VIII. « Vie terrestre et transfiguration de la critique critique », ou la critique critique personnifiée par Rodolphe, prince de Gerolstein

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Ecrit par Marx

Rodolphe, prince de Gerolstein, expie, dans sa vie terrestre, un double crime, son crime personnel et le crime de la Critique critique. Dans une altercation violente, il a tiré l'épée contre son père[1]; dans une altercation violente, la Critique critique s'est laissé entraîner vis-à-vis de la Masse à des émotions coupables. La Critique critique n'a pas dévoilé un seul mystère. Rodolphe expie cette carence et dévoile tous les mystères.

Rodolphe est, si nous en croyons M. Szeliga, le premier serviteur de l'État de l'humanité. (État humanitaire du Souabe Égidius. — Voir les Konstitutionelle Jahrbücher (Annales constitutionnelles) du Dr Karl Weil, 1844, 2e volume[2].)

Pour que le monde n'aille pas à sa perte, il faut, si l'on en croit M. Szeliga,

« qu'interviennent les hommes de la critique impitoyable... Rodolphe est un de ces hommes... Rodolphe appréhende l'idée de la Critique pure. Et cette idée est plus féconde pour lui et l'humanité que toutes les expériences que celle-ci a faites dans son histoire, que toute la science que Rodolphe, même sous la direction du maître le plus fidèle, a pu tirer de cette histoire... Le jugement impartial par lequel Rodolphe immortalise sa vie terrestre n'est en réalité que « la révélation des mystères de la société». Il est, quant à lui, « le mystère dévoilé de tous les mystères ».

Rodolphe dispose d'infiniment plus de moyens extérieurs que les autres hommes de la Critique critique. La Critique s'en console :

« L'homme moins favorisé par le sort ne peut atteindre les résultats (!) de Rodolphe; mais son noble but n'est pas impossible à atteindre (!). »

La Critique s'en remet donc au favori du sort Rodolphe du soin de réaliser ses propres idées à elle. Elle lui chante :

« Joli coq !

Passe devant !

C'est toi qui as les grandes bottes imperméables[3]

Accompagnons Rodolphe dans son pèlerinage critique par le monde, pèlerinage « plus fécond pour l'humanité que toutes les expériences que l'humanité a faites dans son histoire, que toute la science », etc., et qui, par deux fois, sauve le monde de la perte.

1) Métamorphose critique d'un boucher en chien, ou le chourineur.[modifier le wikicode]

De son métier, le Chourineur[4] était boucher. Divers conflits font un assassin de ce violent enfant de la nature. Rodolphe le rencontre par hasard, juste à l'instant où il maltraite Fleur-de-Marie[5]. Rodolphe applique de main de maître sur la tête de l'habile ferrailleur quelques coups de poing qui en imposent. Rodolphe s'assure ainsi le respect du Chourineur. Plus tard, au bouge, se révèle la nature bon enfant du Chourineur. « Tu as toujours du cœur et de l'honneur » ! lui dit Rodolphe. Par ces paroles, il lui inspire le respect de lui-même. Le Chourineur est corrigé ou, pour parler comme M. Szeliga, métamorphosé en « entité morale ». Rodolphe le prend sous sa protection. Suivons la nouvelle éducation du Chourineur, guidée par Rodolphe.

Premier stade. — Pour commencer, le Chourineur reçoit des leçons d'hypocrisie, de perfidie, de trahison et de dissimulation, Rodolphe utilise le Chourineur moralisé, absolument comme Vidocq[6] utilisait les criminels à qui il avait inculqué la morale : c'est-à-dire qu'il en fait un mouchard, un agent provocateur. Il lui conseille « d'avoir l'air », devant le Maître d'école[7], d'avoir changé de « principes », le principe de ne pas commettre de vol — de proposer à celui-ci un coup à faire et de l'attirer ainsi dans un piège tendu par Rodolphe. Le Chourineur a l'impression qu'on veut abuser de lui pour une « farce ». Il proteste contre la suggestion qu'on lui fait de jouer les mouchards et les agents provocateurs. Rodolphe persuade aisément cet enfant de la nature, par la « pure » casuistique de la Critique critique, qu'un mauvais coup n'est plus un mauvais coup dès lors qu'on le fait pour de « bonnes raisons morales ». Agent provocateur, le Chourineur, en jouant de la camaraderie et en inspirant confiance, mène son ancien compagnon à sa perte. Pour la première fois de sa vie, il commet une infamie.

Deuxième stade. — Nous retrouvons le Chourineur comme garde-malade de Rodolphe, qu'il vient d'arracher à la mort[8].

Le Chourineur est devenu un être moral tellement convenable que, lorsque David, le docteur nègre, lui propose de s'asseoir sur le plancher, il refuse de peur de salir le tapis. Il est même trop timide pour s'asseoir sur une chaise. Il pose d'abord la chaise sur le dos, et s'assoit ensuite sur les barreaux de devant de la chaise. Il ne manque pas de s'excuser chaque fois qu'il appelle M. Rodolphe, à qui il a sauvé la vie, son « ami» ou « monsieur » au lieu de lui dire « monseigneur ».

Merveilleux dressage de ce brutal enfant de la nature ! Le Chourineur énonce le mystère le plus profond de sa métamorphose critique, quand il avoue à Rodolphe qu'il se sent pour lui l'attachement d'un bouledogue pour son maître.

« Je me sens pour vous comme qui dirait l'attachement d'un bouledogue pour son maître[9]. »

L'ancien boucher est métamorphosé en chien. À partir de ce moment, toutes ses vertus se résoudront en la vertu du chien, le pur « dévouement » à son maître. Son indépendance, son individualité disparaîtront complètement. Mais, à l'exemple des mauvais peintres qui sont obligés d'indiquer par un billet placé sur la bouche des personnages le sens de leur portrait, Eugène Sue mettra dans la bouche du Chourineur « bouledogue » une étiquette sur laquelle on lit constamment cette protestation.

« Vos deux mots : tu as du cœur et de l'honneur, ont fait de moi un homme. »

Jusqu'à son dernier soupir, le Chourineur trouvera le mobile de ses actes non dans son individualité humaine, mais dans cette étiquette. Pour prouver son amendement moral, il fera maintes réflexions sur ses propres qualités et sur la perversité d'autres individus ; et toutes les fois qu'il jonglera avec des locutions morales, Rodolphe ne manquera pas de lui dire : « J'aime t'entendre parler ainsi. » Le Chourineur n'est plus un bouledogue ordinaire, il est devenu un bouledogue moral. Troisième stade. — Nous avons déjà admiré la correction petite-bourgeoise, qui a remplacé le sans-gêne grossier, mais hardi, du Chourineur. Nous apprenons maintenant que, comme il convient à une « entité morale », il s'est assimilé aussi les allures et le maintien d'un petit-bourgeois.

« À le voir marcher... on l'eût pris pour le bourgeois le plus inoffensif du monde[10]. »

Le contenu que Rodolphe donne à cette vie réformée selon la Critique est plus lamentable encore que sa forme. Il l'expédie en Afrique, où il pourra « donner au monde incrédule le vivant et salutaire exemple du repentir ». Ce n'est plus sa propre nature humaine qu'il doit représenter désormais, mais un dogme chrétien. Quatrième stade. — Sa métamorphose critico-morale a fait du Chourineur un homme calme et prudent, qui guide sa conduite selon les règles de la crainte et de la sagesse pratique.

« Le Chourineur », nous apprend Murph qui, dans son indiscrète simplicité, vend toujours la mèche, « le Chourineur n'a pas dit un mot de l'exécution du Maître d'école, de peur de se trouver compromis.[11] »

Le Chourineur sait donc que l'exécution du Maître d'école a été un acte contraire à la loi. S'il n'en souffle mot, c'est par crainte de se compromettre. Sage Chourineur ! Cinquième stade. — Le Chourineur a suffisamment parfait sa culture morale pour que ses rapports canins avec Rodolphe, sous forme civilisée, parviennent... à la conscience. Il dit à Germain[12], après l'avoir arraché à la mort :

« J'ai un protecteur qui est pour moi ce que Dieu est pour les prêtres..; c'est à se jeter à genoux devant lui. »

Et, en pensée, le voilà à genoux devant son Dieu.

« M. Rodolphe, poursuit-il en s'adressant à Germain, vous protège. Quand je dis monsieur... c'est monseigneur... que je devrais dire... mais j'ai l'habitude de l'appeler Monsieur Rodolphe, et il me le permet. »

Et M. Szeliga de s'écrier dans une extase critique :

« Splendide réveil, splendide épanouissement ! »

Sixième stade. — Le Chourineur termine dignement sa carrière de pur dévouement, de bouledogue moral, en se faisant poignarder finalement à la place de son monseigneur. À l'instant où le Squelette[13] menace le prince de son couteau[14], le Chourineur arrête le bras de l'assassin. Le Squelette poignarde le Chourineur. Mais, au moment de mourir, celui-ci dit à Rodolphe :

« J'avais raison de dire qu'un ver de terre [un bouledogue] comme moi pouvait quelquefois être utile à un grand seigneur comme vous. »

À cette déclaration de chien, qui résume toute la carrière critique du Chourineur en une seule épigramme, le Chourineur, ou plutôt le billet qu'il porte dans la bouche, ajoute :

« Nous sommes quittes, monsieur Rodolphe. Vous m'avez dit que j'avais du cœur et de l'honneur. »

Et M. Szeliga de s'écrier de toutes ses forces :

« Quel mérite pour Rodolphe d'avoir rendu le « Chourineur » à l'humanité (?). »

2) Révélation du mystère de la religion critique, ou Fleur-de-Marie[modifier le wikicode]

a: La « Fleur-de-Marie[15] » spéculative.[modifier le wikicode]

Disons un mot encore de la « Fleur-de-Marie » spéculative de M. Szeliga, avant de passer à la Fleur-de-Marie d'Eugène Sue.

La « Fleur-de-Marie » spéculative est avant tout une rectification. De la construction de M. Szeliga, le lecteur pourrait en effet conclure qu'Eugène Sue

« a séparé la présentation de la base objective [I' « état du monde »] de l'évolution des forces individuelles agissantes, que l'on ne peut concevoir qu'en tenant compte de cet arrière-plan ».

Outre la mission de rectifier cette supposition erronée produite chez le lecteur par la présentation de M. Szeliga, Fleur-de-Marie a encore une fonction métaphysique dans notre « épopée », c'est-à-dire dans celle de M. Szeliga.

« L'état du monde et l'aventure épique ne se seraient pas encore, artistiquement, groupés en un tout vraiment uni, s'ils ne faisaient que s'entrecroiser pêle-mêle, un fragment d'état du monde alternant avec une action des personnages. Pour qu'il y ait unité réelle, il faut que les deux éléments, les mystères de ce monde sans liberté, et la clarté, la loyauté, la sûreté avec lesquelles Rodolphe y pénètre et les dévoile, se rencontrent dans un seul et même individu... C'est à Fleur-de-Marie qu'incombe cette tâche. »

M. Szeliga construit Fleur-de-Marie par analogie avec la Mère de Dieu telle qu'elle est échafaudée par Bauer.

Nous avons, d'un côté, le « divin » (Rodolphe), auquel on attribue « toute-puissance et liberté », qui est le seul principe actif; et nous avons, de l'autre côté, l' « état du monde » passif et les hommes qui en font partie. L'état du monde est le « terrain du réel ». Si l'on ne veut pas y « renoncer complètement », si l'on ne veut pas « supprimer le dernier reste de l'état de nature », si l'on veut que le monde lui-même conserve une part quelconque dans le «principe d'évolution» que Rodolphe concentre en sa personne face à lui, si l'on ne veut pas que « l'humain soit représenté purement et simplement comme non libre et non actif », M. Szeliga est fatalement promis à la « contradiction de la conscience religieuse ». Bien qu'il sépare violemment l'état du monde et son activité, en les présentant comme le dualisme d'une Masse morte et de la Critique (Rodolphe), il est bien obligé, cependant, de concéder de nouveau à l'état du monde et à la Masse quelques attributs de la divinité et de recréer, en la personne de Fleur-de-Marie, l'unité spéculative des deux ensembles, c'est-à-dire de Rodolphe et du monde (voir Kritik der Synoptiker, tome I, p. 39).

En dehors des relations réelles qui existent entre le propriétaire (la « force individuelle » agissante) et sa maison (la «base objective »), il faut à la spéculation mystique, comme à l'esthétique spéculative, une troisième unité spéculative, concrète, un sujet-objet, qui est la maison et le propriétaire en une seule personne. Comme la spéculation n'aime pas les médiations naturelles avec leurs trop amples détails, elle ne comprend pas que le même «fragment d'état du monde », la maison par exemple, qui est « base objective » pour l'un par exemple pour le propriétaire, soit « aventure épique » pour l'autre, par exemple pour l'architecte de la maison. Pour obtenir un « tout véritablement uni », une « unité réelle », la Critique critique, qui reproche à l' « art romantique » le « dogme de l'unité », remplace les rapports naturels et humains de l'état du monde et de l'aventure dans le monde par une connexion fantastique, par un sujet-objet mystique, tout comme Hegel remplace les rapports réels de l'homme et de la nature par un sujet-objet absolu, l'esprit absolu, qui est à la fois toute la nature et toute l'humanité.

Chez cette Fleur-de-Marie critique, « la culpabilité universelle de l'époque, la culpabilité du mystère », devient le « mystère de la culpabilité », de même que la culpabilité universelle du mystère devient, chez l'épicier coupable de dettes[16], le mystère des dettes.

Par analogie avec la construction de la Mère de Dieu, Fleur-de-Marie devrait être en réalité la mère de Rodolphe, rédempteur du monde. M. Szeliga le déclare expressément :

« Dans l'ordre logique, Rodolphe devrait être le fils de Fleur-de-Marie. » Comme il n'est pas son fils, mais son père, M. Szeliga voit là « un nouveau mystère : le présent au lieu d'engendrer le futur donne, dans bien des cas, naissance au passé depuis longtemps révolu », Bien mieux ! Il découvre cet autre mystère, plus grand encore, en contradiction directe avec la statistique de la Masse, qu' « un enfant, qui ne devient à son tour ni père ni mère, mais descend dans la tombe, virginal et innocent... est, de par son essence... une fille. »

M. Szeliga s'en tient fidèlement à la spéculation hégélienne, quand il considère selon « l'ordre logique » la fille comme la mère de son père. Dans la philosophie de l'histoire de Hegel, ainsi que dans sa philosophie de la nature, le fils engendre la mère, l'esprit, la nature, la religion chrétienne, le paganisme, le résultat final, le commencement.

Après avoir démontré que, selon « l'ordre logique », il faudrait que Fleur-de-Marie soit la mère de Rodolphe, M. Szeliga démontre maintenant le contraire : prouvant que « pour répondre entièrement à l'idée qu'elle incarne dans notre épopée elle ne doit jamais devenir mère ». Ce qui démontre du moins que l'idée de notre épopée et l'ordre logique de M. Szeliga se contredisent l'une l'autre.

La Fleur-de-Marie spéculative n'est que « l'incarnation d'une idée ». Et de quelle idée ?

« Elle a bien pour mission de représenter pour ainsi dire la dernière larme de mélancolie que le passé verse avant de disparaître tout à fait. »

Elle est la représentation d'une larme allégorique, et ce peu qu'elle est, elle ne l'est même que « pour ainsi dire ».

Nous ne suivrons pas M. Szeliga dans sa présentation ultérieure de Fleur-de-Marie. Nous lui laisserons le plaisir de se trouver, suivant la prescription de M. Szeliga, « en contradiction totale avec tout un chacun », contradiction mystérieuse aussi mystérieuse que les propriétés de Dieu.

Nous ne ruminerons pas davantage sur « le vrai mystère », que « Dieu verse dans le sein de l'homme » et auquel la Fleur-de-Marie spéculative semble « bien pour ainsi dire » faire allusion. Nous passons de la Fleur-de-Marie de M. Szeliga à la Fleur-de-Marie d'Eugène Sue et aux miraculeuses guérisons critiques que Rodolphe opère en elle.

b: Fleur-de-Marie.[modifier le wikicode]

Nous trouvons Marie au milieu des escarpes; c'est une fille de joie qui est esclave de la patronne du bouge. Dans cette déchéance, elle garde une noblesse d'âme, une candeur et une beauté humaines, qui en imposent à son entourage; ce sont ces qualités qui font d'elle la fleur poétique de ce cercle d'apaches et lui valent le nom de Fleur-de-Marie.

Il est nécessaire d'observer exactement Fleur-de-Marie dès sa première entrée en scène, afin de pouvoir faire la comparaison entre sa nature primitive et sa métamorphose critique.

Malgré toute sa délicatesse, Fleur-de-Marie donne aussitôt des preuves de courage, d'énergie, de bonne humeur, de souplesse, de caractère, qualités qui seules peuvent expliquer son épanouissement humain dans sa situation qui la déshumanise.

Contre le Chourineur, qui la maltraite, elle se défend à l'aide de ses ciseaux. Telle est la première situation où nous la rencontrons. Elle n'apparaît pas comme un agneau sans défense, se livrant sans résistance à la brutalité du plus fort, mais comme une jeune fille qui sait faire valoir ses droits et soutenir une lutte.

Dans la taverne de la rue aux Fèves, elle raconte sa vie au Chourineur et à Rodolphe[17]. Pendant son récit, l'esprit du Chourineur la fait rire. Elle s'accuse d'avoir, à sa sortie de prison, dépensé en promenades et en toilettes les 300 francs qu'elle avait gagnés, au lieu de chercher du travail.

« Mais je n'avais personne pour me conseiller. »

Elle devient mélancolique en se ressouvenant de la catastrophe de sa vie : le jour où elle s'est vendue à la tenancière du bouge. Depuis son enfance, c'est la première fois qu'elle se rappelle toutes ces aventures.

« Le fait est que ça me chagrine de regarder ainsi derrière moi... ça doit être bien bon d'être honnête[18]. »

Et, comme le Chourineur se moque d'elle en lui disant de devenir honnête, elle s'écrie :

« Honnête ! mon Dieu, et avec quoi donc veux-tu que je sois honnête[19] ? »

Elle déclare nettement qu'elle n'est pas pleurnicheuse : « je ne suis pas pleurnicheuse[20] », mais sa situation est bien triste :

« Ça n'est pas gai[21]. »

À l'opposé du repentir chrétien, elle finit par énoncer, à propos du passé, la formule stoïcienne et épicurienne à la fois, le principe humain d'une femme libre et forte :

« Enfin, ce qui est fait, est fait[22]. »

Accompagnons maintenant Fleur-de-Marie dans sa première promenade avec Rodolphe[23].

« La conscience de ton horrible position a dû souvent te tourmenter », dit Rodolphe, que démange déjà l'envie d'entamer une conversation morale. « Oui, répond-elle, plus d'une fois, j'ai regardé la Seine par-dessus le parapet; mais après je regardais les fleurs, le soleil... Alors je me disais; la rivière sera toujours là; je n'ai que seize ans et demi... qui sait ? Dans ces moments-là, il me semblait que mon sort n'était pas mérité, qu'il y avait en moi quelque chose de bon. Je me disais : on m'a bien tourmentée, mais au moins je n'ai jamais fait de mal à personne[24]. »

Fleur-de-Marie considère la situation où elle se trouve non comme une création libre, non comme une expression d'elle-même, mais comme un sort qu'elle n'a pas mérité. Cette infortune peut changer. Elle est jeune encore.

Le bien et le mal, dans la conception de Marie, ne sont pas les abstractions morales du bien et du mal. Elle est bonne, car elle n'a jamais fait de mal à personne, elle a toujours été humaine envers son entourage humain. Elle est bonne, car le soleil et les fleurs lui révèlent sa propre nature lumineuse et fleurie. Elle est bonne, car elle est encore jeune, pleine d'espoir et de courage. C'est sa situation qui n'est pas bonne, parce qu'elle lui impose une contrainte contre nature, parce qu'elle n'est pas la manifestation de ses instincts humains ni la réalisation de ses désirs humains, parce qu'elle est pleine de tourments et sans joie. C'est à sa propre individualité, à sa propre nature qu'elle mesure sa situation, et non pas à l'idéal du bien.

Dans la nature, là où tombent les chaînes de la vie bourgeoise et où elle peut librement manifester sa propre nature, Fleur-de-Marie débordera donc de joie de vivre, d'une richesse de sentiment, d'une allégresse humaine devant la beauté de la nature, qui démontrent que sa position bourgeoise n'a fait que l'effleurer, sans action profonde sur elle ; ce n'a été qu'une malchance, et elle-même n'est ni bonne ni mauvaise, mais humaine.

« Monsieur Rodolphe, quel bonheur !- de l'herbe ! des champs ! Si vous vouliez me permettre de descendre ; il fait si beau !.. J'aimerais tant courir dans ces prairies[25] ! »

Et, descendue de voiture, elle cueille des fleurs pour Rodolphe, elle « peut à peine parler de joie », etc. Rodolphe lui révèle qu'il va la conduire à la ferme de Mule Georges[26]. Elle y verra des pigeonniers, des étables, etc.; il y a là du lait, du beurre, des fruits, etc. Voilà les vrais moyens de la grâce pour cette enfant. Elle s'amusera, voilà ce qui la préoccupe d'abord. « C'est à n'y pas croire... comme je veux m'amuser[27]. » De la façon la plus naïve, elle explique à Rodolphe la part qui revient à elle-même dans son infortune, «Tout mon mauvais sort est venu de ce que je n'ai pas économisé mon argent. » Et elle lui conseille d'être économe et de placer de l'argent à la Caisse d'Épargne. Son imagination se complaît aux châteaux en Espagne que Rodolphe bâtit devant ses yeux. Elle ne retombe dans la tristesse que parce qu'elle « avait oublié le présent » et que « le contraste de ce présent avec le rêve d'une existence douce et riante lui rappelle l'horreur de sa position[28] ».

Nous voyons jusqu'ici Fleur-de-Marie sous sa forme primitive, avant l'intervention de la Critique : Eugène Sue s'est élevé au-dessus de l'horizon de son étroite conception du monde. Il a heurté de front les préjugés de la bourgeoisie. Sans doute a-t-il livré Fleur-de-Marie à son héros Rodolphe pour expier sa propre témérité, s'assurer l'approbation de tous les vieillards et de toutes les vieilles femmes, de toute la police parisienne, de la religion en vogue et de la « Critique critique ».

Mme Georges, à qui Rodolphe remet Fleur-de-Marie, est une femme malheureuse, hypocondriaque et religieuse. Elle accueille aussitôt l'enfant avec ces paroles pleines d'onction :

« Dieu bénit ceux qui l'aiment et qui le craignent- ceux qui ont été malheureux et ceux qui se repentent[29]. »

Rodolphe, l'homme de la « Critique pure », fait appeler le malheureux abbé Laporte[30], blanchi dans la superstition. C'est l'abbé qui est destiné à accomplir la réforme critique de Fleur-de-Marie.

Marie s'approche, gaie et candide, du vieux prêtre. Eugène Sue, dans sa brutalité chrétienne, lui fait murmurer aussitôt à l'oreille par un « merveilleux instinct » que « la honte finit où commencent le repentir et l'expiation », c'est-à-dire dans l'Église, hors de laquelle il n'est pas de salut, Il oublie la gaie candeur de la promenade, cette gaieté qu'avaient fait naître la grâce que dispense la nature et l'amicale sympathie de Rodolphe, et qui n'était troublée que par la pensée du retour chez la tenancière.

L'abbé Laporte prend aussitôt une pose supra-terrestre. Sa première parole est :

« La clémence de Dieu est inépuisable, ma chère enfant... Il vous l'a prouvé en ne vous abandonnant pas dans de bien douloureuses épreuves... L'homme généreux qui vous a sauvée a réalisé cette parole de l'Écriture : (notons-le : la parole de l'Écriture, et non un but humain). Le Seigneur est près de ceux qui L'invoquent... Il accomplira les désirs de ceux qui Le redoutent; Il écoutera leurs cris, et les sauvera... Le Seigneur terminera son œuvre. »

Marie ne comprend pas encore le sens pernicieux du sermon ecclésiastique. Elle répond :

« Je prierai pour ceux qui ont eu pitié de moi et qui m'ont ramenée à Dieu. »

Sa première pensée n'est pas Dieu, mais son sauveur humain; et c'est pour lui, non pour sa propre absolution, qu'elle veut prier. Elle croit que sa prière peut influer sur le salut d'autrui. Bien plus, elle est encore assez naïve pour se croire déjà ramenée à Dieu. L'abbé ne peut s'empêcher de détruire cette illusion hétérodoxe. Il l'interrompt :

« Bientôt vous mériterez l'absolution, l'absolution de vos grandes fautes... car, pour parler encore avec le prophète : Le Seigneur soutient tous ceux qui sont près de tomber. »

Remarquez la formule inhumaine du prêtre : bientôt vous mériterez l'absolution ! Vos péchés ne vous sont pas encore remis.

De même que Laporte, en accueillant la jeune fille, lui présente la conscience de ses péchés, Rodolphe au moment de prendre congé lui présente une croix en or, symbole de la crucifixion chrétienne qui l'attend.

Marie habite depuis quelque temps déjà la ferme de Mme Georges. Écoutons d'abord une conversation du vieil abbé Laporte et de Mme Georges[31]. Le prêtre estime un « mariage » impossible pour Marie,

« parce que pas un homme, malgré sa garantie[32], n'osera affronter le passé qui a souillé la jeunesse de Fleur-de-Marie ».

Et il ajoute :

« Elle a de grandes fautes à expier... Le bon sens moral aurait dû la soutenir.»

Il démontre la possibilité de ne pas quitter le droit chemin,comme le ferait le plus vulgaire des bourgeois :

« Les âmes charitables sont-elles donc si rares à Paris ? »

Le prêtre hypocrite sait parfaitement que ces âmes charitables de Paris passent indifférentes, à toute heure et dans les rues les plus animées, à côté des petites filles de sept à huit ans qui jusqu'à minuit vendent des allumettes et autres objets analogues, comme le faisait jadis Marie, et dont le sort futur sera presque sans exception celui de Marie. Le prêtre veut que Marie expie; dans son for intérieur, il l'a condamnée. Suivons Fleur-de-Marie dans une promenade, le soir, en compagnie de Laporte, qu'elle reconduit chez lui[33].

« Voyez donc, mon enfant, commence-t-il avec une rhétorique pleine d'onction, cette immensité dont on n'aperçoit plus les bornes. [C'est en effet le soir ...] Il me semble que le silence et l'infini nous donnent presque une idée de l'éternité... Je vous dis cela, Marie, parce que vous êtes sensible aux beautés de la création... Souvent, j'ai été touché de l'admiration religieuse qu'elles vous inspiraient, à vous... qui en avez été si longtemps déshéritée. »

Le prêtre a déjà réussi à métamorphoser en admiration religieuse la joie directe et naïve de Marie devant les beautés de la nature. À ses yeux, la nature se trouve déjà ravalée au rang d'une nature devenue dévote, christianisée, au rang de création. L'éther transparent est profané, il n'est plus que l'obscur symbole d'une fade éternité. Fleur-de-Marie a déjà appris que toutes les manifestations humaines de son être étaient « profanes », privées de religion, c'est-à-dire de la vraie consécration, irréligieuses, athées. Il faut que le prêtre la salisse à ses propres yeux, traîne dans la boue ses facultés naturelles et spirituelles, les moyens de la grâce, afin qu'elle devienne accessible au moyen surnaturel qu'il lui promet, le baptême. Lorsque Marie veut faire un aveu au prêtre et lui demande son indulgence, il répond :

« Le Seigneur vous a prouvé qu'Il était miséricordieux. »

Dans l'indulgence qu'elle rencontre, Marie ne doit pas voir le bon mouvement naturel et spontané qui pousse vers elle un être humain, son semblable. Il faut qu'elle y voie une miséricorde et une condescendance infinies, surnaturelles, surhumaines, et dans l'indulgence humaine, une miséricorde divine. Il faut qu'elle transcende tous les rapports humains et naturels en rapports avec Dieu. La manière dont Fleur-de-Marie se laisse prendre, dans sa réponse, au radotage du prêtre sur la miséricorde de Dieu, prouve jusqu'à quel point la doctrine religieuse l'a déjà corrompue. Dès qu'elle fut installée dans sa situation meilleure, elle n'a, dit-elle, éprouvé autre chose que son nouveau bonheur.

« À chaque instant, je songeais à M. Rodolphe. Bien souvent... je levais les yeux au ciel comme pour y chercher non pas Dieu, mais lui, M. Rodolphe, et le remercier. Enfin... je m'en accuse, mon Père, je pensais plus à lui qu'à Dieu; car il avait fait pour moi ce que D4ieu seul aurait pu faire... J'étais heureuse, heureuse comme quelqu'un qui a échappé pour toujours à un grand danger. »

Fleur-de-Marie trouve déjà répréhensible d'avoir ressenti une situation nouvelle où elle trouve le bonheur simplement comme ce qu'elle est réellement, comme un bonheur nouveau, c'est-à-dire qu'elle se reproche d'avoir eu une attitude naturelle et non surnaturelle. Elle s'accuse déjà d'avoir vu dans l'homme qui l'a sauvée ce qu'il est réellement, son sauveur, et de ne pas lui avoir substitué un sauveur imaginaire, Dieu. Elle est déjà la proie de cette hypocrisie religieuse qui ôte à l'homme, mon semblable, les mérites qu'il s'est acquis envers moi pour les donner à Dieu; qui, d'une façon générale, regarde comme étranger à l'homme tout ce qui, en lui, est humain et comme sa propriété proprement dite tout ce qui, en lui, est non-humain. Marie nous raconte que la transformation religieuse de ses pensées, de ses sentiments, de son attitude devant la vie a été le fait de Mme Georges et de Laporte.

« Lorsque M. Rodolphe m'a emmenée de la Cité, j'avais déjà vaguement la conscience de ma dégradation. Mais croyez-vous que l'éducation, que les conseils, que les exemples que j'ai reçus de Mme Georges et de vous [...] ne m'aient pas, hélas ! fait comprendre que j'avais été encore plus coupable que malheureuse ?... Vous et Mme Georges, vous m'avez fait comprendre la profondeur infinie de mon abjection[34]. »

En d'autres termes, c'est à l'abbé Laporte et à Mme Georges qu'elle doit d'avoir échangé la conscience humaine, et par suite supportable, de sa dégradation, contre la conscience chrétienne, et par suite insupportable, d'une abjection infinie. Le prêtre et la bigote lui ont enseigné à se juger du point de vue chrétien. Marie éprouve l'étendue du malheur moral où on l'a précipitée. Elle dit :

« Puisque la conscience du bien et du mal devait m'être si funeste, que ne me laissait-on à mon malheureux sort !.. Si on ne m'eût pas arrachée à l'infamie, la misère, les coups m'eussent tuée bien vite; au moins, je serais morte dans l'ignorance d'une pureté que je regretterai toujours. »

Le prêtre sans cœur répond :

« La nature même la plus généreuse n'eût-elle été plongée qu'un jour dans la fange d'où on vous a tirée en garde un stigmate ineffaçable. Telle est l'immutabilité de la justice divine. »

Fleur-de-Marie, profondément blessée par cette mielleuse malédiction ecclésiastique, s'écrie :

« Vous le voyez bien, je dois désespérer. »

L'esclave grisonnant de la religion réplique :

« Vous devez désespérer d'effacer de votre vie cette page désolante, mais vous devez espérer en la miséricorde infinie de Dieu. Ici-bas, pour vous, pauvre enfant, larmes, remords, expiation; mais un jour, là-haut, là-haut, pardon, félicité éternelle ! »

Marie n'est pas encore assez simple d'esprit pour se laisser consoler par la félicité éternelle et le pardon qu'on lui promet là-haut.

« Pitié, pitié, mon Dieu » ! s'écrie-t-elle, « je suis encore si jeune... malheur à moi ! »

Et la sophistique hypocrite du prêtre atteint à son comble :

« Bonheur pour vous, au contraire, Marie, bonheur pour vous, à qui le Seigneur envoie ces remords pleins d'amertume, mais salutaires ! Ils prouvent la religieuse susceptibilité de votre âme... Chacune de ces souffrances vous sera comptée là-haut. Croyez-moi, Dieu ne vous a laissée un moment dans la voie mauvaise que pour vous réserver la gloire du repentir et la récompense éternelle due à l'expiation ! »

À partir de ce moment, Marie est devenue esclave de la conscience du péché. Alors que, dans la situation la plus misérable, elle avait su se créer une individualité humaine, aimable, et qu'au sein de la dégradation extrême elle avait eu conscience de son essence humaine où elle voyait son essence véritable, désormais la fange de la société actuelle, qui n'a fait que la toucher extérieurement, devient son essence intime; s'infliger sans cesse de noirs tourments en se rappelant cette fange devient le devoir d'une vie, voulu par Dieu lui-même, la fin en soi de son existence. Alors que jadis elle se vantait de « ne pas être pleurnicheuse », alors qu'elle savait que « ce qui est fait, est fait », elle tient à présent la contrition pour le bien, et le repentir, pour la gloire.

Il apparaît plus tard que Fleur-de-Marie est la fille de Rodolphe. Nous la retrouvons princesse de Gerolstein[35].

Nous écoutons un de ses entretiens avec son père :

« En vain je prie Dieu de me délivrer de ces obsessions, de remplir uniquement mon cœur de Son pieux amour, de Ses saintes espérances, de me prendre enfin tout entière, puisque je veux me donner tout entière à Lui... Il n'exauce pas mes vœux... sans doute parce que mes préoccupations terrestres me rendent indigne d'entrer en communication avec lui[36]. »

Une fois qu'il a reconnu que ses égarements sont des crimes infinis contre Dieu, l'homme ne peut s'assurer la rédemption et la grâce qu'en se donnant tout entier à Dieu, en mourant tout entier au monde et aux préoccupations du monde. Une fois qu'elle a reconnu que c'est par un miracle divin qu'elle a été délivrée de sa situation inhumaine, Fleur-de-Marie est obligée de devenir elle-même une sainte pour être digne d'un pareil miracle. Son amour humain est obligé de se métamophoser en amour religieux, son aspiration au bonheur en aspiration à la félicité éternelle, la satisfaction temporelle en sainte espérance, la communion avec les hommes en communion avec Dieu. Dieu doit la prendre tout entière. Elle énonce elle-même le mystère qui empêche Dieu de la prendre tout entière. Elle ne s'est pas encore donnée tout entière à lui, son cœur est encore épris et possédé de préoccupations terrestres. C'est là la dernière manifestation de sa vaillante nature, les derniers feux qu'elle jette. Elle se donne toute à Dieu en mourant toute au monde et en entrant au couvent.

« Personne ne doit entrer au couvent,

Sans être pourvu congrûment

De bons péchés à suffisance

Afin que de toute son existence

Pour lui jamais ne cesse le plaisir

De se tourmenter par le repentir. »

GOETHE[37].

Au couvent, Fleur-de-Marie est promue abbesse grâce aux intrigues de Rodolphe. Elle refuse d'abord d'accepter ce poste, par conscience de son indignité. La vieille abbesse s'emploie à la convaincre :

« Je vous dirai plus, ma chère fille : avant d'entrer au bercail, votre existence aurait-elle été aussi égarée qu'elle a été au contraire pure et louable... que les vertus évangéliques dont vous nous avez donné l'exemple depuis votre séjour ici expieraient et rachèteraient encore aux yeux du Seigneur un passé si coupable qu'il fût. »

Par les paroles de l'abbesse, nous comprenons que les vertus séculières de Fleur-de-Marie se sont métamorphosées en vertus évangéliques; ou, pour mieux dire, que ses vertus réelles ne peuvent plus se manifester que sous caricature évangélique. Marie répond aux paroles de l'abbesse :

« Sainte mère.., je crois maintenant pouvoir accepter[38]. »

La vie du couvent ne correspond pas à l'individualité de Marie; elle meurt. Le christianisme ne la console qu'en imagination, ou encore sa consolation chrétienne est précisément l'anéantissement de sa vie et de son essence réelles : sa mort[39].

Rodolphe a donc métamorphosé Fleur-de-Marie d'abord en pécheresse repentante, puis la pécheresse repentante en nonne, et enfin la nonne en cadavre. Aux obsèques, le prêtre critique Szeliga ajoute son oraison funèbre à celle du prêtre catholique.

L'existence « innocente » de Fleur-de-Marie, il l'appelle son existence « éphémère » et l'oppose à sa « faute éternelle et inoubliable ». Il célèbre le fait que son « dernier souffle » soit « imploration de la rémission et du pardon ». Mais, de même que le pasteur protestant, après avoir exposé la nécessité de la grâce du Seigneur, la participation du défunt au péché originel et la forte conscience qu'il a eue de son état de pécheur, est obligé de célébrer les vertus de ce même défunt par une formule séculière, M. Szeliga recourt lui aussi à la formule :

« Et pourtant, elle n'avait personnellement rien à se faire pardonner. »

Il jette enfin sur la tombe de Marie la fleur la plus fanée de l'éloquence ecclésiastique :

« Elle s'est éteinte et a quitté ce monde, et rarement créature humaine eut le cœur plus pur qu'elle ! »

Amen.

3) Révélation des mystères du Droit.[modifier le wikicode]

a: Le Maître d'école[40] ou la nouvelle théorie pénale. Le mystère dévoilé du système cellulaire. Mystères médicaux.[modifier le wikicode]

Le Maître d'école est un criminel d'une force physique herculéenne et d'une grande énergie morale. Il est, de son naturel, cultivé et instruit. Athlète passionné, il entre en conflit avec les lois et les coutumes de la société bourgeoise qui a pour normes la médiocrité, la délicatesse morale et la discrétion en matière commerciale. Il devient assassin et s'abandonne à tous les excès d'un tempérament violent qui ne trouve nulle part d'activité humaine à sa mesure.

Rodolphe s'est emparé de ce criminel. Il veut l'amender selon la Critique et faire, sur lui, un exemple pour le monde juridique. Il se bat avec le monde juridique non sur la « peine » elle-même, mais sur la manière d'appliquer cette peine. D'après l'expression caractéristique du médecin nègre David, il découvre une théorie pénale qui serait digne « du plus grand criminaliste allemand[41] », et qui, par la suite, a même eu la chance d'être défendue, avec tout le sérieux allemand et la profondeur allemande, par un criminaliste allemand. Rodolphe ne se doute même pas qu'on puisse s'élever au-dessus des criminalistes; il n'a d'autre ambition que d'être « le plus grand criminaliste », primus inter pares[42]. Il fait crever les yeux au Maître d'école par le médecin nègre David[43].

Rodolphe commence par ressasser toutes les objections banales contre la peine de mort : elle n'a pas d'effet sur le criminel, elle n'a pas d'effet sur le peuple qui n'y voit qu'un spectacle divertissant.

Rodolphe établit ensuite une différence entre le Maître d'école et l'âme du Maître d'école. Ce n'est pas l'homme, ce n'est pas le Maître d'école réel qu'il veut sauver, c'est le salut de son âme qu'il veut assurer.

C'est, dit-il d'un ton doctoral, quelque chose de sacré que le salut d'une âme... Tout crime s'expie et se rachète, a dit le Sauveur, mais pour qui veut sincèrement expiation et repentir. Du tribunal à l'échafaud, le trajet est trop court... Tu (le Maître d'école) as criminellement abusé de ta force, je paralyserai ta force... Tu trembleras devant le plus faible, ta punition égalera tes crimes. Mais cette punition épouvantable te laissera du moins l'horizon sans bornes de l'expiation... Si je te sépare du monde extérieur, c'est pour te plonger dans une nuit impénétrable, seul avec le souvenir de tes forfaits... Tu seras forcé de regarder en toi... Ton intelligence, que tu as dégradée, se relèvera par l'expiation. »

Rodolphe considère l'âme comme sainte, le corps de l'homme comme profane; il voit donc uniquement dans l'âme l'essence vraie, parce qu'appartenant au ciel — à l'humanité pour reprendre la paraphrase critique de M. Szeliga — : il s'ensuit que le corps, la force du Maître d'école, n'appartient pas à l'humanité; sa manifestation vitale n'a pas à être formée humainement et revendiquée pour l'humanité; elle n'a pas à être traitée comme essence humaine en elle-même. Le Maître d'école a abusé de sa force; Rodolphe paralyse, estropie, anéantit cette force. Pour se débarrasser des manifestations perverties d'une force vitale humaine, il n'est pas de moyen plus critique que d'anéantir cette force vitale. C'est là le moyen chrétien qui arrache l’œil si l'œil est source de scandale, qui coupe la main si la main est source de scandale, qui, en un mot, tue le corps si le corps est source de scandale; car l'œil, la main, le corps ne sont à proprement parler que des accessoires de l'homme, superflus et coupables. Il faut tuer la nature humaine, pour guérir ses maladies. D'accord sur ce point avec la jurisprudence critique, la jurisprudence de la Masse, elle aussi, trouve dans l'estropiement, dans la paralysie des forces humaines, l'antidote des manifestations perturbatrices de ces forces.

Ce qui gêne Rodolphe, homme de la Critique pure, dans la législation criminelle, c'est le trop rapide passage du tribunal à l'échafaud. Il veut, lui, allier la vengeance frappant le criminel à l'expiation et à la conscience du péché chez le criminel; il veut allier la peine corporelle à la peine morale, la torture sensible à la torture non sensible du repentir. Il faut que la peine profane soit en même temps un moyen d'éducation moral et chrétien.

Cette théorie pénale[44], qui allie la jurisprudence à la théologie, ce « mystère dévoilé du mystère », n'est d'un bout à l'autre que la théorie pénale de l'Église catholique, ainsi que Bentham[45] nous l'a déjà amplement exposé dans son ouvrage : Théorie des peines et des récompenses. Dans ce même traité, Bentham a également démontré la nullité morale des peines actuelles. Il nomme les punitions légales des « parodies juridiques ».

La peine infligée par Rodolphe au Maître d'école est la même peine qu'Origène s'est infligée à lui-même. Il l'émascule, il le prive d'un organe de la génération, l'œil. « L'œil est la lumière du corps. » Que Rodolphe ait justement eu l'idée de lui ôter la vue, voilà qui fait grand honneur à son instinct religieux. C'est la peine qui était à l'ordre du jour dans l'empire très chrétien de Byzance et qui fit florès durant la période où les empires germano-chrétiens d'Angleterre et de France étaient dans la force de leur jeunesse. Séparer l'homme du monde extérieur sensible, le rejeter brutalement dans son for intérieur abstrait en vue de l'amender, lui crever les yeux — voilà une conséquence nécessaire de la doctrine chrétienne, d'après laquelle la réalisation parfaite de cette séparation, le pur isolement de l'homme concentré sur son « moi » spiritualiste constitue le bien même. Si Rodolphe ne va pas, à l'exemple de ce qui se faisait à Byzance et dans le royaume des Francs, jusqu'à reléguer le Maître d'école dans un cloître réel, du moins le relègue-t-il dans le cloître idéal, dans le cloître d'une nuit impénétrable que n'interrompt jamais la lumière du monde extérieur, dans le cloître de la conscience inerte et du sentiment du péché, peuplé seulement de réminiscences spectrales.

Une certaine pudeur spéculative ne permet pas à M. Szeliga d'aborder franchement la théorie pénale de son héros Rodolphe : cette alliance du châtiment temporel à l'expiation et au repentir chrétiens. Il lui prête en revanche — naturellement sous forme de mystère restant à dévoiler au monde — la théorie d'après laquelle, dans la peine, le criminel doit être institué « juge » de son « propre » crime.

Le mystère de ce mystère dévoilé est la théorie pénale de Hegel. D'après Hegel, c'est le criminel qui prononce, dans la peine subie, l'arrêt contre lui-même. Gans[46] a développé plus amplement cette théorie. Elle est, chez Hegel, l'enjolivement spéculatif de l'antique droit du talion, exposée par Kant comme la seule théorie juridique de la peine. Chez Hegel, le criminel qui se juge lui-même est une pure « idée », une interprétation purement spéculative des peines empiriques courantes. C'est pourquoi il s'en remet, pour les modalités, au degré de civilisation de l'État; en d'autres termes, il laisse subsister la peine telle qu'elle est. C'est justement en cela qu'il se montre plus critique que son perroquet critique. Une théorie pénale qui, dans le criminel, reconnaît aussi l'homme, ne peut le faire que dans l'abstraction, dans l'imagination, précisément parce que la peine, la contrainte sont en contradiction avec le comportement humain. Dans la pratique, la chose serait d'ailleurs impossible. À la loi abstraite se substituerait l'arbitraire purement subjectif, puisque, dans chaque cas, il appartiendrait aux personnages officiels, « respectables et honorables », d'approprier la peine à l'individualité du criminel. Platon a déjà compris que la loi devait se placer à un seul point de vue et faire abstraction de l'individualité. Dans des conditions humaines, au contraire, la peine ne sera réellement que le jugement de l'auteur de la faute sur lui-même. On ne cherchera pas à le convaincre qu'une violence extérieure, qui lui est appliquée par autrui, est une violence qu'il s'est appliquée à lui-même. Les autres hommes seront plutôt pour lui des rédempteurs naturels de la peine qu'il aura prononcée contre lui-même. En d'autres termes, le rapport sera exactement inversé[47].

Rodolphe énonce sa pensée la plus intime — le but qu'il vise en ôtant la vue au Maître d'école — quand il lui dit :

« Chacune de tes paroles sera une prière. »

Il veut lui apprendre à prier. Il veut métamorphoser le brigand herculéen en un moine qui n'aura d'autre besogne que la prière. Comme est humaine, par comparaison avec cette cruauté chrétienne, la théorie ordinaire de la peine, qui se contente de couper la tête à l'homme qu'elle veut anéantir ! Il va de soi, enfin, que la législation réelle de la Masse, toutes les fois qu'elle s'est proposé sérieusement l'amendement des criminels, s'est montrée incomparablement plus compréhensive et plus humaine que le Haroun-al-Raschid allemand. Les quatre colonies agricoles hollandaises, la colonie pénitentiaire d'Ostwald en Alsace sont des tentatives vraiment humaines, si nous les comparons au supplice du Maître d'école. De même que Rodolphe tue Fleur-de-Marie en la livrant au prêtre et à la conscience du péché, de même qu'il tue le Chourineur en lui faisant perdre sa personnalité humaine et en le ravalant au rang de bouledogue, il tue le Maître d'école en lui crevant les yeux pour qu'il apprenne à « prier ».

Il est vrai que c'est tout à fait de la même façon que toute réalité ressort « simplement » de la « Critique pure » : elle en sort déformée, sous forme d'abstraction inepte de cette réalité.

Dès que le Maître d'école a perdu la vue, M. Szeliga nous fait assister à un miracle moral.

« Le terrible Maître d'école reconnaît « tout à coup » [à l'en croire] la force de l'honnêteté et de la probité; il dit au Chourineur : « Ah ! oui, je puis avoir confiance en toi; tu n'as jamais volé[48]. »

Malheureusement, Eugène Sue a conservé une déclaration du Maître d'école sur le Chourineur, qui contient le même hommage et n'a pu lui être suggérée par la perte de la vue, puisqu'elle a été faite avant le châtiment. Dans son tête-à-tête avec Rodolphe, le Maître d'école, en effet, s'exprime en ces termes au sujet du Chourineur :

« Du reste, il n'est pas capable de vendre un ami. Non, il a du bon... il a toujours eu des idées singulières[49]. »

De quoi réduire à néant le miracle moral de M. Szeliga. Examinons maintenant les résultats réels obtenus par la cure critique de Rodolphe.

Nous trouvons d'abord le Maître d'école qui, en compagnie de la Chouette, part en expédition au domaine de Bouqueval[50], pour jouer un mauvais tour à Fleur-de-Marie. L'idée qui le hante, c'est évidemment l'idée de se venger de Rodolphe; mais il ne sait que se venger de lui métaphysiquement, en pensant et ruminant « le mal » pour le faire enrager. « Il m'a ôté la vue, il ne m'a pas ôté la pensée du mal. » Il raconte à la Chouette pour quelle raison il l'a fait rechercher : « Je m'ennuyais, moi, tout seul avec ces honnêtes gens. »

Pour satisfaire la volupté monacale, la volupté bestiale, qu'il prend à l'humiliation volontaire de l'homme, Eugène Sue nous montre le Maître d'école, à genoux devant cette vieille sorcière de Chouette et ce petit démon de Tortillard, les suppliant de ne pas l'abandonner; mais notre grand moraliste oublie qu'il offre ainsi à la Chouette la primeur d'une jouissance diabolique. De même qu'en le privant violemment de la vue Rodolphe a démontré au criminel la puissance de la violence physique dont il veut lui représenter l'inanité, Eugène Sue apprend ici au Maître d'école à reconnaître pour de bon cette fois la puissance de la totale sensualité. Il lui fait comprendre que, sans elle, l'homme n'est plus un homme, mais devient la cible sans défense des railleries des enfants. Il le convainc que le monde a mérité les crimes que lui, Maître d'école, a fait subir au monde puisqu'il lui suffit de perdre la vue pour que le monde le maltraite. Il lui ôte sa dernière illusion humaine, car le Maître d'école croyait à l'attachement de la Chouette. N'avait-il pas déclaré à Rodolphe « qu'elle se jetterait au feu pour lui » ? Par contre, Eugène Sue a la satisfaction d'entendre le maître d'école au paroxysme du désespoir pousser ce cri : « Mon Dieu !mon Dieu ! mon Dieu ! »

Le Maître d'école a appris à « prier » ! Et Eugène Sue trouve dans « cet appel involontaire à la commisération divine quelque chose de providentiel ».

Cette prière involontaire, voilà la première conséquence de la Critique à la Rodolphe. Elle est immédiatement suivie d'une expiation involontaire à la ferme de Bouqueval, où le Maître d'école voit en rêve les fantômes des gens qu'il a tués[51].

Nous passons l'ample description de ce rêve, et nous retrouvons le Maître d'école, amendé selon la Critique, dans la cave de Bras-Rouge, chargé de chaînes, à demi dévoré par les rats, à demi mort de faim, rendu à demi fou par les tortures de la Chouette et de Tortillard et poussant des hurlements de bête[52]. Tortillard lui a livré la Chouette. Examinons-le pendant l'opération qu'il lui fait subir. Il ne se contente pas de copier Rodolphe, le héros, extérieurement, en arrachant les yeux à la Chouette; il le copie encore moralement en reproduisant l'hypocrisie de Rodolphe et en parant son acte cruel de locutions dévotes. Dès qu'il a la Chouette en son pouvoir, le Maître d'école manifeste « une joie effrayante », et sa voix tremble de fureur[53].

« Tu sens bien, dit-il, que je ne veux pas en finir tout de suite... Torture pour torture ! Il faut que je te parle longuement avant de te tuer... Ça va être affreux pour toi... D'abord, vois-tu, depuis ce rêve de la ferme de Bouqueval, qui m'a remis sous les yeux tous nos crimes, depuis ce rêve qui a manqué de me rendre fou... qui me rendra fou... il s'est passé en moi un changement étrange... J'ai eu horreur de ma férocité passée... D'abord, je ne t'ai pas permis de martyriser la Goualeuse... cela n'était rien encore... En m'enchaînant ici dans cette cave, en m'y faisant souffrir le froid et la faim... tu m'as laissé tout à l'épouvante de mes réflexions. Oh ! tu ne sais pas ce que c'est d'être seul... L'isolement m'a purifié. Je ne l'aurais pas cru possible... Une autre preuve... que je suis peut-être moins scélérat qu'autrefois, c'est que j'éprouve une joie infinie à te tenir là, monstre, non pour me venger, moi... mais pour venger nos victimes. Oui, j'aurai accompli un devoir, quand, de ma propre main, j'aurai puni ma complice... J'ai maintenant horreur de mes meurtres passés, et pourtant... ne trouves-tu pas cela bizarre ? C'est sans crainte, c'est avec sécurité que je vais commettre sur toi un meurtre affreux, avec des raffinements affreux. Dis... dis... conçois-tu cela[54] ? »

Dans ces quelques paroles, le Maître d'école parcourt toute la gamme de la casuistique morale.

Sa première déclaration exprime franchement le plaisir que lui cause la vengeance : torture pour torture ! Il veut tuer la Chouette, il veut prolonger son agonie par un sermon interminable; et, sophistique délicieuse, le discours par lequel il la martyrise est un sermon moral. Il prétend que le rêve de Bouqueval l'a amendé. Il révèle en même temps quel a été exactement l'effet réel de ce rêve en avouant qu'il a manqué de le rendre fou, qu'il le rendra fou. Pour prouver. son amendement, il rappelle qu'il a empêché le martyre de Fleur-de-Marie. Chez Eugène Sue, il faut que les personnages, d'abord le Chourineur, et ici le Maître d'école, expriment comme étant leur réflexion à eux le mobile conscient de leur action, les intentions littéraires qui déterminent l'auteur à les faire agir de telle ou telle façon. Il faut constamment qu'ils disent : sur ce point je me suis amendé, ou sur cet autre, ou encore sur cet autre. Comme ils n'accèdent pas à une vie vraiment riche, il faut que leur langue ajoute un accent vibrant à des traits insignifiants, comme ici la protection accordée à Fleur-de-Marie.

Après avoir exposé l'effet bienfaisant du rêve du Bouqueval, il faut que le maître d'école explique pour quelles raisons Eugène Sue l'a fait enfermer dans une cave, Il faut qu'il trouve raisonnable le procédé du romancier. Il faut qu'il dise à la Chouette : en m'enfermant dans une cave, en me faisant ronger par les rats, en me faisant souffrir la faim et la soif, tu as parachevé mon amendement. La solitude m'a purifié.

Les hurlements de bête fauve, la rage furieuse, l'horrible plaisir de la vengeance avec lesquels le Maître d'école accueille la Chouette démentent cette phraséologie morale. Ils trahissent le caractère des réflexions qu'il a faites dans son cachot.

Il semble que le Maître d'école se rende compte lui-même de ces contradictions; mais, moraliste critique, il saura bien les concilier.

La « joie sans bornes » de tenir la Chouette en son pouvoir, il va précisément la donner comme un signe de son amendement. Son désir de vengeance, en effet, n'est pas un désir naturel, mais un désir moral. Ce n'est pas lui-même qu'il veut venger, ce sont les victimes des crimes que lui et la Chouette ont commis ensemble. En la tuant, ce n'est pas un assassinat qu'il commet, c'est un devoir qu'il accomplit. Il ne se venge pas sur elle; juge impartial, il punit sa complice. Il a horreur de ses meurtres passés, et cependant — émerveillé lui-même de sa propre casuistique — « il demande à la Chouette : Ne trouves-tu pas cela bizarre ? C'est sans crainte, c'est avec sécurité que je vais te tuer ». Pour des raisons morales qu'il n'indique pas, il savoure en même temps l'évocation de ce « meurtre affreux, meurtre avec des raffinements affreux », qu'il s'apprête à commettre.

Que le Maître d'école tue la Chouette, cela correspond à son caractère, surtout après la cruauté avec laquelle elle l'a maltraité. Mais qu'il la tue pour des raisons morales, qu'il donne une interprétation morale à sa volupté barbare de commettre le meurtre affreux, les raffinements affreux ; qu'il prouve son repentir des meurtres passés précisément en commettant un nouveau meurtre; que, d'assassin simple, il devienne un assassin à double sens, un assassin moral - voilà le résultat glorieux obtenu par la cure critique que lui a fait subir Rodolphe.

La Chouette essaie d'échapper au Maître d'école. Il s'en aperçoit et la retient ferme.

« Tiens-toi donc, la Chouette, il faut que je finisse de t'expliquer comment peu à peu j'en suis venu à me repentir... Cette révélation te sera odieuse... et elle te prouvera aussi combien je dois être impitoyable dans la vengeance que je veux exercer sur toi au nom de nos victimes. Il faut que je me hâte. La joie de te tenir là me fait bondir le sang. J'aurai le temps de te rendre les approches de la mort effroyables en te forçant à m'entendre... Je suis aveugle, et ma pensée prend une forme, un corps, pour me représenter incessamment, d'une manière visible, presque palpable, les traits de mes victimes... Les idées obsédantes s'imaginent presque matériellement dans le cerveau... Quand, au repentir, se joint une expiation d'une effrayante sévérité, une expiation qui change votre vie en une longue insomnie remplie d'hallucinations vengeresses ou de réflexions désespérées, peut-être alors le pardon des hommes succède-t-il aux remords et à l'expiation[55]. »

Le Maître d'école persiste dans son hypocrisie qui, à chaque instant, s'avère hypocrisie. La Chouette doit apprendre comment il en est venu peu à peu à se repentir. Cette révélation lui sera odieuse, à elle, puisqu'elle prouvera que c'est son devoir à lui d'exercer sur elle une vengeance impitoyable, non en son nom personnel, mais au nom de leurs communes victimes. Mais le Maître d'école s'interrompt tout à coup dans son exposé didactique. Il faut qu'il « se hâte », comme il dit, de faire son cours, car la joie de la tenir là lui fait bondir le sang dans les veines : belle raison morale d'abréger son exposé. Puis il se calme à nouveau les sangs. Tout le temps qu'il consacre à lui prêcher la morale n'est pas perdu, en effet, pour sa vengeance. Il « rendra [à la Chouette] les approches de la mort effroyables »; autre raison morale de faire traîner son sermon. Et après l'énoncé de ces raisons morales, il peut tranquillement reprendre son texte moral au point où il l'a laissé.

Le Maître d'école décrit justement l'état où l'isolement du monde extérieur plonge l'homme. Que, pour un homme, le monde sensible devienne une pure idée, et les pures idées se métamorphosent pour lui en êtres sensibles. Les hallucinations de son cerveau prennent des formes corporelles. Dans son esprit naît un monde de spectres tangibles, palpables. Tel est le mystère de toutes les pieuses visions, telle est en même temps la forme générale de la folie. C'est pourquoi le Maître d'école, qui répète les phrases de Rodolphe sur « la puissance du repentir et de l'expiation alliées à d'effroyables tortures », les répète déjà comme un demi-fou et confirme ainsi effectivement la connexion existant entre la conscience chrétienne du péché et la démence. De même, lorsqu'il considère la métamorphose de la vie en une nuit de rêves, remplie d'hallucinations, comme le vrai résultat du repentir et de l'expiation, le Maître d'école énonce le vrai mystère de la Critique pure et de l'amendement chrétien. Cet amendement consiste précisément à métamorphoser l'homme en spectre et sa vie en une vie de songe.

Eugène Sue sent à ce moment combien les pensées salutaires de Rodolphe qu'il fait répéter bêtement par le bandit aveugle sont discréditées par les procédés que celui-ci emploie à l'égard de la Chouette. Aussi prête-t-il au Maître d'école ces mots :

« La salutaire influence de ces pensées est telle que ma fureur s'apaise[56]. »

Le Maître d'école avoue donc maintenant que son courroux moral n'était qu'une fureur profane.

« Le courage, la force, la volonté me manquent pour te tuer... non, ce n'est pas à moi de verser ton sang... ce serait un meurtre [il appelle les choses par leur nom], meurtre excusable peut-être, mais ce serait toujours un meurtre[57]. »

À point nommé, la Chouette porte un coup de stylet au Maître d'école. Eugène Sue peut alors lui faire tuer la Chouette sans plus de casuistique morale.

« Il poussa un cri de douleur... Les ardeurs féroces de sa vengeance, de sa rage, ses instincts sanguinaires, brusquement réveillés et exaspérés par cette attaque, firent une explosion soudaine, terrible, où s'abîma sa raison, déjà fortement ébranlée. Ah ! vipère, j'ai senti ta dent !... Tu seras comme moi... sans yeux ![58]

Et, de ses ongles, il lui arrache les yeux. Au moment où éclate la nature du Maître d'école que la cure de Rodolphe n'a fait que recouvrir d'un vernis hypocrite, sophistiqué et n'a domptée que par l'ascétisme, l'explosion est d'autant plus violente et plus terrible. Il faut savoir gré à Eugène Sue d'avouer que la raison du Maître d'école était déjà fortement ébranlée par tous les événements que Rodolphe avait préparés.

« La dernière lueur de l'intelligence de ce misérable s'éteignit dans ce cri d'épouvante, dans ce cri de damné... [Il voit les fantômes des assassinés.] Il s'agite et rugit comme un animal en furie. Il torture la Chouette à mort. »

M. Szeliga marmotte dans sa barbe :

« Avec le Maître d'école ne peut s'opérer une métamorphose (!) aussi rapide (!) et aussi heureuse (!) qu'avec le Chourineur. »

Après avoir fait de Fleur-de-Marie une pensionnaire du couvent, Rodolphe fait du Maître d'école un pensionnaire de la maison de fous de Bicêtre[59]. Il a paralysé sa force morale comme sa force physique. À juste titre d'ailleurs. Car il a péché par sa force morale aussi bien que par sa force physique; or, d'après la théorie pénale de Rodolphe, il faut anéantir les forces pécheresses.

Mais M. Eugène Sue n'a pas encore achevé «l'expiation et le repentir, joints à une vengeance terrible ». Le Maître d'école retrouve la raison; mais, craignant d'être livré à la justice, il reste à Bicêtre et simule la folie. M. Sue oublie que « chacune de ses paroles devait être une prière », mais qu'elles sont plutôt en fin de compte les hurlements et la rage inarticulés d'un fou. À moins que, par ironie, M. Sue ne mette cette manifestation de la vie sur le même rang que la prière !

L'idée de la peine que Rodolphe applique en privant de la vue le maître d'école, cet isolement de l'homme réduit à son âme et coupé du monde extérieur, la conjonction de la peine juridique et de la torture théologique, tout cela trouve sa réalisation la plus nette... dans le système cellulaire. C'est pourquoi M. Sue célèbre aussi le système cellulaire.

« Que de siècles il fallut pour reconnaître [la dépravation des prisons] qu'il n'est qu'un seul remède à cette lèpre envahissante qui menace le corps social : l'isolement. »

M. Sue partage l'opinion des gens comme il faut qui expliquent l'extension des crimes par le système des prisons. Pour soustraire le criminel à la mauvaise société, ils l'abandonnent à sa propre société. M. Eugène Sue déclare :

« Nous nous estimerions heureux si notre faible voix pouvait être entendue parmi toutes celles qui demandent avec une si juste et si impatiente insistance l'application complète, absolue, du système cellulaire. »

Le vœu de M. Sue ne s'est réalisé que partiellement. Dans les débats qui ont eu lieu cette année à la Chambre des députés sur le système cellulaire, les défenseurs officiels de ce système ont dû reconnaître eux-mêmes qu'il aboutissait tôt ou tard à rendre les détenus fous. Il a donc fallu convertir en déportation toutes les peines de prison excédant dix ans.

Si MM. Tocqueville et Beaumont[60] avaient étudié à fond le roman d'Eugène Sue, ils auraient sans faute fait triompher l'application absolue, complète du système cellulaire.

En effet, Eugène Sue, s'il ôte la société aux criminels ayant leur raison, pour les faire devenir fous, donne de la société aux fous pour les ramener à la raison. « L'expérience prouve que, pour les aliénés, l'isolement est aussi funeste qu'il est salutaire pour les détenus criminels[61]. »

Si donc M. Sue, pas plus que Rodolphe, son héros critique, n'a dépouillé le droit du moindre secret, ni en préconisant la théorie pénale catholique, ni en vantant le système cellulaire cher aux méthodistes, il a en revanche enrichi la médecine de nouveaux mystères. Et, en fin de compte, il y a tout autant de mérite à découvrir de nouveaux mystères qu'à dévoiler des mystères anciens. En plein accord avec M. Sue, la Critique critique nous rapporte, après que le Maître d'école a été privé de la vue :

« Il ne croit même pas ceux qui lui disent qu'il ne voit plus clair. »

Le Maître d'école ne pouvait pas croire à sa cécité, parce qu'en réalité il y voyait encore. M. Sue décrit une cataracte d'un genre nouveau, il énonce un mystère réel pour l'ophtalmologie de la Masse, l'ophtalmologie non critique.

Après l'opération, la pupille est blanche. Il s'agit donc d'une cataracte lenticulaire. Sans doute a-t-on pu la provoquer jusqu'ici presque sans douleur par lésion du cristallin, encore que l'opération ne soit tout de même pas totalement indolore. Mais comme les médecins n'atteignent ce résultat que par voie naturelle, et non par voie critique, il ne restait après la lésion qu'à attendre l'inflammation avec son exsudation de plasma pour obtenir un obscurcissement du cristallin.

Un miracle et un mystère plus grands encore s'opèrent au chapitre III du troisième tome. Il s'agit du Maître d'école.

L'aveugle recouvre la vue :

« La Chouette, le Maître d'école et Tortillard... virent le prêtre et Fleur-de-Marie. »

Si nous ne voulons pas interpréter cela comme un miracle littéraire selon le précédent de la Kritik der Synoptiker, il faut admettre que le Maître d'école s'est fait opérer de sa cataracte. Plus tard, le voilà de nouveau aveugle. Il s'est donc servi trop tôt de ses yeux; l'excitation lumineuse a provoqué une inflammation qui s'est terminée par une paralysie de la rétine et a occasionné une amaurose incurable. Si ce processus n'exige ici qu'une seconde, voilà un nouveau mystère pour l'ophtalmologie non critique.

b: Récompense et châtiment. La double justice, avec tableau.[modifier le wikicode]

Notre héros Rodolphe dévoile la nouvelle théorie qui, par la récompense des bons et le châtiment des méchants, empêche la société de s'écrouler. Considérée du point de vue non critique, cette théorie n'est autre que la théorie de la société actuelle. Elle n'est certes pas en reste pour récompenser les bons et châtier les méchants ! Par rapport à ce mystère dévoilé, quelle absence de Critique chez le communiste « massif » Owen, qui voit dans la peine et la récompense la sanctification des différences sociales et l'expression parfaite d'une dépravation servile.

On pourrait croire à une révélation nouvelle quand Eugène Sue fait émaner les récompenses de la justice — il s'agit du pendant de !a justice criminelle — et que, mécontent d'une juridiction, il en invente deux. Par malheur, ce mystère dévoilé est lui aussi la répétition d'une vieille théorie, amplement développée par Bentham dans l'ouvrage cité plus haut. On ne disputera pas à M. Eugène Sue, en revanche, l'honneur d'avoir fait preuve d'incomparablement plus de critique que Bentham dans la motivation et le développement de son projet ! Tandis que l'Anglais de la Masse demeure toujours sur terre, la déduction de M. Sue s'élève dans la région critique des hauteurs célestes. Voici ce qu'il expose :

« Pour effrayer les méchants, on matérialise les effets de la colère céleste qu'on anticipe. Pourquoi ne pas matérialiser pareillement et anticiper sur terre les effets des récompenses divines accordées aux bons ? »

D'un point de vue non critique, c'est l'inverse : on a simplement, dans la théorie céleste du crime, idéalisé la théorie terrestre, de même que, dans la récompense divine, on a simplement idéalisé le très humain système du domestique à gages. La société certes ne récompense pas tous les bons, mais avouons que c'est absolument indispensable si l'on veut que la justice divine ait quand même quelque supériorité sur la justice humaine.

M. Sue donne ensuite, pour illustrer sa justice distributive de récompenses critiques, « un exemple de ce dogmatisme féminin» que M. Edgar a critiqué chez Flora Tristan avec tout le « Calme de la connaissance », « dogmatisme » qui prétend posséder une formule et la tire des catégories de « l'existant ». M. Eugène Sue met en parallèle avec chaque partie de la justice criminelle existante, qu'il laisse subsister, un contre-type de la justice qui récompense, décalqué jusque dans le détail. Pour faciliter la compréhension du lecteur, nous allons rassembler en un tableau (ci-après) sa double description.

Ébloui par ce tableau, M. Sue s'écrie :

« Hélas ! c'est une utopie ! mais supposez qu'une société soit organisée de telle sorte[62] ! »

Telle serait donc l'organisation critique de la société. Il nous faut défendre formellement cette organisation contre Eugène Sue qui lui reproche d'être restée jusqu'ici une utopie. Une fois de plus, Eugène Sue a oublié quelque chose : le « prix de vertu » qui est attribué chaque année à Paris et dont il a lui-même parlé. Ce prix a même une double forme : le prix matériel ou prix Monthyon pour les nobles actions accomplies par des hommes ou des femmes, et le prix des rosières pour les jeunes filles les plus sages. Dans ce dernier cas, il ne manque même pas la couronne de roses réclamée par Eugène Sue.

Quant à l'espionnage de la vertu et à la surveillance de la haute charité morale, voilà bien longtemps que les Jésuites les ont organisés. En outre, le Journal des Débats, Le Siècle, Les Petites Affiches de Paris [63], etc., signalent et dénoncent chaque jour, à prix coûtant, les vertus, nobles actions et mérites de tous les coulissiers de Paris, sans compter que chaque parti possède son propre organe pour signaler et dénoncer ses nobles actions politiques.

Le vieux Voss[64] a déjà noté qu'Homère valait mieux que ses dieux.

TABLEAU DE LA JUSTICE CRITIQUEMENT COMPLÈTE

JUSTICE EXISTANTE

JUSTICE CRITIQUE COMPLÉTIVE

Nom : Justice criminelle.Nom : Justice vertueuse.
Signalement : Tient dans la main un glaive pour raccourcir d'une tête les méchants.Signalement : Tient dans la main une couronne pour grandir d'une tête les bons.
But : Punition du méchant, emprisonnement, infamie, privation de la vie. Le peuple apprend le terrible châtiment du méchant.But : Récompense du bon, repas gratuits, honneur, conservation de la vie. Le peuple apprend le triomphe éclatant du bon.
Moyens pour découvrir les méchants : Espionnage policier, mouchards chargés de détecter le méchant.Moyens pour découvrir les bons : Espionnage de la vertu, mouchards chargés de détecter l'homme vertueux.
Comment décider si quelqu'un est méchant : Assises du crime[65]. Le ministère public signale les crimes de l'accusé et les dénonce à la vindicte publique.Comment décider si quelqu'un est bon : Assises de la vertu[66]. Le ministère public signale les belles actions de l'accusé et les dénonce à la reconnaissance publique.
État du criminel après le verdict : Il est sous la surveillance de la haute police. Il est nourri en prison. L'État fait des frais pour lui.État du vertueux après le verdict : Il est sous la surveillance de la haute charité morale. Il est nourri chez lui. L'État fait des frais pour lui.
Exécution : Le criminel monte sur l'échafaud.Exécution : Juste en face de l'échafaud du criminel se dresse un pavois où monte le grand homme de bien. C'est le pilori de la vertu.

Il nous est donc permis de tenir la « révélation du mystère des mystères », Rodolphe, pour responsable des idées d'Eugène Sue. Szeliga ajoute d'ailleurs :

« Les passages par lesquels Eugène Sue interrompt le récit, introduit et conclut des épisodes, sont en outre fort nombreux, et tous sont de la Critique. »

c: Abolition de la barbarie au sein de la civilisation et de l'absence de droit dans l'État.[modifier le wikicode]

Le moyen préventif que le droit utilise pour supprimer les crimes et par suite la barbarie au sein de la civilisation consiste en la « tutelle protectrice que l'État assume sur les enfants des suppliciés et des condamnés à la réclusion perpétuelle ». Sue veut organiser avec plus de libéralisme la répartition des crimes. Aucune famille ne doit plus posséder de privilège héréditaire sur le crime — la libre concurrence des crimes doit l'emporter sur le monopole[67].

Quant à « l'absence de droit dans I'État », M. Sue la supprime par la réforme du Code pénal dans son chapitre sur « l'abus de confiance», et surtout par l'institution de I'assistance judiciaire gratuite. M. Sue trouve qu'au Piémont, en Hollande, etc., où existe l'avocat des pauvres, l'absence de droit dans l'État est supprimée. Le seul reproche que l'on puisse faire à la législation française, c'est de ne pas rétribuer l'avocat des pauvres, de ne pas l'affecter exclusivement aux pauvres; et de tracer trop étroitement la délimitation légale de la pauvreté. Comme si la privation de droit ne commençait pas pour de bon dans le procès lui-même, et comme si l'on ne savait pas depuis longtemps en France que le droit ne donne rien, mais se contente de sanctionner ce qui existe. On dirait que la distinction, devenue banale, entre le droit et le fait est restée pour le romancier critique un mystère de Paris.

Si, à la révélation critique des mystères juridiques, on ajoute encore les grandes réformes qu'Eugène Sue veut introduire dans le monde des huissiers, on comprendra le journal parisien Satan[68]. Dans ce journal, un quartier de la ville écrit à ce « grand réformateur à tant la ligne » que ses rues manquent encore de l'éclairage au gaz. M. Sue répond qu'il remédiera à cet inconvénient au sixième volume de son Juif errant. Un autre quartier se plaint de l'insuffisance de l'instruction élémentaire. M. Sue promet de réaliser la réforme de l'instruction élémentaire dans ce quartier au dixième volume de son Juif errant.

4) Révélation du mystère du « point de vue ».[modifier le wikicode]

« Rodolphe ne s'arrête pas à ce point de vue très élevé (!) ... Il n'hésite pas, quoi qu'il lui en coûte, à se placer, librement, aux points de vue de droite, de gauche, d'en haut, d'en bas. » (Szeliga.)

Un des mystères principaux de la Critique critique, c'est le « point de vue », ainsi que le jugement rendu en se plaçant au point de vue du point de vue. À ses yeux, tout homme, de même que toute production intellectuelle, se métamorphose en un point de vue.

Rien de plus facile que de démêler le mystère du point de vue, si l'on a percé à jour le mystère général de la Critique critique qui consiste à faire réchauffer sempiternellement le vieux brouet spéculatif.

Laissons, pour commencer, la Critique se prononcer elle-même, par la bouche du patriarche, M. Bruno Bauer, sur sa théorie du « point de vue ».

« La science... n'a jamais à faire à tel individu singulier ou à tel point de vue déterminé... Qu'à cela ne tienne, elle ne manquera pas de supprimer les limites d'un point de vue si la chose en vaut la peine et si cette limite a une signification humaine réellement universelle; mais elle appréhende la limite comme pure catégorie et détermination de la conscience de soi, et ne parle donc que pour ceux qui ont la hardiesse de s'élever à l'universalité de la conscience de soi, c'est-à-dire ceux qui ne veulent pas rester à toute force enfermés dans cette limite. » (Anekdota, tome II, p. 127.)

Le mystère de cette hardiesse de Bauer est la Phénoménologie de Hegel. Du moment que Hegel remplace l'homme par la conscience de soi, la réalité humaine la plus variée qui soit n'apparaît que comme une forme déterminée, comme une détermination de la conscience de soi. Or, une simple détermination de la conscience de soi est une « pure catégorie », une « idée » pure, que je puis donc aussi abolir dans la pensée « pure » et surmonter par la pensée pure. Dans la Phénoménologie de Hegel, les bases matérielles, sensibles, objectives des différentes formes aliénées de la conscience de soi humaine sont laissées debout, et toute cette œuvre destructrice a abouti à la philosophie la plus conservatrice qui soit, parce qu'elle se figure en avoir fini avec le monde objectif, le monde de la réalité sensible, dès qu'elle l'a métamorphosé en un « objet de pensée », en une simple détermination de la conscience de soi, et peut donc résoudre aussi dans « l'éther de la pensée pure » l'adversaire devenu éthéré. C'est pourquoi la Phénoménologie aboutit logiquement à mettre à la place de toute réalité humaine le « savoir absolu » : « savoir », parce que c'est là l'unique mode d'existence de la conscience de soi et que la conscience de soi est considérée comme l'unique mode d'existence de l'homme — ce savoir est absolu, parce que précisément la conscience de soi ne sait rien qu'elle-même et n'est plus gênée par quelque monde objectif que ce soit. Hegel fait de l'homme l’homme de la conscience de soi, au lieu de faire de la conscience de soi la conscience de soi de l'homme, de l'homme réel et par conséquent vivant dans un monde objectif réel, et conditionné par lui. Il met le monde la tête en bas et peut par conséquent abolir aussi dans sa tête toutes les limites, opération qui les laisse subsister naturellement pour la méchante nature sensible, pour l'homme réel. En outre, il considère nécessairement comme limite tout ce qui trahit les bornes de la conscience de soi universelle, c'est-à-dire toute nature sensible, réalité, individualité des hommes ainsi que de leur monde. Toute la Phénoménologie entend démontrer que la conscience de soi est la seule réalité, et toute la réalité[69].

M. Bauer a, tout récemment, baptisé Critique le savoir absolu et donné à la détermination de la conscience de soi l'appellation plus profane de point de vue. Dans les Anekdota, les deux termes voisinent encore, le premier servant de commentaire au second.

Parce que le « monde religieux comme monde religieux » n'existe qu'en tant que monde de la conscience de soi, le Critique critique — théologien ex professo[70] - ne saurait avoir l'idée qu'il existe un monde où conscience et être sont distincts, un monde qui continuera de subsister si je me borne à supprimer son existence idéelle, son existence comme catégorie, comme point de vue, c'est-à-dire, si je modifie ma propre conscience subjective sans changer la réalité objective de façon réellement objective, c'est-à-dire sans changer ma propre réalité objective, la mienne et celle des autres hommes. C'est pourquoi l'identité mystique de l'être et de la pensée chère à la spéculation se répète dans la Critique comme identité tout aussi mystique de la pratique et de la théorie. De là l'irritation de la Critique contre la pratique qui veut être autre chose que de la théorie, et contre la théorie qui veut être autre chose que la résolution d'une catégorie déterminée dans l' « universalité illimitée de la conscience de soi ». Sa propre théorie se borne à déclarer que toute chose déterminée constitue une contradiction par rapport à l'universalité illimitée de la conscience de soi, et, par conséquent, est nulle et non avenue ; ainsi, par exemple, l'État, la propriété privée, etc. Il faut à l'inverse montrer comment l'État, la propriété privée, etc., métamorphosent les hommes en abstractions, ou sont des produits de l'homme abstrait, au lieu d'être la réalité des hommes individuels concrets.

Il va de soi finalement que, si la Phénoménologie de Hegel, malgré sa tare spéculative originelle, donne, sur bien des points, les éléments d'une caractéristique réelle des rapports humains, M. Bruno et consorts en revanche ne fournissent qu'une caricature vide, une caricature qui se contente d'isoler dans un produit spirituel ou même dans des rapports et mouvements réels une détermination quelconque, de métamorphoser cette détermination en une détermination idéale, en une catégorie, et de faire passer cette catégorie pour le point de vue du produit, du rapport et du mouvement, afin de pouvoir, avec de grands airs de sagesse, du haut du point de vue de l'abstraction, de la catégorie universelle, de la conscience de soi universelle, toiser d'un regard triomphant cette détermination.

De même que, pour Rodolphe, tous les hommes se situent au point de vue du bien ou du mal et sont jugés en vertu de ces deux représentations fixes, pour M. Bauer et consorts, ils se situent au point de vue de la Critique ou de la Masse. Mais tous deux métamorphosent les hommes réels en points de vue abstraits.

5) Révélation du mystère de l'utilisation des instincts humains, ou Clémence d'Harville.[modifier le wikicode]

Tout ce que Rodolphe a su faire jusqu'ici, c'est récompenser les bons et punir les méchants à sa façon. Nous allons, sur un exemple, le voir rendre les passions utiles et « donner au beau naturel de Clémence d'Harville le développement qui convient ».

« Rodolphe, dit M. Szeliga, lui fait voir le côté divertissant de la bienfaisance, pensée qui témoigne d'une connaissance des hommes telle qu'elle ne peut provenir que de l'esprit de Rodolphe, forgé par les épreuves. »

Les expressions dont Rodolphe se sert dans son entretien avec Clémence : « faire attrayant », « utiliser le goût naturel », « régler l'intrigue », « utiliser les penchants à la dissimulation et à la ruse », « changer en qualités généreuses les instincts impérieux, inexorables[71] », etc., ces expressions, non moins que les instincts attribués ici par préférence à la nature féminine, trahissent la source secrète de la sagesse de Rodolphe : Fourier. Il a eu entre les mains un exposé populaire de la doctrine de Fourier.

L'application est, une fois de plus, la propriété critique de Rodolphe, tout autant que l'était le développement indiqué plus haut de la théorie de Bentham.

Ce n'est pas dans. la bienfaisance en soi que la jeune marquise doit trouver une satisfaction de son essence humaine, un contenu humain et un but d'activité, et par conséquent un divertissement. La bienfaisance n'offre au contraire que l'occasion extérieure. le prétexte, la matière d'une sorte de divertissement qui pourrait tout aussi bien faire de toute autre matière son contenu. La misère est exploitée sciemment, pour procurer au bienfaiteur « le piquant du roman, la satisfaction de la curiosité, des aventures, des déguisements, la jouissance de sa propre excellence, des chocs nerveux » et ainsi de suite.

Inconsciemment, Rodolphe a de la sorte énoncé un mystère, depuis longtemps dévoilé : la misère humaine elle-même, l'infinie dépravation, si elle est forcée d'accepter l'aumône, est contrainte aussi de servir de jeu et de divertissement à l'aristocratie de l'argent et de la culture, elle doit servir à satisfaire son amour-propre, à apaiser sa démangeaison d'orgueil.

Les nombreuses associations de bienfaisance en Allemagne, les nombreuses sociétés charitables en France, les multiples donquichotteries charitables en Angleterre, les concerts, les bals, les spectacles, les banquets au bénéfice des pauvres, même les souscriptions publiques pour les sinistrés n'ont pas d'autre signification. Dans ce sens, il y a donc longtemps que la bienfaisance est elle aussi organisée sous forme de divertissement.

La métamorphose qui s'opère tout à coup et sans motifs chez la marquise au seul mot d' « amusant » nous fait douter que sa guérison soit durable; bien mieux, si cette métamorphose paraît soudaine et sans motifs, suscitée par la description de la charité présentée comme un amusement, ce n'est là qu'une apparence. La marquise aime Rodolphe, et Rodolphe veut se déguiser, intriguer, courir des aventures de bienfaisance avec elle. Plus tard, lors d'une visite charitable à la prison Saint-Lazare, la marquise laisse éclater sa jalousie à l'égard de Fleur-de-Marie, et c'est par charité envers sa jalousie qu'elle cache à Rodolphe la détention de Marie. En mettant les choses au mieux, nous pouvons dire que Rodolphe a réussi à faire jouer une niaise comédie à une femme malheureuse en compagnie de malheureux. Le mystère de la philanthropie imaginée par Rodolphe, ce dandin de Paris, le trahit quand, après la danse, il invite sa cavalière à souper :

« Ah ! madame ! ce n'est pas assez d'avoir dansé au bénéfice de ces pauvres Polonais... Soyons philanthropes jusqu'au bout... Allons souper maintenant au profit des pauvres ! »

6) Révélation du mystère de l'émancipation de la femme, ou Louise Morel[72] .[modifier le wikicode]

À l'occasion de l'arrestation de Louise Morel, Rodolphe se livre à des réflexions qui se résument en ceci :

« Le maître débauche souvent la servante par la terreur, la surprise ou en mettant à profit des occasions créées par la nature même du rapport de domesticité. Il la plonge dans le malheur, la honte, le crime. Mais la loi veut ignorer tout cela... Le criminel qui a, en fait, poussé la jeune fille à l'infanticide, lui, on ne le punit pas. »

Dans ses réflexions, Rodolphe ne va même pas jusqu'à soumettre le rapport de domesticité lui-même à son auguste critique. Petit prince, il est grand protecteur de la domesticité. Encore moins pousse-t-il sa réflexion jusqu'à comprendre l'inhumanité de la condition universelle de la femme dans la société actuelle. Totalement fidèle à la théorie qu'il a déjà exposée, il regrette simplement l'absence d'une loi qui punisse le séducteur et allie le repentir et l'expiation à de terribles châtiments.

Rodolphe n'aurait qu'à étudier la législation en vigueur dans d'autres pays. La législation anglaise comble tous ses désirs. Dans sa délicatesse, dont Blackstone[73] fait le plus grand éloge, elle va jusqu'à déclarer coupable de félonie quiconque séduit une fille de joie.

M. Szeliga fait retentir ses fanfares :

« Voilà !.. pensez donc !.. Rodolphe !.. Comparez donc ces idées à vos fantasmes sur l'émancipation de la femme. Le fait de cette émancipation, on peut presque le toucher du doigt ici, tandis que vous êtes, de nature, bien trop pratiques et connaissez par suite tant d'échecs dans vos simples tentatives. »

Nous devons, en tout cas, à M. Szeliga la révélation de ce mystère qu'un fait peut presque être touché du doigt dans des idées. Quant à sa plaisante façon de comparer Rodolphe aux hommes qui ont enseigné l'émancipation de la femme, on n'a qu'à comparer les idées de Rodolphe avec ces fantasmes de Fourier par exemple :

« L'adultère, la séduction font honneur aux séducteurs et sont de bon ton... Mais, pauvre jeune fille ! l'infanticide, quel crime ! Si elle tient à son honneur, il faut qu'elle fasse disparaître les traces du déshonneur; et si elle sacrifie son enfant aux préjugés du monde, elle est déshonorée davantage encore et tombe sous les préjugés de la loi... Tel est le cercle vicieux que décrit tout mécanisme civilisé. »

« La jeune fille n'est-elle pas une marchandise exposée à qui veut en négocier l'acquisition et la propriété exclusive ? De même qu'en grammaire deux négations valent une affirmation, l'on peut dire qu'en négoce conjugal deux prostitutions valent une vertu[74]. »

« Le changement d'une époque historique se laisse toujours déterminer en fonction du progrès des femmes vers la liberté parce que c'est ici, dans le rapport de la femme avec l'homme, du faible avec le fort qu'apparaît de la façon la plus évidente la victoire de la nature humaine sur la brutalité. Le degré de l'émancipation féminine est la mesure naturelle du degré de l'émancipation générale. »

« L'avilissement du sexe féminin est un trait essentiel à la fois de la civilisation et de la barbarie, avec cette seule différence que l'ordre civilisé élève chacun des vices que la barbarie pratique en mode simple, à un mode d'existence composé, à double sens, ambigu et hypocrite... Personne n'est plus profondément puni que l'homme du fait que la femme est maintenue dans l'esclavage[75]. » (Fourier).

Il est superflu, devant les idées de Rodolphe, de renvoyer à la caractéristique magistrale que Fourier nous a donnée du mariage, ainsi qu'aux écrits de la fraction matérialiste du communisme français.[76]

Les plus tristes déchets de la littérature socialiste, tels que nous les rencontrons chez le romancier, révèlent encore et toujours à la Critique critique des « mystères » inconnus.

7) Révélation des mystères de l'économie politique.[modifier le wikicode]

a: Révélation théorique des mystères de l'économie politique.[modifier le wikicode]

Première révélation : La richesse conduit fréquemment à la prodigalité, la prodigalité à la ruine.

Deuxième révélation : Les conséquences ci-dessus décrites de la richesse ont leur source dans les insuffisances de l'éducation de la jeunesse riche.

Troisième révélation : L'héritage et la propriété privée sont et doivent être inviolables et sacrés.

Quatrième révélation : Moralement le riche doit rendre compte aux travailleurs de l'emploi de sa fortune. Une grande fortune est un dépôt héréditaire — un fief féodal — confié à des mains avisées, fermes, adroites, généreuses, chargées en même temps de le faire fructifier et de l'utiliser de telle façon que tout ce qui a la chance de se trouver dans l'aire du rayonnement brillant et salutaire de la grande fortune soit fécondé, vivifié, amélioré.

Cinquième révélation : Il incombe à l'État de donner à la jeunesse riche, inexpérimentée, les rudiments de l'économie individuelle. Il faut qu'il moralise la fortune.

Sixième révélation : Enfin, il faut que l'État s'intéresse à l'énorme question de l'organisation du travail. Il faut qu'il donne l'exemple salutaire de l'association des capitaux et du travail, et d'une association qui soit honnête, intelligente, équitable, qui assure le bien-être de l'ouvrier sans nuire à la fortune du riche, qui établisse entre ces deux classes des liens de sympathie, de gratitude, garantissant ainsi à tout jamais la tranquillité de l'État.

Comme l'État, pour l'heure, ne s'intéresse pas encore à cette théorie, Rodolphe donne lui-même quelques exemples pratiques. Ils dévoileront le mystère suivant : comment les rapports économiques les plus connus de tous sont-ils pour M. Sue, M. Rodolphe et la Critique critique demeurés des « mystères » ?

b: « La Banque des pauvres »[77].[modifier le wikicode]

Rodolphe fonde une Banque des pauvres. Les statuts de cette Banque des pauvres critique sont les suivants :

Elle doit venir en aide, quand ils sont en chômage, à des ouvriers honnêtes, chargés de famille. Elle doit remplacer les aumônes et les monts-de-piété. Elle dispose d'un revenu annuel de 12 000 francs et accorde des prêts de secours de 20 à 40 francs, sans intérêts. Elle limite d'abord son action au septième arrondissement[78] de Paris où la classe ouvrière est la plus nombreuse, Les ouvriers et ouvrières qui solliciteront ces prêts devront être porteurs d'un certificat de bonne conduite délivré par leur dernier patron, qui indiquera la cause et la date de l'interruption du travail. Ces prêts seront remboursables mensuellement par sixième ou par douzième, au gré de l'emprunteur, à partir du jour où il aura retrouvé un emploi. Il souscrira un simple engagement d'honneur de rembourser le prêt aux dates fixées. Deux autres ouvriers doivent, de plus, servir de garants à la parole jurée de l'emprunteur. Le but critique de la Banque des pauvres étant de remédier à l'un des accidents les plus graves de la vie ouvrière, la perte de l'emploi, les prêts-secours seraient accordés exclusivement aux travailleurs chômeurs. M. Germain, l'administrateur de cette institution, touche un traitement annuel de 10 000 F.

Jetons maintenant un coup d’œil du point de vue de la Masse sur la pratique de l'économie politique critique. Le revenu annuel est de 12 000 francs, Les secours atteignent, pour chaque emprunteur, de 20 à 40 francs, soit une moyenne de 30 francs. Le nombres des ouvriers officiellement reconnus « nécessiteux » dans le VIIe arrondissement est au minimum de 4 000. On peut donc venir en aide, chaque année, à 400 individus, c'est-à-dire au dixième des ouvriers du VIIe arrondissement qui ont le plus besoin de secours. À Paris, il faut évaluer le temps de chômage moyen à quatre mois au minimum, soit seize semaines. Trente francs répartis sur seize semaines, cela donne un peu moins de 37 sous et 3 centimes par semaine, soit moins de 27 centimes par jour. Or en France la dépense quotidienne pour chaque détenu est, en moyenne, un peu supérieure à 47 centimes, dont un peu plus de 30 centimes pour la seule nourriture. Or l'ouvrier soutenu par M. Rodolphe est chargé de famille. Mettons qu'il ait en moyenne une femme et deux enfants seulement; il convient donc de répartir 27 centimes entre quatre personnes. Il faut au moins 15 centimes par jour pour le logement; restent 12 centimes. Le pain consommé chaque jour en moyenne par détenu revient environ à 14 centimes. Il s'ensuit qu'avec le secours de la Banque des pauvres critique l'ouvrier et sa famille ne pourront même pas, sans tenir compte de tous les autres besoins, acheter le quart du pain dont ils ont besoin et seront condamnés avec certitude à mourir de faim, à moins de recourir aux moyens que cette Banque des pauvres veut supprimer : le mont-de-piété, la mendicité. le vol, la prostitution.

Par contre, l'homme de la Critique impitoyable fait à l'administrateur de la Banque des pauvres une situation tout ce qu'il y a de plus brillante. Le revenu à administrer est de 12 000 francs, et le traitement de l'administrateur de 10 000. L'administration coûte donc 45 %[79], près du triple de ce que coûte à Paris l'administration de l'Assistance publique de la Masse, qui revient à 17 % environ.

Mais admettons un instant que le secours accordé par la Banque des pauvres soit un secours réel et non pas illusoire; dans ce cas, toute l'organisation du mystère des mystères dévoilé repose sur l'illusion qu'il suffirait d'une autre distribution du salaire pour que l'ouvrier ait de quoi vivre toute l'année.

En langage prosaïque, 7 500 000 travailleurs français n'ont qu'un revenu de 91 francs par tête, 7 500 000 autres un revenu de 120 francs par tête, donc 15 millions de travailleurs ont moins du minimum qu'il faut pour vivre.

À prendre les choses autrement, raisonnablement, l'idée de la Banque des pauvres critique se ramène à ceci : tant que le travailleur a de l'ouvrage, on lui retient sur son salaire la somme dont il aura besoin pour vivre les jours de chômage. Que je lui avance, au moment du chômage, une somme d'argent déterminée, à charge pour lui de me la rembourser durant la période où il travaille, ou que, durant la période où il travaille, il me remette une somme déterminée, à charge pour moi de la lui restituer aux moments de chômage, la chose revient au même. Il me donne toujours, quand il travaille, ce qu'il touche de moi quand il chôme.

La « pure » Banque des pauvres ne se distinguerait donc de la Caisse d'épargne de la Masse que par deux qualités très originales, très critiques : en premier lieu, la Banque prête son argent à fonds perdu, dans la folle hypothèse que le travailleur pourra rembourser quand il voudra, et qu'il voudra toujours rembourser quand il pourra; en second lieu, la Banque ne paie pas d'intérêts pour les sommes déposées par l'ouvrier. Parce que la somme déposée se présente sous la forme d'une avance, c'est déjà bien beau que la Banque n'exige pas d'intérêts de la part de l'ouvrier.

La Banque des pauvres critique se distingue donc des Caisses d'épargne de la Masse en ceci : l'ouvrier perd ses intérêts et la Banque son capital.

c: L'exploitation modèle de Bouqueval[80].[modifier le wikicode]

Rodolphe fonde une ferme-modèle à Bouqueval. L'endroit est d'autant plus heureusement choisi qu'il rappelle des souvenirs féodaux, le souvenir d'un château seigneurial.

Chacun des six hommes occupés dans cette ferme reçoit un salaire annuel de 150 écus ou 450 francs, chaque femme 60 écus ou 180 francs. Ils sont en plus logés et nourris. Le menu ordinaire des gens de Bouqueval se compose d'une platée « formidable » de jambon, d'une platée non moins formidable de ragoût de mouton, enfin d'un rôti de veau non moins massif, le tout flanqué de deux salades d'hiver, de deux gros fromages, de pommes de terre, de cidre, etc. Chacun des six ouvriers fournit deux lois plus de travail que le journalier français ordinaire.

La somme totale du revenu produit annuellement en France ne donnant, si on le partage également, que 93 francs en moyenne et le nombre des habitants directement occupés dans l'agriculture comprenant les deux tiers de la population totale, on peut en conclure qu'une révolution extraordinaire s'opérerait non seulement dans la distribution, mais encore dans la production de la richesse nationale, si tout le monde se mettait à imiter la ferme-modèle de notre calife allemand.

Et, pour obtenir cette augmentation énorme de la production, Rodolphe s'est pourtant borné à doubler le travail et à sextupler la nourriture de chaque ouvrier.

Comme le paysan français est très laborieux, des ouvriers qui fournissent le double de travail doivent être des athlètes surhumains. C'est ce que semblent indiquer du reste les « formidables » plats de viande. Nous pouvons donc supposer que chacun de ces six ouvriers consomme journellement au moins une livre de viande.

Si l'on divisait en portions égales la totalité de la viande produite en France, il n'y aurait même pas un quart de livre par tête et par jour. On voit donc quelle révolution l'exemple de Rodolphe provoquerait à cet égard encore. La population agricole consommerait à elle seule plus de viande que la France n'en produit; si bien que, grâce à cette réforme critique, la France serait totalement exempte d'élevage...

Le cinquième du revenu brut que, d'après l'exposé du régisseur de Bouqueval, le père Châtelain, Rodolphe fait tenir à ses ouvriers en plus d'un haut salaire et d'une chère luxueuse, n'est autre chose que sa rente foncière. On admet, en effet, selon une évaluation moyenne, qu'en général, après défalcation de tous les frais de production et du bénéfice revenant au capital d'exploitation, un cinquième du revenu brut reste au propriétaire foncier français, en d'autres termes, que la quotité de sa rente se monte au cinquième du revenu brut. Bien que Rodolphe réduise incontestablement de façon disproportionnée ce que lui rapporte son capital d'exploitation en augmentant de façon disproportionnée ce qu'il dépense pour les ouvriers — d'après Chaptal (De l'industrie française, 1, 239) le montant moyen du gain annuel de l'ouvrier agricole français est de 120 francs — bien qu'il fasse cadeau aux ouvriers de la totalité de sa rente foncière, le père Châtelain explique qu'avec cette méthode Monseigneur accroît ses revenus et incite ainsi les autres propriétaires fonciers, non critiques ceux-là, à gérer leurs propriétés à son exemple.

L'exploitation-modèle de Bouqueval est une simple apparence fantastique ; son fonds occulte n'est pas le bien-fonds naturel de Bouqueval, mais la bourse fabuleuse dont, à l'instar de Fortunatus[81], Rodolphe dispose !

La Critique critique crie sur les toits : « Au premier coup d’œil on voit que tout ce plan n'est pas une utopie. » Seule la Critique critique peut voir au premier coup d’œil qu'une bourse de Fortunatus n'est pas une utopie. Le premier coup d’œil critique.., c'est le « mauvais œil »

8) Rodolphe, ou la révélation du mystère des mystères.[modifier le wikicode]

Le moyen magique grâce auquel Rodolphe opère toutes ses rédemptions et toutes ses guérisons miraculeuses, ce ne sont pas ses belles paroles, ce sont ses espèces sonnantes. Voilà comme sont les moralistes, dit Fourier. Il faut être millionnaire pour pouvoir imiter leurs héros.

La morale, c'est « l'impuissance mise en action ». Toutes les fois qu'elle s'attaque à un vice, elle a le dessous. Et Rodolphe ne s'élève même pas au point de vue de la morale autonome, qui repose du moins sur la conscience de la dignité humaine. Sa morale repose, au contraire, sur la conscience de la faiblesse humaine. Il est la morale théologique. Les exploits qu'il accomplit avec ses idées fixes, ses idées chrétiennes, celles qui lui servent à jauger le monde : la « charité », le « dévouement », l'« abnégation », le « repentir », les « bons » et les « méchants », la « récompense » et la « punition », les « châtiments terribles », l' « isolement », le « salut de l'âme », etc., nous les avons suivis jusque dans le détail en démontrant que ce ne sont que bouffonneries. Ici, il ne nous reste à nous occuper que du caractère personnel de Rodolphe, la « révélation du mystère de tous les mystères » ou le mystère dévoilé de la « Critique pure ».

Dès son adolescence, l'Hercule critique affronte l'antithèse du « bien » et du « mal » sous les traits de deux personnages : Murph et Polidori sont tous deux précepteurs de Rodolphe. Le premier l'élève dans le bien, c'est le « bon »; le second l'éduque dans le mal, c'est « le méchant ». Afin que cette conception ne le cède en rien pour la banalité aux conceptions analogues qu'on trouve dans d'autres romans moraux, Murph, « le bon », ne doit pas être « savant », pas « particulièrement avantagé au point de vue intellectuel ». Par contre, il est honnête, simple, laconique; il sait, à coup de brefs adjectifs — honteux, infâme — se grandir face au mal, et il a horreur de tout ce qui est bas. Pour employer le langage de Hegel, il harmonise honnêtement la mélodie du bien et du vrai de façon que tout donne la même note,

Polidori est au contraire un prodige d'intelligence, de savoir, de culture, avec cela « l'immoralité la plus dangereuse »; il possède surtout ce qu'Eugène Sue, ce membre de la jeune et pieuse bourgeoisie de France, ne pouvait oublier : « le plus effrayant scepticisme ». On peut juger de l'énergie intellectuelle et de la culture d'Eugène Sue et de son héros d'après leur terreur panique du scepticisme.

« Murph, dit Szeliga, est à la fois la pérennisation de la faute du 13 janvier et l'éternelle expiation de cette faute par une affection et un dévouement incomparables pour la personne de Rodolphe. »

Si Rodolphe est le deus ex machina et le médiateur du monde, Murph est à son tour le deux ex machina personnel et le médiateur de Rodolphe.

« Rodolphe et le salut de l'humanité, Rodolphe et la réalisation des perfections essentielles de l'homme forment pour Murph une unité indivisible à laquelle il se dévoue non pas avec le sot attachement d'un chien ou d'un esclave, mais sciemment et volontairement. »

Murph est donc un esclave éclairé, conscient et autonome. Comme tout serviteur des princes, il voit dans son maître le salut de l'humanité personnifié. Graun le flatte en l'appelant « intrépide garde du corps ». Rodolphe l'appelle lui-même « modèle d'un valet »; c'est réellement un valet modèle. Il ne manquait jamais, nous rapporte Eugène Sue, d'appeler Rodolphe Monseigneur dans leurs tête-à-tête. Ailleurs, pour sauvegarder l'incognito, il lui donne du monsieur du bout des lèvres, mais, au fond du cœur, du monseigneur.

« Murph aide à lever le voile qui couvre les mystères, mais il ne le fait qu'à cause de Rodolphe. Il donne son concours pour détruire la puissance des mystères. »

L'épaisseur du voile qui cache à Murph les situations du monde les plus simples, on peut la mesurer en lisant sa conversation avec le chargé d'affaires Gratin. Du fait que la loi stipule le droit de légitime défense, il conclut que Rodolphe avait, nouveau luge de la sainte Vehme[82], le droit de faire crever les yeux au Maître d'école ligoté et « sans défense ». Quand il nous décrit comment, devant les assises, Rodolphe fera le récit de ses « nobles » actions, étalera ses phrases grandiloquentes et laissera déborder son grand cœur, ses paroles sont dignes d'un lycéen qui vient de lire Les Brigands de Schiller. Le seul mystère que Murph propose au monde, le voici : quand il jouait au charbonnier, comment s'était-il noirci la figure. Avec de la poussière de charbon ou avec de la peinture ?

« Les anges viendront et ils ôteront les méchants du milieu des justes. » (Math. XIII, 49) « Désolation et angoisse à toutes les âmes des hommes qui font le mal; gloire, honneur et paix à toutes celles qui font le bien. » (Paul, Épître aux Romains, VIII, 7)

Rodolphe se transforme lui-même en un ange de ce genre. Il va de par le monde pour séparer les méchants des justes, punir les méchants, récompenser les bons. La représentation du bien et du mal s'est à tel point incrustée dans sa faible cervelle qu'il croit à l'existence de Satan en chair et en os et veut capturer le diable tout vif, comme jadis le professeur Sack[83] de Bonn. Il essaie, d'autre part, de copier en petit le contraire du diable, Dieu. Il lui plaît « de jouer un peu le rôle de la Providence ». Si, dans la réalité, toutes les différences se confondent de plus en plus dans la différence entre le pauvre et le riche, dans l'idée, toutes les distinctions aristocratiques se résolvent dans l'opposition du bien et du mal[84]. Cette distinction est la forme dernière que l'aristocrate donne a ses préjugés. Rodolphe se considère lui-même comme un homme de bien, et les méchants sont là pour lui permettre de jouir de sa propre excellence. Examinons «l'homme de bien » d'un peu plus près. M. Rodolphe pratique une bienfaisance et une prodigalité assez analogues à celles du calife de Bagdad dans les Mille et Une Nuits. Il lui est impossible de mener cette vie sans pomper, tel un vampire, toutes les ressources de sa petite principauté allemande jusqu'à la dernière goutte. D'après M. Sue lui-même, il figurerait parmi les princes allemands médiatisés[85] si la protection d'un marquis français ne l'avait sauvé de l'abdication forcée. Cette indication nous permet d'évaluer les dimensions de son pays. Avec quel esprit critique Rodolphe juge sa propre situation, nous pouvons d'ailleurs le mesurer au fait que ce petit Sérénissime allemand croit devoir garder à Paris un demi-incognito pour ne pas faire sensation. Il se fait accompagner spécialement d'un chancelier, à cette seule fin critique que celui-ci lui représente « le côté théâtral et puéril du pouvoir souverain »; comme si, en dehors de lui-même et de son miroir, un petit Sérénissime avait besoin d'un troisième représentant du côté théâtral et puéril du pouvoir souverain. Rodolphe a su inculquer à ses gens cette même méconnaissance critique d'eux-mêmes. C'est ainsi que le valet Murph et le chargé d'affaires Graun ne s'aperçoivent pas que l'homme d’affaires parisien, M. Badinot[86], les persifle en ayant l'air de croire que leurs affaires privées sont des affaires d'État, quand il jase, d'un ton sarcastique, sur

« les rapports occultes qui peuvent exister entre les intérêts les plus divers et les destinées des empires[87]. » « Oui, rapporte le chargé d'affaires de Rodolphe, il a l'impudence de me dire quelquefois : « Que de complications inconnues du vulgaire dans le gouvernement d'un État ! Qui dirait pourtant que les notes que je vous remets, monsieur le Baron, ont sans aucun doute leur part d'influence sur les affaires de l'Europe ! »

L'impudence ne réside pas, pour le chargé d'affaires et Murph, dans le fait qu'on leur attribue une influence sur les affaires de l'Europe, mais dans le fait que Badinot idéalise ainsi son vil métier. Remémorons-nous d'abord une scène de la vie privée de Rodolphe. Il raconte à Murph :

« Je suis dans un de mes moments d'orgueil et de bonheur. »

Mais tout de suite après le voilà hors de lui, parce que Murph ne veut pas répondre à une de ses questions :

« Je vous ordonne de parler. »

Murph ne veut pas se laisser donner des ordres. Rodolphe lui dit :

« Je n'aime pas les réticences. »

Il s'oublie au point de rappeler grossièrement à Murph qu'il lui paie tous ses services. Et notre jeune homme ne se calme que lorsque Murph lui dit :

« Souvenez-vous du 13 janvier. »

Après coup, la nature servile de Murph, un instant oubliée, réapparaît. Il s'arrache les « cheveux », que par bonheur il n'a plus; il est désespéré d'avoir parlé un peu rudement à Son Altesse qui veut bien l'appeler « un modèle de valet », «son bon, son vieux, son fidèle Murph ».

Après ces échantillons du mal qui l'habite, Rodolphe en revient à ses idées fixes sur le « bien » et le « mal » et rend compte des progrès qu'il fait dans le bien. Il appelle les aumônes et la pitié les chastes et pieuses consolatrices de son âme blessée. Mais prostituer ces consolatrices en les offrant à des êtres dépravés, indignes, ce serait horrible, impie, sacrilège. Il va de soi que la pitié et les aumônes sont des consolatrices de son âme à lui. Les profaner serait donc un sacrilège. Cela « ferait douter de Dieu; et celui qui donne doit faire croire en lui. » Faire l'aumône à un dépravé, voilà une idée insoutenable !

Chacun des mouvements de son âme est, pour Rodolphe, d'une importance infinie. C'est pourquoi il ne cesse de les soupeser et de les observer. Ainsi ce fou au cœur pur se console-t-il devant Murph que Fleur-de-Marie l'ait touché :

« J'étais ému jusqu'aux larmes, et l'on m'accuse d'être blasé, dur, inflexible ! »

Après avoir démontré de la sorte sa propre bonté, il monte sur ses grands chevaux à propos du « mal », de la méchanceté de la mère inconnue de Marie, et, s'adressant à Murph, il déclare avec la plus grande solennité :

« Tu le sais, certaines vengeances me sont bien chères, certaines souffrances bien précieuses. »

Ce disant, il fait des grimaces tellement diaboliques que le fidèle serviteur s'écrie, plein d'effroi :

« Hélas ! Monseigneur ! »

Ce grand seigneur ressemble quelque peu aux membres de la Jeune Angleterre[88], qui eux aussi veulent réformer le monde, accomplissent de nobles actions et sont sujets à des accès hystérique, du même genre.

C'est d'abord le naturel aventureux de Rodolphe qui nous donne la clé des aventures et des situations auxquelles il s'expose. Il aime « le piquant du roman, la distraction, l'aventure, le déguisement » ; sa « curiosité » est « insatiable », il éprouve le « besoin d'émotions vives et piquantes »; et est « avide de violents chocs nerveux ».

Ce naturel est soutenu par la rage de jouer à la Providence et d'organiser le monde en fonction de ses idées fixes.

Ses rapports avec les tiers s'expliquent soit par une idée fixe abstraite, soit par des motifs entièrement personnels et fortuits.

S'il délivre le médecin noir David et sa maîtresse, ce n'est pas par l'effet de la sympathie directement humaine que ces personnes inspirent, ce n'est pas pour les délivrer, elles, mais pour jouer à la Providence vis-à-vis du négrier Willis et le punir de ne pas croire en Dieu. C'est ainsi encore que le Maître d'école lui semble une proie toute trouvée pour l'application de la théorie pénale qu'il rumine depuis longtemps. L'entretien de Murph avec le chargé d'affaires Graun nous ouvre, d'autre part, une vue profonde sur les motifs purement personnels qui déterminent les nobles actions de Rodolphe.

L'intérêt de ce Monseigneur pour Fleur-de-Marie provient, à ce que dit Murph, « à part » la pitié que la pauvrette inspire, de ce que la fille dont il ressent si amèrement la perte aurait actuellement le même âge qu'elle. « À part » ses marottes humanitaires, la sympathie de Rodolphe pour la marquise d'Harville a ce motif personnel, que, sans le vieux marquis d'Harville et son amitié avec empereur Alexandre, le père de Rodolphe aurait été rayé de la liste des souverains allemands.

Sa bienfaisance vis-à-vis de Mme Georges et l'intérêt qu'il porte à Germain, le fils de Mme Georges, ont la même cause. Mule Georges appartient à la famille d'Harville, « C'est non moins à ses malheurs et à ses vertus qu'à cette parenté que la pauvre mine Georges a dû les incessantes bontés de son Altesse. » L'apologiste Murph essaie de masquer l'ambiguïté des motifs de Rodolphe par des expressions telles que « surtout, à part, non moins que ».

Tout le caractère de Rodolphe se résume finalement dans la « pure » hypocrisie avec laquelle il s'entend à présenter à lui-même et à autrui les explosions de ses mauvaises passions comme autant d'explosions contre les passions des méchants, de même que la Critique critique représente ses propres sottises comme les sottises de la Masse, ses rancunes haineuses contre l'évolution du monde en dehors d'elle comme des rancunes du monde en dehors d'elle contre l'évolution, enfin son égoïsme, qui se figure avoir absorbé tout esprit, comme l'égoïste contradiction opposant la Masse à l'Esprit.

Nous démontrons la « pure » hypocrisie de Rodolphe par son attitude envers le Maître d'école, la comtesse Sarah Mac Gregor et le notaire Jacques Ferrand.

Rodolphe a poussé le Maître d'école à entrer chez lui par effraction, pour l'attirer dans un piège et se saisir de sa personne. L'intérêt qu'il poursuit est un intérêt purement personnel, et non un intérêt universel humain. En effet, le Maître d'école est en possession du portefeuille de la comtesse Mac Gregor, et Rodolphe a grand intérêt à s'emparer de ce portefeuille. À l'occasion du tête-à-tête avec le Maître d'école, il est dit en toutes lettres :

« Rodolphe se trouvait dans une anxiété cruelle; s'il laissait échapper cette occasion de s'emparer du Maître d'école, il ne la retrouverait sans doute jamais; ce brigand emporterait les secrets que Rodolphe avait tant d'intérêt à savoir[89]. »

S'emparant du Maître d'école, Rodolphe s'empare donc du portefeuille de la comtesse Mac Gregor; c'est par intérêt personnel qu'il s'empare du Maître d'école; c'est par passion personnelle qu'il lui ôte la vue. Lorsque le Chourineur raconte à Rodolphe la lutte du Maître d'école avec Murph et motive sa résistance en disant qu'il savait ce qui l'attendait, Rodolphe répond :

« Il ne le savait pas. »

Et il dit cela « d'un air sombre, les traits contractés par cette expression presque féroce dont nous avons parlé ». L'idée de la vengeance lui passe par la tête, il anticipe le sauvage plaisir que lui procurera le châtiment barbare infligé au Maître d'école. Aussi, à l'entrée du médecin noir David, qu'il a prévu comme instrument de sa vengeance,

« Rodolphe s'écria avec une fureur froide et concentrée : Vengeance ! vengeance[90] !»

Une fureur froide et concentrée l'habitait. Il murmure ensuite son projet tout bas à l'oreille du médecin; et, comme celui-ci a un mouvement de recul, Rodolphe aussitôt s'entend à substituer à sa vengeance personnelle un « pur » motif théorique. Il ne s'agit, dit-il, que de « l'application d'une idée » qui a déjà bien des fois hanté sort sublime cerveau; et il n'oublie pas d'ajouter avec onction : « Il aura encore devant lui l'horizon sans bornes du repentir. » Il imite l'Inquisition espagnole qui, après avoir livré au bras séculier les condamnés au bûcher, demandait hypocritement miséricorde pour le pécheur repentant.

On ne s'étonnera pas qu'au moment où vont avoir lieu l'interrogatoire et l'exécution du Maître d'école, notre noble seigneur soit installé dans un cabinet suprêmement confortable, vêtu d'une longue robe de chambre entièrement noire, le visage d'une pâleur suprêmement intéressante et que, pour copier fidèlement le tribunal, il prenne place derrière une longue table chargée de pièces à conviction. Il faut, n'est-il pas vrai, qu'il perde l'expression de férocité et de vengeance avec laquelle il a fait connaître son projet au Chourineur et au médecin, et que, dans l'attitude solennelle, hautement comique, d'un juge de l'univers par soi-même inventé, il joue son personnage «calme, triste, recueilli ».

Afin de ne laisser subsister aucun doute sur le motif « pur » pour lequel on crève les yeux au captif, ce vieil imbécile de Murph avoue au chargé d'affaires Gratin :

« Le châtiment cruel du Maître d'école avait surtout pour but de me venger de mon assassin. »

Dans un tête-à-tête avec Murph, Rodolphe s'exprime en ces termes :

« Ma haine des méchants... est devenue plus vivace, mon aversion pour Sarah augmente, en raison sans doute du chagrin que me cause la mort de ma fille[91]. »

Rodolphe nous informe que sa haine des méchants a pris un caractère plus vivace. Sa haine, cela va de soi, est une haine critique, pure, morale : il hait les méchants parce qu'ils sont méchants. C'est pourquoi il considère cette haine comme un progrès qu'il fait lui-même dans le bien.

Mais il trahit en même temps que cet accroissement de sa haine morale n'est qu'une sanction hypocrite destinée à larder la montée de son antipathie personnelle pour Sarah. La fiction morale indéterminée : accroissement de la haine qu'il porte aux méchants n'est que l'enveloppe recouvrant le fait immoral déterminé : accroissement de son antipathie pour Sarah. Cette antipathie a une raison très naturelle, très individuelle, son chagrin personnel. C'est ce chagrin qui donne la mesure de son antipathie. Sans doute !

Une hypocrisie encore plus répugnante se manifeste lors de l'entrevue de Rodolphe avec la comtesse Mac Gregor au moment où elle va mourir.

Après la révélation du mystère que Fleur-de-Marie est la fille de Rodolphe et de la comtesse, Rodolphe s'approche d'elle, « l'air menaçant, impitoyable ». Elle demande grâce : « Pas de grâce, répond-il, malédiction sur vous... vous... mon mauvais génie et celui de ma race. » C'est donc la « race » qu'il veut venger. Il apprend ensuite à la comtesse comment, pour expier sa tentative d'assassinat sur la personne de son père, il s'est imposé de parcourir le monde en récompensant les bons et punissant les méchants. Rodolphe torture la comtesse, il s'abandonne à son emportement, mais, à ses propres yeux, il ne fait qu'accomplir la mission qu'il s'est fixée après le 13 janvier : « poursuivre le mal ».

Au moment où il s'en va, Sarah s'écrie :

« Pitié !.. je meurs ! » « Mourez donc, maudite ! dit Rodolphe, effrayant de jureur. »

Ces derniers mots : « effrayant de jureur » trahissent les motifs purs, critiques et moraux de son action. C'est cette même fureur qui lui a fait tirer l'épée contre feu son très noble père, comme l'appelle M. Szeliga. Au lieu de combattre le mal en lui-même, il le combat, en critique pur, chez autrui.

Finalement, Rodolphe abolit lui-même sa théorie pénale catholique. Il voulait supprimer la peine de mort, métamorphoser la peine en expiation, mais seulement tant que l'assassin tue des étrangers et laisse en paix les membres de la famille rodolphienne. Rodolphe devient partisan de la peine de mort dès que l'assassin frappe l'un des siens; il lui faut une double législation, l'une pour sa propre personne, l'autre pour les personnes profanes.

Il apprend par Sarah que c'est Jacques Ferrand qui a provoqué la mort de Fleur-de-Marie. Il se dit lui-même :

« Non, ce n'est pas assez !.. Quelle ardeur de vengeance ! Quelle soif de sang ! Quelle fureur calme et réfléchie ! Tant que j'ignorais qu'une des victimes du monstre était mon enfant, je me disais : la mort de cet homme serait stérile.. La vie sans or, la vie sans l'assouvissement de sa sensualité frénétique, sera une longue et double torture... Mais c'est ma fille !... Je tuerai cet homme ! »

Et il se précipite chez lui pour le tuer; mais l'état où il le trouve rend le meurtre superflu.

Ce « bon » Rodolphe ! Avec sa fièvre de vengeance, sa soif de sang, sa fureur calme et réfléchie, avec cette hypocrisie qui pare des belles couleurs de la casuistique tout mauvais mouvement, il a précisément toutes les passions du méchant qu'il punit chez les autres en leur crevant les yeux. Seuls d'heureux hasards, l'argent et le rang social, sauvent cet homme de « bien » du bagne.

Ce Don Quichotte étant nul à tout autre point de vue, la « puissance de la Critique » fait de lui en compensation un « bon locataire », un « bon voisin », un « bon ami », un « bon père », un « bon bourgeois », un « bon citoyen », un « bon prince », et la suite de toute la gamme que nous chante M. Szeliga. Voilà qui est supérieur à tous les résultats obtenus par « l'humanité dans son histoire entière ». Cela suffit pour que, par deux fois, Rodolphe sauve « le monde » de la « perdition » !

  1. Rodolphe avoue ce crime au Chapitre Ill, de la 9e partie des Mystères de Paris : « J'ai tiré l'épée contre mon père... je suis frappé dans mon enfant. Juste punition du parricide… »
  2. WEIL Karl (1806-1878) - publiciste. De 1842 à 1846, il fit paraître ses Konstitutionelle Jahrbücher sous le pseudonyme : Égidius.
  3. Extrait du recueil de chansons populaires intitulé : Les Sept Sonates.
  4. Le Chourineur, personnage des Mystères de Paris, repris de justice qui a été surnommé au bagne « Chourineur », de l'argot « chouriner » qui signifie : donner des coups de couteau. Il raconte son histoire à Rodolphe. Son « premier métier a été d'aider les équarisseurs à égorger les chevaux à Montfaucon ». Perverti par ce métier, il a gardé la manie de « chouriner... comme à l'abattoir ». Le meurtre d'un sergent l'a conduit au bagne (Les Mystères de Paris, ch. 1).
  5. Fleur-de-Marie, personnage des Mystères de Paris, jeune fille que Rodolphe arrache à la dépravation dans laquelle la misère l'avait jetée. Ce surnom de « Fleur-de-Marie » était dû sans doute à la candeur de ses traits » (Les Mystères de Paris, ch. 1).
  6. VIDOCQ François Eugène (1775-1857) : criminel français, agent secret de la police parisienne, puis chef de la Sûreté.
  7. Le Maître d'école, personnage des Mystères de Paris, scélérat, voleur et assassin « qui faisait trembler le Chourineur lui-même ». Rodolphe le rencontre dans le cabaret de la rue aux Fèves avec sa complice, la « Chouette », vieille borgnesse, tortionnaire de Fleur-de-Marie enfant (chap. I). Ce surnom lui a été donné au bagne en raison du langage châtié qu'il tient de son origine bourgeoise.
  8. Les Mystères de Paris, Ire partie, ch. XIX.
  9. Toute la citation est en français dans le texte. Rappelons que les termes en italiques et suivis d'un astérisque sont en français dans le texte allemand original.
  10. La citation est en français dans le texte.
  11. La citation est en français dans le texte.
  12. Germain, personnage des Mystères de Paris, autre protégé de Rodolphe, type de l'homme pauvre, mais honnête.
  13. Le Squelette, personnage des Mystères de Paris, assassin insensible à la bienfaisante influence de Rodolphe.
  14. Les Mystères de Paris, 10e partie, ch. III.
  15. « Fleur-de-Marie » est à partir d'ici traduit en allemand dans le texte : Marienblume.
  16. Jeu de mots sur le mot Schuld (au singulier = faute, culpabilité; au pluriel Schulden = dettes).
  17. Les Mystères de Paris, I° partie, ch. III.
  18. Citation en français dans le texte.
  19. Citation en français dans le texte.
  20. Citation en français dans le texte.
  21. Citation en français dans le texte.
  22. Citation en français dans le texte.
  23. Les Mystères de Paris, I° partie, ch. VIII.
  24. Citation en français dans le texte depuis « Dans ces moments-là... »
  25. En français dans le texte.
  26. Mme Georges, personnage des Mystères de Paris; autre protégée de Rodolphe, qui l'a arrachée à la misère dans laquelle l'avait plongé « le scélérat hypocrite auquel d'aveugles parents l'avaient mariée » (ce dernier n'est autre que le Maître d'école). Elle dirige la ferme de Bouqueval.
  27. En français dans le texte.
  28. Les Mystères de Paris, 1re partie, ch. X. La citation est en français dans le texte.
  29. Ibidem, 1re partie, ch. XIV. La citation est en français dans le texte.
  30. Personnage des Mystères de Paris.
  31. Les Mystères de Paris, 2e partie, ch. XXII.
  32. Dans le texte de Sue, l'abbé dit : « malgré ma garantie et la vôtre ».
  33. Ibidem, 3e partie, ch. Il.
  34. Les Mystères de Paris, Ire partie, ch. Il.
  35. Les Mystères de Paris, 9e partie, ch. II.
  36. Ibidem, 10e partie, à. VII. Toute la citation est en français dans le texte.
  37. Extrait des Xénies, IX, p. 186.
  38. La citation est en français dans le texte.
  39. Les Mystères de Paris, chapitre dernier.
  40. Ce terme est en français dans le texte dans tout le développement.
  41. Les Mystères de Paris, I° partie, ch. XX
  42. Le premier parmi ses égaux.
  43. Ibidem, I° partie. ch. XXI.
  44. Eugène Sue revient sur ce point au chapitre II, 10e partie, des Mystères de Paris, à propos d'une exécution capitale.
  45. BENTHAM Jeremy (1748-1882) : philosophe et sociologue anglais, théoricien de l'utilitarisme.
  46. GANS Eduard (1797-1839) : professeur de droit de l'Université de Berlin. Hégélien. A publié des cours de Hegel.
  47. Cité par Lénine : Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 35.
  48. Les Mystères de Paris, Ire partie, ch. 21.
  49. Ibidem, Ire partie, ch. XV, en français dans le texte.
  50. Ibidem, 3e partie, ch. 1.
  51. Les Mystères de Paris, 3e partie, ch. VIII.
  52. Ibidem, 6e partie, ch. VI.
  53. Ibidem, 6e partie, ch. VII.
  54. Toute la citation est en français dans le texte.
  55. Toute la citation est en français dans le texte.
  56. La citation est en français dans le texte.
  57. La citation est en français dans le texte.
  58. Les Mystères de Paris, 9e partie, ch. XV.
  59. Les Mystères de Paris, 9e partie, ch. XV.
  60. TOCQUEVILLE Alexis de (1805-1859), historien et homme politique français, auteur notamment du traité : De la Démocratie en Amérique. BEAUMONT DE La BONNINIÈRE Gustave (1802-1866), journaliste et homme politique. A publié des ouvrages sur l'esclavage et sur les établissements pénitentiaires d'Amérique.
  61. Les Mystères de Paris, 9e partie, ch. XV.
  62. La citation en français dans le texte.
  63. Journal des Débats, abréviation du titre du quotidien français Journal des débats politiques et littéraires, fondé à Paris en 1789, devenu un organe gouvernemental sous la monarchie de juillet.
    Le Siècle, quotidien qui parut à Paris de 1836; à 1939, organe, vers 1840, de la fraction de la petite bourgeoisie modérée, acquise à des réformes constitutionnelles.
    Les Petites Affiches de Paris, fondé en 1612 ; son succès venait des annonces et faits divers qui remplissaient ses colonnes.
  64. Voss Johann Heinrich (1736-1819) : écrivain et philologue allemand, célèbre par ses traductions d'Homère, de Virgile, etc.
  65. En allemand et en français dans le texte.
  66. En allemand et en français dans le texte.
  67. Allusion à la famille Martial des Mystères de Paris où l'on est criminel pour ainsi dire « de père en fils » (6e partie, chap. I, II, VI).
  68. Satan, journal satirique qui parut à Paris de 1840 à 1844.
  69. Passage cité par LÉNINE : Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 36.
  70. De profession.
  71. Toutes ces expressions sont en français dans le texte.
  72. Louise Morel, personnage des Mystères de Paris. Fille de l'artisan Morel, contrainte par la misère à se placer chez le notaire Jacques Ferrand, celui-ci la viole pendant son sommeil. Elle sera emprisonnée pour infanticide (II° partie, ch. IX).
  73. BLACKSTONE sir William (1723-1780) : juriste et parlementaire anglais. Défenseur de l'ordre constitutionnel.
  74. La phrase est en français dans le texte depuis « De même qu'en grammaire... » Le reste de la citation est en allemand.
  75. Marx cite ici des extraits de Charles Fourier dont il avait sans doute lu la Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, I° édition 1808. Le nouveau monde industriel et sociétaire, I° édition 1829. Théorie de l'unité universelle, 1822. Certaines de ces citations sont reprises par Engels, dans l'Anti-Dühring, p. 299. Le début de la première citation est extrait de la Théorie des quatre mouvements, 2e éd., 1841, p. 192.
  76. Phrase citée et soulignée par LÉNINE : Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 37.
  77. Cf. Mystères de Paris, 8e partie, ch. XIV.
  78. Il ne s'agit évidemment pas du septième arrondissement actuel, mais du quartier du Temple.
  79. En effet, le revenu total de la Banque des pauvres est de 12.000 francs + 10.000 francs, soit 22.000 francs. Les 10.000 francs du traitement de l'administrateur correspondent à 45,45 % de ce total.
  80. Cf. Les Mystères de Paris, 3e partie, ch. VI.
  81. Héros légendaire allemand qui possédait une bourse magique et inépuisable.
  82. Sainte Vehme, tribunal secret qui au Moyen Âge condamnait à mort et exécutait ceux qu'il jugeait coupables.
  83. SACK Karl Heinrich (1789-1875) : théologien protestant, professeur à Bonn.
  84. LÉNINE : Cahiers philosophiques, Œuvres complètes, p. 38.
  85. Petits princes allemands dont les États avaient été incorporés à des États plus grands par suite des modifications territoriales dues aux guerres napoléoniennes ou décidées par le Congrès de Vienne en 1814-1815.
  86. Graun, Badinot, personnages des Mystères de Paris.
  87. Jusqu'ici, la citation est en français dans le texte. La suite est traduite.
  88. « La jeune Angleterre » (Young England) : groupe d'hommes politiques et d'hommes de lettres anglais appartenant au parti tory, qui se constitua vers 1840. Marx et Engels caractérisent leurs idées dans le Manifeste du Parti communiste par les termes de « socialisme féodal ». Et Lénine, dans ses Cahiers philosophiques, après avoir noté ce passage, écrit : « Marx n'aurait-il pas en vue les philanthropes tories anglais qui ont introduit la loi de dix heures ? » (Œuvres complètes, p. 38).
  89. La citation est en français dans le texte.
  90. La citation est en français dans le texte.
  91. La citation est en français dans le texte.