I. « La critique critique sous les traits d'un maître relieur », ou la critique critique personnifiée par M. Reichardt.

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Ecrit par Engels Ce texte vise Carl REICHARDT, maître relieur berlinois, partisan de Bruno Bauer et collaborateur de l'Allgemeine Literatur-Zeitung.

La Critique critique, quelque supérieure qu'elle se sache à la Masse, éprouve cependant pour cette Masse une pitié infinie. La Critique a tellement aimé la Masse qu'elle a envoyé son Fils unique afin que tous ceux qui croiront en lui ne meurent pas, mais accèdent à la vie critique. La Critique se fait Masse et habite parmi nous, et nous sommes les témoins de sa Gloire : Gloire du Fils unique issu du Père. En d'autres termes, la Critique se fait socialiste et parle « d'écrits sur le paupérisme[1] ». Elle ne tient pas pour une escroquerie de s'égaler à Dieu, mais, s'aliénant elle-même, elle prend figure de maître relieur et se ravale jusqu'à l'ineptie — voire jusqu'à l'ineptie critique en langues étrangères. Elle, dont la céleste pureté virginale répugne à tout contact avec la Masse lépreuse et pécheresse, se fait violence jusqu'à noter l'existence de « Bodz »[2] et de « tous les écrivains qui ont étudié le paupérisme en remontant aux sources » et « à suivre pas à pas, depuis des années, le fléau de notre époque »; elle dédaigne écrire pour les spécialistes, elle écrit pour le grand public, elle écarte toutes les expressions insolites, tout « calcul latin, tout jargon pédantesque ». Tout cela, elle l'écarte des écrits d'autrui, mais ce serait vraiment trop lui demander que vouloir qu'elle se soumette elle-même à « ce règlement d'administration[3] ». Pourtant, elle s'y soumet en partie : avec une admirable légèreté, elle se défait, sinon des mots eux-mêmes, du moins de leur contenu. Et qui lui reprochera d'user de « l'énorme amas de mots étrangers inintelligibles », quand sa pratique systématique permet de conclure que ces mots lui sont, à elle aussi, restés inintelligibles ? Voici quelques exemples de cette pratique systématique :

« C'est pourquoi ils ont les institutions de mendicité en horreur[4]. »

« Une doctrine de la responsabilité devant laquelle tout mouvement de la pensée humaine devient une image de la femme de Loth. »

« Sur le clef de voûte de cet édifice artistique vraiment riche de caractère. »

« Tel est le contenu principal du testament politique de Stein[5], que le grand homme d'État remit, avant de quitter le Service actif, au gouvernement et à toutes ses dissertations. »

« Ce peuple, à cette date-là, ne possédait pas encore de dimensions pour une liberté aussi étendue. »

« En parlementant avec assez d'assurance, à la fin de sa dissertation journalistique, que la seule chose qui manque, c'est la confiance.»

« Pour l'entendement viril, l'entendement qui élève l'État qui s'élève au-dessus de la routine et de la crainte bornée, qui s'est formé au contact de l'histoire et nourri par la contemplation vivante d'un système politique étranger. »

« L'éducation d'un bien-être national général. »

« La liberté resta lettre morte dans la poitrine de la mission internationale de la Prusse, sous le contrôle des autorités. »

« Un journalisme populaire organique. »

« Pour le peuple auquel même M. Brüggemann[6], délivre le certificat de baptême de sa majorité. »

« Une contradiction assez criarde avec les autres certitudes énoncées dans l'ouvrage pour les capacités professionnelles du peuple. »

« Le funeste égoïsme dissout vite toutes les chimères de la volonté nationale. »

« La passion d'acquérir beaucoup de bien, etc., voilà l'esprit qui imprégnait toute la période de la Restauration et qui, avec une assez grande dose d'indifférence, se rallia à l'âge nouveau. »

« La notion obscure d'importance Politique, qui se rencontre dans la nationalité paysanne prussienne, repose sur le souvenir d'une grande histoire. »

« L'antipathie disparut et se mua en un état de complète exaltation. »

« Dans cette merveilleuse transition, chacun à sa façon laissait entrevoir encore son vœu particulier. »

« Un catéchisme dans la langue pleine d'onction de Salomon, et dont les paroles, douces comme une colombe, s'élèvent — frout ! frout ! — dans la région du pathos et de ses aspects tonitruants. »

« Tout le dilettantisme d'une négligence de trente-cinq années. »

« On aurait pu accueillir la fulmination trop criante lancée contre les citadins par un de leurs anciens dirigeants avec le flegme de nos représentants, si l'interprétation à la Benda de la loi municipale de 1808 ne souffrait d'une affection conceptuelle musulmane quant à l'essence et l'application de la loi municipale... »

Chez M. Reichardt, la hardiesse du style va généralement de pair avec la hardiesse du développement lui-même. Il fait des transitions dans le genre de celles-ci :

« M. Brüggemann... en l'année 1843... théorie de l'État... tout honnête homme... la grande modestie de nos socialistes... des miracles naturels... des revendications à présenter à l'Allemagne... des miracles surnaturels... Abraham... Philadelphie... marine... patron boulanger... et puisque nous parlons de miracles, c'est ainsi que Napoléon a apporté, etc. »

Faut-il s'étonner, après ces exemples, que la Critique critique donne encore l' « exégèse » d'une phrase qu'elle qualifie elle-même de « langage populaire » ? Car elle « arme ses yeux de force organique pour pénétrer le chaos ». Et, il faut le dire ici, même le « langage populaire » ne peut rester incompréhensible à la Critique critique. Elle discerne que le chemin de l'homme de lettres reste nécessairement tortueux si le sujet qui s'y engage n'a pas la force d'en faire une ligne droite; et pour cette raison, tout naturellement, elle impute à l'écrivain des « opérations mathématiques ».

Il va de soi — et l'histoire, qui prouve tout ce qui va de soi prouve également ceci — que la Critique ne devient pas Masse pour rester Masse, mais pour délivrer la Masse de son caractère massif de masse, donc pour abolir le langage populaire de la Masse en l'intégrant dans la langue critique de la Critique critique. Le plus dégressif degré d'abaissement est atteint quand la Critique apprend la langue populaire de la Masse et transcende ce jargon grossier pour en faire les sublimes équations de la dialectique critico-critique.

  1. « Schriften über den Pauperismus » (Écrits sur le paupérisme) : articles de Carl Reichardt, publiés dans les fascicules I et Il de l'Allgemeine Literatur-Zeitung (décembre 1843 - janvier 1844).
  2. Bodz : pseudonyme de Charles Dickens (Boz), déformé par Reichardt.
  3. En français dans le texte. Nous signalerons les mots et expressions en français dans le texte en les imprimant en italique et en les faisant suivre d'un astérisque. Nous ne signalerons en note, en règle générale, que les longues citations faites en français par Marx ou Engels.
  4. Reichardt veut sans doute parler des établissements destinés aux mendiants. Les citations qui suivent ayant pour objet d'attester l'ineptie de leur auteur, on ne s'étonnera pas que, dans la traduction française comme d'ailleurs dans l'original, elles soient d'une gaucherie qui va souvent jusqu'au galimatias. Dans la suite de l'ouvrage, Marx ou Engels reprendront plusieurs des expressions citées, de façon à produire un effet parodique.
  5. STEIN Karl (1757-1831) : homme politique qui essaya de réaliser en Prusse, après le traité de Tilsitt, d'importantes réformes libérales.
  6. BRUGGEMANN Karl Heinrich (1810-1887) : économiste et journaliste libéral, rédacteur en chef de la Kölnische Zeitung.