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Special pages :
Le Mexique et l’impérialisme britannique
Auteur·e(s) | Léon Trotski |
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Écriture | 5 juin 1938 |
Source : Œuvres - T. XVIII (EDI)
La campagne internationale que les milieux impérialistes mènent contre l'expropriation des entreprises pétrolières au Mexique par le gouvernement mexicain a été marquée par tous les traits des bacchanales de la propagande impérialisme, combinant l'impudence, l'hypocrisie et la spéculation sur l'ignorance avec l'assurance arrogante de l'impunité. Le signal de cette campagne a été donné par le gouvernement britannique quand il a décidé de boycotter le pétrole mexicain. Le boycottage, on le sait, implique toujours l'auto‑boycottage qui s'accompagne donc de grands sacrifices de la part de celui qui boycotte. Jusqu'à récemment, la Grande‑Bretagne était le plus gros consommateur de pétrole mexicain, pas par sympathie pour le peuple mexicain, naturellement, mais en fonction des avantages qu'elle y trouvait. En Grande‑Bretagne, le principal consommateur de pétrole est l'Etat, avec sa marine gigantesque et une aviation qui grandit rapidement. Un boycottage du pétrole mexicain par le gouvernement britannique signifie donc un boycottage simultané non seulement de l'industrie britannique, mais de sa défense nationale. Le gouvernement de M. Chamberlain[1] a manifesté avec son habituelle franchise que les profits des brigands impérialistes passaient avant les intérêts même de l'État. Les classes opprimées et les peuples opprimés doivent enregistrer profondément cette conclusion fondamentale.
Aussi bien chronologiquement que politiquement, le soulèvement du général Cedillo[2] , est sorti de la politique de Chamberlain. La doctrine Monroe[3] interdit à l'amirauté britannique d'appliquer un blocus militaire naval de la côte du Mexique. Il leur faut agir par l'intermédiaire d'agents à l'intérieur, qui, il est vrai, n'arborent pas ouvertement le drapeau anglais, mais servent pourtant les mêmes intérêts que Chamberlain ‑ les intérêts d'une clique de magnats du pétrole. Dans le Livre Blanc publié par la diplomatie britannique il y a seulement quelques jours, nous pouvons être certains qu'il n'est pas question des négociations de ses agents avec le général Cedillo. La diplomatie impérialiste mène ses affaires les plus importantes sous le couvert du secret.
Afin de discréditer l'expropriation aux yeux de l'opinion publique bourgeoise, on la présente comme une mesure « communiste ». L'ignorance historique se combine ici avec la tromperie délibérée. Le Mexique semi‑colonial est en train de lutter pour son indépendance nationale, politique et économique. C'est là la signification fondamentale de la révolution mexicaine à cette étape. Les magnats du pétrole ne sont pas des capitalistes de base, ils ne sont pas de la bourgeoisie ordinaire. S'étant emparés des ressources naturelles les plus riches d'un pays étranger, campés sur leurs milliards et soutenus par les forces militaires et diplomatiques de leur métropole, ils s'efforcent d'établir dans le pays soumis un régime de féodalisme impérialiste, leur subordonnant législation, jurisprudence et administration. Dans ces conditions, l'expropriation est l'unique moyen efficace de sauvegarder l'indépendance nationale et les conditions élémentaires de la démocratie.
La décision que prendra le développement ultérieur du Mexique dépend de façon décisive de facteurs de caractère international. Mais c'est une question pour l'avenir. La révolution mexicaine est en train de réaliser le même travail qu'ont réalisé, par exemple, les Etats‑Unis d’Amérique en trois quarts du siècle dernier, en commençant par la guerre révolutionnaire pour l'Indépendance et en terminant par la guerre civile pour l'abolition de l'esclavage et l'unification nationale. Le gouvernement britannique a tout fait, à la fin du XVIII° siècle, non seulement pour maintenir les Etats‑Unis dans un statut de colonie, mais, plus tard, dans les années de guerre civile, il a soutenu les négriers du Sud contre les abolitionnistes du Nord, essayant au compte de ses intérêts impérialistes de précipiter la jeune république dans l'arriération économique et la désunion nationale.
Aux Chamberlain de cette époque aussi l'expropriation des propriétaires d'esclaves semblait une mesure « bolchevique » diabolique. En réalité, la tâche historique des Nordistes consistait à déblayer le terrain pour un développement démocratique indépendant de la société bourgeoise. C'est cette tâche précisément qu'est en train de résoudre à cette étape le gouvernement du Mexique. Le général Càrdenas[4] prend place parmi les hommes d'Etat qui ont accompli un travail comparable à celui de Washington, Jefferson, Abraham Lincoln et du général Grant[5] . Et ce n'est bien entendu pas un hasard si, dans ce cas également, le gouvernement britannique se trouve de l'autre côté de la tranchée de l'Histoire.
La presse mondiale, en particulier la presse française, aussi absurde que cela puisse paraître, continue à introduire systématiquement mon nom dans la question de l'expropriation de l'industrie du pétrole. Si j'ai déjà une fois réfuté ce mensonge tout de suite, ce n'est pas du tout que je craigne « les responsabilités », comme l'a insinué un agent bavard du G.P.U. Au contraire, je considérerais comme un honneur de porter même une part de responsabilité pour la mesure courageuse et progressiste prise par le gouvernement mexicain. Mais je n'ai pas pour cela la moindre base. J'ai d'abord appris dans la presse le décret d'expropriation. Mais, naturellement, ce n'est pas la question. En lançant mon nom, on poursuit un double objectif. D'abord, les organisateurs de cette campagne cherchent à donner à l'expropriation une coloration « bolchevique ». Deuxièmement, ils essaient de porter un coup à l'amour‑propre national du Mexique. Les impérialistes essaient de présenter l'affaire comme si les hommes d'Etat du Mexique étaient incapables de déterminer leur propre voie. Quelle misérable et ignoble psychologie héréditaire de négriers ! C'est précisément parce que le Mexique appartient aujourd'hui encore à ces nations arriérées qui sont obligées aujourd'hui de lutter pour leur indépendance qu'il est apparu plus d'audace de pensée chez ses hommes d'Etat qu'il n'en a été donné aux reliquats d'un grand passé. Nous avons plus d'une fois été témoins dans l'histoire de phénomènes semblables !
L'hebdomadaire français Marianne [6] , organe bien connu du Front populaire français, affirme même que, dans la question du pétrole, le gouvernement du général Cárdenas agit non seulement d'accord avec Trotsky mais aussi... dans l'intérêt de Hitler. Il s'agit, voyez‑vous, de priver du pétrole, en cas de guerre, les « démocraties » au grand cœur et, en sens inverse, de ravitailler l'Allemagne et les nations fascistes. Ce n'est pas d'un iota plus intelligent que les procès de Moscou. L'humanité apprend, non sans étonnement, que la Grande‑Bretagne est privée de pétrole mexicain à cause de la mauvaise volonté du général Cárdenas et pas du fait de l'auto‑boycottage de Chamberlain. Mais, alors, les « démocraties » possèdent un moyen simple de paralyser le complot « fasciste » : qu'elles achètent du pétrole mexicain, encore du pétrole mexicain, toujours du pétrole mexicain ! Toute personne honnête et sensée ne doute absolument pas que, si le Mexique devait se trouver obligé de vendre son or liquide aux pays fascistes, la responsabilité en incomberait entièrement et complètement aux gouvernements des « démocraties » impérialistes.
Dans le dos de Marianne et des gens de son acabit, il y a les souffleurs de Moscou. Au premier coup d’œil cela paraît absurde puisque d'autres souffleurs de la même école se servent de livrets diamétricalement opposés. Mais tout le secret consiste cri ce que les amis du G.P.U. adaptent leurs idées en fonction des degrés géographiques de latitude et de longitude. Si certains d'entre eux promettent de soutenir le Mexique, d'autres peignent le général Cárdenas comme un allié de Hitler. De ce dernier point de vue, il faudrait considérer le soulèvement pétrolier de Cadillo, semble‑t‑il, comme une lutte dans l'intérêt de la démocratie mondiale.
Abandonnons pourtant les pitres et les intrigants à leur sort. Ce n'est pas à eux que nous pensons, mais aux ouvriers ayant une conscience de classe, dans le monde entier. Sans succomber aux illusions et sans crainte de la calomnie, les ouvriers avancés soutiendront totalement le peuple mexicain dans sa lutte contre les impérialistes. L'expropriation du pétrole, ce n'est ni du socialisme, ni du communisme. Mais c'est une mesure hautement progressiste d'auto‑défense nationale. Marx, bien sûr, ne considérait pas Abraham Lincoln comme un communiste; mais cela ne l'empêchait pas de nourrir la plus profonde sympathie pour la lutte que Lincoln dirigeait. La I° [1] Internationale envoya au président de la guerre civile un message de salut et Lincoln, dans sa réponse, apprécia hautement ce soutien moral.
Le prolétariat international n'a aucune raison d'identifier son programme avec le programme du gouvernement mexicain. Les révolutionnaires n'ont nul besoin de changer de couleur, de s'adapter et de jouer les flatteurs à la manière de l'école du G.P.U. de ces courtisans qui, au moment du danger vont vendre et trahir le camp le plus faible. Sans abandonner sa propre identité, chaque organisation ouvrière honnête dans le monde entier, et avant tout la Grande‑Bretagne, a le devoir de prendre une position intransigeante face aux brigands impérialistes, leur diplomatie, leur presse et leurs mercenaires fascistes. La cause du Mexique, comme la cause de l'Espagne, comme la cause de la Chine, est la cause de la classe ouvrière internationale. La lutte autour du pétrole mexicain n'est qu'une des escarmouches de la ligne avancée des batailles à venir entre les oppresseurs et les opprimés.
- ↑ Arthur Neville Chamberlain (1869‑1940), industriel conservateur, était depuis mai 1937 Premier ministre. Il s'efforçait de mobiliser l' « opinion publique » des pays occidentaux contre la nationalisation des compagnies pétrolières au Mexique, dont il voulait organiser le boycottage économique.
- ↑ Saturnino Cedillo (1880‑1939), un Indien, ancien bandit qui avait gagné des galons de général pendant la révolution, avait été le gouverneur de la province de San Luis Potosi dont il était le « cacique », du fait de son autorité sur les colonies d'anciens soldats. Ancien ministre de l'agriculture, il avait été écarté en 1937. Installé dans son ranch « Las Palomas », appuyé sur son armée privée (comprenant même quelques avions), il était soupçonné d'avoir des liens avec Franco et même Hitler. La Standard Oil et peut‑être plusieurs compagnies texanes semblaient disposées à le soutenir dans un coup d'Etat qui aurait remis en question la nationalisation des pétroles mais était en contradiction avec la politique Roosevelt. Le soulèvement de Cedillo, au mois de mai, avait été un complet fiasco.
- ↑ James Monroe (1758‑1831) avait été le cinquième président des Etats-Unis, l'initiateur de l' « ère des bons sentiments » vis‑à‑vis des nations latino-américaines. La « doctrine Monroe », résumée par la formule « L'Amérique aux Américains », proclamée en 1823, exprimait la volonté des Etats‑Unis d'étendre leur hégémonie à leur continent, mais excluait une intervention britannique.
- ↑ Lázaro Cárdenas (1895‑1970), métis indien, général en 1924, s'était heurté à la toute-puissance des compagnies pétrolières quand il était gouverneur de province. Ministre en 1931, président en 1934, il avait pris un tournant à gauche et venait de nationaliser l'industrie pétrolière.
- ↑ George Washington (1732‑1799), héros de la Guerre d'Indépendance, fut le premier président des Etats‑Unis. Thomas Jefferson (1743‑1826), co‑rédacteur et signataire de la Déclaration d'Indépendance, fut le troisième président des Etats‑Unis de 1801 à 1809. Abraham Lincoln (1809‑1965), 16° président, avait dirigé les Nordistes (confédérés) pendant la guerre de Sécession et aboli l'esclavage. Ulysses S. Grant (1822‑1885), ancien officier passé aux affaires, reprit du service comme colonel au début de la guerre civile et devint commandant en chef des forces confédérées. Il fut à son tour président des Etats‑Unis de 1871 à 1878.
- ↑ Marianne était dirigée par Emmanuel Berl et tirait autour de 120 000 exemplaires.