V. « La Critique critique » sous les traits du marchand de mystères ou « la Critique critique » personnifiée par M. Szeliga

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche

Ecrit par Marx SZELIGA est le pseudonyme littéraire du Jeune-hégélien Franz Zychlin von Zychlinski (1816-1900). Collaborateur de l'Allgemeine Literatur-Zeitung et des Norddeutsche Blätter (Feuilles de l'Allemagne du Nord) de Bruno Bauer, il sera très souvent pris à partie par Marx non seulement dans La Sainte Famille, mais aussi dans L'Idéologie allemande.

Incarnée dans Szeliga-Vichnou, la « Critique critique » nous offre une apothéose des Mystères de Paris. Eugène Sue[1] est proclamé « Critique critique ». À cette nouvelle, il peut s'écrier avec le Bourgeois gentilhomme de Molière :

« Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je dis de la prose, sans que j'en susse rien et je vous suis le plus obligé du inonde de m'avoir appris cela[2]. »

M. Szeliga fait précéder sa critique d'un prologue esthétique. « Le prologue esthétique » explique ainsi la signification générale de l'épopée « critique », et notamment celle des Mystères de Paris :

« L'épopée crée l'idée que le présent n'est rien en soi, même pas [rien, même pas !] l'éternelle ligne qui sépare le passé de l'avenir, mais [rien, même pas, mais] la faille qu'il faut toujours combler qui sépare les choses éternelles des choses éphémères... Telle est la signification générale des Mystères de Paris. »

Le « prologue esthétique » prétend en outre que « le critique n'a qu'à vouloir pour être aussi poète ».

Toute la critique de M. Szeliga prouvera cette affirmation. Elle n'est, d'un bout à l'autre, que « fiction ».

Elle est aussi un produit de l' « art libre », tel que le définit le « prologue esthétique » : « Elle invente quelque chose de tout à fait nouveau, quelque chose qui n'a absolument jamais existé jusqu'alors. »

Elle est même une épopée critique, car elle est une « faille qu'il faut toujours combler » séparant les « choses éternelles » (la Critique critique de M. Szeliga) des « choses éphémères » (le roman de M. Eugène Sue).

1) « Le mystère de la barbarie dans la civilisation » et « le mystère de l'absence de droit dans l'État »[modifier le wikicode]

Feuerbach, c'est bien connu, a conçu les représentations chrétiennes de l'incarnation, de la trinité, de l'immortalité, etc., comme mystère de l'incarnation, mystère de la Trinité, mystère de l'immortalité. M. Szeliga conçoit toutes les situations actuelles du monde comme des mystères. Mais tandis que Feuerbach a dévoilé des mystères réels, M. Szeliga métamorphose en mystères de réelles banalités. Son art consiste non pas à dévoiler ce qui est caché, mais à cacher ce qui est dévoilé.

C'est ainsi qu'il déclare que la barbarie (les criminels) à l'intérieur de la civilisation, l'absence de droit et l'inégalité dans l'État sont des mystères. Il faut croire que les écrits socialistes qui ont révélé ces mystères sont demeurés un mystère pour M. Szeliga, à moins qu'il ne veuille faire des résultats les plus connus de ces écrits le mystère particulier de la « Critique critique ».

Nous n'insisterons donc pas plus longtemps sur les explications de M. Szeliga à propos de ces mystères. Nous n'en retiendrons que quelques échantillons particulièrement brillants.

« Devant la loi et le juge tout est égal, grand et petit, riche et pauvre. Cet article se trouve tout au début du credo de l'État. »

De l'État ? Le credo de la plupart des États commence au contraire par rendre grands et petits, riches et pauvres, inégaux devant la loi.

« Le tailleur de pierre Morel[3], dans sa naïve honnêteté, énonce très clairement le mystère [le mystère de l'opposition entre riche et pauvre] : « Si seulement les riches le savaient, dit-il. Ah oui ! si les riches le savaient ! Le malheur est qu'ils ne savent pas ce qu'est la pauvreté ! »

M. Szeliga ne sait pas qu'Eugène Sue, par politesse envers la bourgeoisie française, commet un anachronisme, quand, se rappelant la devise des bourgeois du temps de Louis XIV : « Ah ! si le roi le savait ! » il la transforme en : «Ah ! si le riche le savait ! » et la met dans la bouche de l'ouvrier Morel du temps de la Charte Vérité[4]. Au moins en Angleterre et en France, ce rapport naïf entre riche et pauvre n'existe plus[5]. Les représentants scientifiques de la richesse, les économistes, ont répandu dans ces pays une connaissance très détaillée de la misère physique et morale de la pauvreté. En compensation, ils ont prouvé qu'il ne fallait pas toucher à cette misère, parce qu'il ne fallait pas toucher à l'état de choses actuel. Dans leur sollicitude, ils ont même calculé le pourcentage de mortalité des pauvres, le pourcentage dont ils doivent se décimer dans l'intérêt de la richesse et dans leur propre intérêt[6].

Lorsque Eugène Sue décrit des cabarets, des repaires interlopes et l'argot des criminels, M. Szeliga découvre un « mystère » : l' « auteur » selon lui ne se propose pas de décrire cet argot et ces repaires : il veut « faire connaître le mystère des ressorts qui poussent au mal, etc. » — « C'est justement aux endroits les plus fréquentés, où il y a le plus de monde... que les criminels se sentent chez eux. »

Que dirait un naturaliste à qui l'on démontrerait qu'il ne s'intéresse pas à la cellule de l'abeille en tant que cellule d'abeille, et que cette cellule n'est pas un mystère pour qui ne l'a pas étudiée, parce que précisément l'abeille ne « se trouve vraiment chez elle » qu'au grand air et sur les fleurs ? C'est dans les bouges et dans l'argot que se reflète le caractère du criminel; ils font partie de son existence; on ne peut le peindre sans les décrire, de même la peinture de la femme galante implique la peinture de la petite maison.

Les repaires des criminels sont un si grand « mystère » non seulement pour les Parisiens en général, mais même pour la police parisienne qu'en ce moment même on perce dans la Cité des rues claires et larges pour rendre ces repaires accessibles à la police[7].

Enfin, Eugène Sue déclare lui-même que, pour la description dont nous venons de parler, il compte « sur la curiosité craintive » des lecteurs. M. Eugène Sue a compté, dans tous ses romans, sur cette curiosité craintive des lecteurs. Qu'on songe seulement à Atar Gull, Salamandre, Plick et Plock, etc.[8]

2) Le mystère de la construction spéculative[9][modifier le wikicode]

Le mystère de l'exposé critique des Mystères de Paris, c'est le mystère de la construction spéculative, la construction hégélienne. Après avoir qualifié de « mystère », c'est-à-dire dissout dans la catégorie du « mystère », la « barbarie au sein de la civilisation » et l'absence de droit dans l'État, M. Szeliga fait enfin commencer au « mystère » sa carrière spéculative. Quelques mots suffiront pour caractériser la construction spéculative en général. Dans sa discussion des Mystères de Paris, M. Szeliga nous en donnera l'application détaillée.

Quand, opérant sur des réalités, pommes, poires, fraises, amandes, je me forme l'idée générale de « fruit »; quand, allant plus loin, je m'imagine que mon idée abstraite « le fruit », déduite des fruits réels, est un être qui existe en dehors de moi et, bien plus, constitue l'essence véritable de la poire, de la pomme, etc., je déclare — en langage spéculatif — que « le fruit » est la « substance » de la poire, de la pomme, de l'amande, etc. Je dis donc que ce qu'il y a d'essentiel dans la poire ou la pomme, ce n'est pas d'être poire ou pomme. Ce qui est essentiel dans ces choses, ce n'est pas leur être réel, perceptible aux sens, mais l'essence que j'en ai abstraite et que je leur ai attribuée, l'essence de ma représentation : « le fruit ». Je déclare alors que la pomme, la poire, l'amande, etc., sont de simples formes d'existence, des modes « du fruit ». Mon entendement fini, appuyé par mes sens, distingue, il est vrai, une pomme d'une poire et une poire d'une amande; mais ma raison spéculative déclare que cette différence sensible est inessentielle et sans intérêt. Elle voit dans la pomme la même chose que dans la poire, et dans la poire la même chose que dans l'amande, c'est-à-dire « le fruit ». Les fruits particuliers réels ne sont plus que des fruits apparents, dont l'essence vraie est « la substance », « le fruit ».

On n'aboutit pas, de cette façon, à une particulière richesse de déterminations. Le minéralogiste, dont toute la science se bornerait à déclarer que tous les minéraux sont en fait le minéral, ne serait minéralogiste... que dans son imagination. Or en présence de tout minéral le minéralogiste spéculatif dit : « le minéral », et sa science se borne à répéter ce mot autant de fois qu'il y a de minéraux réels.

Après avoir, des différents fruits réels, fait un « fruit » de l'abstraction - le « fruit » - la spéculation, pour arriver à l'apparence d'un contenu réel, doit donc essayer, d'une façon ou d'une autre. de revenir du « fruit », de la substance, aux réels fruits profanes de différentes espèces : la poire, la pomme, l'amande, etc. Or, autant il est facile, en partant des fruits réels, d'engendrer la représentation abstraite du « fruit », autant il est difficile, en partant de l'idée abstraite du « fruit », d'engendrer des fruits réels. Il est même impossible, à moins de renoncer à l'abstraction, de passer d'une abstraction au contraire de l'abstraction.

Le philosophe spéculatif va donc renoncer à l'abstraction du « fruit », mais il y renonce de façon spéculative, mystique, en ayant l'air de ne pas y renoncer. Aussi n'est-ce réellement qu'en apparence qu'il dépasse l'abstraction. Voici à peu près comment il raisonne :

Si la pomme, la poire, l'amande, la fraise ne sont, en vérité, que « la substance », « le fruit », comment se fait-il que « le fruit » m'apparaisse tantôt comme pomme, tantôt comme poire, tantôt comme amande ? D'où vient cette apparence de diversité, si manifestement contraire à mon intuition spéculative de l'unité, de « la substance », « du fruit » ?

La raison en est, répond le philosophe spéculatif, que « le fruit » n'est pas un être mort, indifférencié, immobile, mais un être doué de mouvement et qui se différencie en soi. Cette diversité des fruits profanes est importante non seulement pour mon entendement sensible, mais pour « le fruit » lui-même, pour la raison spéculative.

Les divers fruits profanes sont diverses manifestations vivantes du « fruit unique »; ce sont des cristallisations que forme « le fruit » lui-même. C'est ainsi, par exemple, que dans la pomme « le fruit » se donne une existence de pomme, dans la poire une existence de poire. Il ne faut donc plus dire, comme quand on considérait la substance : la poire est « le fruit », la pomme est « le fruit », l'amande est « le fruit »; mais bien : « le fruit » se pose comme poire, «le fruit » se pose comme pomme, « le fruit » se pose comme amande, et les différences qui séparent pommes, poires, amandes, ce sont les autodifférenciations « du fruit », et elles font des fruits particuliers des chaînons différents dans le procès vivant « du fruit ». « Le fruit » n'est donc plus une unité vide, indifférenciée; il est l'unité en tant qu'universalité, en tant que « totalité » des fruits qui forment une « série organiquement articulée ». Dans chaque terme de cette série, « le fruit » se donne une existence plus développée, plus prononcée, pour finir, en tant que « récapitulation » de tous les fruits, par être en même temps l'unité vivante qui tout à la fois contient, dissout en elle-même chacun d'eux et les engendre, de la même façon que toutes les parties du corps se dissolvent sans cesse dans le sang et sont sans cesse engendrées à partir du sang.

On le voit : alors que la religion chrétienne ne connaît qu'une incarnation de Dieu, la philosophie spéculative a autant d'incarnations qu'il y a de choses; c'est ainsi qu'elle possède ici, dans chaque fruit, une incarnation de la substance, du fruit absolu. Pour le philosophe spéculatif, l'intérêt principal consiste donc à engendrer l'existence des fruits réels profanes et à dire d'un air de mystère qu'il y a des pommes, des poires, des amandes et des raisins de Corinthe. Mais les pommes, les poires, les amandes et les raisins de Corinthe que nous retrouvons dans le monde spéculatif, ne sont plus que des apparences de pommes, de poires, d'amandes et de raisins de Corinthe, puisque ce sont des moments de la vie « du fruit », cet être conceptuel abstrait; ce sont donc eux-mêmes des êtres conceptuels abstraits. La joie spéculative consiste donc à retrouver tous les fruits réels, mais en tant que fruits ayant une signification mystique supérieure, sortis de l'éther de votre cerveau et non pas du sol matériel, incarnations « du fruit », du sujet absolu. En revenant donc de l'abstraction, de l'être conceptuel surnaturel, « du fruit », aux fruits naturels réels, vous donnez aussi en compensation aux fruits naturels une signification surnaturelle et vous les métamorphosez en autant d'abstractions. Votre intérêt principal, c'est précisément de démontrer l'unité « du fruit » dans toutes ces manifestations de sa vie, pomme, poire, amande, de démontrer par conséquent l'interdépendance mystique de ces fruits et comment, en chacun d'eux, « le fruit » se réalise graduellement et passe nécessairement, par exemple, de son existence en tant que raisin de Corinthe à son existence en tant qu'amande. La valeur des fruits profanes consiste donc non plus en leurs propriétés naturelles, mais en leur propriété spéculative, qui leur assigne une place déterminée dans le procès vital « du fruit absolu ».

L'homme du commun ne croit rien avancer d'extraordinaire, en disant qu'il existe des pommes et des poires. Mais le philosophe, en exprimant ces existences de façon spéculative, a dit quelque chose d'extraordinaire. Il a accompli un miracle : à partir de l'être conceptuel irréel, « du fruit », il a engendré des êtres naturels réels : la pomme, la poire, etc. En d'autres termes : de son propre entendement abstrait, qu'il se représente comme un sujet absolu en dehors de lui-même, ici comme « le fruit », il a tiré ces fruits, et chaque fois qu'il énonce une existence il accomplit un acte créateur.

Le philosophe spéculatif, cela va de soi, ne peut accomplir cette création permanente qu'en ajoutant furtivement, comme déterminations de sa propre invention, des propriétés de la pomme, de la poire, etc., universellement connues et données dans l'intuition réelle, en attribuant les noms des choses réelles à ce que seul l'entendement abstrait peut créer, c'est-à-dire aux formules abstraites de l'entendement; en déclarant enfin que sa propre activité, par laquelle il passe de l'idée de pomme à l'idée de poire, est l'activité autonome du sujet absolu, du « fruit ».

Cette opération, on l'appelle en langage spéculatif : concevoir la substance en tant que sujet, en tant que procès interne, en tant que personne absolue, et cette façon de concevoir les choses constitue le caractère essentiel de la méthode hégélienne.

Il était nécessaire de faire ces remarques préliminaires pour qu'on pût comprendre M. Szeliga. Jusqu'ici, M. Szeliga a dissout des rapports réels, tels que le droit et la civilisation, dans la catégorie du mystère, et il a, de cette façon, fait « du mystère » la substance; mais c'est maintenant seulement qu'il s'élève à un niveau vraiment spéculatif, au niveau de Hegel, et qu'il métamorphose « le mystère » en un sujet autonome qui s'incarne dans les situations et les personnes réelles, et dont les manifestations vivantes sont des comtesses, des marquises, des grisettes, des concierges, des notaires, des charlatans, ainsi que des intrigues d'amour, des bals, des portes de bois, etc. Après avoir engendré, à partir du monde réel, la catégorie du « mystère », il crée le monde réel à partir de cette catégorie.

Les mystères de la construction spéculative se dévoileront dans l'exposé de M. Szeliga avec d'autant plus d'évidence qu'il a indiscutablement sur Hegel un double avantage. D'une part, Hegel s'entend à exposer, avec une maîtrise de sophiste, comme étant le procès même de l'être conceptuel imaginé, du sujet absolu, le procès par lequel le philosophe passe d'un objet à l'autre par le truchement de l'intuition sensible et de la représentation. Mais ensuite il lui arrive très souvent de donner, à l'intérieur de son exposé spéculatif, un exposé réel qui appréhende la chose même. Ce développement réel à l'intérieur du développement spéculatif entraîne le lecteur à prendre le développement spéculatif pour réel, et le développement réel pour spéculatif[10].

Chez M. Szeliga, les deux difficultés tombent. Sa dialectique évite toute hypocrisie et toute feinte. Il exécute son tour d'adresse avec une louable honnêteté et la droiture d'un brave cœur. Après quoi, il ne développe nulle part de contenu réel, si bien que, chez lui, la construction spéculative parle aux yeux sans aucune fioriture gênante, sans que rien d'ambigu ne nous en cache la belle nudité. Chez M. Szeliga apparaît de façon tout aussi éclatante comment, d'un côté, la spéculation crée à partir d'elle-même, avec une apparente liberté, son objet a priori; mais d'autre part — et cela en voulant par des sophismes escamoter le lien raisonnable et naturel qui le fait dépendre de l'objet — tombe dans l'asservissement le plus déraisonnable et le moins naturel à cet objet, dont elle se voit obligée de construire, comme absolument nécessaires et universelles, les déterminations les plus fortuites et les plus individuelles.

3) « Le mystère de la société cultivée »[modifier le wikicode]

Après nous avoir promenés à travers les bas-fonds de la société, par exemple à travers les bouges d'apaches, Eugène Sue nous transporte dans la haute volée, à un bal du quartier Saint-Germain[11].

Voici comment M. Szeliga construit cette transition :

« Le mystère cherche à se soustraire à l'examen à l'aide d'un... tour de langage, il était jusqu'ici l'énigme absolue, l'insaisissable, échappant à toute emprise, le négatif, et il s'opposait ainsi au vrai, au réel, au positif. Maintenant, il s'y insinue pour en constituer le contenu invisible. Mais il renonce, par là même, à la possibilité[12] absolue d'être compris. »

« Le mystère », qui, jusqu'ici, s'opposait au « vrai », au « réel », au « positif », c'est-à-dire au droit et à la culture, « s'y insinue maintenant », autrement dit, il s'introduit dans la zone de la culture. Que la « haute volée » soit l'unique sphère de culture, c'est un mystère, sinon de Paris, du moins pour Paris. M. Szeliga ne passe pas des mystères du monde des apaches aux mystères de la société aristocratique, non, c'est « le mystère » qui devient le « contenu invisible» de la société cultivée, son essence propre. Ce n'est pas un « nouveau tour de langage » de M. Szeliga pour pouvoir amorcer un nouvel examen : c'est « le mystère » qui opère ce « nouveau tour » pour se soustraire à l'examen. Avant de suivre réellement Eugène Sue là où son cœur le mène, c'est-à-dire au bal aristocratique, M. Szeliga utilise encore les tours de langage hypocrites de la spéculation, qui procède à des constructions a priori.

« Certes on peut prévoir quel habitacle solide ‘le mystère’ choisira pour s'y dissimuler. Et en effet, l'on dirait qu'on a affaire à une impénétrabilité insurmontable... qu'on peut s'attendre par suite à ce que, en général... pourtant, une nouvelle tentative d'en extraire le noyau est ici indispensable. »

Bref, M. Szeliga en est arrivé à ce point que

« le sujet métaphysique, le mystère prend des allures dégagées, pleines de désinvolture et de coquetterie. »

Pour métamorphoser la société aristocratique en « mystère » M. Szeliga se livre à quelques réflexions sur la «culture ». Il prête à la société aristocratique toute une série de qualités que personne ne pensait y rencontrer; mais cela lui permet de découvrir ce «mystère » : elle n'a aucune des qualités en question. Il donne aussitôt cette découverte pour le « mystère» de la société cultivée. C'est ainsi que M. Szeliga se pose par exemple les questions suivantes : « La raison universelle (la logique spéculative ?) constitue-t-elle le fond des « conversations de la société » ? Est-ce « uniquement le rythme et l'ampleur de l'amour » qui font de la société « un tout harmonieux » ? Est-ce que « ce que nous appelons la culture générale est la forme du général, de l'éternel, de l'idéal » ? En d'autres termes, ce que nous appelons culture est-il un fruit de l'imagination[13] métaphysique ? Après avoir posé ses questions, il est facile à M. Szeliga de prophétiser a priori : « On peut s'attendre d'ailleurs... à ce que la réponse soit négative ». Dans le roman d'Eugène Sue, on passe des bas-fonds au grand monde, comme dans tous les romans. Les déguisements de Rodolphe, prince de Gerolstein, le conduisent dans les couches inférieures de la société, tandis que son rang lui ouvre l'accès des cercles supérieurs. Lorsqu'il se rend au bal aristocratique, ce ne sont d'ailleurs nullement les contrastes du monde actuel qui font l'objet de ses réflexions; ce sont ses propres travestissements contrastés qui lui paraissent piquants. Il révèle à sa suite très docile combien il se trouve lui-même intéressant dans ces diverses situations.

« Je trouve, dit-il, assez de piquant dans ces contrastes : un jour peintre en éventails, m'attablant dans un bouge de la rue aux Fèves; ce matin commis-marchand offrant un verre de cassis à Mme Pipelet[14], et ce soir... un des privilégiés, par la grâce de Dieu, qui règnent sur ce monde[15]. »

Une fois au bal, la Critique critique chante :

«J'en perdrais quasiment la raison, ma foi, De ne voir que potentats autour de moi[16]! »

Elle s'épanche en tirades dithyrambiques :

« Voici l'éclat du soleil en pleine nuit; voici transportées par magie au cœur de l'hiver la verdure printanière et la splendeur de l'été. Nous nous sentons immédiatement dans l'état d'âme où l'on croit au miracle de la présence divine dans le cœur de l'homme, d'autant plus que la beauté et la grâce confirment l'impression que nous éprouvons de côtoyer des créatures idéales. » (!!!)

Pauvre pasteur de campagne, critique inexpérimenté, crédule ! Il faut ta naïveté critique pour se laisser transporter par une élégante salle de bal de Paris, « dans l'état d'âme » superstitieux qui fait croire au « miracle de la présence divine dans le cœur de l'homme » et voir dans des lionnes de Paris[17] des « créatures idéales » toutes proches des anges en chair et en os ! Dans sa naïveté pleine d'onction, notre pasteur critique épie la conversation des deux « plus belles entre les belles », Clémence d'Harville et la comtesse Sarah Mac Gregor[18]. Devinez le secret qu'il espère ainsi « surprendre » :

« De quelle façon pourrons-nous devenir la providence d'enfants chéris, combler de bonheur un époux ! » « Nous écoutons... nous sommes surpris... nous n'en croyons pas nos oreilles ! »

Ce n'est pas sans éprouver secrètement quelque malin plaisir que nous constatons la déception de notre pasteur indiscret. Ces dames ne s'entretiennent ni de la « providence », ni du « comble du bonheur », ni de la « raison universelle »; tout au contraire, il s'agit « d'une infidélité que Mme d'Harville médite de faire à soir époux ». Au sujet de l'une des dames, la comtesse Mac Gregor, on nous donne le naïf renseignement suivant :

« Elle était assez entreprenante pour devenir mère d'un enfant à la suite d'un mariage secret. »

Désagréablement impressionné par cet esprit d'entreprise de la comtesse, M. Szeliga lui dit son fait : « Nous constatons que la comtesse poursuit uniquement son avantage personnel et égoïste. » Bien plus, si elle atteint son but et qu'elle épouse le prince de Gerolstein, notre auteur ne s'en promet rien de bon : « Nous ne devons nullement nous attendre à ce qu'elle utilise sa nouvelle situation pour faire le bonheur des sujets du prince de Gerolstein. » Et c'est avec le « sérieux d'un beau caractère » que notre puritain termine son sermon :

« Sarah [la dame entreprenante] n'est d'ailleurs pas, croyez-le, une exception dans ces cercles brillants, bien qu'elle en constitue un sommet. »

D'ailleurs pas ! Bien que ! Et comment voulez-vous que le « sommet » d'un cercle ne soit pas une exception ! Au sujet du caractère de deux autres créatures idéales, la marquise d'Harville et la duchesse de Lucenay, nous apprenons

« que ces dames souffrent de ne pas connaître « la paix du cœur ». N'ayant pas trouvé l'amour dans le mariage, elles le cherchent maintenant hors du mariage. Dans le mariage, l'amour est resté pour elles un mystère, que l'impulsion impérieuse de leur cœur les pousse également à dévoiler. Ainsi elles s'adonnent donc à l'amour mystérieux. Ces « victimes » du « mariage sans amour » sont « involontairement poussées à ravaler l'amour lui-même à quelque chose d'externe, à ce qu'on appelle une liaison, et à considérer l'élément romantique, le mystère comme le cœur même, la vie et l'essence de l'amour ».

Ce développement dialectique nous paraît présenter un très grand intérêt, d'autant qu'il est susceptible d'application universelle.

Par exemple, celui qui se trouve empêché de boire chez lui et éprouve cependant le besoin de boire cherchera « hors de chez lui l'objet » de son ivrognerie et s'adonnera « donc ainsi » à. l'ivrognerie mystérieuse. Il est même poussé à regarder le mystère comme un ingrédient essentiel du fait de boire, bien qu'il ne doive pas ravaler la boisson à un simple élément « externe », indifférent, pas plus que ces dames ne le font de l'amour. Aussi bien, si nous en croyons M. Szeliga lui-même, ce n'est pas l'amour, mais le mariage sans amour, qu'elles ravalent à ce qu'il est réellement, quelque chose d'externe, ce qu'on appelle une liaison.

Ensuite vient cette question : « Qu'est-ce que le « mystère » de l'amour ? »

Nous venions déjà de mettre sur pied l'idée que « le mystère » est l' « essence » de cette espèce d'amour, Comment sommes-nous amenés maintenant à rechercher le mystère du mystère, l'essence de l'essence ?

Et notre pasteur de déclamer :

« Ni les allées ombreuses au milieu des bosquets, ni le demi-jour naturel d'un clair de lune, ni celui qui est artificiellement produit par les tentures et les rideaux précieux, ni la musique tendre et troublante des harpes et des orgues, ni la puissance du fruit défendu, etc. »

Rideaux et tentures ! Une musique tendre et troublante ! Jusqu'aux orgues ! Que Monsieur le Pasteur oublie donc son temple ! Qui donc songerait à aller à un rendez-vous d'amour avec des orgues ?

« Tout cela [rideaux, tentures, orgues] n'est que le mystérieux. »

Mais alors le mystérieux n'est-il pas le « mystère » de l'amour mystérieux ? Eh non, pas du tout :

« Le mystère ici est l'élément excitant, enivrant, troublant, le pouvoir de la sensualité. »

La musique « tendre et troublante » fournissait déjà à notre pasteur l'élément de trouble. Si au lieu d'emporter des rideaux et des orgues, il était allé à son rendez-vous d'amour avec du bouillon de tortue et du champagne, il aurait eu aussi l'élément « excitant et enivrant ».

« Le pouvoir de la sensualité, déclare doctement le saint homme, nous nous refusons, il est vrai, à nous l'avouer à nous-mêmes, mais la sensualité n'exerce sur nous un empire si prodigieux que parce que nous la bannissons de nous-mêmes, et refusons de la reconnaître pour notre propre nature nature que nous serions alors à même de dompter, dès qu'elle essaiera de s'imposer aux dépens de la raison, de l'amour vrai, de la force de la volonté. »

À la manière de la théologie spéculative, le pasteur nous conseille de reconnaître la sensualité pour notre propre nature, afin d'être à même de la dompter par la suite, c'est-à-dire de reprendre cette reconnaissance. Il ne veut la dompter, il est vrai, que lorsqu'elle voudra s'imposer aux dépens de la raison — car la force de volonté et l'amour par opposition à la sensualité ne sont que la force de volonté et l'amour de la raison. Fût-il non-spéculatif, tout chrétien reconnaît la sensualité, dans la mesure où elle ne s'impose pas aux dépens de la vraie raison, c'est-à-dire de la foi, de l'amour vrai, c'est-à-dire de l'amour de Dieu, de la vraie force de volonté, c'est-à-dire de la volonté en Jésus-Christ. Notre pasteur nous dévoile immédiatement sa véritable opinion, quand il poursuit en ces termes :

« Si l'amour cesse d'être l'essentiel du mariage, de la moralité en général, c'est la sensualité qui devient le mystère de l'amour, de la moralité, de la société cultivée la sensualité dans son acception exclusive, où elle est le frémissement des nerfs, le torrent brûlant qui parcourt les veines, aussi bien que dans l'acception plus générale, où elle atteint à une apparence de force spirituelle, s'érige en appétit de domination, en ambition et soif de gloire... La comtesse Mac Gregor représente cette dernière acception « de la sensualité, en tant que mystère de la société cultivée. »

Le pasteur a touché juste. Pour dompter la sensualité, il est forcé de dompter avant tout les courants nerveux et la rapide circulation du sang. M. Szeliga se figure, dans l'acception « exclusive » du terme, que si la chaleur corporelle augmente, c'est parce que le sang est brûlant dans les veines; il ne sait pas que les animaux à sang chaud sont ainsi dénommés parce que la température de leur sang, à part quelques modifications insignifiantes, reste constante. — Dès que les nerfs ne frémissent plus et que le sang ne brûle plus dans les veines, le corps pécheur, siège des appétits sensuels, tombe dans un calme plat, et les âmes peuvent à leur aise s'entretenir de la « raison universelle », de « l'amour vrai » et de la « morale pure ». Notre pasteur dégrade tellement la sensualité qu'il supprime précisément les éléments de l'amour sensuel qui l'exaltent : la circulation rapide du sang prouvant que l'homme n'aime pas avec un flegme insensible, les filets nerveux reliant le cerveau à l'organe qui est le siège principal de la sensualité. Il réduit le vrai amour sensuel à l'acte mécanique de la secretio seminis[19], et susurre, avec ce théologien allemand qui a acquis une triste célébrité : « Ce n'est point par amour sensuel ni par concupiscence charnelle, mais parce que le Seigneur a dit : croissez et multipliez[20]. » Comparons maintenant cette construction spéculative avec le roman d'Eugène Sue. Ce n'est pas la sensualité qui est donnée pour le mystère de l'amour, ce sont les mystères, les aventures, les obstacles, les angoisses, les dangers et surtout l'attrait du fruit défendu.

« Pourquoi, nous dit l'auteur, beaucoup de femmes prennent-elles pourtant des hommes qui ne valent pas leurs maris ? Parce que le plus grand charme de l'amour est l'attrait affriandant du fruit défendu... Avancez que, en retranchant de cet amour les craintes, les angoisses, les difficultés, les mystères, les dangers, il ne reste rien ou peu de chose, c'est-à-dire l'amant... dans sa simplicité première... en un mot, ce serait toujours plus ou moins l'aventure de cet homme à qui l'on disait : Pourquoi n'épousez-vous donc pas cette veuve, votre maîtresse ? Hélas ! j'y ai bien pensé, répondit-il, mais alors je ne saurais plus où aller passer mes soirées[21]. »

Tandis que M. Szeliga déclare expressément que l'attrait du fruit défendu n'est pas le mystère de l'amour, Eugène Sue nous le donne non moins expressément pour « le plus grand charme de l'amour » et pour la raison des aventures amoureuses extra muros[22].

« La prohibition et la contrebande sont inséparables en amour comme en marchandise[23]. »

De même Eugène Sue, contrairement à son exégète spéculatif, affirme :

« Le penchant à la dissimulation et à la ruse, le goût pour les mystères et les intrigues sont une qualité essentielle, un penchant naturel et un instinct impérieux de la nature féminine. »

Ce qui gêne simplement M. Eugène Sue, c'est que ce penchant et ce goût soient dirigés contre le mariage. Il entend donner aux instincts de la nature féminine un emploi plus inoffensif, plus utile. Tandis que M. Szeliga fait de la comtesse Mac Gregor le type de cette sensualité qui « atteint à une apparence de force spirituelle », Eugène Sue en fait un être de raison abstrait. Son « ambition » et son « orgueil », bien loin d'être des formes de la sensualité, sont les produits d'un entendement abstrait, entièrement indépendant de la sensualité. C'est pourquoi Eugène Sue remarque expressément :

« Les brûlantes aspirations de l'amour ne devaient jamais faire battre son sein glacé; aucune surprise du cœur ou des sens ne devait jamais déranger les impitoyables calculs de cette femme rusée, égoïste et ambitieuse. »

Ce qui constitue le caractère essentiel de cette femme, c'est l'égoïsme de la raison abstraite, non soumise à l'action des sens sympathiques, et que le sang ne baigne pas. Aussi l'auteur nous dépeint en elle une âme « sèche et dure », un esprit «habile et méchant », un caractère « perfide » et — aspect très significatif de l'être de raison abstrait — « absolu », enfin une dissimulation « profonde ». Soit dit en passant : Eugène Sue propose à la vie de la comtesse des motivations aussi niaises que celles qu'il invente pour la plupart des caractères de son roman. Une vieille nourrice lui met dans l'idée qu'elle doit devenir une « tête couronnée ». Poussée par cette idée, elle part en voyage en vue « d'épouser une couronne ». Et elle commet finalement l'inconséquence de prendre un petit prince sérénissime d'Allemagne pour une « tête couronnée ». Après ses expectorations contre la sensualité, notre saint homme critique se croit encore obligé de démontrer pourquoi c'est à l'occasion d'un bal qu'Eugène Sue nous introduit dans « la haute volée » : ce procédé se rencontre pourtant chez presque tous les romanciers français, tandis que les romanciers anglais introduisent plus fréquemment le lecteur dans le beau monde à l'occasion d'une partie de chasse ou d'une réunion dans un château à la campagne[24].

« Pour cette conception [celle de M. Szeliga !] il ne saurait être indifférent, ni [dans la construction de Szeliga] purement accidentel qu'Eugène Sue nous introduise dans le grand monde précisément lors d'un bal. »

Et voici la bride lâchée à la cavale qui trotte allégrement en direction de la nécessité, en passant par toute une série de conclusions qui rappellent le vieux Wolf[25].

« La danse est la manifestation la plus universelle de la sensualité en tant que mystère. Le contact direct, l'enlacement des deux sexes (?), déterminés par le couple, sont tolérés dans la danse, parce que, malgré les apparences et malgré la douce impression qui se fait réellement sentir à cette occasion [réellement, monsieur le Pasteur ?], ils ne sont pas considérés comme contact et enlacement sensuels » [mais probablement comme relevant de la raison universelle ?].

Et voici la conclusion, après laquelle on peut tirer l'échelle :

« En effet, si on les considérait en réalité comme tels, on ne verrait pas pourquoi la société ne montre pareille indulgence qu'à propos de la danse, alors qu'à l'inverse elle stigmatise et condamne si durement ces mêmes gestes qui, s'ils s'accomplissaient en tout autre lieu avec la même liberté, seraient considérés comme un manquement des plus impardonnables aux bonnes mœurs et à la pudeur, entraînant un opprobre et une réprobation impitoyable entre tous. »

Monsieur le Pasteur ne parle ni du cancan, ni de la polka, mais de la danse en général, de la catégorie de la danse, qui ne se danse nulle part, hormis sous son crâne critique. Qu'il prenne donc la peine d'observer une danse à la « Chaumière » à Paris, et son cœur germano-chrétien sera révolté par cette hardiesse, cette franchise, cette pétulance gracieuse, cette musique du mouvement le plus sensuel qui soit. La « douce impression qui se fait réellement sentir » lui ferait « sentir » qu' « en effet on ne verrait pas pourquoi les danseurs eux-mêmes » non seulement ne pourraient pas, mais ne devraient pas, au moins à leurs propres yeux, être des hommes franchement sensuels. Cependant qu'à « l'inverse » ils font sur le spectateur l'impression édifiante d'une franche sensualité humaine, « ce qui, se produisant de façon identique en tout autre lieu», en Allemagne surtout, serait considéré « comme un manquement impardonnable », etc. !

Par amour pour l'essence de la danse, notre critique nous mène au bal. Mais il se heurte à une grande difficulté. À ce bal, on danse, certes, mais simplement en imagination. Eugène Sue, en effet, ne nous dit pas un mot de la danse. Il ne se mêle pas à la cohue des danseurs. Le bal n'est pour lui que l'occasion de réunir ses premiers rôles aristocratiques. Dans son désespoir, « la Critique » vient charitablement au secours du romancier, et sa propre « imagination » décrit avec aisance ce que l'on voit au bal, etc. Quand il dépeint les bouges d'apaches et parle argot, Eugène Sue, par décision critique, ne prend pas directement intérêt à la peinture de ces bouges et de cet argot; mais en revanche, la danse, que lui ne décrit pas et qui n'est décrite que par son critique « imaginatif », présente nécessairement pour lui un intérêt infini.

Poursuivons !

« En effet, le mystère du bon ton et du tact de la sociétéle mystère de cette contre-nature extrême — est le désir impatient d'un retour à la nature. Voilà pourquoi une figure comme celle de Cecily produit dans la société cultivée une impression aussi électrique et recueille des succès si extraordinaires. Pour elle, esclave ayant grandi au milieu d'esclaves, sans éducation, réduite aux seules ressources de sa nature, cette nature constitue son unique source de vie. Transplantée tout à coup à la Cour, soumise aux contraintes et aux coutumes de celle-ci, elle ne tarde pas à en percer le mystère... Dans cette sphère, qu'elle peut dominer sans restriction, puisque sa puissance, la puissance de sa nature, est considérée comme un énigmatique sortilège, Cecily ne peut manquer de se laisser aller à des égarements sans limites, alors qu'au temps où elle était encore esclave cette même nature lui enseignait à résister à toutes les propositions honteuses de son puissant maître et à rester fidèle à son amour. Cecily est le mystère dévoilé de la société cultivée. Les sens méprisés finissent par rompre les digues et se donnent tout à fait libre cours, etc. »

Le lecteur de M. Szeliga qui ne connaît pas le roman d'Eugène Sue croit forcément que Cecily est la lionne du bal en question. Or, dans le roman, elle se trouve en Allemagne, dans une maison de détention, pendant qu'on danse à Paris.

Tant qu'elle est esclave, Cecily reste fidèle au médecin noir David, parce qu'elle l'aime « passionnément» et que son maître, M. Willis[26], lui fait une cour « brutale ». Son passage à une vie de débauche est motivé de façon très simple. Transplantée dans le « monde européen », elle « rougit » d'être « mariée à un nègre ». Après son arrivée en Allemagne, elle est « sur-le-champ » dépravée par un mauvais sujet, et son « sang indien » l'emporte, ce sang que l'hypocrite Eugène Sue, par amour de la douce morale et du doux commerce, est forcé de définir comme une « perversité naturelle ».

Le mystère de Cecily, c'est d'être une métisse. Le mystère de sa sensualité, c'est l'ardeur des tropiques. Parny a célébré la métisse dans ses belles poésies à Éléonore[27]. Et plus de cent descriptions de voyage nous disent combien elle est dangereuse pour le matelot français.

« Cecily était le type incarné de la sensualité brûlante, qui ne s'allume qu'au feu des tropiques... Tout le monde a entendu parler de ces filles de couleur, pour ainsi dire mortelles aux Européens, de ces vampires enchanteurs qui, enivrant leur victime de séductions terribles.... ne lui laissent, selon l'énergique expression du pays, que ses larmes à boire, que son cœur à ronger[28]. »

Ce n'est pas précisément sur les hommes d'éducation aristocratique, sur les blasés que Cecily produisait cet effet magique :

« Les femmes de l'espèce de Cecily exercent une action soudaine, une omnipotence magique sur les hommes de sensualité brutale tels que Jacques Ferrand[29]. »

Et depuis quand des hommes tels que Jacques Ferrand représentent-ils la société élégante ? Mais il fallait bien que la Critique critique fit de Cecily un moment du procès vital que parcourt le mystère absolu !

4) « Le mystère de l'honnêteté et de la dévotion »[modifier le wikicode]

« Le mystère, en tant que mystère de la société cultivée, passe, il est vrai, de l'opposition extérieure à la sphère intérieure. Néanmoins le grand monde a, lui aussi, ses cercles exclusifs où il conserve la relique. Il est en quelque sorte la chapelle de ce saint des saints. Mais pour les gens restés sur le parvis, c'est la chapelle qui constitue elle-même le mystère. Dans sa position exclusive, la culture est donc pour le peuple... ce que la grossièreté est pour l'homme cultivé. »

Il est vrai — néanmoins — aussi — en quelque sorte — mais — donc — voilà les crochets magiques qui réunissent les chaînons du développement spéculatif. M. Szeliga a fait passer le mystère de la sphère des apaches dans la haute volée. Il lui faut maintenant construire le mystère en vertu duquel le monde élégant possède ses cercles exclusifs et les mystères de ces cercles sont des mystères pour le peuple. Pour cette construction, les crochets magiques dont nous avons parlé ne suffisent pas; il faut métamorphoser un cercle en chapelle, et métamorphoser le monde non aristocratique en parvis de cette chapelle. Voici un nouveau mystère pour Paris : toutes les sphères de la société bourgeoise ne forment qu'un parvis de la chapelle de la haute volée. M. Szeliga vise deux buts : faire que le mystère qui s'est incarné dans le cercle exclusif de la haute volée devienne le « bien commun du monde »; faire du notaire Jacques Ferrand un chaînon vivant du mystère. Voici comment il procède :

« La culture ne peut ni ne veut faire entrer encore dans sa sphère tous les ordres de la société et toutes les inégalités. Seuls le christianisme et la morale sont capables de fonder sur cette terre des royaumes universels. »

Aux yeux de M. Szeliga, la culture, la civilisation se confondent avec la culture aristocratique. C'est pourquoi il ne peut voir que l'industrie et le commerce fondent de tout autres royaumes universels que le christianisme et la morale, le bonheur familial et la prospérité bourgeoise. Mais comment en arrivons-nous au notaire Jacques Ferrand ? C'est très simple.

M. Szeliga métamorphose le christianisme en une qualité individuelle, la « dévotion », et la morale en une autre qualité individuelle, « l'honnêteté ». Il réunit ces deux qualités en un seul individu, qu'il baptise Jacques Ferrand, parce que Jacques Ferrand ne possède pas ces deux qualités, mais les simule. Jacques Ferrand est, dès lors, le « mystère de l'honnêteté et de la dévotion ». Le « testament » de Ferrand est au contraire « le mystère de la dévotion et de l'honnêteté apparentes »; ce n'est donc plus le mystère de la dévotion et de l'honnêteté mêmes. Pour pouvoir ériger ce testament en mystère, la Critique critique était obligée de proclamer que la dévotion et l'honnêteté apparentes étaient le mystère de ce testament et non pas inversement que ce testament était le mystère de l'honnêteté apparente.

Tandis que le notariat de Paris voyait dans Jacques Ferrand une pasquinade amère dirigée contre lui et obtenait de la censure théâtrale que ce personnage ne figurât plus dans les Mystères de Paris portés à la scène, la Critique critique, au même instant où elle « part en guerre contre la fantasmagorie des concepts », voit dans un notaire parisien non pas un notaire parisien, mais la religion et la morale, l'honnêteté et la dévotion. Le procès du notaire Lehon aurait dû l'édifier. La position que le notaire occupe dans le roman d'Eugène Sue va exactement de pair avec sa position officielle.

« Les notaires sont au temporel ce qu'au spirituel sont les curés; ils sont les dépositaires de nos secrets. » (MONTEIL : Hist[oire] des Français des div[ers] États, tome IX, p. 37[30].)

Le notaire est le confesseur laïque. C'est un puritain de profession; or, Shakespeare nous dit que « l'honnêteté n'est pas puritaine[31] » : c'est en même temps un entremetteur à toutes fins, l'homme qui combine les intrigues et dirige les coteries bourgeoises. Avec le notaire Ferrand, dont tout le mystère réside dans son hypocrisie et sa profession de notaire, nous n'avons, semble-t-il, pas avancé d'un pas. Mais écoutons la suite !

« Si l'hypocrisie est, chez le notaire, affaire de pleine conscience et chez Mme Roland[32], pour ainsi dire, instinct, il y a, entre eux, la grande masse de ceux qui ne peuvent trouver la clef du mystère, mais éprouvent le besoin involontaire de la chercher. Ce n'est donc pas la superstition qui conduit gens de la haute société et gens du peuple dans le sinistre logis du charlatan Bradamanti (abbé Polidori[33]), non, c'est la recherche du mystère; ils veulent se justifier aux yeux du monde. »

« Gens de la haute société et gens du peuple » n'affluent pas chez Polidori pour découvrir un mystère déterminé qui les justifie aux yeux du monde; ce qu'ils viennent chercher, c'est le mystère par excellence, le mystère, sujet absolu, pour être justifiés aux yeux du monde, comme si pour fendre du bois on cherchait non pas une hache, mais l'outil in abstracto[34].

Tous les mystères de Polidori se ramènent à ceci : il possède une drogue pour faire avorter les femmes enceintes et un poison pour faire passer de vie à trépas. Dans sa fureur spéculative, M. Szeliga fait recourir l' « assassin » au poison de Polidori, « parce qu'il ne veut pas être un assassin, mais être estimé, aimé, honoré », comme si, dans un assassinat, il s'agissait d'estime, d'amour, d'honneur, et non de sauver sa tête ! Ce qui préoccupe l'assassin critique, ce n'est pas sa tète, c'est « le mystère ». — Puisque tout le monde ne saurait assassiner ni être en état de grossesse irrégulière, comment Polidori devra-t-il s'y prendre pour mettre chacun en possession souhaitée du mystère ? Il faut croire que M. Szeliga confond le charlatan Polidori avec le savant Polydorus Virgilius, qui vivait au XVIIe siècle, et qui, loin de découvrir des mystères, a essayé de faire de l'histoire des découvreurs de mystères, des inventeurs, le « bien commun du monde ». (Voir : Polidori Virgilii Liber de rerum inventoribus, Lugduni MD CCVI.)

Le mystère, le mystère absolu, tel qu'il s'établit en fin de compte, comme « bien commun du monde», c'est donc le secret d'avorter et d'empoisonner. Le mystère ne pouvait se muer plus adroitement en « bien commun du monde » qu'en se métamorphosant en mystères qui ne sont mystères pour personne.

5) « Le mystère est raillerie »[modifier le wikicode]

« Le mystère est maintenant devenu bien commun, le mystère de tous et de chacun. Ou bien c'est chez moi un art ou un instinct, ou alors je puis l'acheter comme j'achète une marchandise vénale. »

Quel est donc ce mystère qui est maintenant devenu le bien commun du monde ? Le mystère de l'absence de droit dans l'État, celui de la société cultivée, ou le mystère de la falsification des marchandises, ou le secret de fabrication de l'eau de Cologne, ou le mystère de la « Critique critique » ? Rien de tout cela, mais le mystère in abstracto, la catégorie du mystère !

M. Szeliga se propose de nous dépeindre les domestiques et le portier Pipelet avec sa femme comme incarnation du mystère absolu. Il veut fabriquer le domestique et le portier du « mystère ». Mais comment va-t-il s'y prendre pour dégringoler de la catégorie pure au « valet » qui « regarde par le trou de la serrure », et du mystère en tant que sujet absolu, trônant au-dessus des toits dans le ciel nébuleux de l'abstraction, au rez-de-chaussée où se trouve la loge du portier ?

Il commence par faire parcourir à la catégorie du mystère un procès spéculatif. Après que le mystère, par les moyens de l'avortement et de l'empoisonnement, est devenu le bien commun du monde, il n'est

« donc plus du tout l'état de la chose cachée et de la chose inaccessible en soi, mais le fait que la chose se dissimule, ou mieux encore [de mieux en mieux !] que je la dissimule, que je la rends inaccessible ».

En faisant ainsi passer le mystère absolu de l'essence au concept, du stade objectif, dans lequel il est l'état de la chose cachée lui-même, au stade subjectif, dans lequel il se cache, ou mieux encore « je le » cache, on ne nous fait pas avancer d'un pas. La difficulté semble au contraire grandir, puisque dans la tête et la poitrine de l'homme un mystère est plus inaccessible et plus caché qu'au fond de l'océan. C'est pourquoi M. Szeliga vient immédiatement au secours de son progrès spéculatif, par un progrès empirique.

« Ce sont les portes fermées [tiens ! tiens !] derrière lesquelles désormais [désormais !] le mystère est forgé, tissé, perpétré. »

« Désormais », M. Szeliga a métamorphosé le moi spéculatif du mystère en une réalité tout à fait empirique, tout à fait de bois, en une porte.

« Or, par là » [grâce à la porte fermée et non par le passage de l'essence fermée au concept] la possibilité m'est aussi donnée de le guetter, de l'épier, de l'espionner. »

Que l'on puisse guetter derrière des portes fermées, ce n'est nullement un « mystère » découvert par M. Szeliga. Il est même un proverbe de la Masse qui dit que les murs ont des oreilles. Ce qui constitue, en revanche, un mystère tout à fait critico-spéculatif, c'est que « désormais », après la descente aux Enfers par les bouges, après l'ascension dans la société cultivée après les miracles de Polidori, les mystères puissent se forger derrière et être épiés devant des portes fermées. Et c'est un mystère critique tout aussi grand que des portes fermées constituent une nécessité catégorique, non seulement pour forger, tisser et perpétrer des mystères — combien n'y a-t-il pas de mystères forgés, tissés et perpétrés derrière des buissons ! - mais encore pour les espionner. Après cette brillante passe d'armes dialectique, M. Szeliga en arrive naturellement de l'espionnage aux motifs de l'espionnage. Et il nous communique ce mystère que l'espionnage trouve sa raison dans le plaisir de faire le mal. Puis, du plaisir de faire le mal, il passe aux motifs de ce plaisir.

« Chacun, dit-il, veut être meilleur que son voisin, puisque non seulement il dissimule les ressorts de ses bonnes actions, mais qu'il cherche encore à plonger entièrement ses mauvaises actions dans une ombre impénétrable. »

Il faudrait inverser la phrase et dire : « Si chacun non content de tenir cachés les mobiles de ses bonnes actions essaie de plonger entièrement ses mauvaises actions dans une ombre impénétrable, c'est qu'il veut être meilleur que son voisin. »

Nous voilà prétendument arrivés du mystère qui se dissimule lui-même au moi dissimulant, du moi à la porte fermée, de la porte fermée à l'espionnage, de l'espionnage à la raison de l'espionnage : le plaisir de faire le mal, du plaisir de faire le mal au motif de ce plaisir : la volonté d'être meilleur. Et nous ne tarderons pas à connaître la joie de voir le domestique en arrêt devant la porte fermée. La volonté universelle d'être meilleur nous amène en effet directement à ceci : « chacun a le penchant de découvrir les mystères d'autrui », ce qui entraîne tout naturellement cette spirituelle remarque : « Ce sont les domestiques qui, à cet égard, sont le mieux placés.» Si M. Szeliga avait lu les mémoires ensevelis dans les archives de la police parisienne, les mémoires de Vidocq, le « Livre noir »[35], etc., il saurait que, dans cet ordre d'idées, la police est encore mieux placée que les domestiques «les mieux placés », que les domestiques ne sont utilisés par elle que pour les besognes grossières, qu'elle ne s'arrête ni devant la porte ni devant le négligé des maîtres, mais, sous les traits d'une femme galante, voire de l'épouse légitime, se glisse contre leur corps nu sous les draps de leur lit. Même dans le roman de Sue, un des personnages principaux n'est-il pas le mouchard Bras rouge[36] ?

Ce qui choque « désormais » M. Szeliga chez les domestiques, c'est qu'ils ne sont pas assez « désintéressés ». Cette réserve critique lui ouvre la voie conduisant au concierge Pipelet et à sa femme.

« La situation de portier procure par contre cette relative indépendance qui permet de déverser sur les mystères de la maison une raillerie libre, détachée, quoique grossière et blessante. »

Dès l'abord, cette construction spéculative du portier se heurte à une grande difficulté : c'est que dans un très grand nombre d'immeubles parisiens, domestique et portier, pour une partie des locataires, ne font qu'un.

Les faits suivants permettront de juger avec quelle fantaisie critique l'auteur décrit la situation relativement indépendante et détachée du portier. Le portier parisien est le représentant et le mouchard du propriétaire. D'ordinaire, ce n'est pas le propriétaire qui le paie, ce sont les locataires. Du fait de cette situation précaire, il joint bien souvent à son emploi officiel le métier de commissionnaire. Sous la Terreur, l'Empire et la Restauration, les portiers étaient les agents principaux de la police secrète. C'est ainsi, par exemple, que le général Foy[37] était surveillé par son portier, qui subtilisait les lettres qui lui étaient adressées et les remettait à un agent de police posté dans le voisinage, qui les lisait. (Voir FROMENT : La Police dévoilée). Aussi les termes : « portier » et « épicier » sont-ils des injures, et le portier lui-même veut qu'on l'appelle « concierge ».

Eugène Sue est tellement loin de nous présenter Mme Pipelet comme une personne « détachée » et sans malice que, bien au contraire, elle escroque immédiatement Rodolphe en lui faisant de la monnaie; elle lui recommande un escroc, la prêteuse sur gages qui habite l'immeuble; elle lui dépeint Rigolette comme une connaissance qui peut devenir agréable; elle se moque du Commandant parce qu'il paie mal et qu'il marchande avec elle (dans son dépit, elle l'appelle « commandant de deux liards » - ça t'apprendra à ne donner que douze francs par mots pour ton ménage ») , parce qu'il a la « petitesse » d'avoir l’œil sur son bois, etc. Elle donne elle-même la raison de son attitude « indépendante » : le commandant ne la paie que douze francs par mois[38].

Chez M. Szeliga, « Anastasie Pipelet est en quelque sorte chargée d'ouvrir le feu dans la petite guerre contre le mystère ».

Chez Eugène Sue, Anastasie Pipelet représente la portière parisienne. Il entend « dramatiser la concierge peinte de main de maître par M. Henry Monnier[39] ». Mais M. Szeliga ne peut s'empêcher de métamorphoser une des qualités de Mme Pipelet, la « médisance », en une entité particulière, puis Mme Pipelet en représentante de cette entité.

« Son mari », continue M. Szeliga, « le portier Alfred Pipelet, fait le pendant, mais n'est pas décrit avec le même bonheur ». Pour le consoler de ce malheur, M. Szeliga en fait également une allégorie. Il représentera le côté « objectif » du mystère, le « mystère en tant que raillerie ».

« Le mystère auquel il succombe est une raillerie, un tour qu'on lui joue[40]. »

Bien mieux, dans sa miséricorde infinie, la dialectique divine mue ce « vieillard malheureux, tombé en enfance » en « homme fort », au sens métaphysique du mot, en faisant de lui un moment très digne, très heureux et très décisif dans le procès vital du mystère absolu. La victoire sur Pipelet est « la défaite la plus décisive du mystère ». « Un homme plus avisé, un homme brave ne serait pas dupe de ce tour. »

6) Rigolette[41][modifier le wikicode]

« Il reste encore un pas à faire. Par sa logique interne, le mystère a été amené, comme nous l'avons vu, chez Pipelet et grâce à Cabrion, à se ravaler au niveau de la simple farce. Il ne manque plus qu'une chose : que l'individu ne se prête plus à cette sotte comédie. Rigolette franchit ce pas avec la plus grande légèreté du monde. »

Il est donné à n'importe qui de percer en deux minutes le mystère de cette farce spéculative et d'apprendre lui-même son mode d'emploi. Voici de brèves indications :

Problème : Démontrer comment l'homme se rend maître des animaux.

Solution spéculative : Soit une demi-douzaine d'animaux, par exemple, le lion, le requin, le serpent, le taureau, le cheval et le roquet. Construisons par abstraction, à partir de ces six animaux, la catégorie « animal ». Représentons-nous l' « animal » comme un être indépendant. Considérons le lion, le requin, le serpent, etc., comme autant de déguisements, d'incarnations de l' « animal ». De même que, de cette création imaginaire, nous avons fait l' « animal » de notre abstraction, un être réel, transformons maintenant les animaux réels en êtres d'abstraction, en produits de notre imagination. Une chose apparaît : l' « animal » qui, dans le lion, met l'homme en pièces, dans le requin l'engloutit, dans le serpent l'empoisonne, dans le taureau lui donne des coups de corne et dans le cheval lui lance des ruades, quand il existe en tant que roquet, se borne à aboyer après lui et métamorphose le combat contre l'homme en un simple simulacre. L' « animal » a été entraîné, par sa propre logique, ainsi que nous l'avons -vu par l'exemple du roquet, à se ravaler au rôle de simple bateleur. Si donc un enfant, ou un vieillard tombé en enfance, prend la fuite devant le roquet, ce qui importe, c'est que l'individu, lui, ne se prête plus à cette sotte comédie. L'individu x franchit ce pas avec la plus grande légèreté du monde, en brandissant son jonc contre le roquet. Nous voyons comment, grâce à l'individu x et au roquet, l'homme s'est rendu maître de l' « animal », donc maître des animaux et, dans l'animal-roquet, a dompté le lion-animal.

C'est à peu près ainsi que, par la médiation de Pipelet et de Cabrion, la « Rigolette » de M. Szeliga triomphe des mystères du monde actuel. Bien plus ! Elle-même n'est qu'une réalisation de cette catégorie, le « mystère ».

« Elle-même n'a pas encore conscience de sa haute valeur morale, c'est pourquoi elle est encore un mystère pour elle-même ! »

Le mystère de la Rigolette non spéculative, Eugène Sue le fait énoncer par Murph[42]. C'est « une fort jolie grisette ». Eugène Sue a peint en elle le caractère aimable, humain, de la grisette parisienne. Simplement, par dévotion pour la bourgeoisie et par une sorte de mysticisme très personnel, il lui a fallu idéaliser moralement la grisette. Il a fallu qu'il supprimât ce qui fait le piquant de sa situation et de son caractère : son mépris du mariage en forme, sa liaison naïve avec l'étudiant ou l'ouvrier. C'est précisément par cette liaison qu'elle constitue un contraste vraiment humain avec l'épouse bourgeoise hypocrite, incapable de générosité, égoïste, avec toute la sphère bourgeoise, c'est-à-dire avec la sphère officielle.

7) Le monde des « mystères de Paris »[modifier le wikicode]

« Ce monde de mystères est à présent le monde en général : l'action individuelle des Mystères de Paris s'y trouve transportée. »

Avant de « passer à la reproduction philosophique des événements épiques », M. Szeliga se voit « cependant » obligé de « récapituler, de faire un tableau d'ensemble des esquisses singulières qu'il vient de jeter sur le papier ».

Lorsque M. Szeliga annonce qu'il va passer à la « reproduction philosophique » des événements épiques, il faut prendre cette déclaration pour un véritable aveu, pour la révélation de son mystère critique. Jusque-là, il s'est borné à une « reproduction philosophique » de la situation du monde.

M. Szeliga poursuit ses aveux :

« Il résulterait de son exposé que les mystères singuliers dont il a été question n'ont pas de valeur par eux-mêmes, isolés les uns des autres, qu'ils ne sont pas de magnifiques faits divers, mais que leur valeur tient à ce qu'ils forment une série organiquement articulée, dont la totalité constitue le « mystère ». »

Une fois en veine de sincérité, M. Szeliga va plus loin encore. Il avoue que sa « série spéculative » n'est pas la série réelle des Mystères de Paris.

« Il est vrai que, dans notre épopée, les mystères ne surgissent pas en fonction de cette série qui se connaît elle-même [à prix coûtants ?]. C'est que nous avons à faire non pas à l'organisme de la Critique libre se présentant à découvert, logique, mais à une mystérieuse existence végétative. »

Nous passons sur la récapitulation de M. Szeliga, pour en arriver immédiatement au point qui lui sert de « transition ». Nous avons vu, en Pipelet, « l'auto-raillerie du mystère ».

« En se moquant de soi-même, le mystère se juge. Par là, les mystères, s'anéantissant eux-mêmes dans leur ultime logique, invitent tout caractère vigoureux à s'étudier en toute indépendance. »

C'est Rodolphe, prince de Gerolstein, l'homme de la « Critique pure », qui est appelé à procéder à cette étude et à « dévoiler les mystères ».

Nous ne parlerons de Rodolphe et de ses faits et gestes que plus loin, après avoir perdu de vue pour quelque temps M. Szeliga. Mais il est à prévoir, et le lecteur peut pressentir dans une certaine mesure, voire présumer, sans qu'on puisse rien affirmer pourtant, que nous ferons de lui — au lieu de la « mystérieuse existence végétative » attribuée à Rodolphe dans la Literatur-Zeitung critique — au contraire « un membre logique, se présentant à découvert, libre » de « l'organisme de la Critique critique. »

  1. Sue Eugène (1804-1857), écrivain français, auteur de romans-feuilletons à thèmes sociaux qui obtinrent un vif succès, surtout dans les années précédant la Révolution de 1848 : La Salamandre, 1832 ; Les Mystères de Paris, 1842-1843 ; Le Juif errant, 1844-1845 ; Les Sept Péchés capitaux, 1848-1850 ; Les Mystères du peuple, ou Histoire d'une famille de prolétaires à travers les âges, 1849-1856. L'immense intérêt suscité par les romans d'Eugène Sue s'explique d'abord par la nouveauté du genre : la presse, qui se développe considérablement sous la Monarchie de Juillet, accroît sa clientèle par l'appât du feuilleton. Mais il s'explique aussi et surtout par le choix des sujets traités. Les thèmes des romans d'Eugène Sue s'inscrivent dans le grand courant des idées sociales et humanitaires dont s'empare la littérature après 1830 et surtout entre 1840 et 1850. Certains de ces thèmes se retrouvent dans Les Misérables de Victor Hugo, dans les romans de George Sand, d'Alexandre Dumas et même de Balzac. Eugène Sue dépeint avec un certain réalisme les milieux populaires, surtout le « Lumpenproletariat » parisien, la misère sous toutes ses formes, mais mêle à ces descriptions les personnages romanesques traditionnels du roman-feuilleton : beau jeune homme riche qui secourt une malheureuse prostituée, restée pure malgré son métier et qui se révélera être sa propre fille, etc. Le rêve, que l'on trouve dans ces romans, d'une harmonie des classes sociales réalisée par l'amour des hommes et la bonne volonté de quelques riches qui se font les instruments de la « Providence », rattache Eugène Sue aux socialistes utopiques de son temps.
  2. MOLlÈRE : Le Bourgeois gentilhomme, acte II, scène 6. La citation est en français dans le texte.
  3. Morel est un des principaux personnages des Mystères de Paris. C'est un ouvrier. Eugène Sue nous le dépeint, travaillant jusqu'à l'épuisement total de ses forces, dans la sordide mansarde où il vit avec sa femme et ses cinq enfants (lIe partie, chapitre XVIII). En conclusion de cette peinture, où perce une profonde pitié, Sue se « console » en pensant que « le bon sens moral contient ce redoutable océan populaire dont le débordement pourrait engloutir la société tout entière ». Il ajoute : « Ne sympathise-t-on pas alors de toutes les forces de son âme et de son esprit avec ces généreuses intelligences qui demandent un peu de place au soleil pour tant d'infortune, tant de courage, tant de résignation ! »
  4. Allusion à la Charte constitutionnelle de la Monarchie de Juillet. L'expression « Charte Vérité » fait ironiquement allusion aux derniers mots de la proclamation lancée par le duc d'Orléans (Louis-Philippe) le 31 juillet 1830 : « La Charte sera désormais une vérité. » Par cette proclamation, le duc d'Orléans assura la réussite d'une opération politique qui, montée notamment par Thiers et le banquier Laffitte, permit, après les journées de juillet 1830, de voler sa victoire au peuple parisien.
  5. Cette critique de Marx constitue, par rapport aux idées de l'époque, un progrès fondamental : elle atteindra Feuerbach lui-même, dans la mesure où il reste prisonnier de l'illusion humanitaire, où il ne voit que l'homme abstrait, et non pas l'homme comme produit de forces historiques et économiques. Cette idéologie humanitaire, qui inspirait encore certains socialistes utopistes, apparaît à Marx périmée quand il étudie l'économie politique, en particulier les économistes anglais. Il dénonce la dangereuse illusion qui consiste à croire que les prolétaires sont les frères des capitalistes.
  6. La dernière phrase fait allusion au malthusianisme, théorie formulée par le pasteur anglican Malthus dans son Essai sur le principe de population (1798-1803). Malthus estime que la cause unique de la misère est « le désir constant que manifestent tous les êtres vivants de se multiplier plus que ne le permet la quantité de nourriture dont ils disposent ». Il est donc nécessaire, selon lui, de freiner l'accroissement de la population, soit par la répression, soit par « la conscience morale de l'individu ». Marx devait, dans Le Capital, soumettre le malthusianisme à une critique implacable.
  7. On sait que, pour les mêmes raisons, ces travaux d'urbanisme seront poursuivis, sous le second Empire, par Haussmann.
  8. Personnages des romans d'Eugène Sue.
  9. Note de Lénine sur le paragraphe II: « Ces [cinq] pages tout entières sont du plus haut intérêt. Il s'agit du paragraphe 2 : Le mystère de la construction spéculative - critique de la philosophie spéculative, avec le célèbre exemple du « fruit », critique orientée directement contre Hegel. » (Cahiers philosophiques, p. 21.) L'idéalisme hégélien, que manifeste à l'extrême le criticisme de Bauer, considère comme unique réalité le processus de la pensée. C'est ce postulat idéaliste que Marx critique avant de critiquer telle ou telle démarche particulière de l'hégélien Szeliga. Dans un passage célèbre de la postface de la 2e édition allemande du Capital, datée du 24 janvier 1873, Marx écrira : « Ma méthode dialectique, non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne, mais elle en est même l'exact opposé. Pour Hegel, le mouvement de la pensée, qu'il personnifie sous le nom de l'idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n'est que la forme phénoménale de l'idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n'est que la réflexion du monde réel, transporté et transposé dans le cerveau de l'homme. J'ai critiqué le côté mystique de la dialectique hégélienne il y a près de trente ans, à une époque où elle était encore à la mode [...]. Mais bien que, grâce à son quiproquo, Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n'en est pas moins lui qui en a le premier exposé le mouvement d'ensemble. Chez lui elle marche la tête en bas; il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver sa physionomie tout à fait raisonnable. » (Le Capital, Éditions sociales, tome I, p. 29). L'apologue du « fruit » marque le début de cette opération.
  10. Lénine note ici : « Une remarque des plus intéressantes : il arrive très souvent à Hegel de donner à l'intérieur de son exposé spéculatif un exposé réel, qui appréhende la chose même - die Sache selbst. » (Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 21).
  11. Dans Les Mystères de Paris, Rodolphe de Gerolstein, grand-duc allemand, se déguise en ouvrier et, en expiation d'une faute ancienne, il fréquente les bas-fonds de Paris, où il secourt des miséreux, sauve des âmes et venge des crimes. Cette intrigue permet à Eugène Sue d'évoquer successivement le monde de l'aristocratie et celui de la pègre.
  12. Erreur de plume de Marx. Le texte qu'il cite donne ici, dans l'original : impossibilité : Unmöglichkeit.
  13. Jeu de mots difficilement traduisible entre Bildung : culture, et Einbildung : imagination (sich einbilden = s'imaginer quelque chose qui n'est pas).
  14. Mme Pipelet est, dans Les Mystères de Paris, le type de la concierge. Ce nom est devenu depuis un nom commun, ce qui atteste la popularité du roman d'Eugène Sue.
  15. Toute la citation en français dans le texte. Eugène Sue : Les Mystères de Paris, première partie, ch. XV.
  16. Marx parodie deux vers de Goethe :
    J'en perds l'esprit, je crois,
    De voir Monsieur Satan chez moi !
    (Faust, première partie, V. 2503-2504).
    Ces vers sont prononcés par une sorcière en train de danser.
  17. Vers 1830-1840, « lion, lionne », se dit de jeunes gens riches, élégants, libres dans leurs mœurs, qui affectent une certaine originalité, et particulièrement font de grandes dépenses. (D'après Littré.)
  18. Personnages des Mystères de Paris. Cette scène se trouve au chapitre XVIII, deuxième partie. Nous retrouverons la marquise Clémence d'Harville au chapitre VIII, 5, de La Sainte Famille. La comtesse Sarah Mac Gregor a contracté un mariage secret avec Rodolphe; cf. Les Mystères de Paris, deuxième partie,ch. XII à XIV.
  19. Sécrétion séminale.
  20. Marx vise Luther. À propos de ce passage, Lénine note : « Quelques remarques fragmentaires contre la dégradation de la sensualité » (Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 21.)
  21. Toute cette citation en français dans le texte.
  22. Hors de chez soi.
  23. Citation de Charles FOURIER : Théorie de l'unité universelle, III, II, chap. III. Notons que Fourier a défendu l'égalité des droits entre l'homme et la femme. « Les nations les meilleures, écrit-il dans la Théorie des quatre mouvements, furent toujours celles qui accordèrent aux femmes le plus de liberté. »
  24. Exemples : dans La Maison Nucingen, roman de Balzac (1838), le jeune « dandy » Godefroid de Beaudenord noue une intrigue amoureuse au cours d'un bal donné par le banquier Nucingen; dans Le Père Goriot (1833), Mme de Bauséant, abandonnée par son amant, s'exile après avoir donné un bal qui sert de prétexte à Balzac pour décrire l'un des pôles de cette vie de Paris, dont la pension Vauquier est un autre lieu caractéristique.
  25. WOLF Christian (1679-1754) : philosophe allemand du « siècle des Lumières ». Professeur de mathématiques et de physique, puis de philosophie, morale et logique, il exerça, avant Kant, une action profonde en Allemagne. Son système de philosophie, englobant la logique, l'ontologie, la cosmologie, la psychologie, la théologie, le droit, la morale, l'économie, est une métaphysique plate et dogmatique, qui vulgarise Leibniz. La Critique de la raison pure (1770-1781) montra ce que cette pensée avait de sclérosé. Néanmoins, Wolf a joué un rôle de vulgarisateur du rationalisme. L'article Ontologie de l'Encyclopédie témoigne de son audience dans la première moitié du XVIIIe siècle.
  26. Cecily et David, personnages des Mystères de Paris. En arrachant ces deux esclaves noirs aux mauvais traitements d'un maître Cruel, M. Willis, Rodolphe se flatte de « jouer un peu le rôle de la Providence ». Ensuite il se servira d'eux comme instruments de sa « justice » : il fera de David le bourreau du maître d'école et de Cecily, celui de Jacques Ferrand.
  27. Vicomte de PARNY (1753-1814) : poète français.
  28. La citation est en français dans le texte. Eugène Sue, Œuvres complètes, 7e partie, ch. XIII.
  29. Jacques Ferrand, personnage des Mystères de Paris, qui unit l'avarice et l'hypocrisie à la luxure; sorte de Tartufe et d'Harpagon à la fois.
  30. La citation en français dans le texte.
  31. SHAKESPEARE : Tout est bien qui finit bien, acte I sc. 3.
  32. Mme Roland, personnage des Mystères de Paris, belle-mère hypocrite de Mme d'Harville qui l'accuse d'avoir tué sa mère, avec l'aide de Polidori, par ambition et cupidité. (Première partie,ch. XVI.)
  33. Polidori, personnage des Mystères de Paris, charlatan italien, agent secret... du notaire. Apparaît tantôt sous l'aspect d'un abbé, tantôt sous celui d'un médecin redoutable et inquiétant; ses déguisements successifs font penser à ceux de Vautrin dans Splendeurs et misère des courtisanes de Balzac.
  34. Dans l'abstrait, en général.
  35. VIDOCQ (1775-1857), criminel et indicateur de police, devenu ensuite chef de la Sûreté. On lui attribue les Mémoires de Vidocq, dont il est question ici.
  36. Bras rouge, personnage des Mystères de Paris, sinistre complice de La Chouette et du Maître d'École.
  37. Foy (1775-1825) : général français de l'Empire, élu député libéral sous la Restauration; ses funérailles furent l'occasion d'une grande manifestation.
  38. Dans la maison dont Mme Pipelet est concierge cohabitent curieusement gens du peuple comme l'artisan Morel et Rigolette, gens du monde comme le Commandant, qui n'est autre qu'un noble déguisé venu cacher ici des rendez-vous amoureux, et Rodolphe, qui a loué ici une chambre sous un faux nom. Par ce procédé, Eugène Sue imbrique artificiellement le destin de personnages que leur appartenance à des classes sociales très différentes devait tenir à l'écart les uns des autres. Il utilisera aussi à cette fin d'autres procédés, tels que les visites de charité que les grandes dames font aux prostituées dans leur prison.
  39. MONNIER Henry, (1797-1878) : caricaturiste et dramaturge français, créateur du célèbre « Joseph Prudhomme ».
  40. Cabrion, sorte de bouffon, qui joue à Pipelet une série de bons tours.
  41. Rigolette, dans Les Mystères de Paris, incarne la jeune et gracieuse grisette qui séduit tout le monde par sa naïveté, sa gaieté et son cœur d'or (deuxième partie, ch. III à V).
  42. Murph, personnage des Mystères de Paris, gentilhomme anglais qui accompagne Rodolphe dans tous ses déplacements et veille sur lui comme un chien fidèle.