VII. « La Critique critique absolue » ou « la Critique critique » personnifiée par Mr. Bruno

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1) Première campagne de la critique absolue[modifier le wikicode]

Ecrit par Marx

a: L'« Esprit » et la « Masse »[1][modifier le wikicode]

Jusqu'à présent, la Critique critique semblait plus ou moins s'occuper de l'élaboration d'objets divers relevant de la Masse. Voici qu'elle s'occupe à présent de l'objet critique absolu, d'elle-même. Jusqu'à maintenant, elle tirait sa gloire, toute relative, de l'abaissement, de l'avilissement et de la métamorphose critiques d'objets et de personnes déterminés relevant de la Masse. Voici qu'elle tire sa gloire absolue de l'abaissement, de l'avilissement et de la métamorphose critiques de la Masse en général. La Critique relative se heurtait à des limites relatives. La Critique absolue se heurte à la limite absolue, la limite de la Masse, la Masse en tant que limite. La Critique relative, dans son opposition à des limites déterminées, était nécessairement elle-même un individu limité. La Critique absolue, par opposition à la limite générale, à la limite par excellence, est nécessairement un individu absolu : de même que les objets et les personnes de différentes espèces affligées du caractère de la Masse ont été jetés en vrac dans le magma impur de la « Masse », la Critique, tout en restant objective et personnelle en apparence, s'est métamorphosée en « Critique pure ». Jusqu'à présent, la Critique apparaissait plus ou moins comme une propriété des individus critiques, Reichardt, Edgar, Faucher, etc. La voici sujet, et M. Bruno en est l'incarnation.

Jusqu'à présent, le caractère de Masse semblait plus ou moins la propriété des objets et personnes soumis à la Critique. Voici que les objets et personnes sont devenus « Masse » et la « Masse » objet et personne. Tous les rapports critiques précédents se sont résolus dans le rapport de la sagesse critique absolue et de la sottise absolue de la Masse. Ce rapport fondamental apparaît comme le sens, la tendance, la clé des faits et combats critiques précédents.

Conformément à son caractère absolu, la Critique « pure », dès son entrée en scène, prononcera la « réplique caractéristique » de la situation; mais il lui faudra néanmoins, en tant qu'Esprit absolu, parcourir un procès dialectique. Ce n'est qu'à la fin de son mouvement céleste que son concept originel sera vraiment réalisé (voir Hegel, Encyclopédie).

« Il y a encore quelques mois », proclame la Critique absolue, « la Masse se croyait pourvue d'une force gigantesque et destinée à une hégémonie universelle, dont elle pensait pouvoir compter les délais de réalisation sur ses doigts[2]. »

C'est précisément M. Bruno Bauer qui, dans La Bonne cause de la liberté (sa « propre » cause s'entend), dans La Question juive[3], etc., a compté sur les doigts les délais d'approche de cette hégémonie universelle en marche, tout en avouant ne pouvoir donner la date exacte de sa réalisation. Au compte des péchés de la Masse, il porte la masse de ses propres péchés.

« La Masse se croyait en possession de tant de vérités qui, pour elle, se comprenaient toutes seules. » « Mais on ne possède parfaitement une vérité... qu'en la suivant à travers ses preuves. »

Pour M. Bauer la vérité est, comme pour Hegel, un automate qui se prouve lui-même. L'homme n'a qu'à la suivre. Comme chez Hegel, le résultat du développement réel n'est autre chose que la vérité prouvée, c'est-à-dire amenée à la conscience. La Critique absolue peut donc, avec le théologien le plus borné, poser la question :

« À quoi servirait l'histoire, si elle n'avait pour tâche de nous prouver justement ces vérités, les plus simples de toutes (comme le mouvement de la terre autour du soleil) ? »

De même que d'après les anciens téléologues les plantes n'existent que pour être mangés par les animaux, et les animaux pour être manges par les hommes, l'histoire n'existe que pour servir à cet acte de consommation de la nourriture théorique : la démonstration. L'homme existe pour que l'histoire existe, et l'histoire existe pour qu'existe la preuve des vérités, Ce qu'on retrouve sous cette forme critiquement banalisée, c'est la sagesse spéculative d'après laquelle l'homme, l'histoire existent pour que la vérité puisse parvenir à la conscience de soi. L'histoire devient donc, comme la vérité, une personne particulière, un sujet métaphysique auquel les individus humains réels servent de simples supports. C'est pourquoi la Critique absolue recourt à des formules creuses :

« L'histoire ne permet pas qu'on se moque d'elle; l'histoire a déployé ses plus grands efforts pour... ; l'histoire s'est occupée de... à quoi servirait l'histoire ? L'histoire nous fournit la preuve expresse; l'histoire met des vérités sur le tapis, etc. »

Si, selon l'affirmation de la Critique absolue, deux ou trois seulement de ces vérités — simples entre toutes — qui finalement vont de soi, ont jusqu'à ce jour occupé l'histoire, cette indigence à laquelle elle réduit les expériences antérieures de l'humanité prouve d'abord et seulement sa propre indigence. Du point de vue non critique, l'histoire aboutit au contraire à ce résultat que la vérité la plus compliquée qui soit, la quintessence de toute vérité, les hommes se comprennent finalement tout seuls. La Critique absolue poursuit sa démonstration :

« Or des vérités qui paraissent tellement lumineuses à la Masse qu'elles se comprennent d'elles-mêmes, d'emblée... au point que la Masse en juge la preuve superflue, ne méritent pas que l'histoire nous en fournisse encore la preuve expresse; elles ne font nullement partie de la tâche que l'histoire s'emploie à résoudre. »

Animée d'un zèle sacré à l'égard de la Masse, la Critique absolue lui dit les flatteries les plus délicates. Si une vérité est lumineuse parce qu'elle paraît lumineuse à la Masse, si l'histoire se comporte vis-à-vis des vérités selon l'opinion de la Masse, c'est donc que le jugement de la Masse est absolu, infaillible, il est la loi de l'histoire, qui prouve uniquement ce qui n'est pas lumineux pour la Masse et a en conséquence besoin d'être démontré. C'est donc la Masse qui prescrit à l'histoire sa « tâche » et son «occupation ».

La Critique absolue parle de vérités « qui se comprennent d'elles-mêmes, d'emblée ». Dans sa naïveté critique, elle invente un « d'emblée » absolu et une « Masse » abstraite, immuable. Le « d'emblée » de la Masse du XVIe siècle et le « d'emblée» de la Masse du XIXe siècle ne diffèrent pas plus, aux yeux de la Critique absolue, que ces Masses elles-mêmes. Ce qui caractérise précisément une vérité devenue vraie, manifeste, se comprenant d'elle-même, c'est que « d'emblée elle se comprend d'elle-même ». La polémique de la Critique absolue contre les vérités qui se comprennent d'elles-mêmes d'emblée est la polémique contre les vérités qui, somme toute, « se comprennent d'elles-mêmes ».

Une vérité qui se comprend d'elle-même a, pour la Critique absolue comme pour la dialectique divine, perdu son sel, son sens, sa valeur. Elle est devenue fade comme de l'eau croupie. Voilà pourquoi la Critique absolue prouve d'une part tout ce qui se comprend tout seul, ainsi que bien des choses qui ont la chance d'être insensées et donc ne se comprendront jamais d'elles-mêmes. Mais, d'autre part, elle considère que se comprend tout seul ce qui requiert un développement. Pourquoi ? Parce que, dans le cas de tâches réelles, il va de soi qu'elles ne se comprennent pas d'elles-mêmes.

Du fait que la vérité, comme l'histoire, est un sujet éthéré, séparé de la Masse matérielle, elle ne s'adresse pas aux hommes empiriques, mais « au tréfonds de l'âme ». Pour que l'homme fasse d'elle une « véritable expérience », elle ne s'attaque pas à son corps grossier, niché au fond de quelque cave anglaise ou sous le toit de quelque mansarde française, mais elle « se faufile » dans ses entrailles idéalistes qu'elle parcourt « de bout en bout ». La Critique absolue veut bien rendre « à la Masse » cette justice qu'elle a été touchée jusqu'ici à sa façon, c'est-à-dire superficiellement, par les vérités que l'histoire a eu la bonté de « mettre sur le tapis »; mais elle prophétise en même temps « que la situation de la Masse par rapport au progrès historique va changer du tout au tout ». Le sens caché de cette prophétie critique ne tardera pas à devenir « lumineux » pour nous. Nous apprenons en effet que :

« Toutes les grandes actions de l'histoire passée furent ratées d'emblée et demeurèrent sans résultat effectif, parce que la Masse s'y était intéressée et s'était enthousiasmée pour elles — ou bien elles furent condamnées à une fin lamentable, parce que l'idée sur laquelle elles reposaient était d'une nature telle qu'elle devait se contenter d'être comprise superficiellement et compter aussi, par conséquent, sur l'approbation de la Masse. »

Il semble qu'une compréhension qui suffit pour une idée, et correspond donc à une idée, cesse d'être superficielle. M. Bruno n'établit qu'en apparence un rapport entre l'idée et sa compréhension, de même qu'il n'établit qu'en apparence un rapport entre l'action historique ratée et la Masse. Si donc la Critique absolue condamne quelque chose en le qualifiant de «superficiel » c'est bien l'histoire passée tout court, dont les actions et les idées furent idées et actions de « Masses ». Elle rejette l'histoire selon la Masse et veut la remplacer par l'histoire critique (voir M. Jules Faucher sur les Questions à l'ordre du jour en Angleterre)[4]. D'après l'histoire non critique telle qu'elle a existé jusqu'ici, l'histoire non conçue au sens de la Critique absolue, il faut distinguer exactement jusqu'à quel point la Masse s'est « intéressée » à des buts, et jusqu'à quel point elle s'est « enthousiasmée » pour ces buts; « l'idée » a toujours échoué lamentablement dans la mesure où elle était distincte de l' « intérêt ». D'autre part, on comprend aisément que tout « intérêt » de la Masse en s'imposant dans l'histoire ne peut manquer, dès sa première apparition sur la scène mondiale, de dépasser de loin, dans l' « idée » ou la « représentation », ses limites réelles et de se confondre avec l'intérêt humain tout court[5]. Cette illusion constitue ce que Fourier appelle le ton de chaque époque historique. Dans la Révolution de 1789, l'intérêt de la bourgeoisie, bien loin d'être « raté », a tout « gagné » et a eu « un résultat tout à fait effectif », bien que le « pathos » se fût dissipé et que se fussent fanées les fleurs « enthousiastes » dont cet intérêt avait couronné son berceau. Cet intérêt fut tellement puissant qu'il triompha de la plume d'un Marat, de la guillotine des hommes de la Terreur, du glaive de Napoléon, comme du crucifix et du sang bleu des Bourbons. La Révolution n'est « ratée » que pour cette Masse qui, dans l' « idée » politique, ne possédait pas l'idée de son « intérêt » réel, pour cette Masse dont le véritable principe vital ne coïncidait donc pas avec le principe vital de la Révolution et dont les conditions effectives d'émancipation diffèrent essentiellement des conditions dans lesquelles la bourgeoisie pouvait s'émanciper elle-même en émancipant la société. Si donc la Révolution, qui peut symboliser toutes les grandes « actions » de l'histoire, fut ratée, elle le fut parce que la Masse dont elle modifia les conditions de vie sans, pour l'essentiel, dépasser les limites de cette Masse, était une Masse exclusive, n'embrassant pas l'universalité, une Masse limitée. Si la Révolution fut ratée, ce ne fut pas parce que la Masse « s'enthousiasmait » pour elle ou s'y « intéressait », mais parce que la partie la plus nombreuse de la Masse, celle qui était distincte de la bourgeoisie ne possédait pas, dans le principe de la Révolution, son intérêt réel, son principe révolutionnaire propre, mais simplement une « idée », donc simplement un objet d'enthousiasme momentané et d'exaltation purement apparente. Avec la profondeur de l'action historique augmentera donc l'ampleur de la Masse dont elle constitue l'action. Dans l'histoire critique, selon laquelle il ne « s'agit » pas, dans les actions historiques, des Masses agissantes, de l'acte empirique, ni de l'intérêt empirique de cet acte, mais plutôt « d'une idée» « qui les habite », les choses doivent évidemment se passer autrement !

« C'est dans la Masse [nous apprend l'histoire critique] et non ailleurs, comme le pensent ses anciens porte-parole libéraux, qu'il faut chercher le véritable ennemi de l'Esprit. »

Les ennemis du progrès en dehors de la Masse, ce sont précisément les produits, devenus autonomes et dotés d'une vie propre, de l'autoabaissement, de l'auto-avilissement, de l'aliénation de soi, dont souffre la Masse. En se dressant contre ces produits de son auto-abaissement qui existent d'une vie indépendante, la Masse se dresse donc contre sa propre déficience, tout comme l'homme, qui s'en prend à l'existence de Dieu, s'en prend à sa propre religiosité. Mais, comme ces autoaliénations pratiques de la Masse existent de façon extrinsèque dans le monde réel, elle est forcée de les combattre également de façon extrinsèque. Il ne lui est nullement loisible de considérer ces produits de son aliénation comme des fantasmagories idéales, de les tenir pour de simples aliénations de la conscience de soi, et de vouloir abolir la dépossession matérielle par une action purement intérieure de nature spiritualiste. La revue de Loustalot de 1789 porte déjà en exergue[6] :

Les grands ne nous paraissent grands

Que parce que nous sommes à genoux

Levons-nous[7] !

Mais pour se lever, il ne suffit pas de se lever en pensée, en laissant planer sur sa tête réelle et sensible le joug réel et sensible, qu'on ne saurait détruire par de simples ruminations de l'esprit. La Critique absolue, elle, a du moins appris de la Phénoménologie de Hegel l'art de métamorphoser les chaînes réelles objectives, existant en dehors de moi, en chaînes purement idéales, purement subjectives, existant purement en moi, et par conséquent toutes les luttes extérieures et concrètes en simples luttes d'idées.

Cette métamorphose critique fonde l'harmonie préétablie de la Critique critique et de la censure. Du point de vue critique, la lutte de l'écrivain contre le censeur n'est pas une lutte « d'homme à homme ». Le censeur n'est au contraire que mon propre tact, personnifié à mon intention par les soins de la police, mon propre tact en lutte contre mon manque de tact et de critique. La lutte de l'écrivain contre le censeur ne diffère de la lutte intérieure de l'écrivain contre lui-même qu'en apparence et pour le vil monde des sens. Le censeur, en tant que sbire de la police distinct de moi dans son individualité réelle et maltraitant le produit de mon esprit d'après une norme extérieure, étrangère, est une simple imagination de la Masse, une chimère non critique. Si les thèses sur la réforme de la philosophie de Feuerbach[8] ont été proscrites par la censure, la faute n'en incombait pas à la barbarie officielle de la censure, mais à l'inculture des thèses de Feuerbach. Même en la personne du censeur, la Critique « pure», qu'aucun grain de Masse ni de matière ne vient souiller, possède une forme « éthérée », détachée de toute réalité à caractère de Masse.

La Critique absolue a déclaré que la « Masse » est le véritable ennemi de l'Esprit. Voici comment elle développe cette affirmation :

« L'Esprit sait maintenant où il lui faut chercher son seul adversaire : dans les illusions volontaires et la veulerie de la Masse. »

La Critique absolue part de ce dogme : l' « Esprit » possède une justification absolue. Elle y ajoute cet autre dogme que l'existence de l'Esprit se situe en dehors du monde, c'est-à-dire en dehors de la Masse de l'humanité. Elle finit par métamorphoser « l'Esprit », « le progrès », d'une part, « la Masse », d'autre part, en entités fixes, en concepts et par les rapporter alors l'un à l'autre, comme des extrêmes immuables, donnés tels quels. La Critique absolue ne s'avise pas de sonder l' « Esprit » en lui-même, d'examiner si « la formule creuse », « l'illusion volontaire », « la veulerie » n'ont pas leur fondement dans la nature spiritualiste de l'Esprit elle-même, dans ses prétentions charlatanesques. L'Esprit est au contraire absolu; ce qui ne l'empêche pas, malheureusement, de tomber constamment dans l'absence totale d'esprit : il fait toujours ses calculs sans tenir compte du principal intéressé. Il lui faut donc nécessairement un adversaire qui intrigue contre lui. Cet adversaire, c'est la Masse.

Il en va de même du « progrès ». Malgré les prétentions « du progrès », il se produit continuellement des régressions ou bien on tourne en rond. Bien loin de présumer que la catégorie « du progrès » est totalement vide et abstraite, la Critique absolue est au contraire assez judicieuse pour reconnaître que « le progrès » est absolu, et pour expliquer la régression en supposant un « adversaire personnel » du progrès, la Masse[9]. Parce que « la Masse » n'est autre chose que « le contraire de l'Esprit », du progrès, de la « Critique », elle ne saurait être déterminée que par cette contradiction imaginaire; hormis cette contradiction, la Critique ne sait, sur le sens et l'existence de la Masse, que nous faire cette confidence insensée, parce que totalement indéterminée : « La Masse dans le sens où ce « terme » englobe également le monde dit cultivé. » Les expressions «également » et « dit » suffisent pour une définition critique. La Masse se trouve ainsi distinguée des masses réelles et n'est la « Masse » que pour la « Critique ».

Tous les auteurs communistes et socialistes sont partis de cette double constatation : d'une part, même les actions d'éclat les plus favorables paraissent ne pas donner de résultats éclatants et se perdre dans les trivialités de l'histoire; d'autre part, tous les progrès de l'Esprit ont été jusqu'à nos jours des progrès contre la Masse de l'humanité, qui s'est trouvée placée dans une situation de moins en moins humaine. Ils ont donc déclaré (voir Fourier) que « le progrès » est une formule abstraite, insuffisante; ils ont supposé (voir entre autres Owen) que le monde civilisé était marqué de quelque tare fondamentale; c'est pourquoi ils ont soumis les fondements réels de la société actuelle à une critique incisive. À cette critique communiste[10] correspondait immédiatement dans la pratique le mouvement de la grande masse, contre laquelle s'était fait jusqu'alors le développement historique. Il faut avoir connu l'application studieuse, la soif de savoir, l'énergie morale, l'infatigable instinct de développement des ouvriers français et anglais, pour pouvoir se faire une idée de la noblesse humaine de ce mouvement[11].

Quelle ingéniosité la « Critique absolue » ne déploie-t-elle donc pas lorsque, en face de ces faits intellectuels et pratiques, elle ne conçoit, avec son étroitesse d'esprit, qu'un seul côté de la situation, l'échec constant de l'Esprit, et cherche de surcroît, dans son dépit, un adversaire de l' « Esprit » qu'elle trouve dans la Masse. Finalement, cette grande découverte critique aboutit à une tautologie. À l'entendre, l'Esprit avait jusqu'ici une limite, un obstacle, c'est-à-dire un adversaire, parce qu'il avait un adversaire. Et quel est l'adversaire de l'Esprit ? Le manque d'esprit. La Masse n'est en effet déterminée qu'en tant que « contraire » de l'Esprit, et en tant que manque d'esprit, et, pour reprendre les déterminations plus précises du manque d'esprit, en tant qu' « indolence », « légèreté », « contentement de soi ». Quelle supériorité foncière sur les auteurs communistes que d'avoir non pas traqué le manque d'esprit, l'indolence, la légèreté, le contentement de soi jusque dans leurs sources, mais de les avoir condamnés moralement et d'avoir découvert qu'ils étaient le contraire de l'Esprit, du progrès ! Si l'on déclare que ces propriétés sont des propriétés de la Masse considérée comme un sujet encore distinct d'elles, cette distinction n'est qu'une pseudo-distinction « critique ». Ce n'est qu'en apparence que la Critique absolue, en dehors des propriétés abstraites : manque d'esprit, indolence, etc., possède encore un sujet concret déterminé, car « la Masse », dans la conception critique, n'est rien d'autre que ces propriétés abstraites, un autre terme pour les désigner, une personnification fantastique de ces propriétés.

Le rapport « Esprit-Masse », pourtant, recèle encore un sens caché, qui se révélera complètement dans le cours des développements. Nous n'y ferons ici qu'allusion. Ce rapport, découvert par M. Bruno, n'est rien d'autre en effet que le parachèvement critique et caricatural de la conception hégélienne de l'histoire, qui, elle-même, n'est que l'expression spéculative du dogme germano-chrétien de la contradiction Esprit-matière ou Dieu-monde. Cette contradiction s'exprime en effet dans le cadre de l'histoire, à l'intérieur du monde humain lui-même sous la forme suivante : quelques individus élus s'opposent, en tant qu'Esprit actif, au reste de l'humanité : Masse sans Esprit, matière[12].

La conception hégélienne de l'histoire suppose un Esprit abstrait ou absolu, qui se développe de telle façon que l'humanité n'est qu'une Masse lui servant de support plus ou moins conscient.

Dans le cadre de l'histoire empirique exotérique, Hegel fait donc se dérouler une histoire spéculative, ésotérique. L'histoire de l'humanité se métamorphose en histoire de l'Esprit abstrait de l'humanité, d'un Esprit par conséquent transcendant à l'homme réel.

Parallèlement à cette doctrine hégélienne se développait en France l'enseignement des Doctrinaires[13], qui proclamaient la souveraineté de la raison par opposition à la souveraineté du peuple, afin d'exclure les masses et de régner seuls. Position logique. Si l'activité de l'humanité réelle n'est que l'activité d'une masse d'individus humains, il faut, en revanche, que l'universalité abstraite, la raison, l'Esprit possèdent à. l'opposé une expression abstraite qui s'épuise en un petit nombre d'individus. Dès lors, suivant sa position et son imagination, tout individu donnera, ou ne se donnera pas, pour ce représentant « de l'Esprit ».

Chez Hegel déjà, la Masse constitue la matière de l'Esprit absolu de l'histoire, qui ne trouve son expression adéquate que dans la philosophie. Cependant, le philosophe apparaît uniquement comme l'organe dans lequel l'Esprit absolu, qui fait l'histoire, parvient à la conscience après coup, après que le mouvement est achevé. C'est à cette conscience a posteriori que se réduit la participation du philosophe à l'histoire, puisque l'Esprit absolu accomplit le mouvement réel dans l'inconscience. Le philosophe arrive donc post festum [14].

Hegel se rend coupable d'une double insuffisance. Il déclare que la philosophie est l'existence de l'Esprit absolu, mais se garde bien, en même temps, de déclarer que l'individu philosophique réel est l'Esprit absolu. Ensuite, il ne fait faire l'histoire qu'en apparence par l'Esprit absolu en tant qu'Esprit absolu. En effet, l'Esprit absolu ne parvenant à la conscience, en tant qu'Esprit créateur du monde, qu'après coup, dans le philosophe, sa fabrication de l'histoire n'existe que dans la conscience, dans l'opinion et la représentation du philosophe, dans son imagination spéculative. M. Bruno comble les lacunes de Hegel.

Il déclare, d'une part, que la Critique est l'Esprit absolu, et qu'il est lui-même la Critique. De même que l'élément de la Critique est banni de la Masse, l'élément de la Masse est banni de la Critique. La Critique se sait donc incarnée exclusivement non pas dans une Masse, mais dans un petit groupe d'hommes élus : M. Bauer et ses disciples.

Quant à l'autre lacune de Hegel, M. Bruno la supprime de la façon suivante : il ne fait plus l'histoire après coup, en imagination, comme l'Esprit hégélien; c'est au contraire en pleine conscience qu'il joue le rôle de l'Esprit du monde, en s'opposant à la Masse du reste de l'humanité, qu'il établit entre la Masse et lui-même un rapport actuel dramatique, qu'il invente et accomplit l'histoire à bon escient, et après mûre réflexion.

Il y a, d'un côté, la Masse, élément matériel de l'histoire, élément passif, sans esprit, sans histoire; et de l'autre côté, il y a l'Esprit, la Critique, M. Bruno et consorts, élément actif d'où part toute action historique. L'acte de transformation de la société se réduit à l'activité cérébrale de la Critique critique[15].

Bien plus, le rapport entre la Critique — y compris donc la Critique incarnée : M. Bruno et compagnie — et la Masse est en vérité le seul rapport historique de notre époque. Toute l'histoire actuelle se réduit au mouvement réciproque de ces deux termes. Toutes les contradictions se sont résolues en cette contradiction critique.

La Critique critique qui ne s'objective que dans son contraire, la Masse, la bêtise, est donc obligée d'engendrer sans cesse ce contraire ; et MM. Faucher, Edgar et Szeliga ont fourni suffisamment d'échantillons de [la] virtuosité avec laquelle la Critique critique sait travailler dans sa spécialité, l'abêtissement massif des personnes et des choses.

Accompagnons maintenant la Critique absolue dans ses campagnes contre la Masse.

b: La question juive n° 1. Comment se posent les questions.[modifier le wikicode]

L'« Esprit », par opposition à la Masse, s'avère immédiatement critique en considérant comme absolu son propre ouvrage borné, La Question juive, de Bruno Bauer, et comme pécheurs, les seuls adversaires de cet ouvrage. Dans sa réplique n° 1[16] aux attaques dirigées contre ce livre, il n'a même pas l'air de se douter que son ouvrage puisse avoir des imperfections ; il prétend au contraire avoir développé la signification « vraie », « universelle » (!) de la question juive. Dans des répliques subséquentes, nous le verrons forcé de confesser son « erreur ».

« L'accueil fait à mon travail est un début de preuve que ceux qui ont parlé jusqu'à ce jour en faveur de la liberté et qui continuent à le faire sont précisément forcés de se révolter plus que quiconque contre l'Esprit; et la défense que je vais consacrer à mon livre prouvera ensuite le manque total d'idées des porte-parole de la Masse, qui se figurent avoir fait monts et merveilles parce qu'ils sont intervenus pour défendre l'émancipation et le dogme des « droits de l'homme ».

Il était inévitable que la « Masse » commençât à prouver qu'elle est le contraire de l'Esprit à l'occasion d'un ouvrage de la Critique absolue, puisque l'existence même de la Masse a pour condition et pour preuve la contradiction qui l'oppose à la Critique absolue. La polémique de quelques Juifs libéraux et rationalistes contre La Question juive de M. Bruno a naturellement un tout autre sens critique que la polémique « de Masse » des libéraux contre la philosophie et celle des rationalistes contre Strauss[17]. La grande originalité de l'idée ci-dessus nous est démontrée au surplus par le passage suivant de Hegel :

« La forme particulière de la mauvaise conscience qui se révèle dans cette espèce d'éloquence où se complaît cette pensée superficielle [des libéraux] se manifeste d'abord en ceci qu'elle parle surtout d'esprit là où elle en manque le plus, et qu'elle a la bouche pleine de termes, tels que vie, [etc.,] « là où elle est tout à fait morte et desséchée. »

Pour ce qui est des « droits de l'homme », on a démontré à M. Bruno (« Zur Judenfrage », Deutsch-Französiche Jahrbücher) (« À propos de la question juive », Annales franco-allemandes [18]) que ce ne sont pas les porte-parole de la Masse qui en ont méconnu et maltraité dogmatiquement l'essence, mais « lui-même ». En comparaison de sa découverte que les droits de l'homme ne sont pas « innés » — découverte que, depuis quarante ans, les Anglais ont faite un nombre incalculable de fois — nous pouvons dire que Fourier a été génial le jour où il a dit que la pêche, la chasse, etc., sont des droits de l'homme innés. Nous ne donnerons que quelques exemples de la lutte de M. Bruno contre Philippson. Hirsch[19], etc. Même ces tristes adversaires ne succomberont pas devant la Critique absolue. M. Philippson ne dit pas du tout une absurdité, comme le prétend la Critique absolue, quand il lui objecte ceci :

« Bauer s'imagine un État d'une espèce particulière... un État qui soit un idéal philosophique. »

M. Bruno, qui a confondu l’État avec l'humanité, les droits de l'homme avec l'homme, l'émancipation. politique avec l'émancipation humaine, devait nécessairement, sinon penser, du moins imaginer un État d'une espèce particulière, un État qui soit un idéal philosophique.

« Le déclamateur [M. Hirsch] n'aurait-il pas mieux fait, au lieu de se fatiguer à coucher sa phrase sur le papier, de réfuter ma démonstration que l'État chrétien, parce qu'il a comme principe vital une religion déterminée, ne saurait concéder aux adeptes d'une autre religion déterminée... une égalité totale avec les divers ordres qui le composent ? »

Si le déclamateur Hirsch avait réellement réfuté la démonstration de M. Bruno, s'il avait, comme on l'a fait dans les Deutsch-Französiche Jahrbücher, montré que l'État des trois ordres et du christianisme exclusif n'est pas seulement l'État imparfait, mais l'État chrétien imparfait, M. Bruno aurait répondu ce qu'il répond à la réfutation publiée dans les Annales : « En cette matière, les reproches n'ont aucun sens. » À l'encontre de la thèse de M. Bruno :

« À force de peser contre les ressorts de l'histoire, les Juifs ont provoqué une pression en sens contraire »,

M. Hirsch rappelle à très juste titre :

« Ils sont donc intervenus d'une certaine façon dans la formation de l'histoire; et si, d'une part, B[auer] l'affirme lui-même, il a tort d'affirmer d'autre part qu'ils n'ont contribué en rien à la formation des temps modernes. »

M. Bruno répond :

« Une épine dans l’œil ce n'est pas rien non plus; mais contribue-t-elle pour cela au développement de mon sens visuel ? »

Une épine que j'ai dans l’œil depuis l'heure de ma naissance — et, par rapport au monde chrétien, les Juifs sont une épine de ce genre - une épine qui s'incruste dans mon œil, croit et prend forme avec lui, n'est pas une épine ordinaire, mais une épine merveilleuse, qui fait partie intégrante de mon œil, qui devrait même nécessairement contribuer à un développement fort original de mon sens visuel. L' « épine » critique n'embroche donc pas notre « Hirsch[20] » déclamateur. La critique précitée a d'ailleurs révélé à M. Bruno l'importance du judaïsme pour « la formation des temps modernes ».

La Critique absolue se sent tellement blessée dans son âme théologique, par la déclaration d'un député de la Diète rhénane aux termes de laquelle « les Juifs ont l'esprit faussé à la façon juive, et non pas à notre façon dite chrétienne », qu'après coup elle « rappelle encore ce député à l'ordre pour avoir employé cet argument ».

Un autre député ayant avancé que « l'assimilation civile des Juifs ne peut se réaliser que là où le judaïsme lui-même n'existe plus », M. Bruno observe :

« Exact ! mais à condition de conserver l'autre idée de la Critique que j'ai développée dans mon ouvrage »,

c'est-à-dire que le christianisme devrait, lui aussi, avoir cessé d'exister.

On le voit : dans sa réplique n° 1 aux attaques contre « La question juive », la Critique absolue continue à considérer la suppression de la religion, l'athéisme, comme la condition de l'égalité civile. À ce premier stade, elle n'a donc réussi à acquérir une vue plus profonde ni de l'essence de l'État, ni de «l'erreur » de son « ouvrage».

La Critique absolue a un accès de mauvaise humeur lorsqu'on dénonce une des découvertes scientifiques « dernier cri » qu'elle se proposait de faire comme une idée déjà universellement répandue. Un député rhénan observe :

« Jamais encore personne n'a prétendu que, dans leur organisation politique, la France et la Belgique aient fait preuve d'une clarté spéciale pour dégager les principes servant de base à cette organisation ».

La Critique absolue aurait pu rétorquer que c'était là situer le présent dans le passé, puisqu'on présentait comme opinion traditionnelle l'idée banale aujourd'hui que les principes politiques français sont insuffisants. Mais la Critique absolue ne trouverait pas son compte à cette réplique adéquate. Elle est forcée au contraire de défendre un point de vue périmé qu'elle métamorphose en opinion actuelle, et de faire de l'opinion qui règne actuellement un mystère critique, qu'il est réservé à ses études de révéler à la Masse. C'est pourquoi elle est obligée de dire :

« Il [ce préjugé suranné] a été soutenu par un très grand nombre de gens [la Masse] ; mais une étude approfondie de l'histoire prouvera que, même après les grands travaux accomplis en France, il reste encore beaucoup à réaliser pour aboutir à la connaissance des principes. »

L'étude approfondie de l'histoire ne « réalisera » donc pas elle-même cette connaissance des principes. En dépit de toute sa profondeur, elle ne prouvera qu'une chose : « qu'il reste encore beaucoup à réaliser». Grande réalisation, vraiment, surtout après les travaux des socialistes ! Cependant, M. Bruno réalise déjà, beaucoup pour l'intelligence de l'état social actuel, quand il observe :

« La détermination qui règne à l'heure actuelle, c'est l'indétermination. »

Hegel dit que la détermination dominante en Chine est l' « être » et la détermination dominante aux Indes le « néant », etc., la Critique absolue adhère à cette conception de façon tout à fait « pure » en dissolvant le caractère de l'époque contemporaine dans la catégorie logique de l' « indétermination », adhésion d'autant plus pure que l' « indétermination », elle aussi, tout comme l' « être » et le « néant », fait partie du chapitre premier de la Logique spéculative, le chapitre de la « qualité ».

Avant d'abandonner le n° 1 de la Question juive, il nous faut encore faire une remarque générale.

Une des tâches principales de la Critique absolue consiste à mettre toutes les questions d'actualité dans leur position exacte. En effet, elle ne répond pas aux questions réelles; elle y substitue des questions tout à fait différentes. De même qu'elle fait tout, il faut qu'elle lasse les « questions d'actualité », qu'elle en fasse des questions à elle, des questions critico-critiques. S'agirait-il du « Code Napoléon », qu'elle prouverait qu'il s'agit à proprement parler du « Pentateuque. » Pour elle, poser les « questions d'actualité », c'est les poser à côté et les transposer à la façon critique. C'est ainsi déformer la « question juive » de façon à ne pas avoir à étudier l'émancipation politique dont il s'agit en la matière, et à se contenter au contraire d'une critique de la religion juive et d'une peinture de l'État germano-chrétien.

Cette méthode est, elle aussi, comme toute trouvaille de la Critique absolue, la répétition d'une astuce spéculative. La philosophie spéculative, surtout la philosophie de Hegel, était obligée de traduire toutes les questions de la forme du bon sens dans la forme de la raison spéculative et de métamorphoser la question réelle en question spéculative, pour pouvoir y répondre. Après avoir déformé dans ma bouche la question que j'allais poser, et m'avoir mis, comme on le fait au catéchisme, sa propre question dans la bouche, à lui était naturellement possible, tout comme au catéchisme, d'avoir sa réponse prête à chacune de mes questions,

c: Hinrichs n°1[21]. Mystérieuses allusions touchant à la politique, au socialisme et à la philosophie.[modifier le wikicode]

« Politique ! » L'existence de ce terme dans les cours du professeur Hinrichs inspire littéralement de l'horreur à la Critique absolue.

« Quiconque a suivi l'évolution des temps modernes et connaît l'histoire saura aussi que les mouvements politiques qui ont lieu à notre époque ont une signification tout autre (!) que politique : ils ont au fond » [au fond ! voici donc le fond de la sagesse !] une signification sociale (!) qui, tout le monde le sait (!), est telle (!) que tous les intérêts politiques paraissent insignifiants devant elle (!). »

Quelques mois avant la parution de la Literatur-Zeitung critique parut, tout le monde le sait, le fantastique ouvrage politique de M. Bruno : État, religion et parti ! Si les mouvements politiques ont une signification sociale, comment les intérêts politiques peuvent-ils paraître « insignifiants » au regard de leur propre signification sociale ?

« M. Hinrichs n'est au courant ni de ce qui se passe chez lui, ni de ce qui se passe dans le monde... — Il ne pouvait se trouver chez lui nulle part, parce que... parce que la critique qui, depuis quatre ans, a commencé et poursuivi son œuvre nullement « politique », mais... sociale (!), lui est demeurée totalement (!) inconnue. »

Si nous en croyons la Masse, l’œuvre que la Critique a poursuivie n'est « nullement politique », mais « toujours et partout théologique », et elle l'est en ce moment encore où, pour la première fois, non seulement depuis quatre ans, mais depuis sa naissance littéraire, elle prononce le mot « social », elle se contente du mot ! Depuis que les écrits socialistes ont répandu en Allemagne l'idée que tous les efforts et tous les travaux humains, tous sans exception, ont une signification sociale, M. Bruno peut appeler pareillement ses ouvrages théologiques ouvrages sociaux. Mais quelle exigence critique que de demander au professeur Hinrichs de puiser le socialisme dans la connaissance des écrits de Bauer, alors que tous les ouvrages publiés par B[runo] Bauer avant l'édition des cours d'Hinrichs, dès qu'ils tiraient des conséquences pratiques, tiraient des conséquences politiques ! Le professeur Hinrichs, à parler non critiquement, ne pouvait tout de même pas compléter les œuvres publiées de M. Bruno à l'aide de ses œuvres encore inédites. Du point de vue critique, la Masse, il est vrai, a le devoir d'interpréter dans le sens de l'avenir et du progrès absolu non seulement les mouvements « politiques », mais tous les « mouvements » à caractère de Masse de la Critique absolue ! Cependant, afin que M. Hinrichs, après avoir pris connaissance de la Literatur-Zeitung n'oublie jamais le mot « social » et ne méconnaisse plus jamais le caractère « social » de la Critique, celle-ci proscrit pour la troisième fois, à la face du monde, le terme « politique » et répète solennellement, pour la troisième fois, le terme « social ».

« Il n'est plus question de signification politique, quand on envisage la vraie tendance de l'histoire moderne, mais... mais de signification sociale », etc.

Après avoir servi de victime expiatoire pour les mouvements « politiques » antérieurs de la Critique, le professeur Hinrichs sert maintenant de victime expiatoire pour les mouvements et les termes « hégéliens » de la Critique absolue, maintenus à dessein jusqu'à la publication de la Literatur-Zeitung et conservés involontairement dans cette feuille.

On lance deux formules contre Hinrichs : une fois on le traite de « pur hégélien » et deux fois de « philosophe hégélien ». M. Bruno se flatte même de l' « espoir » que les « locutions banales qui ont circulé - au prix de quelles fatigues ! — dans tous les livres de l'école hégélienne [notamment dans ses livres à lui], toucheront bientôt au terme de leurs pérégrinations », étant donné l'état d' « épuisement » dans lequel nous les trouvons dans les cours du professeur Hinrichs. M. Bruno attend de l'épuisement du professeur Hinrichs la dissolution de la philosophie hégélienne et espère être délivré lui-même de cette philosophie !

Dans sa première campagne, la Critique absolue jette donc à bas ses propres dieux, les dieux qu'elle a si longtemps adorés : « Politique » et « Philosophie », en déclarant que ce sont là des idoles du professeur Hinrichs.

Glorieuse première campagne !

2) Deuxième campagne de la critique absolue[modifier le wikicode]

a: Hinrichs n°2. La « Critique » et « Feuerbach ». Damnation de la philosophie.[modifier le wikicode]

Ecrit par Engels

Après le résultat de cette première campagne, la Critique absolue peut croire réglé le compte de la « philosophie », et la qualifier sans façon d'alliée de la « Masse ».

« Les philosophes étaient prédestinés à combler le vœu profond de la «Masse ». « La Masse veut, en effet, des concepts simples afin de n'avoir pas à s'occuper de la chose elle-même, des formules magiques pour trancher de tout d'avance, des phrases qui lui permettent d'anéantir la Critique. »

Et la « philosophie » comble ces appétits de la « Masse » !

Enivrée par ses exploits et ses victoires, la Critique absolue s'abandonne à des transes pythiques contre la philosophie. La chaudière cachée dont les vapeurs exaltent jusqu'au délire la tête de la Critique absolue, grisée par sa victoire, c'est la Philosophie der Zukunft (Philosophie de l'avenir) de Feuerbach. C'est au mois de mars qu'elle avait lu l'ouvrage de Feuerbach. Les fruits de cette lecture, on les trouve dans l'article n° 2 contre le professeur Hinrichs. Il atteste aussi avec quel sérieux l'ouvrage a été lu.

La Critique absolue, qui n'est jamais sortie de la cage de la conception hégélienne, se débat ici contre les barreaux et les murs de sa prison. Elle repousse avec horreur le « concept simple », la terminologie, tout le mode de pensée de la philosophie, voire toute philosophie. À la place surgissent « la richesse réelle des rapports humains », le « contenu énorme de l'histoire », « la signification de l'homme », etc. On déclare que « le mystère du système » a été « mis à nu ».

Mais qui donc a mis à nu le mystère du « système » ? Feuerbach. Qui a anéanti la dialectique des concepts, cette guerre des dieux connue des seuls philosophes ? Feuerbach. Qui donc a mis, sinon « la signification de l'homme » — comme si l'homme avait une autre signification que d'être homme ! - mais du moins « l'homme » à la place du vieux fatras, la « conscience de soi infinie » comprise? Feuerbach, et seulement Feuerbach. Il a fait plus encore. Il a, depuis longtemps, anéanti ces mêmes catégories que la « Critique » vous jette maintenant à la tête : « la richesse des rapports humains, le contenu énorme de l'histoire, la lutte de l'histoire, la lutte de la Masse contre l'Esprit », etc.

Une fois l'homme reconnu comme l'essence, comme la base de toute activité humaine et de toutes les situations humaines, la « Critique » seule peut encore inventer de nouvelles catégories et remétamorphoser, comme elle le fait précisément, l'homme en une catégorie et en principe de toute une série de catégories, recourant ainsi à la seule échappatoire qui reste encore à l'inhumanité théologique, traquée et pourchassée. L'histoire ne fait rien, elle « ne possède pas de richesse énorme », elle « ne livre pas de combats ». C'est au contraire l'homme, l'homme réel et vivant qui fait tout cela, possède tout cela et livre tous ces combats ; ce n'est pas, soyez-en certains, l' « histoire » qui se sert de l'homme comme moyen pour réaliser — comme si elle était une personne à part — ses fins à elle; elle n'est que l'activité de l'homme qui poursuit ses fins à lui. Si la Critique absolue a donc encore l'audace, après les démonstrations géniales de Feuerbach, de nous resservir toutes ces vieilleries sous une forme nouvelle[22], et cela au moment même où elle les traite de fatras juste bon pour la « Masse » (elle a d'autant moins le droit de le faire qu'elle n'a jamais remué le petit doigt pour provoquer la dissolution de la philosophie), ce seul fait suffit à mettre au jour le « mystère » de la Critique, à faire apprécier la naïveté critique avec laquelle elle peut dire au professeur Hinrichs dont l'épuisement lui a déjà, en d'autres circonstances, rendu un si grand service :

« En souffriront ceux qui n'ont pas évolué, qui ne peuvent donc changer, même s'ils le voulaient; et, tout au plus, quand le nouveau principe surgira... mais non ! on ne saurait même faire du Nouveau une façon de parier, on ne peut pas lui emprunter tel ou tel tour de langage particulier. »

La Critique absolue se targue, vis-à-vis du professeur Hinrichs, d'avoir résolu « le mystère des sciences des facultés ». A-t-elle, par hasard, résolu le « mystère » de la philosophie, du droit, de la politique, de la médecine, de l'économie politique, etc ? Nullement. Elle a — prenez-y garde ! — elle a montré, dans la Gute Sache der Freiheit (La bonne cause de la liberté), que les études « alimentaires » et la science libre, la liberté d'enseignement et les statuts des facultés se contredisent.

Si « la Critique absolue » était honnête, elle aurait avoué d'où lui viennent ses prétendus éclaircissements sur le « mystère de la philosophie »; elle a cependant bien fait de ne pas mettre dans la bouche de Feuerbach — ce qu'elle a fait pour d'autres auteurs — une absurdité comme les phrases comprises de travers et déformées qu'elle lui a empruntées. Ce qui caractérise d'ailleurs le point de vue théologique de la « Critique absolue », c'est que, tandis que les Philistins allemands commencent aujourd'hui à comprendre Feuerbach et à s'approprier ses résultats, elle, au contraire, est hors d'état de saisir correctement et d'utiliser avec adresse une seule phrase de lui.

Là où la Critique surpasse vraiment ses exploits de la première campagne, c'est quand elle « définit » la lutte « de la Masse » contre l' « Esprit » comme étant « le but » de toute l'histoire passée; quand elle déclare que « la Masse » est un « pur néant », le comble de la « pauvreté »; qu'elle appelle carrément la Masse « matière » et oppose « à la matière » « l'Esprit » comme étant le Vrai. Qui dira encore que la Critique absolue n'est pas authentiquement germano-chrétienne ? Après qu'ont été livrés jusqu'à épuisement tous les combats auxquels donnait lieu la vieille contradiction spiritualisme-matérialisme, après que Feuerbach a surmonté cette contradiction une fois pour toutes, « la Critique » en fait de nouveau, sous la forme la plus écœurante, son dogme fondamental et donne la victoire à l' « Esprit germano-chrétien[23] ».

On doit enfin considérer comme un développement de son mystère, encore caché dans sa première campagne, l'assimilation qu'elle opère ici de la contradiction Esprit-Masse à la contradiction « Critique »-Masse. Elle en viendra plus tard à s'identifier elle-même avec « la Critique » et ainsi à se présenter comme « l'Esprit », l'Absolu, l'Infini; à présenter la Masse au contraire comme finie, grossière, brutale, morte et inorganique — car c'est cela que « la Critique » entend par matière.

Quelle est donc cette énorme richesse de l'histoire que le rapport de l'humanité à Monsieur Bauer suffit à épuiser ?

b: La Question juive n° 2. Découvertes critiques sur le socialisme, le droit et la politique (La nationalité).[modifier le wikicode]

Ecrit par Marx

Aux Juifs matériels, relevant de la Masse, on prêche la doctrine chrétienne de la liberté spirituelle, de la liberté en théologie, cette liberté spiritualiste qui, même chargée de chaînes, se figure encore être libre, qui se sent comblée de joie dans « l'idée » et ne peut qu'être gênée par toute existence à caractère de masse.

« Les Juifs sont actuellement émancipés dans la mesure où ils sont avancés dans la théorie; ils sont libres dans la mesure où ils veulent être libres[24]. »

Cette phrase nous permet de mesurer immédiatement l'abîme critique qui sépare le communisme et le socialisme profanes, relevant de la Masse, du socialisme absolu. La première thèse du socialisme profane rejette, comme illusoire, l'émancipation en théorie seulement et exige pour que soit réalisée la liberté réelle, outre la « volonté » idéaliste, des conditions très tangibles, très matérielles. Comme « la Masse » est inférieure à la sainte Critique, elle qui croit nécessaires des bouleversements matériels, pratiques, ne serait-ce que pour conquérir le temps et les moyens simplement indispensables pour s'occuper de « la théorie » ![25]

Quittons, pour un instant, le socialisme purement spirituel pour sauter dans la politique.

M. Riesser[26] soutient contre B[runo] Bauer que son État (à savoir l'État critique) doit exclure « juifs » et « chrétiens ». M. Riesser a raison. Puisque M. Bauer confond l'émancipation politique avec l'émancipation humaine; puisque l'État, quand il se trouve en présence d'éléments réfractaires — et, dans La Question juive, le christianisme et le judaïsme sont qualifiés d'éléments coupables de haute trahison — ne saurait réagir qu'en excluant par la violence les personnes qui les représentent — comme la Terreur, par exemple, a voulu anéantir l'accaparement en guillotinant les accapareurs — M. Bauer s'est vu forcé de faire pendre, dans son « État critique », juifs et chrétiens. Du moment qu'il confondait l'émancipation politique avec l'émancipation humaine, il ne pouvait manquer, s'il voulait demeurer conséquent avec lui-même, de confondre les moyens politiques avec les moyens humains de cette émancipation. Mais dès que l'on exprime en clair devant la Critique absolue le sens précis de son raisonnement, elle rétorque exactement ce que Schelling[27] rétorquait naguère à tous ses adversaires qui substituaient des idées réelles à ses phrases :

« Les adversaires de la Critique en sont les adversaires, parce que non seulement ils la jugent à leur aune dogmatique, mais encore la considèrent elle-même comme dogmatique; ou encore ils combattent la Critique parce qu'elle se refuse à reconnaître leurs distinctions, définitions et faux-fuyants dogmatiques. »

Il est vrai qu'on prend une attitude dogmatique vis-à-vis de la Critique absolue, comme vis-à-vis de M. Schelling, quand on lui suppose des idées, une opinion, un sens déterminés, réels. Par esprit de conciliation et pour montrer à M. Riesser ses sentiments d'humanité, « la Critique » se résout cependant à des distinctions, à des définitions, et surtout à des « faux-fuyants » dogmatiques. On lit :

« Si, dans ce travail [sur La Question juive], j'avais voulu ou pu dépasser la simple critique, il m'aurait fallu ( !) parler ( !) non pas de l'État, mais de « la société », qui n'exclut personne, et dont ne s'excluent que ceux qui ne veulent point participer à son développement. »

La Critique absolue établit ici une distinction dogmatique entre ce qu'elle aurait dû faire, si elle n'avait pas fait le contraire, et ce qu'elle a, fait en réalité. Elle explique son exposé trop étriqué de la « Question juive » par les « faux-fuyants dogmatiques » d'un « vouloir » et d'un « pouvoir », qui lui interdisaient de « dépasser la simple critique ». Comment ? « La Critique » dépasser la « critique » ? Cette idée tout à fait digne de la Masse s'impose à la Critique absolue par la nécessité dogmatique où elle se voit d'affirmer, d'une part, que sa conception de la question juive est absolue, qu'elle est « la Critique », et d'autre part, d'admettre la possibilité d'une conception plus large.

Le mystère du « non-vouloir » et du « non-pouvoir » se dévoilera plus tard : c'est le dogme critique d'après lequel toutes les limitations apparentes « de la Critique » ne sont qu'accommodements nécessaires, que requièrent les capacités intellectuelles de la Masse.

Elle ne voulait pas ! Elle ne pouvait pas dépasser sa conception bornée de la question juive ! Mais qu'aurait-elle fait, si elle avait voulu ou pu ? Elle aurait donné une définition dogmatique. Au lieu de parler de l' « État », elle aurait parlé de la Société » et par conséquent n'aurait pas examiné la situation réelle du judaïsme par rapport à la société bourgeoise actuelle ! Elle aurait défini la « société » dogmatiquement, en la distinguant de l' « État », de manière à dire que, si l'État exclut, en revanche s'excluent de la société ceux-là qui ne veulent pas participer a son développement !

La société procède avec le même exclusivisme que l'État, mais elle y met plus de formes : au lieu de vous jeter dehors, elle vous rend la vie tellement désagréable que de vous-même vous prenez la porte.

Au fond, l'État ne procède pas autrement; il n'exclut personne de ceux qui satisfont à toutes ses exigences et ses ordres, qui satisfont à son développement. Dans sa perfection, il va même jusqu'à fermer les yeux en déclarant que des oppositions réelles sont des oppositions qui n'ont rien de politique et ne le gênent pas. La Critique absolue a d'ailleurs exposé elle-même que I'État exclut les Juifs, parce que et dans la mesure où les Juifs excluent l'État, donc s'excluent eux-mêmes de l'État. Si cette relation réciproque revêt, dans la « société » critique, une forme plus galante, plus hypocrite, plus perfide, cela prouve uniquement que la « société » « critique » est plus hypocrite et moins cultivée.

Continuons à suivre la Critique absolue dans ses « distinctions », dans ses « définitions » et surtout dans ses « faux-fuyants » dogmatiques.

C'est ainsi que M. Riesser demande au Critique de « faire la distinction » entre « ce qui est du ressort du droit » et « ce qui déborde le domaine du droit ».

L'impertinence de cette exigence juridique indigne le Critique.

« Jusqu'à ce jour, réplique-t-il, l'âme et la conscience sont pourtant intervenues dans le droit, l'ont toujours complété, et, en raison de sa nature, provenant de sa forme dogmatique, [donc pas de son essence dogmatique ?] elles ont toujours été dans l'obligation de le compléter. »

Le Critique oublie simplement que, par ailleurs, le droit se distingue très expressément lui-même de « l'âme et de la conscience », que cette distinction repose sur l'essence unilatérale du droit tout autant que sur sa forme dogmatique, qu'elle fait même partie des dogmes principaux du droit, et qu'enfin la réalisation pratique de cette distinction constitue le point culminant de l'évolution juridique, tout comme la religion se débarrasse de tout contenu profane pour devenir une religion abstraite, absolue. Le fait que « l'âme et la conscience » interviennent dans le droit est, pour le « Critique », une raison suffisante de parler de l'âme et de la conscience là où il est question du droit et de la dogmatique théologique là où il est question de la dogmatique juridique. Ces « définitions et distinctions de la Critique absolue » nous ont suffisamment préparés à entendre ses dernières « découvertes » concernant « la société » et « le droit »

« Cette forme du monde que la Critique prépare, dont elle ne fait même que préparer l'idée, n'est pas une forme simplement juridique, mais [Lecteurs, tenez-vous bien !] une forme sociale, dont le moins qu'on puisse dire [le moins ou le plus ?] est que quiconque n'a pas contribué à son développement, quiconque n'y vit pas avec sa conscience et son âme, ne peut s'y sentir chez soi, ni participer à son histoire. »

La forme du monde préparée par la Critique est définie comme une forme non pas simplement juridique, mais sociale. Cette définition peut être interprétée de deux façons. Faut-il comprendre - « pas juridique, mais au contraire sociale », ou bien : « pas simplement juridique, mais aussi sociale ». Examinons son contenu dans les deux versions, et d'abord dans la première. La Critique absolue a, plus haut, défini comme « société » la nouvelle « forme du monde » distincte de l' « État ». Et la voilà qui détermine le substantif « société » par l'adjectif « sociale ». Si, en opposition au terme « politique » de M. Hinrichs, la Critique lui a, par trois fois, assené le terme «social », elle assène à M. Riesser la société sociale, qu'elle oppose à l'adjectif « juridique ». Si les éclaircissements critiques donnés à M. Hinrichs se réduisaient à « social » + « social » + « social » = 3 a, la Critique absolue passe, dans sa seconde campagne, de l'addition à la multiplication, et on renvoie M. Riesser à la société multipliée par elle-même, au social puissance deux, à la société sociale = a2. Il ne reste plus à la Critique absolue, pour compléter ses éclaircissements sur la société, qu'à passer aux fractions, à extraire la racine carrée de la société, etc.

Si au contraire nous nous en tenons à la seconde lecture : la forme du monde « pas simplement juridique, mais aussi sociale », cette forme bâtarde n'est que la forme du monde existant actuellement, la forme de la société d'aujourd'hui. Que la « Critique » ne fasse que préparer, dans sa pensée en avance sur le monde, l'existence future de la forme du monde existant actuellement, voilà un grandiose, un vénérable miracle critique. Mais, quoi qu'il en soit de cette « société non simplement juridique, mais sociale », la Critique ne saurait, pour le moment nous en livrer rien de plus que le fabula docet[28], la moralité. Dans cette société, celui-là « ne se sentira pas chez lui », qui n'y aura pas vécu avec son âme et conscience. En fin de compte, personne ne vivra dans cette société, en dehors de l' « âme pure » et de la « conscience pure », c'est-à-dire de « l'Esprit », de « la Critique » et des siens. La Masse en sera exclue d'une façon ou de l'autre, si bien que la « société à caractère de masse » logera en dehors de la « société sociale ».

Bref, cette société n'est autre chose que le ciel critique, dont le monde réel est exclu parce qu'il est l'enfer non critique. La Critique absolue prépare dans sa pensée pure cette forme cosmique transfigurée de la contradiction « Masse »« Esprit ».

Les éclaircissements fournis à M. Riesser sur le sort des nations ont la même profondeur critique que ces explications sur la « société ».

Du désir d'émancipation des Juifs et du désir des États chrétiens de les « immatriculer dans leur schématisme gouvernemental » — comme s'ils n'étaient pas immatriculés depuis longtemps dans le schématisme gouvernemental chrétien ! - la Critique absolue en arrive à des prophéties sur le déclin des nationalités. On voit le chemin compliqué par lequel la Critique absolue parvient au mouvement historique actuel : elle fait un détour par la théologie. Des grandioses résultats qu'elle obtient ainsi témoigne cet oracle lumineux :

« L'avenir de toutes les nationalités... est... tort sombre ! »

Mais pour la Critique l'avenir des nationalités peut être aussi sombre qu'il voudra ! La seule chose qui soit nécessaire est claire : l'avenir est l'œuvre de la Critique.

« Au destin [s'écrie-t-elle] de décider comme il voudra; nous savons maintenant qu'il est notre œuvre. »

Ainsi que Dieu le fait pour l'homme qu'il a créé, la Critique laisse à son œuvre, le destin, son libre arbitre. La Critique, dont le destin est l’œuvre, est comme Dieu, toute-puissante. Même la « résistance » qu'elle « rencontre » en dehors d'elle est son œuvre propre. « C'est la Critique qui fait ses adversaires. » Toute « révolte massive » contre elle n'est donc « grosse de dangers » que pour « la Masse » elle-même. Mais si la Critique est comme Dieu toute-puissante, elle est aussi, comme Dieu, toute sagesse et elle s'entend à harmoniser sa toute-puissance avec la liberté, la volonté et la destination naturelle des individus humains.

« Elle ne serait pas la force qui fait époque, si elle n'avait pas pour résultat de faire de chacun ce qu'il veut être, et si elle n'assignait à chacun, de façon irrévocable, le poste qui répond à sa nature et à sa volonté. »

Leibniz ne pourrait pas instaurer de plus heureuse façon l'harmonie préétablie de la toute-puissance divine avec la liberté et la destination naturelle de l'homme.

Si « la Critique » semble pécher contre la psychologie en ne faisant pas de distinction entre la volonté d'être quelque chose et la capacité de l'être, nous ne devons pas oublier qu'elle a des raisons péremptoires de déclarer que cette « distinction » est « dogmatique ».

Prenons des forces pour la troisième campagne ! Remettons-nous encore une fois en mémoire que « la Critique fait son adversaire ! ». Or, comment pourrait-elle faire son adversaire, la «phrase», sans faire de phrases ?

3) Troisième campagne de la critique absolue[modifier le wikicode]

Ecrit par Marx

a: Auto-apologie de la Critique absolue. Son passé « politique ».[modifier le wikicode]

La Critique absolue ouvre sa troisième campagne contre la « Masse » par la question : « Quel est maintenant l'objet de la Critique[29] ? »

Or, dans le même fascicule de la Literatur-Zeitung, on nous apprend que « la Critique ne veut rien qu'acquérir la connaissance des choses ».

La Critique, aurait donc pour objet toutes les choses. Ce serait une absurdité que de demander s'il existe un objet à part, proprement destiné à la Critique. La contradiction se résout très simplement quand on se dit que toutes les choses « sont assimilables » à des choses critiques, et toutes les choses critiques à la Masse, en tant qu' « objet » de la Critique absolue.

M. Bruno dépeint d'abord son infinie miséricorde pour la « Masse ». Il fait du « fossé qui le sépare de la foule », l'objet d'une « étude persévérante ». Il veut « connaître la signification pour l'avenir de ce fossé » (la voilà la connaissance de « toutes » choses dont il est question ci-dessus !) et en même temps « le supprimer[30] ». À la vérité, il connaît donc déjà la signification de ce fossé : c'est d'être supprimé par lui.

Charité bien ordonnée commençant par soi-même, la « Critique » se préoccupe en premier lieu de supprimer son propre caractère de Masse, tout comme les ascètes chrétiens qui, dans la campagne de l'esprit contre la chair, commencent par mortifier leur propre chair. La « chair » de la Critique absolue, c'est son passé littéraire réellement massif, puisqu'il comprend de 20 à 30 volumes. Il faut donc que M. Bauer débarrasse de son apparence de masse la biographie littéraire de la « Critique » — qui coïncide exactement avec sa propre biographie littéraire — qu'il la corrige et la commente après coup, et que, par cette exégèse apologétique, « il mette à couvert les travaux antérieurs de la Critique ».

Pour commencer, il trouve deux raisons à l'erreur de la Masse qui, jusqu'à la disparition des Deutsche Jahrbücher (Annales allemandes[31]) et de la Rheinische Zeitung[32] tenait M. Bauer pour un des siens. On a eu le tort, d'une part, de ne pas concevoir le mouvement littéraire « comme purement littéraire », et de commettre en même temps l'erreur inverse de concevoir le mouvement littéraire comme un mouvement « simplement » ou « purement » littéraire. Il ne fait de doute pour personne que la « Masse » avait tort à tout coup, ne fût-ce que parce que dans le même moment elle commettait deux erreurs s'excluant réciproquement.

À cette occasion, la Critique absolue crie à ceux qui ont raillé la « nation allemande » en la traitant de « bas-bleu » :

« Citez donc ne fût-ce qu'une seule époque historique à qui la « plume » n'ait pas tracé impérativement par avance son développement et qui n'ait pas été forcée de conclure son ébranlement par un trait de plume. »

Dans sa naïveté critique, M. Bruno sépare « la plume » du sujet qui écrit, et le sujet qui écrit, considéré comme « écrivain abstrait », de l'homme historique vivant qui a écrit. De la sorte, il peut s'emballer en parlant de la force miraculeuse de la « plume ». Il aurait pu tout aussi bien demander qu'on lui nomme un mouvement historique dont le développement n'ait pas été tracé d'avance par la « gent emplumée » et la «gardeuse d'oies ».

Le même M. Bruno nous apprendra plus tard qu'il n'y a pas, jusqu'à ce jour, une seule, une unique époque historique qui ait été comprise. Comment la « plume » qui, jusqu'à ce jour, n'a pu décrire après coup « une seule » époque historique eût-elle été capable de les décrire toutes d'avance ?

M. Bruno n'en démontre pas moins par l'action la justesse de son point de vue; il décrit par avance, d'un « trait de plume » apologétique, son propre «passé ».

La Critique qui, de tous côtés, était empêtrée non seulement dans l'universelle bêtise du monde, de l'époque actuelle, mais dans des bêtises tout à fait spécifiques, personnelles, qui a néanmoins, de mémoire d'homme et dans tous ses ouvrages, protesté qu'elle était la Critique « absolue, achevée, pure », n'a fait que s'adapter aux préjugés et au pouvoir de compréhension de la Masse, comme Dieu a coutume de le faire dans ses révélations aux hommes.

« Il fallait, nous dit la Critique absolue, en arriver à la rupture entre les théories et leur pseudo-allié. »

Comme cependant la Critique — qui, pour changer, s'appelle ici la théorie — n'arrive à rien, mais qu'au contraire tout dérive d'elle, qu'elle se développe non pas dans le monde mais hors du monde, qu'elle a tout prédéterminé dans sa conscience divine éternellement identique à soi-même, sa rupture avec son ancien allié fut un « tournant nouveau » seulement en apparence, pour la galerie, mais non pas en soi, non pas pour soi.

« Mais ce tournant ne fut même pas nouveau « à proprement parler ». La théorie avait constamment travaillé à la critique de soi-même [Dieu sait qu'on a remué ciel et terre pour la pousser à la critique de soi-même !], elle n'avait jamais flatté la Masse [et ne s'en était flattée que davantage], elle avait toujours eu garde de s'empêtrer dans les présuppositions de son adversaire. »

« Le théologien chrétien doit être sur ses gardes » (voir Bruno BAUER : Das entdeckte Christentum, p. 99[33]). Et comment advint-Il que la Critique « sur ses gardes » se soit empêtrée quand même, et n'ait pas exprimé dès cette époque, de façon claire et nette, son opinion « proprement dite » ? Pourquoi n'a-t-elle point parlé à cœur ouvert ? Pourquoi a-t-elle entretenu l'illusion qu'elle était sœur de la Masse ?

« Pourquoi m'as-tu fait cela ? dit Pharaon à Abraham, quand il lui rendit sa femme Sarah. Pourquoi donc as-tu dit que c'était ta sœur ? » (B. BAUER : Entdeckt[es] Christ[entum], p. 100.)

« Foin de la raison, et du langage ! dit notre théologien; mais alors Abraham serait un menteur ! Quelle injure mortelle pour la révélation ! » (Ibidem.)

Foin de la raison et du langage ! dit le Critique; si M. Bauer avait été réellement, et non pas seulement en apparence, de connivence avec la Masse, la Critique absolue, dans ses révélations, n'eût pas subi une injure absolue, donc mortelle !

« On avait simplement, poursuit la Critique absolue, omis de noter ses efforts [ceux de la Critique absolue], et il y eut, en outre, un stade de la Critique où elle fut forcée d'admettre sincèrement les présuppositions de son adversaire et de les prendre pour un instant au sérieux, bref, un stade où elle n'avait pas encore l'entière capacité d'ôter à la Masse la conviction qu'elles avaient toutes deux partie liée et que leurs intérêts coïncidaient. »

On avait simplement omis de noter les efforts de la « Critique » : la faute incombait donc à la Masse. La Critique avoue, d'autre part, qu'on ne pouvait pas remarquer ses efforts, parce qu'elle-même n'avait pas encore la « capacité » de les faire remarquer : la faute semble donc incomber à la Critique.

À Dieu ne plaise ! La Critique fut « forcée [on lui fit violence 1] d'admettre sincèrement les présuppositions de son adversaire et de les prendre pour un instant au sérieux ». Belle sincérité, sincérité vraiment théologique, qui ne prend pas quelque chose vraiment au sérieux, mais seulement « pour un instant », qui a eu garde toujours, donc à tout instant, de s'empêtrer dans les présuppositions de son adversaire... et qui, « pour un instant», admet cependant « sincèrement » ces mêmes présuppositions. La « sincérité » augmente encore dans le dernier membre de la phrase. L'instant même où la Critique « admettait sincèrement les présuppositions de la Masse » était aussi l'instant où elle « n'avait pas encore l'entière capacité » de détruire l'illusion que sa cause et Celle de la Masse étaient une. Elle n'avait pas encore la capacité, mais elle en avait déjà la volonté et l'idée. Elle ne pouvait pas encore rompre extérieurement avec la Masse, mais dans son for intérieur, dans son âme, la rupture était déjà consommée, consommée à l'instant même où elle sympathisait sincèrement avec la Masse.

Toute mêlée qu'elle fût aux préjugés de la Masse, la Critique n'y était pas mêlée réellement; elle était au contraire à proprement parler dégagée de sa propre étroitesse, et il ne lui manquait que « d'avoir encore l'entière capacité » de le faire savoir à la Masse. Toute l'étroitesse « de la Critique » n'était donc qu'apparence, une apparence qui, sans l'étroitesse de la Masse, eût été superflue et n'eût donc pas existé du tout. Une lois de plus, la faute retombe donc sur les épaules de la Masse.

Dans la mesure cependant où cette apparence était étayée par « l'incapacité », « l'impuissance » où se trouvait la Critique de s'exprimer, la Critique était elle-même imparfaite. Elle l'avoue à sa manière : elle est sincère, tout en faisant sa propre apologie.

« Bien qu'elle [la Critique] eût soumis le libéralisme lui-même à une critique dissolvante, on pouvait encore la considérer comme une espèce particulière du libéralisme, peut-être comme sa réalisation extrême; bien que ses développements vrais et décisifs dépassassent la politique, elle devait cependant donner encore dans l'apparence de faire de la politique, et c'est cette apparence imparfaite qui lui avait gagné la plupart de ses amis dont nous avons parlé plus haut. »

La Critique avait gagné ses amis par son apparence imparfaite, on aurait dit qu'elle faisait de la politique. Si elle avait paru parfaitement faire de la politique, elle aurait infailliblement perdu ses amis politiques. Dans sa panique apologétique, son désir de se laver de tout péché, elle fait grief à la fausse apparence d'avoir été une fausse apparence imparfaite et non une fausse apparence parfaite. Apparence pour apparence, « la Critique » peut se consoler en se disant que, si elle avait l' « apparence parfaite » de vouloir faire de la politique, elle n'a même pas en revanche l' « apparence imparfaite » d'avoir quelque part et jamais dissous la politique. Pas entièrement satisfaite de son « apparence imparfaite », la Critique absolue se demande une fois encore :

« Comment se fait-il qu'à ce moment-là la Critique ait été entraînée dans les intérêts « politiques, relevant de la Masse », qu'elle ait — même ! — été forcée ! de faire de la politique ? »

Pour le théologien Bauer, il va entièrement de soi que la Critique a dû faire, pendant un temps infini, de la théologie spéculative, puisque lui, la « Critique », est bel et bien théologien ex-professo[34]. Mais faire de la politique ? Il faut à cela des motifs tout particuliers, politiques, personnels !

Pourquoi donc la « Critique » a-t-elle été forcée de faire même de la politique ? « On l'accusait... toute la réponse est là. » Du moins cela dévoile-t-il le « mystère » de la « politique à la Bauer », et du moins ne qualifiera-t-on pas de non-politique l'apparence qui, dans Die gute Sache der Freiheit und meine eigene Angelegenheit (La Bonne Cause de la liberté et ma propre cause) de Bruno Bauer, relie, au moyen de la conjonction « et » la « cause personnelle » à la « cause de la liberté » qui relève de la Masse. Mais si la Critique a défendu sa « propre cause » non dans l'intérêt de la politique, mais au contraire a fait de la politique dans l'intérêt de sa propre cause, il faut avouer que ce n'est pas la politique qui a dupé la Critique mais plutôt la Critique qui a dupé la politique.

Bruno Bauer allait donc être révoqué et perdre sa chaire de théologie : il était accusé; la « Critique » fut obligée de faire de la politique, c'est-à-dire de plaider « sa » cause, celle de Bruno Bauer. Ce n'est pas M. Bauer qui a plaidé la cause de la Critique, c'est la « Critique » qui a plaidé la cause de M. Bauer. Pourquoi « la Critique » était-elle obligée de plaider sa propre cause ?

« Pour se justifier ! » Soit ! Mais la « Critique » est bien loin de s'en tenir à une raison aussi personnelle, aussi profane. Soit ! mais pas seulement pour cela, « principalement au contraire pour étaler les contradictions de ses adversaires» et par-dessus le marché, aurait pu ajouter la Critique, pour faire relier en volume de vieux articles contre divers théologiens — voir entre autres l'interminable chicane avec Planck[35], cette affaire de famille entre la théologie-Bauer et la théologie-Strauss.

Après s'être ainsi soulagé le cœur en nous avouant le véritable intérêt qui dicte sa « politique », la Critique absolue rappelle son « procès » et se met à ressortir ce qu'elle avait déjà si amplement rabâché dans Die gute Sache der Freiheit... (La Bonne Cause de la liberté) (voir dans la Phénoménologie, la lutte des Lumières et de la foi, voir toute la Phénoménologie), la vieille antienne hégélienne :

« L'ancien qui s'oppose au nouveau n'est plus réellement l'ancien. »

La Critique critique est un ruminant. Elle ramasse quelques bribes hégéliennes, telles que la phrase ci-dessus sur l' « ancien » et le « nouveau », ou encore cette autre formule sur le « développement de l'extrême à partir de son extrême opposé », etc. ; elle les sert en réchauffé à tout instant, sans jamais éprouver le moindre besoin de s'expliquer avec la « dialectique spéculative », autrement que par l'épuisement du professeur Hinrichs. En revanche, elle effectue un constant dépassement « critique » de Hegel en le répétant, par exemple lorsqu'elle dit :

« En intervenant la Critique donne à la recherche une forme nouvelle, c'est-à-dire la forme qui ne se laisse plus métamorphoser en une limitation externe », etc.

Lorsque je métamorphose quelque chose, j'en fais une chose essentiellement autre. Toute forme étant une « limitation externe », nulle forme ne se «laisse » métamorphoser en une « limitation externe », pas plus qu'une pomme ne se laisse « métamorphoser » en pomme. Il y a toutefois une autre raison pour que la forme donnée par « la Critique » à la recherche ne se laisse métamorphoser en aucune « limitation externe ». Elle dépasse toute « limitation externe », pour se perdre dans le brouillard cendré et bleu sombre de l'absurdité.

« Elle [la lutte de l'ancien et du nouveau] ne serait même pas possible alors [c'est-à-dire au moment où la Critique « donne la forme nouvelle » à sa recherche] si l'ancien traitait théoriquement... la question de la compatibilité ou de l'incompatibilité. »

Et pourquoi l'ancien ne traite-t-il donc pas cette question théoriquement? Parce que « cela lui est, au début, moins possible que jamais, étant donné qu'au moment de la surprise », c'est-à-dire au début, « il ne se connaît pas soi-même pas plus qu'il ne connaît le nouveau ». En d'autres termes, il ne traite théoriquement ni le nouveau, ni soi-même. Ce ne serait même pas possible, si, par malheur, l' « impossibilité » n'était impossible ! Lorsque le «Critique » de la Faculté de théologie « avoue en outre qu'il s'est trompé intentionnellement, que c'est par libre préméditation et après mûre réflexion qu'il a commis l'erreur » - (toute la vie de la Critique, toute son expérience, tous ses actes se convertissent pour elle en un produit libre, pur, intentionnel, de sa réflexion) — cet aveu du critique n'a qu'une « imparfaite apparence » de vérité. Puisque la Kritik der Synoptiker (Critique des Synoptiques)[36] se place entièrement sur le terrain théologique, puisqu'elle est essentiellement de la critique théologique, M. Bauer, maître de conférences de théologie, était à même de l'écrire et de l'enseigner sans commettre ni « manquement ni erreur ». Faute et erreur étaient au contraire le fait des Facultés de théologie, qui ne comprirent pas avec quelle rigueur M. Bauer avait tenu sa promesse, la promesse faite dans la Krit. d. Synopt. (Crit[ique] d[es] Synopt[iques]), tome I, avant-propos, p. XXIII.

« Quoique la négation puisse paraître encore trop hardie et trop ample dans ce premier volume, nous rappellerons que le positif, le vrai, ne peut naître que si la négation a été sérieuse et universelle... Il apparaîtra à la fin que seule la critique la plus destructrice qui soit enseignera la force créatrice de Jésus et de son principe. »

C'est à dessein que M. Bauer sépare le Seigneur « Jésus » de son « principe », afin de bien situer le sens positif de sa promesse au dessus de toute apparence d'ambiguïté. Et M. Bauer a réellement enseigné la force «créatrice » du Seigneur Jésus et de son principe si clairement que sa « Conscience de soi infinie » et son « Esprit » ne sont rien d'autre que des créatures chrétiennes. Mais, si le différend qui oppose la Critique critique à la Faculté de théologie de Bonn suffit à nous expliquer sa « politique » d'alors, pour quelle raison la Critique a-t-elle continué à faire de la politique après la solution de ce litige ? Oyez plutôt :

« Arrivée à ce point, « la Critique » aurait dû ou bien s'arrêter, ou bien se dépêcher de pousser plus loin, d'examiner l'essence politique et la représenter comme son adversaire — si seulement il lui avait été possible de pouvoir s'arrêter dans sa lutte d'alors, et si seulement il n'existait pas, d'un autre côté, cette loi historique par trop rigoureuse selon laquelle un principe qui se mesure pour la première fois avec son contraire a... nécessairement le dessous. »

Délicieuse formule apologétique ! « La Critique aurait dû s'arrêter », si seulement il y avait eu quelque possibilité... de « pouvoir s'arrêter » ! Qui « doit » s'arrêter ? Et qui devrait faire quelque chose qu'il n' « aurait pas été possible... de pouvoir » ? D'autre part, la Critique aurait dû pousser plus loin, «si seulement il n'existait pas, d'un autre côté, cette loi historique par trop rigoureuse, etc. » Les lois historiques sont vraiment « par trop rigoureuses » à l'égard de la Critique absolue. Si seulement elles n'étaient pas d'un autre côté que la Critique critique, avec quel brio celle-ci ne pousserait-elle pas de l'avant ! Mais à la guerre comme à la guerre Dans l'histoire, la Critique devient forcément une triste « histoire » !

« Si la Critique [c'est toujours M. Bauer]... y fut obligée, on admettra pourtant en même temps qu'elle s'est toujours sentie mal assurée, quand elle s'est engagée dans des revendications de cette espèce [politique], et que, par ces revendications, elle se mettait en contradiction avec ses éléments vrais, contradiction qui avait déjà trouvé sa solution dans ces éléments. »

La Critique avait été contrainte par les lois trop rigoureuses de l'histoire à des faiblesses politiques; mais, implore-t-elle, on admettra pourtant en même temps qu'elle était sinon réellement, du moins en soi, bien au-dessus de ces faiblesses. D'abord, elle les avait surmontées « dans le sentiment », puisque « elle s'est toujours sentie mal assurée dans ses revendications », elle se trouvait mal à l'aise dans la politique, elle ne savait pas ce qui lui arrivait. Bien plus ! Elle se mettait en contradiction avec ses éléments vrais, Et voici maintenant le comble ! La contradiction où elle se mettait par rapport à ses éléments vrais ne trouvait pas sa solution dans le cours de son développement, mais « l'avait » au contraire « déjà » trouvée dans les éléments vrais de la Critique, existant indépendamment de la contradiction ! Voilà des éléments critiques qui peuvent se targuer de leurs mérites : avant qu'Abraham ne vînt au monde, nous, nous existions. Avant que le développement n'engendrât notre contraire, cette contradiction, qui n'était pas encore née, était déjà résolue dans le chaos de notre sein : résolue, morte, décomposée. Et, puisque les contradictions entre la Critique et ses éléments vrais « avaient déjà trouvé leur solution » dans les éléments vrais, et qu'une contradiction résolue n'est pas une contradiction, la Critique, pour être précis, ne se trouvait pas en contradiction avec ses éléments vrais, pas en contradiction avec elle-même... et voilà atteint alors le but général de l'auto-apologie !

Pour ce plaidoyer pro domo, la Critique absolue dispose de tout un vocabulaire apologétique — « Pas même à vrai dire », « simplement pas remarqué », « il y avait en outre », « pas encore complètement », « bien que... cependant », « non seulement... mais principalement », « d'autant qu'à proprement parler », « la Critique aurait dû, si seulement il y avait eu possibilité et que, d'un autre côté... », « si... mais on admettra pourtant en même temps », « n'était-il pas alors naturel », « n'était-il pas inévitable », « non plus », etc.

Voici ce qu'il n'y a pas si longtemps la Critique absolue disait à propose de tournures apologétiques du même genre :

« Quoique » et « cependant », « il est vrai » et « mais », un non céleste et un oui terrestre, voilà les piliers de la théologie moderne, les échasses sur lesquelles elle marche, l'artifice auquel se borne toute sa sagesse, la tournure qui revient dans toutes ses tournures, son alpha et son oméga » (Entdeckt[es] Christ[entum], p. 102).

b: La question juive n° 3.[37][modifier le wikicode]

La « Critique absolue » ne se borne pas à démontrer, par son autobiographie, son originale toute-puissance, qui « crée, pour la première fois vraiment, l'Ancien aussi bien que le Nouveau ». Elle ne se borne pas à écrire de son auguste main l'apologie de son passé. Elle propose maintenant à des tiers, aux profanes, au reste du monde, la « tâche » absolue, la « tâche qui importe au contraire en ce moment » : l'apologie des faits et « ouvrages » de Bauer.

Les Deutsch-Französiche Jahrbücher ont publié une critique de La Question juive de M. Bauer[38]. On a mis à nu son erreur fondamentale : il confond l'émancipation « politique » et l'émancipation « humaine ». On n'a pas, il est vrai, donné à la vieille question juive sa « position exacte », mais on a traité et résolu la «question juive » dans la position que l'évolution moderne a donnée aux anciennes questions d'actualité et qui précisément convertit en « problèmes » de notre temps ces « problèmes » du passé.

« Dans la troisième campagne de la Critique absolue, il semble qu'on se propose de donner la réplique aux Deutsch-Französiche Jahrbücher. La Critique absolue débute par un aveu : « Dans la question juive, on a commis la même « erreur » : on a identifié l'essence humaine à l'essence politique. »

La Critique fait observer :

« Il n'est plus temps de reprocher à la Critique la position qu'elle avait pour une part prise il y a deux ans encore. » Il importe plutôt d'expliquer « pourquoi la Critique... s'est trouvée dans l'obligation de faire même de la politique ! »

« Il y a deux ans ? » Comptons selon l'ère absolue, en partant de la naissance du Sauveur critique que fut la Literatur-Zeitung de Bauer ! Le Sauveur critique est né en l'an de grâce 1843. C'est la même année que la seconde édition, augmentée, de La Question juive, a vu le jour. L'étude « critique » de La Question juive, publiée dans les Vingt et une feuilles de Suisse[39], a paru plus tard encore, mais toujours en cette même année 1843, ancien style. Après la disparition des Deutsch-Französiche Jahrbücher et de la Rheinische Zeitung toujours en cette même année mémorable 1843, ancien style, autrement dit en l'An I de l'ère critique, M. Bauer a publié son ouvrage politico-fantastique Staat, Religion und Partei (État, religion et parti), qui répète exactement ses anciennes erreurs sur l' « essence politique ». Notre apologiste est obligé de falsifier la chronologie.

L' « explication » des raisons qui ont « forcé » M. Bauer à faire « même » de la politique ne présente un intérêt général que sous certaines conditions. En effet, si l'on commence par poser l'infaillibilité, la pureté, l'absolu de la Critique critique, si l'on en fait un dogme fondamental, les faits en contradiction avec ce dogme se métamorphosent assurément en autant d'énigmes aussi difficiles, aussi mémorables, aussi mystérieuses que le sont, pour le théologien, les actes de Dieu qui paraissent n'être pas divins.

Si l'on considère au contraire « le Critique » comme un individu fini et qu'on ne le sépare pas des limites de son époque, on n'a pas besoin de rechercher pourquoi il a été forcé de se développer même au sein de ce monde : il n'y a pas besoin de réponse puisque la question elle-même n'existe pas.

Cependant, si la Critique absolue devait maintenir son exigence, on s'offre à rédiger un petit traité scolastique où seront traitées les questions actuelles que voici :

« Pourquoi la conception de la Vierge Marie par l'opération du Saint-Esprit a-t-elle dû être démontrée précisément par M. Bruno Bauer ? » « Pourquoi M. Bauer a-t-il dû prouver que l'ange qui apparut à Abraham était une émanation réelle de Dieu, à laquelle manquait cependant la consistance nécessaire à la digestion des aliments ? » « Pourquoi M. Bauer a-t-il dû écrire l'apologie de la maison royale de Prusse et élever l'État prussien au rang d'État absolu ? » « Pourquoi, dans la Kritik der Synoptiker (Critique des Synoptiques), M. Bauer a-t-il dû mettre la « conscience de soi infinie » à la place de l'homme ? » « Pourquoi, dans son Entdecktes Christentum (Le Christianisme révélé), M. Bauer a-t-il dû répéter en style hégélien la théorie chrétienne de la création ? » « Pourquoi M. Bauer a-t-il dû demander à lui-même et à autrui l' « explication » du miracle selon lequel il était forcé de se tromper ? »

En attendant la démonstration de ces nécessités aussi « critiques » qu' « absolues », écoutons encore un instant les faux-fuyants apologétiques de la « Critique ».

« Il fallait... d'abord... placer la question juive dans sa juste position en tant que question religieuse et théologique, et en tant que question politique. » « Traitant et résolvant ces deux questions, la « Critique » n'est ni religieuse, ni politique. »

Dans les Deutsch-Französiche Jahrbücher, on déclare, en effet, que Bauer a traité la « question juive » de façon réellement théologique et politico-fantastique. En réponse au « reproche » d'étroitesse théologique, la « Critique » dit d'abord :

« La question juive est une question religieuse. La philosophie des Lumières a cru la résoudre en qualifiant d'indifférente, ou même en niant la contradiction religieuse. La Critique a dû au contraire exposer cette contradiction dans sa pureté. »

Quand nous arriverons à la partie politique de la question juive, nous verrons que M. le théologien Bauer s'occupe, même en politique, non de politique, mais de théologie.

Si, dans les Deutsch-Französische Jahrbücher, on a attaqué son exposé de la question juive comme un exposé « purement religieux », cela vaut spécialement pour l'article contenu dans les Ein und zwanzig Bogen (Vingt et une feuilles), intitulé : « La capacité des Juifs et des Chrétiens d'aujourd'hui de devenir libres. »

Cet article n'a rien à voir avec l'ancienne philosophie des « Lumières ». Il contient l'opinion positive de M. Bauer sur la capacité d'émancipation des Juifs d'aujourd'hui, donc sur la possibilité de leur émancipation.

« La Critique » dit : « La question juive est une question religieuse. »

Or il s'agit de savoir ce qu'est une question religieuse, et singulièrement ce qu'elle est de nos jours.

Le théologien jugera sur les apparences et, dans une question religieuse, verra une question religieuse. Mais que « la Critique » se rappelle ce qu'elle a déclaré contre le professeur Hinrichs. Elle a dit que les intérêts politiques de notre temps ont une signification sociale : il « n'est plus question » d'intérêts politiques.

Les Deutsch-Französische Jahrbücher étaient tout aussi fondées à dire à la Critique : Les questions religieuses actuelles ont, de nos jours, une signification sociale. Il n'est plus question d'intérêts religieux en soi. Seul le théologien peut encore croire qu'il s'agit de la religion en tant que religion. Les Annales, etc., ont eu, il est vrai, le tort de ne pas s'en tenir au mot : « social ». Elles ont caractérisé la situation réelle du judaïsme dans la société bourgeoise d'aujourd'hui. Une fois le judaïsme dépouillé de son travestissement religieux et réduit à son noyau empirique, laïque, pratique, on a pu indiquer la façon pratique réellement sociale de résoudre cette question, ce noyau. M. Bauer se tranquillise en disant qu' « une question religieuse » est une « question religieuse ».

On n'a pas du tout nié, comme M. Bauer voudrait le faire accroire, que la question juive soit aussi une question religieuse. On a au contraire montré que M. Bauer ne conçoit que l'essence religieuse du judaïsme, mais non pas la base laïque, réelle de cette essence religieuse. Il combat la conscience religieuse en tant qu'essence autonome. C'est pourquoi M. Bauer explique les Juifs réels par la religion juive, au lieu d'expliquer le mystère de la religion juive par les Juifs réels. M. Bauer ne comprend donc le Juif qu'autant qu'il est objet immédiat de la théologie ou théologien.

M. Bauer ne se doute donc pas que le judaïsme réel, laïque, et par suite le judaïsme religieux lui-même, est constamment engendré par la vie bourgeoise actuelle et trouve son suprême achèvement dans le système monétaire. Il ne pouvait s'en douter parce qu'il ne connaissait pas le judaïsme comme maillon du monde réel, mais uniquement comme maillon de son monde à lui, la théologie; parce que, soumis et pieux comme il l'est, le Juif réel lui apparaissait non pas sous les traits du Juif actif des jours ouvrables, mais sous ceux du Juif hypocrite du sabbat. Pour M. Bauer, théologien chrétien orthodoxe, il faut que la signification historique du judaïsme ait cessé à l'heure même où naissait le christianisme. Il était donc forcé de répéter la vieille opinion orthodoxe selon laquelle le judaïsme s'est maintenu malgré l'histoire; et on devait retrouver chez lui la vieille superstition théologique selon laquelle le judaïsme existe simplement comme confirmation de la malédiction divine, comme preuve sensible de la révélation chrétienne, sous cette forme critico-théologique que le judaïsme n'existe et n'a existé qu'au titre de doute religieux grossier touchant l'origine surnaturelle du christianisme, c'est-à-dire comme preuve sensible à l'encontre de la révélation chrétienne.

On a prouvé, au contraire que le judaïsme s'est conservé et développé par l'histoire, dans et avec l'histoire, mais que ce développement ne peut être constaté qu'avec les yeux de l'homme du siècle, et non pas avec ceux du théologien, parce qu'il se voit non dans la théorie religieuse, mais seulement dans la pratique commerciale et industrielle. On a expliqué pourquoi le judaïsme pratique n'a atteint son achèvement que dans le monde chrétien achevé et n'est en somme que la pratique achevée du monde chrétien lui-même[40]. On n'a pas expliqué l'existence du Juif actuel par sa religion — comme si cette religion était une essence à part, existant pour soi — on a expliqué la vie tenace de la religion juive par des éléments pratiques de la société bourgeoise dont cette religion donne un reflet fantastique. L'émancipation qui fera des Juifs des hommes, ou les hommes s'émancipant du judaïsme : cette opération n'a donc pas été conçue, ainsi que le fait M. Bauer, comme la tâche spéciale du Juif, mais comme tâche pratique générale du monde actuel, juif jusqu'au fond du cœur. On a prouvé que la tâche qui consiste à abolir l'essence juive est en vérité la tâche qui consiste à abolir le judaïsme de la société bourgeoise, l'inhumanité de la pratique actuelle, qui atteint son point culminant dans le système monétaire[41].

Théologien authentique, quoique théologien critique, ou si l'on veut Critique théologique, M. Bauer ne pouvait dépasser la contradiction religieuse. Il ne pouvait apercevoir, dans le rapport des Juifs au monde chrétien, que le rapport de la religion juive à la religion chrétienne. Il était même obligé de rétablir critiquement la contradiction religieuse, dans la contradiction qui existe entre le rapport du Juif et celui du Chrétien à la religion critique — l'athéisme, dernier degré du théisme, reconnaissance négative de Dieu. Il était enfin obligé, dans son fanatisme théologique, de limiter la capacité des « Juifs et des Chrétiens d'aujourd'hui », c'est-à-dire celle du monde d'aujourd'hui, de « devenir libre », à leur capacité de concevoir « la critique » de la théologie et de s'y livrer. De même, en effet, que, pour le théologien orthodoxe, le monde entier se décompose en « religion et théologie » (le théologien pourrait tout aussi bien le décomposer en politique, économie politique, etc., et caractériser la théologie par exemple comme l'économie politique céleste, puisqu'elle est la doctrine de la production, de la distribution, de l'échange et de la consommation de la « richesse spirituelle » et des trésors du ciel !), de même, pour le théologien radical, critique, la capacité du monde de se libérer se ramène à la seule capacité abstraite de faire la critique de la « religion et de la théologie » en tant que « religion et théologie ». La seule lutte qu'il connaisse, c'est la lutte contre les préjugés religieux de la conscience de soi, alors que la « pureté » et l' « infini » critiques de cette conscience de soi constituent tout autant un préjugé théologique.

M. Bauer a donc traité la question religieuse et théologique de façon religieuse et théologique, ne fût-ce que parce que, dans la question « religieuse » actuelle, il voyait une question « purement religieuse ». Sa « façon juste de poser la question » n'a placé la question dans une position « juste » que par rapport à sa «propre capacité »... de répondre.

Mais passons à la partie politique de La Question juive.

Dans divers États, les Juifs (comme les Chrétiens) sont totalement émancipés sur le plan politique. Juifs et Chrétiens sont fort loin d'être émancipés sur le plan humain. Il faut donc qu'il existe une différence entre l'émancipation politique et l'émancipation humaine. Il convient par conséquent d'étudier l'essence de l'émancipation politique, c'est-à-dire l'État moderne, développé. Quant aux États qui ne peuvent encore accorder aux Juifs l'émancipation politique, il faut les comparer à l'État politique accompli et démontrer que ce sont des États sous-développés.

C'est de ce point de vue qu'il fallait traiter l' « émancipation politique » des Juifs; c'est de ce point de vue qu'on l'a traitée dans les Deutsch-Französische Jahrbücher.

M. Bauer prend la défense de la « Question juive» de la « Critique » en ces termes :

« On montre aux Juifs qu'ils étaient dans l'illusion quant à la situation dont ils demandaient à être délivrés. »

M. Bauer a montré, il est vrai, l'illusion des Juifs allemands qui consiste à revendiquer de participer à la communauté politique dans un pays où il n'existe aucune communauté politique, et des droits politiques là où n'existent que des privilèges politiques. Mais on a, par contre, montré à M. Bauer qu'il se faisait lui-même autant d' « illusions » que les Juifs sur la « situation politique en Allemagne ». La condition des Juifs dans les États allemands s'expliquait en effet d'après lui par le fait que l' « État chrétien » ne peut pas émanciper les Juifs politiquement. Niant l'évidence des faits, il érigeait abstraitement l'État des privilèges, l'État germano-chrétien, en État chrétien absolu. On lui a démontré, au contraire, que l'État moderne politiquement accompli, qui ne connaît pas de privilèges religieux., est également l'État chrétien accompli; que, par conséquent, l'État chrétien accompli peut émanciper les Juifs, mieux, il les a émancipés et devait les émanciper de par son essence même.

« On montre aux Juifs... qu'ils se font les plus grandes illusions sur leur propre compte, quand ils se figurent revendiquer la liberté et d'être reconnus pour des hommes libres, alors qu'il n'est question et ne peut être question pour eux que d'un privilège particulier. »

Liberté ! Reconnaissance du caractère d'homme libre ! Privilège particulier ! Édifiantes paroles pour éluder des questions précises en recourant à l'apologétique.

Liberté ? Il s'agissait de la liberté politique. On a montré à M. Bauer que le Juif, en revendiquant la liberté sans vouloir renoncer à sa religion, « fait de la politique » et ne pose pas de condition qui contredise à la liberté politique. On a montré à M. Bauer comment la décomposition de l'homme en citoyen non religieux et personne privée religieuse n'est pas du tout en contradiction avec l'émancipation politique. On lui a montré que, si l'État s'émancipe de la religion en s'émancipant de la religion d'État, tout en abandonnant la religion à elle-même dans le cadre de la société civile, l'individu s'émancipe politiquement de la religion en se comportant envers elle non plus comme envers une affaire publique, mais en la considérant comme son affaire privée. On montrait, enfin, que l'attitude terroriste de la Révolution française à l'égard de la religion, bien loin de réfuter cette conception, au contraire la confirmait[42].

Au lieu d'étudier quel est le véritable rapport de l'État moderne et de la religion, M. Bauer était forcé d'imaginer un État critique, un État qui n'est que le Critique de la théologie, que son imagination a grossi jusqu'à en faire l'État. S'il est vrai que M. Bauer est prisonnier de la politique, en revanche, il tient constamment la politique prisonnière de sa foi, la foi critique. Dans la mesure où il s'est occupé de l'État, il l'a toujours métamorphosé en un argument contre « l'adversaire » : la religion et la théologie non critiques. L'État lui sert d'exécuteur de ses intimes désirs critico-théologiques.

Dès que M. Bauer se fut libéré de la théologie orthodoxe non critique, l'autorité politique a remplacé pour lui l'autorité religieuse. Sa foi en Jéhovah s'est métamorphosée en foi dans l'État prussien. Dans son ouvrage : Die evangelische Landeskirche (L'Église nationale évangélique), il a érigé en absolus non seulement l'État prussien, mais, c'était logique, la maison royale de Prusse elle-même. À la vérité pourtant, ce n'était pas du point de vue politique que M. Bauer s'intéressait à cet État, dont le mérite consistait plutôt, aux yeux de la « Critique », dans le fait d'avoir dissous les dogmes grâce à l'Union et soumis les sectes dissidentes à une répression policière.

Le mouvement politique qui s'amorça en 1840 a affranchi M. Bauer de sa politique conservatrice et l'a hissé pour un instant au niveau de la politique libérale. Mais derechef la politique n'a été à proprement parler qu'un prétexte pour la théologie. Dans l'ouvrage : Die gute Sache der Freiheit und meine eigene Sache (La Bonne Cause de la liberté et ma propre cause), l'État libre joue le rôle de critique de la Faculté de théologie de Bonn et il sert d'argument contre la religion. Dans La Question juive, c'est la contradiction État-religion qui constitue l'intérêt principal, si bien que la critique de l'émancipation politique se métamorphose en une critique de la religion juive. Dans son dernier écrit politique : Staat, Religion, Partei (État, Religion, Parti [43]), s'énonce enfin le désir le plus secret du critique qui s'enfle jusqu'à incarner l'État. La religion est sacrifiée à l'État, ou plutôt l'État n'est que le moyen de faire passer de vie à trépas l'adversaire de « la Critique » : la religion et la théologie non critiques. Enfin, depuis que la Critique a été délivrée de toute politique, même si ce n'est qu'en apparence, par la diffusion des idées socialistes en Allemagne à partir de 1843, de même que le mouvement politique d'après 1840 l'avait libérée de sa politique conservatrice, elle peut enfin qualifier de sociaux ses écrits contre la théologie non critique et se livrer tout à son aise à sa propre théologie critique : exalter la contradiction qui oppose l'Esprit à la Masse, et proclamer la venue du Messie et Rédempteur critique.

Mais revenons à notre sujet !

Reconnaissance du caractère d'hommes libres ? Ce « caractère d'hommes libres » que les Juifs ne s'imaginaient pas simplement revendiquer, mais qu'ils revendiquaient, n'est autre que ce qui a trouvé sa reconnaissance classique dans ce qu'on appelle les droits de l'homme universels. L'aspiration des Juifs à se voir reconnaître le caractère d'hommes libres a été présentée expressément par M. Bauer lui-même comme leur volonté d'obtenir les droits de l'homme universels.

Or, dans les Deutsch-Französiche Jahrbücher, on a expliqué à M. Bauer que ce « caractère d'homme libre » et sa « reconnaissance » ne sont autre chose que la reconnaissance de l'individu bourgeois, égoïste et du mouvement effréné des éléments spirituels et matériels qui forment le contenu de sa situation sociale, le contenu de la vie bourgeoise d'aujourd'hui; que les droits de l'homme ne libèrent donc pas l'homme de la religion, mais lui assurent la liberté de religion; ne le libèrent pas de la propriété, mais lui procurent la liberté de propriété; ne le libèrent pas de la nécessité de gagner sa vie de façon plus ou moins propre, mais lui accordent au contraire la liberté d'entreprise.

On a démontré comment la reconnaissance des droits de l'homme par l'État moderne ne signifie pas autre chose que la reconnaissance de l'esclavage par l'État antique. La base naturelle de l'État antique, c'était l'esclavage; celle de l'État moderne, c'est la société bourgeoise, l'homme de la société bourgeoise, c'est-à-dire l'homme indépendant, qui n'est rattaché à autrui que par le lien de l'intérêt privé et de la nécessité naturelle, dont il n'a pas conscience, l'esclavage du travail intéressé, de son propre besoin égoïste et du besoin égoïste d'autrui. L'État moderne, dont c'est là la base naturelle, l'a reconnue comme telle dans la proclamation universelle des droits de l'homme[44]. Et ces droits, il ne les a pas créés. Produit de la société bourgeoise poussée, par sa propre évolution, à dépasser les anciennes entraves politiques, il ne faisait que reconnaître quant à lui sa propre origine et son propre fondement en proclamant les droits de l'homme. L'émancipation politique des Juifs et l'octroi des « droits de l'homme » aux Juifs, voilà un acte dont les deux aspects se conditionnent l'un l'autre, M. Riesser exprime exactement le sens que les Juifs attachent à cette aspiration à la reconnaissance de leur caractère d'hommes libres, quand il réclame entre autres la liberté d'aller et de venir, de résider, de voyager, d'exercer un métier, et ainsi de suite. La déclaration française des droits de l'homme reconnaît expressément que ce sont bien là des manifestations du caractère « d'homme libre ». Le Juif est d'autant plus fondé à revendiquer qu'on lui reconnaisse ce « caractère d'homme libre » que la « libre société bourgeoise » est absolument d'essence commerciale juive et qu'il en est d'emblée un membre nécessaire. On a en outre expliqué dans les Deutsch-Französiche Jahrbücher (Annales franco-allemandes) pourquoi on appelle « homme » par excellence le membre de la société bourgeoise et pourquoi les droits de l'homme sont qualifiés de « droits innés ».

La « Critique » n'avait, en effet, qu'une seule observation critique à faire au sujet des droits de l'homme : ils ne sont pas innés, disait-elle, ils ont une origine historique. Cela, Hegel l'avait déjà dit. Et lorsque la Critique, enfin, a affirmé que, pour accorder et recevoir les droits de l'homme universels, Juifs et Chrétiens seraient obligés de sacrifier le privilège de la foi. — le théologien critique ramène tout à son unique idée fixe — on lui a opposé spécialement le fait que, dans toutes les Déclarations non critiques des droits de l'homme, le droit de croire ce qu'on veut, le droit de pratiquer le culte d'une religion de son choix est reconnu expressément comme droit de l'homme universel. La « Critique » pouvait d'ailleurs ne pas ignorer que le parti d'Hébert[45] notamment a été renversé sous le prétexte qu'il aurait porté atteinte aux droits de l'homme en attaquant la liberté de religion, et qu'au moment où, plus tard, fut rétablie la liberté du culte, on s'est référé également aux droits de l'homme.

« Pour ce qui est du régime politique, la Critique en a suivi les contradictions jusqu'au point où la contradiction entre la théorie et la pratique a reçu, depuis cinquante ans, son application la plus radicale, jusqu'au système représentatif français, où la liberté de la théorie est démentie par la pratique et où la liberté de la vie pratique cherche en vain son expression dans la théorie.»

« Une fois supprimée l'illusion fondamentale, la contradiction dont on a démontré l'existence dans les débats de la Chambre française, la contradiction opposant la liberté théorique à la validité pratique des privilèges, la validité légale des privilèges à un état de choses public où l'égoïsme de l'individu pur essaie de se rendre maître de l'exclusivisme privilégié, cette contradiction aurait du être conçue comme une contradiction générale dans ce domaine. »

La contradiction dont la Critique a démontré l'existence dans les débats de la Chambre française n'était qu'une contradiction du constitutionnalisme. Si elle l'avait conçue comme contradiction générale, elle aurait conçu la contradiction générale du constitutionnalisme. Si elle était allée plus loin qu'elle n' « aurait été obligée » d'aller à son avis, c'est-à-dire si elle avait poussé jusqu'à dépasser cette contradiction générale, elle aurait abouti, sans faute, de la monarchie constitutionnelle à l'État représentatif démocratique, à l'État moderne achevé. Bien loin d'avoir critiqué l'essence de l'émancipation politique et élucidé son rapport déterminé à l'essence humaine, elle ne serait pas encore parvenue au-delà du fait de l'émancipation politique, au-delà de l'État moderne développé, par conséquent pas au-delà du point où l'existence de l'État moderne correspond à son essence, au point où on peut donc contempler et caractériser non seulement ses défauts relatifs, mais encore ses défauts absolus, ceux qui en constituent l'essence même.

Le passage « critique » cité ci-dessus est d'autant plus précieux qu'il prouve jusqu'à l'évidence qu'au moment où elle aperçoit le « système politique » bien au-dessous d'elle, la Critique se situe en réalité bien au-dessous de ce système; elle est obligée en plus de trouver dans le régime politique la solution de ses propres contradictions et continue comme par le passé à ne pas avoir la moindre idée du principe de l'État moderne.

À la « théorie libre », la Critique oppose la « validité pratique des privilèges » et à la « validité légale des privilèges », « l'état de choses public ».

Afin de ne pas interpréter de travers l'opinion de la Critique, rappelons-nous la contradiction qu'elle a démontrée dans les débats de la Chambre française, cette contradiction qui « aurait dû être conçue » comme une contradiction générale. Il s'agissait entre autres choses de fixer, dans la semaine, un jour où les enfants seraient dispensés de travail, Pour ce jour, on suggéra le dimanche. Là-dessus, un député proposa de ne pas mentionner, dans la loi, le dimanche, parce qu'il tenait cette mention pour inconstitutionnelle. Le ministre Martin (du Nord) vit dans cette proposition la volonté d'affirmer que le christianisme avait cessé d'exister. Au nom des Juifs français, M. Crémieux déclara que, par respect pour la religion de la grande majorité des Français, les Juifs n'avaient rien à objecter à cette mention du dimanche. D'après la théorie libre, Juifs et Chrétiens sont égaux; mais, d'après cette pratique, les Chrétiens ont un privilège sur les Juifs : sinon, comment le dimanche chrétien pourrait-il trouver place dans une loi qui est faite pour tous les Français ? Et le sabbat juif n'aurait-il pas le même droit, etc. ? Ou encore : si le Juif n'est pas réellement opprimé, dans la vie pratique française, par des privilèges chrétiens, la loi du moins n'ose pas énoncer cette égalité pratique. C'est de ce type que sont toutes les contradictions du système politique que M. Bauer expose dans la « Question juive », contradictions du constitutionnalisme, qui représente d'une façon générale la contradiction entre l'État représentatif moderne et le vieil État des privilèges.

M. Bauer commet à présent une erreur tout à fait fondamentale lorsque, en concevant et en critiquant cette contradiction comme contradiction « générale », il croit s'élever de l'essence politique à l'essence humaine. Il ne se serait élevé que de la semi-émancipation politique à l'émancipation politique totale, de l'État représentatif constitutionnel à l'État représentatif démocratique.

M. Bauer se figure qu'en abolissant le privilège il abolit l'objet du privilège. À propos de la déclaration de M. Martin (du Nord), il dit :

« Il n'y a plus de religion s'il n'y a plus de religion privilégiée. Ôtez à la religion sa force exclusive, et elle n'existe plus. »

Mais de même que l'activité industrielle et commerciale n'est pas abolie dès lors qu'on abolit les privilèges des métiers, des jurandes et corporations, et que l'industrie réelle ne commence au contraire qu'après la suppression de ces privilèges; de même que la propriété foncière n'est pas supprimée dès lors qu'on supprime la propriété foncière privilégiée et que son mouvement universel ne commence au contraire qu'avec la suppression de ses privilèges, avec la libre division en parcelles et la libre aliénation de celles-ci; de même que le commerce n'est pas supprimé par la suppression des privilèges commerciaux, mais ne se réalise en vérité que dans la liberté du commerce; de même la religion ne se déploie dans son universalité pratique (qu'on imagine les États-Unis d'Amérique) que là où n'existe pas de religion privilégiée.

Ce qui sert de fondement à « l'état de choses public » moderne, c'est-à-dire à l'État moderne développé, ce n'est pas, comme la Critique le pense, la société des privilèges, mais la société des privilèges abolis et dissous, la société bourgeoise développée, où sont libérés les éléments de vie encore politiquement entravés dans les privilèges. Aucun « exclusivisme privilégié » ne s'oppose plus ici à quelque autre exclusivisme ni à l'état de choses public. Dès lors que la liberté de l'industrie et du commerce abolit l'exclusivisme privilégié et, par suite, supprime la lutte que se livraient les divers exclusivismes, pour la remplacer par l'homme libéré du privilège (du privilège qui isole de la collectivité générale, mais tend en même temps à constituer une petite collectivité exclusive), par l'homme qui n'est même plus lié à son semblable par l'apparence d'un lien universel, et pour engendrer la lutte universelle opposant l'homme à l'homme, l'individu à l'individu, toute la société bourgeoise n'est alors que cette guerre réciproque de tous les individus que seule leur individualité isole des autres individus; elle n'est rien d'autre que le mouvement universel et effréné des forces vitales élémentaires libérées des entraves des privilèges. La contradiction qui oppose l'État représentatif démocratique à la société bourgeoise est l'achèvement de la contradiction classique : communauté - esclavage. Dans le monde moderne, tout individu est à la lois esclave et membre de la communauté. Mais l'esclavage de la société bourgeoise constitue, en apparence, la plus grande liberté, parce que c'est apparemment l'accomplissement de l'indépendance individuelle, l'individu prenant pour sa liberté propre le mouvement anarchique des éléments de sa vie, qui lui sont devenus étrangers comme par exemple la propriété, l'industrie, la religion, etc., et ce mouvement ne dépend plus de liens généraux pas plus qu'il n'est guidé par l'homme. Cette pseudo-liberté signifie au contraire l'achèvement de son asservissement et de son inhumanité. Ici, le droit a pris la place du privilège.

C'est donc ici seulement, ici où il ne se produit pas de contradiction entre la théorie libre et la validité pratique des privilèges; où au contraire l'anéantissement pratique des privilèges : la libre industrie, le libre commerce, etc., correspond à la « théorie libre », où nul exclusivisme privilégié ne se dresse en face de l'état de choses public ; où la contradiction exposée par la Critique est dépassée; c'est ici seulement qu'existe l'État moderne achevé.

C'est également ici que règne carrément ce renversement de la loi qu'à l'occasion des débats de la Chambre française M. Bauer énonce en disant son accord avec M. Martin (du Nord).

« M. Martin (du Nord) disait que la proposition de ne pas mentionner le dimanche dans la loi équivalait à déclarer que le christianisme avait cessé d'exister. On aurait de même le droit - et ce droit est parfaitement fondé — , de déclarer que dire : la loi du sabbat n'a plus de caractère obligatoire pour le Juif équivaudrait à proclamer la dissolution du judaïsme. »

Dans l'État moderne développé, c'est juste l'inverse. L'État déclare que la religion ainsi que les autres éléments de la vie bourgeoise n'ont commencé à exister dans toute leur ampleur que du jour où il les a déclarés non politiques et les a abandonnés à eux-mêmes. La dissolution de leur existence politique — tout comme, par exemple, la dissolution de la propriété par la suppression du cens électoral, la dissolution de la religion par la suppression de l'Église d'État — cette proclamation de leur mort civique entraîne l'explosion de leur vie. Dès lors, ils obéissent tranquillement à leurs propres lois et déploient l'ampleur de leur existence.

L'anarchie est la règle de la société bourgeoise émancipée des privilèges structurants, et l'anarchie de la société bourgeoise est le fondement de l'état de choses public moderne, de même que cette vie publique est à son tour la caution de cette anarchie. Si opposées qu'elles soient, elles ne s'en conditionnent pas moins l'une l'autre.

On voit combien la Critique a qualité pour s'approprier le « nouveau ». Mais si nous restons dans les limites de la « Critique pure », on se demandera pour quelle raison elle n'a pas conçu comme contradiction générale la contradiction qu'elle a exposée à l'occasion des débats à la Chambre française, ce que, à son propre avis, elle «aurait dû » faire.

« Le pas était impossible à ce moment, non seulement parce que... mais encore parce que la Critique était impossible sans ce dernier vestige d'enchevêtrement intime avec son contraire, et n'aurait pu arriver au point où il ne restait plus qu'un seul pas à faire. »

Impossible... parce que... impossible ! La Critique assure au reste que le pas fatal, ce « seul pas », était impossible « pour en arriver au point où il ne restait plus qu'un pas à faire ». Qui donc en disconviendra ? Pour arriver à un point où il ne reste plus qu' « un pas » à faire, il est absolument impossible de faire encore le « seul pas » qui mène au-delà du point avant lequel il reste encore « un pas ».

Mais tout est bien qui finit bien. Au terme de sa rencontre avec la Masse hostile à sa « Question juive », la Critique avoue que sa conception des « droits de l'homme », son « appréciation de la religion dans la Révolution française », « le régime politique libre auquel elle faisait allusion au terme de ses commentaires », en un mot, toute « la période de la Révolution française n'a été, pour la Critique, ni plus ni moins qu'un symbole — donc elle n'a pas été à la lettre, et au sens prosaïque du terme, la période où les Français faisaient leurs expériences révolutionnaires — non, elle a été un symbole, donc une simple expression fantastique des formes que la Critique a vues à la fin ».

Laissons à la Critique la consolation de croire que, si elle a péché du point de vue politique, elle ne l'a fait qu'à la « fin » et au «bout » de ses travaux. Un ivrogne notoire calmait ses remords en disant qu'il n'était jamais ivre avant minuit.

Sur le terrain de la « Question juive », la Critique a, sans conteste, gagné de plus en plus sur l'ennemi. Dans La Question juive n° 1, l'ouvrage de la Critique, défendu par M. Bauer, était encore absolu et avait dévoilé la signification « vraie » et « universelle » de la « Question juive ». Dans le n° 2, la Critique ne « voulait ni ne pouvait » aller au-delà de la Critique. Dans le n° 3, elle aurait été obligée de faire encore « un seul pas », mais ce pas était « impossible »... parce que... « impossible ». Ce n'est pas ce qu'elle « voulait et pouvait » qui est en cause, c'est parce qu'elle se trouvait empêtrée dans son « contraire » qu'elle ne pouvait faire ce « seul pas ». Elle aurait de grand cœur franchi la dernière barrière, mais un dernier vestige de Masse restait malheureusement collé à ses bottes de sept lieues critiques[46].

c: Bataille critique contre la Révolution française.[modifier le wikicode]

Le caractère borné de la Masse avait forcé l' « Esprit », la Critique et M. Bauer à regarder la Révolution française non comme le temps des tentatives révolutionnaires des Français au « sens prosaïque », mais « seulement » comme « le symbole et l'expression fantastique » des propres élucubrations critiques de M. Bauer. La Critique fait pénitence pour son « erreur », en soumettant la Révolution à un nouvel examen. Elle punit en même temps « la Masse » - séductrice et corruptrice — , en lui communiquant les résultats de ce « nouvel examen ».

« La Révolution française fut une expérience qui faisait encore totalement partie du XVIIIe siècle. »

Qu'une expérience du XVIIIe siècle, telle que la Révolution française, soit encore absolument une expérience du XVIIIe siècle et non pas par exemple du XIXe, voilà une vérité chronologique qui semble appartenir « encore absolument » à ces vérités qui « se comprennent toutes seules d'emblée ». Mais, dans la terminologie de la Critique, qui a de fortes préventions contre la vérité « lumineuse », une vérité de ce genre s'appelle un « examen »; elle a donc sa place, tout naturellement, dans un « nouvel examen de la Révolution ».

« Les idées que la Révolution française avait fait germer n'ont pas mené au-delà de l'état de choses qu'elle voulait supprimer par la violence. »

Des idées ne peuvent jamais mener au-delà d'un ancien état du monde, elles ne peuvent jamais que mener au-delà des idées de l'ancien état de choses. Généralement parlant, des idées ne peuvent rien mener à bonne fin. Pour mener à bonne fin les idées, il faut les hommes, qui mettent en jeu une force pratique[47]. Dans son sens littéral, la proposition critique est donc une fois de plus une vérité qui se comprend toute seule, donc c'est encore un « examen ». Sans se laisser troubler par cet examen, la Révolution française a fait germer des idées qui mènent au-delà des idées de tout l'ancien état du monde. Le mouvement révolutionnaire, qui commença en 1789 au Cercle social[48], qui, au milieu de sa carrière, eut pour représentants principaux Leclerc et Roux et finit par succomber provisoirement avec la conspiration de Babeuf, avait fait germer l'idée communiste que l'ami de Babeuf, Buonarroti, réintroduisit en France après la révolution de 1830. Cette idée, développée avec conséquence, c'est l'idée du nouvel état du monde.

« Après avoir donc (!) supprimé les démarcations féodales à l'intérieur de la vie nationale, la Révolution fut forcée de satisfaire et même d'attiser le pur égoïsme du nationalisme, en même temps que de le refréner en créant son complément nécessaire, en reconnaissant l'existence d'un Être suprême, confirmant ainsi le système universel de l'État, nécessaire pour assurer la cohésion des différents atomes égoïstes. »

L'égoïsme du nationalisme est l'égoïsme naturel du système universel de l'État, par opposition à l'égoïsme des démarcations féodales. L'Être suprême est la confirmation supérieure du système universel de l'État, donc aussi du nationalisme. L'Être suprême n'en doit pas moins refréner l'égoïsme du nationalisme, c'est-à-dire du système universel de l'État ! Tâche vraiment critique que de refréner un égoïsme par sa confirmation, voire par sa confirmation religieuse, c'est-à-dire en le reconnaissant comme une entité surhumaine et par conséquent libérée de tout frein humain ! Les créateurs de I'Être suprême ne se doutaient guère qu'ils nourrissaient cette intention critique.

M. Buchez[49], qui étaie le fanatisme nationaliste par le fanatisme de la religion, comprend mieux son héros Robespierre.

Le nationalisme a scellé la fin de Rome et de la Grèce. La Critique ne dit donc rien de spécifique sur la Révolution française, quand elle dit que le nationalisme constitue sa perte. Elle n'en dit pas davantage sur le nationalisme, quand elle qualifie son égoïsme de « pur ». Ce pur égoïsme apparaît plutôt comme un égoïsme naturel très sombre, pétri de chair et de sang, quand on le compare au pur égoïsme du moi fichtéen, par exemple. Mais, si sa pureté n'est que relative par opposition à l'égoïsme des démarcations féodales, point n'était besoin d'un « nouvel examen de la Révolution » pour découvrir que l'égoïsme qui a pour contenu une nation est plus universel ou plus pur que l'égoïsme qui n'a pour contenu qu'un ordre particulier ou une corporation particulière.

Les éclaircissements de la Critique sur le système universel de l'État ne sont pas moins instructifs. Ils se bornent à dire qu'il faut le système universel de l'État pour maintenir la cohésion des différents atomes égoïstes.

À parler avec précision et au sens prosaïque du terme, les membres de la société bourgeoise ne sont pas des atomes. La propriété caractéristique de l'atome, c'est de ne pas avoir de propriétés ni, par conséquent, de relation déterminée par sa propre nécessité naturelle avec d'autres êtres extérieurs à lui. L'atome n'a pas de besoins, il se suffit à lui-même; le monde, en dehors de lui, est le vide absolu, c'est-à-dire n'a ni contenu, ni sens, ni signification, précisément parce que l'atome possède en lui-même toute plénitude. L'individu égoïste de la société bourgeoise a beau, dans sa représentation non sensible et son abstraction sans vie, se gonfler jusqu'à se prendre pour un atome, c'est-à-dire un être sans la moindre relation, se suffisant à lui-même, sans besoins, absolument plein, en pleine félicité, l'infortunée réalité sensible, elle, ne se soucie pas de l'imagination de cet individu; et chacun de ses sens le contraint de croire à la signification du monde et des individus existant en dehors de lui; et il n'est pas jusqu'à son profane estomac qui ne lui rappelle chaque jour que le monde hors de lui n'est pas vide, qu'il est au contraire ce qui, au sens propre, remplit. Chacune de ses activités et de ses propriétés essentielles, chacun de ses instincts vitaux devient un besoin, une nécessité, qui transforme son égoïsme, son intérêt personnel en intérêt pour d'autres choses et d'autres hommes hors de lui. Mais, comme le besoin d'un individu donné n'a pas, pour l'autre individu égoïste qui possède les moyens de satisfaire ce besoin, de sens intelligible par lui-même comme le besoin n'a donc pas de rapport immédiat avec sa satisfaction, tout individu se trouve dans l'obligation de créer ce rapport en se faisant également l'entremetteur entre le besoin d'autrui et les objets de ce besoin. C'est donc la nécessité naturelle, ce sont les propriétés essentielles de l'homme, tout aliénées qu'elles semblent, c'est l'intérêt qui tient unis les membres de la société bourgeoise dont le lien réel est donc constitué par la vie civile et non par la vie politique. Ce qui assure la cohésion des atomes de la société bourgeoise, ce n'est donc pas l'État, c'est le fait que ces atomes ne sont des atomes que dans la représentation, dans le ciel de leur imagination — et qu'en réalité ce sont des êtres prodigieusement différents des atomes : non pas des égoïsmes divins, mais des hommes égoïstes. La superstition politique est seule à se figurer de nos jours que la cohésion de la vie civile est le fait de l'État, alors que, en réalité, c'est au contraire la cohésion de l'État qui est maintenue du fait de la vie civile[50].

« L'idée colossale de Robespierre et de Saint-Just de constituer un « peuple libre » vivant selon les seules règles de la justice et de la vertu — voir par exemple le rapport de Saint-Just sur le crime de Danton, et son autre rapport sur la police générale — ne pouvait se maintenir quelque temps que par la terreur; elle constituait une contradiction, contre laquelle les éléments vulgaires et égoïstes du peuple réagirent de façon lâche et perfide, comme on pouvait s'y attendre de leur part. »

Cette phrase de Critique absolue, qui caractérise un « peuple libre » comme une « contradiction », contre laquelle les éléments du « peuple » ne peuvent manquer de réagir, est absolument creuse : la liberté, la justice, la vertu, au sens où l'entendaient Robespierre et Saint-Just, ne peuvent être, bien au contraire, que des manifestations vitales d'une « population » et des qualités du « peuple ». Robespierre et Saint-Just parlent expressément de « la liberté, la justice et la vertu » antiques, n'appartenant qu'au « peuple ». Les Spartiates, les Athéniens, les Romains, au temps de leur grandeur, étaient des « peuples libres, justes, vertueux ». Dans la séance de la Convention du 5 février 1794, discutant les principes de la morale publique, Robespierre demande :

« Quel est le principe fondamental du gouvernement démocratique ou populaire ? La vertu; je parle de la vertu publique qui opéra tant de prodiges en Grèce et à Rome, et qui doit en produire de bien plus étonnants dans la France républicaine; de cette vertu qui n'est autre chose que l'amour de la patrie et de ses lois. »

Robespierre qualifie ensuite expressément les Athéniens et les Spartiates de « peuples libres ». Il rappelle constamment la nation de l'Antiquité et cite ses héros comme ses corrupteurs : Lycurgue, Démosthène, Miltiade, Aristide, Brutus et Catilina, César, Clodius, Pison. Dans son rapport sur l'arrestation de Danton — auquel la Critique renvoie — Saint-Just dit expressément :

« Le monde est vide depuis les Romains; et leur mémoire le remplit et prophétise encore la liberté. »

Il dirige son réquisitoire, à l'antique, contre Danton, nouveau Catilina. Dans son autre rapport sur la police générale, le républicain est décrit tout à fait à la manière antique : inflexible, frugal, simple, etc. La police doit être par essence une institution correspondant à la censure romaine — il ne manque pas de citer Codrus, Lycurgue, César, Caton, Catilina, Brutus, Antoine, Cassius. Enfin Saint-Just caractérise d'un seul mot « la liberté, la justice, la vertu » qu'il réclame quand il dit :

« Que les hommes révolutionnaires soient des Romains. »

Robespierre, Saint-Just et leur parti ont succombé parce qu'ils ont confondu la société à démocratie réaliste de l'Antiquité, reposant sur la base de l'esclavage réel, avec l'État représentatif moderne à démocratie spiritualiste, qui repose sur l'esclavage émancipé, sur la société bourgeoise. Être obligé de reconnaître et de sanctionner, dans les droits de l'homme, la société bourgeoise moderne, la société de l'industrie, de la concurrence universelle, des intérêts privés qui poursuivent librement leurs fins, ce régime de l'anarchie, de l'individualisme naturel et spirituel devenu étranger à lui-même; vouloir en même temps annuler après coup pour tel ou tel individu particulier les manifestations vitales de cette société tout en prétendant façonner à l'antique la tête politique de cette société : quelle colossale illusion !

Tout le tragique de cette illusion éclate le jour où Saint-Just, marchant à la guillotine, montre le grand tableau des Droits de l'Homme accroché dans la salle de la Conciergerie et s'écrie avec fierté : « C'est pourtant moi qui ai fait cela ! » Ce tableau, précisément, proclamait le droit d'un homme qui ne saurait être l'homme de la société antique, pas plus que les conditions économiques et industrielles où il vit ne sont celles de l'antiquité.

Ce n'est pas ici le lieu de justifier historiquement l'illusion des hommes de la Terreur.

« Après la chute de Robespierre, les esprits éclairés et le mouvement politique s'acheminent à grands pas vers le point où ils allaient devenir la proie de Napoléon qui, peu après le 18 brumaire[51], pouvait dire : Avec mes préfets, mes gendarmes et mes curés, je puis faire de la France ce que je veux. »

L'histoire profane nous rapporte au contraire : C'est après la chute de Robespierre que les esprits politiques éclairés, qui avaient voulu sauter les étapes, qui avaient péché par excès d'enthousiasme, commencent seulement à se réaliser prosaïquement. C'est sous le gouvernement du Directoire que la société bourgeoise — société que la Révolution avait elle-même libérée des entraves féodales et reconnue officiellement, bien que la Terreur eût voulu la sacrifier à une conception antique de la vie politique — manifeste une vitalité prodigieuse. La course impétueuse aux entreprises commerciales, la rage de s'enrichir, le vertige de la nouvelle vie bourgeoise dont on commence à jouir hardiment, dans une atmosphère de frivolité, de légèreté enivrantes; le progrès réel de la propriété foncière française, dont la structure féodale avait été brisée par le marteau de la Révolution, et que, dans la première fièvre de la possession, les nombreux propriétaires nouveaux imprègnent largement de civilisation sous toutes ses formes; les premiers mouvements de l'industrie devenue libre — voilà quelques-uns des signes de vitalité que donne cette société bourgeoise qui vient de naître. La société bourgeoise est positivement représentée par la bourgeoisie. La bourgeoisie inaugure donc son gouvernement. Les droits de l'homme cessent d'exister purement en théorie.

Ce qui, le 18 brumaire, devint la proie de Napoléon, ce ne fut pas, comme le croit béatement la Critique sur la foi d'un certain M. von Rotteck et Welker, le mouvement révolutionnaire en général; ce fut la bourgeoisie libérale. On n'a, pour s'en convaincre, qu'à lire les discours des législateurs d'alors. (On se croirait transplanté de la Convention nationale dans une Chambre des députés d'aujourd'hui.

Napoléon, ce fut la dernière bataille de la Terreur révolutionnaire contre la société bourgeoise, également proclamée par la Révolution, et contre sa politique. Certes, Napoléon comprenait déjà l'essence de l'État moderne; il se rendait compte qu'il est fondé sur le développement sans entraves de la société bourgeoise, sur le libre jeu des intérêts particuliers, etc. Il se résolut à reconnaître ce fondement et à le défendre. Il n'avait rien d'un mystique de la Terreur. Mais en même temps, Napoléon considérait encore l'État comme sa propre fin, et la société bourgeoise uniquement comme bailleur de fonds, comme un subordonné auquel toute volonté propre était interdite. Il accomplit la Terreur en remplaçant la révolution permanente par la guerre permanente. Il satisfit, jusqu'à saturation, l'égoïsme du nationalisme français, mais il exigea, d'autre part, que la bourgeoisie sacrifiât ses affaires, ses plaisirs, sa richesse, etc., toutes les fois que l'exigeaient les buts politiques, les conquêtes, qu'il voulait réaliser. S'il opprimait despotiquement le libéralisme de la société bourgeoise — dans ses formes pratiques quotidiennes — il ne ménageait pas davantage les intérêts matériels essentiels de cette société, le commerce et l'industrie, chaque fois qu'ils entraient en conflit avec ses intérêts politiques à lui. Le mépris qu'il vouait aux hommes d'affaires industriels venait compléter son mépris des idéologues. À l'intérieur aussi, en se battant contre la société bourgeoise, il combattait l'adversaire de l'État qui, dans sa personne, conservait la valeur d'une fin en soi absolue, C'est ainsi qu'il déclara, au Conseil d'État, qu'il ne tolérerait pas que les propriétaires de grands domaines puissent, suivant leur bon plaisir, les cultiver ou les laisser en friche. C'est ainsi encore qu'il projeta, en instituant le monopole du roulage, de soumettre le commerce à l'État. Ce sont les négociants français qui préparèrent l'événement qui porta le premier coup à la puissance de Napoléon. Ce sont les agioteurs parisiens qui, en provoquant une disette artificielle, obligèrent l'empereur à retarder de près de deux mois le déclenchement de la campagne de Russie et à la repousser en conséquence à une date trop reculée.

En la personne de Napoléon, la bourgeoisie libérale trouvait encore une fois dressée contre elle la Terreur révolutionnaire : sous les traits des Bourbons, de la Restauration, elle trouva encore une fois en face d'elle la contre-révolution. C'est en 1830 qu'elle finit par réaliser ses désirs de 1789, avec une différence cependant : sa formation politique étant achevée, la bourgeoisie libérale ne croyait plus, avec l'État représentatif constitutionnel, atteindre l'État idéal, elle n'aspirait plus au salut du monde ni à des fins humaines universelles : elle avait au contraire reconnu dans ce régime l'expression officielle de sa puissance exclusive et la consécration politique de ses intérêts particuliers.

L'histoire de la Révolution française, commencée en 1789, n'est pas encore terminée en cette année 1830, où la victoire a été remportée par l'un de ses facteurs, qui possède désormais la conscience de sa signification sociale.

d: Bataille critique contre le matérialisme français[52].[modifier le wikicode]

« Le spinozisme avait dominé le XVIIIe siècle, aussi bien dans son développement français, qui fit de la matière la substance, que dans le théisme, qui donna à la matière un nom plus spiritualiste... L'école française de Spinoza et les adeptes du théisme n'étaient que deux sectes qui se disputaient sur la véritable signification de son système... Le sort de cette philosophie des Lumières fut simplement de sombrer dans le romantisme, après qu'elle eut été forcée de se rendre à la réaction qui avait débuté avec le mouvement français. »

Voilà ce que nous dit la Critique.

À l'histoire critique du matérialisme français nous allons opposer, esquissée à grands traits, son histoire profane, massive. Nous constaterons avec respect quel abîme existe entre l'histoire telle qu'elle s'est réellement passée, et l'histoire telle qu'elle se passe en vertu du décret de la « Critique absolue », créatrice à la fois de l'ancien et du nouveau. Enfin, dociles aux injonctions de la Critique, nous ferons des questions de l'histoire critique : « Pourquoi ? D'où ? Vers quoi ? » « l'objet d'une étude attentive ».

« À parler exactement et au sens prosaïque », la philosophie française des Lumières, au XVIIIe siècle, et surtout le matérialisme français n'ont pas mené seulement la lutte contre les institutions politiques existantes, contre la religion et la théologie existantes, mais elles ont tout autant mené une lutte ouverte, une lutte déclarée contre la métaphysique du XVIIe siècle, et contre toute métaphysique, singulièrement celle de Descartes, de Malebranche, de Spinoza et de Leibniz. On opposa la philosophie à la métaphysique, tout comme Feuerbach opposa la lucidité froide de la philosophie à l'ivresse de la spéculation le jour où, pour la première fois, il prit résolument position contre Hegel[53]. La métaphysique du XVIIe siècle qui avait dû céder la place à la philosophie française des Lumières et surtout au matérialisme français du XVIIIe siècle, a connu une restauration victorieuse et substantielle dans la philosophie allemande, et surtout dans la philosophie spéculative allemande du XIXe siècle. D'abord Hegel, de géniale façon, l'unit à toute métaphysique connue et à l'idéalisme allemand, et fonda un empire métaphysique universel; puis, de nouveau, à l'attaque contre la théologie correspondit, comme au XVIIIe siècle, l'attaque contre la métaphysique spéculative et contre toute métaphysique. Celle-ci succombera à jamais devant le matérialisme, désormais achevé par le travail de la spéculation elle-même et coïncidant avec l'humanisme. Or, si Feuerbach représentait, dans le domaine de la théorie, le matérialisme coïncidant avec l'humanisme, le socialisme et le communisme français et anglais l'ont représenté dans le domaine de la pratique[54].

« À parler exactement et au sens prosaïque », il existe deux tendances du matérialisme français : l'une tire son origine de Descartes, l'autre de Locke. La seconde est par excellence un élément de culture français et aboutit directement au socialisme; l'autre, le matérialisme mécaniste, se perd dans la science française de la nature proprement dite. Les deux tendances s'entrecroisent au cours de leur développement. Nous n'avons pas à étudier ici plus en détail le matérialisme français datant directement de Descartes, pas plus que l'école française de Newton ni le développement général de la science française de la nature[55].

Bornons-nous donc à ceci :

Dans sa physique, Descartes avait prêté à la matière une force créatrice spontanée et conçu le mouvement mécanique comme son acte vital. Il avait complètement séparé sa physique de sa métaphysique. À l'intérieur de sa physique, la matière est l'unique substance, le fondement unique de l'être et de la connaissance.

Le matérialisme mécaniste français s'est rattaché à la physique de Descartes, par opposition à sa métaphysique. Ses disciples ont été antimétaphysiciens de profession, c'est-à-dire physiciens.

Cette école commence avec le médecin Le Roy[56], atteint son apogée avec le médecin Cabanis[57], et c'est le médecin La Mettrie[58] qui en est le centre. Descartes vivait encore quand Le Roy transposa sur l'âme humaine — tout comme La Mettrie au XVIIIe siècle — la construction cartésienne de l'animal, déclarant que l'âme n'était qu'un mode du corps, et les idées des mouvements mécaniques. Le Roy croyait même que Descartes avait dissimulé sa vraie façon de penser. Descartes protesta. À la fin du XVIIIe siècle, Cabanis mit la dernière main au matérialisme cartésien dans son ouvrage : Rapports du physique et du moral de l'homme.

Le matérialisme cartésien continue d'exister en France. Il enregistre ses grands succès dans la physique mécanique, à laquelle, « pour parler exactement et au sens prosaïque », on peut reprocher tout ce qu'on veut sauf le romantisme.

Dès sa première heure, la métaphysique du XVIIe siècle, représentée, pour la France, surtout par Descartes, a eu le matérialisme pour antagoniste. Descartes le rencontre personnellement en Gassendi[59], restaurateur du matérialisme épicurien. Le matérialisme français et anglais est demeuré toujours en rapport étroit avec Démocrite et Épicure. La métaphysique cartésienne a eu un autre adversaire en la personne du matérialiste anglais Hobbes. C'est longtemps après leur mort que Gassendi et Hobbes ont triomphé de leur adversaire, au moment même où celui-ci régnait déjà comme puissance officielle dans toutes les écoles françaises.

Voltaire a fait observer que l'indifférence des Français du XVIIIe siècle à l'égard des querelles opposant Jésuites et Jansénistes était provoquée moins par la philosophie que par les spéculations financières de Law. La chute de la métaphysique du XVIIe siècle ne peut donc s'expliquer par la théorie matérialiste du XVIIIe siècle qu'autant qu'on explique ce mouvement théorique lui-même par la configuration pratique de la vie française en ce temps. Cette vie était tournée vers le présent immédiat, la jouissance temporelle et les intérêts temporels, en un mot vers le monde terrestre. À sa pratique antithéologique, antimétaphysique, matérialiste, devaient nécessairement correspondre des théories antithéologiques, antimétaphysiques, matérialistes. C'est pratiquement que la métaphysique avait perdu tout crédit. Notre tâche se borne ici à indiquer brièvement l'évolution de la théorie.

La métaphysique du XVIIe siècle (qu'on pense à Descartes, Leibniz, etc.), était encore imprégnée d'un contenu positif, profane. Elle faisait des découvertes en mathématiques, en physique et dans d'autres sciences exactes qui paraissaient en faire partie. Mais dès le début du XVIIIe siècle, cette apparence s'était évanouie. Les sciences positives s'étaient séparées de la métaphysique et avaient délimité leurs sphères propres. Toute la richesse métaphysique se trouvait réduite aux problèmes de la pensée et aux choses célestes, au moment précis où les êtres réels et les choses terrestres commençaient à absorber tout l'intérêt. La métaphysique avait perdu tout son sel. C'est l'année même où moururent les derniers grands métaphysiciens français du XVIIe siècle, Malebranche et Arnauld[60], que naquirent Helvétius et Condillac.

L'homme qui, sur le plan de la théorie, fit perdre leur crédit à la métaphysique du XVIIe siècle et à toute métaphysique, fut Pierre Bayle. Son arme était le scepticisme, forgé à, partir des formules magiques de la métaphysique elle-même. Son propre point de départ fut la métaphysique cartésienne. C'est en combattant la théologie spéculative que Feuerbach a été amené à combattre la philosophie spéculative, précisément parce qu'il reconnut dans la spéculation le dernier soutien de la théologie et qu'il lui fallut forcer les théologiens à renoncer à leur pseudo-science pour en revenir à la foi grossière et répugnante; de même, c'est parce qu'il doutait de la religion que BayIe se mit à douter de la métaphysique qui étayait cette foi. Il soumit donc la métaphysique à la critique, dans toute son évolution historique. Il s'en fit l'historien, pour écrire l'histoire de son trépas. Il réfuta surtout Spinoza et Leibniz.

Pierre Bayle, en dissolvant la métaphysique par le scepticisme, a fait mieux que de contribuer à faire admettre le matérialisme et la philosophie du bon sens en France. Il a annoncé la société athée qui n'allait pas tarder à exister, en démontrant qu'il pouvait exister une société de purs athées, qu'un athée pouvait être honnête homme, que l'homme se rabaissait non par l'athéisme, mais par la superstition et l'idolâtrie.

Selon le mot d'un auteur français, Pierre Bayle a été « le dernier des métaphysiciens au sens du XVIIe siècle » et le « premier des philosophes au sens du XVIIIe ».

À côté de la réfutation négative de la théologie et de la métaphysique du XVIIe siècle, il fallait un système antimétaphysique positif. On avait besoin d'un livre qui mît en système la pratique vivante du temps et lui donnât un fondement théorique. L'ouvrage de Locke : Essai sur l'entendement humain, vint à point nommé d'outre-Manche. Il fut accueilli avec enthousiasme, comme un hôte impatiemment attendu.

On peut poser la question : Locke ne serait-il pas un disciple de Spinoza ? Laissons répondre l'histoire « profane » :

Le matérialisme est le vrai fils de la Grande-Bretagne. Déjà son scolastique Duns Scot[61] s'était demandé « si la matière ne pouvait pas penser ».

Pour opérer ce miracle, il eut recours à la toute-puissance de Dieu; autrement dit, il força la théologie elle-même à prêcher le matérialisme. Il était de surcroît nominaliste. Chez les matérialistes anglais, le nominalisme est un élément capital, et il constitue d'une façon générale la première expression du matérialisme.

Le véritable ancêtre du matérialisme anglais et de toute science expérimentale moderne, c'est Bacon. La science basée sur l'expérience de la nature constitue à ses yeux la vraie science, et la physique sensible en est la partie la plus noble. Il se réfère souvent à Anaxagore et ses homoioméries, ainsi qu'à Démocrite et ses atomes. D'après sa doctrine, les sens sont infaillibles et la source de toutes les connaissances. La science est la science de l'expérience et consiste dans l'application d'une méthode rationnelle au donné sensible. Induction, analyse, comparaison, observation, expérimentation, telles sont les conditions principales d'une méthode rationnelle. Parmi les propriétés innées de la matière, le mouvement est la première et la plus éminente, non seulement en tant que mouvement mécanique et mathématique, mais plus encore comme instinct, esprit vital, force expansive, tourment de la matière (pour employer l'expression de Jacob Boehme). Les formes primitives de la matière sont des forces essentielles vivantes, individualisantes, inhérentes à elle, et ce sont elles qui produisent les différences spécifiques.

Chez Bacon, son fondateur, le matérialisme recèle encore, de naïve façon, les germes d'un développement multiple. La matière sourit à l'homme total dans l'éclat de sa poétique sensualité; par contre, la doctrine aphoristique, elle, fourmille encore d'inconséquences théologiques.

Dans la suite de son évolution, le matérialisme devient étroit. C'est Hobbes qui systématise le matérialisme de Bacon. Le monde sensible perd son charme original et devient le sensible abstrait du géomètre. Le mouvement Physique est sacrifié au mouvement mécanique ou mathématique; la géométrie est proclamée science principale. Le matérialisme se fait misanthrope. Pour pouvoir battre sur son propre terrain l'esprit misanthrope et désincarné, le matérialisme est forcé de mortifier lui-même sa chair et de se faire ascète. Il se présente comme un être de raison, mais développe aussi bien la logique inexorable de l'entendement.

Partant de Bacon, Hobbes procède à la démonstration suivante : si leurs sens fournissent aux hommes toutes leurs connaissances, il en résulte que l'intuition, l'idée, la représentation, etc., ne sont que les fantômes du inonde corporel plus ou moins dépouillé de sa forme sensible. Tout ce que la science peut faire, c'est donner un nom à ces fantômes. Un seul et même nom peut être appliqué à plusieurs fantômes. Il peut même y avoir des noms de noms. Mais il serait contradictoire d'affirmer d'une part que toutes les idées ont leur origine dans le monde sensible et de soutenir d'autre part qu'un mot est plus qu'un mot et qu'en dehors des entités représentées, toujours singulières, il existe encore des entités universelles. Au contraire, une substance incorporelle est tout aussi contradictoire qu'un corps incorporel. Corps, être, substance, tout cela est une seule et même idée réelle. On ne peut séparer la pensée d'une matière qui pense. Elle est le sujet de tous les changements. Le mot infini n'a pas de sens, à moins de signifier la capacité de notre esprit d'additionner sans fin. C'est parce que la matérialité seule peut faire l'objet de la perception et du savoir que nous ne savons rien de l'existence de Dieu. Seule est certaine ma propre existence. Toute passion humaine est un mouvement mécanique, qui finit ou commence. Les objets des instincts, voilà le bien. L'homme est soumis aux mêmes lois que la nature. Pouvoir et liberté sont identiques.

Hobbes avait systématisé Bacon, mais sans avoir fondé plus précisément son principe de base, aux termes duquel les connaissances et les idées ont leur origine dans le monde sensible.

C'est Locke qui, dans son Essai sur l'entendement humain, a donné un fondement au principe de Bacon et de Hobbes.

De même que Hobbes anéantissait les préjugés théistes du matérialisme baconien, de même Collins, Dodwell, Coward, Hartley, Priestley[62], etc., firent tomber la dernière barrière théologique qui entourait le sensualisme de Locke. Pour le matérialiste tout au moins, le théisme n'est qu'un moyen commode et paresseux de se débarrasser de la religion.

Nous avons déjà fait remarquer combien l'ouvrage de Locke vint à propos pour les Français. Locke avait fondé la philosophie du bon sens, c'est-à-dire déclaré, par une voie détournée, qu'il n'existait pas de philosophie distincte des sens humains normaux et de l'entendement fondé sur eux.

Le disciple direct et l'interprète français de Locke, Condillac, dirigea aussitôt le sensualisme de Locke contre la métaphysique du XVIIe siècle. Il démontra que les Français avaient eu raison de rejeter cette métaphysique comme une simple élucubration de l'imagination et des préjugés théologiques. Il fit paraître une réfutation des systèmes de Descartes, Spinoza, Leibniz et Malebranche.

Dans son Essai sur l'origine des connaissances humaines, il développa les idées de Locke et démontra que non seulement l'âme, mais encore les sens, non seulement l'art de former des idées, mais encore l'art de la perception sensible, sont affaire d'expérience et d'habitude. C'est de l'éducation et des circonstances extérieures que dépend donc tout le développement de l'homme. Condillac n'a été supplanté dans les écoles françaises que par la philosophie éclectique.

Ce qui distingue le matérialisme français et le matérialisme anglais, c'est la différence des deux nationalités. Les Français ont doté le matérialisme anglais d'esprit, de chair et de sang, d'éloquence. Ils lui confèrent le tempérament qui lui manquait et la grâce. Ils le civilisent.

C'est chez Helvétius, qui part également de Locke, que le matérialisme prend son caractère spécifiquement français. Helvétius le conçoit d'emblée par rapport à la vie sociale. (Helvétius : De l'homme). Les propriétés sensibles et l'amour-propre, la jouissance et l'intérêt personnel bien compris sont le fondement de toute morale. L'égalité naturelle des intelligences humaines, l'unité entre le progrès de la raison et le progrès de l'industrie, la bonté naturelle de l'homme, la toute-puissance de l'éducation, voilà les éléments principaux de son système.

Les écrits de La Mettrie nous proposent une combinaison du matérialisme cartésien et du matérialisme anglais. Il utilise jusque dans le détail la physique de Descartes. Son Homme-Machine est calqué sur l'animal-machine de Descartes. Dans le Système de la nature d'Holbach, la partie physique est également un amalgame des matérialismes anglais et français, tout comme la partie morale est fondée essentiellement sur la morale d'Helvétius. Le matérialiste français qui a encore le plus d'attaches avec la métaphysique et reçoit pour cela même les éloges de Hegel, Robinet[63] (De la nature) se réfère expressément à Leibniz.

Nous n'avons pas à parler de Volney, de Dupuis, de Diderot, etc., pas plus que des physiocrates, maintenant que nous avons démontré la double origine du matérialisme français issu de la physique de Descartes et du matérialisme anglais, ainsi que l'opposition du matérialisme français à la métaphysique du XVIIe siècle, à la métaphysique de Descartes, Spinoza, Malebranche et Leibniz. Cette opposition ne pouvait apparaître aux Allemands que depuis qu'ils sont eux-mêmes en opposition avec la métaphysique spéculative.

De même que le matérialisme cartésien a son aboutissement dans la science de la nature proprement dite, l'autre tendance du matérialisme français débouche directement sur le socialisme et le communisme.

Quand on étudie les doctrines matérialistes de la bonté originelle et des dons intellectuels égaux des hommes, de la toute-puissance de l'expérience, de l'habitude, de l'éducation, de l'influence des circonstances extérieures sur l'homme, de la grande importance de l'industrie, de la légitimité de la jouissance, etc., il n'est pas besoin d'une grande sagacité pour découvrir les liens qui le rattachent nécessairement au communisme et au socialisme. Si l'homme tire toute connaissance, sensation, etc., du monde sensible, et de l'expérience au sein de ce monde, ce qui importe donc, c'est d'organiser le monde empirique de telle façon que l'homme y fasse l'expérience et y prenne l'habitude de ce qui est véritablement humain, qu'il y fasse l'expérience de sa qualité d'homme. Si l'intérêt bien compris est le principe de toute morale, ce qui importe, c'est que l'intérêt privé de l'homme se confonde avec l'intérêt humain. Si l'homme n'est pas libre au sens matérialiste, c'est-à-dire s'il est libre, non par la force négative d'éviter telle ou telle chose, mais par la force positive de faire valoir sa vraie individualité, il ne faut pas châtier le crime dans l'individu, mais détruire les foyers antisociaux du crime et donner à chacun l'espace social nécessaire à la manifestation essentielle de son être. Si l'homme est formé par les circonstances, il faut former les circonstances humainement[64]. Si l'homme est, par nature, sociable, il ne développera sa vraie nature que dans la société, et le pouvoir de sa nature doit se mesurer non à la force de l'individu singulier, mais à la force de la société.

Ces thèses, et d'autres analogues, se rencontrent presque textuellement même chez les plus anciens matérialistes français. Ce n'est pas le lieu de les juger. Caractéristique de la tendance socialiste du matérialisme est l'Apologie des vices, de Mandeville, disciple anglais assez ancien de Locke. Mandeville démontre que les vices sont indispensables et utiles dans la société actuelle. Et cela ne constitue pas une apologie de la société actuelle.

Fourier procède directement de la doctrine des matérialistes français. Les babouvistes étaient des matérialistes grossiers, non civilisés, mais même le communisme développé a directement pour origine le matérialisme français. Sous la forme qu'Helvétius lui a donnée, celui-ci regagne, en effet, sa mère-patrie, l'Angleterre. Bentham fonde son système de l'intérêt bien compris sur la morale d'Helvétius, de même Owen fonde le communisme anglais en partant du système de Bentham. Exilé en Angleterre, le Français Cabet s'inspire des idées communistes du cru et regagne la France pour y devenir le représentant le plus populaire, quoique le plus superficiel du communisme. Les communistes français plus scientifiques, Dézamy, Gay, etc., développent, comme Owen, la doctrine du matérialisme en tant que doctrine de l'humanisme réel et base logique du communisme.

Où donc M. Bauer ou la Critique ont-ils su se procurer les documents nécessaires pour écrire l'histoire critique du matérialisme français ?

1. Dans son Histoire de la philosophie, Hegel présente le matérialisme français comme la réalisation de la substance spinoziste, ce qui est, en tout cas, infiniment plus sensé que de parler de « l'école française de Spinoza ».

2. De l'Histoire de la philosophie de Hegel, M. Bauer avait retenu que le matérialisme français est de l'école de Spinoza. Mais lisant dans un autre ouvrage de Hegel que le théisme et le matérialisme sont deux parties d'un seul et même principe fondamental, il en résulterait que Spinoza avait deux écoles se querellant sur le sens de son système. Or M. Bauer pouvait dénicher ce renseignement dans la Phénoménologie de Hegel. Nous y lisons textuellement :

« Au sujet de cette essence absolue, la philosophie des Lumières entre en conflit avec elle-même... et se divise en deux partis... l'un... nomme essence absolue cet absolu sans prédicat... et l'autre le nomme matière... Les deux choses sont le même concept; la différence ne réside pas dans la chose, mais uniquement dans les points de départ divers des deux formations. » (Phénoménologie, pp. 420, 421, 422[65].)

3. Enfin, M. Bauer pouvait encore trouver dans Hegel que la substance, si elle ne poursuit pas son chemin jusqu'au concept et à la conscience de soi, se perd dans le « romantisme ». Les Hallische Jahrbücher ont en leur temps développé une thèse similaire.

Il fallait à tout prix que « l'Esprit » épinglât une « destinée niaise » à son « adversaire », le matérialisme.

REMARQUE. — La connexion du matérialisme français avec Descartes et Locke, ainsi que l'opposition de la philosophie du XVIIIe siècle à la métaphysique du XVIIe siècle sont exposées en détail dans la plupart des histoires françaises modernes de la philosophie. Nous n'avions ici, pour répondre à la Critique critique, qu'à répéter des choses connues. Par contre, les liens unissant le matérialisme du XVIIIe siècle au communisme anglais et français du XIXe siècle n'ont pas encore fait l'objet d'un exposé détaillé. Nous nous bornons ici à quelques citations caractéristiques tirées d'Helvétius, Holbach et Bentham.

I. HELVÉTIUS.

« Les hommes ne sont point méchants, mais soumis à leurs intérêts... Ce n'est donc point de la méchanceté des hommes qu'il faut se plaindre, mais de l'ignorance des législateurs, qui ont toujours mis l'intérêt particulier en opposition avec l'intérêt général. » « Jusqu'aujourd'hui, les plus belles maximes de morale... n'ont produit aucun changement dans les mœurs des nations. Quelle en est la cause ? C'est que les vices d'un peuple sont, si j'ose dire, toujours cachés au fond de sa législation. À la Nouvelle-Orléans, les princesses du sang peuvent, lorsqu'elles se dégoûtent de leurs maris, les répudier pour en épouser d'autres. En de tels pays, on ne trouve point de femmes fausses, parce qu'elles n'ont aucun intérêt à l'être. » - « La morale n'est qu'une science frivole, si l'on ne la confond avec la politique et la législation. » — « Les moralistes hypocrites.... on les reconnaît, d'une part, à l'indifférence avec laquelle ils considèrent les vices destructeurs des empires; et de l'autre, à l'emportement avec lequel ils se déchaînent contre des vices particuliers. » - Les hommes ne naissent ni bons ni méchants, mais prêts à être l'un ou l'autre, selon qu'un intérêt commun les unit ou les sépare. » - « Si les citoyens ne pouvaient faire leur bonheur particulier sans faire le bien public, il n'y aurait alors de vicieux que les fous. » (De l'esprit, Paris, 1822, 1, pp. 117, 2110, 241, 249, 251, 269 et 339).

Si, d'après Helvétius, l'homme est formé par l'éducation (et il entend par éducation - cf. loc. cit., p. 390 - non pas seulement l'éducation au sens ordinaire, mais l'ensemble des conditions d'existence d'un individu), quand s'impose une réforme qui fasse disparaître la contradiction entre l'intérêt particulier et l'intérêt général, l'homme a d'autre part besoin, pour la réalisation d'une telle réforme, que sa conscience se transforme :

« On ne peut réaliser les grandes réformes qu'en affaiblissant la stupide vénération des peuples pour les vieilles lois et coutumes » (loc. cit., p. 260) ;

ou encore, comme il est dit ailleurs, en supprimant l'ignorance. II. D'HOLBACH..

« Ce n'est que lui-même que l'homme peut aimer dans les objets qu'il aime ; ce n'est que lui-même qu'il peut affectionner dans les êtres de son espèce. » « L'homme ne peut jamais se séparer de lui-même dans aucun instant de sa vie ; il ne peut se perdre de vue. » « C'est toujours notre utilité, notre intérêt... qui nous fait haïr ou aimer les objets. » (Système social, Paris, 1822, 1, pp. 80, 112).

Mais :

« L'homme, pour son propre intérêt, doit aimer les autres hommes, puisqu'ils sont nécessaires à son bien-être... La morale lui prouve que, de tous les êtres, le plus nécessaire à l'homme, c'est l'homme » (p. 76). « La vraie morale, ainsi que la vraie politique, est celle qui cherche à approcher les hommes, afin de les faire travailler par ces efforts réunis à leur bonheur mutuel. Toute morale qui sépare nos intérêts de ceux de nos associés est fausse, insensée, contraire à la nature » (p. 116). « Aimer les autres.... c'est confondre nos intérêts avec ceux de nos associés, afin de travailler à l'utilité commune... La vertu n'est que l'utilité des hommes réunis en société » (p. 77). « Un homme sans passions ou sans désirs cesserait d'être un homme... Parfaitement détaché de lui-même, comment pourrait-on le déterminer à s'attacher à d'autres ? Un homme, indifférent pour tout, privé de passions, qui se suffirait à lui-même, ne serait plus un être sociable... La vertu n'est que la communication du bien » (p. 118). « La morale religieuse ne servit jamais à rendre les mortels plus sociables » (p. 36).

III. BENTHAM.- De Bentham, nous ne citerons qu'un passage, celui où il combat « l'intérêt général au sens politique ».

« L'intérêt des individus... doit céder à l'intérêt public. Mais... qu'est-ce que cela signifie ? Chaque individu n'est-il pas partie du public autant que chaque autre ? Cet intérêt public, que vous personnifiez, n'est qu'un terme abstrait il ne représente que la masse des intérêts individuels... S'il était bon de sacrifier la fortune d'un individu pour augmenter celle des autres, il serait encore mieux d'en sacrifier un second, un troisième, sans qu'on puisse assigner aucune limite... Les intérêts individuels sont les seuls intérêts réels » (BENTHAM : Théorie des peines et des récompenses, Paris, 1835, 3e éd. II, p. 230 )[66].

e: Défaite finale du socialisme.[modifier le wikicode]

« Les Français ont établi une série de systèmes pour organiser la Masse; mais ils ont dû divaguer puisqu'ils voyaient dans la Masse telle qu'elle est un matériau utilisable. »

Les Français et les Anglais ont tout au contraire démontré, et par le menu, que c'est l'ordre social actuel qui organise « la Masse telle qu'elle est » et constitue donc l'organisation de cette Masse. Suivant le précédent de l'Allgemeine Zeitung[67], la Critique exécute tous les systèmes socialistes et communistes à l'aide de ce mot profond : « divagations ». Le socialisme et le communisme étrangers ainsi assommés par la Critique, elle transfère en Allemagne le théâtre de ses opérations guerrières.

« Lorsqu'ils se virent déçus tout à coup dans leurs espérances de 1842 et ne surent, dans leur embarras, à quel saint se vouer, les partisans allemands des Lumières furent, au moment opportun, informés des systèmes modernes lancés en France. Dès lors, il leur était possible de discourir sur le relèvement des classes inférieures du peuple, et cela les dispensait de répondre à cette autre question : n'appartenaient-ils pas eux-mêmes à cette Masse, qu'il ne faut pas uniquement rechercher dans les basses classes ? »

On le voit, à force de faire l'apologie du passé littéraire de Bauer, la Critique a tellement épuisé son stock de raisons bien intentionnées qu'elle ne peut plus expliquer le mouvement socialiste allemand que par « l'embarras » des partisans des Lumières en 1842. « Par bonheur, ils furent informés des systèmes modernes en vogue en France. » Et pourquoi pas des systèmes anglais ? Il y a à cela une raison critique décisive. Le livre de Stein : Der Kommunismus und Sozialismus des heutigen Frankreichs (Le communisme et le socialisme dans la France d'aujourd'hui[68]) n'avait pas informé M. Bauer des systèmes modernes anglais. C'est pour cette même raison décisive que, chaque fois qu'elle bavarde sur les systèmes socialistes, la Critique ne fait jamais état que de systèmes français. Les partisans allemands des Lumières — autre information donnée par la Critique — ont commis un péché contre le Saint-Esprit. Ils se sont occupés des « classes inférieures du peuple » existant déjà en 1842, pour n'avoir pas à répondre à la question qui, elle, n'existait pas encore à cette date : quelle place étaient-elles appelées à occuper dans le régime critique à instaurer en 1843 : chèvre ou boue, Critique critique ou Masse impure, esprit ou matière ? Que n'ont-ils avant tout songé sérieusement au salut critique de leur âme à eux ! À quoi me servirait, en effet, le monde entier, y compris les classes inférieures du peuple, si je venais à perdre mon âme ?

« Mais un être spirituel ne saurait être élevé sans être modifié, et il ne saurait être modifié avant d'avoir connu la résistance extrême. »

Si la Critique connaissait mieux le mouvement des classes inférieures du peuple, elle saurait que la résistance extrême que leur fait subir la vie pratique les modifie chaque jour. La nouvelle littérature en prose ou en vers qui, en France et en Angleterre, émane des classes inférieures du peuple, lui prouverait que ces classes inférieures du peuple savent s'élever spirituellement et sans avoir besoin des lumières ténébreuses du Saint-Esprit de la Critique critique.

Mais la Critique absolue poursuit ses rêves : « Ceux qui ne possèdent rien de plus que le mot : organisation de la Masse, etc. »

On a beaucoup parlé de « l'organisation du travail », bien que ce « mot d'ordre » émane non des socialistes eux-mêmes, mais du parti politique des radicaux français, qui a tenté une médiation entre la politique et le socialisme. Mais, avant la Critique critique, personne n'a mentionné « l'organisation de la Masse » parmi les problèmes encore sans solution. On a montré au contraire que la société bourgeoise, dissolution de la vieille société féodale, est cette organisation même.

La Critique nous sert sa trouvaille entre guillemets (entre « pattes d'oie », comme on dit en allemand). Mais l'oie qui a jacassé aux oreilles de M. Bauer ce mot d'ordre propre à sauver le Capitole[69] est tout simplement son oie à lui, la Critique critique. Elle a réorganisé la Masse, en en faisant artificiellement l'adversaire absolu de l'Esprit. La contradiction opposant l'Esprit à la Masse, c'est « l'organisation de la société » selon la Critique, l'Esprit ou la Critique représentant le travail organisateur; la Masse, la matière première; l'Histoire, le produit fabriqué.

Après les grandes victoires remportées par la Critique absolue dans sa troisième campagne sur la Révolution, le matérialisme et le socialisme, demandons-nous quel a été le résultat final de ces travaux d'Hercule. Voici : tous ces mouvements ont péri sans laisser de trace, parce que c'était encore de la Critique imprégnée de Masse ou de l'esprit imprégné de matière. Même dans le propre passé littéraire de M. Bauer, la Critique a découvert qu'à plus d'un titre la Critique avait été polluée par la Masse. Mais si elle écrit dans ce cas une apologie au lieu d'une critique, si elle « sauvegarde » au lieu d'abandonner, si, au lieu de voir dans cette imprégnation de l'esprit par la chair la mort de l'esprit lui-même, elle inverse les choses et découvre dans l'imprégnation de la chair par l'esprit la vie et même la vie de la chair de Bauer, elle se montre, par contre, d'autant plus brutale, d'autant plus résolument terroriste dès que la critique inachevée, encore imprégnée de Masse, n'est plus l'œuvre de M. Bauer, mais l'œuvre de peuples entiers, l’œuvre d'une série de Français et d'Anglais profanes, dès que cette critique inachevée s'appelle non plus Die Judenfrage (La Question juive) ou Die gute Sache der Freiheit (La Bonne cause de la liberté) ou Staat, Religion, Partei (État, religion et parti), mais se nomme la révolution, le socialisme, le communisme. C'est ainsi que la Critique a lavé la souillure de l'esprit par la matière et de la Critique par la Masse, en épargnant sa propre chair et en crucifiant la chair d'autrui.

D'une façon ou d'une autre, nous voilà débarrassés de cet « esprit imprégné de chair» ou de la « Critique imprégnée de Masse ». Ce mélange non critique a fait place à la séparation absolument critique de la chair et de l'esprit, de la Critique et de la Masse, c'est-à-dire de son pur contraire. Pareille contradiction, sous sa forme historique, constituant le véritable intérêt historique de notre époque, c'est la contradiction qui oppose M. Bauer et consorts, ou l'Esprit, au reste du genre humain en tant que matière.

La Révolution, le matérialisme et le communisme ont donc rempli leur but historique. Leur perte a préparé les voies du Seigneur critique. Hosannah !

f: Le cycle spéculatif de la Critique absolue et la philosophie de la Conscience de soi.[modifier le wikicode]

Parce qu'elle prétend, dans un unique domaine, s'être accomplie et imposée dans sa pureté, la Critique n'a donc à se reprocher qu'une « simple » erreur, une simple « inconséquence », si elle n'a pas été dans tous. les domaines de l'univers aussi « pure » et « accomplie ». Cet « unique » domaine critique, c'est celui de la théologie. Le pur paysage de ce domaine s'étend de Kritik der Synoptiker (Critique des Synoptiques) de Bruno Bauer à Dasentdeckte Christentum (Le Christianisme révélé) du même Bruno Bauer, ce dernier ouvrage en constituant la place forte la plus avancée.

« La Critique moderne, nous dit-on, avait enfin tiré au clair le spinozisme; ce fut donc une inconséquence si — ne fût-ce que sur certains points qui aboutissent à de fausses conclusions — elle suppose naïvement la substance dans un domaine.»

Plus haut, au moment où l'on nous avouait que la Critique s'empêtrait dans ses préjugés politiques, on atténuait aussitôt cet aveu en disant que cet imbroglio était « au fond si peu consistant» ! Ici, l'aveu de l'inconséquence est tempéré par une parenthèse : elle ne s'est produite que sur certains points qui aboutissent à de fausses conclusions ! La faute n'incombait pas à M. Bauer, mais à ces points faux qui, semblables à des montures récalcitrantes, ont pris le mors aux dents avec la Critique en croupe.

Quelques citations montreront que, par sa victoire remportée sur le spinozisme, la Critique est parvenue à l'idéalisme hégélien; qu'en renonçant à la « substance », elle a abouti à un autre monstre métaphysique, au «sujet », à la « substance en tant que procès », à la « conscience de soi infinie», et que la Critique « achevée » et «pure» a pour résultat final le rétablissement de la théorie créationniste chrétienne sous sa forme spéculative hégélienne.

Ouvrons d'abord la Kritik der Synoptiker (Critique des Synoptiques) :

« Strauss reste fidèle au point de vue selon lequel la substance est l'absolu. La tradition, sous cette forme de l'universel qui n'a pas encore atteint la détermination réelle et rationnelle de l'universel, laquelle, en effet, ne peut être atteinte que dans la Conscience de soi, dans la singularité et l'infini de cette conscience de soi, n'est rien d'autre que la substance débordant sa simplicité logique et ayant pris, en tant que puissance de la communauté religieuse, une forme déterminée d'existence. » (1, Avant-propos, p. VI.)

Abandonnons à leur sort « l'universel qui atteint une détermination », la « singularité et l'infini », c'est-à-dire, le concept hégélien. Au lieu de dire que l'idée développée dans la théorie de Strauss sur la « puissance de la communauté » et la « tradition » trouve son expression abstraite, son symbole logico-métaphysique dans la représentation spinoziste de la substance, M. Bauer nous dit que « la substance déborde de sa simplicité logique et prend une forme déterminée d'existence dans la puissance de la communauté ». Il recourt à tout l'attirail magique de Hegel qui fait jaillir les « catégories métaphysiques » — abstractions tirées de la réalité — de la logique, où elles sont résolues dans la « simplicité » de l'idée, et leur fait prendre une « forme déterminée » d'existence physique ou humaine, en un mot les fait s'incarner. Hinrichs, au secours !

« Que cette conception est mystérieuse, poursuit la Critique contre Strauss : chaque fois qu'elle veut expliquer et faire comprendre concrètement le procès auquel l'histoire évangélique doit son origine, elle ne produit jamais qu'un semblant de procès [...]. La proposition : « l'histoire évangélique a ses sources et son origine dans la tradition, dit deux fois la même chose : « la tradition » et l' « histoire évangélique »; elle établit bien un rapport entre les deux, mais ne nous dit pas à quel procès intérieur de la substance le développement et l'exégèse sont redevables de leur origine. »

D'après Hegel, il faut concevoir la substance comme procès intérieur. Et voici comment il caractérise le développement, du point de vue de la substance :

« Mais si nous considérons de plus près ce déploiement, nous voyons qu'il ne résulte pas de ce qu'une seule et même matière s'est façonnée et s'est diversifiée; il est au contraire la répétition informe de l'Identique, qui... obtient seulement par là une fastidieuse apparence de diversité[70]. »

Hinrichs, au secours ! M. Bauer poursuit :

« La Critique doit en conséquence se tourner contre elle-même et résoudre cette substantialité mystérieuse... dans le sens où le développement de la substance pousse lui-même, en l'universalité et la détermination de l'idée et en son existence réelle, la conscience de soi infinie. »

La critique de Hegel contre le point de vue de la substantialité continue :

« Il faut résoudre la compacité de la substance et élever cette substance à la conscience de soi » (p. 7)[71].

Chez Bauer également, la conscience de soi est la substance élevée à la conscience de soi, ou la conscience de soi en tant que substance; d'attribut de l'homme, la conscience de soi est métamorphosée en sujet autonome. C'est la caricature métaphysico-théologique de la division de l'homme d'avec la nature. L'essence de cette conscience de soi n'est donc pas l'homme, mais l'idée, dont elle est l'existence réelle. C'est l'idée faite homme, donc un infini, Toutes les propriétés humaines se métamorphosent par conséquent mystérieusement en propriétés de cette imaginaire « conscience de soi infinie ». À propos de cette « conscience de soi infinie », M. Bauer dit donc expressément que tout trouve en elle son origine et son explication, c'est-à-dire sa raison existentielle. Hinrichs, au secours ! M. Bauer continue :

« La force du rapport de substantialité réside dans son impulsion qui nous conduit au concept, à l'idée et à la conscience de soi. »

Hegel dit :

« Ainsi, le concept est la vérité de la substance. » « La transition du rapport de substantialité se fait par sa propre nécessité immanente et se ramène à ceci que le concept est la vérité de cette nécessité. » « L'idée est le concept adéquat. » « Le concept... parvenu à l'existence libre... n'est autre chose que le moi ou la pure conscience de soi[72]. »

Hinrichs, au secours ! C'est une impression hautement comique que produit encore M. Bauer lorsque, dans sa Literatur-Zeitung, il dit :

« Déjà Strauss a fait faillite parce qu'il ne put achever la critique du système de Hegel, tout en prouvant, par sa demi-critique, la nécessité de cet achèvement », etc.

Ce n'est pas la critique achevée du système Hegel, mais tout au plus l'achèvement du système de Hegel, du moins dans son application à la théologie, que M. Bauer a cru lui-même fournir dans sa Kritik der Synoptiker (Critique des Synoptiques).

Il appelle sa critique (Préface des Synoptiques, p. XXI) « le dernier acte d'un système déterminé» qui n'est autre que le système hégélien.

La lutte entre Strauss et Bauer relativement à la substance et à la conscience de soi est une lutte dans le cadre des spéculations hégéliennes. Il y a, chez Hegel, trois éléments : la substance spinoziste, la conscience de soi fichtéenne, l'unité hégélienne des deux, nécessairement contradictoire, l'esprit absolu. Le premier élément est la nature, sous travesti métaphysique, dans sa séparation d'avec l'homme, le second est l'esprit, sous travesti métaphysique, dans sa séparation d'avec la nature, le troisième est, sous travesti métaphysique, l'unité des deux autres, l'homme réel et l'espèce humaine réelle.

Strauss et Bauer ont l'un et l'autre développé logiquement Hegel sans sortir du domaine de la théologie, le premier du point de vue spinoziste, le second du point de vue fichtéen. Tous deux ont critiqué Hegel dans la mesure où, chez lui, chacun des deux éléments est faussé par l'autre, tandis qu'ils ont conduit chacun de ces éléments à son achèvement unilatéral, donc conséquent. — Dans leur critique, tous deux dépassent par conséquent Hegel, mais tous deux se maintiennent également à l'intérieur de sa spéculation et ne représentent chacun qu'un côté de son système. Feuerbach, le premier, a parachevé et critiqué Hegel au point de vue hégélien en résolvant l'esprit absolu métaphysique en « l'homme réel sur la base de la nature »; le premier, il a achevé la critique de la religion en esquissant en même temps de main de maître les grands principes de la critique de la spéculation hégélienne et, par suite, de toute métaphysique[73].

À vrai dire, chez M. Bauer, ce n'est plus le Saint-Esprit, c'est l'infinie Conscience de soi qui dicte son texte à l'évangéliste.

« Nous ne devons plus dissimuler que la conception correcte de l'histoire évangélique a, elle aussi, ses fondements philosophiques la philosophie de la conscience de soi » (Bruno BAUER Krit[ik] der Synopt[iker], Préface, p. XV).

Caractérisons cette philosophie de la conscience de soi de Bauer ainsi que les résultats auxquels M. Bauer a abouti au terme de sa critique de la théologie, à l'aide de quelques extraits de son dernier ouvrage philosophico-religieux : Das endeckte Christentum (Le Christianisme révélé). Nous y lisons à propos des matérialistes français :

« Quand la vérité du matérialisme, la philosophie de la conscience de soi, est découverte et que la conscience de soi est reconnue comme le tout, comme la solution de l'énigme de la substance spinoziste et comme la véritable causa sui[74].., à quoi sert alors l'esprit ? À quoi bon la conscience de soi ? Comme si la conscience de soi, en posant le monde, la distinction, en se produisant elle-même dans ce qu'elle produit, puisqu'elle supprime derechef la distinction de ce qu'elle a produit d'avec elle-même et n'est donc soi-même que dans le mouvement — comme si elle n'avait pas sa fin et ne se possédait pas elle-même dans ce mouvement qu'elle est elle-même 1 » (Das entdeckte Christentum, p. 113.)

« Les matérialistes français ont, il est vrai, conçu les mouvements de la conscience de soi comme mouvements de l'être universel, de la matière; mais ils n'ont encore pu s'apercevoir que le mouvement de l'univers n'est devenu réel pour soi qu'en tant que mouvement de la conscience de Soi et s'est identifié avec lui. » (Ibidem, p. [114]115.)

Hinrichs, au secours !

En bon français, la première thèse signifie ceci : la vérité du matérialisme est le contraire du matérialisme; c'est l'idéalisme absolu, c'est-à-dire exclusif, noyant tout. La conscience de soi, l'esprit est le Tout. En dehors d'elle, il n'y a rien. « La conscience de soi », « l'esprit », voilà le créateur tout-puissant du monde, du ciel et de la terre. Le monde est une manifestation de la conscience de soi, qui est obligée de s'aliéner et de prendre une forme serve; mais la distinction entre le monde et la conscience de soi n'est qu'une distinction apparente. La conscience de soi ne distingue d'elle rien de réel. Le monde, au contraire, n'est qu'une distinction métaphysique, une chimère et une imagination du cerveau éthéré de la conscience de soi. Elle abolit donc l'apparence, concédée pour un instant, qu'en dehors d'elle il existe quelque chose, et, dans son « produit », elle ne reconnaît pas d'objet réel, c'est-à-dire d'objet se distinguant realiter [effectivement] d'elle. Et ce n'est que par ce mouvement et à partir de lui que la conscience de soi se produit en tant qu'absolu; car l'idéaliste absolu, pour l'être, a besoin d'accomplir constamment le procès sophistiqué qui consiste à transformer d'abord le monde extérieur à lui en une apparence, en une simple lubie de son cerveau, et de déclarer après coup que cette fiction est ce qu'elle est vraiment : une pure imagination, afin de pouvoir, en fin de compte, proclamer son existence unique, exclusive, que rien ne gêne plus, même pas l'apparence d'un monde extérieur.

En bon français, la deuxième thèse signifie ceci : les matérialistes français ont bien conçu les mouvements de la matière comme des mouvements ingénieux, mais ils n'ont pas pu s'apercevoir que ce ne sont pas des mouvements matériels, mais des mouvements idéaux, des mouvements de la conscience de soi, donc de purs mouvements de pensée. Ils n'ont pas encore pu voir que le mouvement réel de l'univers n'est devenu véritable et réel qu'en tant que mouvement idéal de la conscience de soi, libre et libérée de la matière, c'est-à-dire de la réalité; en d'autres termes, qu'un mouvement matériel distinct du mouvement cérébral, du mouvement d'idées, n'existe qu'en apparence. Hinrichs, au secours !

Cette théorie créationniste spéculative se trouve presque mot à mot chez Hegel, et même dans son premier ouvrage, la Phénoménologie.

« L'aliénation de la conscience de soi pose la choséité... Dans cette aliénation, elle se pose soi-même comme objet, ou [...] pose l'objet comme soi-même. D'autre part, dans cet acte est contenu en même temps l'autre moment : celui dans lequel elle a aussi bien supprimé et repris en soi-même cette aliénation et cette objectivité. Tel est le mouvement de la conscience[75]. »

« La conscience de soi[76] a un contenu, qu'elle distingue de soi-même... Ce contenu est, dans sa différence aussi le Moi, car il est le mouvement de se supprimer soi-même... Ce contenu, étant considéré plus précisément, n'est rien d'autre que le mouvement même que nous venons d'énoncer ; il est en effet l'esprit qui se parcourt soi-même et se parcourt pour soi comme esprit[77]. »

À propos de cette théorie créationniste de Hegel, Feuerbach fait observer :

« La matière est l'aliénation de soi de l'esprit. La matière elle-même reçoit ainsi esprit et entendement — mais elle est en même temps posée comme une entité n'existant pas, non vraie, du moment que c'est seulement l'être issu de cette aliénation, c'est-à-dire, se dépouillant de la matière, de la qualité sensible, qui est énoncé comme étant l'être dans son achèvement, sous sa figure et sa forme vraies. Ce qu'il s'agit de nier ici, c'est donc l'élément naturel, sensible, matériel, tout comme dans la théologie on nie la nature souillée par le péché originel[78]. » (Philosophie der Zukunft, p. 35.)

Si M. Bauer prend donc la défense du matérialisme contre la théologie non critique, c'est en lui reprochant de n'être « pas encore » de la théologie critique, de la théologie rationnelle, de la spéculation hégélienne. Hinrichs ! Hinrichs !

M. Bauer qui, dans tous les domaines, développe son opposition à la substance, sa philosophie de la conscience de soi, ou de l'esprit, est donc condamné à n'avoir affaire, dans tous les domaines, qu'à ses propres élucubrations. La Critique est, entre ses mains, l'instrument qui sert à sublimer en simple apparence et en idées pures tout ce qui, en dehors de la conscience de soi infinie, prétend encore à une existence matérielle finie. Ce qu'il combat dans la substance, ce n'est pas l'illusion métaphysique, mais le noyau temporel — la nature, la nature telle qu'elle existe hors de l'homme et telle qu'elle est nature de l'homme.

Ne supposer la substance dans aucun domaine — il parle encore ce langage — signifie donc pour lui ne reconnaître aucun être distinct de la pensée, aucune énergie naturelle distincte de la spontanéité spirituelle, aucune force essentielle de l'homme distincte de l'entendement, aucune passivité distincte de l'activité, aucune influence étrangère distincte de l'action personnelle, aucun sentiment ni vouloir distincts du savoir, aucun cœur distinct de la tête, aucun objet distinct du sujet, aucune pratique distincte de la théorie, aucun homme distinct du Critique, aucune communauté réelle distincte de l'universalité abstraite, aucun toi distinct du moi. M. Bauer est donc logique avec lui-même quand il va jusqu'à identifier sa personne à la Conscience de soi infinie, à l'Esprit, c'est-à-dire à mettre leur créateur à la place des créatures qu'il a créées. Il est non moins logique de sa part de rejeter comme une Masse et une matière têtues, tout le reste du monde qui persiste opiniâtrement à être quelque chose de distinct de son produit à lui, Bauer. Et maintenant, espère-t-il,

« C'en sera bientôt fait de tout ce qui est corporel[79]. »

Son propre mécontentement de ne pouvoir jusqu'ici venir à bout de

« ce je ne sais quoi qu'est le monde ordinaire »,

Il en fait avec la même logique un mécontentement de soi-même que ce monde éprouverait; et la révolte de sa critique contre l'évolution de l'humanité, il en fait la révolte de masse de l'humanité contre sa Critique, contre l'Esprit, contre M. Bruno Bauer et consorts.

De toute éternité, dès l'aube des temps, M. Bauer fut théologien, non pas théologien ordinaire, mais théologien critique OU critique théologique. Quand il était le tenant extrême de l'orthodoxie du vieil hégélianisme, et le rectifieur spéculatif de toute insanité religieuse et théologique, il ne cessait déjà de proclamer que la Critique était sa propriété privée. Il qualifiait alors la critique de Strauss de critique humaine, et affirmait expressément, par opposition à celle-ci, le droit de la critique divine. C'est son grandiose amour-propre, ou conscience de soi, noyau caché de cette nature divine, qu'il a dégagé par la suite de son déguisement religieux, doté de l'autonomie en en faisant un être propre et, sous l'appellation de « conscience de soi infinie », érigé en principe de la Critique. Dans son propre mouvement, il a accompli alors le mouvement que la « philosophie de la conscience de soi » décrit comme acte vital absolu. Il a supprimé derechef « la distinction entre le produit » de la conscience de soi infinie et son producteur qui n'est autre que lui-même, et reconnu que la conscience de soi dans son mouvement « n'était que lui-même », que par conséquent le mouvement de l'univers ne devient véritable et réel que dans son mouvement idéal à lui.

La critique divine, dans son retour en soi, est rétablie de façon rationnelle, consciente, critique; l'être en soi est devenu être en soi et pour soi, et c'est seulement la fin qui donne existence au commencement, accompli, réalisé, révélé. À la différence de la critique humaine, la critique divine s'est révélée comme la Critique, comme la Critique pure, comme la Critique critique. L'apologie de l'Ancien et du Nouveau Testament a été remplacée par celle des Œuvres anciennes et nouvelles de M. Bauer. La contradiction théologique opposant Dieu et l'homme, l'esprit et la chair, l'infini et le fini s'est métamorphosée en contradiction critico-théologique entre l'esprit, la critique, ou M. Bauer, d'une part, la matière, la Masse, ou le monde profane, d'autre part. La contradiction théologique entre la foi et la raison s'est résolue en contradiction critico-théologique opposant le bon sens à la pensée purement critique. La Zeitschrift für spekulative Theologie (Revue de théologie spéculative)[80] est devenue la Literatur-Zeitung critique. Le Rédempteur religieux s'est enfin incarné dans le Rédempteur critique, M. Bauer.

Le dernier stade de M. Bauer ne constitue pas une anomalie dans son évolution; il rentre en soi après son aliénation. Il va de soi que le moment où la critique divine s'est aliénée et est sortie d'elle-même coïncide avec le moment où elle est partiellement devenue infidèle à elle-même et a créé quelque chose d'humain.

Retournée à son point de départ, la Critique absolue a clos son cycle spéculatif et par là même le cycle de sa propre existence. Son mouvement ultérieur n'est que pur mouvement circulaire sur soi, bien au-dessus de tout intérêt de masse, et par conséquent sans le moindre intérêt désormais pour la Masse.

  1. Lénine note : « Ce passage est extrêmement important : Critique de l'opinion selon laquelle l'histoire a été manquée parce que la Masse s'y était intéressée, parce que l'histoire comptait sur la Masse, qui se contentait d'une conception « superficielle » de « l'idée ». » (Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 22). Tout le chapitre est bâti sur l'opposition Critique-Masse; ce dernier mot, souvent utilisé pour former un adjectif « de masse », que nous avons parfois traduit par massif, prend au fil du développement plusieurs sens : il désigne tantôt le peuple, les masses, tantôt la réalité tangible, concrète, etc., et plus généralement tout ce qui n'est pas la Critique telle que Bruno Bauer la conçoit.
  2. Marx cite ici (et plus loin) l'article de Bruno Bauer : « Derniers écrits sur la question juive » (Fascicule 1 de l'Allgemeine Literatur-Zeitung, décembre 1843). Cet article était une réponse de Bauer aux critiques que son ouvrage : La Question juive avait suscitées.
  3. Die gute Sache der Freiheit und meine eigene Angelegenheit (La bonne cause de la liberté et ma propre affaire) et Die Judenfrage (La Question juive) sont des ouvrages de Bruno Bauer parus en 1842 et 1843. Ce dernier complétait l'article du même auteur paru dans les Deutsche Jahrbücher (Annales allemandes) en novembre 1842. (Sur cette revue, voir p. 42, note 5).
  4. Les deux phrases qui précèdent sont citées par Lénine dans ses Cahiers philosophiques,Œuvres complètes, p. 22.
  5. Ibidem, p. 22. Idée longuement reprise dans L'Idéologie allemande, à propos de la bourgeoisie.
  6. Les vers qui suivent sont cités en exergue par la revue Les Révolutions de Paris qui parut à Paris de juillet 1789 à février 1794. Jusqu'en septembre 1790. cette revue fut rédigée par le publiciste révolutionnaire Élisée Loustalot.
  7. Ces vers sont en français dans le texte.
  8. FEUERBACH Ludwig : Thèses provisoires sur la réforme de la philosophie. Écrites en janvier 1842, mais interdites par la censure allemande, elles ne parurent qu'en 1843 en Suisse dans le tome Il des Anekdota zur neuesten deutschen Philosophie und Publicistik.
  9. Phrases reprises par Lénine dans Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 23.
  10. Le terme est ici à peu près synonyme de socialiste.
  11. Tout le paragraphe est repris par Lénine : Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, pp. 23-24. On notera le respect et l'admiration de Marx pour la classe ouvrière anglaise et française de l'époque.
  12. Cf. LÉNINE : Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 24.
  13. Les Doctrinaires, groupe de penseurs français, partisans sous la Restauration de la monarchie constitutionnelle. Ce groupement reflétait les intérêts de la bourgeoisie et d'une fraction de l'aristocratie terrienne. Ce nom de doctrinaires leur fut donné à cause du caractère dogmatique des jugements qu'ils portaient. Les plus connus de ces doctrinaires sont François Guizot et le philosophe Jean-Paul Royer-Collard.
  14. Après la noce.
  15. Cf. LÉNINE : Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 24.
  16. Réplique n° 1 : il s'agit de l'article de Bruno Bauer : « Récents écrits sur la question juive ». (Fascicule 1 de l'Allgemeine Literatur-Zeitung, décembre 1843.)
  17. STRAUSS David Friedrich (1808-1874) : philosophe et écrivain allemand, publia Das Leben Jesus (La Vie de Jésus) (4° éd., Tubingen 1840), qui suscita des discussions passionnées.
  18. Article de Karl Marx sur la question juive paru dans les Deutsch-Französiche Jahrbücher.
  19. PHILIPPSON Gustav (1814-1890) : pédagogue et publiciste allemand. HIRSCH Samuel (1809-1889), rabbin de Dessau. Essaya, dans ses ouvrages, de donner un fondement philosophique à la religion juive.
  20. Jeu de mots intraduisible; Hirsch signifie aussi cerf en allemand.
  21. Cours de politique, publiés à Halle en 1843 en deux tomes par le « vieil hégélien » Hinrichs. Le compte rendu du premier tome par Bruno Bauer parut dans le fascicule 1 de l'AllgemeineLiteratur-Zeitung (déc. 1843). Dans le paragraphe intitulé : « Hinrichs n° 2 » (cf. p. 115), il est question du compte rendu du second tome que Bruno Bauer fit paraître en avril 1844 dans le cahier V de la Literatur-Zeitung.
  22. Ces deux derniers paragraphes sont repris dans les Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, pp. 25-26. On notera l'admiration que Marx et Engels vouent encore à Feuerbach et qu'ils ne vont pas tarder à nuancer dans leurs ouvrages ultérieurs.
  23. Cf. LÉNINE, Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 26.
  24. Cette citation et celles qui suivent sont tirées du 2° article que Bruno Bauer écrivit contre les critiques de son ouvrage : La Question juive. Cet article, qui porte le même titre que le premier (« Derniers écrits sur la question juive ») fut publié dans le fascicule IV de l'Allgemeine Literatur-Zeitung (mars 1844).
  25. Paragraphe cité par Lénine : Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 26.
  26. RIESSER Gabriel (1806-1863) : publiciste allemand qui a milité en faveur de l'émancipation des Juifs.
  27. SCHELLING Friedrich (1775-1854) : philosophe allemand, représentant de l'idéalisme allemand au début du XIXe siècle.
  28. La fable enseigne.
  29. « Was ist jetzt der Gegenstand der Kritik » (« Quel est maintenant l'objet de la Critique ? ») : titre d'un article de Bruno Bauer publié dans le fascicule VIII de l'Allgemeine Literatur-Zeitung (juillet 1844). Presque toutes les citations que Marx insère dans sa « Troisième campagne de la Critique absolue » sont tirées de cet article.
  30. Aufheben.
  31. Deutsche Jahrbücher : abréviation du titre d'une revue littéraire et philosophique des Jeunes-Hégéliens : Deutsche Jahrbücher für Wissenschatt und Kunst. Cette revue parut à Leipzig à partir de juillet 1841 ; elle était dirigée par Arnold Ruge. Elle avait paru auparavant (de 1838 à 1841) sous le titre : Hallische Jahrbücher für deutsche Wissenschalt und Kunst. La rédaction avait quitté la ville de Halle pour s'installer en Saxe en raison de la menace d'interdiction qui pesait sur elle en territoire prussien. Même sous son nouveau titre, la revue ne put tenir longtemps. En janvier 1843 les Deutsche Jahrbücher furent interdits par le gouvernement saxon et le Bundestag (Parlement allemand) décida d'étendre cette interdiction à toute l'Allemagne.
  32. Rheinische Zeitung für Politik, Handel und Gewerbe (Gazette rhénane pour la politique, le commerce et l'industrie), quotidien qui parut à Cologne du 1er janvier 1842 au 31 mars 1843. Ce journal avait été fondé par des représentants de la bourgeoisie rhénane, opposés à l'absolutisme prussien. Quelques Jeunes-Hégéliens y collaborèrent. En avril 1842, Marx participa à la rédaction de ce journal; en octobre il en devint rédacteur en chef. La Rheinische Zeitung publia aussi des articles d'Engels. Sous la direction de Marx, le journal prit un caractère de plus en plus révolutionnaire, ce qui lui valut une popularité croissante, mais inquiéta les milieux gouvernementaux; la presse réactionnaire se déchaîna contre lui. Le 19 janvier 1843, le gouvernement prussien prit un décret qui interdisait la Rheinische Zeitung à dater du 1er avril 1843 et la soumettait jusqu'à cette date à une censure sévère.
  33. Bruno BAUER : Das entdeckte Christentum. Eine Erinnerung an das achtzehnte Jahrhundert und ein Beitrag zur Krisis des Neunzehnten (Le Christianisme révélé. Souvenir du XVIIIe siècle et contribution à la crise du XIXe.) Zurich et Winterthur, 1843.
  34. De profession.
  35. PLANCK Karl Christian (1819-1880) : théologien protestant.
  36. Bruno BAUER : Kritik der evangelischen Geschichte der Synoptiker (tomes I et II, Leipzig, 1841). Dans l'histoire religieuse, on nomme « synoptiques » ceux qui rédigèrent les trois premiers évangiles.
  37. « Zur Judenfrage » [À propos de la question juive], article de Karl Marx où il critique l'ouvrage de Bruno Bauer. Die Judenfrage [La Question juive] ainsi que l'article du même auteur « Die Fähigkeit der heutigen Juden und Christen, frei zu werden » [La capacité des Juifs et des Chrétiens d'aujourd'hui de devenir libres].
  38. Il s'agit de l'article de Bruno BAUER : « Die Fähigkeit der heutigen Juden und Christen, frei zu werden » qui parut dans Ein und zwanzig Bogen aus der Schweiz (Vingt et une feuilles de Suisse), recueil édité à Zurich et Winterthur, en 1843, par le poète Georg Herweg, et dont il sera longuement question dans L'Idéologie allemande.
  39. Ibidem.
  40. Phrase citée par LÉNINE : Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 27.
  41. Ibidem.
  42. Passage reproduit par LÉNINE : Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 27.
  43. Staat, Religion, Partei, Leipzig, 1843. L'ouvrage dont il est question plus haut a paru en 1842 à Zurich et Winterthur.
  44. Tout ce passage est cité par LÉNINE : Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, pp. 27-28.
  45. Les hébertistes constituaient l'aile gauche des jacobins. Ils furent victimes de la réaction thermidorienne. Leur chef fut guillotiné en 1794.
  46. À propos de la fin de ce sous-chapitre, Lénine note que « Marx souligne [ici] fortement et met en relief les principes fondamentaux de toute sa conception du monde ». (Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 26.)
  47. Formules souvent citées. Reproduites par LÉNINE : Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 29.
  48. Cercle social, organisation fondée pendant les premières années de la Révolution française de 1789. Un des principaux idéologues du Cercle social fut Claude Fouchet qui demandait que la terre fût distribuée en parcelles égales, que la grande propriété fût limitée et que tous les bourgeois fussent mis au travail. Jacques Roux, un des chefs du mouvement des « Enragés », alla beaucoup plus loin encore.
  49. BUCHEZ Philippe (1796-1865) : élève de Saint-Simon, homme politique et historien français, l'un des idéologues du socialisme catholique. Président du gouvernement provisoire en 1848.
  50. LÉNINE : Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 29.
  51. Coup d'État de Bonaparte qui renverse le Directoire et se fait remettre le pouvoir (9 novembre 1799).
  52. Au sujet de ce chapitre, Lénine note : « Ce passage est un des plus précieux du livre. On n'y trouve pas de critique littérale, mais un exposé tout au long positif. C'est un bref aperçu de l'histoire du matérialisme français. » (Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 30.)
  53. Page reprise par LÉNINE : Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 30.
  54. LÉNINE, Œuvres complètes, p. 30.
  55. Ibidem.
  56. LE Roy ou De Roy Henry (1598-1679) : médecin et philosophe hollandais.
  57. CABANIS Pierre-Jean-Georges (1757-1808) : auteur de Rapports du physique et du moral de l'homme. La première édition parut à Paris en 1802. Une grande partie de cet ouvrage avait déjà été publiée en 1798-1799 dans les publications de l'Académie des Sciences.
  58. LA METTRIE Julien Offray de (1709-1751) : médecin et philosophe français connu en particulier par son ouvrage : L'Homme-machine.
  59. GASSENDI Pierre (1592-1655) : philosophe, mathématicien et physicien français.
  60. ARNAULD Antoine (1612-1694) : philosophe français, disciple de Descartes. Marx semble avoir fait une confusion de dates. Si Malebranche est mort en 1715, année de la naissance de Condillac et d'Helvétius, Arnauld était mort depuis 21 ans.
  61. Duns Scotus John (environ 1265-1308), scolastique franciscain représentant du nominalisme, courant de la philosophie du Moyen Age suivant lequel les idées générales n'ont pas de réalité et ne sont que les noms des objets, par opposition au réalisme qui reconnaît l'existence de ces idées générales indépendamment de celle des choses.
  62. Philosophes matérialistes anglais du XVIIIe siècle. Plusieurs d'entre eux furent médecins ou savants.
  63. ROBINET Jean-Baptiste René (1735-1820) : philosophe et naturaliste français. Son ouvrage : De la Nature a paru à Amsterdam (1763-1766).
  64. La formule sera reprise sous une forme un peu différente dans L'Idéologie allemande, Éd. soc. 1968, p. 70.
  65. HEGEL : Phénoménologie de l'Esprit, Paris, 1941, pp. 123-124.
  66. Toute la citation de d'Holbach ainsi que celle de Bentham sont en français dans le texte.
  67. Quotidien paraissant à Augsbourg.
  68. Leipzig, 1842.
  69. Vers 390 avant J.-C., les Gaulois marchèrent sur Rome. Ils prirent la ville, à l'exception du Capitole dont les défenseurs - ainsi le veut la légende - furent réveillés par les cris des oies de Junon, et purent ainsi repousser une attaque de nuit.
  70. Phénoménologie, préface p. 12.
  71. Dans la traduction française, ces phrases de Hegel figurent respectivement aux pages 15 et 10 du tome I ; remarquons toutefois que Hegel dit en fait (deuxième citation) : « La philosophie ne doit pas tant résoudre la compacité [...] que... restaurer le sentiment de l'essence. »
  72. HEGEL : Logique. Tome V des Œuvres complètes, seconde édition, pp. 6, 9, 229, 13.
  73. Passage cité par LÉNINE : Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 33.
  74. Cause d'elle-même.
  75. HEGEL : Phénoménologie, pp. [574]-575.
  76. Le texte de la traduction française dit « le Moi ».
  77. Ibidem [pp. 5821-583. Cf. Traduction française de la Phénoménologie, II, pp. 294 et 303.
  78. Feuerbach publia en 1843 sa Philosophie der Zukunft (Philosophie de l'Avenir) qui faisait suite à ses « Thèses préliminaires sur la réforme de la philosophie ». Dans ces ouvrages, Feuerbach, critiquant la philosophie idéaliste de Hegel, expose les bases de sa philosophie matérialiste.
  79. GOETHE : Faust, I, sc. 3.
  80. Zeitschrift für spekulative Theologie, revue publiée par Bruno Bauer (Berlin, 1836-1838). Bauer comptait - à cette époque - parmi les Vieux-Hégéliens.