VII. La correspondance de la Critique critique

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Ecrit par Marx sauf indication contraire

1) La Masse critique[modifier le wikicode]

Où peut-on être mieux Qu'au sein de sa famille[1].

La Critique critique, dans son existence absolue en la personne de M. Bruno, a déclaré que l'humanité en masse, l'humanité entière qui n'est pas Critique critique, était son contraire, son objet essentiel : essentiel, parce que la Masse existe ad majorem gloriam Dei[2], pour la plus grande gloire de la Critique, de l'Esprit - objet, parce qu'elle est simplement la matière de la Critique critique. La Critique critique a proclamé que son rapport avec la Masse était le rapport historique de notre temps.

Cependant, il ne suffit pas, pour créer une contradiction historique, de se déclarer en contradiction avec le monde entier. On peut se figurer être un objet de scandale universel, parce que, par maladresse, on scandalise universellement. Pour qu'il y ait contradiction historique, il ne suffit pas que je déclare que le monde est mon contraire; il faut encore que le monde déclare que je suis son contraire essentiel, me traite et me reconnaisse comme tel. Cette reconnaissance, la Critique critique la tire de la correspondance, qui a pour mission d'attester à la face du monde la fonction rédemptrice de la Critique, ainsi que l'irritation universelle du monde en présence de l'évangile critique. La Critique critique est son propre objet, en tant qu'objet du monde. C'est la correspondance qui est chargée de la présenter comme telle, comme intérêt du monde à notre époque.

La Critique critique se considère comme sujet absolu. Le sujet absolu a besoin de culte. Un culte réel implique des tiers, des individus croyants. C'est pourquoi la Sainte Famille de Charlottenburg reçoit de ses correspondants le culte qui lui est dû. Ses correspondants lui disent ce qu'elle est, et ce que son adversaire, la Masse, n'est pas.

En représentant ainsi l'opinion qu'elle a d'elle-même comme opinion du monde, en réalisant son concept, la Critique tombe toutefois dans l'illogisme. Dans son propre sein apparaît une sorte de formation de masse : il se forme une Masse critique, qui a pour laconique fonction d'être l'écho infatigable des slogans critiques. Pour l'amour de la logique, cet illogisme est excusable. La Critique critique, qui ne se sent pas chez elle dans ce monde de péché, est forcée de créer dans sa propre maison un monde pécheur.

Le correspondant de la Critique critique, membre de la Masse critique, ne suit pas un chemin parsemé de roses. Son chemin est difficile, plein d'épines, un chemin critique. La Critique critique est un maître spiritualiste, spontanéité pure, actus purus[3], intolérant envers toute action venant du dehors. Le correspondant ne peut donc être qu'un sujet apparent, il ne peut avoir à l'égard de la Critique critique une attitude indépendante qu'en apparence et ne peut vouloir lui communiquer quelque chose de neuf et de personnel qu'en apparence. Il est en vérité son propre ouvrage à elle, sa perception d'elle-même pour un instant objectivée et posée comme entité autonome.

C'est pourquoi les correspondants ne manquent pas d'assurer sans trêve que, d'elle-même, la Critique critique sait, pénètre, connaît, conçoit, expérimente tout ce qui lui est communiqué en apparence au même instant. C'est ainsi, par exemple, que ZerrIeder emploie les tournures suivantes :

« Le concevez-vous ? Vous savez. Vous savez pour la seconde et la troisième fois. Vous en aurez maintenant assez entendu pour pouvoir comprendre vous-même. »

Fleischhammer, le correspondant de Breslau, écrit :

« Mais que.., cela sera aussi peu énigmatique pour vous que pour moi. »

Ou encore Hirzel, le correspondant de Zurich[4] :

« Sans doute apprendrez-vous par vous-même. »

Le correspondant critique respecte si soigneusement la correspondance absolue de la Critique critique, qu'il lui prête une compréhension même dans les cas où il n'y a absolument rien à comprendre. C'est ainsi que Fleischhammer écrit :

« Vous me comprendrez ( !) complètement (!) si je vous dis que ] l’on ne peut guère sortir sans rencontrer de jeunes ecclésiastiques catholiques en longs frocs et manteaux noirs. »

Bien mieux, dans leur angoisse, les correspondants entendent la Critique critique dire, répondre, s'écrier, se moquer ! Ainsi, Zerrleder :

« Mais..., dites; eh bien, écoutez ! »

Fleischhammer :

« Pourtant, j'entends déjà ce que vous dites. — Aussi bien voulais-je dire simplement. »

Hirzel :

« Gentilhomme, vous écrierez-vous. »

Un correspondant de Tubingen :

« Ne vous riez pas de moi ! »

De là vient aussi un autre procédé des correspondants : ils communiquent à la Critique critique des faits et lui en demandent l'interprétation spirituelle, ils lui fournissent des prémisses et lui laissent le soin d'en tirer la conclusion, voire s'excusent de lui rabâcher des choses qu'elle connaît depuis longtemps. Zerrleder :

« Votre correspondant ne peut que vous donner un tableau, une description des faits. L'esprit qui anime ces choses ne saurait être inconnu de vous, surtout pas de vous. »

Ou encore :

«Vous en tirerez bien vous-même la conclusion. »

Hirzel :

« Que toute création soit issue de son contraire extrême, non ce n'est pas à moi qu'il appartient de vous entretenir encore de cette thèse spéculative. »

Il arrive également que les expériences faites par le correspondant ne soient que l'accomplissement et la confirmation de prophéties critiques. Fleischhammer :

« Votre prédiction s'est réalisée. »

Zerrleder :

« Les tendances dont je vous ai dit qu'elles gagneraient de plus en plus en Suisse, bien loin d'être pernicieuses, sont tout à fait salutaires.., pure confirmation de l'idée que vous avez énoncée bien des fois déjà », etc.

La Critique critique se sent de temps en temps poussée à exprimer la condescendance dont elle fait preuve en acceptant de correspondre; et elle motive cette condescendance en disant que le correspondant s'est heureusement acquitté de telle ou telle tâche. C'est ainsi que M. Bruno écrit au correspondant de Tubingen :

« C'est réellement une inconséquence de ma part de répondre à ta lettre... Mais tu as d'autre part fait des observations tellement pertinentes que... je ne puis te refuser l'explication sollicitée. »

La Critique critique se fait écrire de province : mais il ne s'agit pas de la province au sens politique, qui, tout le monde le sait, n'existe nulle part en Allemagne; il s'agit de la province critique, dont la capitale est Berlin; Berlin est le siège des patriarches critiques et de la Sainte Famille critique, tandis que, dans les provinces, niche la Masse critique. Les provinciaux critiques n'osent prétendre accaparer l'attention de l'office critique suprême qu'avec force révérences et excuses. C'est ainsi qu'un anonyme écrit à M. Edgar, qui, en tant que membre de la Sainte Famille, est lui aussi un grand personnage :

« Monsieur, la jeunesse aime à se grouper quand elle a des aspirations communes (notre différence d'âge n'est que de deux ans); je vous prie de trouver dans ce fait l'excuse de ces lignes. »

Ce compagnon d'âge de M. Edgar se définit en passant comme l'essence de la philosophie la plus moderne. N'est-il pas dans l'ordre que la Critique soit en correspondance avec l'essence de la philosophie ? Si ce compagnon de M. Edgar assure qu'il a déjà perdu ses dents ce n'est là qu'une allusion à son essence allégorique. L' « essence de la philosophie la plus moderne » a « appris de Feuerbach à poser le moment de la culture dans l'intuition objective. » Il fournit aussitôt un échantillon de sa culture et de son intuition, en assurant M. Edgar qu'il est parvenu à « une intuition totale de sa nouvelle » : « Vivent les principes solides[5] ! » et en faisant en même temps l'aveu loyal qu'il n'a pas bien nettement compris l'intention de M. Edgar, pour finalement ruiner l'assurance qu'il a donnée de son intuition totale par la question suivante : « Ou bien me suis-je mépris totalement ? » Après cet échantillon, on trouvera dans l'ordre des choses que l'essence de la philosophie la plus moderne s'exprime, au sujet de la Masse, en ces termes :

« Nous sommes bien forcés de condescendre une fois au moins à examiner et à défaire le nœud magique qui interdit au sens commun de pénétrer dans le flot sans bornes de la pensée. »

Si l'on veut parvenir à une intuition complète de la Masse critique, il faut lire la correspondance de M. Hirzel, de Zurich (livraison n° 5). Ce malheureux ressasse les slogans critiques avec une docilité vraiment touchante et une mémoire digne d'éloges. Il n'a garde d'oublier les phrases préférées de M. Bruno sur les batailles que celui-ci a livrées, sur les campagnes dont il a dressé le plan et qu'il a dirigées. Mais M. Hirzel s'acquitte surtout de sa fonction de membre de la Masse critique en s'emportant contre la Masse profane et ses rapports avec la Critique critique.

Il parle de la Masse qui se figure avoir part à l'histoire, « de la Masse pure », de la « Critique pure », de la « pureté de cette contradiction », ... « contradiction si pure... que l'histoire n'en a jamais fourni d'aussi pure », ... de « l'essence mécontente », du « vide de la mauvaise humeur, du découragement, du manque de cœur, de la pusillanimité, de la fureur, de l'exaspération achevés de la Masse envers la Critique », de la « Masse qui n'existe que pour rendre, par sa résistance, la Critique plus perspicace et plus vigilante ». Il parle de la « création issue de son contraire extrême», de la hauteur de sentiments qui élève la Critique au-dessus de la haine et autres émotions profanes. C'est à cette profusion de formules critiques que se limite la contribution de M. Hirzel à la Literatur-Zeitung. De même qu'il reproche à la Masse de se satisfaire du simple « sentiment », de la « bonne volonté », de la « phrase », de la « foi », etc., il se contente lui-même, en tant que membre de la Masse critique, de phrases, de manifestations de son « sentiment critique », de sa « foi critique », de son «bon vouloir critique », et laisse à M. Bruno et consorts « l'action, le travail, la lutte » et les « œuvres ».

Malgré le tableau effrayant que les membres de la (« Masse critique ») tracent de la tension historique qui anime le monde profane face à la « Critique critique », le fait même de cette tendance historique n'est pas établi, du moins pour l'incroyant. En répétant servilement et sans esprit critique ces « fantasmagories » et ces « prétentions » critiques, les correspondants démontrent simplement que les idées fixes du maître sont également les idées fixes du valet. L'un des correspondants critiques essaie bien d'appuyer son argumentation sur des faits.

« Vous voyez, écrit-il à la Sainte Famille, que la Literatur-Zeitung atteint son but, c'est-à-dire qu'elle ne trouve pas d'écho. Elle ne pourrait trouver d'écho que si elle accordait sa musique à celle de l'absence d'idées, que si vous vous avanciez fièrement avec un arsenal de locutions sonores et toute une fanfare de catégories courantes. »

Un arsenal de locutions sonores et toute une fanfare de catégories courantes ! On le voit, le correspondant critique s'efforce, lui, de caracoler, porteur de locutions qui ne sont pas « courantes » ! Pourtant, il nous faut rejeter comme purement apologétique son explication du fait que la Literatur-Zeitung ne trouve pas d'écho. Pourquoi ne pas interpréter plutôt ce fait en sens inverse et dire que la Critique critique se trouve à l'unisson de la grande Masse, j'entends de la Grande Masse des plumitifs qui ne trouve aucun écho ?

Il ne suffit donc pas que les correspondants critiques adressent les locutions critiques à la fois à la Sainte Famille sous forme de « prière » et à la Masse comme « formule de malédiction ». Il faut des correspondants non critiques, à caractère de Masse; il faut de réels députés de la Masse auprès de la Critique critique, pour démontrer la tension réelle qui existe entre la Masse et la Critique.

C'est pourquoi la Critique critique fait aussi une place à la Masse non critique. Elle obtient que de candides représentants de cette Masse correspondent avec elle, qu'ils reconnaissent l'importance, le caractère absolu de la contradiction qui les oppose à la Critique, que retentisse enfin le cri de détresse implorant qu'on les délivre de cette contradiction.

2) La « masse non critique » et la « Critique critique »[modifier le wikicode]

a: La Masse « entêtée » et la Masse « insatisfaite ».[modifier le wikicode]

La dureté de cœur, l'entêtement et l'aveugle scepticisme « de la Masse » ont un représentant assez résolu. Ce représentant parle de « la coterie berlinoise[6] » et de « sa formation exclusivement hégélienne ».

« Le seul vrai progrès, dit-il, que nous puissions faire, consiste en la connaissance de la réalité. Or vous nous apprenez seulement que notre connaissance ne s'appliquait pas à la réalité, mais à quelque chose d'irréel.»

Il caractérise la « science de la nature » comme la base de la philosophie.

« Un bon physicien est au philosophe ce que celui-ci est au théologien. »

Il note encore, à propos de la « coterie berlinoise» :

« Je ne crois pas exagérer en expliquant l'état de ces gens par le fait qu'ils ont bien fait leur mue spirituelle, mais ne se sont pas encore débarrassés de leur vieille peau de façon à pouvoir absorber les éléments propres àprovoquer une formation nouvelle et un rajeunissement. » — « Il nous reste à nous assimiler ces connaissances » (naturelles et industrielles). — « La connaissance du monde et des hommes dont nous avons besoin avant tout ne peut s'acquérir par la seule acuité de la pensée; il faut que tous les sens coopèrent et que toutes les facultés de l'homme y soient employées comme instrument nécessaire et indispensable; autrement, l'intuition et la connaissance resteront toujours lacunaires... et entraîneront la mort spirituelle. »

Cependant, ce correspondant dore la pilule qu'il présente à la Critique critique. Il « trouve aux paroles de Bauer leur application exacte », il « a suivi les Pensées de Bauer », il prétend que « Bauer a eu raison de dire », il semble polémiquer en fin de compte non contre la Critique elle-même, mais contre une « coterie berlinoise » distincte de la Critique. La Critique critique, qui se sent touchée et qui, d'ailleurs, dans toutes les affaires de foi, est susceptible comme une vieille fille, ne se laisse pas tromper par ces distinctions et ces semi-hommages.

« Vous vous êtes trompé, répond-elle, si, dans le parti que vous dépeignez au début de votre lettre, vous avez cru voir votre adversaire; avouez-le plutôt, [et voici la foudroyante formule d'anathème !] vous êtes un adversaire de la Critique elle-même. »

Le malheureux ! L'homme de la Masse ! Un adversaire de la Critique elle-même ! Quant au fond de cette polémique « massive », la Critique critique proclame que son attitude critique devant l'étude de la nature et devant l'industrie, c'est le respect.

« Tout notre respect à l'étude de la nature ! Tout notre respect à James Watt, mais [goûtez cette tournure vraiment sublime !] pas le moindre respect envers les millions qu'il a procurés à ses cousins et cousines. »

Tout notre respect va à ce respect de la Critique critique ! Dans la même lettre où la Critique critique fait grief à ladite coterie berlinoise de passer d'un cœur léger, sans les étudier, sur des travaux solides et excellents, d'expédier un ouvrage en notant qu'il fait époque, etc., dans cette même lettre, elle expédie elle-même toute l'étude de la nature et de l'industrie en déclarant qu'elle s'incline avec respect devant elles. La formule que la Critique critique ajoute à sa déclaration de respect envers l'étude de la nature rappelle les premières foudres que lance feu le chevalier Krug[7] contre la philosophie de la nature.

« La nature n'est pas la seule réalité, puisque nous la mangeons et la buvons dans ses divers produits. »

Tout ce que la Critique critique sait des divers produits de la nature, c'est « que nous les mangeons et buvons » ? Chapeau bas devant la science naturelle de la Critique critique ! Conséquente avec elle-même, elle oppose à cette suggestion, importune et gênante d'étudier « la nature » et « l'industrie », l'exclamation rhétorique que voici, évidemment spirituelle :

« Ou bien ( !) vous figurez-vous que la connaissance de la réalité historique soit déjà achevée ? Ou bien ( !) savez-vous une seule période de l'histoire qui en fait soit déjà connue ? »

Ou bien la Critique critique croit-elle avoir fait ne serait-ce qu'un premier pas dans la connaissance de la réalité historique, aussi longtemps qu'elle exclut du mouvement historique le comportement théorique et pratique de l'homme envers la nature : la science de la nature et l'industrie ? Ou bien se figure-t-elle connaître en fait une période quelconque avant d'avoir par exemple étudié l'industrie de cette période, le mode de production immédiat de la vie même ? La Critique critique, la Critique spiritualiste et théologique, ne connaît, il est vrai - tout au moins s'imagine-t-elle les connaître - que les maîtres faits politiques, littéraires et théologiques de l'histoire. De même qu'elle sépare la pensée des sens, l'âme du corps, elle-même du monde, elle sépare l'histoire de la science de la nature et de l'industrie, et pour elle, le lieu où naît l'histoire, ce n'est pas la production grossièrement matérielle qui se fait sur terre, ce sont les brumeuses nuées qui flottent dans le ciel[8]. Le représentant de la Masse « entêtée » et « endurcie », lui et ses admonestations et ses conseils pertinents, on les expédie en le traitant de matérialiste de la Masse. Le même sort est réservé à un autre correspondant, moins malveillant, appartenant moins à la Masse, qui fonde des espérances sur la Critique critique, mais ne les voit pas satisfaites. Le représentant de cette Masse « insatisfaite » écrit :

« Pourtant je suis forcé d'avouer que le premier numéro de votre journal n'a pas encore donné du tout satisfaction. Nous nous serions en vérité attendus à autre chose. »

Le patriarche critique répond en personne :

« Qu'il ne dût pas satisfaire les espérances, je le savais d'avance, parce qu'il m'était assez facile de me représenter ces espérances. On est si épuisé qu'on voudrait avoir tout à la fois. Tout ? Non pas ! Si possible, tout et rien en même temps. Un tout qui ne donne aucune peine un tout qu'on puisse absorber sans parcourir d'évolution, un tout qui soit donné d'un mot. »

Dans sa mauvaise humeur devant les exigences déplacées de la « Masse » qui demande quelque chose, voire tout, à la Critique résolue, elle, par principe et par nature, à « ne donner rien », le patriarche critique, à l'instar des vieillards, raconte une anecdote. Dernièrement, dit-il, un de ses amis berlinois se serait plaint amèrement de la prolixité de ses écrits et de son goût pour les détails. (On sait que d'un minimum d'idée, si mince soit-il, M. Bruno tire un gros volume.) Pour consoler son correspondant, M. Bruno lui a promis de lui faire parvenir sous forme de boulette, de façon qu'il l'assimile plus facilement, l'encre nécessaire à l'impression du livre. Le patriarche explique l'ampleur de ses « ouvrages » par la mauvaise répartition de l'encre d'imprimerie, de même qu'il explique le néant de sa Literatur-Zeitung par le vide de la « Masse profane » qui, pour se remplir la panse, voudrait engloutir à la fois tout et rien.

On ne saurait certes méconnaître l'importance des communications qui précèdent; on ne saurait pas davantage voir une contradiction historique dans le fait qu'un homme de la Masse ami de la Critique critique la tienne pour creuse tandis qu'elle le traite de non critique, qu'un second ami ne trouve pas ses espérances satisfaites dans la Literatur-Zeitung et qu'un troisième ami de la famille trouve ses ouvrages trop prolixes. Cependant, l'ami n° 2, qui nourrit des espérances, et l'ami n° 3, qui désirait au moins connaître les mystères de la Critique critique, forment la transition vers des rapports plus riches et plus tendus entre la Critique et la « Masse non critique ». Autant la Critique se montre cruelle envers la Masse « au cœur endurci» et douée de « sens commun », autant nous la trouverons condescendante à l'égard de la Masse qui réclame en gémissant qu'on la délivre de cette contradiction. La Masse qui apportera à la Critique un cœur contrit, une âme repentante et un esprit d'humilité, obtiendra d'elle, en récompense de ses vaillants efforts, mainte parole subtile, prophétique et bourrue.

b: La Masse « au cœur sensible » et « qui a besoin de rédemption ».[modifier le wikicode]

Cette section est écrite par Engels

Le représentant de la Masse sentimentale, sincère, avide de rédemption, implore et flagorne la Critique critique pour obtenir d'elle une parole bienveillante, en lui prodiguant effusions, courbettes et roulements d'yeux, par exemple :

« Pourquoi je vous écris ces lignes ? Pourquoi j'essaie de me justifier devant vous ? Parce que je vous estime et que je désire votre estime; parce qu'en ce qui concerne mon évolution je vous ai les plus grandes obligations et que je vous aime pour cela. Mon cœur me pousse à me justifier... envers vous qui m'avez... blâmé. Je suis bien loin, ce faisant, de vouloir jouer les importuns; mais, jugeant d'après mes propres sentiments, je me suis dit qu'un témoignage d'intérêt, de la part d'un homme que vous connaissez encore fort peu, pourrait vous faire plaisir. Je ne prétends nullement vous demander de répondre à cette lettre : je ne veux ni vous voler le temps dont vous pouvez faire meilleur usage, ni vous imposer une charge, ni risquer moi-même l'humiliation de ne pas voir se réaliser ce que j'espérais. Que vous mettiez cette lettre sur le compte de la sentimentalité, de l'indiscrétion, de la vanité ( !) ou de n'importe quoi encore, que vous y répondiez ou non, je ne puis résister à la force qui me pousse à l'expédier, et je souhaite seulement que vous y reconnaissiez le sentiment amical qui l'a inspirée ! »

De même que, de tout temps, les pusillanimes ont eu droit à la miséricorde de Dieu, ce correspondant sorti de la Masse, mais plein d'humilité et gémissant après la miséricorde critique, voit ses désirs se réaliser. La Critique critique lui répond avec bienveillance. Bien plus ! Elle lui fournit les explications les plus approfondies sur les objets de sa curiosité.

« Il y a deux ans, lui apprend la Critique critique, il était d'actualité de faire référence à la philosophie des Lumières des Français du XVIIIe siècle, afin de faire donner aussi ces troupes légères dans la bataille qui se livrait alors. Tout est changé aujourd'hui. De notre temps, les vérités se modifient très vite. Ce qui était à sa place il y a deux ans est maintenant une erreur. »

Il va de soi qu'alors déjà, quand la Critique absolue, de son auguste plume (Anekdota II, p. 89)[9], appelait ces troupes légères « nos saints », nos « prophètes », « patriarches », etc., il s'agissait uniquement « d'une erreur », mais d'une erreur qui était « à sa place ». Qui donc s'aviserait d'appeler une troupe de « patriarches », troupes légères ? C'était une erreur « à sa place » de parler, sur un ton exalté, de l'abnégation, de l'énergie morale, de l'enthousiasme avec lesquels ces troupes légères « ont leur vie durant pensé, travaillé.., et étudié pour la vérité ». C'était une « erreur » de déclarer (Entdecktes Christentum [Le Christianisme révélé]. Préface) que ces troupes « légères » avaient « semblé invincibles, au point que tout homme averti aurait d'avance attesté qu'elles feraient sortir le monde de ses gonds », et qu'il avait « paru indubitable qu'elles réussiraient même à changer la face du monde ». Ces troupes légères ? La Critique critique continue à expliquer doctement au représentant de la « Masse sincère », avide de s'instruire :

« Certes, les Français se sont acquis un nouveau mérite historique en essayant de mettre sur pied une théorie sociale, mais ils sont, à l'heure qu'il est, épuisés; leur nouvelle théorie n'était pas encore pure, leurs rêveries sociales, leur démocratie pacifique ne sont absolument pas encore affranchies des postulats de l'ancien état de choses. »

La Critique parle ici — si tant est qu'elle parle ailleurs de quelque chose — du fouriérisme, et spécialement du fouriérisme de la Démocratie pacifique[10]. Mais celui-ci est bien loin d'être la « théorie sociale » des Français. Les Français n'ont pas une théorie sociale, mais des théories sociales, et le fouriérisme édulcoré que prône la Démocratie pacifique n'est que la doctrine sociale d'une partie de la bourgeoisie philanthropique; le peuple est communiste, divisé en une foule de fractions différentes; le véritable mouvement et la véritable élaboration de ces diverses nuances sociales, loin de s'être épuisés, ne font que commencer. Mais ils n'aboutiront pas, comme le voudrait la Critique critique, à la théorie pure, c'est-à-dire abstraite, mais à une pratique toute pratique, qui ne se souciera pas le moins du monde des catégories catégoriques de la Critique.

« Aucune nation, continue la Critique, n'a jusqu'à maintenant la moindre avance sur une autre... Si l'une doit arriver à affirmer sa prépondérance spirituelle, ce sera celle qui sera à même de critiquer les autres et soi-même et de reconnaître les causes du déclin universel. »

Chaque nation a, jusqu'à maintenant, une avance sur l'autre. Mais, si la prophétie critique est exacte, nulle nation n'aura d'avantage sur l'autre, car tous les peuples civilisés d'Europe — Anglais, Allemands, Français — « se critiquent » actuellement « eux et les autres » et « sont à même de reconnaître les causes du déclin universel ». Enfin, c'est une tautologie grandiloquente que de dire que « l'exercice de la critique », la « connaissance », que l'activité spirituelle donnent une prépondérance spirituelle; et la Critique qui, avec une conscience de soi infinie, se place au-dessus des nations, attendant que celles-ci la supplient à genoux de les éclairer, montre nettement, précisément par cet idéalisme caricatural, par cet idéalisme germano-chrétien, qu'elle est toujours enfoncée jusqu'aux oreilles dans la fange du nationalisme allemand.

Chez les Français et les Anglais, la critique n'est pas une personnalité comme la nôtre, abstraite, sise dans l'au-delà, en dehors de l'humanité; elle est l'activité humaine réelle d'individus qui sont des membres travailleurs de la société, qui souffrent, sentent, pensent et agissent en hommes. C'est pourquoi leur critique est en même temps pratique et leur communisme, un socialisme[11] dans lequel ils proposent des mesures pratiques, concrètes, dans lequel ils ne se contentent pas de penser, mais agissent plus encore; leur critique est la critique vivante, réelle, de la société existante, la reconnaissance des causes « du déclin »...

Après avoir satisfait la curiosité de ce membre de la Masse, la Critique critique est en droit de dire de sa Literatur-Zeitung :

« Ici l'on pratique la Critique pure, qui expose et appréhende la chose sans y rien ajouter... »

Ici l'on ne donne rien de personnel; ici l'on ne donne rien du tout, si ce n'est la Critique incapable de rien donner, c'est-à-dire la critique qui s'achève en non critique extrême. La Critique fait imprimer des passages qu'elle a soulignés et ces citations sont le comble de son art. Wolfgang Menzel[12] et Bruno Bauer se tendent une main fraternelle, et la Critique critique en est au point où était, dans les premières années de ce siècle, la philosophie de l'identité, lorsque Schelling s'élevait contre l'idée que la Masse lui attribuait de vouloir présenter quelque chose, quoi que ce fût, comme étant la pure et tout à fait philosophique philosophie.

c: L'irruption de la grâce dans la Masse.[modifier le wikicode]

Le correspondant sensible, à l'endoctrinement duquel nous venons d'assister, entretenait avec la Critique de tendres relations. Il ne fait allusion à la tension entre la Masse et la Critique que de façon idyllique. Les deux termes de cette contradiction historique conservaient entre eux des rapports bienveillants et polis, et par conséquent exotériques.

L'action antihygiénique et déprimante de la Critique critique sur la Masse apparaît pour la première fois dans la lettre d'un correspondant qui a déjà un pied dans la Critique et l'autre encore dans le monde profane. Il représente la « Masse » dans les luttes intérieures qui opposent celle-ci à la Critique.

À certains moments, il lui semble « que M. Bruno et ses amis ne comprennent pas l'humanité » et « que ce sont eux les aveuglés ». Il rectifie aussitôt :

« Oui, je vois clairement que vous avez raison, et que vos idées sont vraies; mais, excusez-moi, le peuple n'a pas tort non plus... Eh oui ! le peuple a raison... Vous avez raison, je ne puis le nier... Je ne sais réellement pas comment tout cela va finir : Vous me direz : ... Eh bien ! tiens-toi tranquille... Hélas ! je ne le puis plus... Hélas !... On finirait, sans cela, par perdre la tête... Vous accueillerez avec bienveillance... Croyez-moi, à force d'acquérir des connaissances, on se sent parfois devenir si bête qu'on a l'impression qu'une roue de moulin vous tourne dans la tête. »

Et un autre correspondant écrit qu'il « perd quelquefois l'esprit ». On voit bien que, chez ce correspondant venu de la Masse, la grâce critique essaie de percer. Pauvre bougre ! Il est tiraillé d'un côté par la Masse pécheresse, de l'autre par la Critique critique. Ce n'est pas la connaissance qu'il a acquise qui plonge ce catéchumène de la Critique critique dans cet état d'hébétude; c'est une question de foi et de conscience : Christ critique ou peuple, Dieu ou monde, Bruno Bauer et ses amis ou Masse profane ! Mais, de même que l'extrême désarroi du pécheur précède l'irruption de la grâce divine, cet abrutissement accablant est le signe avant-coureur de la grâce critique. Et lorsque la grâce fait enfin irruption, l'élu ne perd pas, il est vrai, sa bêtise, mais la conscience de sa bêtise.

3) La masse critique non-critique ou « la critique » et la « coterie berlinoise »[modifier le wikicode]

La Critique n'a pas réussi à se représenter comme le contraire essentiel et, du même coup, comme l'objet essentiel de l'humanité dans sa masse. Sans parler du représentant de la Masse entêtée, qui reproche à la Critique critique d'être sans objet et lui laisse entendre, de la façon la plus galante, qu'elle n'a pas encore achevé sa « mue » spirituelle, mais surtout qu'il lui faut d'abord acquérir de solides connaissances, le correspondant sensible lui-même ne constitue pas un terme contraire, et puis ce n'est qu'à titre purement personnel qu'il essaie d'approcher la Critique critique. Ce qu'il veut en réalité, comme on peut s'en rendre compte par la suite de sa lettre, c'est accommoder la piété qu'il porte à M. Arnold Ruge avec celle qu'il a pour M. Bruno Bauer. Cette tentative d'accommodement fait honneur à son bon cœur. Elle ne présente nullement un intérêt massif, Le dernier correspondant, enfin, ne faisait plus réellement partie de la Masse, ce n'était qu'un catéchumène de la Critique critique.

La Masse est d'ailleurs un objet indéterminé, qui ne saurait donc ni exercer d'action déterminée ni entrer dans un rapport déterminé. La Masse, en tant qu'objet de la Critique critique, n'a rien de commun avec les masses réelles, qui constituent à leur tour entre elles des contradictions fort massives. C'est elle-même qui s'est « fait » sa Masse, tout comme si le naturaliste, au lieu de parler d'espèces déterminées, s'occupait de l'Espèce.

Aussi, en dehors de cette Masse abstraite, création de son propre cerveau, il faut encore à la Critique critique, pour qu'elle possède un contraire réellement massif, une Masse déterminée qu'on puisse exhiber empiriquement et non pas simplement prétexter. Il faut que cette Masse voie dans la Critique critique son essence en même temps que l'anéantissement de son essence. Il faut qu'elle veuille être Critique critique, non-Masse, sans pouvoir l'être. Cette Masse critique et non critique à la fois, c'est la « coterie berlinoise » dont nous avons parlé plus haut. C'est à une coterie berlinoise que se réduit la Masse de l'humanité s'occupant sérieusement de la Critique critique.

La « coterie berlinoise », cet « objet essentiel » de la Critique critique, dont sa pensée s'occupe sans cesse et qu'elle voit toujours en pensée occupée d'elle, se compose, autant que nous le sachions, de quelques ci-devant Jeunes-Hégéliens, auxquels la Critique critique, à ce qu'elle prétend, inspire en partie l'horror vacui[13], en partie un sentiment de nullité. Nous n'examinerons pas la matérialité des faits, nous fiant aux affirmations de la Critique.

La correspondance est surtout destinée à exposer largement au public ce rapport historique entre la Critique et la « coterie berlinoise », à en dévoiler la signification profonde, à manifester la cruauté nécessaire de la Critique à l'égard de cette «Masse » et à faire accroire enfin que le monde entier se préoccupe anxieusement de cette opposition, en se prononçant tantôt pour, tantôt contre les procédés de la Critique. C'est ainsi que la Critique absolue écrit par exemple, à un correspondant qui prend le parti de la « coterie berlinoise » :

« J'ai si souvent entendu des affirmations de ce genre que j'avais décidé de n'en plus tenir compte. »

Le monde ne soupçonne pas combien de fois elle a eu affaire à des choses critiques de ce genre. Écoutons maintenant ce qu'un membre de la Masse critique nous dit de la coterie berlinoise :

« S'il est quelqu'un qui admette les Bauer, [il faut toujours admettre la Sainte Famille pêle-mêle[14]] écrivait-il au début de sa réponse, c'est moi. Mais la Literatur-Zeitung ! Il faut être juste ! Ce fut intéressant pour moi d'apprendre ce qu'un de ces radicaux, de ces malins de 1842, pensait de vous... »

Et on nous annonce que ce malheureux a toutes sortes de critiques à faire à la Literatur-Zeitung. La nouvelle de M. Edgar : « Les trois braves gens[15] », lui a paru grossière et outrée. Il ne s'est pas rendu compte que la censure est moins un combat d'homme à homme, moins un combat contre un ennemi extérieur qu'un combat intérieur. On ne se donne pas la peine de rentrer en soi-même et de substituer à la phrase qui déplaît à la censure la pensée critique délicatement développée, interprétée dans tous les sens. L'article de M. Edgar sur Béraud[16] lui a paru superficiel. Pour sa part, le chroniqueur critique le trouve profond. Il avoue bien lui-même : « Je ne connais pas... le livre de Béraud. » Mais il croit, par contre, que M. Edgar a réussi, etc. ; et l'on sait bien qu'il n'y a que la foi qui sauve. « Somme toute », continue le croyant critique, « il » (l'homme de la coterie berlinoise) « n'est guère content des œuvres d'Edgar ». Il trouve également « que Proudhon n'est pas traité avec un sérieux assez approfondi ». Et c'est ici que le chroniqueur accorde à M. Edgar son témoignage :

« Je connais à la vérité (!) Proudhon; je sais que l'étude de M. Edgar en a tiré les points caractéristiques et les a disposés dans un ordre qui les éclaire. »

La seule raison pour laquelle la critique si excellente de Proudhon par M. Edgar ne plaît pas, ne peut être, si nous en croyons le chroniqueur, que celle-ci : M. Edgar n'a pas pris méchamment parti contre la propriété. Et qu'on ne l'oublie pas : l'adversaire trouve insignifiant l'article consacré par M. Edgar à l'Union ouvrière. Le chroniqueur console M. Edgar :

« Naturellement, il n'y est rien donné de personnel, et ces gens en sont réellement revenus au point de vue de Gruppe[17], que d'ailleurs ils n'avaient jamais abandonné. Donner, donner encore, donner toujours, voilà le rôle de la Critique ! »

Comme si la Critique n'avait pas donné des découvertes absolument nouvelles : en linguistique, en histoire, en philosophie, en économie, en sciences juridiques ! Et elle a la modestie de se laisser dire qu'elle ne donne rien de personnel ! Il n'est pas jusqu'à notre correspondant critique qui n'ait donné quelque chose que jusqu'ici la mécanique ignorait, en faisant revenir des gens à un point de vue qu'ils n'avaient jamais abandonné. C'est une maladresse que le rappel de la position de Gruppe. Dans sa brochure, pour le reste pitoyable et indigne d'être citée, Gruppe demandait à M. Bruno quelle critique il avait à formuler au sujet de la logique spéculative. M. Bruno le renvoya aux générations à venir, et... « bien fou qui espère une réponse[18] ». Pareil à Dieu qui punit le Pharaon incrédule en lui endurcissant le cœur et en le considérant comme indigne d'être éclairé, le chroniqueur assure :

« C'est pourquoi ils ne sont nullement dignes de voir ou de reconnaître le contenu de votre Literatur-Zeitung. »

Et, au lieu de conseiller à son ami Edgar de se procurer des idées et des connaissances, il lui donne ce conseil :

« Qu'Edgar se procure un sac de phrases et y puise désormais à l'aveuglette pour ses articles, en vue de trouver un style ayant l'oreille du public. »

Nous trouvons d'abord — à l'adresse de la coterie berlinoise bien entendu — toute une série d'épithètes telles que :

« une certaine fureur, le discrédit, le vide, le manque d'idées, le pressentiment de la chose qu'ils ne peuvent démêler, le sentiment de leur nullité »;

puis, à l'adresse de la Sainte Famille, des éloges du genre :

« L'aisance de l'exposé qui pénètre le sujet, la maîtrise des catégories, l'intelligence que procure 1 étude, bref la domination sur les objets. Il [l'homme de la coterie berlinoise] prend des facilités avec la chose; vous, vous rendez la chose facile. »

Ou encore :

« Vous pratiquez dans la Literatur-Zeitung la critique pure, qui expose, qui appréhende la chose. »

Voici le bouquet :

« Si je vous ai écrit tout cela avec tant de détails, c'est que je sais que je vous fais plaisir en vous communiquant les opinions de mon ami. Vous voyez par là que la Literatur-Zeitung atteint son but. »

Son but est son opposition à la coterie berlinoise. Maintenant que nous avons entendu la polémique de la coterie berlinoise contre la Critique critique et la remontrance que cette polémique lui attire, on va nous montrer de double façon son aspiration à obtenir la miséricorde de la Critique critique. Un correspondant écrit :

« Lors d'un séjour que j'ai fait à Berlin au début de cette année, mes amis m'ont dit que vous refouliez et écartiez tout le monde de vous, que vous vous isoliez complètement et que vous évitiez avec soin toute relation, tout commerce. Je ne puis naturellement savoir lequel des deux partis en porte la responsabilité. »

La Critique absolue répond :

« La Critique ne constitue pas un parti, elle ne veut pas avoir de parti en sa faveur, elle est solitaire — solitaire en s'abîmant dans son ( !) objet, solitaire en s'y opposant. Elle se détache de tout. »

De même que la Critique critique croit s'élever au-dessus de toutes les contradictions dogmatiques en mettant à la place des contradictions réelles la contradiction imaginaire qui l'oppose au monde, qui oppose le Saint-Esprit à la Masse profane, elle croit s'élever au-dessus des partis en retombant au-dessous du point de vue de parti, en s'opposant elle-même comme parti au reste de l'humanité et en concentrant tout l'intérêt dans la personnalité de M. Bruno et consorts. Que la Critique trône dans la solitude de l'abstraction, que même lorsqu'elle a l'air de s'occuper d'un objet, elle ne sorte pas de sa solitude sans objet pour entrer dans un rapport vraiment social avec un objet réel, parce que son objet n'est que l'objet de son imagination, n'est qu'un objet imaginaire — tout notre exposé démontre la vérité de cet aveu critique. Non moins exactement elle définit le caractère de son abstraction comme abstraction absolue en disant qu' « elle se détache de tout », et donc que ce détachement du néant par rapport à tout, à toute pensée, intuition, etc., est l'ineptie absolue. L'isolement, d'ailleurs, auquel la Critique aboutit en se détachant, en s'abstrayant de tout, est tout aussi peu affranchi de l'objet dont elle s'abstrait qu'Origène[19] le fut du membre viril qu'il détacha de sa personne. Un autre correspondant commence par nous parler de la « pusillanimité » d'un personnage de la « coterie berlinoise », qu' « il a vu et à qui il a parlé », et qui se montre actuellement « découragé », « abattu », « désormais incapable d'ouvrir la bouche », alors qu'autrefois, il « ne manquait jamais de tenir des propos fort insolents ». Ce membre de la « coterie berlinoise » raconte à notre correspondant, qui fait rapport à son tour à la Critique :

« qu'il ne peut pas concevoir que des gens comme vous deux, par ailleurs dévoués au principe d'humanité, puissent se montrer si péremptoires, si rebutants, voire si arrogants». Il ne sait pas « pourquoi certains ont l'air de vouloir, de propos délibéré, provoquer une scission. Nous nous plaçons pourtant tous au même point de vue, nous sommes tous dévoués à cet extrême qu'est la Critique, nous sommes tous capables sinon de produire une idée extrême, du moins de l'appréhender et de l'appliquer ». Il ne « trouve, dans cette scission, d'autre principe directeur que l'égoïsme et l'orgueil ».

Et notre correspondant plaide l'indulgence :

« N'y a-t-il pas au moins quelques-uns de nos amis qui aient compris la Critique, ou peut-être la bonne volonté de la Critique... ut desint vires, tamen est laudanda voluntas[20]. »

La Critique répond en établissant entre la coterie berlinoise et elle-même les antithèses suivantes : « Il y a différents points de vue de la Critique. » Ceux-là « croyaient avoir la Critique dans la poche »; elle, elle « connaît et utilise réellement la puissance de la Critique », c'est-à-dire qu'elle ne l'a pas dans sa poche. Pour la « coterie berlinoise », la Critique est pure forme; pour la Critique critique, c'est au contraire ce qu'il « y a de plus riche en contenu, ou plutôt la seule chose qui ait du contenu ». Tout comme la pensée absolue, la Critique critique se considère comme étant toute réalité. Aussi n'aperçoit-elle nul contenu en dehors d'elle; aussi n'est-elle pas la Critique d'objets réels situés en dehors du sujet critique; au contraire c'est elle qui fait l'objet; elle est le sujet-objet absolu. Poursuivons ! « Le premier type de critique fait fi de tout, de l'étude des choses à coups de formules, tandis que le second, à l'aide de formules, se détache de tout. » La première « fait l'entendue sans rien connaître » et l'autre « apprend». La seconde est, il est vrai, peu entendue et apprend par-ci par-là, mais seulement en apparence, mais seulement pour pouvoir utiliser comme sagesse de son propre cru ce qu'elle vient d'apprendre superficiellement, en faire un slogan qu'elle brandit contre la Masse qui le lui a enseigné, et le résoudre en ineptie critico-critique.

« La première attache beaucoup d'importance à des mots comme « extrême », « progresser », « ne pas aller assez loin »; elle en fait les catégories suprêmes de son adoration; l'autre approfondit les points de vue, sans leur appliquer les normes de ces catégories abstraites. »

Lorsque la critique n° 2 s'écrie qu'il n'est plus question de politique et que c'en est fait de la philosophie; lorsqu'elle fait bon marché des systèmes et des développements sociaux à l'aide de mots comme « fantastique », « utopique », etc., que fait-elle d'autre que reprendre, avec correction critique, les termes de « progression », de « démarche qui ne va pas assez loin » ? Et ses « normes », telles que « l'histoire », « la critique », « la récapitulation des objets », « l'ancien et le nouveau », « la Critique et la Masse », « l'approfondissement des points de vue », en un mot toutes ses formules, ne seraient-ce point, par hasard, des normes catégoriques, et abstraitement catégoriques ?

« La première est théologique, méchante, envieuse, mesquine, prétentieuse; l'autre est le contraire de tout cela. »

Après s'être ainsi décerné d'un seul trait toute une kyrielle d'éloges et s'être attribué tout ce qui manque à la coterie berlinoise, de même que Dieu est tout ce que l'homme n'est pas, la Critique se délivre le certificat suivant :

« Elle a atteint une clarté, une curiosité, un calme où elle est inattaquable et invincible. »

C'est pourquoi, à l'égard de son contraire, la coterie berlinoise, elle peut « tout au plus assumer la fonction du rire olympien ». Cette dérision — et avec sa profondeur habituelle elle nous expose longuement ce que cette dérision est et ce qu'elle n'est pas — « cette dérision n'est pas de l'orgueil ». À Dieu ne plaise ! C'est la négation de la négation. « Ce n'est que le processus auquel le critique est forcé de recourir, avec aise et tranquillité d'âme, contre un point de vue inférieur qui s'imagine être son égal. » Quelle présomption ! Lorsqu'il rit, le critique recourt donc à un processus ! Et dans la «tranquillité de son âme », il recourt à ce processus du rire non pas contre des personnes, mais contre un point de vue ! Le rire lui-même est une catégorie à laquelle il recourt et même est forcé de recourir ! La critique extra-terrestre n'est pas une activité essentielle du sujet humain réel, donc vivant et souffrant dans la société présente, prenant part à ses peines et à ses joies. L'individu réel n'est qu'un accident, un terrestre réceptacle de la Critique critique, qui s'y révèle substance éternelle. Ce n'est pas la critique de l'individu humain, mais l'individu non humain de la Critique, qui est sujet. Ce n'est pas la critique qui est une manifestation de l'homme, c'est l'homme qui est une aliénation de la Critique; et voilà pourquoi le critique vit entièrement en dehors de la société.

« Le critique peut il vivre dans la société qu'il critique ? » Au contraire : ne faut-il pas qu'il vive dans cette société ? Ne faut-il pas qu'il soit lui-même une manifestation de la vie de cette société ? Pourquoi le critique vend-il ses productions intellectuelles, puisque, de la sorte, il fait sienne la pire des lois de la société actuelle ? « Le critique ne doit même pas oser se commettre personnellement avec la société. »

C'est pour cette raison qu'il se constitue une Sainte Famille, de même que le dieu solitaire aspire à supprimer, par la Sainte Famille, son isolement de la société, l'ennui résultant de cette séparation. Si le critique veut se débarrasser de la mauvaise société, qu'il se débarrasse donc d'abord de sa compagnie à lui.

« C'est ainsi que le critique est sevré de toutes les joies de la société, mais il en ignore également les souffrances. Il ne connaît ni amitié [à l'exception de ses amis critiques] ni amour [à l'exception de l'amour de soi]; mais, en revanche, la calomnie n'a aucune prise sur lui; rien ne peut l'offenser; aucune haine ne le touche, ni aucune envie; le dépit et le chagrin sont pour lui émotions inconnues. »

Bref, le critique est affranchi de toutes les passions humaines; il est une personne divine et peut s'appliquer la chanson de la religieuse :

« Je ne songe à aucun amour,

Je ne songe à aucun homme,

Je songe à Dieu le Père,

Qui peut me conserver[21]. »

Il n'est pas donné à la Critique d'écrire un seul passage sans se contredire. Aussi nous dit-elle finalement :

« Les Philistins qui lapident le critique [par analogie biblique, il faut qu'il soit lapidé], qui le méconnaissent et lui supposent des motifs impurs [supposer des motifs impurs à la pure Critique] pour faire de lui leur égal [la voilà bien la présomption égalitaire dénoncée ci-dessus] le critique ne se rit pas d'eux car ils n'en valent pas la peine, mais il les perce à jour et les renvoie tranquillement à leur insignifiante signification. »

Plus haut, le critique s'était vu forcé d'employer le processus de la dérision contre le « point de vue inférieur qui s'imaginait être son égal ». La Critique critique ne sait donc plus au juste comment s'y prendre contre la «Masse » athée; et ce fait semblerait presque indiquer une irritation intérieure, une bile pour laquelle les « émotions » ne seraient pas des « inconnues»...

Il ne faut cependant pas s'y tromper. Après avoir lutté, jusqu'ici, comme un Hercule pour se détacher de la « Masse profane » non critique et du « tout », la Critique a fini par se faire non sans bonheur une existence solitaire, divine, se suffisant à elle-même, absolue. Si dans la première expression de cette « phase nouvelle » le vieux monde des émotions coupables semble conserver encore quelque pouvoir sur elle, nous allons la voir maintenant, sous une « forme esthétique », trouver le calme et la transfiguration par l'art et accomplir sa pénitence, afin de pouvoir enfin, nouveau Christ triomphant, célébrer le Jugement Dernier critique et, après sa victoire sur le dragon, monter tranquillement au ciel.

  1. Citation empruntée à la comédie en un acte de Marmontel : Lucile, scène 4.
  2. Pour la plus grande gloire de Dieu.
  3. Acte pur.
  4. Ces deux derniers sont des collaborateurs effectifs de la Literatur-Zeitung ; le premier semble bien n'être qu'un pseudonyme de Bruno Bauer.
  5. Titre d'un récit d'Edgar Bauer figurant dans le recueil : Berliner Novellen (Nouvelles berlinoises) d'Alexandre Weill et Edgar Bauer (1843).
  6. « Coterie berlinoise » (« Berliner Couleur ») est le nom donné par le correspondant de l'Allgemeine Literatur-Zeitung aux Jeunes-Hégéliens berlinois qui ne faisaient pas partie du cercle de Bruno Bauer et attaquaient l'Allgemeine Literatur-Zeitung sur des problèmes personnels et mesquins : l'un de ces Jeunes-Hégéliens était Max Stirner.
  7. KRUG Wilhelm Traugott (1770-1842) : auteur d'ouvrages à prétentions philosophiques.
  8. Passage cité par Lénine : Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 34 et qui sera repris dans la première partie de L'Idéologie allemande.
  9. Engels fait ici allusion à l'article de Bruno Bauer : « Souffrances et joies de la conscience théologique », paru dans le second tome de l'ouvrage Anekdota zur neuesten deutschen Philosophie und Publicistik (Anecdotes en marge de la philosophie et du journalisme allemands modernes).
  10. La Démocratie pacifique, quotidien des fouriéristes, qui parut à Paris de 1843 à 1851 sous la direction de Victor Considérant.
  11. Ici encore, les deux termes sont à peu près synonymes.
  12. MENZEL Wolfgang (1798-1873) : écrivain et critique littéraire.
  13. Horreur du vide.
  14. Marx a écrit pêle-mêle dans le sens de « en bloc ».
  15. « Die Drei Biedermänner ».
  16. Commissaire de police français, auteur d'un ouvrage sur la prostitution.
  17. GRUPPE Otto Friedrich (1804-1876) : publiciste et philosophe idéaliste, anti-hégélien; publia en 1842 un pamphlet contre Bruno Bauer.
  18. Henri HEINE : Die Nordsee. 2e cycle « Fragen ».
  19. ORIGÈNE d'Alexandrie (185-254 environ) : théologien chrétien, l'un des « Pères de l'Église ».
  20. Même si les forces manquent, on peut louer l'intention.
  21. Vers tirés d'une chanson populaire allemande.