Vagues du féminisme
Le terme de « vagues du féminisme » est une périodisation courante de l'historique du féminisme. On parle généralement de trois vagues, même si de plus en plus, une quatrième vague féministe est évoquée.
1 Avant les vagues[modifier | modifier le wikicode]
Malgré quelques précurseuses (Christine de Pisan au 14e siècle, Marie de Gournay au 16e, Olympe de Gouges au 18e...), on ne peut parler de "vague" qu'à partir de la révolution industrielle du 19e siècle.
Il y avait cependant des discussions, essentiellement entre hommes intellectuels, sur la place des femmes dans la société et la question de l'égalité des droits. Ces hommes parlaient de « querelle des femmes ».
2 Première vague[modifier | modifier le wikicode]
Le premier combat relativement massif des femmes fut celui pour obtenir le droit de vote, et plus largement des réformes assurant l'égalité juridique avec les hommes. Il court de la fin du 19e siècle jusqu'à la moitié du 20e siècle environ. Le mouvement des suffragettes est emblématique de cette vague, dominée donc par un féminisme bourgeois se plaçant dans le prolongement du libéralisme politique. Cependant, le féminisme du mouvement ouvrier (Internationale socialiste des femmes...) a aussi joué un rôle important dans cette bataille (Journée internationale des femmes...).
L'objectif fédérateur de ce mouvement était de conquérir des droits précis (droit de vote, droit au travail...), ce qui a masqué les divergences qu'il pouvait y avoir en son sein. La majorité des féministes d'alors ne remettait pas fondamentalement en cause les rôles traditionnels. Au contraire, une grande partie d'entre elles revendiquaient plus de considération pour les femmes au nom de ce qui était perçu comme "féminin" : douceur, respect de la vie, compassion, altruisme, et en particulier la maternité, qu'elles voulaient voir reconnue et protégée. Il reste donc majoritairement essentialiste.
Seules quelques précurseuses remettaient en question ces normes, souhaitant sortir du rôle de mère ou le faire passer au second plan. Les socialistes ne sont pas spécialement avant-gardistes sur cette question. La plupart d'entre eux parlent de « double tâche sociale de la femme » : production et reproduction (celle-ci reposant sur une spécificité biologique des femmes). Cela les conduit à stigmatiser les revendications égalitaristes de certaines féministes. La Troisième internationale et Alexandra Kollontaï reprendront aussi cette notion de rôle reproducteur des femmes.
Il y a cependant des exceptions, comme le socialiste August Bebel qui estimait en 1879 qu'au terme de son émancipation, « la femme voudra jouir de son indépendance et non passer la moitié ou les trois quarts de ses belles années en état de grossesse ou avec un enfant au sein ». Ou Madeleine Pelletier qui critiquait amèrement le conformisme des femmes, y compris les féministes de son temps, au rôle de genre qui leur était assigné :
« Les femmes, même après la réalisation du féminisme, tel que nous le concevons, resteront donc des femmes, comme les hommes resteront des hommes. Ce que nous voulons supprimer, ce n’est pas le sexe féminin, mais la servitude féministe, servitude que perpétuent la coquetterie, la retenue, la pudeur exagérée, les mièvreries de l’esprit et du langage ; toutes choses qui ne sont en aucune façon des caractères sexuels secondaires, mais simplement les résultats de l’état de dépendance physique et morale dans laquelle les femmes sont tenues. »[1]
Au Japon, la revue Seitō (1911-1916) exprimera sous l'influence de Noe Itō un féminisme mêlé à des revendications anarchistes.[2]
Aux États-Unis, la féministe Charlotte Perkins Gilman eut une influence notable par ses écrits, par exemple avec son utopie Moving the Mountain (1911).
3 Deuxième vague[modifier | modifier le wikicode]
Après la Seconde guerre mondiale (période des Trente glorieuses), un certain nombre de transformations ont lieu. Les femmes entrent plus massivement sur le marché du travail et dans les Universités. Cela leur donne une plus grande autonomie financière, et favorise la réflexion d'un nombre assez conséquent d'entre elles.
Par ailleurs, à cette époque des innovations vont potentiellement permettre la maîtrise de son propre corps, en particulier la découverte d'une nouvelle technique de contraception (la pilule), et de la méthode « Karman » pour l'avortement...
Les femmes se heurtent pourtant à l'héritage de l'inégalité, aux lois et aux préjugés réactionnaires... Elles prennent conscience de leur oppression dans la famille, la sexualité, la Politique... Dans le sillage de Mai 68, la nouvelle génération va être porteuse d'un mouvement féministe radical (la "deuxième vague") en confrontation avec la domination masculine. Le nouveau mouvement féministe est né d’abord dans les couches sociales les plus diplômées des femmes. En France par exemple, les femmes des milieux populaires étaient plutôt sous l’influence soit du PCF, soit du catholicisme.
À partir du milieu des années 1960 et pendant les années 1970, un nouveau féminisme fait surface, et rejette cet objectif d'égalité « dans » le système. Pour les féministes de cette deuxième vague, aucune égalité entre les sexes ne peut être obtenue à l'intérieur du présent système « patriarcal », sinon quelques compromis temporaires qui seraient perpétuellement menacés. Pour la plupart, la solution est donc de renverser ce système, le patriarcat, et d'instaurer de nouvelles valeurs et de nouveaux rapports entre les sexes.
Aux États-Unis, le Women's Lib (Women Liberation movement) regroupera ces militantes. Le mouvement était alors fortement lié au mouvement pour les des droits civiques (contre l’oppression des Noirs) dans lequel de nombreuses femmes se sont investies (notamment en raison d’une part d’identification à une autre catégorie d’opprimées). Shulamith Firestone reconnaît ces interactions, mais elle soutient les vagues du féminisme ont leur dynamique propre :
« Mais il serait faux de vouloir attribuer la résurgence du féminisme à la seule poussée d’autres mouvements et d’autres idées. Car même s’ils ont pu agir comme un catalyseur, le féminisme a en réalité acquis une force cyclique qui lui est propre. Dans l’interprétation historique qui est la nôtre, le féminisme est l’inévitable réponse des femmes au développement d’une technologie devenue capable de les libérer de la tyrannie de leur rôle sexuel et reproducteur — c’est-à-dire capable non seulement de les libérer de leur conditionnement biologique fondamental, mais aussi du système sexuel de classes construit sur ce conditionnement et destiné à l’accentuer encore. »[3]
Aujourd'hui, le Women's Lib américain est incarné par plusieurs organisations, NOW ou National Organization of Women, Feminist Majority, Planned Parenthood...
Le Mouvement de libération des femmes (MLF) fut l'organisation qui regroupa ce courant (dans sa diversité) en France. Son acte de naissance symbolique peut être le dépôt d'une gerbe de fleurs, par 9 militantes, le 26 août 1970, sous l'arc de Triomphe avec sur la banderole « Il y a plus inconnu que le soldat inconnu, sa femme ». En 1971 est publié le manifeste des 343 « salopes » déclarant avoir avorté et demandant l'accès à l'avortement libre. Suite à la lutte du MLF et du MLAC, la loi Veil sur l'avortement sera adoptée en 1975.
Le féminisme radical et en particulier le MLF en France, s'est ensuite divisé selon les différents courants qui le composaient : féminisme matérialiste, féminisme différentialiste, féminisme marxiste, féminisme lesbien...
Un mouvement équivalent de "libération des femmes" toucha le Japon des années 1970.
4 Troisième vague[modifier | modifier le wikicode]
A partir des années 1980, partant des États-Unis, la "troisième vague" est portée surtout par des militantes issues de groupes minoritaires (femmes racisées, lesbiennes, prostituées...). De ces critiques diverses émerge la notion d'intersections entre diverses oppressions : de sexe, de classe, de "race", d'orientation sexuelle... La deuxième vague féministe aurait laissé de côté beaucoup de femmes, qui ne se reconnaissent pas dans la catégorie homogène de "femme", sous-estimant les oppressions de "race", homophobes, de classe...
Cette vague n'est pas caractérisée par un fort mouvement unifié, mais par un vaste ensemble de pratiques aussi bien politiques qu'artistiques... Ce qui est d'ailleurs l'objet de critiques, car le résultat est un éclatement de l'identité "femmes" et de la sororité qu'avait mis en avant la deuxième vague. Par exemple, Kristin Rowe-Finkbeiner dans son ouvrage The F-Word, paru en 2004, évoque l'absence d'une cause commune et rassembleuse dans le concept de troisième vague. Les militantes de la première vague féministe s'étaient ralliées autour de la bataille pour le droit de vote; celles de la deuxième vague autour de l'obtention de l'égalité salariale et la fin de la discrimination basée sur le sexe. Quant aux féministes de la troisième vague, elles se disperseraient dans une multitude de combats, souvent fragmentés et moins unitaires que ceux de leurs prédécesseurs.
Barbara Findlen, qui a beaucoup écrit sur la troisième vague, décrit en ces termes la conjoncture distincte dont les génération X et génération Y sont issues :
« cette génération a été modelée par des événements et circonstances uniques, propres à notre époque : le VIH/sida ; les assauts contre le contrôle des naissances ; le recul de l'action positive (affirmative action) ; la visibilité croissante des diverses formes de famille ; l'avancée des études féministes; la montée des technologies, de la consommation et des médias de masse ; le multiculturalisme ; l'affirmation d'une conscience planétaire ; l'ascension du mouvement lesbien/gay/bi/trans ; une meilleure connaissance de la sexualité ; et finalement le féminisme, qui était déjà dans notre enfance un force social majeur. Toutes ces réalités ont alimenté et formé nos approches du féminisme »
Le cadre de vie dans lequel ont grandi les filles nées après le baby-boom devient autrement dit plus complexe et éclaté que celui-ci de leurs prédécesseurs. Sur le plan sociologique, il ne saurait plus exister une grille d'analyse capable d'englober à elle seule et d’expliquer à elle seule tous les phénomènes qui affectent toutes les personnes, hommes ou femmes, comme s'y sont essayées les grandes idéologies universelles au 20ème siècle, l'idéologie marxiste notamment. Dans un tel contexte, la catégorie universelle « femme » elle-même perdrait ainsi une certaine acuité pour expliquer l'oppression vécue par les femmes, ou du moins elle ne serait plus le seul paramètre à considérer, selon les penseurs de la troisième vague.
Plusieurs développements dans la pensée féministe récente doivent d'ailleurs à ces intellectuelles qui ont grandi avec des identités multiples. Le concept d'hybridité, dont la troisième vague féministe est fortement imprégnée, a ainsi été développé par des femmes de couleur, l'afro-américaine Bell Hooks entre autres, qui a dû concilier sexe et race dans ses analyses des rapports sociaux. À l’instar de l’identité raciale, l’identité sexuelle a elle aussi été un moteur important de ce féminisme centré sur la diversité. Par leur expérience d'un monde à la fois hétérosexuel et dominé par les hommes, plusieurs auteures lesbiennes ont ainsi fait émerger une pensée originale qui prenait en compte divers niveaux d’oppression. La théorie queer, tel que définie par les Américaines Judith Butler et Eve Sedgwick, propose un schéma d’analyse qui ajoute l’orientation sexuelle, et son corollaire – l’hétéronormativité – comme un élément majeur de l’oppression des femmes, et des humains dans leur ensemble. L'écrivaine Monique Wittig, dont l'œuvre La Pensée straight est présenté dans la mouvance queer comme une référence capitale, avait déjà développé des théories allant dans ce sens, démontrant notamment en quoi l'hétérosexualité constituait un système politique.
En centrant leurs études sur la sexualité et la construction des genres, les théoriciennes queers ont toutefois remis à l’avant-plan du débat féministe les préoccupations qui avaient passablement divisé le mouvement des femmes, en particulier dans les années 1980 : pornographie, prostitution et transgenrisme. Mais au-delà de ces questions précises, c’est la sexualité au complet qui bénéficie, avec l’émergence de la troisième vague, d’une attention nouvelle et d'une image plus positive. Ce discours, qui se proclame sex-positive (en anglais) aux États-Unis, est porté en France notamment par les auteur.e.s Virginie Despentes, Sam Bourcier et Paul B. Preciado.
5 Origine de la périodisation[modifier | modifier le wikicode]
En 1920, l'américaine Elizabeth Sarah popularise à travers son ouvrage, Reassessments of « First Wave », la métaphore de la vague pour qualifier les phases successives du féminisme moderne.
Le terme « troisième vague féministe » n'est utilisé aux États-Unis qu'à partir des années 1990, pour qualifier une nouvelle génération de féministes qui intègrent à leurs luttes des enjeux et des pratiques qui se situent en rupture, et d'autres fois en continuité, avec ceux de la génération précédente, issue de la « deuxième vague ». Entre autres différences, l'importance accordée à la diversité au sein des groupes, notamment par une meilleure visibilité occupée par les femmes considérées comme doublement marginalisées ou stigmatisées – femmes de couleurs, autochtones, lesbiennes, prostituées, transgenres, en situation de handicap, ou encore les femmes grosses, pour ne nommer que ces groupes.
La première à parler d'une troisième vague est l'Américaine Rebecca Walker en 1992. Dans un article intitulé Becoming the Third Wave, elle fait remonter l'émergence de cette nouvelle génération au début des années 1980, quand des militantes noires toujours plus nombreuses – Gloria Anzaldúa, bell hooks, Chela Sandoval, Cherrie Moraga et Audre Lorde entre autres – s'élèvent contre le caractère blanc et bourgeois du féminisme radical. S'interrogeant elles aussi sur la date de naissance de la troisième vague, certaines penseuses – « influencées par le caractère résolument mondial du féminisme en ce moment, parlent plutôt de 1985, qui mettait fin à la décennie des femmes décrétée par l'ONU et qui marquait la minorisation des femmes blanches occidentales dans les rassemblements internationaux, notamment à Nairobi », note l'auteur Micheline Dumont dans un recueil de textes publié au Québec.
Dialogues sur la troisième vague féministe, ce même recueil paru en 2005, constitue par ailleurs un des premiers ouvrages en français à s'intéresser spécifiquement au concept de troisième vague. L'appellation tarde en effet à s'implanter dans le vocabulaire courant des féministes francophones, dont plusieurs préféraient jusqu'à ici l'utilisation du terme « jeunes féministes » pour décrire la nouvelle mouvance. Autre manifestation de ce décalage, les œuvres-phares de la troisième vague sont rarement traduites en français, ou sinon elles le sont avec un délai d'une dizaine d'années. Ainsi, Gender Trouble, le célèbre essai de la féministe lesbienne Judith Butler, sorti aux États-Unis en 1990, est paru en français en 2005.
6 Critiques[modifier | modifier le wikicode]
Cette présentation est très critiquable dans la mesure où elle masque le fait qu'à chaque époque il a existé des courants différents. Elle permet cependant de faire ressortir les idéologies qui ont connu le plus de progression ou qui ont émergé, et ainsi de traduire éventuellement une correspondance de ces idéologies avec des changements structurels.
Par ailleurs, à chaque époque, la "vague" n'embrasse pas le monde de façon homogène. On peut constater que le mouvement pour l'obtention de l'égalité des droits, lorsqu'il prend son essor à la fin du 19ème siècle, concerne quasi-exclusivement l'Europe occidentale et les États-Unis. Il en est de même de la deuxième, puis de la troisième vague, qui sont centrées sur les pays capitalistes les plus riches lors de leur essor.
7 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]
The third wave of feminism, sur Encyclopaedia Britannica
- ↑ Madeleine Pelletier, Les femmes et le féminisme, La Revue socialiste, Janvier 1906
- ↑ Christine Lévy, Introduction. Féminisme et genre au Japon, 2012
- ↑ Shulamith Firestone, La dialectique du sexe - Le féminisme aux États-Unis (chap 2), 1970