provinces purement russes[37].

Les données que nous citons, bien que provenant de documents officiels (à notre connaissance, ce sont les seuls qui existent), sont loin d'être complètes et il n'est pas toujours possible de les comparer d'une année à l'autre. Les chiffres les plus complets sont ceux qui portent sur les années 1876-1879. Ils ont été recueillis spécialement pour l'exposition de 1882 et ils embrassent non seulement la production «industrielle» mais également la production «artisanale» des machines agricoles. Selon ces chiffres, il y avait en moyenne, entre 1876 et 1879, 340 entreprises fabriquant des machines et des instruments agricoles, dans l'ensemble de la Russie d'Europe, royaume de Pologne compris, alors que selon la «statistique industrielle» il n'y avait en 1879 dans la Russie d'Europe que 66 usines consacrées à cette production (calculs établis d'après l'Index des fabriques et usines d'Orlov pour 1879). Cette énorme différence s'explique de la façon suivante: sur ces 340 entreprises, moins d'un tiers (100) avaient des moteurs à vapeur et plus de la moitié (196) marchaient à bras: d'autre part, 236 ne possédaient pas de fonderie et faisaient exécuter ailleurs les pièces de fonte (Revue histarico-statistique, l. c.). Pour les années 1890 et 1894, les renseignements ont été pris dans les Recueils de données sur la grande industrie en Russie (Édition du Département du commerce et des manufactures)[38]. Ces renseignements sont très incomplets même pour ce qui concerne la production «industrielle». C'est ainsi, par exemple, qu'en 1890, les Recueils dénombrent en Russie d'Europe 149 usines fabriquant des machines et des instruments agricoles alors que l'Index d'Orlov en dénombre plus de 163. Pour 1894, ils en comptent 164 (Messager des Finances, 1897, n° 21. p. 544) alors que la «Liste des usines et fabriques» en relève plus de 173 en 1894-1895. Quant à la petite production «artisanale», les recueils ne s'en soucient absolument pas[39]. Il est donc indiscutable que les chiffres concernant les années 1890 et 1894 sont très inférieure à la réalité. Cela est d'ailleurs confirmé par les spécialistes qui estiment qu'au début des années 90, la Russie produisait pour environ 10 millions de roubles de machines et instruments agricoles (L' Economie rurale et forestière, p. 359) et qu'en 1895, elle en produisait pour environ 20 millions de roubles. (Messager des Finances, 1896, n° 51.)

Citons maintenant quelques chiffres plus détaillés concernant la variété et la quantité des machines et des instruments agricoles fabriqués en Russie. Selon les estimations, on a produit 25835 instruments en 1876, 29590 en 1877, 35226 en 1878 et 47892 en 1879. Il n'y a qu'à citer les données suivantes pour s'apercevoir qu'actuellement, ces chiffres sont complètement dépassés: alors qu'en 1879, la production des charrues était d'environ 14500, elle atteignait 75000 en 1894 (Messager des Finances, 1897, n° 21). «Si, il y a cinq ans, se posait la question de savoir quelle mesure il fallait prendre pour généraliser l'emploi des charrues dans les exploitations paysannes, actuellement, ce problème est pratiquement résolu. L'achat d'une charrue par un paysan a cessé d'être une chose insolite. C'est devenu un phénomène normal et l'on peut compter par milliers le nombre des charrues achetées chaque année par les paysans[40].» Etant donné la masse d'instruments primitifs employés en Russie, de larges débouchés continuent à être offerts à la production des charrues[41] dont l'emploi s'est tellement répandu que le problème des applications de l'électricité commence à se poser. C'est ainsi, par exemple, que dans la Torgovo-promychlennaïa Gazéta (1902, n° 6) on peut lire qu'au deuxième congrès de l'électricité, «le rapport de M. Rjevski sur «l'électricité dans l'agriculture» a suscité un vif intérêt». A l'aide de croquis remarquables, le rapporteur a montré comment l'énergie électrique était utilisée en Allemagne pour la culture des champs. Il a fourni, sur l'économie que permet de réaliser ce procédé, des chiffres tirés d'un devis qu'il avait établi à la demande du propriétaire d'un domaine dans une province du Sud. Le projet prévoyait le labeur de 540 déciatines par an (une partie de cette superficie devait être labourée deux fois par an et la profondeur du labour devait être de 4,5 à 5 verchok[42], le sol étant composé de terre noire pure). En plus des charrues, le projet prévoyait des machines pour les autres travaux des champs, ainsi qu'une batteuse et un moulin d'une puissance de 25 chevaux travaillant 2000 heures par an. Le rapporteur avait évalué à 41000 roubles le coût de l'installation complète du domaine (le chiffre comprenant 6 verstes de fil électrique de 50 mm). Le labour d'une déciatine reviendrait à 7,40 roubles si un moulin était installé et à 8,70 roubles sans moulin. Etant donné le prix de la main-d'œuvre, du bétail, etc., dans cette localité, l'équipement électrique permettrait une économie de 1013 roubles dans le premier cas et de 966 roubles dans le second (sans le moulin, en effet, la consommation d'énergie électrique serait moins importante).

Pour la production des batteuses et des tarares, le tournant n'a pas été aussi brusque, car il y avait déjà longtemps que ces instruments étaient fabriqués de façon relativement courante[43]. Il s'est même créé dans la ville de Sapojok (province de Riazan) et dans les villages environnants un centre de production «artisanale» qui a permis à la bourgeoisie paysanne locale de réaliser de coquets bénéfices (cf. Comptes rendus et recherches, I, pp. 208-210). Pour les moissonneuses la production a été particulièrement rapide: alors qu'en 1879, on en produisait 780 par an, en 1893 on estimait que leur vente atteignait environ de 7000 à 8 000 par an et environ 27000 en 1894-1895. En 1895, l'usine de G. Greaves qui se trouve à Berdiansk, province de Tauride, et qui est «la plus grande usine de moissonneuses existant en Europe» (Messager des Finances, 1896, n° 51) en a produit 4464. Chez les paysans de la province de Tauride, les moissonneuses sont si répandues, qu'on a vu apparaître un type nouveau de «métier auxiliaire», qui consiste à aller moissonner à la machine le blé appartenant à autrui[44].

Nous avons des données analogues pour d'autres instruments agricoles d'un usage moins fréquent. C'est ainsi, par exemple, qu'il existe d'ores et déjà plusieurs dizaines d'usines qui fabriquent des semoirs à la volée, qu'il y en a sept qui produisent des semoirs à ligne plus perfectionnés (Les forces productives, I, 51) alors qu'en 1893, il n'y en avait que deux (L'économie rurale et forestière, p. 360). Ajoutons que ces semoirs sont largement répandus, en particulier dans le Sud de la Russie. Les machines sont employées dans toutes les branches de l'agriculture et pour toutes les opérations concernant tel ou tel produit: les rapports spécialisés nous indiquent que les tarares, les trieurs, les séchoirs, les presses à foin, les broyeuses à lin, etc., sont extrêmement répandus. L'Annexe au compte rendu agricole, publié en 1898 par la direction du zemstvo (Séverny Kourier, 1899, de la province de Pskov n° 32), note que l'emploi des machines s'est généralisé, notamment celui des broyeuses à lin, depuis que la culture du lin est passée du stade de la consommation individuelle au stade commercial. Le nombre des charrues s'accroît. D'autre part, l'accroissement du nombre des machines et la hausse des salaires sont favorisés par l'exode vers les villes. C'est ainsi que dans la province de Stavropol (ibid., n° 33) alors qu'en 1882, on comptait 908 machines, on en comptait en moyenne 29275, en 1891-1893, en moyenne 54874, en 1894-1896, et ce chiffre atteignait 64000 en 1895. Cette augmentation est liée au renforcement de l'immigration.

Il va de soi que la demande de moteurs mécaniques augmente avec le nombre des machines employées: en même temps que les machines à vapeur, «les moteurs à pétrole commencent depuis un certain temps à être de plus en plus utilisés dans nos exploitations» (Les forces productives, I, 56). Bien qu'il y ait à peine sept ans que ces moteurs sont apparus à l'étranger, nous avons déjà sept usines qui en fabriquent. Alors que dans la province de Kherson, après 1870, il n'y avait que 134 locomobiles employées pour l'agriculture (Matériaux pour la statistique des moteurs à vapeur dans l'Empire de Russie, St-Pétersbourg 1882), en 1881, il y en avait environ cinq cents (Revue historico-statistique, t. II, Section des instruments agricoles). En 1884-1886, on dénombrait 435 batteuses à vapeur dans trois des six districts de la province. «A l'heure actuelle (1895), il y en a au moins deux fois plus». (Téziakov: Les ouvriers agricoles et l'organisation du contrôle sanitaire dans la province de Kherson, Kherson 1896, p. 71). Selon le Messager des Finances (1897, n° 21), dans la province de Kherson «on compte environ 1150 batteuses à vapeur et presque autant dans la région du Kouban... Depuis quelque temps, les achats de batteuses à vapeur ont un caractère industriel... Il y a des cas où après avoir couvert entièrement, grâce à deux ou trois bonnes récoltes, le prix d'une première batteuse avec locomobile (5000 roubles), l'agriculteur en achetait aussitôt une deuxième aux mêmes conditions. Aussi est-il assez fréquent de trouver au Kouban des petites exploitations possédant 5 ou même 10 batteuses de ce genre qui sont considérées comme indispensables dans toute exploitation installée tans soit peu normalement». «D'une façon générale, on compte actuellement dans le Sud de la Russie plus de 10000 locomobiles destinées à des usages agricoles» (Les forces productives, IX, p. 151)[45].

En 1875-1878, le nombre total des locomobiles destinnées à l'agriculture pour toute la Russie d'Europe était de 1351. En 1901, d'après des renseignements incomplets (Recueil de comptes rendus de l'inspection des fabriques pour 1903), il était dé 12091; en 1902, de 14609; en 1903, de 16021, et en 1904, de 17287. Il suffit de rapprocher ces chiffres pour voir quelle gigantesque révolution le capitalisme a provoqué dans notre agriculture au cours des deux ou trois dernières décennies. Ce processus a d'ailleurs été considérablement accéléré grâce à la contribution des zemstvos. Au début de 1897 «11 zemstvos de province et 203 zemstvos de district» possédaient leur dépôt de machines agricoles, «avec un fonds de roulement total d'environ 1 million de roubles» (Messager des Finances, 1897, n° 21). Dans la province de Poltava, les dépôts de zemstvos ont réalisé les chiffres d'affaires suivants: 22600 roubles, en 1890, 94900 roubles, en 1892, et 210100 roubles, en 1895. En six ans, ils ont vendu 12600 charrues, 500 tarares et trieurs, 300 moissonneuses et 200 batteuses hippomobiles. «Les Cosaques et les paysans sont les principaux clients des dépôts de zemstvos. Ils ont acheté 70% des charrues et des batteuses hippomobiles. Par contre, ce sont essentiellement les propriétaires fonciers (et en particulier les gros propriétaires qui possèdent plus de 100 déciatines) qui achètent des semoirs et des moissonneuses» (Messager des Finances, 1897, n° 4).

D'après le compte rendu de la direction du zemstvo de la province d'Ekatérinoslav pour 1895, «les instruments agricoles perfectionnés se répandent dans cette province à un rythme extrêmement rapide», Ainsi, dans le district de Verkhnédniéprovsk on comptait:

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La direction du zemstvo de la province de Moscou établit que les paysans de cette province avaient en 1895 41210 charrues réparties entre 20,2% des foyers paysans (Messager des Finances, 1896, n° 31). Un calcul spécialement établi en 1896, dénombre dans la province de Tver 51266 charrues, soit 16,5% des foyers paysans. Dans le district de Tver il n'y avait en 1890 que 290 charrues, et en 1896 on comptait 5581 (Recueil de rens. stat. sur la province de Tver, t. XIII, fasc. 2, pp. 91, 94). On jugera par là de la rapidité avec laquelle la bourgeoisie paysanne affermit et améliore ses exploitations.

VIII. Le rôle des machines dans l'agriculture[modifier le wikicode]

Après avoir constaté que depuis l'abolition du servage, la fabrication des machines agricoles ainsi que leur emploi dans l'agriculture russe se sont développés à un rythme extrêmement rapide, il nous faut examiner maintenant la signification économique et sociale de ce fait. Nous avons exposé plus haut quels étaient les caractères économiques de l'agriculture chez le paysan et chez le gros propriétaire foncier. De cet exposé découlent deux thèses: d'une part, que le capitalisme est le facteur qui suscite et propage l'emploi des machines dans l'agriculture, d'autre part, que l'introduction des machines dans l'agriculture revêt un caractère capitaliste, c'est-à-dire qu'elle entraîne des rapports capitalistes qui ne cessent de se développer.

Arrêtons-nous à la première de ces thèses. Nous savons que le système d'exploitation fondé sur les prestations de travail et l'économie paysanne patriarcale qui s'y rattache reposent, par leur nature même, sur une technique routinière et sur le maintien des anciens modes de production. Dans la structure interne de ce régime économique il n'existe aucun facteur capable d'impulser la transformation de la technique. Bien au contraire: l'isolement des exploitations et leur repliement sur elles-mêmes, la misère et l'avilissement de la paysannerie dépendante excluent toute possibilité de perfectionnement. Indiquons notamment que la rémunération des prestations de travail est (comme nous l'avons constaté) très inférieure à la rémunération du travail salarié libre. Or, on sait que les bas salaires constituent un des plus grands obstacles à l'introduction des machines. En effet, nous constatons que ce n'est qu'après l'abolition du servage, avec le développement de l'économie marchande et du capitalisme, que le mouvement tendant à réformer la technique agricole a pris une certaine ampleur. Du fait de la concurrence créée par le capitalisme et de la dépendance de l'agriculture vis-à-vis du marché mondial, la transformation de la technique est devenue une nécessité que la baisse des prix du blé a encore accru[46].

Pour éclaircir la seconde thèse, il nous faut examiner séparément l'exploitation du paysan et celle du propriétaire foncier. Prenons un propriétaire foncier qui se rend acquéreur d'une machine ou d'un instrument perfectionné: il cesse d'utiliser le matériel du paysan (qui travaillait pour lui) pour utiliser son propre matériel; de la sorte il passe du système des prestations de travail au système capitaliste. On voit donc que la diffusion des machines agricoles entraîne l'éviction des prestations de travail par le capitalisme. Sans doute est-il possible qu'un propriétaire foncier, par exemple, loue un lot de terre à un paysan contre des prestations sous forme de travail à la journée avec la moissonneuse, la batteuse, etc., du propriétaire; mais il s'agit alors de prestations du deuxième groupe qui transforment le paysan en journalier. De telles «exceptions» ne font que confirmer la règle selon laquelle un propriétaire privé qui achète du matériel perfectionné transforme le paysan asservi («indépendant» selon la terminologie populiste) en ouvrier salarié, exactement de la même façon qu'un revendeur qui acquiert des moyens de production et distribue du travail à domicile, transforme le petit «koustar» asservi en ouvrier salarié. La paysannerie moyenne qui tire ses moyens de subsistance des prestations de travail, subit un rude coup du fait que le propriétaire foncier achète son propre matériel. Nous savons, en effet, que les prestations constituent le «métier auxiliaire» spécifique du paysan moyen, dont le matériel, par conséquent, fait partie intégrante non seulement de l'exploitation paysanne mais également de l'exploitation du gros propriétaire foncier[47]. C'est pourquoi la généralisation des machines agricoles et des instruments perfectionnés et l'expropriation de la paysannerie sont des phénomènes étroitement liés entre eux. La généralisation des instruments perfectionnés parmi les paysans joue exactement le même rôle. C'est là un point qui n'a guère besoin d'explication après ce qui a été exposé au chapitre précédent. L'emploi systématique des machines dans l'agriculture élimine le paysan «moyen» patriarcal aussi inexorablement que le métier à vapeur élimine le tisseur-artisan travaillant sur son métier à main.

Les résultats auxquels aboutit l'emploi des machines dans l'agriculture mettent en évidence toutes les caractéristiques du progrès capitaliste avec toutes les contradictions qui lui sont inhérentes, et de ce fait, ils confirment ce que nous venons de dire. Alors que jusqu'à nos jours, l'agriculture était restée presque complètement en marge du développement social, la productivité du travail agricole atteint grâce aux machines un niveau extrêmement élevé. Le seul fait que les machines sont de plus en plus employées dans l'agriculture suffit donc à invalider la thèse de monsieur N.-on selon laquelle la production du blé est «absolument stagnante» en Russie (page 32 des Essais) et «la productivité du travail a même baissé». Nous reviendrons d'ailleurs sur cette thèse que contredisent les faits établis mais qui était indispensable à monsieur N.-on pour son idéalisation du régime précapitaliste.

Poursuivons: l'emploi des machines entraîne une concentration de la production et l'application de la coopération capitaliste à l'agriculture. D'une part, en effet, l'acquisition de machines nécessite des capitaux importants et, de ce fait, elle n'est accessible qu'aux gros exploitants, d'autre part, la machine ne peut être amortie que si elle sert à traiter une grande quantité de produits. Avec les machines, l'élargissement de la production devient donc une nécessité. On voit par conséquent que l'emploi généralisé des moissonneuses, des batteuses à vapeur, etc., est l'indice d'une concentration de la production agricole. Et, effectivement, nous verrons par la suite que la Nouvelle-Russie, qui est une région où les machines sont particulièrement répandues, se distingue également par la grande étendue des exploitations. Notons seulement que suivant les formes de l'agriculture commerciale, la concentration agricole prend les aspects les plus variés (voir le chapitre suivant) et qu'il est erroné de n'en concevoir qu'une seule forme, à savoir l'extension des superficies ensemencées (comme le fait Monsieur N.-on). La concentration de la production agricole implique une vaste coopération des ouvriers. Nous avons déjà parlé de ce gros domaine où des centaines de moissonneuses sont utilisées simultanément pour la moisson. Or, nous dit Téziakov (l. c., 93) «il faut de 14 à 23 ouvriers et plus (la moitié de ces ouvriers sont des femmes ou des enfants, c'est-à-dire des semi-ouvriers) pour faire fonctionner une batteuse hippomobile qui marche avec 4 et 8 chevaux, et il faut de 50 à 70 ouvriers (pour la plupart des jeunes filles et garçons, de 12 à 17 ans, des semi-ouvriers) pour faire fonctionner les batteuses à vapeur de 8 à 10 ch que l'on trouve dans toutes les grosses exploitations» (de la province de Kherson). Et notre auteur de noter avec raison (page 151) que «les grosses exploitations qui emploient simultanément entre 500 et 1000 ouvriers peuvent être parfaitement assimilées à des entreprises industrielles[48]». Ainsi, pendant que les populistes nous expliquaient gravement que la «communauté» «pourrait facilement» introduire la coopération dans l'agriculture, la vie suivait son cours et le capitalisme, après avoir décomposé la communauté en groupes économiques aux intérêts opposés, créait des grosses exploitations reposant sur une vaste coopération des ouvriers salariés.

De ce qui précède, il est clair que les machines créent un marché intérieur pour le capitalisme: 1) un marché des moyens de production (des produits de l'industrie mécanique, minière, etc.); 2) un marché de la main-d'œuvre. Nous savons déjà que l'introduction des machines aboutit au remplacement du système des prestations par le travail salarié libre et à la formation d'exploitations paysannes employant de la main-d'œuvre salariée. Si les machines sont utilisées massivement, cela veut dire qu'il existe une masse de salariés agricoles. L'introduction du travail salarié et l'introduction des machines vont donc de pair. Mais, dans les contrées où le capitalisme agraire est le plus développé, ce processus en recoupe un autre qui est l'évincement de l'ouvrier salarié par la machine. D'une part, la formation d'une bourgeoisie paysanne et le passage des gros propriétaires du système des prestations au capitalisme créent une demande en ouvriers salariés. Mais, d'autre part, dans les exploitations qui sont basées depuis longtemps sur le travail salarié, la machine évince les ouvriers. Quel est le résultat de ces deux processus pour l'ensemble de la Russie? En définitive y a-t-il augmentation ou diminution du nombre des ouvriers agricoles salariés? Sur ce point, nous ne possédons pas de données d'ensemble précises. Cependant, il est hors de doute que jusqu'à présent ce nombre n'a cessé d'augmenter (voir le paragraphe suivant) et nous pensons qu'il continue encore à augmenter de nos jours[49]: premièrement les données indiquant que les ouvriers sont évincés par la machine n'existent que pour la Nouvelle-Russie. Dans les autres contrées d'agriculture capitaliste (région de la Baltique et de l'Ouest, régions frontières de l'Est, certaines provinces industrielles), personne n'a encore constaté que ce processus prenait de vastes proportions. D'autre part, il existe une immense région où les prestations prédominent encore, et où l'introduction des machines agricoles est en train de créer une demande en ouvriers salariés. Deuxièmement, au fur et à mesure que l'agriculture devient plus intensive (introduction des rhizocarpées, par exemple) les besoins en main-d'œuvre salariée augmentent dans des proportions considérables (voir chapitre IV). Certes, lorsque le développement capitaliste aura atteint un certain stade, c'est-à-dire, lorsque dans tout le pays l'agriculture sera entièrement organisée selon le mode capitaliste et que l'emploi des machines sera généralisé pour les opérations les plus diverses, le nombre des salariés agricoles devra diminuer (dans l'industrie nous aurons le phénomène inverse).

Pour ce qui est de la Nouvelle-Russie, les enquêteurs locaux y retrouvent les conséquences habituelles du capitalisme hautement évolué. Les machines évincent les ouvriers salariés et créent dans l'agriculture une armée de réserve capitaliste. «Dans la province de Kherson également, le temps où les salaires étaient extrêmement élevés est révolu. Les instruments agricoles sont de plus en plus répandus et cela provoque» (avec d'autres facteurs) «une basse systématique des prix de la main-d'œuvre» (souligné par l'auteur) ... «Grâce aux machines, les grosses exploitations cessent de dépendre des ouvriers[50],[51]. La demande en main-d'œuvre diminue et les ouvriers se trouvent placés dans une situation difficile» (Téziakov, l.c. 66-71). Dans son ouvrage Les ouvriers qui viennent se louer à la foire de Saint Nicolas au bourg de Kakhovka, province de Tauride, et le contrôle sanitaire auquel ils ont été soumis en 1895 (Kherson 1896), M. Koudriavtsev qui est, lui aussi, médecin de zemstvo, en arrive à des conclusions analogues: «Le prix de la main-d'œuvre ... ne cesse de diminuer et, parmi les ouvriers qui viennent à la foire, il y en a une proportion considérable qui ne trouve pas à s'employer et qui reste sans aucun gagne-pain, c'est-à-dire qu'il se crée ce qu'en terme d'économie on appelle une armée du travail de réserve, un excédent artificiel de population»(61). L'existence de cette armée de réserve a provoqué une baisse des prix du travail si considérable, qu'en 1895, «de nombreux propriétaires qui possédaient des machines ont préféré faire exécuter leur moisson à la main» (ibid., 66, Recueil des zemstvos de Kherson, août 1895). Aucun raisonnement ne pourrait montrer de façon plus nette et plus probante à quel point sont profondes les contradictions inhérentes à l'utilisation capitaliste des machines!

Par suite de l'emploi des machines, d'autre part, on a de plus en plus recours au travail des femmes et des enfants. D'une façon générale, il s'est établi parmi les ouvriers travaillant dans l'agriculture capitaliste une certaine hiérarchie qui rappelle énormément la hiérarchie existant parmi les ouvriers d'usine. Ainsi, dans les faire-valoir du Sud de la Russie on distingue: a) les ouvriers entiers. Ce sont les adultes du sexe masculin capables d'exécuter tous les travaux; b) les semi-ouvriers. Ce sont les femmes et les hommes de moins de 20 ans. Ils se divisent en deux catégories: aa) les semi-ouvriers proprement dits (de 12-13 à 15-16 ans); bb) les semi-ouvriers de grande force; en terme d'économie, chacun d'entre eux représentent «les 3/4 d'un ouvrier»[52]. Ils ont de 16 à 20 ans et, à l'exception du fauchage, ils peuvent faire les mêmes travaux que les ouvriers entiers. Il y a enfin c) les semi-ouvriers, qui sont d'une petite aide. Ce sont les enfants de 8 à 14 ans. Ils exercent les fonctions de porchers, de vachers, de sarcleurs et d'aiguillonneurs à la charrue. Souvent ils ne reçoivent pour tout salaire que la nourriture et le vêtement. Les instruments agricoles «dévaluent le travail de l'ouvrier entier» et permettent de lui substituer le travail moins onéreux des femmes et des adolescents. Les données statistiques concernant les ouvriers venus d'ailleurs confirment que la main-d'œuvre masculine est en train d'être évincée par la main-d'œuvre féminine, alors qu'en 1890, les femmes ne représentaient que 12,7% du nombre total des ouvriers enregistrés dans le bourg de Kakhovka et dans la ville de Kherson, en 1894, elles représentaient 18,2% des ouvriers de toute la province (10239 sur 56464) et, en 1895, 25,6% (13474 sur 48753). Quant aux enfants, il y en avait 0,7% (de 10 à 14 ans) en 1893, et 1,69% (de 7 à 14 ans) en 1895. Les enfants représentent 10,6% des ouvriers indigènes employés dans les faire-valoir de district d'Elisavetgrad, province de Kherson (ibid.).

Les machines provoquent une intensification du travail des ouvriers. C'est ainsi que le type de moissonneuse le plus répandu (où le blé est rejeté à la main) demande un tel effort à l'ouvrier qu'elle a reçu les noms de «lobogreïka»[53] ou de «tchoubogreïka»[54] qui se passent de commentaire: dans cette machine, en effet, il n'y a pas d'appareil éjecteur et ce sont les ouvriers qui le remplacent (cf. Les forces productives, 1, 52). On retrouve la même intensification pour le travail à la batteuse. Ici (comme partout), l'utilisation capitaliste des machines crée des conditions extrêmement favorables à l'allongement de la journée de travail. Le travail de nuit, jusqu'alors inconnu dans l'agriculture, fait son apparition. «Quand la récolte est bonne ... il y a certains domaines et de nombreuses exploitations paysannes où on travaille même la nuits (Téziakov, l. c., page 126) à la lumière artificielle, avec des torches (92). Enfin, l'emploi systématique des machines provoque des traumatismes chez les ouvriers agricoles et c'est naturellement parmi les jeunes filles et les enfants que les accidents sont les plus fréquents. Pendant la saison, par exemple, les hôpitaux et les dispensaires des zemstvos de la province de Kherson sont peuplés «presque uniquement d'accidentés du travail». Ils deviennent ainsi «des espèces d'ambulances de campagne recueillant les victimes qui, à tout instant, sont forcées de quitter les rangs de l'immense armée des ouvriers agricoles, victimes de l'action implacable et destructive des machines et des instruments» (ibid., 126). Les lésions causées par les machines agricoles ont déjà donné naissance à toute une littérature médicale spécialisée. Des propositions sont faites, tendant à réglementer l'emploi des machines (ibid.). Avec la mécanisation, le contrôle social et la réglementation du travail deviennent, dans l'agriculture comme dans l'industrie, une nécessité impérieuse. Nous reviendrons plus loin sur les tentatives qui ont été faites pour introduire un tel contrôle.

Pour terminer, nous devons noter que sur le problème de l'emploi des machines dans l'agriculture, les populistes font preuve d'une extrême inconséquence. Reconnaître que l'emploi de machines a un caractère avantageux et progressiste, défendre toutes les mesures qui tendent à développer et à faciliter cet emploi tout en refusant d'admettre que dans l'agriculture russe les machines sont utilisées selon le mode capitaliste, c'est glisser à la conception des agrariens, gros et petits. Or, c'est précisément ce que font nos populistes; sans même essayer d'analyser à quels types se rattachent les gros domaines et les exploitations paysannes qui utilisent les machines et les instruments agricoles perfectionnés, ils veulent ignorer le caractère capitaliste de cette utilisation. M. V. V. se fâche contre M. Tcherniaïev qu'il traite de «représentant de la technique capitaliste» (Les courants progressistes, p. 11) comme si c'était la faute de ce dernier ou de quelques fonctionnaires du ministère de l'Agriculture si, en Russie, les machines sont utilisées selon le mode capitaliste! Quant à M. N.-on qui nous avait pourtant promis, et avec quelle emphase, de s'«en tenir aux faits» (Essais, XIV), il a préféré passer sous silence le fait que c'est précisément grâce au capitalisme que l'emploi des machines a pu se développer dans notre agriculture; il est allé jusqu'à inventer une curieuse théorie selon laquelle les échanges provoquent une baisse de la productivité du travail agricole (page 74). Cette théorie est parfaitement arbitraire et ne repose sur aucune donnée. Il n'est donc pas possible, ni utile de la critiquer. Aussi nous bornerons-nous à citer un petit échantillon des raisonnements de M. N.-on. «Si, chez nous, la productivité du travail avait doublé, nous paierions le tchetvert[55] de blé 6 roubles au lieu de 12, et voilà tout» (p. 234). Mais non, Monsieur l'économiste distingué, c'est loin d'être tout. «Chez nous» (comme dans toute société basée sur l'économie marchande), ce sont des propriétaires isolés qui entreprennent d'élever le niveau de la technique et les autres les suivent peu à peu. «Chez nous», seuls les entrepreneurs ruraux ont la possibilité d'améliorer la technique. «Chez nous», ce progrès des entrepreneurs, petits et grands, est étroitement lié à la ruine de la paysannerie et à là formation d'un prolétariat rural. C'est pourquoi, si la technique élevée que l'on trouve dans les exploitations des entrepreneurs était devenue socialement nécessaire (c'est à cette seule condition que les prix diminueraient de moitié), cela voudrait dire que la quasi totalité de l'agriculture est passée entre les mains des capitalistes, que des millions de paysans sont définitivement prolétarisés, que la population non agricole s'est prodigieusement accrue et que les fabriques se sont considérablement développées. (Pour qu'en Russie la productivité du travail agricole passe du simple au double, il faudrait que l'industrie mécanique, l'industrie minière, l'industrie des transports à vapeur se développent dans des proportions considérables; il faudrait construire une masse de bâtiments d'exploitation agricoles d'un type nouveau, une masse de magasins, de dépôts, de canaux, etc.) Sur ce point, M. N.-on ne fait que reprendre la petite erreur que l'on trouve dans tous ses raisonnements: il saute par-dessus les étapes successives que le développement capitaliste doit nécessairement parcourir, par-dessus les transformations économiques et sociales si complexes qui accompagnent nécessairement ce développement, et puis il vient se lamenter sur les dangers d'un «bouleversement» capitaliste.

IX. Le travail salarié dans l'agriculture[modifier le wikicode]

Passons maintenant au principal facteur du capitalisme agraire, à l'emploi du travail salarié libre qui est une des caractéristiques du régime économique de l'époque qui a suivi l'abolition du servage. C'est dans les provinces du Sud et de l'Est de la Russie d'Europe ou se manifeste cette migration massive des salariés agricoles connue sous le nom d'«exode rural» que le travail salarié a connu le plus grand développement. C'est pourquoi, avant de nous arrêter aux données qui portent sur l'ensemble de la Russie, nous examinerons les données relatives à cette région qui constitue la place forte du capitalisme agraire russe.

Il y a déjà longtemps que nos publications signalent ces immenses migrations de paysans en quête d'un travail salarié. Déjà Flérovski en parle (La situation de la classe ouvrière en Russie, Saint-Pétersbourg, 1869) et cherche à déterminer quelle est leur importance relative selon les provinces. En 1875, M. Tchaslavski dresse un inventaire général des «métiers agricoles exercés en dehors des lieux de résidence» (Recueil des connaissances politiques, t. II) et indique leur portée véritable («il s'est formé ... une sorte de population semi-nomade... quelque chose comme de futurs salariés agricoles»). En 1887, M. Raspopine fait un relevé des statistiques de zemstvo relatives à ce phénomène dans lequel il voit non pas un «gagne-pain» paysan mais le processus de formation d'une classe de salariés agricoles. Après 1890, enfin, paraissent les travaux de M. M. S. Korolenko, Roudnev, Téziakov, Koudriavtsev, Charkhovskoï qui permettent une étude beaucoup plus approfondie du problème.

La principale zone d'arrivée des salariés agricoles est constituée par les provinces de Bessarabie, de Kherson, de Tauride, d'Ekatérinoslav, du Don, de Samara, de Saratov (la partie méridionale) et d'Orenbourg. Nous nous en tenons à la Russie d'Europe, mais il faut noter que le mouvement s'étend de plus en plus (surtout ces derniers temps), et qu'il touche le Caucase du Nord, l'Oural, etc. Dans le chapitre suivant, nous rapporterons les données concernant l'agriculture capitaliste de cette région (région de culture céréalière commerciale) et nous indiquerons quelles sont les autres contrées où affluent les ouvriers agricoles. C'est essentiellement des provinces centrales des Terres Noires: Kazan, Simbirsk, Penza, Tambov, Riazan, Toula, Orel, Koursk, Voronèje, Kharkov, Poltava, Tchernigov, Kiev, Kaménetz-Podolsk et Vladimir-Volynskie[56] que partent les ouvriers agricoles. On voit par conséquent qu'ils quittent les régions les plus peuplées pour les moins peuplées qui sont en voie de colonisation; qu'ils abandonnent les contrées où le servage était le plus développé au profit de celles où il l'était le moins[57], qu'ils partent des endroits où le système des prestations est fort pour se rendre là où il est faible et où le capitalisme a atteint un haut niveau de développement. En d'autres termes, ils fuient le travail «demi-libre» pour aller à la recherche d'un travail libre. Il serait erroné de croire que cet exode se réduit à l'abandon des régions où la densité de population est élevée pour celles où la densité est faible. L'étude des migrations (M. S. Korolenko. 1. c.) a révélé, en effet, un fait original extrêmement important: dans plusieurs contrées, les départs sont tellement massifs qu'ils provoquent une pénurie de main-d'œuvre que viennent combler des ouvriers d'autres localités. Les migrations traduisent donc non seulement la tendance de la population à se répartir plus également sur un territoire donné, mais aussi la tendance des ouvriers à aller là où la vie est plus facile. Cette tendance, on la comprendra bien mieux si l'on se rappelle que dans la zone de départ, où règnent les prestations de travail, les salaires des ouvriers ruraux sont particulièrement bas, alors que dans la zone d'arrivée, où le capitalisme prédomine, ils sont infiniment plus élevés[58].

Quant à l'étendue de cet «exode rural», les seuls chiffres d'ensemble dont nous disposons sont ceux que nous fournit M. Korolenko dans l'ouvrage dont nous avons parlé. Selon M. Korolenko, il y a (relativement à la demande locale) un excédent de 6360000 ouvriers pour l'ensemble de la Russie d'Europe; dans les 15 provinces d'exode rural que nous avons citées, l'excédent est de 2137000, alors que dans les 8 provinces d'arrivée, il manque 2173000 ouvriers. Pour effectuer ses calculs, M. Korolenko a recours à des procédés qui ne sont pas toujours satisfaisants, tant s'en faut. Il n'en reste pas moins qu'approximativement ses conclusions générales (comme on le verra plus d'une fois par la suite) doivent être considérées comme justes; loin d'être exagéré, le nombre des ouvriers errants qu'il nous donne serait plutôt inférieur à la réalité. Il est certain que les 2 millions d'ouvriers qui se rendent dans le sud ne sont pas tous des ouvriers agricoles. M. Chakhovskoï, quant à lui, estime que les ouvriers d'industrie forment la moitié de ce nombre (l. c.), mais ses estimations sont parfaitement arbitraires. Premièrement, en effet, toutes les sources s'accordent pour reconnaître que ce sont essentiellement des ouvriers agricoles qui se rendent dans cette région. Deuxièmement, les ouvriers agricoles ne viennent pas uniquement des provinces que nous avons citées plus haut. D'ailleurs, M. Chakhovskoï nous donne lui-même un chiffre qui vient confirmer les calculs de M. Korolenko: il nous apprend en effet qu'en 1891, on a délivré dans 11 provinces des Terres Noires (faisant partie de la région d'exode rural que nous avons délimitée ci-dessus) 2000703 passeports et permis de départ (1. c., page 24). Or, selon les estimations de M. Korolenko, ces provinces ne fournissent que 1745913 ouvriers. On voit donc que les chiffres de M. Korolenko ne sont absolument pas exagérés et que le nombre des ouvriers agricoles errants en Russie doit, de toute évidence, être supérieur à 2000000[59]. Le fait qu'il y ait une telle masse de «paysans» qui abandonnent leur maison et leur lot de terre (quand ils en ont) met en évidence le caractère gigantesque du processus de transformation des petits agriculteurs en prolétaires ruraux et montre de la façon la plus claire à quel point est énorme la demande en main-d'œuvre du capitalisme agraire grandissant.

La question qui se pose maintenant est la suivante: quel est le nombre total des salariés agricoles, errants et fixes, en Russie d'Europe. A notre connaissance, l'ouvrage de M. Roudnev sur «Les métiers auxiliaires des paysans de la Russie d'Europe» (Recueil du zemstvo de Saratov, 1894, n° 6 et II) constitue la seule tentative qui ait été faite pour répondre à cette question. Cet ouvrage remarquable donne un relevé de la statistique des zemstvos pour 148 districts de 19 provinces de la Russie d'Europe. Sur 5129863 travailleurs du sexe masculin en âge de travailler (de 18 à 60 ans), on en compte 2793122, soit 55%, qui exercent une «activité annexe»[60]. Dans la rubrique des "activités agricoles annexes», M. Roudnev fait entrer uniquement les travaux agricoles salariés (ouvriers, journaliers, bergers, vachers, etc.). Après avoir déterminé la part des ouvriers agricoles dans le total des hommes en âge de travailler dans les différentes provinces et régions de Russie, l'auteur en arrive à conclure que dans la zone des Terres Noires environ 25% du nombre total des travailleurs du sexe masculin sont employés à des travaux agricoles salariés et dans les autres zones il y en a près de 10%. Cela nous donne 3395000 ouvriers agricoles pour la Russie d'Europe ou 3 millions et 1/2 en chiffre rond (soit 20% des hommes en âge de travailler. Roudnev; l. c., page 448) et il ne faut pas oublier que la statistique - c'est M. Roudnev qui nous le déclare - "ne retient le travail à la journée ou les travaux agricoles à la pièce que lorsqu'ils constituent l'occupation principale de tel individu ou de telle famille» (l. c., p. 446)[61].

Le chiffre de M. Roudnev doit donc être considéré comme un chiffre minimum. Premièrement, en effet, les données qui nous sont fournies par les recensements des zemstvos se rapportent aux années 80, parfois même aux années 70 et ont plus ou moins vieilli. Deuxièmement, ce pourcentage des ouvriers agricoles a été établi sans tenir compte des régions de la Baltique et de l'Ouest où le capitalisme agraire est très développé. Mais, faute d'autres données, force nous est d'adopter ce chiffre de 3500000.

D'ores et déjà, il y a donc un cinquième des paysans qui se trouvent dans une situation telle que pour eux, le travail salarié chez les paysans aisés ou chez les gros propriétaires fonciers constitue l'«occupation essentielle». Ici, nous pouvons discerner un premier groupe de patrons ayant besoin de la force de travail du prolétariat rural: ce sont les entrepreneurs ruraux qui emploient la moitié environ du groupe inférieur de la paysannerie. On voit par conséquent, que la formation d'une classe d'entrepreneurs ruraux et l'extension du groupe inférieur de la "paysannerie», c'est-à-dire l'augmentation du nombre des prolétaires ruraux; sont deux phénomènes totalement interdépendants. Parmi ces entrepreneurs ruraux, une place importante revient à la bourgeoisie paysanne; c'est ainsi, par exemple, que dans 9 districts de la province de Voronèje, 43,4% des salariés agricoles sont employés par des paysans (Roudnev, 434). Si on prenait ce pourcentage comme norme pour l'appliquer à tous les salariés agricoles et à l'ensemble de la Russie; on verrait que le nombre d'ouvriers agricoles que demande la bourgeoisie paysanne s'élève à 1500000. Au sein d'une seule et même "paysannerie» il y a donc en même temps des millions d'ouvriers qui sont jetés sur le marché à la recherche d'un employeur, et une énorme demande en ouvriers salariés.

X. Le rôle du travail salarié libre dans l'agriculture[modifier le wikicode]

Il nous faut maintenant essayer de montrer quels sont les caractères fondamentaux des nouveaux rapports sociaux qui sont en train de s'établir dans l'agriculture par suite de l'utilisation du travail salarié, et d'indiquer la signification de ces rapports. Les ouvriers agricoles qui affluent en masse dans le sud appartiennent aux couches les plus pauvres de la paysannerie. C' est ainsi que 70% de ceux qui se rendent dans la province de Kherson n'ont pas les moyens d'acheter un billet de chemin de fer et font le trajet à pied. "Ils marchent pendant des centaines et des milliers de verstes le long des voies ferrées et des fleuves navigables, d'où ils peuvent admirer les trains filant à toute vitesse et l'allure élégante des bateaux à vapeur...» (Téziakov, 35). Ils partent avec environ deux roubles en poche[62]; il arrive souvent qu'ils n'aient même pas assez d'argent pour payer le prix d'un passeport et qu'ils prennent un permis de départ valable un mois qui leur revient à 10 kopecks. Le voyage dure 10 à 12 jours, et dans ces longs trajets, leurs pieds enflent, se couvrent de callosités et d'écorchures (parfois ils vont pieds nus dans la boue glacée du printemps). Un dixième environ des ouvriers voyage sur des barges (grandes barques de planches, pouvant transporter de 50 à 80 personnes, et qui, d'ordinaire, sont chargées au maximum). Les travaux de la commission officielle (Zvéguintsev)[63] signalent l'extrême danger de ce mode de transport: "Il ne se passe pas d'année sans qu'une ou plusieurs de ces barges surchargées ne coule avec ses occupants» (ibid., 34). L'immense majorité des ouvriers possèdent un lot concédé, mais celui-ci est absolument infime. «La vérité, remarque avec raison M. Téziakov, c'est que ces milliers d'ouvriers agricoles sont tous des prolétaires ruraux sans terre et que maintenant leur existence dépend entièrement d'un gagne-pain extérieur... Le nombre des paysans qui sont dépossédés de leur terre augmente avec rapidité et, simultanément, le prolétariat rural s'accroît»(77). Le nombre des ouvriers novices qui partent s'embaucher pour la première fois vient confirmer de façon éclatante la rapidité de cet accroissement. En règle générale, en effet, ces novices représentent 30% des ouvriers. Entre autres choses, ce chiffre donne une idée de la rapidité du processus de formation de cadres d'ouvriers agricoles permanents.

Par suite de ce déplacement massif d'ouvriers, il s'est créé des formes particulières d'embauche qui sont caractéristiques du capitalisme hautement développé. Dans le Sud et le Sud-Est de la Russie se sont formés de nombreux marchés de main-d'œuvre qui réunissent des milliers d'ouvriers et où se rendent les employeurs. Ces marchés se tiennent le plus souvent dans les villes, les centres industriels, les bourgs commerçants, les foires. Le caractère industriel des centres attire surtout les ouvriers qui se louent volontiers pour des travaux non agricoles. Pour la province de Kiev, ces marchés de main-d'œuvre ont lieu dans les bourgs de Chpola et Sméla (gros centres sucriers) ainsi que dans la vile de Biélaïa Tserkov. Pour la province de Kherson, ils se tiennent dans les bourgs commerçants (Novooukraïnka, Birzoula, Mostovoïé, où, le dimanche, on voit se rassembler plus de 9000 ouvriers, et beaucoup d'autres bourgades), des stations de chemin de fer (Znamenka, Dolinskaïa, etc.) et des villes (Elisavetgrad, Bobrinetz, Voznessensk, Odessa, etc.). L'été, il y a également des habitants d'Odessa, manœuvres et "cadets» (c'est la dénomination locale des vagabonds) qui viennent se louer pour des travaux agricoles. A Odessa, l'embauche des ouvriers agricoles se fait sur place de Séréda (ou Kossarka). «Les ouvriers affluent à Odessa sans s'arrêter aux autres marchés, car ils ont l'espoir que dans cette ville ils trouveront de meilleurs salaires» (Téziakov, 58). Le bourg de Krivoï Reg est un grand marché d'embauche pour les travaux des champs et les mines. Pour la province de Tauride, il faut citer la localité de Kakhovka. Jadis s'y réunissaient jusqu'à 40000 ouvriers. Au cours des années 90, ce nombre était de 20 à 30000, et de nos jours, si on en juge par certaines données, il a encore baissé. Dans la province de Bessarabie, il convient de mentionner la ville d'Akkerman; dans celle d'Ekatérinoslav, la ville du même nom, et la gare ferroviaire de Losovaïa; dans la province du Don, Rostov-sur-le-Don, où près de 150000 ouvriers passent chaque année. Dans le Caucase du Nord, les villes d'Ekatérinodar et de Novorossiisk, la gare de Tikhoretskaïa, etc. Dans la province de Samara, le bourg de Pokrovskoïé (en face de Saratov), le village de Balakovo, etc. Dans la province de Saratov, les villes de Khvalynsk et de Volsk. Dans la province de Simbirsk, la ville de Syzran. Dans les régions périphériques, la combinaison «agriculture-activités auxiliaires», c'est-à-dire la combinaison du travail salarié agricole et non agricole a donc pris, à cause du capitalisme, une forme nouvelle. Cette combinaison ne peut se pratiquer sur une large échelle qu'au dernier stade, au stade supérieur du capitalisme, à l'époque de la grande industrie mécanique, qui réduit le rôle de l'art, du «métier», facilite le passage d'un travail à un autre et nivelle les formes d'embauche[64].

En effet, les formes d'embauche que nous trouvons dans cette région sont extrêmement originales et tout à fait caractéristiques d'une agriculture capitaliste. Toutes les formes semi-patriarcales et semi-serviles du travail salarié qui sont si fréquentes dans la zone centrale des Terres Noires disparaissent ici. Il ne reste que des rapports d'employeurs à employés, des transactions d'achat et de vente de la force de travail. Comme toujours lorsque les rapports capitalistes sont développés, c'est le travail salarié à la journée ou à la semaine qui a la préférence des ouvriers car il leur permet de fixer les salaires d'une façon qui correspond mieux à la demande en main-d'œuvre. «Autour de chaque marché, jusqu'à environ 40 verstes à la ronde, les prix sont fixés avec une précision mathématique et il est très difficile aux entrepreneurs de les faire baisser, car un paysan venu d'ailleurs préfère attendre au marché ou poursuivre sa route plutôt que d'accepter un salaire moins élevé» (Chakhovskoï, 104). Les prix du travail connaissent de fortes oscillations qui provoquent naturellement de multiples violations de contrats. Les entrepreneurs prétendent généralement que ces violations sont unilatérales, mais il n'en est rien: «il y a entente de part et d'autre»; les ouvriers se concertent pour demander plus, les entrepreneurs pour donner moins (ibid., page 107)[65]. L'«impitoyable argent comptant» domine ouvertement les rapports entre classes. Pour s'en rendre compte, il suffit de citer le fait suivant: «Les entrepreneurs expérimentés» savent que les ouvriers "ne cèdent» que lorsqu'ils ont épuisé leurs provisions de bouche. «C'est ainsi, qu'on a pu entendre un patron raconter que lorsqu'il venait au marché pour embaucher du personnel ... , il commençait par passer entre les rangs des ouvriers et par tâter leurs sacs avec sa canne (sic) : quand il y avait du pain, il ne leur adressait même pas la parole. Il quittait le marché, «il ne revenait que lorsque les sacs étaient vides» (d'après le Selski Vestnik, 1890, n° 15, ibid., 107-108).

Comme dans tout régime capitaliste développé, l'oppression du petit capital est particulièrement dure pour les ouvriers. Par intérêt commercial[66],[67] un gros entrepreneur renonce aux petites vexations qui lui rapportent peu de bénéfices et qui, en revanche, peuvent lui porter de gros préjudices en cas de conflit. C'est pourquoi les gros patrons (ceux qui embauchent de 300 à 800 ouvriers) s'efforcent de ne pas renvoyer leurs ouvriers au bout d'une semaine et fixent eux-mêmes les prix conformément à la demande en travail. Il y en a même qui adoptent le système suivant: quand on observe une hausse des prix du travail dans les environs, les salaires de leurs ouvriers sont augmentés. Grâce à ces augmentations, ils obtiennent un travail de meilleure qualité et ils évitent les conflits, ce qui, comme le confirment tous les témoignages, compense largement la dépense supplémentaire (ibid., 130-132; 104). Pour un petit patron, en revanche, "il n'y a pas de petit profit». "Les paysans-fermiers et les colons allemands se choisissent leurs ouvriers. Ils les payent 15 à 20% plus cher, mais ils les font travailler au moins deux fois plus» (ibid., 116). Chez ces patrons, les jeunes fille, comme elles le disent elles-mêmes, "ne font pas la différence entre le jour et la nuit». Quand un colon embauche des faucheurs, il charge ses fils d'accélérer la cadence du travail en les plaçant à tour de rôle au dernier rang de la file. Grâce à ce système, les fils du patron peuvent se relayer trois fois par jour et arrivent frais et dispos pour presser les ouvriers. «C'est pourquoi il est facile de reconnaître à leur mine exténuée les ouvriers qui ont travaillé chez des colons allemands. En général d'ailleurs, ces derniers et les fermiers évitent d'embaucher les ouvriers qui ont déjà travaillé dans les grands domaines, «Vous ne tiendrez pas chez nous», leur disent-ils franchement» (ibid.)[68].

Du fait qu'elle provoque d'énormes concentrations d'ouvriers, qu'elle transforme les modes de production, qu'elle arrache tous les oripeaux traditionnels et patriarcaux qui masquaient les rapports entre classes, la grande industrie mécanique attire, immanquablement, l'attention de la société sur ces rapports et suscite inévitablement des tentatives visant à établir un contrôle et une réglementation sociale. L'inspection des fabriques est une manifestation particulièrement spectaculaire de ce phénomène que l'on commence maintenant à observer dans l'agriculture capitaliste russe, précisément dans la région où cette agriculture est le plus développée. Dans la province de Kherson, la question de la situation sanitaire des ouvriers a été posée dès 1875, au IIe congrès des médecins de zemstvos de cette province, puis remise sur le tapis en 1888. En 1889, un programme d'étude de cette situation a été mis au point. Si incomplète qu'elle ait été, l'enquête sanitaire de 1889-1890 a soulevé un coin du voile qui dissimulait les conditions de travail existant au fond des campagnes. C'est ainsi, par exemple, qu'elle a établi les faits suivants: dans la majorité des cas, il n'existe pas de logement pour les ouvriers; quand il y a des casernes, elles sont absolument antihygiéniques, et "il n'est pas rare» de rencontrer des huttes de terre: les bergers, par exemple, y vivent et ils ont à souffrir de l'humidité, du manque d'air et de place, du froid et de l'obscurité. La nourriture des ouvriers est très souvent insuffisante. La journée de travail dure de 12 heures et demie à 15 heures, c'est-à-dire beaucoup plus longtemps que dans la grande industrie (11 à 12 heures). Les interruptions de travail sont "exceptionnelles» même pendant les plus fortes chaleurs, et les maladies cérébrales sont fréquentes. L'emploi des machines provoque la division des professions et les maladies professionnelles. Pour faire fonctionner une batteuse, par exemple, il faut des ouvriers qui jettent les gerbes dans le cylindre (travail extrêmement dangereux et difficile, car le cylindre rejette une poussière très épaisse), des ouvriers qui font passer les gerbes et dont la tâche est si pénible qu'ils doivent être relevés toutes les 1 ou 2 heures, des femmes qui ramassent la balle que des enfants mettent immédiatement de côté, et de 3 à 5 ouvriers qui édifient les meules. Il est probable qu'il y a plus de 200000 batteurs dans la province (Téziakov, 94)[69]. A propos des conditions sanitaires du travail agricole, M. Téziakov tire les conclusions suivantes: «Les anciens estimaient que le travail des champs était «la plus agréable et la plus saine des occupations». Mais aujourd'hui, l'esprit capitaliste domine l'agriculture et une telle opinion n'est guère défendable. Bien loin de s'être améliorées, depuis que les machines ont fait irruption dans l'économie rurale, les conditions sanitaires du travail agricole ont empiré. Les machines ont introduit dans l'économie rurale les maladies professionnelles et une masse de lésions traumatiques sérieuses.»(94)

Les enquêtes sanitaires ont eu le résultat suivant: après la famine et l'épidémie de choléra, des tentatives ont été faites pour mettre sur pied des centres médicaux et de ravitaillement, chargées d'enregistrer les ouvriers, d'organiser la surveillance médicale, et préparer des repas bon marché. Si peu étendue que soit cette organisation, si modestes que soient les résultats auxquels elle est parvenue, si précaire que soit son existences[70] elle n'en constitue pas moins un fait historique extrêmement important qui montre bien quelles sont les tendances du capitalisme dans l'agriculture. A partir des données recueillies par des médecins, il fut proposé au congrès des médecins de la province de Kherson de reconnaître l'importance des centres médicaux et de ravitaillement, la nécessité d'améliorer leurs conditions sanitaires, de leur donner des attributions plus larges et d'en faire des sortes de bourses du travail où les ouvriers pourraient s'informer des prix de la main-d'œuvre et de leurs fluctuations, d'étendre le contrôle sanitaire à toutes les exploitations plus ou moins importantes qui emploient de nombreux ouvriers, «comme cela se pratique pour les entreprises industrielles» (p. 155), de publier des règlements sur l'emploi des machines agricoles et l'enregistrement des accidents, de poser la question du droit des ouvriers à l'assurance et celles de la réduction des prix et de l'amélioration de transports à vapeur. Le Ve congrès des médecins de Russie a décidé d'appeler l'attention des zemstvos intéressés sur l'œuvre réalisée par le zemstvo de Kherson pour l'organisation de la surveillance médicale et sanitaire.

Pour conclure, revenons encore une fois aux économistes populistes. Nous savons déjà qu'ils idéalisent les prestations de travail et refusent d'admettre que, comparativement à ces prestations, le capitalisme représente un progrès. Ajoutons à cela que tout en ayant de la sympathie pour les "gagne-pain» quand ils sont exercés sur place, ils considèrent l'«exode» des ouvriers comme un phénomène négatif. Voici par exemple comment cette opinion courante parmi eux est exprimée par M. N.-on: «Les paysans... partent chercher du travail ... On peut se demander si économiquement cet exode est profitable, non pas pour chaque paysan pris individuellement mais pour l'ensemble de la paysannerie, considérée sous l'angle de l'économie nationale ... Nous nous proposons de montrer que du point de vue économique, il est désavantageux d'émigrer tous les ans Dieu sait où, pour tout l'été, alors que sur place, il semble que les occupations ne doivent pas manquer ... (23-24).

Contrairement à la théorie populiste, nous affirmons, quant à nous, que les migrations procurent non seulement des avantages "purement économiques» aux ouvriers pris individuellement, mais que, dans l'ensemble, elles doivent être considérées comme un phénomène progressiste; nous affirmons que l'opinion publique ne doit pas chercher à obtenir le remplacement des «petits métiers exercés en dehors du lieu de résidence par des occupations trouvées sur place» mais qu'elle doit au contraire lutter pour 1a suppression de toutes les entraves qui font obstacle à l'exode, pour que cet exode soit facilité, pour une diminution des prix des transports et l'amélioration des conditions de transports des ouvriers. Nous fondons notre prise de position sur les arguments suivants: 1) Les migrations procurent des avantages «purement économiques» aux ouvriers, parce qu'ils se rendent dans des lieux où les salaires sont plus élevés et où ils peuvent vendre leur force de travail à meilleur prix. Si simple que soit cette considération, elle est trop souvent oubliée par les gens qui aiment juger les choses d'un point de vue supérieur, qu'ils nous présentent comme un point de vue «économico-national». 2) Les «migrations» provoquent la destruction des formes serviles du salariat et les prestations de travail. Rappelons, par exemple, qu'autrefois, quand l'exode était peu développé, les propriétaires fonciers (et les autres patrons) du Sud avaient volontiers recours au procédé suivant pour embaucher du personnel: ils envoyaient dans les provinces du Nord leurs intendants qui engageaient ( par l'intermédiaire des autorités rurales) des paysans ayant des arriérés d'impôts, à des conditions très désavantageuses pour ces derniers[71]. Les patrons avaient donc une entière liberté de concurrence alors que les ouvriers n'en avaient aucune. Nous savons que les paysans sont prêts à aller travailler jusque dans les mines pour fuir les prestations de travail et la servitude.

Il n'est donc pas étonnant que sur le problème des "migrations», nos agrariens défendent une position semblable à celle des populistes. Prenez M. Korolenko par exemple. Après avoir cité dans son livre l'opinion de toute une série de gros propriétaires fonciers hostiles à l'exode, il cite une masse d'«arguments» contre les «petites industries exercées en dehors du lieu de résidence». Selon lui, ces occupations seraient génératrices de «débauche», de «violence», d'«ivrognerie», de «manque de conscience», elles traduiraient une «tendance à s'affranchir de la famille et de la surveillance des parents», un «désir de distractions et de vie plus facile». Et finalement, il nous donne cet argument particulièrement intéressant: "Si, comme dit le proverbe, pierre qui roule n'amasse pas mousse, un paysan qui reste sur place acquerra nécessairement du bien, auquel il s'attachera» (l.c., page 84). Ce proverbe est cité à bon escient: il montre admirablement quels effets provoque le fait d'être attaché à la terre. Nous avons vu que dans certaines provinces, les départs étaient «trop» massifs et qu'ils étaient compensés par l'arrivée d'ouvriers venus d'autres provinces; ce fait mécontente particulièrement M. Korolenko. Il note que ce phénomène s'observe, par exemple, dans la province de Voronèje et il nous en indique une des causes, à savoir que dans cette province, il y a un grand nombre de paysans qui ont reçu un lot en donation. «Il est évident que la situation matérielle de ces paysans est relativement inférieure et que leur patrimoine est trop insignifiant pour qu'ils craignent de le perdre. Il leur arrive donc très souvent de ne pas tenir leurs engagements et, d'une façon générale, ils s'en vont d'un cœur léger vers d'autres provinces, même quand ils ont la possibilité de trouver dans leur localité un gagne-pain suffisant». «Ces paysans, peu attachés (sic) à leur lot de terre insuffisant n'ont parfois même pas de matériel. Aussi leur est-il extrêmement facile d'abandonner leur maison et de partir chercher fortune loin de leur village, sans se soucier des gagne-pain qu'ils pourraient trouver sur place, ni même parfois de remplir les engagements qu'ils ont pris, car ils ne possèdent rien que l'on puisse saisir» (ibid.).

«Peu attachés» ! Voilà le vrai mot.

Ce mot devrait faire refléchir ceux qui dissertent sur le désavantage des «migrations» et sur la supériorité des occupations trouvées «sous la main»[72].

Les «migrations» permettent à la population de devenir mobile. Elles sont l'un des principaux facteurs qui empêchent les paysans «d'amasser mousse», cette mousse qui s'est accumulée sur eux au cours de l'histoire et qui n'est que trop épaisse. Tant que la population n'est pas mobile, aucun progrès n'est possible et il serait naïf de croire qu'une école rurale puisse donner aux gens ce que leur donne la connaissance directe des rapports et des régimes divers qu'ils acquièrent dans le Sud et le Nord, dans l'agriculture et dans l'industrie, dans la capitale et dans les trous perdus.

  1. Les six premiers paragraphes de ce chapitre furent d'abord publiés sons forme d'article dans la revue Natchalon° 3, mars 1899 (pages 96-117) sous le titre «L'évincement de l'économie fondée sur la corvée et son remplacement par l'économie capitaliste dans l'agriculture russe contemporaines. L'article était accompagné d'une note de la rédaction indiquant qu'il s'agissait d'un fragment d'un grand travail sur le Développement du capitalisme en Russie. [N.E.]
  2. Cette structure économique est bien mise en relief par A. Engelhardt dans ses Lettres de la campagne (Saint-Pétersbourg 1885, pp. 556-557). Il indique très justement que l'économie féodale formait en quelque mesure un système régulier et achevé dont le propriétaire foncier était l'ordonnateur qui distribuait la terre aux paysans et les désignait pour telle ou telle tache.
  3. Contre Henry George, qui soutenait que l'expropriation du gros de la population est la grande, l'universelle cause de la misère et de l'oppression, Engels écrivait en 1887: «historiquement, cela n'est pas exact... Au moyen âge, ce n'était pas leur expropriation du sol mais bien plutôt leur appropriation au sol qui devint pour ces masses la source de l'oppression féodale. Le paysan conservait son morceau de terre, mais il était attaché comme serf ou vilain et contraint de fournir au seigneur un tribut en travail ou en produits.» (The condition of the working class in England in 1844. New York 1887. Préface, p. III,). (voir note suivante).
  4. Engels, La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Editions Sociales, Paris, 1961. p. 380. [N.E.]
  5. K. Marx, le Capital, livre III, tome III, Editions Sociales, Paris, 1960, p. 171. [N.E.]
  6. Les «terres enlevées" ("otrezki») sont celles que les gros propriétaires fonciers retirèrent aux paysans au moment de l'abolition du servage. [N.E.]
  7. Les paysans temporairement redevables étaient d'anciens serfs seigneuriaux qui même après l'abolition du servage en 1861 continuèrent à devoir certaines redevances (comme l'obrok ou la corvée) aux propriétaires pour pouvoir jouir de leur lot. Cette situation de «temporairement redevable» devait durer jusqu'à ce que les paysans soient devenus, avec l'accord des seigneurs, propriétaires de leurs lots contre rachat. Ce n'est qu'en 1881 que les gros propriétaires furent contraints d'accepter le rachat par un oukase qui prévoyait que les «rapports de dépendance» devaient prendre fin au 1er janvier 1883. [N.E.]
  8. Nous remplaçons maintenant le terme «corvée» par celui de «prestations de travail», cette dernière expression correspondant mieux aux rapports qui ont suivi l'abolition du servage et jouissant d'ores et déjà du droit de cité dans nos publications.
  9. Voici un exemple particulier: «Dans la partie sud du district d'Eletz (province d'Orel), écrit un correspondant du Département de l'Agriculture, on voit que dans les grands domaines, à côté du travail des ouvriers à l'année, une partie importante du sol est cultivée par des paysans en paiement de la terre qui leur est louée à bail. Les anciens serfs continuent à louer de la terre à leurs anciens maîtres et, en échange, ils labourent la terre de ces derniers. Les villages de ce genre portent, comme auparavant, le nom de «corvée» de tel ou tel propriétaire» (S. Korolenko, Le travail salarié libre, etc., p. 118). Ou bien encore; «Sur mon domaine, écrit un autre propriétaire, tous les travaux sont exécutés par mes anciens paysans (8 villages, environ, 600 âmes) et ils reçoivent en échange un droit de pacage pour leurs bêtes ( 2000 à 2500 déciatines) ; seul le premier labour et l'ensemencement au semoir sont faits par des ouvriers à terme» (ibid., page 325. District de Kalouga).
  10. «La plupart des domaines sont exploités comme ceci: une partie de la terre, si insignifiante qu'elle soit, est mise en valeur par les propriétaires avec leur propre matériel, à l'aide d'ouvriers à l'année» ou autres, «tout le reste est cédé aux paysans pour être cultivé soit à moitié fruit», soit en échange de terre, soit pour de l'argent (Le travail salarié libre, ibid., p. 96), «... Dans la plupart des domaines on pratique en même temps presque tous les modes ou du moins bien des modes du salariat» (c'est-à-dire, les modes d'«obtention de la main-d'oeuvre»). L'économie rurale et forestière de la Russie. Edition du Département de l'Agriculture pour l'exposition de Chicago. Saint-Pétersbourg 1893, p. 79.
  11. C'est en 1897 que Lénine reçut à Chasuchenskoïé le recueil sur l'Influence des récoltes et des prix du blé sur certains aspects de l'économie nationale russe (2 tomes). Ainsi qu'en témoignent les nombreuses notes que l'on peut lire sur les marges de son exemplaire, Lénine étudia soigneusement cet ouvrage. Lénine dénonce l'inconsistance de la méthode des «moyennes", adoptée par les populistes et qui masquent la décomposition de la paysannerie. Lénine vérifia soigneusement et utilisa les matériaux concrets fournis par le Recueil. C'est ainsi, par exemple, qu'à la page 153 du premier volume, il fit un relevé sur la répartition des divers systèmes d'exploitation (capitaliste, système de prestations et système mixte) dans les différentes provinces de la Russie. Ces matériaux figurent dans ce tableau avec quelques renseignements complémentaires empruntés à d'autres sources. [N.E.]
  12. Des cinquante provinces de la Russie d'Europe, nous avons retiré celles d'Arkhangelsk, de Vologda, d'Olonetz, de Viatka, de Perm, d'Orenbourg et d'Astrakhan. Dans ces provinces, en effet, la superficie des cultures des propriétés privées ne dépassait pas 562000 déciatines en 1883-1887, alors que pour l'ensemble de la Russie d'Europe, elle était de 16472000 déciatines. Le premier groupe comprend 3 provinces baltes, 4 provinces occidentales (Kovno, Vilno, Grodno et Minsk), 3 provinces du Sud-Ouest (Kiev, Vladimir-Volynski, Kaménetz-Podolsk), 5 provinces du sud (Kherson, Tauride, Bessarabie, Ekatérinoslav, Don), 1 province du sud-est (Saratov), ainsi que les provinces de Pétersbourg, de Moscou et de Iaroslavl. Le deuxième groupe comprend: Vitebsk, Moguilev, Smolensk, Kalouga, Voronèje, Poltava, Kharkov. Les autres provinces forment le troisième groupe. Pour plus de précision, il faudrait déduire des emblavures des propriétés privées celles qui appartiennent à des fermiers, mais les chiffres manquent. Notons que cette correction ne changerait probablement rien à notre conclusion sur la prédominance du système capitaliste, car dans la zone des Terres Noires une grande partie des labours privés est donnée à bail, et dans les provinces de cette zone, c'est le système des prestations de travail qui domine.
  13. Recueils de renseignements statistiques pour la province de Riazan.
  14. Engelhardt, l. c.
  15. La culture par cycle était une des formes de prestation de travail et de fermage asservissant employés par les gros propriétaires fonciers aux dépens des paysans dans la Russie d'après l'abolition du servage. Avec ce système de prestations le paysan devait cultiver avec son propre matériel et avec ses propres chevaux un cycle entier, c'est-à-dire une déciatine de blé d'hiver, une de blé de printemps et parfois une déciatine de prairie appartenant au propriétaire foncier. En échange, ce dernier lui donnait de l'argent ou lui accordait un prêt d'hiver ou lui louait une terre. [N.E.]
  16. Recueil de renseignements statistiques pour la province de Moscou, t. V. Fasc. 1. Moscou 1879, pp. 186-189. Nous indiquons les sources uniquement à titre d'exemple. Toutes les publications relatives aux exploitations paysannes et privées contiennent une foule d'indications de ce genre.
  17. Il faut noter que malgré leur prodigieuse diversité, toutes les prestations et toutes les sortes d'affermages en Russie, avec leurs taxes si variées se ramènent entièrement aux formes essentielles du régime précapitaliste en agriculture analysé par Marx au chapitre 47 du livre III du Capital. Au chapitre précédent, il a déjà été signalé que ces formes sont au nombre de trois: 1° la rente-prestations de travail; 2° la rente en produits ou rente en nature et 3° la rente-argent. Il est donc parfaitement naturel que Marx ait voulu se servir précisément des données russes pour illustrer la section de la rente agraire.
  18. D'après le Bilan de la statistique des zemstvos (t. II), les paysans prennent à bail contre argent 76% de toutes les terres qu'ils afferment; contre des prestations, 3 à 7% ; contre une part du produit, 13 à 17% et, enfin, contre un paiement mixte, 2 à 3% de terres.
  19. Cf. les exemples cités dans la note de la page 172. Avec l'exploitation par corvée, le propriétaire foncier donnait de la terre au paysan afin que celui-ci travaille pour le compte de son maître. En donnant la terre à bail contre prestations, le côté économique de l'affaire est évidement le même.
  20. Dans certaines provinces de la Russie, la skopchtchina était un fermage en nature qui provoquait la servitude du fermier. Celui-ci (levait en effet livrer au propriétaire une certaine partie de la récolte (la moitié et même davantage) et de plus, il était obligé de lui donner une partie de son travail sous forme de «prestation diverses. [N.E.]
  21. Le relevé des dernières données sur l'affermage (M. Karychcv dans l'Influence des récoltes, etc., t. I) a parfaitement confirmé que seul le besoin oblige les paysans à prendre de la terre en métayage ou contre prestations de travail, tandis que les paysans aisés préfèrent affermer contre argent (pp. 317-320), car le fermage en nature revient toujours infiniment plus cher que le fermage en argent (pp. 342-346). Cependant tous ces faits n'ont pas empêché M. Karychev de présenter les choses ainsi: «Le paysan pauvre... a la possibilité d'améliorer son alimentation en agrandissant quelque peu ses cultures sur la terre du propriétaire, à moitié fruit» (p. 321). Voilà à quelles idées saugrenues ces gens en arrivent avec leur sympathie préconçue pour l'«économie naturelle»! La preuve est faite que les fermages en nature reviennent plus chers que les fermages en argent; qu'ils sont une sorte de truck-system dans l'agriculture; qu'ils ruinent définitivement le paysan et le transforment en salarié agricole, et notre économiste parle d'une meilleure alimentation! Le métayage, voyez-vous, «aiderait» la «partie besogneuse... de la population rurale à obtenir» de la terre à ferme (p. 320). Ce que M. l'économiste appelle ici une «aide», c'est l'obtention de la terre à des conditions exécrables, transformant le paysan en salarié agricole! On se demande: où est donc la différence entre les populistes et les agrariens russes, qui ont toujours été et sont encore prêts à accorder «à la partie besogneuse de la population rurale» une «aide» de ce genre? Voici, à ce propos, un exemple intéressant: dans le district de Khotine, province de Bessarabie, le gain moyen d'un métayer est évalué à 60 kopecks par jour, celui du journalier, l'été, à 35-50 kopecks. «Il s'ensuit que le gain du métayer est tout de même supérieur à celui du salarié agricole» (p. 344; c'est M. Karychev qui souligne). Ce «tout de même» est bien caractéristique. Car, enfin, le métayer. à la différence du salarié agricole, a des frais d'exploitation. Il faut bien qu'il ait un cheval et un attelage. Pourquoi ces frais n'ont-ils pas été mis en ligne de compte? Si dans la province de Bessarabie le salaire journalier moyen est de 40 à 77 kopecks dans la saison d'été (1883-1887 et 1888-1892), le gain moyen d'un ouvrier avec son attelage est de 124 à 180 kopecks (1883-1887 et 1888-1892). Ne «s'ensuit-il» pas plutôt que le salarié agricole touche «tout de même» plus que le métayer? Le salaire journalier moyen (moyenne de l'année entière) de l'ouvrier sans cheval est évalué à 67 kopecks pour la province de Bessarabie en 1882-1891 (ibid., p. 178). (voir note suivante).
  22. Le Truck-system consiste à payer les salaires des ouvriers en marchandises et en produits des magasins de fabrique appartenant aux patrons. Au lieu de leur donner un salaire en argent, les patrons obligent les ouvriers à prendre dans leurs magasins des objets de consommation de basse qualité et d'un prix élevé. En Russie, ce système qui permet une exploitation renforcée des ouvriers était particulièrement répandu dans les régions d'industrie artisanale. [N.E.]
  23. Comment après cela ne pas qualifier de réactionnaire la critique du capitalisme que fait, par exemple, un populiste comme le prince Vassiltchikov? L'expression de «salarié libre», s'exclame-t-il pathétiquement, est contradictoire par elle-même, car le salariat suppose l'absence d'indépendance et l'absence d'indépendance exclut la «liberté». Le capitalisme met la dépendance libre à la place de la dépendance servile, voilà, bien entendu, ce qu'oublie notre seigneur populisant.
  24. L'expression est de M. Karychev, l. c. M. Karychev a eu tort de ne pas en conclure que le métayage «aide» à sortir du stade du travail «demi-libre».
  25. La Rousskaïa Pravda est le premier recueil écrit de lois et d'arrêtés du prince qui ait existé dans l'ancienne Russie du XIe et du Xlle siècle. Le but des articles de la Rousskaïa Pravda est de défendre la propriété et la vie des féodaux. Ils témoignent de la farouche lutte de classes qui opposait la paysannerie asservie de l'ancienne Russie à ses exploiteurs. Dans l'ancienne Russie du IXe au Xllle siècle, les smerdes étaient des paysans féodaux dépendants qui effectuaient des corvées dans les domaines du prince et des autres féodaux ecclésiastiques ou civils à qui ils payaient l'obrok. [N.E.]
  26. Voir la note n° 11 de la partie I du chapitre II (N. R.)
  27. Le recensement des chevaux effectué en 1893-1894 dans 48 provines a établi que leur nombre avait diminué de 9,6% et qu'il y avait 28321 propriétaires de chevaux en moins. Dans les provinces de Tambov, Voronèje, Koursk, Riazan, Orel, Toula et Nijni-Novgorod, le nombre des chevaux avait diminué de 21,2% entre 1888 et 1893. Dans les 7 autres provinces à tchernoziom, il avait diminué de 17% entre 1891 et 1893. En 1888-1891, il y avait dans 38 provinces de la Russie d'Europe 7922260 foyers paysans dont 5736436 possédaient des chevaux. En 1893-1894, le nombre total des foyers atteignait 8288987 et il n'y en avait plus que 5647233 qui possédaient des chevaux, soit une diminution de 89000. Le nombre des foyers sans cheval avait augmenté de 456000. Le pourcentage de ces foyers était passé de 27,6 à 31,9% (Statistiques de l'empire de Russie. XXXVII. St-Pétersbourg 1896). Nous avons vu plus haut que dans 48 provinces de la Russie d'Europe, le nombre des foyers sans cheval était passé de 2800000 en 1888-1891 à 3200000 en 1896-1900, soit de 27,3 à 29,2%. Dans les quatre provinces méridionales (Bessarabie, Ekatérinoslav, Tauride, Kherson), le nombre des foyers sans cheval est passé de 305 800 en 1896, à 341 600 en 1904, soit de 34,7 à 36,4%. (Note de fa 2e édition.)
  28. Cf. également S. Korolenko, Le travail salarié libre, etc., pp. 46-47, où, sur la base des recensements de chevaux de 1882 à 1888, des exemples sont cités, montrant que la diminution du nombre des chevaux chez les paysans s'accompagne d'un accroissement du nombre des chevaux chez les propriétaires privés.
  29. Voir chapitre IV (N. R.)
  30. Voici un exemple d'une très grande précision. Les statisticiens des zemstvos expliquent de la façon suivante la diffusion relative du fermage en argent et en nature dans les différents endroits du district de Bakhmout, province d'Ekatérinoslav: «Les lieux où le fermage en argent est le plus pratiqué... se situent dans la région de l'industrie houillère et salinière; les localités où il est moins pratiqué se trouvent dans la région des steppes et d'agriculture pure. Les paysans en général n'acceptent pas volontiers de travailler au-dehors, surtout quand il s'agit d'un travail gênant et insuffisamment payé dans les «faire-valoir» privés. Le travail dans les mines et, d'une façon générale, dans les établissements métallurgiques et miniers, est pénible et nuit à la santé, mais en somme l'ouvrier est mieux payé et il est attiré par la perspective de toucher de l'argent au bout du mois ou de la semaine, alors que, lorsqu'il travaille dans un domaine, il ne reçoit généralement pas d'argent, car il est tenu de payer sa «motte de terre»,«la paille», «le blé», ou bien il a déjà eu le temps de toucher tout l'argent à titre d'avance pour subvenir à ses besoins quotidiens, etc. Tout cela incite l'ouvrier à se dérober aux travaux sur les «domaines», comme il le fait du reste, dès qu'il y a possibilité de gagner de l'argent ailleurs. Possibilité qui s'offre surtout là où il existe beaucoup de mines, où les ouvriers touchent un «bon» salaire. En gagnant des «sous» dans les mines, le paysan peut louer de la terre, sans s'engager à travailler sur le domaine, et c'est ainsi que s'établit la domination du fermage-argent (cité d'après le Bilan de la statistique des zemstvos, t. II, p. 265). Dans les cantons de la steppe, cantons non industriels du district, on pratique le travail à tant la gerbe et le fermage-prestations. Ainsi le paysan est prêt à fuir les prestations, même pour aller travailler à la mine ! Le paiement en espèces, à l'heure dite, la forme impersonnelle de l'embauche et le travail réglé «l'attirent» au point qu'il préfère même les mines souterraines à l'agriculture, à cette agriculture que nos populistes aiment présenter sous un jour idyllique. Le fait est que le paysan a appris à ses dépens ce que valent les prestations de travail idéalisées par las agrariens et les populistes, et combien les rapports purement capitalistes sont meilleurs.
  31. Cf. Volguine, ouvrage cité, pp. 280-281.
  32. «On dit que l'extension de la rente-prestations de travail à la place de la rente-argent.. est une régression. Mais avons-nous jamais dit que c'était une chose souhaitable, avantageuse? Nous ... n'avons jamais soutenu que c'était un progrès», déclare M. Tchouprov au nom de tous les auteurs du livre L'influence des récoltes, etc. (voir le compte rendu sténographique des débats de la «Société impériale libre d'économie" les 1er et 2 mars 18978 85, p. 38). Cette déclaration est fausse même en la forme, car M. Karychev (v. plus haut) présentait les prestations de travail comme une «aide» à la population rurale. En réalité, la déclaration de M. Tchouprov est absolument contraire au contenu de toutes les théories populistes qui se caractérisent par leur idéalisation des prestations. Le grand mérite de MM. Tougan-Baranovski et Strouvé est d'avoir posé correctement la question (1897) de l'importance qui s'attache aux bas prix du blé: ces prix contribuent-ils oui ou non à l'éviction des prestations de travail par le capitalisme. Tel est le vrai critère pour les apprécier. Une telle question est, sans doute, unc question de fait, et la réponse que nous donnons diffère quelque peu de celle des auteurs cités. Forts des données contenues dans le texte (voir surtout le paragraphe VII de ce chapitre et le chapitre IV), nous croyons qu'il est possible et même probable que la période des bas prix du blé soit marquée par une éviction des prestations par le capitalisme non moins rapide, sinon plus rapide que celle que l'on a observée durant la période historique précédente où les prix du blé étaient élevés. (voir note suivante).
  33. Le compte rendu sténographique des débats du 1er et du 2 mars 1897 est publié dans Les travaux de la Société Libre d'économie, 1897, n°4. [N.E.]
  34. Le fait que la concurrence du blé à bon marché incite à une réforme technique et, par suite, au remplacement des prestations de travail par l'embauche libre, mérite de retenir l'attention. La concurrence du blé des steppes a joué aussi un rôle pendant les années où les prix du blé étaient elevés; quand les prix sont bas, cette concurrence prend une forme toute particulière.
  35. Oblomov, personnage du roman du même nom de Gontcharov. C'est un gros propriétaire foncier qui se caractérise par sa veulerie et son extrême paresse. [N.E.]
  36. Voir la Revue historico-statistique de l'industrie en Russie, t. I, St-Pétcrsbourg 1883 (ouvrage publié pour l'exposition de 1882), article de V. Tcherniaïev: "La fabrication des machines agricoles", ibid, t. II, St-Pétersbourg 1886, groupe IX, L'économie rurale et forestière de la Russie (St-Pétcrsbourg 1893, ouvrage publié pour l'exposition de Chicago), article de M V. Tcherniaïev Les instruments et machines agricoles". Les forces productives de la Russie (St-Pétersbourg 1896, ouvrage publié pour l'exposition de 1896), l'article de M. Lénine: «Les instruments et machines agricoles» (section I). - Messager des Finances, 1896, n° 51 et 1897, n° 21. - V. Raspopine article cité. Seul ce dernier article place la question sur le terrain économique et politique, tandis que tous les autres ont été rédigés par des agronomes spécialisés.
  37. Pour permettre de juger des changements survenus ces derniers temps, nous citerons les chiffres fournis par l'Annuaire de la Russie (édition du Comité central de la Statistique. St-Pétersbourg 1906) pour 1900-1903. La fabrication des machines agricoles dans l'Empire est évaluée ici à 12058000 roubles, et les importations à 15240000 roubles en 1902 et à 20615000 roubles en 1903. (Note de la 2e édition.)
  38. Le Messager des Finances (1897, n° 21) rapproche ces données pour les années 1888-1894, mais sans en indiquer exactement la source.
  39. En 1864, on estimait à 64 le nombre des ateliers produisant et réparant les instruments agricoles; en 1871, à 112; en 1874, à 203; en 1879, à 340; en 1885, à 435; en 1892, à 400 et en 1895, à près de 400. (L'Economie rurale et forestière de la Russie, p. 358 et le Messager des Finances, 1896, n° 51.) Or, le Recueil ne comptait en 1888-1894 que 157-217 usines de ce genre (en moyenne 183 pour ces 7 années). Voici un exemple illustrant le rapport entre la production «industrielle» et la production «artisanale» des machines agricoles: dans la province de Perm on ne comptait en 1894 que 4 «usines» avec une production totale de 28000 roubles, tandis que le recensement de 1894-1895 dénombrait 94 entreprises artisanales produisant pour 50000 roubles de machines agricoles. Et parmi les entreprises «artisanales», il s'en trouve qui ont, par exemple, 6 ouvriers salariés et une production totale de plus de 8000 roubles. (Étude sur l'état de l'industrie artisanale dans la province de Perm. Perm 1896.)
  40. Comptes rendus et recherches sur l'industrie artisanale en Russie. Editions du ministère des Biens de l'Etat, t. I. St-Pétersbourg, 1892, p. 202. Dans le même temps la fabrication des charrues par les paysans baisse, évincée par la production industrielle.
  41. L'Economie rurale et forestière de la Russie, p. 360.
  42. Verchok = 4,4 cm. (N. R.)
  43. En 1879, il a été fabriqué près de 4500 batteuses; en 1894-1895, près de 3500. Ce dernier chiffre n'englobe pas les fabrications artisanales.
  44. C'est ainsi qu'en 1893, «dans le domaine d'Ouspenskoïé appartenant à Falz-Fein (détenteur de 200000 déciatines), il s'est trouvé réunies environ 700 moissonneuses paysannes offrant leurs services. Mais la moitié des paysans a dû s'en retourner, 350 machines seulement ayant été louées» (Chakhovskoï : Les petites industries agricoles exercées au-dehors, Moscou 1896; p. 161). Toutefois, dans les autres provinces de steppes, notamment sur la rive gauche de la Volga, les moissonneuses sont encore peu répandues. Au reste, ces dernières années ces provinces s'efforcent également de rattraper la Nouvelle-Russie. En 1890, le chemin de fer Syzran-Viazma a transporté 75000 pouds de machines agricoles, locomobiles et pièces détachées; et en 1891 il en a transporté 62000 pouds; en 1892, 88000 pouds, en 1893, 120000 pouds et en 1894, 212000 pouds; ainsi, le transport de ces machines a presque triplé de volume en cinq ans à peine. La gare d'Oukholovo a expédié en 1893 environ 30000 pouds de machines agricoles de fabrication locale et en 1894 environ 82000 pouds, tandis que jusqu'en 1892 inclusivement elle n'en expédiait même pas 10000 pouds par an. «On expédie d'Oukholovo surtout des batteuses fabriquées dans le bourg de Kanino et le village de Smykovo et, en partie, à Sapojok, chef-lieu de district, province de Riazan. Le bourg de Kanino possède trois fonderies appartenant à Iermakov, Karev et Golikov, où l'on fabrique principalement les pièces de machines agricoles. Le finissage et le montage sont effectués à peu près par tous les habitants de ces deux agglomérations; Kanino et Smykovo)» (Coup d'oeil rapide sur l'activité commerciale du chemin de fer Syzran-Viazma en 1894. Fasc. IV, Kalouga, 1896, pp. 62-63). Ce qui est intéressant dans cet exemple, c'est d'abord que cet accroissement énorme de la production ait eu lieu justement au cours de ces dernières années où les prix du blé étaient bas; d'autre part, c'est le lien qui existe entre la production «en usine» et la production dite «artisanale». Cette dernière est tout simplement une «annexe extérieure» de la fabrique.
  45. Cf. La correspondance du district de Pérékop (province de Tauride), publiée par les Rousskié viédomosti du 19 août 1898 (n° 167). «Grâce à l'emploi généralisé des moissonneuses et des batteuses à vapeur ou hippomobiles parmi nos agriculteurs, les travaux des champs ... avancent avec une extrême rapidité. L'ancien battage au «rouleau» est du domaine du passé ... Le cultivateur criméen augmente d'année en année ses emblavures, de sorte qu'il se voit obligé, bon gré mal gré, de recourir aux instruments et machines perfectionnés. Tandis qu'au rouleau on ne peut battre plus de 150 à 200 pouds de grains par jour, une batteuse à vapeur de 10 chevaux en fournit 2000 à 2500 et une batteuse hippomobile, 700 à 800 pouds par jour. Voilà pourquoi la demande d'instruments agricoles, de moissonneuses et de batteuses augmente chaque année au point que les usines et les fabriques n'en ont pas en magasin et ne peuvent satisfaire aux commandes, comme ce fut le cas cette année». Une des raisons principales de la diffusion des instruments perfectionnés est la baisse des prix du blé qui oblige les exploitants ruraux à diminuer le coût de la production.
  46. «Au cours de ces deux dernières années, avec la baisse des prix du blé et la nécessité de diminuer à tout prix le coût des travaux agricoles, l'emploi des moissonneuses ... a commencé à se généraliser avec une telle rapidité que les dépôts sont incapables de satisfaire toutes les demandes en temps oppertun" (Téziakov, l. c., p. 71). La crise agraire actuelle est une crise capitaliste. Comme toutes les crises capitalistes, elle ruine les fermiers et les propriétaires d'une contrée, d'un pays, d'une branche d'agriculture, tout en imprimant une impulsion vigoureuse au développement du capitalisme dans une autre contrée, dans un autre pays, dans d'autres branches de l'agriculture. La principale erreur des raisonnements de MM. N.-on. Kabloukov, etc., est qu'ils ne comprennent pas ce trait essentiel de la crise actuelle ni sa nature économique.
  47. M. V. V. exprime cette vérité (que l'existence du paysan moyen est conditionnée, dans une large mesure, par le maintien des prestations de travail sur le domaine du propriétaire foncier) de la façon originale que voici: «Le propriétaire prend part, pour ainsi dire, aux frais d'entretien de son matériel (du paysan).» «Il s'ensuit donc, fait remarquer là-dessus M. Sanine avec raison, que ce n'est pas l'ouvrier qui travaille pour le propriétaire, mais le propriétaire pour l'ouvrier.» A. Sanine, Quelques remarques sur la théorie de la production nationale, dans le supplément à la traduction russe du livre de Gourwich: La situation économique de le campagne russe. Moscou 1896, p 47.
  48. Cf. aussi le chapitre suivant, § 2, où l'on trouvera des données plus précises sur l'étendue des exploitations agricoles capitalistes de cette région de la Russie.
  49. Il n'est guère besoin d'expliquer que dans un pays peuplé d'une masse de paysans, l'augmentation absolue du nombre des salariés agricoles est parfaitement compatible avec une diminution non seulement relative, mais même absolue de la population rurale.
  50. M. Ponomarev s'exprime ainsi à ce sujet: «Les machines en régularisant les prix de la moisson, disciplinent selon toute probabilité les ouvriers (article de la revue: L'Economie rurale et forestière, cité d'aprés le Messager des Finances, 1896, n° 14). Rappelez-vous comment «le Pindare de la fabrique capitaliste», le docteur Andrew Ure a salué l'avènement des machines qui créent «l'ordre» et la «discipline» parmi les ouvriers. Le capitalisme agraire en Russie a pu créer non seulement «ses fabriques agricoles», mais aussi les "pindares» de ces fabriques. (voir note suivante)
  51. Pindare, poète lyrique de la Grèce antique qui célébrait dans ses vers les sportifs illustres qui avaient remporté la victoire aux jeux. Dans un sens péjoratif, on donne le nom de Pindare aux dispensateurs de louanges immodérées. Dans le livre I du Capital, Marx qualifie de «Pindare de la fabrique capitaliste» le Docteur Ure qui avait fait l'apologie du capitalisme. [N.E.]
  52. Téziakov, l. c., 72.
  53. Chauffe-front. (N. R.)
  54. Chauffe-toupet. (N. R.)
  55. Mesure de capacité équivalant à deux hectolitres. (N. R.)
  56. En examinant au chapitre VIII le processus de migration des ouvriers salariés en Russie, dans son ensemble, nous décrirons plus longuement le caractère et la direction de l'exode dans les différentes contrées.
  57. Tchaslavski a déjà indiqué que dans les lieux d'arrivée des ouvriers, la proportion des paysans attachés à la glèbe était 4 à 15%, tandis que dans les lieux de départ elle s'élevait à 40-60%.
  58. Voir les données (pour une décennie) au tableau du chapitre VIII, Paragraphe IV: formation du marché intérieur de la main-d'œuvre.
  59. Il existe encore un moyen de contrôler le chiffre de M. S. Korolenko. Les livres de M. M. Téziakov et Koudriavtsev que nous avons cités nous apprennent en effet que sur 10 ouvriers agricoles qui partent à la recherche d'un «gagne-pain>, il y en a environ 1 qui utilise, ne fût-ce que partiellement, les chemins de fer pour ses déplacements (si on réunit les chiffres que nous donnent ces deux auteurs, on s'aperçoit que sur 72635 ouvriers questionnés, il n'y en a que 7827 qui ont fait au moins une partie du trajet en train). Or, si on en croit M. Chakhovskoï (l. c. page 71, d'après les chiffres fournis par les compagnies de chemin de fer), le nombre des ouvriers transportés, en 1891, par les trois lignes principales allant dans la direction qui nous intéresse ne dépasse pas 200000 (170000-189000). Le nombre total des ouvriers allant chercher du travail dans le sud doit, par conséquent, être d'environ 2000000. Notons à ce propos que le fait qu'il y ait une si petite proportion des ouvriers agricoles qui utilisent le chemin de fer prouve le caractère erroné de la thèse de M. N.-on, selon laquelle les ouvriers agricoles forment le gros des voyageurs sur nos chemins de fer. M. N.-on a oublié que les ouvriers non agricoles eux aussi partaient au printemps et en été (les ouvriers du bâtiment, les terrassiers, les dockers, par exemple, ainsi que beaucoup d'autres), qu'ils touchaient des salaires plus élevés et qu'ils prenaient beaucoup plus le train que les autres.
  60. Comme l'indique aussi M, Roudnev, dans ces «activités annexes» sont comprises toutes les occupations des paysans autres que la culture de leur lot de terre achetée ou affermée. Il est hors de doute que la plupart de ceux qui les exercent sont des ouvriers salariés de l'agriculture et de l'industrie. C'est pourquoi nous attirons l'attention du lecteur sur la coïncidence de ces données avec notre évaluation du nombre des prolétaires ruraux: nous avons admis au chap. II que ces derniers représentaient environ 40% des paysans. Ici nous trouvons 55% des paysans exerçant des «métiers auxiliaires», et il est probable que parmi eux plus de 40% sont des salariés.
  61. Ce chiffre ne comprend donc pas une masse de paysans dont le travail agricole salarié n'est pas l'occupation principale, mais une occupation aussi importante que leur propre exploitation rurale.
  62. On se procure l'argent pour la route en vendant ses biens, même les objets de ménage, en engageant son lot de terre, ses effets, etc., et même en empruntant «aux prêtres, aux propriétaires et aux koulaks de la localité» (Chakhovskoï, 55), en échange de travail.
  63. La Commission Zvéguintsev fut créée en 1894 à la section des zemstvos du ministère de l'Intérieur. Elle devait élaborer des mesures destinées à «réglementer les petites industries exercées au-dehors et le mouvement des ouvriers agricoles».
  64. M. Chakhovskoï indique aussi une autre forme de combinaison du travail agricole et non agricole. Des milliers de trains de bois chacun avec 45 à 20 ouvriers (flotteurs), pour la plupart des Biélorusses ou Grands-Russes de la province d'Orel, descendent le Dniepr vers les villes situées en aval du fleuve. «lis touchent pour toute la durée du flottage un salaire vraiment dérisoire», surtout dans l'espoir de pouvoir se louer pour la moisson et le battage. Espoir qui ne se réalise qu'aux bonnes années.
  65. Au temps des moissons, quand la récolte est bonne, c'est l'ouvrier qui triomphe, et il n'est pas facile de le fléchir. On lui fait un prix, il tourne le dos. Il ne sait qu'une chose: donne ce que je demande, et ça ira. Et ce n'est point parce qu'on manque de bras; c'est parce que, comme disent les ouvriers, «c'est notre jour» (Communication d'un secrétaire de canton. Chakhovskoï; 125). "Si le blé vient mal et que le prix de la main-d'œuvre tombe, l'entrepreneur-koulak en profite pour renvoyer l'ouvrier avant terme, et celui-ci perd son temps à la recherche d'un autre travail dans la même localité, ou en déplacements», tel est l'aveu que fait, dans sa correspondance, un seigneur terrien (ibid., 132).
  66. Cf. Pr. Engels. Zur Wohnnungsfrage. Vorwort (voir note suivante).
  67. K. Marx, F. Engels, Œuvres choisies en deux volumes, Editions du Progrès, Moscou, 1960, t. I, pp. 582-678. [N.E.]
  68. On retrouve les mêmes caractéristiques chez les «Cosaques» de la région du Kouban: «Pour abaisser le prix de la main-d'œuvre, tous les moyens sont bons au Cosaque, agissant soit isolément, soit par communes entières (sic: c'est dommage que nous n'ayons pas de renseignements plus détaillés sur cette fonction nouvelle de la «communauté»!): ils lésinent sur la nourriture, ils intensifient le travail, ils fraudent sur la paye, ils retiennent les passeports des ouvriers, ils obligent les entrepreneurs, par arrêté de la commune, à ne pas embaucher d'ouvriers au-dessus d'un certain prix, sous peine d'amende, etc.» («Les ouvriers du Kouban venant d'autres provinces", par A. Réloborodov. Séverny Vestnik, 1896. février, p, 5).
  69. Notons à ce propos que l'opération du battage est exécutée le plus souvent par des ouvriers salariés libres. On peut juger par là du nombre probable des batteurs dans la Russie tout entière!
  70. Sur les 6 zemstvos de districts de la province de Kherson dont M. Téziakov signale les réponses quant à l'organisation d'un contrôle sanitaire des ouvriers, il y en a quatre qui se sont prononcés contre ce contrôle. Les propriétaires reprochent à la direction du zemstvo provincial «de vouloir encourager la paresse des ouvriers), etc.
  71. Chalchovskoï. l. c., 98 et suiv. L'auteur indique même le taux des «rémunérations» versées aux secrétaires et aux syndics pour le recrutement avantageux des paysans. - Téziakov, l. c., 63. Trirogov: La commnunauté et les impôts; article: "La servitude dans l'économie nationale».
  72. Voici encore un exemple de l'influence pernicieuse des préjugés populistes. M. Téziakov, dont nous avons souvent cité l'excellent ouvrage, note qu'un grand nombre d'ouvriers quittent la province de Kherson pour celle de Tauride, bien que les bras manquent dans la première. Il trouve «ce phénomène plus qu'étrange»: «Les propriétaires en souffrent, les ouvriers en souffrent, car ils abandonnent un travail sur place et risquent de n'en pas trouver en Tauride»(33). Au contraire, c'est la phrase de M. Téziakov qui nous paraît «plus qu'étrange». Est-il admissible de croire que les ouvriers ne voient pas leur intérêt? N'ont-ils pas le droit de chercher des conditions de travail plus avantageuses? (En Tauride les ouvriers agricoles sont mieux payés que dans la province de Kherson.) Ou bien le moujik serait-il vraiment obligé de vivre et de travailler là où il est immatriculé et «muni d'un lot de terre»?