Gueorgui Gapone
Gueorgui Apollonovitch Gapone (1870-1906) était un pope orthodoxe qui participa, de manière ambigüe, aux événements révolutionnaires de 1905 en Russie. Il était très populaire chez les ouvriers de Petrograd, et il est l'organisateur de la grande manifestation du Dimanche rouge. On a su plus tard qu'il était également un agent de l'Okhrana.
1 Biographie[modifier | modifier le wikicode]
1.1 Ses débuts[modifier | modifier le wikicode]
Gapone naît le 17 février 1870 dans la région de Poltava, dans una famille extrêmement pieuse. Son père était un modeste fermier, et sa mère était analphabète.
Après la mort de sa femme, il s'installe à Petrograd, et il y obtient un diplôme de l'académie de théologie en 1903.
1.2 Action sociale à Petrograd[modifier | modifier le wikicode]
Il devient aumônier dans les prisons, puis s'implique dans « l’Assemblée des Ouvriers Russes des Usines et des Ateliers. » Il s'agissait d'une organisation religieuse et sociale, de type paternaliste, mise en place en 1901 par le général Sergueï Vasilievitch Zoubatov, chef du Département de la Police et la police secrète de Petrograd, l'Okhrana. L'organisation visait à « défendre les droits des ouvriers et d'élever leur morale religieuse », mais Zoubatov espérait par là former des groupes d'hommes étroitement surveillés (zoubatovisme). De fait, seuls les orthodoxes étaient éligibles à rejoindre cette organisation ayant 12 sections et 8 000 membres. Il avait des sections dans tous les districts de la capitale et organisait l’entr’aide et des activités culturelles, éducatives et religieuses. Gapone était un protégé de Zoubatov.
Le mouvement de Gapone commença comme une entreprise des plus « loyales », innocent de la moindre tentative de se joindre à la lutte entre le travail et le capital. Son but modeste était de donner aux ouvriers l’occasion de se rassembler et de consacrer du temps dans la sobriété à des activités édifiantes. Au début, comme Gapone l’a écrit par la suite, chaque réunion dans la première salle de thé et de lecture « commençait et finissait par des prières ». Lors de l’ouverture officielle de l’Assemblée le 11 avril 1904, après qu’elle ait reçu ses statuts, un service religieux fut célébré, Dieu garde le tsar fut chanté trois fois, et l’Assemblée envoya un télégramme au ministre de l’Intérieur, « avec la requête respectueuse de déposer aux pieds de sa majesté impériale le monarque adoré les sentiments les plus obéissants d’ouvriers inspirés par leur amour du trône et de la patrie. »
Gapone, qui ambitionnait de la développer tant à Kiev qu'à Moscou, n'était pas un simple agent de la police ; tout en coopérant, il essayait de garder une autonomie stratégique et décisionnelle.
1.3 La vague gréviste[modifier | modifier le wikicode]
A la fin de décembre 1904, quatre salariés des usines Poutilov avaient été licenciés pour leur appartenance à l’organisation de Gapone. Les ouvriers se tournent vers l’Assemblée des Ouvriers Russes des Usines et des Ateliers pour obtenir leur réintégration. La direction de l’assemblée aurait perdu toute crédibilité si elle ne s’était pas portée à la rescousse de ses quatre membres brimés. Elle ne pouvait que tolérer que les ouvriers de Poutilov appellent les ouvriers d’autres usines à la solidarité. De telle sorte que toutes les sections de l’assemblée tinrent des meetings de masse dans Saint-Pétersbourg. Ceux-ci soulevèrent les passions, et passèrent rapidement de l’incident isolé de l’usine Poutilov aux questions générales qui préoccupaient les travailleurs russes — les conditions matérielles extrêmement dures et l’absence complète de droits.
Le lundi 3 janvier 1905, une grève de masse éclate pour la réintégration des quatre ouvriers. C’était le début modeste qui mena inexorablement à la révolution. En janvier 1905, les grèves se multiplient parmi les usines de Petrograd. Le samedi 21 janvier (8 janvier selon l'ancien calendrier julien), la grève générale mobilise 200 000 ouvriers.
Au début, les social-démocrates réagirent avec lenteur au mouvement de Gapone. Ainsi, Martov déclarait :
Aussi étrange que cela puisse paraître, il faut noter que les organisations révolutionnaires de Pétersbourg ont négligé la croissance et la transformation progressive de l’organisation ouvrière légale fondée par le pope Gapone, et qui était déjà passée, en automne 1904, de la forme des « Fonds d’assistance de soutien mutuel » à des espèces de clubs de travailleurs.
Lorsqu’à la fin de décembre 1904 le groupe de Gapone est entré dans une lutte ouverte contre les industriels à la suite d’un conflit aux usines Poutilov, les social-démocrates ont été complètement dépassés par les évènements.
Lorsqu’enfin les social-démocrates influencés par Gapone sont allés vers les ouvriers, on leur a tourné le dos. Leurs tracts ont été déchirés par les grévistes. Un don de 500 roubles du comité social-démocrate a même été « reçu avec réticence ».[1]
Le comité bolchevik de Saint-Pétersbourg était complètement coupé du mouvement de Gapone, et ne commence à s'y intéresser qu'au moment où les grèves éclatent. Comme en témoigne un de ses militants, N. V. Dorochenko :
Les ouvriers, dont incontestablement la plupart étaient sous l’influence de Gapone, ne considéraient pas à cette époque la social-démocratie comme leur parti. De plus, il leur semblait que la ligne claire, sans ambiguïté de la social-démocratie les handicapait dans l’accomplissement de ce que Gapone leur recommandait de faire. Dans l’un des rendez-vous secrets de comité où nous, les ouvriers du parti, nous réunissions, Goussev nous informa des démarches engagées par le comité et retransmit ses directives nous enjoignant de noyauter dans les usines les locaux de l’association de Gapone et d’opposer aux revendications de Gapone le programme minimum du parti, en dénonçant le caractère sans espoir et absurde du projet de marche sur le palais.[2]
Dorochenko lui-même essaya de mettre en œuvre la mission d’opposition et de dénonciation dans une réunion de la section de Gapone du secteur de la Cité le 7 janvier, mais en fut empêché par des cris de « Assez, allez-vous en, ne vous en mêlez pas, » etc. « Il me fut impossible de continuer mon intervention et je dus quitter les lieux. » De cette réunion, il alla à une conférence du comité de Pétersbourg des bolcheviks : « L’impression dominante était que la conférence ne croyait pas vraiment que la marche sur le palais aurait lieu. »
Finalement, malgré tout, le comité de Saint-Pétersbourg décida que les membres du parti devraient participer à la procession du 9 janvier. Le résultat fut pitoyable : « … seul un petit groupe d’environ 15 ouvriers, pas plus, se présenta au rendez-vous. »
Les dirigeants bolchéviks étaient extrêmement méfiants vis-à-vis de Gapone. Par exemple, Goussiev, qui arriva de Genève à la fin de décembre ou au début de janvier, pour devenir secrétaire et dirigeant du comité de Saint-Pétersbourg, écrivait à Lénine le 5 janvier au sujet du « maudit Gapone » :
Ce pope Gapone est très certainement un zoubatoviste de la meilleure eau… Dénoncer et combattre Gapone sera la base de l’agitation que nous préparons dans la précipitation. Nous allons mettre toutes nos forces en action, même si nous devons toutes les dilapider sur la grève, car la situation nous oblige à sauver l’honneur de la social-démocratie.[3]
1.4 Le Dimanche rouge[modifier | modifier le wikicode]
Sous l’influence de l’euphorie générée par ces meetings, le pope Gapone suggéra d’ajouter aux revendications originales de réintégration des quatre ouvriers licenciés et de renvoi du contremaître responsable toute une liste d’autres revendications, qui étaient discutées dans le détail à l’assemblée, mais que les ouvriers n’avaient jamais auparavant osé présenter ouvertement : la journée de huit heures, une augmentation du salaire minimum quotidien de 60 kopecks à un rouble pour les hommes, et de 40 kopecks à 75 pour les femmes, l’amélioration des sanitaires, et des soins médicaux gratuits. A ce stade du mouvement, Gapone réussit à convaincre les travailleurs de limiter leur lutte à des revendications purement économiques. Il leur conseilla de déchirer, sans les avoir lus, les tracts que distribuaient les étudiants, et qui incluaient dans les revendications la lutte contre le tsarisme.
Cependant, des menchéviks réussirent à intervenir dans le mouvement. Ils envoyèrent des orateurs dans les réunions de district de l’assemblée, et réussirent à présenter des résolutions et des amendements au texte original de la pétition. Toute une série de revendications politiques furent incluses : la liberté de rassemblement pour les ouvriers, la terre pour les paysans, la liberté d’expression et celle de la presse, la séparation de l’église et de l’Etat, la fin de la guerre russo-japonaise et la convocation d’une assemblée constituante.
Les dirigeants de l’assemblée pensèrent que ce serait une bonne idée si les ouvriers demandaient au tsar de les soutenir. La police était d’accord : quelques paroles de mansuétude venues du trône, accompagnées de quelques mesures, aussi limitées soient-elles, d’amélioration des conditions de vie des ouvriers suffiraient, pensaient-ils, à empêcher le mouvement de se diriger vers les extrêmes et renforcerait le mythe du tsar ami des ouvriers.
Gapone décide alors d'organiser pour le lendemain une grande manifestation pacifique, avec le portrait du tsar, de saintes icônes et des bannières ecclésiastiques, faisant converger les cortèges des banlieues ouvrières vers le Palais d'Hiver en vue de présenter une pétition au Tsar. Dans la journée, le gouvernement lance un ordre secret pour arrêter Gapone, sans y parvenir.
« Nous nous présenterons demain, à 14 heures 30, au Palais d'Hiver, pour t'exposer les aspirations de la nation entière : convocation immédiate d'une assemblée constituante, responsabilité des ministres devant le peuple, amnistie, abolition de tous les impôts directs. Jure-nous de satisfaire nos exigences, sinon nous sommes prêts à mourir devant ton palais. Si en proie à des hésitations, tu ne te montres pas au peuple, si tu laisses couler le sang des innocents, tu briseras le lien moral entre lui et toi ».
La manifestation du dimanche 22 janvier est un succès, rassemblant entre 30 000 et 140 000 personnes. Mais elle fut réprimée d'une manière extrêmement brutale par l'armée, qui ouvre le feu. Une quarantaine de personnes, dont plusieurs des gardes du corps de Gapone sont tués sur le champ. Gapone est éclipsé par ses gardes du corps, et trouve refuge dans plusieurs appartements privés, y compris celui de l'écrivain Gorki. En tout, il y aura autour de 1000 morts lors de ce « dimanche rouge ».
Gapone aurait alors dit le soir même : « Nous n’avons plus de tsar. Un fleuve de sang coule entre le tsar et le peuple. Vive la lutte pour la liberté! ». Le 8 février, il répétait :
« Le 9 janvier 1905 a révélé l’immense réserve d’énergie révolutionnaire du prolétariat… », mais il ajoutait tristement : « … et toute l’insuffisance de l’organisation social-démocrate. »[4]
Il se met alors à encourager les ouvriers à mener des actions plus dures contre le régime, avant de s'exiler à l'étranger.
Les libéraux ne croyaient pas à l’existence d’un peuple révolutionnaire, ils expliquaient donc les évènements comme le produit naturel de la personnalité de Gapone.
« Il n’y a pas encore de peuple révolutionnaire en Russie, » voilà ce que Pierre Strouvé écrivait, dans l’organe qu’il publiait à l’étranger sous le titre L’Emancipation, le 7 janvier 1905, c’est-à-dire deux jours avant que les régiments des gardes n’écrasassent la manifestation des ouvriers pétersbourgeois.
La société libérale crut longtemps que la personnalité de Gapone recélait tout le mystère du 9 janvier. On l’opposait à la social-démocratie comme un chef politique qui aurait eu le secret de séduire les masses, tandis que les social-démocrates ne formaient, disait-on, qu’une secte de doctrinaires. On oubliait qu’il n’y aurait pas eu de 9 janvier si Gapone n’avait trouvé sur son chemin plusieurs milliers d’ouvriers conscients qui avaient passé par l’école socialiste.[5]
1.5 La fin[modifier | modifier le wikicode]
Gapone s'exile en Suisse, où il est accueilli par Plekhanov et d'autres leaders menchéviks, puis à Paris. Lénine saisit aussitôt l'occasion de le voir.
Gapone était en quelque sorte un morceau de la révolution russe grandissante, un homme étroitement lié aux masses ouvrières qui s’étaient confiées à lui sans retour, et Vladimir Ilitch était tout ému à la pensée de se trouver en face de lui.[6]
« Mon cher, lui ai-je dit », raconta-t-il à Kroupskaïa après son entrevue avec Gapone, « n’écoutez pas les flatteurs, instruisez-vous, sinon, voilà où vous vous trouverez — et je lui ai montré la place sous la table. »
Lénine considère à cette période qu'il ne faut pas négliger l'impact positif qu'a eu Gapone sur la radicalisation de nombreux ouvriers, malgré toute la confusion politico-religieuse qu'il peut y avoir dans leurs conceptions[7]. Sur le rôle de Gapone lui-même, Lénine écrit qu'il est certainement manipulé dans le cadre d'un plan de Zoubatov, mais :
« Mais l'existence d'un tel plan n'exclut nullement la possibilité que le père Gapone soit un instrument inconscient de ce plan. On ne peut douter qu'il y a un mouvement libéral et réformateur parmi certains secteurs de jeunes du clergé russe. Ce mouvement a trouvé ses porte-parole à la fois dans les réunions de la société philosophico-religieuse et dans des publications de l'Eglise. Il lui a même été donné un nom, le mouvement "néo-orthodoxe". Nous ne pouvons donc pas écarter catégoriquement l'idée que le Père Gapone puisse être un socialiste chrétien sincère et que le dimanche rouge l'ait fait basculer vers le chemin de la révolution. »[8]
Et il préconise de participer aux actions « même si ce sont des zoubatovistes qui les ont initiées ».
Mais Gapone ne partage pas les convictions idéologiques des marxistes et rejoint les socialistes-révolutionnaires. Gapone est également trop connu pour accepter un rôle subalterne dans le mouvement révolutionnaire. Il écrit alors son autobiographie. Pendant cette période d'exil, Gapone reçoit en sous main des subsides de l'Okhrana.
Gapone retourne incognito à Petrograd en automne 1905 (mais l'accueil n'est pas celui qu'il escomptait), puis de nouveau en décembre 1905. En échange de sa liberté, il offrit de donner à la police le plan de campagne des révolutionnaires. En mai 1906, Gapone fut démasqué par les SR comme agent de l'Okhrana.
Accusé de trahison, Gapone est pendu le 28 mai 1906 dans la campagne finlandaise par Pinhas Rutenberg en accord passé avec le Parti SR.
De nombreuses années plus tard, alors qu’il était prouvé que Gapone était un agent de la police, Kroupskaïa expliquait ainsi l’engouement de Lénine :
Un camarade s’est indigné récemment : comment Vladimir Ilitch a-t-il pu avoir affaire à Gapone !
Assurément, il eût été plus simple d’ignorer Gapone en se disant qu’il n’y a rien de bon à attendre d’un pope. Ce fut le raisonnement de Plékhanov, qui reçut Gapone avec une extrême froideur. Mais ce qui faisait précisément la force de Vladimir Ilitch, c’est qu’il considérait la révolution comme quelque chose de vivant, qu’il savait la regarder en face, en observer les formes multiples, c’est qu’il savait, comprenait ce que voulaient les masses. Or la connaissance des masses ne s’acquiert qu’à la condition de se trouver en contact avec elles. Comment Vladimir Ilitch aurait-il pu ignorer Gapone, si proche des masses, sur lesquelles il avait une telle influence ![6]
2 Notes[modifier | modifier le wikicode]
- ↑ Tretii sezd RSDRP, op. cit., p. 54. (Source non exacte, la source exacte n’a pas pu être trouvée, note de la MIA).
- ↑ N. Dorochenko, « Роль социал-демократической организации в январских событиях », Красная летопись, no.3, 1925
- ↑ « Переписка Н. Ленина и Н. К. Крупской с С. И. Гусевым », Пролетарская Революция, No.2(37), 1925, pp. 23–4 ; Schwarz, op. cit., p. 66.
- ↑ Lenin, A Militant Agreement for the Uprising, 21 February 1905
- ↑ Trotski, 1905, Ecrit en 1905-1909
- ↑ 6,0 et 6,1 Kroupskaïa, Souvenirs sur Lénine, 1926
- ↑ Lenin, The Third Congress of the R.S.D.L.P., 1905
- ↑ Lénine, Father Gapon, Vpériod n°4, 31 janvier 1905 (8 janvier a.s)
3 Sources[modifier | modifier le wikicode]
- (en) Abraham Ascher, The Revolution of 1905, t. I : Russia in Disarray, Stanford, Stanford University Press, (1re éd. 1988), 412 p. (ISBN 0-8047-2327-3), chap. 3 (« Gapon and Bloody Sunday »)
- Jean-Jacques Marie, Le dimanche rouge, Larousse, 2008
- T.Souliaguine, La Révolution russe 1905 Gapone", bande dessinée, Y.I.L., 2016