1920

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I. L’Europe en 1920[modifier le wikicode]

Au début de 1920, j’étais à Toulon chez mon ami Marcel Martinet quand une lettre de Paris vint m’annoncer que j’avais été désigné par le Comité de la 3e Internationale pour aller en Russie soviétique. Le temps pressait ; je devais être prêt à me mettre en route dans une semaine. C’était plus de temps qu’il ne m’en fallait pour faire mes préparatifs. Pour moi comme pour tous ceux auprès de qui j’avais vécu les longues années de ce qu’on appelait alors la grande guerre, la Révolution d’Octobre avait été la révolution attendue - la révolution qui suivrait la guerre - elle était l’aube d’une ère nouvelle, une autre vie commençait ; tout ce qui lui était antérieure n’avait plus d’attrait : je me désintéressais de mes livres, brochures, collections, travaux préparés ; j’étais mieux que prêt : impatient de partir.

Ce voyage de Moscou n’avait cessé d’être dans nos pensées, particulièrement dans les miennes puisque j’étais désigné d’avance comme le voyageur. Mais c’était alors une entreprise difficile, surtout pour les Français. De toutes les nations, la France de Clemenceau et de Poincaré s’était montrée la plus enragée contre la République des soviets. Clemenceau s’était vanté de l’isoler du monde, la traitant en pestiférée qu’un “ cordon sanitaire ” devait entourer, à la fois pour l’étouffer et pour protéger les peuples contre la contagion. Nous étions réduits à envier ceux qui, Anglais ou Américains pour la plupart avaient la possibilité de franchir les obstacles de toutes sortes qui, en fait, constituaient le “ cordon ”.

Cependant, nous étions capables de déceler le vrai du faux dans la masse d’informations que publiaient les journaux. La Révolution d’Octobre avait pris la bourgeoisie par surprise ; ses représentants, même ceux qui n’étaient pas stupides, n’y pouvaient rien comprendre. Comment ce petit noyau d’émigrés que le gouvernement provisoire avait autorisé à rentrer en Russie pourrait-il se maintenir au pouvoir ? Un cauchemar, certes, mais qui ne durerait que quelques jours.

Les correspondants des journaux installés jusque-là à Petrograd s’étaient transportés dans les capitales des pays voisins, à Riga, à Stockholm, à Varsovie, d’où ils télégraphiaient chaque jour de sombres histoires : Lénine avait fait exécuter Trotsky : puis, c’était le contraire, une autre révolution de palais où Lénine était l’exécuté et Trotsky le fusilleur car tout tournait autour de ces deux noms qui s’étaient tout de suite détachés des autres. Leur ignorance leur faisait accueillir les rumeurs les plus fantaisistes, et si d’aventure ils avaient pu apprendre où pénétrer la vérité, ils savaient bien que leurs patrons ne leur permettraient pas de la dire.

Il faut avoir lu à l’époque les dépêches et les commentaires qui les accompagnaient pour se faire une idée précise de la colère haineuse dans laquelle la Révolution d’Octobre plongeait la bourgeoisie ; contre eux, pour les abattre, elle estimait que tous les moyens étaient bons ; du reste la famine allait inévitablement s’étendre sur le pays et en ce fléau elle puisait une sorte de consolation. Dans le train qui me ramenait de Marseille à Paris à l’expiration d’une permission, je me trouvai dans le voisinage de trois majors le jour où les journaux avaient dû se résoudre à annoncer que les bolchéviks s’étaient emparés du pouvoir. En proie à la plus vive indignation, mes voisins se relayaient pour accabler d’injures grossières les chefs de l’insurrection dont ils ignoraient jusqu’alors même les noms - et c’était, pour eux, un grief supplémentaire. Puis, en guise de conclusion, l’un d’eux s’écria : “ Mais comme ils vont crever de faim ! Ils n’ont pas de vivres pour trois jours ! ”

Nous étions immunisés contre les mensonges variés des correspondants de Riga et d’ailleurs parce que nous, nous les connaissions bien ces “ inconnus ” ; leurs noms et leurs idées nous étaient familiers. Les uns avaient vécu en France, pendant la guerre, au premier rang Trotsky, de novembre 1914 jusqu’au jour de son expulsion (septembre 1916) par le ministre de l’Intérieur, Malvy, collègue des ministres socialistes Guesde et Sembat ; puis Antonov-Ovséenko, administrateur du quotidien que publièrent à Paris, durant toute la guerre, les socialistes russes de diverses tendances qui s’étaient rassemblés sur la plate-forme de l’opposition à la guerre impérialiste et de la défense de l’internationalisme prolétarien ; Dridzo-Losovsky, Manouilsky, d’autres encore. Nous nous étions rencontrés pour la première fois à l’automne de 1914, quand une circonstance fortuite permit de constater que nous avions, sur les grands problèmes posés par la guerre, une position fondamentale identique. Tchitchérine et Litvinov étaient à Londres ; Lénine et Zinoviev en Suisse. Le contact s’était établi entre les socialistes de tous les pays fidèles à l’internationalisme aux conférences de Zimmerwald (septembre 1915) et de Kienthal (avril 1916). Nous nous amusions des erreurs que, dans leur ignorance, commettaient les journalistes de la “ grande presse ”, s’égarant dans les biographies, faisant d’extraordinaires mixtures ; même les photographes se trompaient dans l’identification des personnages de leurs clichés[1].

Malgré tout, il arriva, certain jour, que notre confiance dans la solidité du nouveau régime résistait difficilement à la précision des dépêches annonçant la chute de Petrograd, ou encore la débâcle de l’armée rouge devant la poussée victorieuse d’un des généraux de la contre-révolution ; l’attentat contre Lénine, le 30 août 1918, quand le doute ne nous fut plus permis, nous plongea dans l’angoisse et l’inquiétude ; la contre-révolution allait-elle finalement l’emporter ?

À l’époque où se place mon voyage vers la République soviétique, le printemps de 1920, la situation était devenue si favorable, le régime avait si bien résisté à tous les assauts que ses adversaires les plus acharnés s’étaient vus contraints d’avouer qu’ils s’étaient lourdement trompés dans leur appréciation du bolchévisme ; ils n’y avaient vu qu’un soulèvement préparé par une poignée de démagogues s’assurant, par suite de circonstances exceptionnelles, une facile victoire mais qu’il serait non moins facile d’abattre, et ils avaient la désagréable surprise de se heurter à un mouvement capable de créer un ordre nouveau, solidement enraciné déjà dans le sol de ce qui était hier l’empire des tsars. Pour la première fois depuis Octobre le soviet des ouvriers, des paysans et des soldats respirait librement ; dans un immense et prodigieux effort, la République s’était libérée de la triple menace qui pendant trois années avait pesé sur elle ; Ioudénitch, Koltchak, Dénikine, et, derrière eux, les bourgeoisies alliées, avaient été successivement repoussés. Le cordon avait été rompu en un point ; le traité conclu avec l’Estonie donnait à la République des soviets une fenêtre sur l’Europe, et par là, sur le monde. L’Angleterre, suivant l’Amérique, avait renoncé à toute intervention ouverte : la protestation ouvrière était même devenue si forte que Lloyd George préparait l’opinion britannique à la conclusion d’un accord commercial avec les soviets. Seule, la France s’obstinait, entretenant en Pologne un état d’esprit belliqueux et chauvin. À peine reconstituée cette Pologne voulait déjà s’annexer l’Ukraine. Mais à quel prix cette libération du pays révolutionnaire avait été obtenue, on ne le mesura exactement que plus tard.

En France, la poussée révolutionnaire qui se développa dès la fin des hostilités entraîna, à côté des ouvriers, des paysans, des intellectuels, des couches de la petite bourgeoisie, ceux des anciens combattants, nombreux, qui, éclopés ou indemnes, rentraient au foyer avec l’idée bien arrêtée d’un compte à régler : le gouvernement et le régime qui les avaient réduits pendant quatre ans à la vie bestiale des tranchées et des assauts pour le “ Communiqué ” devraient payer ! La bourgeoisie était désemparée : elle restait interdite devant les conséquences de la guerre qu’elle n’avait pas même entrevues ; elle avait perdu la foi dans son destin.

Cette poussée révolutionnaire si forte en étendue et en volonté claire fut freinée par les hommes qui dirigeaient alors partout dans le monde les organisations syndicales et les partis socialistes. Profitant de l’inexpérience des nouveaux venus ils réussirent, masquant leurs manœuvres par des phrases démagogiques, à les détourner de toute action révolutionnaire. Les effectifs avaient considérablement grossi ; en France, le Parti socialiste était passé de 90.000 membres en juillet 1914 à 200.000, et la C.G.T., réduite au début de la guerre, par le seul fait de la mobilisation, à des syndicats squelettiques, pouvait, pour la première fois dans son histoire, prétendre être une organisation de masses avec ses deux millions de syndiqués réguliers. Il suffisait donc, disaient les chefs réformistes, de rester unis pour être forts, pour être capables d’imposer aux gouvernants, sur chaque problème important, la volonté de la classe ouvrière. On affirmait, en paroles, sa solidarité avec la Révolution russe, mais il ne serait pas nécessaire, ajoutait-on, dans les nations démocratiques d’Occident, de recourir à la violence car ici un ordre nouveau pourrait être instauré par la simple réalisation d’un programme économique élaboré par les organisations ouvrières et que gouvernants et patrons devraient accepter. Ainsi seraient évitées les dures luttes, les souffrances, la misère qui étaient le lot des pays ravagés par des révolutions. J’eus l’occasion de constater plus tard, au cours de mon voyage à travers l’Europe, qu’il était relativement aisé de duper, par un tel mirage, les hommes dont la guerre avait fait des révolutionnaires ; à quoi bon se battre encore si le but peut être atteint sans combat ? Ainsi, en France, Jouhaux et ses amis de la direction confédérale qui s’étaient compromis à fond dans l’union sacrée, dans la guerre jusqu’au bout dont on voyait maintenant les immenses et vains sacrifices qu’elle avait exigés, réussirent à se maintenir à la tête de la C.G.T., tandis qu’au Parti socialiste les chefs du temps de guerre, écartés, n’étaient remplacés que par des éléments peu sûrs, soucieux avant tout de suivre le courant.

Au début de 1920, la première grande grève d’après guerre, celle des cheminots, montra que la poussée révolutionnaire restait néanmoins très forte ; elle trouvait assez souvent sa juste expression dans les directions nouvelles que s’étaient données les organisations locales en opposition au réformisme camouflé des dirigeants confédéraux. Leur maturité était parfois remarquable. J’avais pu, durant mon séjour à Toulon, suivre de près l’activité de l’Union départementale des syndicats. Quand la grève des cheminots éclata, je fus frappé par l’intelligence dont témoigna le secrétaire de cette Union dans la préparation et l’organisation du soutien à donner aux grévistes. Il exposa avec clarté la signification de la grève, montra les développements qu’elle pouvait prendre dans une situation générale objectivement révolutionnaire, et il prévoyait les mesures de répression que le gouvernement ne manquerait pas de prendre ; pour assurer la continuation de l’action ouvrière, il formait sans plus attendre des équipes de remplaçants au Comité de grève. Tout cela dit et fait très simplement, sans rien de l’emphase assez fréquente chez les habitants de cette région. Surprises par la soudaineté du mouvement et par son ampleur, par la fermeté et la discipline qui marquaient son développement, les compagnies cédèrent rapidement. Elles devaient prendre leur revanche trois mois plus tard, aidées alors par le gouvernement, et par les dirigeants de la C.G.T. qui sabotèrent une grève de solidarité qui leur avait été imposée.

II. Le voyage de Moscou[modifier le wikicode]

Les voyages à travers l’Europe d’après guerre étaient fort compliqués. Les nations nouvelles que l’idéologie wilsonienne avait contribué à créer se barricadaient derrière leurs frontières ; elles se défendaient contre la pénétration bolchéviste, et aussi contre les trafiquants, de la variété spéciale que les temps de grand trouble font surgir. Il fallait, pour y pénétrer, des visas d’entrée, et ensuite des autorisations de sortie pour les quitter, subir des visites douanières méticuleuses, formalités interminables et insupportables, heureux encore quand on en sortait indemne ; enfin le dernier obstacle, de beaucoup le plus sérieux : les nations limitrophes détachées de la Russie tsariste ne laissaient pas passer.

Pour toutes ces raisons, mon voyage de Paris à Moscou dura six semaines ; je le trouvai bien long ; il fut néanmoins riche en enseignements car il comporta de longs détours qui me menèrent dans les nouvelles nations de l’Europe centrale et dans la nouvelle Allemagne ; je pus les observer sur place et, d’autre part, entrer en contact avec les partis et groupements divers qui avaient déjà adhéré à la 3e Internationale ou se proposaient de le faire, de connaître des hommes que je devais retrouver plus tard à Moscou.

Je consacrai d’abord quelques jours de ma semaine de délai à un voyage en Catalogne. J’y avais des parents et des amis ; je voulais les voir avant de me mettre en route. Pas plus aujourd’hui que je ne le faisais alors je ne songe à exagérer les périls du long voyage que j’allais bientôt entreprendre ni des conséquences qu’il pouvait avoir ; à vrai dire la pensée que j’allais enfin me trouver au cœur de la Révolution soviétique m’empêchait même de m’appesantir là-dessus. Mais enfin il y en avait quelques-uns et ils n’étaient certainement pas imaginaires. Cette rapide visite devait, de surcroît, me permettre de voir par moi-même l’état présent du mouvement syndicaliste si puissant dans cette région. Sur ma route, je trouvai, par chance, à la bibliothèque de la gare de Gérone, un ouvrage qui venait de paraître sur le syndicalisme révolutionnaire et sur la C.N.T. (Confédération Nationale du Travail). Il donnait d’intéressantes précisions sur le congrès récent de cette organisation, de tendance anarcho-syndicaliste, à Madrid (décembre 1920), au cours duquel l’adhésion à la 3e Internationale avait été votée à l’unanimité. Le congrès s’était en outre prononcé pour la dictature du prolétariat. C’était un événement d’extrême importance ; par lui on mesurait la répercussion qu’avait eue dans le monde la Révolution d’Octobre. Les dirigeants de l’insurrection victorieuse étaient des marxistes, des social-démocrates, même s’ils étaient différents de ceux qu’on avait jusqu’alors rencontrés dans le mouvement socialiste international. Et néanmoins ces syndicalistes révolutionnaires d’Espagne, adversaires décidés des “ politiciens ”, des partis politiques, n’avaient pas hésité à répondre à leur appel. Joaquin Maurin, commentant plus tard ces décisions, écrivait : “ Le mouvement syndicaliste subit une véritable transformation. ” Leur cas était celui des syndicalistes révolutionnaires d’Italie, et le nôtre.

Mais j’étais en Espagne, et tandis que les syndicalistes avaient pu tenir publiquement un grand congrès à Madrid, la même organisation était, à Barcelone, à la même époque, hors la loi. Ici, ses membres étaient traqués par la police ordinaire et par une police spéciale créée par les groupements patronaux, les “ somatenes ”, une loi spéciale dite de fuite donnait pouvoir aux policiers d’exécuter sommairement les hommes qu’ils décidaient de supprimer. Les anarcho-syndicalistes ripostaient par des attentats individuels sur la personne des responsables de ces crimes, sur les dénonciateurs. C’était une lutte permanente, acharnée. J’eus beaucoup de peine à retrouver quelques-uns des amis avec lesquels je m’étais lié lors de précédents séjours. Ils me confirmèrent et complétèrent ce que j’avais pu apprendre, par les journaux et par des correspondances, sur le mouvement ouvrier pendant la guerre. La Catalogne avait alors connu une exceptionnelle période de prospérité ; ses usines travaillaient à plein pour les belligérants, aussi bien pour l’Allemagne que pour la France. Cette prospérité, loin d’endormir l’esprit révolutionnaire des ouvriers, l’excitait, et la Révolution russe le porta à son point culminant ; en 1917 une grève générale avait pris des proportions menaçantes pour le régime. En outre, la Catalogne industrielle et ouvrière n’avait pas été la seule région soulevée par une agitation profonde ; les provinces agricoles du Sud avaient connu, bien que sur une moindre échelle, des tentatives insurrectionnelles dirigées contre les propriétaires des latifundia, particulièrement en Andalousie. Pour les révolutionnaires, la tâche urgente ne consistait plus désormais que dans la coordination de ces deux mouvements. Mais actuellement toutes leurs forces, en Catalogne, étaient absorbées par l’activité clandestine. Comme je prenais le dernier “ café con leche ” au kiosque de la Rambla les vendeurs de journaux du soir surgirent soudain, criant la nouvelle de jour : un patron assassiné à San Gervasio.

À Paris je rencontrai le camarade russe qui avait, disait-on, préparé mon voyage. J’aurai l’occasion de parler assez souvent de lui dans les pages qui vont suivre et comme il a disparu assez tôt de la scène politique où il ne joua jamais qu’un rôle infime, je l’appellerai Ivan pour la commodité du récit. Il m’exposa la combinaison qu’il avait imaginée : le Parti socialiste italien venait de décider d’envoyer une importante délégation en Russie ; elle comprendrait les chefs du Parti et les principaux leaders syndicaux. Elle serait donc nombreuse, elle voyagerait sans difficultés, avec des passeports réguliers et tous les visas nécessaires ; les socialistes étaient au Parlement le parti le plus nombreux, leur influence dans les villes et les campagnes était énorme ; le gouvernement s’était montré tout disposé à favoriser leur expédition ; on profiterait de ces circonstances favorables pour m’inclure dans la délégation. C’était en effet très simple ; cela me parut trop beau ; nous prîmes rendez-vous à Milan.

J’eus tout juste le temps d’y arriver ; j’attrapai à Modane le dernier train autorisé à circuler avant la cessation du travail - le syndicat des “ ferrovieri ” venait de lancer un ordre de grève. Le Conseil national du Parti socialiste était en ces jours réuni à Milan. Je fis demander Bordiga que je supposais être assez proche de nous : il était le chef de la fraction abstentionniste et défendait brillamment sa position dans l’hebdomadaire de sa tendance, Il Soviet. Contrairement à mon attente il tint tout de suite à se distancer nettement de nous. Avec cette extraordinaire volubilité qui faisait dans les congrès le désespoir des sténographes, il m’expliqua qu’il n’était pas du tout d’accord avec nous, qu’il considérait le syndicalisme révolutionnaire comme une théorie erronée, anti-marxiste, par conséquent dangereuse. J’étais surpris de ce déchaînement imprévu ; au moins étais-je exactement fixé sur la position de ce groupe d’antiparlementaires.

On nous conduisit ensuite au domicile personnel de G.-M. Serrati, alors directeur de l’Avanti ! - le quotidien du Parti - où se tenait une réunion plus intime et d’un autre caractère. Serrati avait été un zimmerwaldien très actif, il faisait un excellent journal, celui qui était le mieux informé sur le mouvement international ; il était venu à Paris pendant la guerre et je l’avais rencontré dans le bureau de Merrheim, au temps où ce bureau était le foyer et le lieu de rencontre des internationalistes de tous les pays. Outre Serrati et deux députés italiens, il y avait là des Hongrois, des Autrichiens, un Russe, des Balkaniques : un Roumain et un Bulgare, et Fernand Loriot le leader socialiste des zimmerwaldiens français arrivé déjà depuis la veille ; les éléments d’une véritable conférence internationale, comme on le voit.

Cette petite conférence, et celles du même genre auxquelles j’allais participer sur mon chemin vers Moscou, étaient avant tout des réunions d’information mutuelle. Chacun des participants savait en gros ce qui s’était passé dans l’Europe et dans le monde, mais il était impatient d’en savoir davantage, surtout lorsqu’il s’agissait des nations balkaniques et de celles de l’Europe centrale qui avaient été, plus que les autres, bouleversées par la guerre et par les mouvements révolutionnaires d’après-guerre, de savoir comment s’était développée cette Europe wilsonienne, utopie d’intellectuel libéral d’Amérique, de professeur presbytérien. De leur côté nos camarades balkaniques étaient avides d’informations sur le mouvement ouvrier des grandes nations d’Occident. Cependant comme nous étions à Milan et que la situation de l’Italie pouvait être à juste titre considérée comme pré-révolutionnaire, c’est sur ce pays que se concentra l’attention. Invité à faire un exposé, Serrati se récusa, demandant au député Sacerdoce de s’en charger. Celui-ci nous fit une sorte de rapport administratif, énumérant le nombre des députés socialistes, les municipalités conquises, les régions entières, villes et campagnes, gagnées au socialisme, la croissance continue des syndicats, les grèves générales par lesquelles la classe ouvrière intervenait dans la vie politique chaque fois qu’un problème important se posait. C’était intéressant, impressionnant et encourageant ; néanmoins nous attendions autre chose. Serrati comprit qu’un commentaire s’imposait ; en quelques mots il tira la conclusion des données statistiques que nous avions notées ; “ Nous avons avec nous la ville et la campagne, dit-il ; les ouvriers répondent à nos appels ; les paysans ne sont pas moins ardents ; dans de nombreuses communes rurales, les maires ont remplacé, dans leur mairie, le portrait du roi par celui de Lénine. Nous avons la force ; nous l’avons si absolument que personne, ami ou adversaire, ne songerait à le contester ; le seul problème pour nous “ c’est l’utilisation de cette force ”. C’était en effet le grand problème pour les ouvriers de tous les pays ; ici il se posait d’une manière plus pressante que partout ailleurs[2].

Je venais de faire de nouvelles connaissances, mais j’en avais, à Milan même, de plus anciennes : l’anarchiste Errico Malatesta, et le secrétaire de l’Unione Sindacale Italiana, Armando Borghi. Malatesta était une des plus belles figures de l’anarchisme. Obligé plus d’une fois de s’enfuir d’Italie pour échapper à la répression, il réapparaissait dès qu’une circonstance favorable se présentait - son retour avait été imposé cette fois au gouvernement qui tergiversait, par une menace de grève des inscrits maritimes - et reprenait son activité comme s’il était parti la veille. Je le connaissais bien ; j’avais lu depuis longtemps ses écrits quand je le rencontrai pour la première fois, à Londres, où il trouvait un refuge lorsque la vie en Italie lui était impossible. Le mouvement insurrectionnel qui secoua profondément l’Italie à la veille de la guerre mondiale, la “ semaine rouge ”, prit toute son ampleur à Ancône où Malatesta publiait alors un hebdomadaire, Volontà. Pendant une semaine ses amis et lui furent maîtres de la ville et de la région environnante. Gênée par les chefs socialistes, l’insurrection fut écrasée par les forces gouvernementales et, une fois de plus, Malatesta s’était enfui vers son refuge londonien[3]. Rentré en Italie dans les premiers jours de 1920, il s’installa à Milan et prépara aussitôt la publication d’un quotidien, Umanità Nova, et c’est là que j’allais le voir. Les bureaux du journal se composaient d’une pièce carrée, pas trop grande, guère plus que la place des quatre tables, une dans chacun des coins, pour les rédacteurs. Malatesta travaillait à la sienne ; on était en pleine préparation du numéro ; nous arrangeâmes un rendez-vous pour le soir. J’amenai Armando Borghi, que j’étais allé chercher à l’Union syndicale.

Malatesta avait justement consacré son article de ce jour à la 3e Internationale. Il posait la question : Qu’est-elle ? Il la posait avec cordialité et sympathie mais il ne fallait pas, pour l’instant, lui en demander davantage ; il voulait d’abord être informé exactement avant de décider pour son compte. Le Parti socialiste avait déjà donné son adhésion, sans réserve, et, entre ceux qui répondaient à l’appel de Moscou, une certaine sympathie s’établissait spontanément, les antagonismes anciens s’atténuaient. Cependant Malatesta qui connaissait bien les dirigeants du Parti socialiste italien pouvait se demander comment certains éléments du Parti, et avant tout les chefs réformistes de la “ Confederazione Generale del Lavoro ”, avaient pu approuver cette décision ; c’était là sans doute une des raisons de sa position d’attente. Une des qualités qu’il prisait le plus dans les rapports entre les hommes était la franchise ; il était lui-même incapable de déguiser sa pensée ou de l’atténuer ; il en avait donné la preuve durant la guerre quand il avait pris nettement position contre Kropotkine et ceux des anarchistes qui s’étaient ralliés à la guerre, en un sévère article intitulé “ Anarchistes de gouvernement ”, et bien qu’il eût une grande sympathie pour le syndicalisme révolutionnaire, il tenait toujours à bien préciser que syndicalisme et anarchisme restaient deux conceptions distinctes. Par contre, Borghi et son organisation syndicaliste révolutionnaire n’avaient pas hésité à s’engager dès à présent ; ils avaient voté l’adhésion, comme leurs camarades espagnols et comme la minorité de la C.G.T. française.

Le lendemain nous eûmes une longue conversation avec Ivan et le communiste russe que j’avais rencontré à la réunion internationale chez Serrati. Il était très différent d’Ivan et bien que je manquais d’informations sur ses origines et sur sa biographie politique, je pouvais imaginer qu’il appartenait à cette catégorie d’intellectuels et de techniciens que la Révolution d’Octobre avait ramenés à l’activité révolutionnaire et dont le prototype était l’ingénieur Krassine. C’est lui qui éditait avec Serrati la revue mensuelle Comunismo. “ La revue me donne un énorme travail, dit-il, au cours de la conversation ; je dois faire à peu près tout ; je n’ai pas même pu aller à un concert depuis que je suis ici ! ”

Il apparut très vite au cours de notre entretien que la magnifique combinaison imaginée pour faciliter mon voyage s’était effondrée dès qu’on en avait parlé d’une manière un peu précise ; pour toutes sortes de raisons les socialistes italiens n’étaient pas du tout disposés à s’embarrasser de moi ; ils entendaient voyager comme d’honorables citoyens, munis de passeports authentiques, et aller à Moscou comme des clients de Thos Cook. Il fallait trouver autre chose. La variante qu’on improvisa comportait un long crochet par Vienne, avec un premier arrêt à Venise où Ivan devait nous rejoindre.

Nous nous y retrouvâmes en effet, mais dans des conditions qui m’inspirèrent de sérieux doutes quant aux capacités d’Ivan en tant qu’organisateur de voyage clandestin. Il n’arriva pas par le train qu’il avait convenu de prendre et pas davantage par le suivant, et ce n’est qu’au milieu de la journée du lendemain que nous l’aperçûmes, au hasard d’une promenade à travers la ville, planté au sommet du Rialto d’où il suivait les évolutions d’une gondole sur le Grand Canal.

III. Premier mai à Vienne[modifier le wikicode]

La frontière autrichienne marquait clairement le passage dans l’autre Europe ; il fallut toute une matinée pour venir à bout de contrôles, de vérifications, de visites qui n’en finissaient pas. Le train n’était composé que de deux wagons dans lesquels on s’entassa ; enfin il démarra. Son allure m’aurait permis d’admirer à loisir la magnifique région que nous traversions - la ligne contournait les hautes montagnes boisées de la Carinthie - n’eût été la faconde de mon compagnon ; il était bavard et me racontait toutes sortes d’histoires dont quelques unes n’étaient pas sans intérêt, par exemple lorsqu’il me confia sa vénération pour Kroupskaïa. Il avait travaillé en Suisse pendant plusieurs années et, à un certain moment, il avait été sur le point de sombrer dans une vie stupide de dissipation ; c’était Kroupskaïa qui l’avait sauvé par de sages conseils, par la discrète influence que la compagne de Lénine exerçait sur ceux qui l’approchaient, surtout par la simplicité de sa vie.

Mais c’était l’exception ; il pouvait mentir bêtement : “ En Russie soviétique c’est encore la disette, mais tout ce qu’on y trouve est de première qualité ”, disait-il entre autres choses. Or, il savait que j’allais trouver là-bas un mauvais pain noir et qu’un bol de cacha de millet y serait un régal. C’était bien déplaisant ; si je pouvais comprendre que Moscou devait se contenter pour ses courriers d’hommes sûrs, la découverte que je faisais de ce bolchévik de deuxième et même de troisième zone, laissait une fâcheuse impression. Sur des questions où il était mieux informé que moi, et où il aurait pu parler utilement, il se montrait nettement réticent. Au congrès tenu en octobre dernier à Heidelberg, le jeune Parti communiste allemand s’était brisé en deux tronçons sur la question du parlementarisme et de l’organisation syndicale. Une partie non négligeable des délégués se prononçait énergiquement contre toute participation à l’action parlementaire, pour l’abandon des syndicats réformistes auxquels ils se proposaient de substituer de nouvelles organisations ouvrières de masse. Ils s’étaient heurtés à une direction intransigeante ; exclus du Parti ils en avaient aussitôt créé un autre, le K.A.P.D. (Parti communiste ouvrier d’Allemagne). Je n’avais là-dessus qu’une information générale et sommaire ; j’aurais aimé en savoir davantage. Mais quand je questionnais Ivan, il se dérobait ; comme syndicaliste, il me savait hostile au parlement, et il craignait puérilement que je fusse influencé par cette dissidence.

La situation à Vienne, en ce printemps de 1920, était terrible. La misère se montrait partout, une misère qui faisait mal à voir. Dès l’hôtel, le linge en loques, l’état d’épuisement physique du personnel, la révélaient ; dans les vitrines des boutiques traînaient quelques boîtes vides. Les hostilités étaient à peine terminées que des trafiquants étaient accourus de partout pour piller la capitale du grand empire effondré ; d’abord ceux d’Italie, qui, plus proches, étaient arrivés les premiers ; ils avaient éprouvé une jouissance supplémentaire en pillant l’ “ ennemi héréditaire ”. Tout ce qu’on voyait et entendait était pénible.

Les trois journées que nous y passâmes répétèrent notre séjour à Milan : petite réunion internationale et visite à un anarchiste bien connu. Ici, la réunion était dominée par les Hongrois - ceux qui avaient réussi à fuir quand la jeune République avait succombé devant l’attaque des mercenaires roumains des Alliés ; Béla Kun avait été pris et était en prison. Parmi eux se trouvait l’économiste Eugène Varga. Il avait quelque connaissance des choses de France ; et il me questionna entre autres au sujet de Francis Delaisi et de son livre La démocratie et les financiers ; les vrais maîtres de la France n’étaient pas les gouvernants “ démocratiques ”, affirmait Delaisi ; c’étaient les “ financiers ”, un petit nombre d’hommes qu’on retrouvait dans les conseils d’administration de toutes les grandes entreprises - ce qui devait être plus tard, au temps du Front populaire, le thème des “ 200 familles ”. Alerte et superficiel, le livre avait eu un certain succès en France, et, comme je le constatais maintenant, il avait passé les frontières. Ce groupe communiste de Vienne publiait lui aussi une revue, Kommunismus, mais à l’encontre du Comunismo de Milan, elle était de tendance “ gauchiste ” ; sa rédaction était certainement plus originale, plus personnelle, moins dépendante des positions considérées alors comme officielles.

L’anarchiste que je visitai ensuite était tout différent de Malatesta : c’était l’homme des bibliothèques à côté de l’homme d’action. Il avait écrit, entre autres, un important ouvrage sur Bakounine ; n’ayant pas trouvé d’éditeur, ou n’en ayant pas cherché car il était d’une fierté ombrageuse et avait horreur de solliciter, il en avait fait tirer un nombre restreint d’exemplaires destinés aux grandes bibliothèques où les chercheurs, les historiens, et les étudiants auraient toujours la possibilité de les consulter. Les années de guerre avec leurs privations de toutes sortes, l’impossibilité de sortir d’Autriche, avaient lourdement pesé sur lui. Il n’était pas riche, mais disposait de moyens suffisants pour vivre à sa guise, aimant à voyager pour son plaisir et pour les recherches que nécessitaient ses travaux. Il avait rassemblé sur le mouvement ouvrier en général, et sur l’anarchisme en particulier, un nombre si considérable d’ouvrages qu’il en avait en dépôt dans plusieurs villes. Les retrouverait-il tous ? C’était son grand souci.

Quand j’arrivai chez lui, il était occupé à préparer son repas du soir : un pot de haricots qu’il avait recouvert d’une couche de marc de café. Remarquant mon étonnement devant cette inhabituelle mixture, il me dit : “ Il reste des éléments nutritifs dans le marc de café ; on n’a pas le moyen de les laisser perdre. ” Comme nous sortions ensemble, je lui signalai qu’une fiche était restée fixée à son chapeau : “ C’est à dessein, pour ne pas risquer d’oublier la distribution de cigarettes, me dit-il ; comme je ne fume pas, je peux les échanger contre quelque nourriture. ” Telle était la vie à Vienne, au mois d’avril 1920 ; tel y était l’état auquel la longue guerre et ses privations avaient réduit un homme libre.

Un après-midi, comme nous nous promenions dans la banlieue viennoise, Nettlau nous arrêta et dit d’un ton amer : “ D’ici on peut déjà voir ce qu’ils appellent la Tchécoslovaquie. ” Il avait sur la guerre la même position que Kropotkine, mais retournée : il était pour la défense de la culture germanique contre la barbarie asiatique. Nous fîmes une halte dans une de ces plaisantes auberges envahies d’ordinaire le dimanche mais où les clients étaient peu nombreux ; un verre de vin blanc et une pâtisserie suffirent à changer le visage de notre ami, ses joues se colorèrent et l’expression de tristesse et d’accablement qui ne l’avait pas quitté fit enfin place à une sorte d’exubérance.

Nous étions arrivés au Premier Mai ; la démonstration traditionnelle fut très impressionnante. Elle revêtait un caractère international avec ses contingents d’Italiens, de Hongrois, de Balkaniques. Les Hongrois, nombreux, donnaient, bien que vaincus, une impression de force ; ils chantaient une “ Internationale ” très rythmée, sur une cadence de marche, toute différente de la mélopée un peu traînante habituelle.

IV. La Tchécoslovaquie de Mazaryk[modifier le wikicode]

Prague après Vienne offrait un absolu contraste : l’abondance succédant à la misère, la gaieté à la tristesse résignée. Les boutiques regorgeaient de victuailles ; le nouvel Etat naissait dans les conditions les plus favorables pour autant qu’on en pouvait juger d’après ces impressions d’un jour. La sympathie qu’on témoignait aux Français était empressée au point d’en être gênante ; on ne pouvait éviter qu’un jeune Tchèque s’emparât de votre valise et se mît à votre disposition pour vous guider dans la ville. Bien que pour ma part je n’avais jamais été attiré par les revendications d’indépendance nationale, la vitalité joyeuse que montrait cette jeune nation favorisée avait un côté sympathique. Tchèques et Autrichiens se heurtaient en tout ; même dans les congrès internationaux, socialistes et syndicaux, leur antagonisme aigu créait chaque fois de vifs conflits, les Tchèques prétendant à une représentation nationale indépendante ; ils pourraient désormais vivre en bons voisins.

Pourtant il n’était pas nécessaire de demeurer longtemps à Prague pour éprouver là-dessus de sérieux doutes. Le changeur à qui j’apportai des couronnes autrichiennes me les retourna en disant dédaigneusement qu’il ne prenait pas cette monnaie-là. À Vienne, nous avions rendu visite à la secrétaire de la section autrichienne de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté ; elle avait lutté pour ses idées, non sans risques, pendant la guerre, et malgré la détresse autrichienne et le découpage absurde qui avait fait de l’Autriche une nation non viable, elle restait fidèle à son internationalisme pacifiste. La correspondante tchèque auprès de qui elle nous envoya ne lui ressemblait guère. Son mari occupait un poste important dans le nouvel Etat - il y avait eu beaucoup de places à prendre à la libération ; elle-même dirigeait une institution récemment créée : il n’était pas question de se compromettre dans une activité internationaliste. On était très fier des grands hommes de la République : Mazaryk et Benès, de la considération que Wilson leur témoignait. On parlait de la Révolution russe sans sympathie et de haut : la Tchécoslovaquie allait montrer au monde ce qu’est une vraie démocratie. On peut imaginer, par cet exemple, ce que devait être le chauvinisme du Tchèque moyen. Le nouvel Etat ne comptait pas moins de minorités nationales que la vieille Autriche des Habsbourg et on pouvait déjà craindre qu’il ne les traiterait pas mieux.

Prague était décidément quelque chose de différent : il n’eut pas, comme Milan et Vienne, sa réunion internationale ; les communistes n’avaient pas de raison d’y venir, ils en avaient de l’éviter. Mazaryk - le grand - était ouvertement et nettement hostile au bolchévisme et à la Révolution d’Octobre ; le corps de prisonniers tchécoslovaques que le gouvernement soviétique avait autorisé à rentrer par la Sibérie et Vladivostok s’était soudain retourné contre lui, se joignant en renfort à Koltchak. Je ne pus qu’arranger une rencontre avec des journalistes socialistes. Ils appartenaient à la gauche et la lutte était fort vive à l’intérieur du Parti ; ses dirigeants voulaient maintenir la coalition réalisée pendant la guerre entre la bourgeoisie nationale de Mazaryk-Benès et le Parti social-démocrate malgré les critiques d’une forte opposition qui en demandait la rupture et le retour à une politique socialiste de lutte de classe (la scission eut lieu quelques mois plus tard en septembre 1920 ; l’aile gauche du Parti socialiste forma le Parti communiste qui adhéra à la 3e Internationale en mai 1921). Je fus frappé par la façon dont nos interlocuteurs parlaient de Bohumir Sméral - l’homme qui devait devenir le leader du Parti communiste ; c’était un opportuniste avéré ; il avait été député au Reichsrath sous les Habsbourg et avait fait, si on peut dire, ses preuves. Ils en étaient embarrassés mais ne pouvaient cependant se défendre d’une certaine admiration pour son habileté de politicien madré. Ils répétèrent plusieurs fois qu’ “ on ne pouvait rien faire sans Sméral ”, comme répondant à une objection toujours présente[4].

V. Clara Zetkin - Chliapnikov Grandiose démonstration à Berlin[modifier le wikicode]

À Berlin nous retrouvâmes Ivan que nous avions complètement perdu depuis Vienne ; il avait eu des difficultés imprévues à la frontière tchécoslovaque, mieux gardée qu’il ne l’avait cru. Notre première visite fut pour Clara Zetkin. Elle habitait habituellement Stuttgart mais gardait un petit appartement à Berlin, près de Potsdamerplatz. Une jeune secrétaire veillait sur son repos : “ Ne la faites pas trop parler, nous recommanda-t-elle ; elle est, en ce moment, assez fatiguée. ” Mais ce n’est pas à nous qu’il eût fallu faire la recommandation car, qu’elle s’adressât à un interlocuteur ou lançât l’habituel “ Genossinen und Genossen ! ” aux auditeurs d’un meeting, Clara Zetkin partait toujours d’un grand élan et il n’était pas si facile de l’arrêter. Elle nous fit un tableau bien intéressant de la situation générale du pays et de la vie intérieure des divers partis socialistes, un peu dans le style du discours de réunion publique, c’est-à-dire sans aller au fond des divergences, restant dans les généralités ; puis, comme nous voulions nous retirer, elle s’écria : “ Oh ! vous savez, mon organisme a une étonnante élasticité ; sans doute est-ce parce que j’ai du sang français dans les veines. ”

Elle nous avait recommandé de voir Paul Levi qui, avec elle, dirigeait maintenant le Parti, et était plus intimement mêlé à sa vie intérieure. Je ne le connaissais pas, mais un communiste hollandais que je venais de rencontrer, et qui était fort au courant du mouvement socialiste allemand, m’avait esquissé son portrait. Avocat, fils de banquier, assez riche, habitant un appartement confortable, il avait vécu en Suisse pendant la guerre ; il s’était alors approché de Lénine et des bolchéviks, avait participé à la Conférence de Kienthal ; de retour en Allemagne il avait lutté aux côtés de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, dont il avait été en même temps l’avocat. Un homme instruit, informé, capable d’analyses brillantes, mais incapable de conclure, même de formuler les conclusions naturelles de ses analyses. Ses origines, sa manière de vivre semblaient l’empêcher de devenir le chef d’un parti ouvrier révolutionnaire. Clara Zetkin s’était montrée optimiste et pleine d’entrain ; il était lui, sombre et geignard. Les communistes qui lui avaient résisté à Heidelberg étaient sa bête noire ; il en était obsédé ; le conflit prenait l’allure d’une affaire personnelle ; à ses yeux les syndicalistes n’étaient pas, politiquement, des compagnons sûrs et il y avait le risque qu’ils fussent séduits par l’antiparlementarisme du Parti communiste ouvrier. On essayait de parler d’autre chose, car la conversation devenait pénible ; impossible, il revenait toujours à cette terrible opposition ; cela frisait la manie de la persécution.

La délégation italienne, partie bien après moi de Milan, faisait alors un bref séjour à Berlin. Le communiste russe que j’avais trouvé chez Serrati était maintenant ici ; il m’avait fait demander d’aller le voir. Comme j’approchais de l’adresse qu’il m’avait indiquée, je tombai sur Serrati. Il était furieux. “ On m’a prié d’attendre dans la rue. C’est idiot. Moi, je ne risque rien ; j’ai mon passeport ; mais lui... Singulières méthodes conspiratives. ” Il fulminait encore quand on vint nous chercher. Les plus étonnant c’est qu’on n’avait rien à nous dire, rien d’autre que de banales recommandations pour la suite du voyage.

Nous rencontrâmes à Berlin d’autres voyageurs pour Moscou qui comme nous, attendaient qu’on découvrît une voie possible. Ce fut d’abord Angel Pestaña, secrétaire de la C.N.T., la centrale anarcho-syndicaliste d’Espagne ; puis les Balkaniques que j’avais vus à Vienne ; un autre jour c’étaient trois Bulgares, parmi lesquels Kolarov, communistes d’un type nouveau car, par leur allure et leur vêture, ils ressemblaient étrangement à des notaires ou à des négociants cossus : pas de danger que la police les questionnât au cours d’une rafle. Ils prétendaient néanmoins être d’authentiques bolchéviks car ils appartenaient aux “ tessniaki ” (étroits) qui défendaient le socialisme de lutte de classe contre les “ larges ”. En réalité ce n’était rien de plus qu’une forme de l’antagonisme Guesde-Jaurès, comme une expérience décisive devait bientôt le montrer. Nous prîmes contact avec plusieurs militants des Jeunesses communistes ; ils étaient tous très sympathiques, pleins d’allant. Ils avaient eux aussi des griefs contre la direction du Parti - ils en avaient même contre l’Internationale communiste - Mais ce n’était pas les mêmes que ceux du K.A.P.D. ; ils lui reprochaient surtout, mais d’une manière assez vague, de ne pas être assez révolutionnaire.

On était à l’époque où, une fois de plus, les Polonais de Pilsudski avaient envahi l’Ukraine et prétendaient l’annexer. L’agression était si patente que le gouvernement britannique de Lloyd George leur refusa toute aide, et que les chefs de la 2e Internationale appelèrent leurs sections à dénoncer l’aventure en des meetings et les syndicats à refuser tout transport de munitions vers Varsovie. Les partis socialistes et communistes allemands organisèrent conjointement une démonstration à travers Berlin, les cortèges ayant comme point de rassemblement la grande place située au cœur de la ville, entre l’ancien palais impérial, la cathédrale et le Musée. Une foule immense avait répondu à leur appel et s’était groupée, selon ses sympathies devant une dizaine de tribunes. Tous les discours, d’ailleurs, développaient le même thème et rendaient le même son ; Pilsudski avait réveillé l’antipathie latente chez les Allemands à l’égard des Polonais, même parfois chez les socialistes, et les Allemands avaient maintenant contre les Polonais le grief supplémentaire du “ couloir ” que le traité de Versailles avait attribué à la Pologne et qui coupait stupidement l’Allemagne en deux parties isolées. À l’heure fixée pour la clôture du meeting, une sonnerie de clairon retentit ; une résolution fut lue et votée partout à la fois sous les acclamations. Les discours avaient pris fin d’un coup à toutes les tribunes, sauf à celle des Jeunesses où l’on continua de discourir même après l’avertissement du clairon. Enfin leur cortège se forma et s’élança d’un pas alerte dans Unter den Linden, entraîné par une vibrante “ Internationale ” ; arrivé à la Friedrichstrasse, il vira avec ensemble, remontant vers le Wedding ouvrier.

Chliapnikov était alors à Berlin ; il y était venu en qualité de délégué de la C.G.T. russe au congrès du syndicat allemand des métaux. Il prolongeait son séjour, profitant de la rare occasion pour recueillir le maximum d’informations sur cet Occident qui restait coupé de Moscou, et pour questionner les pèlerins impatients de continuer leur route mais bloqués à Berlin. Il m’avait donné rendez-vous au siège du syndicat et, quand il vint me chercher, je trouvais qu’il m’avait fait attendre bien longtemps ; mais il arrivait tout réjoui, et me dit en riant : “ Savez-vous qui j’avais dans mon bureau ? Cachin et Frossard. ” Ce n’était pas pour moi une compensation à mon attente ni un motif de réjouissance. Cachin était le directeur de l’Humanité, Frossard secrétaire du Parti socialiste ; le congrès de ce parti tenu à Strasbourg avait décidé de les envoyer à Moscou “ pour information ” avant de se prononcer sur l’adhésion à la 3e Internationale, se bornant provisoirement à se retirer de la 2e Internationale. Je n’avais de sympathie ni pour l’un ni pour l’autre ; Cachin était un homme sans caractère ; il avait été ultra-chauvin au début de la guerre, faisant les commissions du gouvernement français auprès de Mussolini, puis il avait suivi le courant et se donnait maintenant comme bolchévisant, bien qu’il eût, dans ses articles, condamné l’insurrection d’Octobre et, au fond, détestât les bolchéviks. De Frossard il suffit de dire ici qu’il était une médiocre imitation de Briand ; parti de sympathies zimmerwaldiennes il finit ministre de Laval et même de Pétain ; nous le retrouverons au cours de ce récit.

Le séjour ne manquait certes pas d’intérêt mais il se prolongeait trop ; nous n’avions, pour apaiser notre impatience, que nos conversations entre délégués ; il en venait fréquemment de nouveaux. Au café Bauer on ne servait que du mauvais café mais on y trouvait les journaux de tous les pays. Notre petite troupe accueillait joyeusement les rumeurs présageant un proche départ : les Jeunesses avaient organisé un passage ; ou bien on ferait le tour par la Scandinavie jusqu’à Mourmansk... Vains espoirs, l’attente continuait ; il fallait se résigner à s’intéresser à la ville, aux curieux essais de Max Reinhardt dans ce vaste cirque où il donnait un répertoire assez déconcertant par sa variété, allant des Tisserands à Orphée aux enfers. Quand la pièce s’adaptait au cadre c’était très beau, par exemple avec Jules César. Mais je n’aimais guère la représentation des Tisserands dont je m’étais réjoui à l’avance et que je trouvais inférieure à ce qu’Antoine avait réalisé, à Paris, sur sa scène minuscule. Au Lessinger Theater, la mise en scène et l’interprétation de Peer Gynt étaient pauvres. À l’Opéra nous eûmes de belles soirées wagnériennes. Hors la ville, nos promenades nous menaient vers les lacs situés au milieu des bois, et un bateau nous conduisait jusqu’à Potsdam.

VI. De Stettin à Reval (Tallinn)[modifier le wikicode]

Enfin nous fûmes avisés soudain, Pestaña et moi, qu’il nous fallait partir sans délai ; il était déjà tard dans la soirée et nous devions prendre le premier train du lendemain pour Stettin. Alors tout se passa le plus simplement du monde - sauf vers la fin, quand un dernier obstacle imprévu surgit : embarquement sur un joli bateau qui allait nous emmener jusqu’à Reval (devenue Tallinn) ; flâneries sur le pont, repas agréables après les régimes de Vienne et de Berlin ; nous étions seulement gênés quand nous apercevions deux autres voyageurs, passagers clandestins, l’Anglais Murphy, et l’Américain Fraina se risquant, le soir, à sortir de la soute à charbon où on avait dû les loger ; bien que je n’y fusse pour rien, Murphy m’en garda toujours rancune.

Nous avions eu une plaisante traversée, mer calme pendant trois jours ; à Reval le réveil fut désagréable. Nos passeports étaient reconnus bons mais nous n’avions pas demandé le visa estonien à Berlin ; aussi fûmes-nous isolés des autres voyageurs puis conduits au siège du gouvernement. L’idéologie wilsonienne et la volonté d’amputer la Russie soviétique s’étaient trouvées d’accord pour rétablir les Etats baltes : Estonie, Lettonie, Lituanie, en nations indépendantes, et, comme nous l’avions déjà constaté en Tchécoslovaquie, cette résurrection s’accompagnait d’un chauvinisme dont l’intensité paraissait se développer en rapport inverse avec la dimension du pays. Ici, en tout cas il était robuste, car c’est le ministre des Affaires étrangères en personne qui vint nous sermonner et nous menacer : “ On veut nous ignorer, criait-il, mais nous ne le permettrons pas ! ” Et comme nous tentions de lui expliquer, avec l’humilité convenable, que pareille pensée était loin de nous, cela ne faisait que l’exciter davantage, et il criait de plus belle : “ Nous sommes décidés à nous faire respecter ! ” C’était un petit homme, il arpentait son bureau en gesticulant et haussait la voix à mesure qu’il se rapprochait de nous. La scène devait être passablement ridicule, et même comique, mais nous n’étions pas en disposition d’en juger ; nous nous demandions si nous allions bêtement échouer après être venus si près du port. Nous fûmes finalement invités à nous retirer ; notre cas allait être examiné et nous serions informés de la décision.

Nous allâmes à notre refuge, la mission soviétique, raconter notre histoire. Le ministre était à table avec sa famille et ses secrétaires. On nous invita à prendre place et à nous restaurer d’abord ; on parlerait de notre aventure à la fin du repas. Une secrétaire nous emmena dans son bureau où nous allions attendre la décision du gouvernement. Les heures passaient ; Pestaña avait trouvé un sujet de conversation qu’il était toujours heureux de développer : la situation présente de l’Espagne plus favorable au renversement du régime alphonsiste qu’elle ne l’avait jamais été ; pour la première fois, en effet, l’agitation révolutionnaire ne restait pas confinée en Catalogne, parmi les ouvriers ; elle se développait parallèlement dans les régions agricoles du Sud, soumises encore à un régime féodal ; les paysans se révoltaient et leur mouvement avait pris assez d’ampleur pour rendre non seulement possible mais urgente la liaison des deux mouvements. La secrétaire paraissait prendre un grand intérêt à ce récit, brusquement interrompu par l’arrivée d’un messager porteur d’une nouvelle encourageante ; il n’y avait pas encore de décision ferme mais l’intransigeance paraissait faiblir ; la hâte que notre interlocutrice mit alors à disparaître, nous fit penser qu’après tout elle n’était peut-être pas aussi intéressée aux choses d’Espagne qu’elle nous l’avait laissé supposer.

La traversée de l’Estonie, de Reval à la frontière, prit une matinée entière, non que la distance l’exigeât mais la voie ferrée était par endroits en mauvais état ; un grand pont à peine réparé ne pouvait être franchi qu’avec de sérieuses précautions : il n’y avait pas si longtemps que Ioudénitch était passé par là... On nous immobilisa encore à Narva pour les formalités de sortie ; enfin nous atteignîmes la Russie soviétique à Iambourg. Nous sautâmes tous vivement du train et courûmes à travers les voies vers le bâtiment de la gare. Nous formions maintenant tout un petit groupe, car les délégués que nous n’avions pas encore vus surgirent tout à coup ; la joie que nous éprouvions exaltait les plus placides ; elle trouva son expression dans une accolade générale.

La cérémonie qui eut lieu dans la gare fut fort simple ; aux murs, pour tout décor, quatre grandes photographies : Lénine, Trotsky, Zinoviev et Lounatcharsky. Les communistes russes venus pour nous accueillir repartirent avec nous, de sorte que notre wagon se transforma vite en un club de discussion. Fraina était tout fier de nous montrer un gros volume, recueil d’articles de Lénine et de Trotsky, qu’il avait composé et venait de publier, et qu’il avait réussi à amener jusque-là avec lui, ce qui était certainement méritoire.

Un communiste russe voulut à toute force m’entreprendre sur la question du parlementarisme ; le prétexte était de me faire traduire les thèses dont il n’avait que le texte anglais. Leur auteur s’était visiblement efforcé de formuler un ensemble de dispositions si précises qu’on n’aurait plus à craindre désormais que des membres du Parti une fois élus échappent à sa discipline, pratiquent une politique personnelle et se servent de leur mandat pour faire carrière comme il y en avait trop d’exemples. Quand j’eus achevé ma lecture, mes voisins exprimèrent leur satisfaction, et ils furent surpris de me voir rester indifférent : “ Ne trouvez-vous pas ce texte excellent ? me demanda-t-on. - Si, il est très bon, mais on aura fait la révolution en France avant d’avoir réussi à l’imposer ; les Millerand et les Briand se rient des mandats les plus impératifs et ils laissent un enseignement dont leurs imitateurs profitent. ” Là-dessus la discussion rebondit ; d’autres camarades intervinrent, nos amis russes vinrent à la rescousse. “ Si vous trouvez ce texte insuffisant proposez qu’on le renforce, vos amendements seront sûrement adoptés. ”

Avec ces discussions impromptues, sautant d’un sujet à un autre, le voyage maintenant allait très vite ; on avait quand même le loisir de regarder le paysage, cette Russie nouvelle passée d’un coup du tsarisme exécré à la révolution libératrice vers laquelle les révolutionnaires de tous les pays avaient les yeux tournés. Dans un des rares moments où j’avais pu fuir les débats, je fus rejoint dans le couloir par une journaliste anglaise, correspondante, me dit-elle, des Daily News, le quotidien libéral où j’avais fréquemment puisé d’intéressantes informations sur la Russie soviétique. Elle aborda assez vite la question de la 3e Internationale et du congrès qui allait se réunir. Discrètement un camarade russe nous sépara, et après s’être enquis des questions qu’elle m’avait posées, me dit : “ Evitez-là ; elle nous paraît suspecte ; elle vient ici après avoir fait un séjour en Pologne ; l’intérêt qu’elle témoigne pour la 3e Internationale ne peut que renforcer notre suspicion. - Mais pourquoi la laissez-vous entrer ? - Parce que nous avons grand intérêt à démasquer les espions ; les gouvernements bourgeois cherchent à introduire des agents au centre de la 3e Internationale ; en outre, et surtout, la plupart des délégués au Congrès y seront venus illégalement ; nous devons assurer leur sécurité. ”

VII. Pétrograd - Zinoviev[modifier le wikicode]

Nous arrivâmes à Pétrograd au début de la soirée, d’une soirée qui devait ne pas finir : on était à l’époque des nuits blanches. Nous en avions déjà fait l’expérience sur le bateau. Le golfe de Finlande n’était pas encore entièrement déminé, le bateau devait longer prudemment les côtes. Tout était étrange ; le passage à travers les îles Aaland à l’allure ralentie du pilote spécial qui nous guidait ; la nuit qui ne venait pas... on ne pouvait se résoudre à aller s’enfermer dans sa cabine pour y dormir. À Pétrograd moins encore. À peine étions-nous arrivés qu’Ivan était accouru porteur d’un texte que je devais corriger sur l’heure. C’était, selon lui, un morceau admirable et il était sûr que je serais content de le connaître. Au cours de nos conversations, je lui avais dit et répété qu’il me paraissait impossible de faire un parti communiste avec les chefs du Parti socialiste, surtout ceux du type Cachin, qui avaient abandonné le socialisme et trahi les ouvriers aux heures critiques de la guerre, s’étaient transformés en chauvins forcenés ; si, secoués par la Révolution russe, ils s’étaient plus ou moins sincèrement ressaisis, ç’avait été avant tout pour rester à la direction du Parti. Or, le fameux texte était un projet de lettre ouverte aux membres du Parti socialiste français, rappelant et condamnant sans ménagement et sans rien oublier le reniement de leurs dirigeants ; le Congrès s’adresserait ainsi à la classe ouvrière par-dessus la tête des chefs du Parti. Il était visiblement destiné à “ préparer ” le retour en France des deux émissaires, Cachin et Frossard. Je ne pouvais m’échauffer là-dessus, et surtout je voulais m’occuper d’autre chose. Victor Serge arriva juste à temps pour me libérer : “ Laissez donc cela, me dit-il ; c’est notre travail. ”

Il était, lui, de ces anarchistes qui avaient répondu à l’appel de la Révolution d’Octobre et de la 3e Internationale. Il venait de loin, ayant appartenu dans sa jeunesse à la tendance des anarchistes individualistes ; mais il était passé par de dures épreuves. Quand la révolution éclata en Russie, il était en Espagne ; il partit aussitôt espérant pouvoir atteindre Pétrograd à travers la France. Mais il avait été arrêté, interné dans un camp de concentration. Incorporé dans un convoi de rapatriés il avait pu enfin arriver à Pétrograd. Il avait été affecté à la rédaction de la revue de l’Internationale communiste où sa connaissance des langues, ses talents d’écrivain, sa participation au mouvement ouvrier dans divers pays, trouvaient leur plein emploi. C’était pour nous le meilleur des guides. Les questions jaillissaient de part et d’autre ; nous en avions beaucoup à lui poser, et lui, il était anxieux de savoir exactement où on en était dans les démocraties d’Occident ; les communications restaient difficiles, les journaux n’arrivaient qu’irrégulièrement, les correspondances ne pouvaient bénéficier que de circonstances exceptionnelles.

Un exemple suffira pour montrer à quel point les communications étaient rares et combien il était difficile d’être exactement informé. Au moment où la Vie Ouvrière - qui représentait alors la tendance syndicaliste révolutionnaire acquise à la nouvelle Internationale - put reprendre sa publication, un nouvel hebdomadaire apparut dont le titre singulier était : Le Titre Censuré, le texte laissant entendre que le titre interdit par la censure était “ Le Bolchévik ”. Ce journal était une création du petit Fouché de Clemenceau, Mandel, dont le but évident était de contrecarrer la Vie Ouvrière en trompant les ouvriers. C’était assez habilement fait, au point que même en France quelques provinciaux s’y laissèrent prendre. Victor Serge fut donc excusable de l’inclure dans une de ses chroniques parmi les périodiques qui défendaient la Russie soviétique et la 3e Internationale.

Notre longue promenade à travers la ville nous mena en des lieux que je connaissais bien déjà par mes lectures ; les traces de la guerre y étaient encore nombreuses ; en plus d’un point les pavés de bois avaient été arrachés ; par sa situation géographique, la ville était la plus exposée, la plus difficile à ravitailler et à défendre ; on y avait terriblement souffert. Nous fûmes sur la fameuse perspective Nevsky à l’extrémité de laquelle on apercevait la flèche d’or de l’Amirauté ; nous vîmes la cathédrale de Kazan et ses portiques ; le Palais d’Hiver qui faisait aussitôt penser au tragique 22 janvier 1905 : la foule pacifique conduite par le pope Gapone, apportant une supplique à Nicolas II et la fusillade pour toute réponse.

Par le pont Troïtsky, longeant la sinistre forteresse Pierre-et-Paul, nous franchîmes la Néva, et rentrâmes par le faubourg révolutionnaire de Vassili Ostrov. Notre tour s’acheva sur la place Saint-Isaac, à l’hôtel Astoria, où logeaient les dirigeants du soviet de Pétrograd. Victor Serge y avait une chambre. Au fond du vestibule on apercevait une mitrailleuse braquée sur l’entrée ; il n’y avait pas si longtemps que la ville avait encore vécu des journées anxieuses, menacée dangereusement par l’offensive de l’armée de Ioudénitch ; on sentait encore la guerre civile, et les soldats de Pilsudski venaient d’envahir l’Ukraine.

Zinoviev partait le lendemain pour Moscou, où était convoqué le Comité exécutif de l’Internationale communiste ; il emmena avec lui les délégués arrivés déjà à Pétrograd et, profitant du voyage, voulut prendre contact avec eux et les questionner. Il répondait à l’image que nous avions pu nous faire de lui : sa large tête, sa solide carrure lui donnaient l’allure du tribun classique. Les conversations étaient tout à fait cordiales, et il était visiblement content, quand on lui donnait l’occasion d’une inoffensive raillerie. À un délégué qui refusait un bol de soupe, il dit en riant : “ Faut la manger ; c’est la discipline ! ”

VIII. Moscou - Au Comité exécutif de l’Internationale Communiste Sadoul - Radek - Boukharine[modifier le wikicode]

À Moscou, nous fûmes happés par des autos qui nous conduisirent directement au siège de l’Internationale communiste. Plusieurs des membres du Comité exécutif étaient déjà là, parmi eux Jacques Sadoul. Il était allé en Russie avec la mission militaire française, et Albert Thomas en avait fait son informateur personnel. Sadoul appartenait avant la guerre à l’aile la plus modérée du Parti socialiste ; pris par la Révolution d’Octobre il était passé du côté des bolchéviks. Les lettres qu’il écrivit alors à son ami Thomas montraient qu’il s’était acquitté intelligemment de sa tâche[5]. Parmi les Français qui se trouvaient alors en Russie il avait été un des rares qui comprirent le sens des événements dont ils étaient témoins. Les bolchéviks avaient saisi des copies de ces lettres au cours d’une perquisition et les avaient publiées. Elles sont à consulter pour l’histoire des débuts de la révolution. En 1918, dans nos meetings, à Paris et dans toute la France, leur lecture déchaînait l’enthousiasme : c’était la meilleure riposte aux mensonges des correspondants de Riga. Sadoul le savait déjà mais il fut content d’en apprendre de moi la confirmation. “ Comment se fait-il, me dit-il, que vous soyez devenu tellement ami avec Trotsky ; il parle toujours de vous et de vos camarades syndicalistes avec chaleur ; pourtant quand j’étais en France, socialistes et syndicalistes ne s’aimaient guère ? ” Et, avant que j’aie eu le temps de répondre : “ Mais vous ne pourrez pas le voir, il a dû quitter Moscou, il est dans un sanatorium. ” J’avais à peine quitté Sadoul que Radek m’aborda et, dès les premiers mots de notre entretien, me dit : “ Ne comptez pas voir Trotsky ; il est malade et doit prendre un repos hors de la ville. ” Ces paroles auraient dû m’inquiéter, mais dans l’agitation de cette matinée mouvementée je n’avais pas même le temps de m’y arrêter, et, au fond, je savais que je verrai Trotsky.

La séance allait commencer quand un petit homme, tout fluet, entra discrètement. Ivan qui se trouvait près de moi, me dit : “ Boukharine... c’est notre cristal. ” Mon autre voisin qui avait entendu sa remarque, se tourna vers moi, ajoutant pour la compléter : “ Dommage que vous n’étiez pas là hier quand votre Cachin et votre Frossard ont comparu devant le Comité central du Parti ; c’est Boukharine qui leur a rappelé leur chauvinisme, leur trahison du temps de guerre ; c’était bien émouvant ; Cachin pleurait. - Oh ! dis-je, il a la larme facile ; en 1918 il pleurait à Strasbourg devant Poincaré célébrant le retour de l’Alsace à la France. ”

Radek était alors secrétaire de l’Internationale communiste. Il donna lecture d’une déclaration traitant de la question syndicale, c’était l’objet principal de la réunion, et cela expliquait la présence de Losovsky qui n’appartenait pas au Comité exécutif de l’Internationale communiste mais était l’auteur du texte en discussion. Il s’agissait de rassembler tous les éléments syndicalistes favorables à la Révolution d’Octobre et à la nouvelle Internationale. Actuellement ils se trouvaient dans des organisations anarcho-syndicalistes qui avaient adhéré en bloc, et dans les syndicats réformistes où ils formaient des minorités plus ou moins nombreuses. On proposait la création d’un “ Conseil international provisoire des syndicats rouges ” dont la tâche serait de faciliter leur liaison et de coordonner leur action. Une phrase du préambule où on mentionnait en bloc la trahison des chefs syndicalistes provoqua une remarque de Pestaña : il fallait spécifier ; on ne pouvait pas, par exemple, englober ses amis de la C.N.T. dans cette trahison. Je l’appuyai, ajoutant à son exemple celui des I.W.W. d’Amérique persécutés et emprisonnés précisément à cause de leur activité révolutionnaire contre la guerre, pour la Révolution russe. Radek modifia le texte en conséquence bien que de mauvaise grâce ; à l’issue de la réunion, il me fit dire qu’il ne comprenait pas que je refuse de blâmer Jouhaux pour son attitude pendant la guerre, alors qu’eux, social-démocrates, n’hésitaient pas à dénoncer même Kautsky. Il était assez bien informé mais aussi bien qu’il le croyait, et il montrait par sa remarque qu’il n’avait rien compris à notre intervention.

On nous conduisit alors à l’hôtel où nous devions habiter pendant le congrès. Situé à quelque distance du Kremlin, au-delà de la “ ville chinoise ”, Dielovoï Dvor était remarquable par son parfait aménagement : un modèle d’architecture fonctionnelle, dirait-on aujourd’hui. Deux étages de chambres simplement meublées : un lit, un bureau et deux chaises. Une grande salle à manger occupait une partie du premier étage, et il y avait au rez-de-chaussée une salle de réunion. On l’avait aménagé rapidement pour loger la nombreuse délégation des trade unions britanniques qui venait de partir quand nous arrivâmes. C’était une surprise agréable ; je le dis à Sadoul : “ C’est Trotsky, répondit-il, qui a été chargé de l’opération - Mais comment ? cela n’a rien à voir avec son commissariat ! - Certes, mais quand on veut qu’une chose soit faite, bien et en temps, c’est toujours à Trotsky qu’on s’adresse. ”

L’imposante délégation italienne était déjà installée ; les dirigeants du Parti et des syndicats étaient arrivés avec leur train, chargé de victuailles. On leur avait tellement parlé de la disette qu’ils avaient pris leurs précautions. Ils en avaient pris aussi contre le typhus, s’étant fait confectionner des combinaisons fermées au poignet et à la cheville pour être immunisés contre la contagion. De cela on les raillait doucement, ils étaient les seuls à s’être ainsi prémunis, bien que, malheureusement, le typhus n’était pas alors une invention de correspondants de Riga. Dans leur délégation on voyait : Serrati, Graziadeï, Bombacci, représentant le Parti socialiste, et, parmi les chefs syndicaux, venus pour voir mais non pour participer au congrès les secrétaires de la C.G.L. et de plusieurs Fédérations : D’Aragona, Dugoni, Colombino, d’autres encore, qui se retirèrent assez vite ; Bordiga, leader de la fraction abstentionniste ne vint que plus tard, de même Armando Borghi, secrétaire de l’Union syndicale italienne.

Après ces heures si remplies, nous essayions de rassembler les impressions que nous avait laissées cette succession d’événements et de rencontres, quand Ivan vint nous chercher, Pestaña et moi, pour aller parler de l’Internationale à des soldats de l’Armée rouge cantonnés dans la banlieue moscovite. La voiture franchit les limites de la ville, s’engagea dans les bois, et, soudain, déboucha dans une clairière où les soldats qui nous attendaient étaient massés en bordure des arbres. On nous plaça au centre et, du mieux que nous pûmes, nous exposâmes ce qu’était pour nous l’Internationale communiste, ce que nous avions fait pour elle dans nos pays et ce que nous en attendions. Nous étions tous deux passablement émus, même Pestaña plus habitué que moi à discourir en public.

IX. Trotsky[modifier le wikicode]

Comme nous rentrions à l’hôtel, l’intendant me dit que Trotsky avait téléphoné, me demandant d’aller le voir dès que je serais libre ; le voyage était déjà tout arrangé ; je devais aller d’abord au Kremlin. L’auto quitta bientôt la ville et ce fut alors à travers la campagne, une course folle ; c’était la manière de conduire habituelle des chauffeurs moscovites comme je le vis par la suite, mais sur une chaussée en mauvais état cela provoquait d’incessants soubresauts ; la route traversa plusieurs villages aux isbas plantées en bordure de larges avenues. Nous roulions à cette allure depuis sans doute une demi-heure quand nous nous engageâmes à travers bois et, bientôt, la voiture ralentit : Trotsky était sur le bord de la route, avec son fils aîné, Léon. J’avais eu raison de ne pas m’inquiéter : je n’avais pas devant moi un malade.

La maison où la famille était logée avait été l’habitation princière d’un riche Moscovite. L’immense salon du rez-de-chaussée avait été transformé en musée public ; on y avait rassemblé toutes les toiles trouvées dans la maison : pas de peintures rares d’ailleurs, d’inévitables Canaletto. Trotsky et les siens disposaient au premier étage de deux grandes pièces où la vue s’étendait au loin dans la campagne environnante jusqu’aux collines qui, à l’horizon, bordaient la plaine. L’escalier d’honneur avait été condamné ; le gel avait endommagé partout la tuyauterie de sorte que le confort de ce “ palais ” n’était que très relatif. Ce n’était habitable que l’été ; on accédait à l’étage par une sorte d’échelle, “ juste ce qui convenait pour les nouveaux “ maîtres ” soviétiques ”, selon le commentaire ironique de Trotsky.

Il m’avait accueilli par un reproche amical : “ Eh ! bien, vous ne vous êtes pas pressé de venir ; des révolutionnaires, des journalistes nous arrivaient de partout sauf de France. ” Quand nous fûmes tous autour de la table pour le repas du soir, Natalia Ivanovna remarqua : “ Nous voilà de nouveau comme à Paris. - Oui, dis-je, mais il s’est passé quelque chose dans l’intervalle. ” Et nous évoquâmes nos souvenirs du temps de la guerre ; la pension de la rue de l’Amiral-Mouchez, la petite maison de Sèvres à la lisière du bois, le modeste logement de la rue Oudry et l’insupportable surveillance policière qui précéda l’expulsion. Nous eûmes deux pleines journées pour essayer de répondre aux questions que nous nous posions mutuellement. Trotsky m’interrogeait sur les hommes qu’il avait connus à Paris. Deux d’entre eux, Monatte et Loriot étaient en prison depuis trois mois et allaient passer devant les Assises : inquiet des progrès du communisme, Millerand avait imaginé un “ complot contre la sûreté de l’Etat ” - formule habituelle pour ces sortes d’opérations policières. Une grève des cheminots mal engagée, et confiée pour l’organisation de la solidarité ouvrière aux dirigeants de la C.G.T. qui, au fond, ne souhaitaient que l’échec, avait fourni au gouvernement le prétexte qu’il attendait pour mettre en prison les militants socialistes et syndicalistes qui, en France, s’étaient fait les défenseurs de la Révolution d’Octobre et de l’Internationale communiste. Sur les événements eux-mêmes, je n’avais pas grand-chose à lui apprendre : les deux années qu’il avait passées à Paris lui avaient permis de connaître du dedans la politique française et ses hommes et, bien entendu, le développement des diverses tendances existant à l’intérieur de la C.G.T. et du Parti socialiste. Il lui suffisait de prendre un paquet de journaux de temps à autre pour se mettre tout à fait au courant.

Mais moi, j’avais beaucoup à apprendre, car sur les grandes étapes de la Révolution, sur l’insurrection, sur Brest-Litovsk, sur l’Armée rouge et la guerre civile, sur l’organisation et le fonctionnement des soviets, nous n’avions eu que des informations trop vagues, trop générales. La Conférence de Brest-Litovsk avait eu un retentissement considérable partout, dans les pays de l’Entente comme dans les Empires centraux ; les porte-parole de la bourgeoisie n’avaient pas manqué de la présenter comme une trahison et des ouvriers en avaient été troublés ; la rencontre autour d’une même table des représentants de la Russie soviétique et des hommes du Hohenzollern pour discuter les conditions de la paix et finalement la signer, avait été exploitée à fond, surtout par ceux des socialistes qui avaient trahi la classe ouvrière en août 1914. Trotsky me précisa ce qui avait été alors sa tactique ; une chose était certaine : la Russie n’était plus en mesure de rester dans la guerre ; les vivres manquaient ; l’équipement des armées était de plus en plus insuffisant ; les soldats ne voulaient plus se battre. Il ne nous restait que la ressource de tirer le maximum de notre appel à la paix. La réponse n’avait pas été négligeable ; insuffisante malheureusement puisque les grèves qui éclatèrent alors en Allemagne n’allèrent pas jusqu’au soulèvement général contre le gouvernement ; les chefs socialistes et syndicaux, de Scheidemann à Legien, donnèrent de toutes leurs forces pour freiner le mouvement. La position prise par Lénine devenait inévitable : il fallait accepter les conditions imposées par les Allemands. Mais une discussion passionnée s’ensuivit ; à l’intérieur du Parti, au Comité central, une opposition restait irréductible, exigeant la guerre révolutionnaire contre l’Allemagne ; les socialistes-révolutionnaires de gauche, qui étaient au gouvernement avec les bolchéviks, rompirent violemment l’accord, abandonnèrent leurs commissariats. Trotsky me fit un vivant portrait des hommes qu’il avait trouvés devant lui à Brest-Litovsk : le général Hoffmann, stupide, borné, mais donnant du point sur la table quand il comprit ce que voulait et faisait la délégation bolchéviste ; von Kuhlmann, intelligent, souple, belles manières (“ Je suis content que vous soyez venu ; c’est tellement plus agréable d’avoir affaire aux chefs ”) ; non sans inquiétude quant à l’issue de la guerre.

Mais sur les discussions à l’intérieur du Parti, sur les divergences qui pouvaient s’y manifester, il fut très discret. Il n’avait aucun goût pour les bavardages, pour les anecdotes, et il observait scrupuleusement les règles volontairement acceptées par les adhérents d’un parti. Je ne sus rien alors de l’âpre lutte qu’il avait dû soutenir contre Staline et sa clique pendant tout le temps de la guerre civile, et il ne me dit rien non plus de son désaccord avec Lénine au sujet des opérations militaires si importantes qui se déroulaient en ce moment même contre la Pologne. Ce n’est que bien plus tard, quand la discussion au sein du Parti l’y obligea, qu’il rappela son hostilité à la marche sur Varsovie.

Pour les petites histoires, j’avais trouvé à Moscou un informateur excellent : Henri Guilbeaux. Parti pour Genève en 1915 comme pacifiste et “ rollandiste ”, il avait évolué progressivement jusqu’au bolchévisme sous l’influence des révolutionnaires russes qu’il avait rencontrés en Suisse. Il connaissait personnellement bon nombre de leaders soviétiques, et il était empressé à recueillir racontars et anecdotes, portant plus d’intérêt aux individus qu’aux idées, mû par des sympathies et des antipathies également prononcées ; il était avant tout un écrivain. Ses classifications étaient en conséquence très sommaires. Au cours d’une conversation il m’avait dit : “ Lénine (c’était sa grande admiration) c’est la gauche ; Zinoviev et Kamenev, la droite, mais Lénine tient à les avoir au Bureau politique précisément pour cela ; Trotsky, inclassable ; la vraie gauche c’est Boukharine. ” Un jour que je rapportais ces propos à Trotsky, il me dit : “ C’est à peu près ainsi ; Boukharine est toujours en avant mais il tourne fréquemment la tête et regarde derrière lui pour s’assurer que Lénine n’est pas loin. ” Quand je connus bien les deux hommes je pus imaginer une scène correspondant à ces appréciations : Lénine solide, trapu, avançant d’un pas égal, et Boukharine, menu, galopant devant lui, mais ayant toujours besoin de sentir sa présence.

X. Au Kremlin - Lénine[modifier le wikicode]

Le jour même de mon retour à Moscou, j’étais appelé par Lénine au Kremlin. Il était impatient de prendre un contact direct avec les délégués, de faire la connaissance personnelle de chacun d’eux, de les questionner ; dès leur arrivée il préparait l’entrevue. Je ne l’avais encore jamais vu. Une des choses qui me frappèrent le plus en cette première rencontre, c’est l’aisance qui s’était établie dès le début de la conversation et se maintint tout au long. Aussi sa simplicité, la façon dont il put me dire à moi qu’il connaissait à peine : “ J’ai dû écrire une bêtise. ”

Le Comité exécutif de l’Internationale communiste avait lancé un appel “ A tous les communistes, à tous les révolutionnaires ! ” leur demandant d’envoyer des délégués au 2e congrès, dont la date et le lieu étaient audacieusement fixés : le 15 juillet à Moscou. Mais pour ceux-là le blocus subsistait et chaque frontière était un sérieux obstacle.

En ce mois de juin 1920, l’atmosphère de Moscou avait quelque chose d’exaltant ; on sentait encore le frémissement de la Révolution en armes. Parmi les délégués, venus de tous les pays et de tous les horizons politiques, certains se connaissaient déjà ; la plupart se rencontraient là pour la première fois. Une vraie camaraderie naissait spontanément entre eux ; les discussions étaient ardentes car les points de divergences ne manquaient pas, mais ce qui les dominait, c’était chez tous un attachement absolu à la Révolution et au communisme naissant.

De son observatoire du Kremlin, Lénine suivait attentivement les travaux préliminaires du congrès ; deux des principales thèses avaient été écrites par lui ; il comptait participer activement aux délibérations en commission et en séance plénière. Pour la première fois depuis la Révolution, il lui était donné de prendre contact avec des communistes d’Europe, d’Amérique, d’Asie. Aussi s’empressait-il de les interroger ; à peine était-on arrivé qu’il vous faisait venir dans son bureau du Kremlin.

Sur le chemin de l’hôtel au Kremlin, on se demandait quel homme on allait trouver. Ses œuvres, les dernières exceptées, nous étaient mal connues, ou pas connues du tout, et on ne possédait que d’assez vagues notions sur les luttes passionnées qui avaient mis aux prises, jadis les diverses tendances de la social-démocratie russe. Ses écrits révélaient un révolutionnaire d’un type nouveau : un étonnant mélange de “ dogmatisme ” - il vaudrait mieux dire d’attachement inébranlable à certains principes fondamentaux - et d’extrême réalisme ; l’importance attachée à la manœuvre, au “ louvoiement ” - expression typiquement léniniste - dans la bataille contre la bourgeoisie. On préparait des questions, des ripostes, et puis, tout d’un coup, on se trouvait déjà en pleine conversation cordiale, familière, avec un homme qu’on voyait pour la première fois comme si on le connaissait depuis longtemps. Cette simplicité et cette aisance de l’accueil ne pouvaient manquer d’impressionner vivement les délégués, et on pouvait être sûr qu’au retour c’est par la mention de cette impression qu’ils commenceraient et achèveraient le récit de leur visite.

Avant d’atteindre son cabinet, il fallait traverser son secrétariat, une grande pièce carrée, et on avait juste le temps de noter au passage que les communistes qui y travaillaient étaient presque exclusivement des femmes. L’une d’elle se leva pour me conduire, mais Lénine était déjà là pour me recevoir. Quand j’entrai, il venait d’interrompre un entretien avec deux attachés du Commissariat de la Guerre qui lui apportaient les dernières dépêches des opérations militaires. “ Je vais vous faire attendre un peu, dit-il, excusez-moi. ” Puis il retourna rapidement vers ses visiteurs demeurés devant la grande carte sur laquelle ils suivaient le mouvement des armées.

En ces jours, l’Armée rouge poursuivait les soldats de Pilsudski après les avoir délogés des positions où, une fois de plus, ils s’étaient accrochés, lors d’une nouvelle invasion de l’Ukraine. L’avance de l’Armée rouge était foudroyante ; elle se développait à une allure qui déroutait les militaires professionnels, et comme seule une armée portée par l’enthousiasme révolutionnaire est capable de le faire.

La conversation se poursuivit devant la carte pendant quelques minutes encore, puis Lénine vint s’asseoir devant moi. En quelques mots, il me communiqua l’essentiel des dépêches du front qu’on venait de lui apporter. Bien qu’il s’agissait d’une campagne dont les conséquences pouvaient être décisives pour la Révolution, il était parfaitement calme, tout à fait maître de soi, prêt à passer sans transition à un autre sujet, car il m’interrogea tout de suite sur la situation en France.

Sur le moment je ne pris pas de notes de cette première conversation, et quand je cherche aujourd’hui à la reconstituer fidèlement je me souviens que, de sa part, elle se borna à de brèves questions, posées toujours fort à propos et montrant qu’il s’orientait parfaitement dans une situation compliquée. Mais une remarque qu’il fit soudain allait me permettre de pénétrer d’un coup le secret de la position exceptionnelle qu’il occupait dans son parti, de l’influence prédominante qu’il y avait acquise. Comme nous parlions de la minorité zimmerwaldienne du Parti socialiste français et de ses perspectives, il me dit : “ Il est temps maintenant qu’elle sorte du parti pour former le Parti communiste français ; elle a déjà trop attendu. ” Je lui répondis que tel n’était pas l’avis des dirigeants de cette minorité ; que, antérieurement, ils avaient parfois été impatients de quitter le parti en bloc mais que le récent congrès de Strasbourg leur avait été si favorable qu’ils étaient maintenant opposés au départ ; ils pouvaient espérer devenir rapidement majorité. “ S’il en est ainsi, remarqua-t-il, j’ai dû écrire une bêtise dans ma thèse ; demandez-en une copie au secrétariat de l’Internationale communiste, et envoyez-moi les corrections que vous proposez. ”

Tel était l’homme. Il ne prétendait pas tout savoir ; pourtant il savait beaucoup, sa compréhension du mouvement ouvrier d’Occident était rare ; car si beaucoup d’autres révolutionnaires connaissaient, comme lui, des langues étrangères et avaient passé des longues années en exil, il n’y en avait que quelques uns qui s’étaient mêlés intimement à la vie des divers pays d’Europe où ils vivaient ainsi que lui l’avait toujours fait. Cela lui permettait de suivre les événements qui s’y déroulaient et de leur donner leur juste valeur, leur exacte signification. Mais précisément parce qu’il savait beaucoup il était capable de compléter ses connaissances quand l’occasion s’en présentait, et aussi, chose inhabituelle chez un “ chef ”, de reconnaître très simplement s’être trompé.

Par la suite, j’eus beaucoup d’autres occasions d’observer Lénine, d’abord au congrès, puis dans les commissions. Le travail en commission était, avec lui, particulièrement agréable. Il suivait la discussion de bout en bout, écoutant attentivement chacun, interrompant de temps à autre, le regard toujours vif et malicieux.

On sait qu’il pouvait être, s’il le fallait, impitoyable et dur, même avec ses collaborateurs les plus proches, quand il s’agissait de questions décisives, selon lui, pour l’avenir de la révolution. Alors il n’hésitait pas à porter les jugements les plus sévères et à défendre les décisions les plus brutales. Mais il expliquait d’abord patiemment ; il voulait convaincre. Dès son arrivée à Pétrograd et jusqu’aux grandes journées d’Octobre, il dut souvent batailler très durement contre une fraction du Comité central de son parti. En 1920, son autorité était immense ; les événements avaient montré que dans toutes les circonstances graves il avait vu juste ; il apparaissait aux yeux de tous comme le guide le plus sûr de la Révolution, mais il était toujours le même homme, très simple, cordial, prêt à expliquer pour convaincre.

Quelques exemplaires d’un livre de Lénine intitulé : L’Etat et la Révolution étaient parvenus en France au début de 1920. C’était un livre extraordinaire et son destin était singulier : Lénine, marxiste et social-démocrate, était honni par les théoriciens des partis socialistes qui se réclamaient du marxisme : “ Ce n’est pas du marxisme ! ” s’écriaient-ils, c’est un mélange d’anarchisme, de blanquisme - du “ blanquisme à la sauce tartare ”, écrivait l’un d’eux pour faire un mot d’esprit. Par contre, ce blanquisme et sa sauce étaient pour les révolutionnaires situés hors du marxisme orthodoxe, syndicalistes et anarchistes, une agréable révélation. Jamais pareil langage ne sortait de la bouche des marxistes qu’ils connaissaient. Ils lisaient et relisaient cette interprétation de Marx à laquelle ils n’étaient pas accoutumés. En France, le marxisme initial de Guesde et de Lafargue s’était singulièrement appauvri. Au sein du Parti socialiste unifié, constitué en 1905, les tendances pouvaient continuer à se heurter, la polémique pouvait être acerbe ; on restait d’accord sur l’essentiel : réaliser progressivement le socialisme par la réforme ; on parlait encore de révolution, mais ce n’était plus qu’un cliché, une évocation conventionnelle pour clore un appel. (Le mot n’avait pas encore été galvaudé comme il l’a été depuis le fascisme ; il signifiait violence ouvrière et insurrection.) Il n’en allait pas autrement en Allemagne, considérée terre d’élection du marxisme et où Kautsky faisait figure de défenseur de la vraie doctrine.

Mais le caractère révolutionnaire du marxisme, c’était précisément cela qu’on trouvait dans L’Etat et la Révolution ; des textes de Marx et d’Engels, et les commentaires de Lénine. Pour lui aussi, d’ailleurs, ces textes avaient été en quelque sorte une découverte. “ Voilà cinquante ans, remarquait-il, que ces choses furent écrites, et il faut presque des fouilles pour retrouver et livrer à la connaissance des masses ce marxisme non frelaté. ” Mais pourquoi poser la question de l’Etat alors qu’on était en pleine guerre ? C’est que, écrivait Lénine dès les premières lignes de son étude “ la question de l’Etat revêt de nos jours une importance particulière, tant au point de vue de la théorie que de la pratique. La guerre impérialiste a accéléré et avivé au plus haut point le processus de transformation du capitalisme des monopoles en capitalisme de monopoles d’Etat... La révolution prolétarienne mûrit et la question de ses rapports avec l’Etat revêt un caractère d’actualité pratique - d’actualité brûlante. ” Puis il citait ce texte fondamental d’Engels, puisé dans l’Anti-Dühring : “ Le premier acte par lequel l’Etat se manifeste réellement comme représentant de la société tout entière, à savoir la prise de possession des moyens de production au nom de la société, est, en même temps, le dernier acte propre de l’Etat. L’intervention de l’Etat dans les affaires sociales devient superflue dans un domaine après l’autre et s’endort ensuite elle-même. Au gouvernement des personnes se substituent l’administration des choses et la direction du processus de production. L’Etat n’est pas “ aboli ”, il “ meurt ”.

Lénine commente ce texte phrase par phrase, puis il écrit : “ Le prolétariat a besoin d’un Etat, rabâchent tous les opportunistes, les social-chauvins et les kautskistes, assurant que telle est la doctrine de Marx, mais oubliant tout d’abord d’ajouter qu’il ne faut au prolétariat qu’un Etat en voie de dépérissement, c’est-à-dire constitué de telle sorte qu’il commence sans délai à dépérir et qu’il ne puisse pas ne pas dépérir. ” “ Cet Etat prolétarien commence à dépérir dès le lendemain de sa victoire, l’Etat étant inutile et impossible dans une société d’où les antagonismes de classes sont exclus... “ Destruction du pouvoir central ”, cette “ excroissance parasitaire ”, “ amputation ”, “ démolition ” de ce pouvoir central “ devenu maintenant superflu ” - c’est en ces termes que Marx, jugeant et analysant l’expérience de la Commune de 1871, parle de l’Etat. ” Et enfin “ le prolétariat n’a besoin de l’Etat que pour un temps. Nous ne nous séparons nullement des anarchistes sur la suppression de l’Etat comme but ”.

Ainsi, pour Lénine, la révolution socialiste n’était plus un objectif lointain, un vague idéal réalisé morceau par morceau, dans la plus stricte légalité de la démocratie bourgeoise ; c’était un problème concret, le problème d’aujourd’hui, celui que la guerre posait et que la classe ouvrière allait résoudre. Outre ces textes où ils pouvaient trouver un langage voisin du leur, une conception du socialisme parente de la leur, ce qui plaisait particulièrement aux révolutionnaires, syndicalistes et anarchistes, et les portait vers le bolchévisme, c’était la condamnation impitoyable de l’opportunisme, aussi bien des opportunistes avérés, des social-chauvins qui avaient épaulé leurs gouvernements impérialistes pendant la guerre, que de ceux qui, s’arrêtant à mi-chemin, critiquaient la politique gouvernementale mais n’osaient pas tirer les conséquences logiques de leur critique.

Pour Lénine, l’effondrement de l’Internationale socialiste à la déclaration de guerre, en août 1914, devait marquer le début d’une ère nouvelle. Tandis que Kautsky voulait préserver l’organisation dont la faillite était patente, disant que l’Internationale ne valait que pour le temps de paix, Lénine s’écriait : “ La 2e Internationale est morte ! Vive la nouvelle Internationale ! ” C’est à la constituer qu’il faut travailler tout de suite, en rassemblant les prolétaires restés fidèles dans la tourmente. Et comme la révolution suivra la guerre, il faut se mettre dès à présent à l’étude des problèmes de la construction socialiste.

L’Etat et la Révolution n’a été rédigé qu’en août-septembre 1917, quand Lénine, traqué par Kérensky et ses ministres socialistes, accusé de trahison, devait se cacher en Finlande, mais toute son ossature, les textes essentiels qui le composent, Lénine les avait apportés de Suisse. C’est en Suisse, pendant la guerre, qu’il avait entrepris de les grouper et de les commenter. Peu avant son départ de Suisse, le 17 février 1917, il écrivait de Zurich à Alexandra Kollontaï : “ Je suis en train de préparer (j’ai pratiquement achevé) une étude sur la question des relations du marxisme avec l’Etat. ” Et il attachait à ce travail une importance si grande que lors des Journées de Juillet, quand le bolchévisme traversa une passe difficile, il écrivait à Kaménev - à Kaménev que Staline devait livrer au bourreau : “ Camarade Kaménev, entre nous, si je devais être tué, je vous prie de publier un cahier intitulé Le Marxisme et l’Etat (il est resté à Stockholm en sûreté). Couverture bleue, relié. Il y a là, rassemblées, toutes les citations de Marx et d’Engels et aussi celles de Kautsky contre Pannekoek. En outre une série de remarques et de notices. Il ne reste plus qu’à rédiger. Je pense que ce travail pourrait être publié en une semaine. Je le tiens pour important, car il n’y a pas que Plékhanov et Kautsky qui aient déraillé. Une condition : tout ceci absolument entre nous. ”

Sans doute entre Lénine et ses nouveaux partisans, des divergences subsistaient. Si on était d’accord sur le dépérissement de l’Etat, restait la période transitoire durant laquelle il faudrait le conserver sous la forme de dictature du prolétariat. Mais les socialistes russes n’avaient pas hésité à faire les révisions que l’effondrement de la social-démocratie imposait ; les syndicalistes devraient, de leur côté, tenir compte de l’expérience : de l’expérience de la guerre où le syndicalisme avait partiellement sombré, et de l ’expérience de la Révolution russe. Jusqu’alors ils avaient négligé l’étude sérieuse de cette période transitoire ; le livre de Lénine, mais plus encore les actes du bolchévisme au pouvoir avaient créé un climat favorable au rapprochement. Nous avons déjà vu que les anarcho-syndicalistes de la C.N.T. espagnole s’étaient prononcés, en congrès, pour la dictature du prolétariat[6].

Peu de jours après notre arrivée à Moscou, nous reçûmes deux livres que les éditions de l’Internationale communiste venaient de publier. C’étaient Le communisme de gauche, maladie infantile du communisme, de Lénine, et Terrorisme et communisme, une riposte de Trotsky à un ouvrage de Kautsky paru sous le même titre. L’un et l’autre formaient une sorte d’introduction et de commentaire aux Thèses préparées pour le congrès.

Le contenu du Communisme de gauche m’était déjà connu par les conversations et discussions que j’avais entendues au cours de mon voyage, particulièrement en Allemagne : Parti, syndicats, parlementarisme - c’était là-dessus que la scission s’était faite chez les communistes allemands. À la lecture du livre, je retrouvais le vrai Lénine, celui de L’Etat et la Révolution, mais ici l’adversaire n’était plus l’opportuniste, le social-chauvin, le centriste ; c’était un communiste, le communiste que Lénine qualifiait de “ gauchiste ”. Mais plutôt que d’une maladie par laquelle passent la plupart des enfants, il s’agissait, dans l’esprit de Lénine, d’enfantillage dans le sens de facile, peu compliqué. Il parle d’ailleurs à plusieurs reprises de “ simplicité enfantine ”, de “ facilité ”, de l’ “ enfantillage de l’antiparlementarisme ”.

Selon lui cette tendance se manifestait fréquemment dans les nouveaux groupements et partis communistes. On voulait, en hâte, faire du neuf, créer des organisations distinctes de toutes celles d’une époque qu’on considérait comme une ère révolue. On abandonnait les syndicats pour créer des assemblées ouvrières de masse ; on ne voulait plus entendre parler de démocratie ou de parlement ; on gardait le parti mais à condition qu’il fût “ un parti de masse ” qui attend d’en-bas l’initiative et le développement de la lutte révolutionnaire, et non un “ parti de chefs ”, conduisant la lutte d’en-haut, faisant des compromis et siégeant dans les parlements. Nous avons vu que le Parti communiste ouvrier d’Allemagne s’était constitué sur ces bases, et on trouvait partout des groupements engagés sur la même voie, entièrement ou partiellement ; le groupe du Kommunismus à Vienne, les Hollandais avec Görter, les bordiguistes en Italie. En France on avait vu se former une Fédération des Soviets, un Parti communiste où le syndicaliste Péricat voisinait avec des anarchistes.

C’est contre cette tendance que Lénine se dresse, lui barre la route, la combat avec la même vigueur qu’il a combattu opportunistes et centristes dans L’Etat et la Révolution. Ceux-là sont cependant des amis, des défenseurs de la Révolution d’Octobre, des partisans de la 3e Internationale. Et certes, Lénine fait la distinction mais cela ne le retient nullement de critiquer rudement des conceptions qu’il sait erronées, et dangereuses parce qu’elles sont susceptibles de provoquer un gaspillage des forces dont la classe ouvrière a besoin pour vaincre.

Bien que de caractère critique et polémique, le livre n’en était pas moins riche de contenu. Les délégués le lisaient avec attention ; il leur apportait ample matière à réflexion et à discussion. La démonstration était solidement étayée ; nul souci de la forme ou même de la construction, mais l’absence de cette construction à laquelle nous sommes accoutumés est justement la manière dont Lénine conduit ses démonstrations ; il revient sans se lasser au point central du débat, trouve de nouveaux arguments et de nouveaux développements, frappant sur le même clou, n’hésitant pas quand son antagoniste est déjà mal en point à lui assener le coup de grâce. Le livre s’ouvre d’ailleurs par des considérations générales sur “ la portée internationale de la Révolution russe ”, souligne “ une des causes fondamentales du succès des bolchéviks ”, esquisse “ les principales étapes de l’histoire du bolchévisme ” ; et ce n’est qu’après ce substantiel préambule qu’il aborde l’examen critique du communisme de gauche en Allemagne, dont on connaît déjà les traits principaux. Sur l’antiparlementarisme Lénine s’exprimait ainsi :

“ Ne manifester son “ révolutionnarisme ” que par des injures à l’adresse de l’opportunisme parlementaire, que par l’antiparlementarisme est très facile, mais précisément parce que cela est très facile cela ne résout pas le problème ardu et même très ardu. Il est infiniment plus malaisé qu’en Russie de créer dans les Parlements occidentaux une fraction parlementaire authentiquement révolutionnaire. Certes, mais ce n’est là qu’un aspect de cette vérité générale qu’il fut facile dans la Russie de 1917, avec sa situation historique concrète extrêmement originale, de commencer la révolution socialiste, alors qu’il sera plus difficile en Russie que dans les pays occidentaux de la continuer et de la mener à son terme. J’ai déjà eu l’occasion, au début de 1918, d’indiquer ce fait, et une expérience de deux années a entièrement confirmé la justesse de mes considérations. ” Et, enfin, l’argument de fait, l’argument le plus difficile à réfuter, c’était : “ Liebknecht, en Allemagne ; et Höglund, en Suède, ont su donner un exemple de l’utilisation réellement révolutionnaire des parlements réactionnaires. ”

Des abstentionnistes italiens, il disait seulement dans une note : “ J’ai eu trop peu le moyen de me familiariser avec le communisme de gauche d’Italie. Sans doute Bordiga et sa fraction de “ communistes abstentionnistes ” ont-ils tort de préconiser la non-participation au Parlement. ” Notons une fois encore, à ce propos, l’honnêteté intellectuelle scrupuleuse de Lénine. Pas suffisamment informé, il reste réservé ; rien de commun avec l’attitude du “ chef ” qui sait tout, décide de tout, ne se trompe jamais, est infaillible.

Non seulement les communistes devaient rester dans les syndicats réformistes et y batailler pour faire triompher leurs idées, mais ils devaient s’y cramponner quand les chefs réformistes voulaient les en chasser, et ruser pour y pénétrer quand ils prétendaient leur en défendre l’entrée. “ Des millions d’ouvriers en France, en Angleterre, en Allemagne passent pour la première fois de l’inorganisation aux formes élémentaires (les plus simples et les plus accessibles pour ceux qui sont encore imbus des préjugés bourgeois-démocratiques) de l’organisation, à celle des syndicats, et les communistes “ de gauche ”, révolutionnaires mais déraisonnables, tout en ne cessant pas de parler des “ masses ” se refusent à militer dans les syndicats, en prétextant leur “ réactionnarisme ” ! et ils inventent, toute neuve, proprette, innocente des péchés bourgeois-démocratiques - mais coupable par contre des péchés corporatifs et d’étroitesse professionnelle - la “ Ligue ouvrière ”, qui sera (qui sera !) disent-ils, large, et pour l’adhésion à laquelle il suffira de (il suffira de !) “ reconnaître le système des soviets et la dictature du prolétariat ”... Point n’est besoin d’en douter, Messieurs Gompers, Henderson, Jouhaux, Legien sont très reconnaissants à ces révolutionnaires “ de gauche ” qui, comme ceux de l’ “ opposition de principe ” allemande (nous préserve le ciel de semblables principes) ou comme certains militants américains des “ Travailleurs industriels du monde ” (I.W.W.) prêchent la sortie des ouvriers des syndicats réactionnaires et se refusent à y travailler. N’en doutons pas, les leaders de l’opportunisme auront recours à toutes les ressources de la diplomatie bourgeoise, au concours des gouvernements bourgeois, du clergé, de la police, des tribunaux, pour fermer aux communistes l’entrée aux syndicats, pour les en chasser, pour les accabler d’ennuis et d’insultes, de tracas et de persécutions, pour leur rendre la situation intenable. ” Et c’est à ce propos que Lénine écrivait ces lignes où on a voulu voir une apologie du mensonge comme s’il était le fondement de la propagande et de l’activité bolchévistes : “ Il faut savoir résister à tout cela, consentir à tous les sacrifices, user même - en cas de nécessité - de tous les stratagèmes, user de ruse, adopter des procédés illégaux, se taire parfois, celer parfois la vérité, à seule fin de pénétrer dans les syndicats, d’y rester et d’y accomplir malgré tout la tâche communiste. ”

Il est très significatif de constater, au sujet de cette phrase désormais fameuse, qu’elle ne choquait aucun des délégués qui la lisaient alors pour la première fois. Pourquoi ? Etaient-ils donc tous des menteurs invétérés, des précurseurs de la clique hitlérienne qui consacra cyniquement l’usage du mensonge énorme et quotidien ? C’était tout le contraire ; ils parlaient et agissaient avec franchise, leur langage était clair et direct, le camouflage leur était inconnu ; ils étaient trop fiers de se montrer tels qu’ils étaient. Mais il faut se replacer à l’époque, en 1920. Ces chefs réformistes que Lénine dénonce, ils ont abandonné les ouvriers en 1914, ils ont trahi le socialisme, ils ont collaboré avec leurs gouvernements impérialistes, ils ont pendant la guerre endossé tous les mensonges - et tous les crimes - de la propagande chauvine. Ils se sont opposés à toute possibilité de “ paix prématurée ”. Après la guerre ils ont employé tous les moyens pour briser la poussée révolutionnaire ; dans les syndicats, en particulier, ils n’ont jamais hésité à violer les règles de cette démocratie dont ils prétendent être les défenseurs chaque fois qu’ils se sont sentis menacés par une opposition se développant au grand jour, à user de violence pour garder la direction contre la volonté nettement exprimée de la majorité, à poursuivre hypocritement une politique de scission syndicale. Il faut comprendre qu’une telle situation est tout de même une situation exceptionnelle, c’est un état de guerre, et la guerre comporte la ruse, surtout quand il faut se battre contre un adversaire lui-même camouflé et disposant de tout l’appareil de répression de l’Etat.

L’ouvrage de Lénine était remarquable, mais ce n’était pas dans cette dissimulation occasionnelle de la vérité que résidait son originalité. Ce qui était nouveau c’était l’insistance sur la tactique. “ Les partis révolutionnaires sont tenus de compléter leur instruction. Ils ont appris à attaquer. Ils doivent comprendre maintenant que cette science doit être complétée par celle des manœuvres de retraite les mieux appropriées. ” Un des mots d’ordre des “ gauchistes ” allemands était “ Jamais de compromis ” et on trouvait quelque chose d’analogue chez les Britanniques. Lénine y répond en rappelant d’abord ce que Engels écrivait, en 1874, à propos d’un manifeste de 33 Communards blanquistes : “ Nous sommes communistes ”, avaient déclaré ceux-ci, “ parce que nous voulons arriver à notre but sans passer par les étapes intermédiaires et par les compromis qui ne font qu’éloigner le jour de la victoire, et prolonger la période d’esclavage ”. Quelle naïveté enfantine que d’ériger sa propre impatience en argument historique. ” Puis il ajoute pour son propre compte : “ Se lier à l’avance, dire tout haut à un ennemi mieux armé que nous en ce moment si nous allons lui faire la guerre et à quel moment, c’est bêtise et non ardeur révolutionnaire. Accepter le combat lorsqu’il n’est manifestement avantageux qu’à l’ennemi, c’est un crime, et ceux qui ne savent pas procéder par “ louvoiement, accords et compromis ” pour éviter un combat reconnu désavantageux sont de pitoyables dirigeants politiques de la classe révolutionnaire. ”

Ainsi, avec Lénine toutes les questions se posent d’une manière nouvelle. Les mots même prennent un autre sens, ou retrouvent leur sens véritable. “ Compromis ”, pour Lénine, est un acte intelligent de défense, de préservation des forces exigé par les circonstances, pour empêcher les travailleurs de tomber dans les traquenards, de se prendre au piège que tend un adversaire mieux armé. Le livre revêtait le caractère d’un manuel de stratégie et de tactique révolutionnaires. Sans doute, les divers mouvements socialistes, le syndicalisme en particulier, ne les avaient jamais complètement ignorées ; la pratique même de leurs luttes avait enseigné aux ouvriers qu’il est des moments favorables pour déclencher une grève, tandis que dans certaines conditions, l’échec est certain ; qu’il faut savoir parfois se contenter de satisfactions partielles, même prendre des engagements. Mais ce qu’on savait aussi c’est qu’ils se défendaient mal contre les manœuvres patronales, et plus d’une fois, une grande victoire ouvrière avait été suivie d’une défaite par laquelle les ouvriers perdaient d’un coup plus qu’ils n’avaient gagné parce qu’ils n’avaient pas su refuser un combat où ils étaient d’avance vaincus. Mais c’était ici que pour la première fois les règles et les principes fondamentaux de la tactique étaient dégagés et formulés si nettement, disons si brutalement. A la différence des socialistes parlementaires, plus soucieux d’éloigner la révolution socialiste que de l’aider, et pour qui la lutte de classe n’est plus qu’une formule de style, Lénine ne se meut que dans la révolution, et la lutte de classe est une bataille de chaque jour dans laquelle la classe ouvrière paie lourdement pour les fautes des hommes qui la dirigent. Conclusion : il faut apprendre à manœuvrer.

Contre cette substitution de la technique à l’empirisme, il n’y avait rien à dire. Ce point particulier de l’ouvrage de Lénine était celui qui ne soulevait aucune critique. Et c’était justement celui qui recélait un danger. C’est le terme qu’employa alors un communiste - c’était le Belge War Van Overstraeten : “ Quel livre dangereux, me dit-il ; avec Lénine il n’y a pas de risque ; avec lui la manœuvre servira toujours la classe ouvrière, et le compromis sera toujours conclu dans son intérêt ; mais songeons aux jeunes communistes, - sans expérience ni pratique des batailles ouvrières... Ils ne prendront dans ce manuel que l’accessoire, ce qui sera pour eux le plus facile et le plus commode ; ils négligeront le travail et l’étude. Ne possédant pas la base socialiste solide sur laquelle doivent s’ancrer manœuvres et compromis, ils seront portés à voir dans ceux-ci l’essentiel, une justification aisée de tous leurs actes[7]. ” Qu’un tel danger ne fût pas illusoire, il n’y eut pas longtemps à attendre pour s’en convaincre : la “ bolchévisation zinoviéviste ” entreprise aussitôt après la disparition de Lénine, le fit surgir dans toutes les sections de l’Internationale communiste, et sous Staline, le “ communisme ” allait se réduire à la manœuvre.

Le livre comportait une importante annexe. Après que le manuscrit eut été envoyé à l’imprimerie, Lénine reçut de nouvelles informations qui l’amenèrent à penser que le “ gauchisme ” était décidément plus fort qu’il ne l’avait cru, moins localisé, et que la polémique menée contre lui serait insuffisante pour en guérir le mouvement communiste. Voici alors ce qu’il en écrivait : “ On peut craindre que la scission des “ gauches ” antiparlementaires, et souvent aussi antipolitiques, adversaires de tout parti politique et de l’action dans les syndicats ne devienne un phénomène international, comme la scission entre les “ centristes ”, kautskistes, longuettistes, “ indépendants ”, etc. Admettons qu’il en soit ainsi. La scission vaudra mieux qu’une situation confuse entravant le développement doctrinal, théorique et révolutionnaire du Parti, comme aussi sa croissance, et son travail pratique vraiment organisé et unanime de préparation réelle à la dictature du prolétariat.

“ Libre aux “ gauches ” d’affronter l’épreuve de la réalité dans chaque pays et dans le monde entier ; libre à eux d’essayer de préparer et ensuite de réaliser la dictature du prolétariat sans parti rigoureusement centralisé et possédant une discipline de fer, sans savoir prendre possession de toutes les carrières, branches et variétés du travail politique et culturel. L’expérience pratique les instruira rapidement.

“ Il faut seulement appliquer tous nos efforts à ce que la scission avec les “ gauches ” n’entrave pas, ou entrave le moins possible, la fusion inévitable et nécessaire dans un avenir prochain de tous les participants du mouvement ouvrier, sincèrement et honnêtement partisans du pouvoir des soviets et de la dictature du prolétariat, en un seul parti. L’insigne honneur des bolchéviks de Russie a été d’avoir quinze années pour systématiser et mener à bonne fin leur double lutte contre les menchéviks, c’est-à-dire les opportunistes et les centristes, et contre les “ gauches ” bien longtemps avant l’action directe des masses pour la dictature du prolétariat. En Europe et en Amérique on est obligé aujourd’hui d’accomplir le même travail “ à marches forcées ”. Certaines personnalités, surtout parmi les prétendants malheureux au rôle de chefs, pourront (si l’esprit de discipline prolétarienne et la “ franchise envers eux-mêmes ” leur font défaut dans une certaine mesure) se cramponner longtemps à leurs erreurs, mais les masses ouvrières réaliseront facilement, le moment venu, leur propre union et celle de tous les communistes sincères dans un parti unique, capable d’instituer le régime soviétique et la dictature du prolétariat. ”

Quelques semaines seulement après qu’il eut écrit ces lignes, Lénine pouvait se convaincre que ses craintes avaient été exagérées. Le “ gauchisme ” subsista, surtout en Allemagne, mais il ne rassembla jamais en un bloc tous les éléments susceptibles de s’y rattacher, et l’organisation la plus importante, le Parti communiste ouvrier d’Allemagne, fut admise dans l’Internationale communiste comme membre sympathisant.

Le livre de Trotsky, Terrorisme et Communisme, l’Anti-Kautsky, était d’un tout autre caractère. Nous retrouvions là une forme, une construction, un contenu qui nous étaient plus familiers. Tandis que Lénine concentrait son attention sur le Parti, sur la tactique, mettait en garde contre l’enfantillage révolutionnaire et le gaspillage des forces dans la guerre des classes, Trotsky s’attaquait aux problèmes théoriques et pratiques posés par la révolution, par la guerre civile, par l’édification de la société nouvelle.

Jusqu’au déclenchement de la guerre mondiale, Kautsky était généralement considéré, dans la 2e Internationale, comme le grand-maître du marxisme. Son prestige était considérable, même auprès des socialistes russes, bolchéviks aussi bien que menchéviks ; il n’y avait guère que Rosa Luxemburg pour oser mettre en doute la qualité de son révolutionnarisme, pour parler de lui avec irrévérence ; elle avait longtemps travaillé près de lui, s’était heurtée plus d’une fois à sa timidité dans les batailles ouvrières ; elle le connaissait mieux que quiconque. Son autorité consacrée ne l’avait pas empêché de sombrer en 1914, en compagnie de ses adversaires révisionnistes, avec la majorité des dirigeants social-démocrates allemands, et durant la guerre, quand la solidarité avec les ultras devint insupportable, il n’alla pas plus loin que ce centrisme qui se bornait à faire des réserves sur les responsabilités du conflit, à critiquer les chefs qui, comme Scheidemann, avaient rallié le gouvernement impérial, mais pour se retrouver en fin de compte avec eux dans chaque phase importante de la guerre, pour voter comme eux, et s’unir à eux pour combattre le spartakisme.

Dans la misérable Allemagne weimarienne, arrêtée elle aussi à mi-chemin entre le régime des Hohenzollern et la révolution socialiste, avec ses gouvernements panachés de socialistes, de libéraux, de chrétiens, et au sommet, le “ sellier ” Ebert, Kautsky tentait de reprendre ses hautes fonctions de mainteneur de l’orthodoxie marxiste. C’est en son nom qu’il décrétait que la Russie n’était pas encore mûre pour la révolution socialiste ; que le “ rapport des forces ” ne le permettait pas. Il parlait de la “ terreur rouge ” comme les historiens bourgeois parlent de la terreur sous la Révolution française ; traçait un sombre tableau de l’économie soviétique ; critiquait doctoralement la Révolution en marche comme il avait entrepris autrefois la réfutation du révisionnisme bernsteinien - de son fauteuil.

Trotsky dictait sa riposte dans son train ; on comprend qu’elle ait un certain ton. Il en poursuivait l’achèvement, l’interrompant et la reprenant dans la mesure où les Blancs - dirigés parfois par des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires, et soutenus par les grandes démocraties que Kautsky maintenant admirait - lui en laissaient le loisir. On ne peut être surpris par sa véhémence, par sa brûlante ironie, par la passion révolutionnaire que Trotsky apporte dans la défense de la Révolution[8].

Les socialistes hostiles à la Révolution d’Octobre accusaient généralement le bolchévisme d’être non du marxisme mais du blanquisme ; Kautsky y découvrait en outre du proudhonisme. À propos de la terreur, il n’hésitait pas à faire état des mensonges les plus grossiers et les plus stupides qui traînaient dans les journaux bourgeois et que fabriquaient les correspondants de Riga et de Stockholm. Il avait recueilli, entre autres, une “ information ” concernant une soi-disant “ socialisation des femmes ”. Il était facile de montrer qu’il s’agissait d’un faux. Nous avions pu, de notre côté, déceler une fabrication de ce genre. Trotsky lui rappelait les conditions dans lesquelles était née et s’était développée la terreur : “ La conquête du pouvoir par les soviets, au début de novembre 1917, s’est accomplie au prix de pertes insignifiantes... À Petrograd, le gouvernement de Kérensky fut renversé presque sans combat. À Moscou, la résistance se prolongea surtout par suite du caractère indécis de nos propres actions. Dans la plupart des villes de province, le pouvoir passa aux soviets sur un simple télégramme de Petrograd ou de Moscou. Si les choses en étaient restées là, il n’y aurait jamais eu de terreur rouge... Le degré d’acharnement de la lutte dépendit de tout un ensemble de conditions intérieures et internationales... Plus la résistance de l’ennemi de classe vaincu se montrera acharnée et dangereuse, plus inévitablement le système de coercition se transformera en système de terreur. L’attaque menée par Kérensky-Krasnov contre Petrograd, mais suscitée par l’Entente, devait naturellement introduire dans la lutte les premiers éléments d’acharnement. Le général Krasnov fut néanmoins remis en liberté sur parole... Si notre Révolution d’Octobre s’était produite quelques mois ou même quelques semaines après la conquête du pouvoir par le prolétariat en Allemagne, en France et en Angleterre, il ne peut y avoir de doute que notre révolution eût été la plus pacifique, la moins “ sanglante ” des révolutions possibles ici-bas. Mais cet ordre historique, à première vue le plus naturel, et en tout cas le plus avantageux pour la classe révolutionnaire russe, n’a pas été enfreint par notre faute ; au lieu d’être le dernier, le prolétariat russe a été le premier. C’est précisément cette circonstance qui a donné, après la première période de confusion, un caractère très acharné à la résistance des anciennes classes dominantes de Russie et qui a obligé le prolétariat russe, à l’heure des plus grands dangers, des agressions de l’extérieur, de complots et de révoltes à l’intérieur, à recourir aux cruelles mesures de la terreur gouvernementale. ”

La partie du livre de Trotsky, pour nous la plus neuve et la plus attachante, était celle où l’auteur opposait le tableau véritable de l’économie soviétique à la caricature qu’en avait tracée Kautsky : organisation du travail, rôle des soviets, des syndicats, utilisation des spécialistes. Ici, Trotsky, pour répondre à Kautsky, se borne à reproduire le rapport qu’il avait présenté au 3e Congrès panrusse des syndicats, complété par des nombreux passages empruntés à d’autres rapports soumis par lui au congrès panrusse des soviets de l’économie populaire et au 9e Congrès du Parti communiste russe. Un chapitre intéressant concernait les armées de travail ; elles n’eurent qu’une brève existence puisqu’elles devaient disparaître dès la fin de la guerre civile. Mais le chapitre sans doute le plus remarquable était celui qui traitait du plan économique. Il faut se rappeler ici que nous sommes en mars 1920. Trotsky écrivait alors : “ Ce plan doit être calculé pour un certain nombre d’années. Il est naturel qu’il se divise en périodes concordant avec les étapes inévitables du relèvement de l’économie du pays. Il nous faudra commencer par les tâches à la fois les plus simples et les plus fondamentales... Ce plan revêt une importance considérable, non seulement en tant qu’orientation générale de nos organes économiques, mais encore comme ligne de conduite pour la propagande concernant nos tâches économiques parmi les masses ouvrières. Nos mobilisations de travail resteront lettre morte si nous ne touchons pas le point sensible de tout ce qui honnête, conscient, enthousiaste dans la classe ouvrière. Nous devons dire aux masses toute la vérité sur notre situation et sur nos intentions, et leur déclarer franchement que notre plan économique, même avec l’effort maximum des travailleurs, ne nous donnera ni demain ni après-demain monts et merveilles, car au cours de la période la plus proche, nous orienterons notre activité principale vers l’amélioration des moyens de production en vue d’une plus grande productivité... Point n’est besoin de dire que nous ne tendons nullement vers un étroit communisme national ; la levée du blocus, et la révolution européenne plus encore, auraient apporté de profondes modifications à notre plan économique en abrégeant la durée des phases de son développement et en les rapprochant les unes des autres. Mais nous ne pouvons pas prévoir quand ces événements se produiront. Et c’est pourquoi nous devons agir de façon à nous maintenir, et à nous fortifier, en dépit du développement peu favorable, c’est-à-dire très lent, de la révolution européenne et mondiale. ”

Bien d’autres passages, ceux évoquant le développement de l’édification de la société nouvelle telle que Trotsky la préfigurait alors, retenaient notre attention ; mais la prévision qui paraissait la plus audacieuse était celle-ci : “ Si le capitalisme russe s’est développé sans passer de degré en degré, mais par bonds, construisant en pleine steppe des usines à l’américaine, raison de plus pour que pareille marche forcée soit possible à l’économie socialiste. Dès que nous aurons vaincu notre terrible misère, accumulé quelques réserves de matières premières et de denrées, amélioré les transports, nous aurons, n’étant plus liés par les chaînes de la propriété privée, la possibilité de franchir d’un bond plusieurs degrés et de subordonner toutes les entreprises et toutes les ressources économiques au plan unique pour l’ensemble du pays. Nous pourrons ainsi introduire à coup sûr l’électrification dans toutes les branches fondamentales de l’industrie et dans la sphère de la consommation personnelle sans avoir à passer de nouveau par l’âge de la vapeur. ”

Ces “ livres de circonstance ” n’ont rien perdu de leur valeur. On peut les lire aujourd’hui avec profit, et pas seulement pour l’intérêt historique qu’ils offrent ; bien des problèmes qu’ils étudient sont encore actuels. En 1920, à Moscou, c’étaient pour les délégués des textes d’une incomparable richesse ; ils les étudiaient et les discutaient avec ferveur. Leurs auteurs jouissaient auprès d’eux d’un grand prestige. Lénine et Trotsky dominaient d’une tête les hommes de la Révolution d’Octobre. Un jour que j’en faisais la remarque devant un groupe de délégués parmi lesquels était John Reed, celui-ci, content d’entendre exprimer un jugement qui était depuis longtemps le sien s’écria : “ Vous le pensez aussi ! ” Nous en étions tous persuadés ; la Révolution les avait grandis comme elle avait grandi tous les militants. Il m’était facile de le constater puisque je retrouvais à Moscou des hommes que j’avais connus à Paris. Le cas le plus typique dans ce domaine était celui de Dridzo-Losovsky. À Paris je l’avais beaucoup fréquenté ; il s’était toujours montré bon camarade, appliqué et sérieux. Qu’il ne fût pas de grande envergure ni de caractère ferme, les événements d’après 1924 devaient le confirmer ; mais chez le Moscovite de 1920 je remarquais une assurance, une confiance en soi, une décision, des certitudes, qui étaient des traits nouveaux.

XI. Parmi les délégués au IIe Congrès de l’Internationale communiste[modifier le wikicode]

Dans ces discussions d’avant congrès, ce qui dominait chez tous les délégués, c’était un désir profond, une volonté réfléchie d’accord ; pour tous la Révolution d’Octobre et la 3e Internationale étaient un bien commun. Rares cependant étaient ceux qui arrivaient tout préparés à approuver en tous points les thèses qui leur étaient soumises ; leur contenu échappait aux classifications habituelles, celles avec lesquelles ils étaient familiers, et la manière dont on abordait les problèmes était, elle aussi, différente. Il fallait reprendre tous les problèmes et les examiner à fond.

Pour les syndicalistes et les anarchistes, L’Etat et la Révolution avait grandement facilité un rapprochement des conceptions théoriques en ce qu’elles avaient d’essentiel. Mais la dictature du prolétariat, jusqu’alors du domaine de la théorie, se posait concrètement, et même comme le problème pratique le plus urgent. Or, cette période transitoire, ce passage du capitalisme au socialisme, on ne l’avait jamais approfondie, on l’avait même escamotée quand on la trouvait devant soi comme un obstacle : on sautait de la société capitaliste dans une cité idéale fabriquée à loisir. Même des militants syndicalistes comme Pataud et Pouget, dans un livre qu’ils avaient intitulé Comment nous ferons la Révolution, n’avaient apporté aucune contribution précise au problème de la période transitoire bien qu’ils y fussent engagés par le titre même de leur ouvrage : une brève grève générale ; le régime s’effondrait... et après quelques jours de troubles et un minimum de violences, les syndicalistes procédaient paisiblement à l’édification de la société nouvelle. Cela restait dans le domaine des contes de fées. À Moscou, en 1920, nous étions devant la réalité.

La bourgeoisie, même une bourgeoisie débile comme la bourgeoisie russe, ne se laissait pas abattre si facilement ; elle savait, elle aussi, quand elle était menacée, pratiquer le sabotage ; elle trouvait des appuis au dehors, la bourgeoisie du monde entier accourait à son aide. Loin de pouvoir se mettre paisiblement au travail, les révolutionnaires devaient se préparer pour la guerre, pour une guerre terrible, car l’attaque venait de toutes parts. Ils avaient voulu la paix. Ils avaient été généreux et magnanimes à l’égard de leurs ennemis ; ils avaient libéré des généraux rebelles sur parole ; tout avait été vain. La bourgeoisie leur imposait la guerre ; les généraux libérés manquaient à leur serment. Toutes les ressources d’un pays déjà épuisé et vidé par la guerre, les ressources matérielles et morales, avaient dû être jetées, pendant trois ans, dans la guerre. Compter que les choses se passeraient autrement et plus aisément ailleurs était une illusion impardonnable. La lutte serait encore plus acharnée, la bourgeoisie étant partout plus forte.

Certains délégués qui s’imaginaient être déjà en plein accord avec les thèses soumises au congrès étaient souvent ceux qui en étaient le plus éloignés. À MacLaine, délégué du Parti socialiste britannique, qui s’était vanté de pouvoir leur donner une adhésion sans réserves - il était d’accord sur le rôle du parti, sur la participation aux élections, d’accord sur la lutte dans les syndicats réformistes - Lénine avait répondu : “ Non, ce n’est pas si facile, ou si vous le croyez, c’est parce que vous êtes encore tout imprégné de ce bavardage socialiste qui était courant dans la 2e Internationale mais s’arrêtait toujours devant l’action révolutionnaire. ” À propos du Parti, Trotsky disait : “ Certes il ne serait pas nécessaire de convaincre un Scheidemann des avantages et de la nécessité d’un parti ; mais dans le parti que nous voulons il n’y aurait pas de place pour un Scheidemann. ” Et Boukharine répondait avec vivacité à un jeune camarade espagnol qui, désireux de prouver son orthodoxie communiste, s’était écrié : “ Nous menons une lutte sans pitié contre les anarchistes ”, “ Qu’est-ce que cela veut dire : combattre les anarchistes ? Il y a des anarchistes qui, depuis Octobre se sont ralliés à la dictature du prolétariat ; d’autres se sont approchés de nous et travaillent dans les soviets, dans des institutions économiques ; il ne s’agit pas de “ combattre ”, il faut discuter cordialement et franchement, voir s’il est possible de travailler ensemble, n’y renoncer que si on se heurte à une opposition irréductible. ”

J’avais retrouvé à Moscou Jack Tanner ; jusqu’en 1914, c’est lui qui nous envoyait des “ Lettres de Londres ” pour la Vie ouvrière ; je l’avais revu à Paris pendant la guerre ; il était venu travailler dans une usine de la banlieue parisienne[9]. Il représentait, avec Ramsay, ces “ Shop Stewards Committees” (comités de délégués d’atelier) qui s’étaient développés et avaient pris une grande importance au cours de la guerre en réaction contre l’attitude de la majorité des dirigeants trade-unionistes ralliés à la politique de guerre du gouvernement. J’étais avec eux en plein accord. La lutte au sein les syndicats réformistes n’était pas pour eux chose nouvelle ; ils en avaient toujours été partisans ; et comme moi ils avaient été jusqu’alors toujours réfractaires au parlementarisme et au parti politique.

Une vive sympathie nous rapprochait d’autres délégués bien qu’entre eux et nous certaines divergences persistaient ; John Reed et ses amis américains étaient d’accord avec les bolchéviks sur la question du parti, mais ils ne voulaient à aucun prix entendre parler du travail dans les syndicats réformistes. Wijnkoop, délégué des “ tribunistes ” hollandais (social-démocrates de gauche qui tenaient leur nom de leur journal De Tribune), se séparait nettement des “ gauchistes ” Pannekoek et Görter ; il trouvait intolérable la seule présence à Moscou de “ centristes ”, de socialistes opportunistes comme Cachin et Frossard, venus pour “ information ”. À chaque occasion il protestait brutalement contre leur présence : “ Ils ne sont pas à leur place ici ”, s’écriait-il.

Ces premiers contacts entre délégués étaient très précieux ; nous apprenions beaucoup les uns des autres. Nos conversations et discussions se prolongeaient tard dans la nuit. Elles étaient coupées par des expéditions vers des meetings, parmi les ouvriers et parmi les soldats. Un jour Boukharine vint prendre quelques-uns d’entre nous et nous emmena dans un campement militaire des environs de la ville. Comme nous arrivions près d’une haute tribune, Boukharine s’écria : “ Voilà notre tank ! - Quel rapport ? ” Il nous l’expliqua. Lorsque Ioudénitch, venant d’Estonie, attaqua en direction de Petrograd, il avança rapidement grâce à des tanks dont les Anglais avaient équipé son armée. Les jeunes recrues de l’Armée rouge n’avaient encore jamais vu ce redoutable engin ; il leur fit l’effet d’un monstre contre lequel ils étaient sans défense. Un inévitable désarroi, quelquefois une panique s’en étaient suivis. En face de ce puissant moyen matériel, l’Armée rouge ne pouvait avoir recours qu’à ses armes spéciales ; parmi elles, la plus importante, c’était la tribune d’où les bolchéviks expliquaient aux ouvriers et aux paysans le sens de la guerre qui leur était imposée ; les soldats savaient pourquoi ils se battaient !

Dans notre petite troupe il y avait, ce jour-là, le socialiste italien Bombacci ; il était député et jouait à l’antiparlementaire bien qu’il ne fût pas bordiguiste ; mais par une position d’extrême gauche qu’il ne précisait jamais, il contribuait pour sa part à isoler Serrati, laissé sans appui sur sa gauche. Il était très beau. Tête d’or. Barbe et cheveux brillaient dans le soleil. À la tribune il se livrait à une mimique impressionnante en grands gestes et mouvements de tout le corps, plongeant parfois par-dessus la barre d’appui comme s’il allait se précipiter dans le vide. Il avait toujours grand succès et il n’était pas nécessaire de traduire ses paroles. Nous ne le prenions pas trop au sérieux, mais nous n’aurions jamais pensé qu’il pût finir aux côtés de Mussolini. Nos longues et sérieuses discussions n’étaient pas exemptes de moments de détente ; on pouvait alors voir un groupe de délégués poursuivant Bombacci dans les couloirs du Dielovoï Dvor en criant : “ Abbàsso il deputàto ! ”

Avec un autre des délégués italiens, nos rapports étaient moins cordiaux et ne comportaient pas la plaisanterie : c’était D’Aragona, secrétaire de la “ Confederazione Generale del Lavoro ”. Ses camarades des organisations syndicales, Dugoni, Colombino, ne se montraient guère dans nos réunions ; ils repartirent assez vite. Il n’est certainement pas exagéré de dire qu’ils étaient venus plutôt pour trouver des raisons de combattre le bolchévisme que pour confirmer l’adhésion que leur parti avait donnée à la 3e Internationale. Pour essayer de justifier leur attitude, ils disaient, dans le privé, que jamais les ouvriers italiens ne supporteraient les privations imposées aux ouvriers russes par la Révolution d’Octobre. Mais comme D’Aragona avait signé l’appel du Conseil international provisoire des syndicats rouges, il ne pouvait toujours s’échapper et devait se soumettre à nos questions. Nous les posions sans ménagement parce que nous étions convaincus de son insincérité ; il ne faisait que suivre le courant, comme Cachin en France. Quand il se trouvait trop pressé par nous, il allait invariablement chercher Serrati qui le tirait alors de l’impasse où nous l’avions acculé[10].

XII. Radek parle de Bakounine[modifier le wikicode]

Dans cette période d’avant congrès, j’eus une occupation supplémentaire avec la commission des mandats ; j’avais été désigné par le Comité exécutif pour en faire partie avec le Bulgare Chabline, et Radek, alors secrétaire de l’Internationale communiste.

Radek occupait dans l’Internationale une position particulière. Il était Polonais, avait surtout milité en Allemagne et maintenant il était plus ou moins russifié. Il avait la réputation d’un journaliste brillant et informé, mais il n’était pas rare d’entendre formuler des remarques désobligeantes quant à son comportement dans les groupements où il avait travaillé. Au cours des réunions intimes de la commission, et plus tard à l’Exécutif de l’Internationale communiste, j’eus l’occasion de le bien connaître. Après notre première rencontre au Comité exécutif, il m’avait demandé d’aller le voir à son bureau de l’Internationale, installée alors dans l’immeuble de l’ancienne ambassade d’Allemagne, la maison où l’ambassadeur von Mirbach avait été assassiné par le socialiste-révolutionnaire Bloumkine. Il prétendait connaître le français, mais en tout cas il ne le parlait pas et notre conversation eut lieu en anglais. Durant un récent emprisonnement en Allemagne, il avait, croyait-il, perfectionné sa connaissance de l’anglais ; il avait peut-être appris à le lire, mais la langue qu’il parlait était effroyable ; il était cependant le seul à ne pas s’en apercevoir, car il s’exprimait avec son assurance habituelle. Pour cette première rencontre il s’était mis en frais d’amabilité, et après m’avoir demandé quelques informations sur le mouvement français, il parla de ses récents travaux, notamment d’une étude sur Bakounine. “ Dans ma prison, dit-il, j’ai relu les principaux écrits de Bakounine et j’ai acquis la conviction que le jugement que nous, social-démocrates, portions sur lui, était en bien des points erroné. C’est un travail qu’il faut reprendre. ” J’avais l’impression d’une concession imprévue au syndicalisme et à l’anarchisme qui plaçaient Bakounine parmi leurs grands précurseurs.

Revenant aux choses de France, il me demanda mon opinion sur les dirigeants du Parti socialiste français, en particulier sur Cachin et Frossard, et sur leur mission d’information. Il connaissait Francis Delaisi par son ouvrage sur La démocratie et les financiers, me questionna sur son activité présente et sur sa position pendant la guerre, sur la possibilité de l’amener au communisme. Je dus répondre que je n’en savais rien ; Delaisi était resté silencieux pendant la guerre dont il avait cependant annoncé l’approche, et assez exactement le caractère, dans sa brochure La guerre qui vient.

Notre tâche, à la commission, était assez facile ; les délégués qui nous soumettaient leur mandat étaient presque tous connus ; il n’y eut guère de contestations ; seulement un incident de peu d’importance au sujet de la délégation française. Jacques Sadoul et Henri Guilbeaux avaient participé au premier congrès. Guilbeaux, considéré comme représentant de la “ gauche française de Zimmerwald ”, avec voix délibérative ; Sadoul, mandaté par le groupe communiste de Moscou, avait été admis avec voix consultative. Fallait-il les inclure tous les deux dans la délégation ? J’étais alors le seul délégué ayant un mandat du Comité de la 3e Internationale. J’estimais que Guilbeaux, par l’action qu’il avait menée en Suisse, était qualifié pour recevoir un mandat avec voix délibérative, tandis que Sadoul, qui se rattachait au Parti socialiste et n’avait été qu’un rallié de circonstance, aurait seulement voix consultative. Cette proposition n’avait guère plu à Radek - il détestait Guilbeaux pour des raisons personnelles ; il en avait avisé Sadoul qui nous envoya une vive protestation. On mit finalement Guilbeaux et Sadoul sur le même plan : délégués avec voix consultative, ce dont ils ne furent satisfaits ni l’un ni l’autre.

XIII. Smolny - Séance solennelle d’ouverture du IIe Congrès[modifier le wikicode]

Le 16 juillet 1920 tout le congrès partit pour Petrograd et y tint séance le lendemain. C’est de Petrograd que la Révolution était partie ; c’est là que devait s’ouvrir solennellement le 2e Congrès de l’Internationale communiste. Et d’abord à Smolny, cet ancien collège des demoiselles de la noblesse, devenu en Octobre le quartier général de la Révolution. Quand Lénine s’avança dans la grande salle où nous étions réunis, les délégués anglais et américains, renforcés de quelques unités car ils étaient peu nombreux, l’entourèrent, formant une chaîne et chantant “ For he’s a jolly good fellow ! ” : traditionnel témoignage qui, chez les Anglais ajoute l’affection à l’admiration.

Après quelques brefs discours, les délégués, auxquels s’étaient joints des militants de Petrograd, partirent en cortège pour se rendre au Champ de Mars où étaient enterrées les victimes de la Révolution, ensuite au Palais de Tauride, siège de la Douma puis de ce Soviet de Petrograd dont nous avions suivi anxieusement les débats de mars à novembre ; peu nombreux au début, les bolchéviks avaient progressé rapidement pour y gagner la majorité dès septembre, et faire de Trotsky son président. C’était pour la deuxième fois, à douze ans de distance, que Trotsky présidait le Soviet de Petrograd ; le premier, le précurseur, étant celui de la Révolution de 1905.

La salle des séances était semblable à celles où se réunissent les assemblées parlementaires dans tous les pays (à l’exception de l’Angleterre qui, sacrifiant à la tradition, s’offre la fantaisie d’un hall rectangulaire d’où la déclamation grandiloquente est forcément bannie) ; une tribune haut perchée, un amphithéâtre où prirent place les délégués, et une galerie pour les spectateurs. C’est là que se tint la séance inaugurale du congrès. Le discours fut prononcé par Lénine. Il ne peut être question dans le cadre de cet ouvrage de donner un compte rendu, même sommaire, des travaux et décisions de ce congrès, en réalité le premier congrès de l’Internationale communiste. L’assemblée de mars 1919 avait eu surtout pour objet de proclamer la 3e Internationale. Impatient d’inscrire ses idées dans les faits dès qu’il le jugeait possible et nécessaire, Lénine avait résisté aux objections, notamment à celles de Rosa Luxembourg et du Parti communiste allemand dont le seul délégué véritable au congrès - les Russes exceptés - était venu avec le mandat formel de s’opposer à la proclamation d’une nouvelle Internationale ; c’était trop tôt, on ne pouvait encore que la préparer, disait Rosa Luxembourg. Par contre, ce 2e congrès avait une représentation remarquable. Des délégués étaient venus de tous les coins du monde, et à son ordre du jour tous les problèmes du socialisme et de la révolution étaient inscrits. Pour ce congrès comme pour les deux autres - ceux qui se réunirent du temps de Lénine - je me bornerai à extraire les points essentiels des débats et des thèses, et je m’efforcerai de reconstituer l’atmosphère dans laquelle ils se déroulèrent, d’en établir le bilan.

Le discours de Lénine fut très significatif de l’homme et de sa méthode. Il parut ignorer la solennité de cette rencontre en ce lieu. Pas de grandes phrases bien que les circonstances en auraient pu autoriser. La surprise fut grande quand on vit que son discours était bâti sur le livre de l’Anglais John Maynard Keynes Les conséquences économiques de la paix. Non que ce ne fût un ouvrage important ; parmi tous les experts de la Conférence de la paix, Keynes avait été le seul à voir clair, en tous cas le seul à oser montrer, quand il eût été encore temps d’y remédier, les funestes conséquences de la paix semi-wilsonienne pour l’économie de la nouvelle Europe. Lénine partait de ce livre, mais il arrivait vite à ce qui, je crois, était pour lui, l’essentiel. En cette période, son esprit était toujours dominé - comme son livre sur le “ gauchisme ” l’avait montré - par la crainte que les jeunes partis communistes considèrent la révolution comme chose facile et même inéluctable, et l’idée sur laquelle il insistait, c’est qu’il était faux et dangereux de dire qu’au lendemain de la guerre mondiale il n’y avait plus d’issue pour la bourgeoisie. Et selon sa méthode habituelle - qui donne à ses discours et à ses écrits l’apparence du décousu - après avoir formulé cette mise en garde, il y revint, la reprit, la développa en d’autres termes - des variations sur un même thème.

Les membres du bureau du congrès prononcèrent de brefs discours. Dans celui de Paul Levi, il y eut une note déplaisante. À deux reprises, parlant de l’agression polonaise, il fit cingler le mot “ schlagen ”. Nous suivions tous avec joie la riposte que donnait l’Armée rouge à l’agression de Pilsudski ; la marche audacieuse de Toukhatchevsky sur Varsovie nous emplissait d’espoir, mais ce que nous en attendions c’était le soulèvement du peuple, la révolution en Pologne. Or le ton de l’orateur et ce “ schlagen ” répété révélaient chez Levi quelque chose de ce chauvinisme trop fréquent chez les Allemands à l’égard des Polonais, et, à coup sûr, ses paroles n’étaient pas sur ce point d’un internationaliste.

L’après-midi un meeting eut lieu sur la vaste place du Palais d’Hiver, si riche en souvenirs. Les ministres de Kérensky y avaient trouvé leur dernier refuge. Une tribune était dressée devant le Palais d’où l’on dominait la foule venue pour écouter les orateurs ; on ne pouvait pas ne pas penser à une autre foule, celle que le pope Gapone avait conduite en suppliante devant Nicolas II et que celui-ci avait fait accueillir par une fusillade. Gorky vint un moment parmi nous. Il était grand, carré d’épaules, solidement bâti. On ne pouvait ignorer pourtant qu’il était gravement atteint et obligé à de grands soins ; c’était néanmoins une impression agréable de le trouver d’apparence si robuste. Il avait combattu à fond les bolchéviks et l’insurrection d’Octobre. Puis, sans renoncer complètement à ses critiques et réserves, il s’était rallié au régime, consacrant la plus grande part de son activité à sauver des hommes injustement persécutés, intervenant auprès des dirigeants soviétiques qui avaient été longtemps ses amis. On disait qu’il était l’un des auteurs d’une pièce originale dont nous devions avoir la primeur dans la soirée.

On n’aurait pu imaginer plus bel emplacement pour ce théâtre en plein air que celui qui avait été choisi. C’était le péristyle et la place de la Bourse, et ce n’était pas seulement pour sa valeur de symbole. Le décor était grandiose. Le bâtiment, de style grec comme c’était, semble-t-il, une coutume universelle, était entouré d’une longue colonnade. Il occupait le sommet du triangle que formait ici Vassili Ostrov, entre les deux bras de la Néva. La rue s’étendait des quais du fleuve avec leurs palais de marbre jusqu’à la sinistre forteresse Pierre-et-Paul.

La scène, c’était le péristyle qu’on atteignait par un haut escalier. La foule immense accourue pour voir le spectacle tenait à l’aise sur la vaste place. Dans ce cadre exceptionnel se déroulèrent une suite de scènes évoquant “ la marche du socialisme à travers les luttes et les défaites vers la victoire ”. L’histoire partait du Manifeste communiste. Les mots bien connus de son appel apparurent au sommet de la colonnade. “ Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! Vous n’avez rien à perdre que vos chaînes ! ” L’éclairage était fourni par de puissants projecteurs installés sur des bâtiments ancrés dans la Néva. Les “ trois coups ” étaient donnés par les canons de la forteresse. Puis ce fut la Commune de Paris avec danses et chants de la Carmagnole ; la guerre de 1914, les chefs de la 2e Internationale se prosternant devant leurs gouvernements et devant le capitalisme, tandis que Liebknecht reprenait le drapeau rouge qu’ils avaient laissé tomber et criait : “ À bas la guerre ! ” Le renversement du tsarisme fut l’objet d’une réalisation originale : des autos montées par des ouvriers armés surgirent de plusieurs points de la place et jetèrent bas l’édifice impérial du tsar et de sa clique. Un bref épisode montrait Kérensky bientôt remplacé par Lénine et Trotsky, deux grands portraits qu’entourait un drapeau rouge, et que les projecteurs illuminèrent de tous leurs feux. Les dures années de la guerre civile trouvaient leur conclusion symbolique dans une charge de cavaliers de Boudienny anéantissant les vestiges des armées de la contre-révolution. C’était la fin, une immense “ Internationale ” monta dans la nuit. Acte de foi concluant dignement une journée chargée d’émotions.

XIV. Les débats du II° Congrès[modifier le wikicode]

De retour à Moscou, le congrès se mit aussitôt au travail. La délégation russe était importante par le nombre autant que par la valeur de ses membres. Elle comprenait : Lénine, Trotsky, Zinoviev, Boukharine, Radek, Rykov, Riazanov, Dzerjinsky, Tomsky, Pokrovsky, Kroupskaïa. Le premier point de l’ordre du jour, c’était le rôle du Parti communiste. Cependant pour un certain nombre de délégués, c’était la question du parti politique lui-même qui se trouvait d’abord posée ; ceux-là n’avaient jamais jusqu’alors appartenu à un parti politique ; toute leur activité se développait au sein des organisations ouvrières. C’est ce que Jack Tanner vint dire à la tribune. Il expliqua comment, pendant la guerre, s’étaient développés les “ shop stewards committees ”, l’importance nouvelle qu’ils avaient prise en s’opposant à la politique des leaders trade-unionistes engagés à fond dans la politique belliciste du gouvernement britannique. La dure bataille qu’ils avaient menée, non sans risques, pendant la guerre, les avait tout naturellement conduits à donner aux comités d’usine un programme révolutionnaire et à rallier, dès l’origine, la Révolution d’Octobre et la 3e Internationale. Mais leur action s’était toujours développée hors du Parti, et dans une bonne mesure contre le Parti dont certains dirigeants étaient les mêmes hommes qu’ils trouvaient devant eux dans les luttes syndicales. Leur propre expérience des années passées n’avait pu que renforcer leurs convictions syndicalistes : la minorité la plus consciente et la plus capable de la classe ouvrière pouvait seule orienter et guider la masse des travailleurs dans la lutte quotidienne pour leurs revendications aussi bien que dans les batailles révolutionnaires.

Ce fut Lénine qui répondit à Jack Tanner, disant en substance :

“ Votre minorité consciente de la classe ouvrière, cette minorité active qui doit guider son action, mais c’est le parti ; c’est ce que nous, nous appelons le parti. La classe ouvrière n’est pas homogène ; entre la couche supérieure, cette minorité parvenue à la pleine conscience, et la catégorie qu’on trouve au plus bas, celle qui n’en a pas la moindre notion, celle parmi laquelle les patrons recrutent les jaunes, les briseurs de grève, il y a la grande masse des travailleurs qu’il faut être capable d’entraîner et de convaincre si l’on veut vaincre. Mais pour cela la minorité doit s’organiser, créer une organisation solide, imposer une discipline basée sur les principes du centralisme démocratique ; alors, vous avez le parti. ”

Un dialogue assez semblable quant au fond s’engagea entre Pestaña et Trotsky. A la différence de Tanner, qui ne représentait que des groupements encore peu nombreux et se développant en marge de l’organisation syndicale centrale, Pestaña pouvait parler au nom de la “ Confederacion Nacional del Trabajo ”. Elle ne groupait pas tous les syndiqués espagnols ; il existait une autre centrale syndicale où la tendance socialiste dominait, mais la C.N.T. pouvait se targuer de compter, alors, un million de membres ; elle était solidement implantée dans les régions industrielles du pays, surtout en Catalogne ; elle incarnait exactement la tradition anarcho-syndicaliste si vivace en Espagne. Aussi Pestaña parlait-il avec plus d’assurance que Tanner et sur un ton plus tranchant. À l’égard du parti, c’était plus que de l’hostilité, du dédain. “ Mais il est possible, concédait-il, que dans certains pays les ouvriers veuillent se grouper dans des partis politiques ; en Espagne nous n’en avons pas besoin. Et l’histoire montre que des révolutions, à commencer par la grande Révolution française, se sont faites sans parti. ” Trotsky n’avait pu s’empêcher de l’interrompre : “ Vous oubliez les Jacobins ! ”

Reprenant, dans sa réponse, la question du Parti, Trotsky tint d’abord à répondre à Paul Levi qui, avec sa hauteur habituelle, avait déclaré que c’était là une question depuis longtemps tranchée pour la grande majorité des ouvriers d’Europe et même d’Amérique, et qu’un débat là-dessus n’était guère de nature à accroître le prestige de l’Internationale communiste. Sans doute, dit Trotsky, si vous songez à un parti comme celui de Scheidemann et de Kautsky.

“ Mais si ce que vous avez dans l’esprit, c’est le parti prolétarien, alors on doit constater que dans les divers pays ce parti passe par différentes étapes de son développement. En Allemagne, la terre classique de la vieille social-démocratie, nous voyons une puissante classe ouvrière, hautement cultivée, progressant sans arrêt, incorporant en elle des restes appréciables de vieilles traditions. Nous constatons, d’autre part, que ce sont précisément ces partis qui prétendent parler au nom de la majorité de la classe ouvrière, les partis de la 2e Internationale, qui nous obligent à poser la question : le parti est-il nécessaire ou non ? Précisément parce que je sais que le parti est indispensable et que je suis persuadé de la valeur du parti, et précisément parce que je vois Scheidemann, d’une part, et de l’autre, des syndicalistes américains, espagnols ou français qui, non seulement veulent lutter contre leur bourgeoisie, mais qui, à la différence de Scheidemann, veulent la décapiter, je dis que, pour cette raison, je trouve très nécessaire de discuter avec ces camarades espagnols, américains et français afin de leur prouver que le parti est indispensable pour l’accomplissement de la tâche historique présente, le renversement de la bourgeoisie. J’essaierai de le leur prouver, sur la base de ma propre expérience, et non en leur disant, sur la base de l’expérience de Scheidemann, que la question est tranchée depuis longtemps. Nous voyons combien grande est l’influence des tendances antiparlementaires, dans les vieux pays du parlementarisme et de la démocratie, par exemple en France, en Angleterre et ailleurs. En France il m’a été donné de constater par moi-même, au début de la guerre, que les premières voix audacieuses contre la guerre, au moment où les Allemands étaient aux portes de Paris, s’élevèrent d’un petit groupe de syndicalistes français. C’étaient les voix de mes amis Monatte, Rosmer, et d’autres. Il ne pouvait être question alors de parler de la formation d’un parti communiste : de tels éléments étaient trop peu nombreux. Mais je me sentais un camarade parmi des camarades dans la compagnie de Monatte, de Rosmer et de leurs amis dont la plupart avaient un passé anarchiste. Mais que pouvait-il y avoir de commun entre moi et Renaudel qui, lui, comprenait très bien le besoin du parti.

“ Les syndicalistes français mènent leur travail révolutionnaire dans les syndicats. Quand je discute cette question avec Rosmer, nous avons un terrain commun. Les syndicalistes français, en défi aux traditions de la démocratie et à ses déceptions, disent : “ Nous ne voulons pas de partis politiques, nous sommes partisans de syndicats ouvriers et d’une minorité consciente qui, dans leur sein, préconise et applique les méthodes d’action directe. ” Qu’entendaient les syndicalistes français par cette minorité ? Cela n’était pas clair à eux-mêmes ; c’était un présage du développement ultérieur qui, en dépit des préjugés et des illusions, n’a pas empêché ces mêmes syndicalistes de jouer un rôle révolutionnaire en France et de rassembler cette petite minorité qui est venue à notre congrès international.

“ Que signifie exactement cette minorité pour nos amis ? C’est la fraction d’élite de la classe ouvrière française, une fraction qui a un programme clair et une organisation propre, une organisation dans laquelle toutes les questions sont discutées, où on prend aussi des décisions et où les membres sont liés par une certaine discipline. Par voie de simple conséquence de la lutte contre la bourgeoisie, de sa propre expérience et de l’expérience des autres pays, le syndicalisme français sera amené à créer le Parti communiste.

“ Le camarade Pestaña, qui est le secrétaire de la grande organisation syndicaliste espagnole, est venu à Moscou parce qu’il y a parmi nous des hommes qui, à des degrés divers, appartiennent à la famille syndicaliste ; d’autres sont, pour ainsi dire, “ parlementaires ” ; d’autres enfin ne sont ni parlementaires ni syndicalistes, mais sont partisans de l’action de masse, etc. Mais que lui offrirons-nous ? Nous lui offrirons un Parti communiste international, c’est-à-dire l’unification des éléments avancés de la classe ouvrière qui ont apporté ici leurs expériences, les confrontent mutuellement, se critiquent l’un l’autre et, après discussion, prennent des décisions. Quand le camarade Pestaña rentrera en Espagne, porteur des décisions du congrès, ses camarades le questionneront : “ Que nous rapportes-tu de Moscou ? ” demanderont-ils. Il leur présentera les fruits de nos travaux et soumettra nos résolutions à leur vote et ceux des syndicalistes espagnols qui s’uniront sur la base de nos thèses ne formeront rien d’autre que le Parti communiste espagnol.

“ Nous avons reçu aujourd’hui une proposition de paix du gouvernement polonais. Qui peut répondre à une telle question ? Nous avons le conseil des commissaires du peuple ; mais il doit être soumis à un certain contrôle. Le contrôle de qui ? Le contrôle de la classe ouvrière comme masse informe, chaotique ? Non, le Comité central du parti sera convoqué, examinera la proposition et décidera. Et quand il nous faut mener la guerre, organiser de nouvelles divisions, rassembler les meilleurs éléments - vers qui nous tournons-nous ? Nous nous tournons vers le Parti, vers son Comité central. Et il en est de même pour le ravitaillement, pour les problèmes agricoles, pour tous les autres. Qui décidera de ces questions en Espagne ? Le Parti communiste espagnol - et j’ai confiance que le camarade Pestaña sera un des fondateurs du Parti[11]. ”

Aux yeux de Lénine la question nationale n’était guère moins importante que celle du Parti. Les pays coloniaux et semi-coloniaux avaient été soulevés par la Révolution russe ; leur lutte pour l’indépendance se présentait dans des conditions favorables, leurs oppresseurs impérialistes sortant tous de la guerre épuisés ; elle pouvait être décisive, assurer leur libération et affaiblir pour autant les grandes puissances impérialistes. Il n’ignorait pas que, sur ce point aussi, des conceptions différentes et parfois opposées allaient se heurter au congrès. Avant la guerre il avait déjà polémiqué là-dessus avec Rosa Luxemburg pour qui le socialisme passait par-dessus les revendications nationales, toujours plus ou moins entachées de chauvinisme. Et il avait des raisons de penser que ce point de vue serait celui d’un certain nombre de délégués. Aussi avait-il pris sur lui de rédiger les thèses et tenait-il à les rapporter devant le congrès après les débats de la commission. C’est en effet à la commission même qu’eut lieu la vraie discussion.

La délégation hindoue était relativement nombreuse, elle avait à sa tête un homme capable, Manabendra Nath Roy. Son activité dans l’Inde lui avait valu d’être emprisonné puis expulsé ; la Révolution d’Octobre l’avait trouvé au Mexique, et il était venu à Moscou, par l’Allemagne, s’arrêtant et s’informant en cours de route, de sorte qu’il arrivait au congrès assez bien instruit du mouvement révolutionnaire dans le monde. Il avait, sur la lutte à mener contre l’impérialisme britannique, des idées bien arrêtées. Selon lui, c’était le Parti communiste hindou qui devait en prendre la direction. Sans doute la bourgeoisie hindoue avait son programme de revendications d’ordre national ; mais loin de s’unir à elle dans la lutte pour l’indépendance, il fallait la combattre au même titre que les occupants britanniques, parce que, dans la mesure où elle exerçait un pouvoir propre - elle possédait déjà d’importantes usines dans le textile et la métallurgie - elle était l’ennemi des travailleurs, un exploiteur aussi âpre que les capitalistes des nations démocratiques indépendantes.

Patiemment, Lénine lui répondit, expliquant que, pour un temps plus ou moins long, le Parti communiste hindou ne serait qu’un petit parti peu nombreux, n’ayant que de faibles ressources, incapable d’atteindre, sur la base de son programme et par sa seule activité, un nombre appréciable de paysans et d’ouvriers. Par contre, sur la base des revendications d’indépendance nationale, il devenait possible de mobiliser de grandes masses - l’expérience l’avait déjà amplement démontré - et c’est seulement au cours de cette lutte que le Parti communiste hindou forgerait et développerait son organisation de telle sorte qu’il serait en mesure, une fois les revendications d’ordre national satisfaites, de s’attaquer à la bourgeoisie hindoue. Roy et ses amis firent quelques concessions, ils admirent que, dans certaines circonstances, une action commune pourrait être envisagée ; cependant des divergences importantes subsistaient, et, rapportant sa thèse devant le congrès, Lénine y joignit celle de Roy, formant co-rapport.

La question syndicale fut la moins bien traitée par le congrès ; sans ampleur et sans profit. Non qu’elle n’ait été longuement discutée : la commission la débattait encore au moment où la séance plénière allait l’aborder et des réunions préliminaires avaient eu lieu déjà avant même mon arrivée entre Radek et les syndicalistes britanniques. Radek avait été désigné comme rapporteur, et c’est lui qui avait rédigé les thèses bien qu’il n’eût aucune compétence particulière dans ces questions. Il abordait un problème difficile avec la mentalité d’un social-démocrate allemand pour qui le rôle subalterne des syndicats était chose établie et qu’il n’était plus la peine de discuter. Il aurait volontiers répété ici ce que son ami Paul Levi avait dit à propos du parti : une telle discussion était humiliante et peu propre à accroître le prestige de l’Internationale communiste.

Il trouvait un appui sans réserve auprès des autres membres social-démocrates de la commission, parmi lesquels Walcher se montrait un des moins compréhensifs, ignorant ou voulant ignorer les caractéristiques du mouvement syndical dans un pays comme l’Angleterre par exemple, où il avait pourtant de solides traditions et une longue histoire. On trouvait donc invariablement d’un côté Tanner, Murphy, Ramsay, John Reed, pas d’accord en tous points mais l’étant pour repousser comme insuffisants des textes qui, au fond, se bornaient à reprendre ceux en faveur dans la 2e Internationale. De l’autre côté se tenaient Radek et les social-démocrates, sûrs de posséder la vérité. On discutait pendant des heures sans avancer d’un pas. Or, malgré l’importance nouvelle attribuée au rôle du parti, à la nécessité reconnue d’un organisme central pour mener la lutte révolutionnaire selon l’exemple du Parti communiste russe, le rôle des syndicats dans les pays capitalistes et leur rôle dans l’édification de la société socialiste restaient considérables ; on ne pouvait l’ignorer à Moscou, car il n’était pas rare d’entendre des récriminations et des critiques à l’égard des syndicats russes et de la façon dont ils s’acquittaient de leurs tâches, sur leur insuffisance, critiques que les dirigeants syndicaux ne laissaient pas non plus sans réponse. Des problèmes nouveaux se posaient ; au cours de la guerre des conseils d’usine avaient surgi dans beaucoup de pays ; quelles devaient être leurs attributions particulières ? quels seraient leurs rapports avec les syndicats ?

Quand je vins à la commission, elle avait déjà tenu plusieurs séances, mais j’aurais pu croire que c’était la première. Les social-démocrates étaient si persuadés de détenir la vérité qu’ils se bornaient à formuler leurs points de vue, décidés d’avance à ne tenir aucun compte des remarques de leurs antagonistes. Radek suivait d’une oreille distraite, dépouillant les volumineux paquets de journaux que lui apportaient les courriers de l’Internationale communiste. Quand il avait fini on levait la séance pour se réunir de nouveau au gré de sa fantaisie. Il arrivait qu’au cours d’une séance plénière du congrès, on fût avisé que la commission se réunirait dès qu’elle prendrait fin - c’était ordinairement autour de minuit ; on recommençait la discussion jusqu’à deux ou trois heures du matin, puis on allait se coucher, certains d’avoir perdu son temps. Même la partie des thèses sur laquelle je me trouvais en accord avec Radek - la lutte à l’intérieur des syndicats réformistes et l’opposition à toute scission - était formulée si brutalement, si sommairement, qu’elle ne pouvait que heurter et certainement pas convaincre. Quand la résolution fut apportée devant le congrès, John Reed vint me trouver ; il était très ému : “ Nous ne pouvons pas rentrer en Amérique avec une décision pareille, me dit-il ; l’Internationale communiste n’a de partisans et de sympathie dans le monde syndical que parmi les “ Industrial Workers of the World ” (I.W.W.), et vous nous envoyez à l’American Federation of Labor où elle n’a que d’irréductibles adversaires. ”

Outre la thèse sur la question nationale, Lénine s’était chargé de celle concernant “ Les tâches de l’Internationale communiste ”. Il y attachait une égale importance, car, en fait, elle reprenait et précisait les conclusions, les décisions du congrès, les plaçait dans le cadre de la situation de chaque pays. La commission désignée pour les étudier était si nombreuse que ses séances ressemblaient déjà à un petit congrès ; elles avaient lieu de dix heures à quatre heures, sans interruption.

Un matin, dix heures étant déjà passées, nous étions encore à l’hôtel quand on vint nous dire que Lénine nous rappelait que la réunion devait commencer à dix heures au Kremlin. Inutile de noter que nous étions assez confus en prenant place autour de la table. Zinoviev et Radek nous avaient donné de mauvaises habitudes ; avec eux il y avait toujours un certain décalage sur l’horaire, et nous ignorions que pour Lénine et pour Trotsky - qui en cela aussi se ressemblaient - l’heure était l’heure. Aussi le jour suivant nous étions tous en place dès dix heures. Mais cette fois c’était Lénine qui manquait. Il arriva avec un bon quart d’heure de retard, s’excusa, c’était son tour d’être confus : il vivait alors à Gorky, à trente verstes de Moscou, une panne d’auto l’avait immobilisé - et on reprit la discussion au point où l’on l’avait laissée.

La thèse, rédigée par Lénine, offrait un moyen commode de discussion. On prenait paragraphe par paragraphe, discutant, corrigeant, amendant ou ratifiant simplement le texte proposé. La hantise du “ gauchisme ” était, ici encore, présente ; on nous demandait de condamner nommément les organes et organisations qui en étaient atteintes, telle la revue Kommunismus de Vienne, et aussi le bulletin publié en Hollande par le bureau de l’Europe occidentale de l’Internationale communiste où du “ gauchisme ” s’était occasionnellement manifesté. Je fis remarquer qu’on ne pouvait mettre sur le même rang une revue dirigée par des communistes austro-balkaniques et le bulletin de l’I.C. ; si l’on voulait mentionner celui-ci, c’est la direction de l’Internationale qu’il fallait blâmer puisqu’elle en avait la responsabilité. Cela me paraissait si évident que je n’imaginais pas qu’une discussion pût s’engager là-dessus, et après tout ce n’était qu’un détail. Mais Zinoviev insista, Paul Levi l’appuya : il fallait aussi blâmer le bulletin. “ Eh bien, dit Lénine, on va voter. - Mais où est Boukharine, s’écria-t-il, il faut le trouver. ” On ramena Boukharine - il disparaissait souvent. Lénine lui dit : “ Asseyez-vous là, à côté de moi, et ne bougez plus. ” La commission se divisa exactement en deux parties : même nombre de voix pour et contre. Lénine avait suivi les opérations sans prendre parti ; il avait réservé son vote ; il fit pencher la balance de notre côté.

Une affaire infiniment plus importante retint ensuite l’attention de la commission ; c’était la question italienne. Le Parti socialiste italien était si profondément divisé, qu’il est à peine exagéré de dire que chacun de ses délégués représentait une tendance ; isolé dans sa délégation, Serrati faisait seul de vains efforts pour maintenir ensemble tous ces éléments divergents. La tendance de droite comptait les dirigeants les plus connus et sans doute les plus instruits, Turati et Treves ; elle était absolument hostile à la 3e Internationale. À l’extrême gauche on voyait Bordiga et ses amis, chauds partisans de l’I. C., mais abstentionnistes ; Bombacci représentait une gauche inconsistante ; Graziadei se cantonnait sur le terrain paisible de la théorie ; le vieux Lazarri, secrétaire du parti, n’était pas là, mais je l’avais rencontré lors d’un de ses voyages à Paris et l’avais entendu parler de la nouvelle Internationale sans sympathie : “ l’adhésion n’est pas encore acquise ”, disait-il. Il apparaissait clairement que si le Parti socialiste italien avait voté l’adhésion à la 3e Internationale, c’était parce que sa direction n’avait pu résister à la forte poussée venant de la base du parti, des ouvriers et des paysans. Abandonné par tous, Serrati restait seul pour recevoir tous les coups.

Mais il y avait encore une autre tendance ; elle n’avait pas de délégués au congrès et c’était justement celle dont il était dit dans la thèse que nous discutions qu’elle exprimait exactement, par ses écrits et par son activité, les conceptions de l’Internationale communiste. C’était le groupe de l’ “ Ordino Nuevo ” de Turin, dont les militants les plus connus étaient Gramsci et Tasca[12]. Lorsqu’on arriva au paragraphe concernant l’Italie, on constata qu’il n’y avait pas de délégué italien présent ; aucun n’avait voulu venir ; précisément à cause de leurs divergences de vues, nul ne se considérait autorisé à parler au nom du parti. On dut demander à Bordiga de venir exposer et préciser la position de l’ “ Ordino Nuevo ” - ce qu’il fit très honnêtement, bien qu’il eût commencé comme toujours par marquer ses distances ; les précisions qu’il apporta confirmèrent le rédacteur de la thèse dans son intention de donner l’ “ investiture ” à l’ “ Ordino Nuevo ” et la commission, unanime, l’approuva.

Enfin venaient d’Angleterre et le Labour Party. Les communistes doivent y adhérer, disait Lénine ; mais là il se heurtait à l’hostilité générale et absolue des Britanniques. Zinoviev appuya Lénine ; Paul Levi le fit sur un ton qui exprimait le dédain d’un Allemand à la fois pour la rétrograde et déclinante Angleterre et pour ses minuscules groupes communistes ; Boukharine avec cordialité et compréhension. Mais tous ces lourds assauts n’ébranlaient pas les Britanniques qui, au surplus, trouvaient du renfort chez les Américains, chez le Hollandais Wijnkoop. Comme président de la commission, je devais parler le dernier, mais on avait tellement répété, des deux côtés, les mêmes arguments qu’il n’y avait plus rien à ajouter ; certain de répondre au désir général, je dis que je consentais à me sacrifier et qu’on pouvait passer au vote. “ Non, non, dit Lénine ; il ne faut jamais se sacrifier. ” Je résumais alors les arguments avancés par les Britanniques, c’étaient aussi les miens. Lénine avait pour lui, très nettement, la majorité de la commission, mais comme il sentait que l’opposition à ses vues demeurait sérieuse, il voulut que la question fût portée devant le congrès, et bien que je me fusse prononcé contre ce point particulier de sa thèse, il me demanda de me charger du rapport de la commission en séance plénière.

Le débat fut suivi par le congrès avec grande attention et une certaine curiosité car les Anglais avaient décidé de faire défendre leur point de vue par Sylvia Pankhurst. Elle était une des filles de la célèbre féministe qui avait mené une agitation “ révolutionnaire ” pour arracher le vote des femmes, mais seule de sa famille elle était passée du féminisme au communisme ; elle dirigeait un hebdomadaire, éditait des brochures, s’était révélée active et excellente propagandiste. Le discours qu’elle prononça était un discours de meeting non de congrès, le discours d’une agitatrice. Elle parlait avec feu, s’agitant dangereusement sur l’étroite tribune. Nous n’avions pas en elle un bon défenseur ; même l’argument sentimental du refus d’entrer dans un parti discrédité aux yeux des ouvriers, d’y retrouver les chefs qui avaient trahi pendant la guerre, et qui après tout n’était pas un argument négligeable, se trouva noyé dans une abondante déclamation. La thèse de Lénine l’emporta mais la minorité resta imposante.

Je n’ai rien dit encore d’une question dont on devait cependant beaucoup parler par la suite, celle des “ conditions d’admission à l’Internationale communiste ”. Il y en avait vingt et une. Les communistes russes les avaient rédigées avec un soin méticuleux ; ils entendaient répondre ainsi par avance aux critiques dirigées contre la méthode par eux suivie pour constituer l’Internationale communiste ; ces conditions draconiennes formeraient un barrage si solide que les opportunistes ne pourraient jamais le franchir. Que ce fut une illusion, ils devaient vite s’en apercevoir. Ils avaient, certes, une bonne connaissance des mouvements ouvriers des pays d’Europe ; ils en connaissaient aussi les chefs, ils les rencontraient dans les congrès de la 2e Internationale. Mais ce qu’ils ne savaient pas et ne pouvaient savoir, c’était, jusqu’où pouvait aller l’habileté manœuvrière de ces hommes formés dans les pratiques du parlementarisme démocratique. Ils avaient plus de tours dans leur sac que les Russes soupçonneux n’en pouvaient imaginer. Le secrétaire du Parti communiste français, Frossard, par exemple, devait pendant deux années leur administrer une leçon dans l’art de se dérober. Rosa Luxembourg qui, elle, les connaissait à fond parce qu’elle avait passé sa vie de militante dans la social-démocratie allemande d’où elle pouvait aisément suivre la vie des partis des pays voisins, avait écrit, dès 1904, un article publié par l’Iskra (en russe) et par la Neue Zeit (en allemand) qui aurait pu mettre en garde les rédacteurs des thèses sur les 21 conditions s’ils l’avaient eu alors présent à la mémoire. “ Avant tout, écrivait-elle, l’idée qui est à la base du centralisme à outrance : le désir de barrer le chemin à l’opportunisme par les articles d’un statut, est radicalement fausse... Les articles d’un règlement peuvent maîtriser la vie de petites sectes et de cénacles privés, mais un courant historique passe à travers les mailles des paragraphes les plus subtils. ” Critique anticipée dont la vie ultérieure de l’Internationale communiste confirma la justesse.

Au cours d’une des séances du congrès, un grand garçon d’une vingtaine d’années s’était approché de moi. Il était Français, venait d’arriver à Moscou, désirait me parler. C’était Doriot. Il me raconta son histoire. Elle tenait en peu de mots : il avait été poursuivi et condamné pour un article antimilitariste à quelques mois de prison. Au lieu de se laisser emprisonner il avait décidé de s’échapper, préférant la résidence de Moscou à une cellule de la prison de la Santé. Son éducation politique était assez sommaire mais il était alors réservé, modeste et appliqué. Il passa à Moscou deux années entières, rentra en France pour prendre le secrétariat des Jeunesses communistes, fut élu député en 1924. Sa rupture avec l’Internationale communiste où le “ bon droit communiste ” était de son côté - il avait refusé de suivre Staline dans son tournant “ gauchiste ” de la “ troisième période de l’Internationale communiste ” - aurait pu lui permettre de former et d’organiser une saine opposition. Mais, durant sa brève et brillante carrière, il avait appris à manœuvrer, était devenu très vite un parfait politicien et il avait été contaminé trop sérieusement par le stalinisme pour pouvoir entreprendre une tâche désintéressée ; il voulait être un “ chef ” et il lui fut facile de passer, comme beaucoup d’autres, du stalinisme à l’hitlérisme.

XV. Trotsky prononce le discours-manifeste de cloture[modifier le wikicode]

Le congrès s’acheva avec la même solennité qui avait marqué ses débuts. La scène était cette fois à Moscou ; pour son ultime séance, le congrès se réunissait au Grand-Théâtre. Les délégués s’étaient massés sur la scène. Une longue table la barrait entièrement, derrière laquelle se tenaient Zinoviev et les membres du Comité exécutif. La vaste salle était bondée d’une foule joyeuse et attentive : militants du Parti, des syndicats, des soviets. La réunion était enfin pour eux. Au Kremlin, les discussions avaient toujours lieu en allemand, en anglais, en français ; il était temps qu’on parlât russe. Le discours fut prononcé par Trotsky. C’était le manifeste du congrès, mais un manifeste d’un caractère différent de ce qu’on entend habituellement par ce terme. Il était divisé en cinq grandes parties. Trotsky décrivait d’abord la situation générale du monde, les relations internationales après le traité de Versailles ; un sombre tableau mais tel que les innombrables victimes de la guerre commençaient à le voir. Puis il passait à la situation économique. Appauvrissement et désorganisation générale de la production à laquelle on tente de remédier par un recours à l’intervention de l’Etat. Mais, en fait, les interventions de l’Etat dans l’économie ne font que rivaliser avec l’activité pernicieuse des spéculateurs en aggravant le chaos de l’économie capitaliste à l’époque de son déclin. Dans cette période de déclin, la bourgeoisie a complètement abandonné l’idée de se concilier le prolétariat par les réformes. Il n’est plus une seule grande question qui soit tranchée par le vote populaire. Toute la machinerie étatique retourne de plus en plus clairement vers sa forme primitive : des détachements d’hommes armés. Il faut abattre l’impérialisme pour permettre à l’humanité de vivre.

En face de ce régime agonisant, la Russie soviétique, elle, a montré comment l’Etat ouvrier est capable de concilier les exigences nationales et les exigences de la vie économique, en dépouillant les premières de leur chauvinisme, en libérant les secondes de l’impérialisme.

Sur le fond de ce large exposé, Trotsky résumait alors les débats et expliquait les décisions, concluant par ces mots :

“ Dans toute son activité, soit comme leader d’une grève révolutionnaire, soit comme organisateur de groupes clandestins, soit comme secrétaire de syndicat, député, agitateur, coopérateur, ou combattant sur la barricade, le communiste reste toujours fidèle à lui-même, membre discipliné de son parti, ennemi implacable de la société capitaliste, de son régime économique, de son Etat, de ses mensonges démocratiques, de sa religion et de sa morale. Il est un soldat dévoué de la révolution prolétarienne et l’annonciateur infatigable de la société nouvelle. Ouvriers et ouvrières ! Sur cette terre il n’y a qu’un drapeau sous lequel il soit digne de vivre et de mourir, c’est le drapeau de l’Internationale communiste. ”

L’homme, ses paroles, la foule qui l’écoutait, tout contribuait à conférer à cette ultime séance du congrès une grandeur émouvante. Le discours avait duré un peu plus d’une heure. Trotsky l’avait prononcé sans notes ; c’était merveille de voir comment l’orateur organisait ce vaste sujet, l’animait par la clarté et la puissance de sa pensée, et d’observer sur les visages l’attention passionnée avec laquelle on suivait sa parole. Parijanine - un Français qui vivait depuis une douzaine d’années en Russie - vint à moi ; il était en proie à une vive émotion : “ Pourvu que ce soit bien traduit ! ” me dit-il, exprimant ainsi bien plus que le souci d’une traduction fidèle : la crainte que quelque chose de cette grandeur ne fût perdu.

Le Comité exécutif se réunit dès le lendemain du congrès. Il devait examiner les conséquences pratiques des décisions et résolutions adoptées, prendre les mesures touchant leur application. Le premier point de son ordre du jour était la désignation du président et du secrétaire. La réélection de Zinoviev à la présidence ne faisait pas question mais il en allait tout autrement pour le secrétariat : la délégation russe demandait l’élimination de Radek. La première secrétaire de l’Internationale communiste avait été Angelica Balabanov ; Radek l’avait remplacée au début de 1920 ; il n’avait donc occupé ce poste que pendant peu de temps. Cependant sa candidature, qu’il maintenait, était défendue par quelques délégués, notamment par Serrati. Une discussion s’engagea ; elle fut assez brève car elle ne faisait que répéter un débat qui avait eu lieu au Comité exécutif quelques jours avant la réunion du congrès.

C’était une affaire importante, capitale, car la question qui s’était trouvée inopinément posée était celle-ci : avec qui faire l’Internationale communiste ? Avec quels partis ? Quels groupes ? Quelles tendances révolutionnaires ? Qui admettre et qui repousser ? Seuls les partis socialistes qui votaient l’adhésion tout en conservant dans leur sein des adversaires de l’Internationale communiste ? Ou seuls les nouveaux groupements qui s’étaient formés pendant la guerre sur les bases mêmes de l’adhésion à la 3e Internationale ? Le Parti communiste russe avait adopté une solution intermédiaire : ses thèses sur l’admission à l’Internationale communiste comportant 21 conditions devaient être à la fois une garantie contre les opportunistes, une barrière leur en interdisant l’entrée, et elles devaient faciliter la sélection indispensable parmi les membres des vieux partis socialistes.

Or, à la surprise générale, Radek avait évoqué une question qu’on croyait tranchée et il avait pris nettement position contre la décision du Parti communiste russe : le congrès va se réunir, dit-il, qui peut y participer ? Certainement pas ces nouvelles organisations qui, bien que constituées sur la base de l’adhésion à la 3e Internationale, comprennent surtout des syndicalistes et des anarchistes, mais uniquement les délégués des partis, socialistes ou communistes, qui ont seuls qualité pour désigner des délégués. Serrati et Paul Levi aussitôt l’appuyèrent ; l’opération avait sans doute été préparée ; le Parti socialiste italien et le Parti communiste allemand étaient, en dehors du Parti communiste russe, les deux partis importants de l’Internationale. Radek pouvait penser que leur intervention en sa faveur serait décisive. Mais il avait fait un mauvais calcul. Boukharine lui rappela la position prise par le Comité central du Parti communiste russe, le texte des appels lancés par l’Internationale communiste aux ouvriers de tous les pays. Avec les opportunistes, dit-il en substance, nous n’avons rien de commun ; avec les révolutionnaires sincères et éprouvés qui ont voté l’adhésion à la 3e Internationale, nous voulons discuter amicalement ; nous avons nous-mêmes fait les révisions de notre programme devenues nécessaires ; nous nous sommes défaits, selon l’expression de Lénine, de notre linge sale social-démocrate pour construire le communisme sur une nouvelle base ; nous voulons poursuivre nos efforts pour amener les syndicalistes et les anarchistes à faire pour leur compte l’opération qui leur permettra de nous rejoindre dans les nouveaux partis communistes en formation. Boukharine avait conclu en disant ne pouvoir comprendre pourquoi Radek avait remis en question les décisions prises par le Parti communiste russe et par l’Internationale. “ Que font ici les délégués anglais des Shop Stewards et des Workers’ Committees ? Que fait Pestaña ? Que fait Rosmer ? Pourquoi les avoir appelés si on était résolu à fermer devant eux les portes du congrès ? ” C’était si évident que Radek ne put trouver d’autres recrues pour sa manœuvre de dernière heure : il resta avec Levi et Serrati. J’ai parlé d’eux ailleurs ; ce que j’en ai dit explique leur attitude surtout en ce qui concerne Paul Levi ; il détestait en bloc les anarchistes et les syndicalistes, éléments d’une “ opposition ” qui ne cessait de le hanter ; les mobiles de Serrati étaient différents ; il trouvait inadmissible que l’Internationale accueillît cordialement les groupements syndicalistes et anarchistes alors qu’elle ne cessait de formuler des exigences diverses à l’égard d’un imposant parti comme le sien.

On en était resté là à cette séance du comité exécutif, mais il y avait, bien entendu, une conclusion à tirer de ce débat, et la conclusion, c’était, selon la délégation russe à l’Internationale communiste, l’élimination de Radek du secrétariat ; les débats n’avaient fait que souligner son inévitabilité. Elle ne fut cependant pas adoptée tout de suite. Pour remplacer Radek, la délégation proposait un communiste russe, Kobiétsky. Nous ne le connaissions pas ; John Reed qui ne le connaissait pas davantage, demanda cependant qu’on ajournât la décision ; il avait reçu, disait-il, des informations qu’il fallait vérifier ; il y aurait, dans le passé politique de Kobiétsky, des compromissions qui le rendaient indésirable, surtout à un poste de cette importance. Il n’était pas difficile de voir d’où John Reed avait reçu ces informations. Radek se cramponnait. Mais Zinoviev fit remarquer que la présentation par la délégation russe était une garantie, et l’affaire fut réglée. Après l’expérience de Radek au secrétariat, le choix d’un homme moins brillant mais plus sûr s’imposait.

Une autre décision importante fut prise ce même jour. Sur l’initiative de la délégation russe, on demanda à chaque délégation de désigner un représentant qui demeurerait à Moscou, participerait directement aux travaux de l’Internationale communiste ; une liaison permanente serait ainsi réalisée, assurant une bonne information réciproque entre l’Internationale communiste et ses sections. Pour moi, cette décision était la bienvenue. Je m’étais mis en route non pour aller à un congrès, mais pour étudier sur place la Révolution bolchéviste et le régime soviétique qu’elle avait instauré - ce que le congrès ne m’avait guère permis de faire ; j’en aurais désormais la possibilité. En outre, je désirais vivement suivre le travail du Conseil international provisoire des syndicats rouges ; c’était là où je me sentais le plus à l’aise et où j’étais sûr de faire un travail utile. La tactique défendue énergiquement par Lénine contre les “ gauches ” dans la Maladie infantile et approuvée par la majorité du congrès pouvait paraître contradictoire ; on demandait aux communistes, aux ouvriers révolutionnaires, de rester dans les syndicats réformistes, et, d’autre part, on s’acheminait ouvertement vers une Internationale syndicale rouge. Les leaders réformistes de la Fédération syndicale internationale d’Amsterdam ne manquaient pas de le dire ni même de le crier, et avec eux la presse bourgeoise ; nous étions dénoncés comme des scissionnistes.

Mais la contradiction n’était qu’apparente ; les scissionnistes n’étaient pas de notre côté ainsi que les événements ne tardèrent pas à le prouver ; il y eut bien scission mais elle fut provoquée par les chefs réformistes dès l’instant où ils sentirent la majorité leur échapper ; à aucun prix ils ne voulaient permettre à la masse des syndiqués de s’exprimer, de décider librement et conformément aux règles démocratiques quand ils craignaient de perdre la direction de l’organisation syndicale. Leurs tirades contre “ toutes les dictatures ”, pour la démocratie, n’étaient que des mots ; en fait ils étaient décidés à garder par tous les moyens les postes qu’ils n’avaient pu conserver ou acquérir qu’à la faveur de la guerre. J’ai déjà eu l’occasion de montrer à quel point Lénine s’était montré inflexible sur la tactique syndicale ; il fallait lutter et rester là où étaient les ouvriers, donc presque partout dans les syndicats réformistes puisque les chefs réformistes avaient réussi à en garder la direction malgré leur attitude pendant la guerre mondiale. Cependant là, comme dans les partis social-démocrates, des minorités plus ou moins nombreuses, mais partout importantes, bataillaient sous le drapeau de la 3e Internationale pour conquérir l’organisation en amenant la majorité des membres à se rallier aux conceptions qu’elles défendaient ouvertement.

Si notre activité ne se déroula pas toujours comme nous l’aurions voulu, les responsabilités furent de deux sortes. Il y eut, d’une part, au sein des minorités, des impatients et de soi-disant “ théoriciens ” qui voulaient avoir sans plus attendre une organisation syndicale à eux ; leur maladresse ou leur erreur ne firent que faciliter le jeu des réformistes qui se réjouissaient de trouver devant eux de tels adversaires ; d’autre part, à la direction de l’Internationale communiste on ne comprit pas toujours exactement en quoi consistait notre tâche ; on n’en saisissait pas l’importance ; toute l’attention se concentrait sur le développement des jeunes partis communistes. Cependant, si les chefs réformistes dans les syndicats étaient vulnérables, ce n’était qu’à la condition de porter les coups au bon endroit, car ils étaient plein d’astuce et de ruse ; c’est de leur côté qu’étaient le mensonge et la dissimulation ; or, on se bornait le plus souvent à leur décocher des injures, qu’ils avaient sans doute méritées mais qui étaient sans efficacité. À propos d’une réunion, à Londres, du Conseil général de l’Internationale syndicale d’Amsterdam, le Comité exécutif de l’Internationale communiste avait décidé de lancer un appel, conjointement avec le Conseil international provisoire, aux ouvriers de tous les pays et aux ouvriers britanniques en particulier. Nous avions été chargés, Zinoviev et moi, de préparer chacun de notre côté un projet qui servirait à établir le texte définitif. Mais nos deux projets étaient si dissemblables de forme et de fond qu’il ne restait plus qu’à adopter l’un ou l’autre. Tandis que je m’étais attaché à grouper les griefs des ouvriers en un ensemble qui pouvait impressionner et convaincre, rappelant l’activité passée des leaders d’Amsterdam, soulignant combien peu cette Fédération était internationale - le chauvinisme y sévissait à tel point que les nations adhérentes restaient classées en alliées et ennemies comme au temps de la guerre - Zinoviev se bornait à lancer une bordée d’injures, parfois d’assez mauvais goût, contre “ Messieurs les leaders jaunes ”, etc. Il fallait tout ignorer du mouvement ouvrier et des travailleurs britanniques pour s’imaginer un seul instant qu’un appel de ce genre pourrait nous gagner des adhérents, ou simplement des sympathies, faciliter la tâche des minorités révolutionnaires. Zinoviev proposa de tenter de fondre les deux textes, mais c’était impossible ; l’appel reproduisit exactement sa rédaction et j’étais bien fâché de devoir y mettre ma signature.

Mon travail à l’Internationale communiste était moins absorbant, bien que j’eusse été chargé d’y représenter la Belgique et la Suisse qui n’avaient pu laisser un permanent à Moscou. Je m’étais lié au cours du congrès avec leurs délégués dont les principaux étaient pour la Belgique, Van Overstraeten, sérieux, capable, un des fondateurs du Parti que la “ bolchévisation ” zinoviéviste de l’Internationale communiste éloigna du communisme dès 1927 ; pour la Suisse, Humbert-Droz qui trompa la confiance qu’on avait mise en lui ; pasteur à Londres au début de la guerre mondiale il y avait été persécuté pour son opposition à la guerre ; rentré en Suisse il avait contribué à rassembler les zimmerwaldiens, organisé la propagande en faveur de la 3e Internationale, dirigé une excellente revue ; contre toute attente il approuva, lui, non seulement la “ bolchévisation ”, mais le stalinisme tout entier, y compris les “ procès de Moscou ”. C’est seulement au cours de la 2e guerre mondiale qu’il devait se séparer d’un parti devenu entièrement différent de celui qu’il avait contribué à créer.

Comme toutes les institutions soviétiques, syndicales et politiques, la 3e Internationale avait une maison de repos pour ses travailleurs. C’était un assez vaste domaine - l’ancienne propriété du grand-duc Serge, gouverneur de Moscou - situé à Ilinskoïé, à vingt verstes de la ville, sur la route de Klin. Le bâtiment principal était imposant par ses dimensions mais banal ; d’autres, plus petits, étaient disséminés dans le parc. Les travaux du congrès et les longues discussions avaient épuisé les délégués ; ceux qui restaient à Moscou allèrent se reposer à Ilinskoïé. J’y fis un court séjour qui me permit de faire des constatations intéressantes. D’abord le contraste entre le dehors et le dedans ; les installations intérieures étaient simples même pauvres ; tout avait été pris pour la guerre ; la literie se réduisait à une paillasse étendue sur des planches et le menu était comme d’ordinaire d’une extrême sobriété. Mais quelle atmosphère cordiale et plaisante ! Tout y contribuait ; c’était l’été et comme pour économiser la lumière, on avait appliqué une double “ heure d’été ”, les agréables soirées se prolongeaient. Après le dîner du soir on se rassemblait dans le bâtiment principal ; l’imagination, la fantaisie, les dons artistiques si communs chez les Russes leur permettaient d’improviser les divertissements les plus ingénieux. Et il y avait par-dessus tout les chants, ces incomparables chants populaires russes qui, venant des villages voisins, s’élevaient dans la nuit.

Un matin, je trouvai M. que je n’avais plus revu depuis mon arrivée en terre soviétique, depuis ce voyage de Iambourg à Petrograd au cours duquel il s’était efforcé de me persuader qu’il convenait d’utiliser la tribune parlementaire pour la propagande communiste. Sa femme vint bientôt nous rejoindre. Seconde de Kollontaï à la section du travail parmi les femmes, elle était donc un personnage important dans la “ hiérarchie ” soviétique (personne, bien entendu, ne se serait avisé alors d’employer pareil terme ; il a fallu le fascisme de Mussolini pour l’implanter et le stalinisme pour le recueillir). Mais elle n’était pas disposée pour autant à trouver que tout était pour le mieux dans la République des soviets ; bien au contraire, elle critiquait beaucoup et sans ménagement : une rouspéteuse qui avait son franc-parler. La chose ne doit étonner qu’à distance ; on pouvait alors parler librement : nulle gêne, une camaraderie parfaite. Durant mon séjour à Moscou, je revis souvent M. et sa femme ; ils avaient une chambre à l’hôtel Métropole, et si tard qu’on rentrât dans la nuit, revenant d’une réunion et parfois du théâtre on apercevait toujours de la lumière à leur fenêtre, et on était assuré de recevoir d’eux un verre de thé - quoique léger - et parfois un bonbon pour le sucrer, mais toujours une âpre dénonciation des insuffisances du régime : une maison à ne pas fréquenter pour un communiste vacillant, mais ceux d’alors étaient bien trempés.

Un coup de téléphone de Trotsky m’avisa qu’il venait de recevoir la traduction française du manifeste du congrès ; cela faisait la matière d’une forte brochure qu’on devait publier simultanément à Petrograd et à Paris. La traduction lui paraissait fidèle ; cependant il aimerait la revoir avec moi. La révision prit plusieurs soirées ; ces jours-là au lieu de retourner travailler à son secrétariat après dîner, il restait au Kremlin. Ce fut pour moi l’occasion de reprendre mon interrogatoire, portant maintenant plus précisément sur plusieurs sujets que je voulais approfondir, et naturellement sur le congrès lui-même. Je le questionnai aussi sur les hommes ; j’en connaissais très bien quelques-uns mais de beaucoup d’autres je ne savais que le nom. De ceux-là il me faisait des biographies que je trouvais toujours flattées quand il m’était donné de les vérifier ; il connaissait bien tous ceux avec lesquels il travaillait, au Comité central du Parti et dans les institutions soviétiques. S’il en était plusieurs qu’il n’aimait pas et qu’il jugeait sévèrement ce n’était jamais pour des raisons personnelles mais parce qu’ils étaient inférieurs à leur tâche ou s’en acquittaient mal ; il n’y avait jamais rien de mesquin dans ses remarques. “ N’avez-vous jamais eu de grave inquiétude sur l’issue au cours de la longue guerre civile ? ” lui demandai-je un jour. “ Quel moment a été le plus dur ? ” - Brest-Litovsk, dit-il, tout de suite, répondant d’abord à la deuxième question. Le Parti était profondément troublé, agité. Lénine était presque seul au début pour accepter de signer le traité sans discussion. On pouvait craindre une scission, des luttes intestines acharnées qui, dans l’état où était alors la Russie soviétique auraient eu des conséquences funestes pour notre Révolution... La guerre civile présenta des dangers d’une autre sorte ; quand nous nous trouvâmes pressés simultanément à l’Est, à l’Ouest et au Sud, quand Denikine menaça Toula, il est certain qu’on ne pouvait s’empêcher de se demander avec angoisse si notre armée rouge n’allait pas succomber sous ce triple assaut. Pour ma part la confiance ne m’abandonna jamais. J’étais, pour apprécier la situation, dans des conditions particulièrement favorables : je savais exactement ce qu’on pouvait demander à notre armée, et grâce à mes voyages incessants au front et à travers le pays, je savais aussi ce que représentaient les armées de la contre-révolution ; elles étaient mieux équipées que les nôtres : Ioudénitch disposa même de tanks dans son attaque sur Petrograd ; mais je connaissais leur faiblesse fondamentale : derrière elles, les paysans apercevaient les propriétaires des terres dont ils s’étaient emparées. Même ceux qui n’avaient pas trop de sympathie pour nous devenaient alors des alliés sur qui nous pouvions compter. ”

XVI. Les peuples de l’Orient au congrès de Bakou[modifier le wikicode]

Après le triple coup porté aux interventionnistes, après la destruction de Koltchak, de Ioudénitch et de Dénikine, la contre-révolution était vaincue ; il ne restait plus que Wrangel qui tentait de rassembler les restes de l’armée de Dénikine ; on pouvait le négliger. Le 2e congrès avait, après des discussions approfondies, précisé les conceptions devant servir de base à la formation des partis communistes ; les tâches et le rôle de l’Internationale avaient été fixés sans ambiguïté ; il avait accordé une grande place à la question nationale, à la condition des peuples coloniaux et semi-coloniaux. La révolution de 1905 avait eu des répercussions profondes parmi ces peuples, en Turquie, en Perse, en Chine surtout. Celle de 1917 leur enseigna plus précisément la tactique qu’ils devaient apprendre et appliquer pour se libérer. Moscou venait de leur montrer comment un peuple relativement peu industrialisé, composé en grande majorité de paysans, pouvait renverser son régime autocratique et résister victorieusement à l’intervention des puissances impérialistes. Le Comité exécutif décida, comme une suite logique, comme un complément nécessaire aux travaux du 2e congrès, de convoquer les représentants de tous les peuples asservis en une vaste conférence. Le lieu choisi pour ce rassemblement était Bakou, à l’intersection de l’Europe et de l’Asie. Zinoviev, Radek et Béla Kun représenteraient l’Internationale communiste et seraient accompagnés des délégués des pays ayant des colonies ; c’étaient Tom Quelch, pour l’Empire britannique, Jansen pour la Hollande, John Reed et moi. Le voyage, nous dit Zinoviev, comporte quelques risques ; le parcours est long puisqu’il s’agit de traverser tout le pays, et bien qu’il n’y ait plus pour l’instant de résistance organisée on peut se heurter en cours de route à quelques bandes. Nous mîmes cinq jours pour atteindre Bakou, nous étant arrêtés une journée à Rostov puis dans plusieurs villes du Caucase : il convenait d’utiliser au maximum ce déplacement exceptionnel.

Le voyage fut plein d’intérêt et sans danger ; il nous permit de saisir sur le vif l’immensité des ruines causées par la guerre civile ; la plupart des gares avaient été détruites ; les voies de garage étaient partout encombrées de carcasses de wagons à demi brûlés ; quand les Blancs étaient battus ils faisaient, en se retirant, le maximum de destructions. Une des gares les plus importantes de l’Ukraine, Lozovaïa, avait été tout récemment encore attaquée par une bande ; nous avions sous les yeux les dommages que causaient de telles attaques, encore fréquentes dans ces régions. On pouvait par là, mesurer l’étendue de la tâche qui incombait au régime soviétique. Par contre, dans ces régions dévastées, le ravitaillement était plus varié ; sur le quai des gares des paysannes nous offraient des œufs, et même de petits poulets rôtis, toutes choses rares ou inconnues à Moscou. Tout le long du Caucase c’étaient d’alléchantes montagnes de fruits : raisins, poires, figues, dattes, toutes les variétés de melons et de pastèques. John Reed était notre voisin ; il venait souvent bavarder avec nous. Dès que le train stoppait, il courait aux éventaires et revenait les bras chargés de fruits. À partir de Pétrovsk, d’où la voie longeait la Caspienne, quand l’arrêt était assez prolongé, il courait plonger dans la mer ; il jouissait du voyage comme un jeune Américain sait le faire. Une fois, dans sa hâte à se rhabiller, il déchira son pantalon : situation tragique car il n’en avait naturellement pas d’autre.

Nous allâmes de la gare au théâtre où un meeting avait été convoqué. Le train avait pris du retard en fin de voyage et le théâtre était bondé depuis plus d’une heure quand nous y arrivâmes. La salle était d’un pittoresque extrême ; tous les costumes de l’Orient rassemblés dessinaient un tableau d’une étonnante et riche couleur. Les discours qu’il fallut traduire en plusieurs langues étaient frénétiquement applaudis ; on les écoutait avec un intérêt passionné. John Reed, qui pouvait émailler son anglais de quelques mots russes, se tailla un vrai succès ; interpellant les auditeurs il s’écria : “ Vous ne savez pas comment Bakou se prononce en américain ? Il se prononce oil ! ” Des rires secouèrent soudain les visages sérieux.

Il faisait terriblement chaud. Une chaleur lourde, humide à laquelle les Moscovites que nous étions devenus n’étaient pas habitués. En marge du congrès il y eut plusieurs démonstrations : la plus impressionnante fut l’inhumation des corps des 26 commissaires du peuple que les Anglais avaient pris et qu’ils avaient emmenés de l’autre côté de la Caspienne pour les fusiller. Les cercueils étaient portés par les militants communistes ; le beau et émouvant “ chant des morts ” sans cesse repris les accompagnait[13].

Les puits de pétrole étaient dans un état lamentable ; la Révolution n’avait pas encore eu le temps ni la possibilité de s’atteler à leur restauration, et ce que le tsarisme avait laissé était loin d’être des installations modèles ; les ouvriers - la plupart Persans - logeaient dans de misérables cabanes. La route qui y conduisait était défoncée, poussiéreuse ; quelques puits seulement étaient en activité ; tout contribuait à faire de cette exceptionnelle source de richesses un tableau pénible. Par contre, la ville, si pittoresque, était pleine d’attrait ; le soleil implacable projetait des éclairages rares parmi les ruelles : du blanc et du noir aussi intenses l’un que l’autre. John Reed avait découvert des magasins où l’on vendait des soies magnifiques. “ Vous devriez en acheter, nous dit-il ; il y a ici des pièces uniques. - Mais nous n’avons pas d’argent. - Demandez des roubles à Zinoviev ; comme membres du Comité exécutif, vous devez en recevoir. ”

Quels furent les résultats de ce congrès, incontestablement le premier de ce genre où on avait réussi à rassembler des représentants de tous les pays, de toutes les races et peuplades de l’Orient ? Dans l’immédiat il ne donna pas ce qu’on aurait pu en attendre ; il n’y eut pas dans les mois qui suivirent, de soulèvements assez importants pour inquiéter et occuper sérieusement les puissances impérialistes. L’ébranlement était profond mais il ne fit sentir ses effets que plus tard ; il fallait du temps pour que les débats et les résolutions portent leurs fruits, pour rassembler assez de forces conscientes de la lutte à mener contre des maîtres jusque-là tout puissants.

Contrairement à ce qu’affirmèrent les journaux antisoviétiques Enver pacha ne participa pas au congrès. Il fut simplement autorisé, sur sa demande, à faire une déclaration dans laquelle il se borna à exprimer sa sympathie pour l’initiative prise par Moscou. Mais son jeu se dévoila bientôt. Une parade fut organisée dans les derniers jours du congrès, un défilé auquel participèrent les délégués et les organisations locales et régionales. Enver songea à en profiter pour se présenter comme le héros de la démonstration. À cheval, grimpé sur une petite éminence à l’angle de la place où tournait le cortège, il suscitait les saluts et même les acclamations. Sa manœuvre devenait claire ; il fut invité à partir. Il se dressa, dès lors, ouvertement contre la République soviétique, et tenta de se tailler un Etat musulman au Turkestan, où il périt en août 1922. La nouvelle de sa mort fut accueillie parfois avec incrédulité, cependant “ un témoin oculaire ” écrivait dans la Pravda du 11 octobre que “ son exactitude ne peut pas être mise en doute ”. Et il donnait les précisions suivantes : “ Le 4 août, les forces supérieures de l’armée rouge cernèrent, à 12 verstes de la ville de Balljouan, un petit contingent de basmatch (insurgés musulmans) dans lequel se trouvaient Enver pacha et son collaborateur, le chef musulman Daviet-Min bey. Après une lutte acharnée, les basmatch furent écrasés. On releva sur le champ de bataille le corps d’un homme vêtu d’un costume anglais, coiffé d’un fez. Dans ses poches on trouva deux cachets personnels d’Enver, sa correspondance avec sa femme, une lettre de son fils datée de Berlin, un paquet de journaux anglais des Indes, des dépêches chiffrées. La population reconnut Enver. Les basmatch prisonniers confirmèrent cette reconnaissance. ” (Correspondance internationale, 30 octobre 1922.)

Sur le chemin du retour, il y eut une alerte. Comme le train longeait le Caucase, nous fûmes, un matin, au petit jour, réveillés brusquement. Il y avait eu un attentat sur la ligne : des rails avaient été arrachés, provoquant le déraillement de la locomotive qui nous précédait. La gare voisine, celle de Naourskaïa, où nous étions arrêtés, avait été aussitôt attaquée. Nous étions bloqués. Mais la bande qui avait organisé l’attentat n’avait pas assez de moyens pour exploiter à fond la situation créée par le déraillement, sinon elle aurait été, pour nous, assez critique. On avait détaché la locomotive de notre train pour aller constater sur place l’importance des dégâts. Quand elle revint, ramenant les hommes qui étaient allés enquêter, on ne fut pas surpris d’apercevoir parmi eux John Reed : c’était pour lui une unique aventure.

Peu avant d’atteindre Rostov, nous eûmes la surprise de rencontrer Bloumkine, le socialiste-révolutionnaire qui avait participé à l’attentat contre l’ambassadeur d’Allemagne à Moscou, le comte Mirbach ; cet attentat avait créé sur le moment de graves difficultés au gouvernement soviétique ; il avait fallu présenter des excuses au gouvernement de Berlin qui menaçait d’aggraver encore les conditions draconiennes imposées par lui à Brest-Litovsk. Par la suite, Bloumkine s’était rallié au bolchévisme, et quand nous nous rencontrâmes, il rentrait d’une mission que le gouvernement lui avait confiée. Il avait vécu quelque temps à Paris, il parlait un peu français. Il me questionna sur le mouvement socialiste en France, sur ses chefs dont il avait connu quelques-uns, notamment Jean Longuet, qu’il voulait absolument envoyer à la guillotine ; à plusieurs reprises, s’interrompant tout à coup et disant : “ Longuette ”, il abattait du geste le couperet de la sinistre machine sur le cou de l’infortuné petit-fils de Karl Marx qui ne méritait certes pas pareil châtiment - et il éclatait aussitôt d’un large rire. Il incarnait assez bien, je crois, le mélange d’héroïsme et de puérilité fréquent chez les socialistes-révolutionnaires. On ne s’arrêta cette fois à Rostov que pour participer à une démonstration qui se termina par un meeting. La foule emplissait une vaste place où des tribunes avaient été dressées. Bloumkine vint avec moi à celle où je devais parler et il voulut absolument traduire mon discours. Je m’étais abstenu de parler de Longuet et il ne l’introduisit pas dans sa traduction mais j’ai toujours pensé qu’il m’avait fait demander quelques têtes.

À Moscou une triste nouvelle nous attendait. Rentré avant nous, John Reed était à l’hôpital, atteint du typhus. Pour le sauver on n’épargna aucun effort : tout fut vain ; quelques jours plus tard il mourait. Son corps fut exposé dans la grande salle de la Maison des syndicats. Au jour de l’enterrement, l’hiver était déjà venu ; la neige commençait de tomber. Nous étions accablés. Le voyage à Bakou nous avait permis de le bien connaître. Avant de le rencontrer j’avais lu et traduit les articles qu’il envoyait de Petrograd, sous Kérensky, à l’excellente revue américaine Masses que dirigeait Max Eastman. C’était pour nous une information exceptionnelle, de premier ordre, à la fois perspicace, clairvoyante et pittoresque. Mais il était déjà venu en Russie, et dans toute l’Europe, pendant la guerre impérialiste, en compagnie du dessinateur Boardman Robinson. Pour un journaliste hors cadre, comme lui, ces randonnées étaient des aventures qui finirent plusieurs fois en prison, notamment en Pologne puis à Petrograd. Il avait donc beaucoup à nous raconter ; il refit pour nous les récits qu’il avait publiés à Londres en 1916 sous le titre : The War in Eastern Europe. Mais il nous parla plus encore des Journées d’Octobre, de ces “ Dix jours qui ébranlèrent le monde ” dont il avait été le témoin enthousiaste et, plus tard, le narrateur fidèle dans le livre qu’il avait écrit à son retour, à New-York, en 1919, ne mettant, me dit un jour son ami Max Eastman, guère plus de dix jours à l’écrire ; il s’était protégé contre toute visite en s’installant dans une chambre de Greenwich Village ; il y avait entassé une importante documentation, et il n’en sortait que pour prendre, en hâte, ses repas. Pendant le voyage nous l’avions vu plein d’entrain, de jeunesse, avec cependant de soudaines tristesses, et c’était lui qui faisait un premier vide dans nos rangs. Ses franches, parfois même brutales interventions au congrès l’avaient rendu sympathique à tous... On lui fit une place au long de la muraille du Kremlin, dans la section réservée aux héros tombés dans la bataille révolutionnaire. Les paroles d’adieu furent dites par Boukharine pour le Comité central du Parti communiste russe, par Kollontaï, par ses camarades du Comité exécutif. Louise Bryant, arrivée seulement pour le voir mourir, était là, anéantie par la douleur. C’était d’une tristesse infinie[14].

Cette rentrée à Moscou était marquée par la mort et l’angoisse. Le congrès était déjà commencé quand arrivèrent trois Français, connus chacun pour son sérieux et sa valeur. Journaliste et écrivain de talent, Raymond Lefebvre était acquis au communisme ; Vergeat, ouvrier mécanicien, était syndicaliste ; Lepetit, du syndicat des terrassiers, était anarchiste : le choix avait été excellent et cette délégation, petite par le nombre, était bien représentative des tendances présentes du mouvement ouvrier français. Raymond Lefebvre était le plus enthousiaste ; il participait avec une ardeur juvénile aux discussions entre délégués, questionnant, s’informant. “ Tout ce que nous avons fait jusqu’ici est à reprendre ”, me dit-il un jour ; c’était la conclusion de ce qu’il avait vu et appris durant son séjour. Vergeat, par tempérament et du fait qu’il restait hors du parti, était plus réservé ; c’était un militant solide qui ne se prononçait pas sans réflexion ; il était de ces syndicalistes qui, entièrement dévoués à la Révolution russe, avaient encore besoin de se concerter, d’examiner entre eux le grave problème que posait l’adhésion à un parti politique. Des trois, Lepetit était naturellement le plus critique ; cependant les lettres qu’il écrivit de Moscou et que publia le Libertaire, montraient que ses critiques, même vives, n’entamaient pas sa sympathie pour le nouveau régime.

Je les avais laissés à Moscou quand je partis pour Bakou, certain de les y retrouver, et d’avoir alors avec eux les bonnes conversations que les travaux du congrès n’avaient pas permises. Mais ils étaient tous trois impatients de rentrer en France pour y reprendre leur activité de militants. À cette époque, le chemin de retour était via Mourmansk, d’où les bateaux se dirigeaient sur les ports de l’Occident. Quand ils arrivèrent à Mourmansk, une tempête sévissait ; la mer était démontée. Cependant un bateau partait, ils s’embarquèrent. Depuis on était sans nouvelles, et ce qui causait les plus vives inquiétudes, c’était que les délégués partis de Mourmansk après eux étaient déjà arrivés à Paris. Nous nous cramponnions à l’espoir de les retrouver ; on fit faire partout des recherches : en vain. Il fallut se résigner à leur disparition. C’était pour le mouvement ouvrier français un lourd tribut payé à la révolution.

Pierre Pascal avait éprouvé pour deux d’entre eux, Vergeat et Lepetit, une sympathie particulière ; il les aida et les guida durant leur séjour en Russie, les faisant profiter de la connaissance qu’il avait des hommes, du régime et du pays. Il écrivit de Moscou : “ Vergeat et Lepetit ont quitté la Russie bien changés. Ils ont appris ici une grande vérité qui leur manquait en France. Ils se figuraient jadis, plus ou moins consciemment, que la société nouvelle de leurs rêves, sans classes ni exploitation, pouvait être instaurée d’un jour à l’autre, et succéder toute faite au régime capitaliste au lendemain de la révolution. Ils ont appris en Russie que cette société doit au contraire se forger dans la peine et dans l’effort de longues années... Et puis, leur éducation avait été complétée par Lénine en personne, oralement et par écrit. Ils eurent avec lui un long et cordial entretien ; ils lurent la traduction française de son ouvrage, L’Etat et la Révolution. Cette lecture fut pour eux une véritable révélation... Leur sentiment du devoir fut cause de leur mort. Ils périrent victimes de leur hâte à rapporter en France la bonne parole du communisme. ” (Bulletin communiste, 17 février 1921.)

XVII. Les syndicats russes[modifier le wikicode]

Nous avions à peine retrouvé nos chambres à Diélovoï Dvor qu’on nous annonça notre prochain transfert à l’hôtel Lux. Diélovoï Dvor était si exactement approprié à son objet que l’idée de le quitter était déplaisante ; elle le fut bien davantage lorsque nous pûmes visiter notre nouvelle résidence. C’était dans une des voies grouillantes et bruyantes de la ville, la Tverskaïa, une immense bâtisse où tout était de mauvais goût, la façade, les meubles, avec des restes de ce “ luxe ” qui avait donnait son nom à l’hôtel. Il y avait des salons inutilisables, servant seulement en période de congrès lorsqu’il fallait mettre des lits partout. Quand Amédée Dunois fit un stage à Moscou, je le trouvai installé dans un de ces salons encombrés de dorures ; comme il était venu dans un état d’esprit assez critique, une telle installation ne pouvait que le disposer à accentuer ses réserves. “ Où est l’Internationale communiste ? ” demandait-il ; “ quand Zinoviev s’en va à Petrograd, il semble qu’il l’emporte avec lui. ”

Je restai au Lux une année entière, jusqu’en octobre 1921, et j’y fis par la suite de plus brefs séjours, chaque fois que j’étais appelé à Moscou. Je le trouvais toujours aussi désagréable ; cependant il ne ressemblait d’aucune façon à ce qu’il devint par la suite, quand le stalinisme y installa la suspicion, le mouchardage, de permanentes pratiques policières ; ce n’était rien qu’on pût comparer au tableau qu’en fit Margaret Beuber-Neumann dans sa déposition au procès Kravtchenko et qu’on retrouve dans son livre Déportée en Sibérie (pp. 8-34). Mais si le décor avait changé, notre vie restait la même ; réunions, discussions, préparation de rapports, lectures ; les journaux commençaient à arriver, bien qu’irrégulièrement.

J’allais chaque jour aux bureaux de la C.G.T. russe où un local était réservé au Conseil international provisoire des syndicats rouges. Là, il n’y avait ni luxe ni trace de luxe d’aucune sorte : l’extrême pauvreté, le minimum de ce qu’il fallait pour pouvoir travailler. Peu ou pas de chauffage, surtout une terrible odeur de soupe de poisson qui imprégnait tout l’immeuble : seul menu, semblait-il, de la cantine. Les syndicats étaient malgré tout les parents pauvres, non qu’on ne leur attachât pas d’importance (ils allaient être bientôt le centre d’un des plus graves débats du Comité central et du parti) bien au contraire ; on leur avait réservé de grandes tâches dans l’édification de la société communiste. Mais l’accent restait tout de même sur le parti ; c’est lui qui avait la part du lion dans les ressources de la République, en hommes et en moyens. Et le fait dominant c’est qu’on manquait d’hommes ; la guerre avait causé des ravages parmi les meilleurs, et ceux qui restaient ne pouvaient, malgré des journées exténuantes, suffire à tout ; il fallait choisir, et les syndicats ne venaient qu’après le parti (il faut toutefois rappeler que pour les communistes russes la distinction entre syndicats et parti - parfois l’opposition - qu’on faisait ailleurs était ignorée). En fin de journée passée dans ces bureaux glacés on était un peu engourdis et on était heureux de se retrouver dans l’air vif du dehors, même quand le thermomètre marquait 25 degrés sous zéro ; je me plaisais à allonger le retour en suivant les boulevards jusqu’à la statue de Pouchkine ; le soleil s’enfonçant derrière les arbres noirs dispensait encore un peu de sa bonne chaleur.

Le hasard m’avait fait rencontrer dans ces bureaux, parmi les dactylos, une jeune Polonaise qui avait fait ses études en France et connaissait plusieurs de mes amis ; elle offrit de faire les traductions qui pourraient m’être utiles, ajoutant aussitôt : “ Mais je dois vous dire que je suis menchévik. - Si vous vous engagez à travailler honnêtement, ça m’est égal. ” Avec elle, je pouvais être sûr de ne rien ignorer de l’envers du tableau : elle ne manquait jamais de souligner les insuffisances, les points faibles du régime, et quand elle traduisait un texte où les menchéviks étaient malmenés, elle éclatait en imprécations, criant : “ C’est faux ! ce sont des mensonges ! ” Elle logeait à Diélovoï Dvor, notre ancienne résidence ayant été attribuée à des fonctionnaires et secrétaires syndicaux. Un soir, une traduction urgente m’y conduisit. J’eus sous les yeux un pénible spectacle : tout était à l’abandon. La maison que nous avions connue si nette, si plaisante, était méconnaissable ; il avait suffi d’un intendant incapable ou négligent pour causer un tel désastre ; le plancher était par endroits défoncé, les murs maculés, des conduites étaient bouchées, des lampes manquaient ; ce n’était plus l’Europe mais l’Orient où la besogne quotidienne d’entretien est généralement ignorée. Cette nonchalance orientale était un des traits négatifs du caractère russe, par tant de côtés si attachant.

Je travaillais depuis plusieurs mois avec cette secrétaire quand, un matin, elle me fit prévenir par une de ses amies qu’elle venait d’être arrêtée par la Guépéou. J’allai aussitôt chez Losovsky pour m’informer. Il ne s’agissait, me dit-il, que d’une enquête ; on avait quelques questions à lui poser. Elle fut libérée dès le lendemain et vint me conter son histoire. Elle s’était rencontrée à plusieurs reprises avec des Polonais du Bund (organisation socialiste juive) dont on ne pouvait pas dire qu’ils étaient des amis de la République soviétique ; leurs réunions avaient pris une allure clandestine, quasi conspirative ; la Guépéou, qui avait quelque raison de surveiller ces Polonais, avait alors procédé à des arrestations, dont la sienne. Son ton plus calme que d’ordinaire, le fait qu’elle parlait de son arrestation sans colère, indiquaient qu’à ses propres yeux l’intervention de la Guépéou ne manquait pas de justification.

Le délégué hollandais au Comité exécutif avait nom Jansen. C’était un grand ami et admirateur de Görter, ce défenseur chaleureux des conceptions du Parti communiste ouvrier d’Allemagne (K.A.P.D.) dont j’ai parlé à diverses reprises. J’avais rencontré Jansen à Berlin, quand nous cherchions l’un et l’autre un chemin vers Moscou. Il avait assuré la liaison entre Amsterdam et Berlin pendant et après la guerre ; il connaissait bien le mouvement ouvrier allemand et ses hommes qu’il n’aimait guère ; il les jugeait sévèrement ; c’était souvent juste mais pas tout à fait, une once de germanophobie faussait partiellement ses appréciations. Nous nous voyions, échangions nos observations, discutions, au cours de promenades dans la nuit moscovite.

Une de nos sorties eut un jour pour but une visite d’usine ; un jeune communiste qui avait travaillé quelque temps en Belgique nous accompagnait. Le tramway nous avait menés assez loin dans les faubourgs, mais il nous restait cependant un bon bout de chemin à faire à pied. Le ciel était couvert mais il n’y avait pas de vent et nous étions chaudement vêtus ; il faisait bon marcher. Une file de chariots étaient arrêtés devant un débit : nous décidâmes d’y entrer ; peut-être pourrions-nous recevoir un verre de thé ; en tout cas il serait intéressant de voir ce cadre et les personnages ; dans la ville il y avait encore quelques cafés, dont celui des “ imagistes ” ; nous n’y allions jamais. On nous apporta de l’eau chaude légèrement colorée, théière et tasses étaient ébréchées, mais on pouvait au moins se réchauffer, et ce n’était pas la première fois où ce qu’on appelait thé se réduisait à de l’eau bouillante.

Inutile de dire que notre entrée avait provoqué un certain mouvement de curiosité parmi les clients ; on était impatient de nous questionner : Qui étions-nous ? Où allions-nous ? Notre jeune camarade engagea la conversation avec son voisin et il eut la fâcheuse idée de révéler nos hautes fonctions : membres de Comité exécutif de l’Internationale communiste. “ Alors, ce sont des juifs ”, répondit aussitôt son interlocuteur sur un ton de grand mépris. “ Mais non, ils ne sont pas juifs ! ” Surpris d’abord il nous regarda avec insistance, mais finalement il fut impossible de l’en faire démordre, ni lui ni ses compagnons venus à la rescousse : tous les dirigeants soviétiques étaient des juifs, et ils ne se gênaient nullement de critiquer, même grossièrement le régime. C’était très révélateur ; des incidents de ce genre étaient de précieux coups de sonde dans la mentalité populaire ; la Révolution avait une rude tâche à accomplir pour libérer ces frustes cervelles du poison que le tsarisme y avait versé.

Pour de toutes autres raisons, la visite de l’usine devait nous laisser une impression semblable quant à l’étendue de la tâche ; mais ici cela ne tenait plus aux personnes ; les ouvriers et les dirigeants étaient des plus sympathiques ; entièrement dévoués au régime, ils nous exposaient posément leurs griefs, les difficultés auxquelles ils se heurtaient ; le travail était bien organisé mais on ne disposait plus que d’un outillage insuffisant, des pièces indispensables manquaient qu’on ne pouvait plus se procurer.

Nous étions trop fatigués pour faire à pied l’entier chemin de retour et l’idée de rentrer en traîneau nous parut séduisante. Et, en effet, au début ce fut très agréable, un air frais fouettait le visage, mais pas pour longtemps. Nous étions bien couverts, pas assez cependant pour un voyage de cette sorte, et nous décidâmes vite d’en rester là avec cette première expérience du traîneau.

Les controverses sur ce qui était désormais le programme du Parti communiste ouvrier allemand (K.A.P.D.) - parti de masses non de chefs, contre le parlementarisme et contre les syndicats - paraissaient épuisées ; elles avaient eu leur épilogue au 2e Congrès de l’Internationale communiste. Cependant Hermann Görter, le communiste hollandais qui était le théoricien de cette tendance, ayant adressé une “ Lettre ouverte au camarade Lénine ”, par laquelle il rouvrait la discussion, la direction de l’Internationale communiste avait décidé d’inviter Görter à Moscou pour un nouveau débat. Une séance exceptionnelle du Comité exécutif fut préparée. Görter était un poète, même un grand poète, et avec lui la discussion prenait inévitablement un tour littéraire. C’est ainsi que sa “ Lettre ouverte ” s’achevait sur ce résumé :

“ Pour finir, afin de mettre mes appréciations sous une forme aussi brève et ramassée que possible devant les yeux des ouvriers qui ont à acquérir une conception claire de la tactique, je les résume en quelques thèses :

1. La tactique de la Révolution occidentale doit être tout autre que celle de la Révolution russe ;

2. Car le prolétariat est ici tout seul ;

3. Le prolétariat doit donc ici faire seul la révolution contre toutes les classes ;

4. L’importance des masses prolétariennes est donc relativement plus grande, celle des chefs plus petite qu’en Russie ;

5. Le prolétariat doit avoir ici toutes les meilleures armes pour la révolution ;

6. Comme les syndicats sont des armes défectueuses, il faut les supprimer ou les transformer radicalement, et mettre à la place des organisations d’entreprises, réunies dans une organisation générale ;

7. Comme le prolétariat doit faire seul la révolution et qu’il ne dispose d’aucune aide, il doit s’élever très haut en conscience et en courage. Il est préférable de laisser de côté le parlementarisme dans la révolution. ”

C’était, on le voit, l’entier programme du K.A.P.D. qui se trouvait ainsi évoqué. Cependant la principale préoccupation de Görter, c’était la question syndicale. Lorsque nous nous rencontrâmes, il me dit presque à brûle-pourpoint : “ J’espère que vous allez réviser vos thèses sur les syndicats ”, et il parut surpris d’apprendre que les syndicalistes étaient d’accord avec les thèses de l’Internationale communiste et pas du tout avec les siennes, qu’il avait même aggravées par cette déclaration contre les grèves : “ Nous sommes restés peu nombreux ; nos forces au K.A.P.D. sont si réduites que nous devons les concentrer sur la révolution, non les gaspiller dans des grèves. ”

La réunion eut lieu le 24 novembre. Görter fit un long exposé. Les discussions antérieures avaient été si abondantes qu’il n’était pas possible d’apporter des arguments nouveaux ; tout avait été dit des deux côtés. Mais il y eut du nouveau avec Görter ; la forme même de son exposé. Elle était remarquable, mais le fond n’était pas solide ; c’était très visible à l’époque ; et à distance, quand on relit aujourd’hui le résumé de sa “ Lettre ouverte ” transcrit ci-dessus, on ne peut pas ne pas être frappé par son ingénuité. Trotsky - c’est lui qui avait été chargé de donner la réplique - réfuta, en une forme non moins brillante, les assertions fragiles de Görter, souligna ses contradictions dont la plus flagrante concernait justement les “ masses ” : elles revenaient souvent dans son exposé, il les opposait aux chefs, et en même temps il reprochait à l’Internationale communiste de “ courir après les masses ”. Que la révolution dût se développer en Occident autrement qu’en Russie, personne ne songeait à le nier ; Lénine l’avait dit et répété ; mais il ne fallait pas pour autant diviser, comme l’avait fait Görter, l’Europe en deux mondes entièrement différents ; il y avait tout de même des points communs entre la Russie et l’Occident.

Hélène Brion était alors à Moscou, où elle fit un court séjour. Militante active de la Fédération des syndicats de l’Enseignement, elle avait participé en France au mouvement syndicaliste minoritaire ; son action pendant la guerre lui avait valu d’être poursuivie et condamnée. Elle suivit ces débats avec un vif intérêt et, à leur issue, exprima son contentement d’avoir pu assister à une controverse d’une tenue aussi haute.

XVIII. Les anarchistes - Mort et obsèques de Kropotkine[modifier le wikicode]

Les anarchistes russes étaient divisés en plusieurs groupes et tendances - divisions que la guerre avait encore accentuées - des anarchistes communistes aux individualistes, comme dans tous les pays, mais plus encore qu’ailleurs, comme le montra Victor Serge, qui les connaissait bien dans les articles qu’il leur consacra. En juin 1920, quand j’arrivai à Moscou, l’un de ces groupes, celui des anarchistes-universalistes, disposait d’un vaste local en haut de la Tverskaïa où ils avaient une permanence et tenaient des réunions. Je ne connaissais aucun d’eux mais je connaissais bien Alexandre Schapiro, appartenant lui au groupe des anarcho-syndicalistes, que j’avais vu plusieurs fois à Londres, notamment en 1913, au congrès syndicaliste international ; il vivait alors habituellement à Londres et était en contact avec la Vie Ouvrière. J’allai le voir au siège de son groupe, “ Golos Trouda ” (la Voix du Travail) une boutique dans le voisinage du Grand-Théâtre. Comme la plupart des anarchistes, ses amis et lui portaient leurs efforts sur l’édition ; ils possédaient une petite presse qui leur permettait d’imprimer un Bulletin et des brochures, et, occasionnellement, même un livre. Il me remit plusieurs exemplaires des brochures qu’ils venaient de publier : des textes de Pelloutier, de Bakounine, de Georges Yvetot ; leur ambition était de faire l’édition russe de l’Histoire des Bourses du Travail, de Pelloutier. Mais leurs moyens étaient maigres, le papier manquait.

Schapiro était particulièrement bien informé de ce qui se passait dans le monde car il travaillait aux Affaires étrangères, sous Tchitchérine. Au commissariat, il voyait et traduisait les dépêches. Il me demanda des précisions sur le mouvement syndical en France, sur les amis qu’il y avait ; puis, naturellement, nous parlâmes du régime soviétique. Il n’en approuvait pas tout ; ses critiques étaient nombreuses et sérieuses mais il les formulait sans acrimonie, et sa conclusion était qu’on pouvait et devait travailler avec les soviets. Un de ses camarades, présent à l’entretien, était plus acerbe ; il était irrité par la manière stupide - affirmait-il - dont les bolchéviks se comportaient à la campagne, mais il aboutissait à la même conclusion. Nous prîmes rendez-vous pour examiner ensemble leurs problèmes, leurs rapports avec le régime, surtout avec le Parti communiste, les conditions dans lesquelles ils auraient la possibilité de poursuivre leur tâche, les choses étant nettement et franchement définies de part et d’autre.

Notre conversation avait été si cordiale, la solution nous parut si simple qu’on put croire le problème déjà résolu. Il y avait eu, chez les anarchistes, à l’égard du régime, des attitudes très différentes correspondant aux diverses tendances, depuis ceux qui combattaient le communisme et le régime par l’attentat et la bombe jusqu’à ceux qui s’étaient ralliés au bolchévisme, étaient entrés au Parti communiste - parmi eux Alfa, Bianqui, Krasnotchéko ; d’autres occupaient des postes de grande importance - Bill Chatov, rentré d’Amérique, aux chemins de fer, par exemple - mais restaient hors du Parti ; dans le travail de reconstruction les capacités et le dévouement trouvaient partout à s’employer ; un anarchiste à la tête d’une entreprise avait d’énormes possibilités et une grande indépendance ; le pouvoir central laissait alors libre jeu aux initiatives, trop heureux de voir des entreprises bien conduites. Les anarchistes-syndicalistes savaient cela, mais ils voulaient quelque chose de plus : la reconnaissance de leur groupe et la garantie de pouvoir continuer et développer leur travail d’édition. On convint en conclusion de notre conversation qu’ils rédigeraient une déclaration où seraient précisées leur attitude à l’égard du régime et leurs revendications, et que je la soumettrais au Comité exécutif de l’Internationale communiste.

J’avais engagé cette affaire de ma propre initiative ; quand je racontai à Trotsky ce que j’avais fait, il exprima son contentement et m’engagea vivement à poursuivre mes efforts pour la réalisation d’un accord. J’étais moi-même très confiant et me réjouissais par avance d’une entente qui aurait d’heureux effets dans le mouvement syndicaliste de tous les pays. Mais personne ne vint au rendez-vous. À l’heure fixée, un coup de téléphone m’avisa que Schapiro et son ami ne viendraient pas. C’était Sacha Kropotkine qui téléphonait et elle n’en dit pas davantage. Pourquoi était-ce elle qui se chargeait de cette commission ? Je ne la connaissais pas et ne l’avais jamais vue. Mais il n’était pas trop difficile d’imaginer ce qui s’était passé. On avait discuté, les divers points de vue et tendances s’étaient heurtés ; les amis les plus proches de Kropotkine avaient des griefs particuliers plus ou moins fondés, et, finalement, c’étaient les plus bornés, les plus hargneux, les plus vindicatifs qui l’avaient emporté. Décision stupide, car les anarchistes syndicalistes étaient bien plus éloignés des individualistes que des bolchéviks ; si ceux des anarchistes qui étaient malgré tout assez proches des communistes, et qui en tout cas comprenaient que c’était leur intérêt même d’apporter leur effort à la construction soviétique se dérobaient, on ne les distinguerait plus des individualistes et autres sectes qui prêchaient la lutte implacable contre le régime ; leur attitude priva la Révolution de concours précieux à plus d’un titre mais elle leur nuisit, à eux, davantage encore ; dans la lutte ouverte ils étaient battus d’avance, sans profit pour personne.

Kropotkine mourut le 8 février 1921. Il était rentré en Russie après la Révolution de Février pour apporter son plein appui au Gouvernement provisoire, au régime débile de Kérensky, même augmenté de Kornilov. C’était pour lui la suite logique de l’adhésion totale qu’il avait donnée, au début de la guerre mondiale, à l’un des groupements impérialistes, celui des Alliés qui menaient soi-disant la guerre du droit contre le militarisme prussien. Une petite minorité seulement des anarchistes l’avait suivi dans cette étrange évolution ; les autres, Malatesta en tête, dénonçaient Kropotkine et les siens comme des “ anarchistes de gouvernement ”. Conséquent avec cette position ou peut-être trop engagé pour en sortir, Kropotkine, soutenant en tout le gouvernement provisoire et celui de Kérensky, s’affirma adversaire résolu du régime soviétique.

Ce même jour, Guilbeaux avait pris rendez-vous avec Lénine, au Kremlin. Il me proposa de l’accompagner. Guilbeaux exposa d’abord son affaire personnelle, puis une conversation générale s’engagea qui nous mena tout de suite à Kropotkine. Lénine parla de lui sans acrimonie ; au contraire, il fit l’éloge de son ouvrage sur la Révolution française (publié en France sous le titre La Grande Révolution). “ Il a bien compris et montré le rôle du peuple dans cette révolution bourgeoise, nous dit-il. Dommage qu’à la fin de sa vie il ait sombré dans un chauvinisme incompréhensible[15]. ”

Comme nous partions, Lénine nous demanda, sur un ton de reproche, pourquoi nous n’envoyions pas d’articles à l’Humanité et, s’adressant à moi il me dit : “ Venez donc me voir de temps en temps ; votre mouvement français est assez déroutant, et l’information que nous avons est souvent insuffisante. - Oh, répondis-je, je prends déjà trop de son temps au camarade Trotsky. - Eh bien, vous m’en prendrez aussi un peu du mien. ”

Le corps de Kropotkine avait été exposé dans la grande salle de la Maison des syndicats - comme l’avait été celui de John Reed - et veillé par des anarchistes. L’inhumation était fixée au prochain dimanche. La veille, dans la soirée, un secrétaire de l’Internationale communiste vint me dire que j’avais été désigné pour parler au nom de l’Internationale communiste. La nouvelle me parut invraisemblable ; j’allai voir Kobiétsky ; il me confirma la décision et quand je lui fis remarquer qu’une discussion préalable, au moins un échange de vues me paraissait indispensable, il me répondit qu’on avait jugé cela inutile. “ On vous fait confiance ”, se borna-t-il à me dire.

J’étais perplexe : parler au nom de l’Internationale communiste d’un homme que les bolchéviks n’avaient cessé de combattre et qui, de son côté, avait été, jusqu’à la fin, l’adversaire irréductible de la Révolution d’Octobre, quelle mission délicate. Cependant deux considérations me firent entrevoir ma tâche comme moins difficile que je ne l’avais jugée tout d’abord. Je me rappelais la conversation avec Lénine - vraiment providentielle - le ton dont il avait parlé de Kropotkine ; son éloge de La Grande Révolution ; et aussi une chose qui m’avait surpris dans les premiers temps de mon séjour à Moscou. Sur un obélisque dressé à l’entrée des jardins du Kremlin, on pouvait lire les noms des précurseurs du communisme, des défenseurs de la classe ouvrière, et ce qui m’avait frappé, c’était l’ “ éclectisme ” qui avait présidé au choix des noms ; les “ utopistes ” étaient tous là, et ce qui devait paraître plus étonnant, Plékhanov y était aussi ; la violence des polémiques et l’âpreté des controverses n’empêchaient donc nullement de reconnaître l’apport, la contribution d’adversaires de doctrine à la cause de l’émancipation humaine. Enfin j’avais encore un autre exemple de cette “ tolérance ” imprévue des farouches bolchéviks. Au début de la Révolution d’Octobre, l’exubérance révolutionnaire se manifesta de toutes les façons et dans tous les domaines, notamment dans la peinture et la sculpture ; les peintres avaient pris possession de toute une partie de la Tverskaïa, et en 1920, on pouvait encore voir, gravés dans les murailles, des médaillons de grands révolutionnaires ; celui de Kropotkine se trouvait en bonne place, dans le voisinage du Grand-Théâtre.

Le dimanche après-midi, un long cortège se forma à la Maison des syndicats pour accompagner le corps du défunt au cimetière des Novodiévitchi, situé à l’une des extrémités de la ville. Les drapeaux noirs flottaient au-dessus des têtes et les chants émouvants se succédaient. Au cimetière, un incident, bref mais vif, se produisit lors des premiers discours. Un anarchiste de Petrograd parlait depuis quelque temps quand des protestations s’élevèrent, à la fois sourdes et passionnées : “ Davolno ! Davolno ! ” (Assez ! Assez !). Les amis les plus proches de Kropotkine ne toléraient pas qu’on rappelât en ce jour de deuil, ce que la plupart des anarchistes sinon tous devaient considérer comme sa défection de 1914[16].

Peut-être n’était-ce pas le moment et fallait-il se taire ? C’était une question à régler entre anarchistes, et aussi un avertissement pour moi, si j’avais été tenté d’évoquer cette période critique. Mais j’avais préparé mon bref discours sur mes souvenirs personnels, sur ce que Kropotkine avait été pour les hommes de ma génération, en Europe, en Amérique, partout dans le monde, sur sa contribution importante à la doctrine de l ’évolution avec L’Entr’aide, sur le personnage d’Autour d’une vie pour lequel on ne pouvait pas ne pas éprouver un sincère attachement. Mes paroles passèrent sans encombre bien que je sentais qu’il n’y avait pas autour de moi que de la sympathie : “ Discours conciliant ”, écrivait beaucoup plus tard, Victor Serge, d’où on devrait conclure que les paroles que je prononçai avaient une signification politique précise, comme si leur contenu avait été délibéré par l’Exécutif de l’Internationale communiste. On a vu qu’il n’en était rien ; il reste cependant que son appréciation n’était pas uniquement personnelle ; c’était aussi le propos qu’il avait recueilli autour de lui[17].

XIX. Congrès du Parti socialiste français - Majorité pour l’adhésion à l’Internationale communiste[modifier le wikicode]

Dans un des paragraphes consacrés au 2e Congrès de l’Internationale communiste, j’ai parlé du Parti socialiste indépendant d’Allemagne, de son importance numérique, des tendances qui s’y manifestaient ; l’adhésion à la 3e Internationale y était défendue par Däumig et Stöcker, tandis que Dittmann et Crispien exigeaient certains “ apaisements ”. Les rapports qu’ils firent à leur tour en Allemagne provoquèrent de vives discussions à l’intérieur du Parti ; il apparut qu’il n’y avait plus de compromis possible, que la scission était inévitable. Un congrès extraordinaire fut convoqué. Il se tint à Halle, du 12 au 17 octobre. Les partisans de l’adhésion demandèrent à Zinoviev de venir y parler au nom de l’Internationale. Le gouvernement allemand accorda le visa pour un bref séjour ; Zinoviev emmena avec lui le secrétaire de l’Internationale des Jeunesses communistes, et Losovsky pour les syndicats ; c’était la première fois que des membres de l’Internationale communiste pouvaient sortir de Russie pour participer à un congrès socialiste, il fallait profiter au maximum de cette exceptionnelle opportunité.

Grands et passionnés débats ! Hilferding conduisant la bataille contre l’adhésion, reçut l’appui de Martov et d’Abramovitch ; Zinoviev y fut brillant, l’emporta ; il savait et sentait que la grande majorité du Parti voulait aller à la 3e Internationale ; elle supportait mal l’attitude louvoyante et expectante de la direction. Au vote, il y eut 236 voix pour l’adhésion ; les opposants n’en recueillirent que 156. Zinoviev revint à Moscou couvert de lauriers ; l’Internationale communiste fit en hâte, avec son discours, une substantielle brochure, Douze jours en Allemagne.

Durant son bref séjour à Halle, Zinoviev avait pu s’occuper aussi du Parti socialiste français. Ce parti se trouvait dans une situation analogue à celle des Indépendants d’Allemagne : forte poussée d’en-bas pour l’adhésion à l’Internationale communiste ; résistance procédurière et tenace des sommets. Son sort, lié au sort des Indépendants, devait le suivre. Dès qu’ils avaient été informés du voyage de Zinoviev, les longuettistes avaient envoyé une délégation en Allemagne pour se concerter avec lui. Les vingt et une conditions posées par le 2e Congrès pour l’entrée dans l’Internationale communiste étaient, à leurs yeux, trop rigides, elles empêcheraient un vote massif pour l’adhésion. Zinoviev consentit quelques accommodements, un accord fut signé.

Le congrès du Parti socialiste se réunit à Tours, du 25 au 31 décembre ; Zinoviev ne pouvait songer cette fois à faire le voyage ; les gouvernants français perdaient la raison quand il s’agissait du bolchévisme. Mais l’Internationale communiste trouva un excellent porte-parole en Clara Zetkin, qui alla clandestinement à Tours ; son apparition à la tribune du congrès souleva l’enthousiasme de la grande majorité des délégués. Le vote répéta celui de Dresde : 285 délégués disposaient de 4.575 mandats. La motion d’adhésion en recueillit 3.028 ; ses adversaires n’en eurent que 1.022. L’opposition à l’adhésion fut importante, surtout parmi les élus parlementaires ; après beaucoup d’hésitation, Jean Longuet, petit-fils de Karl Marx, se sépara de la plupart de ses amis, qui votèrent l’adhésion.

Vu de Moscou, le résultat parut encore plus favorable ; on était très satisfait bien qu’on n’attachât pas la même importance au Parti français et à la France, qu’au Parti allemand et à l’Allemagne - il s’en fallait de beaucoup. Pour moi, qui connaissais bien quelques-uns des hommes qui avaient défendu l’adhésion, je ne pouvais pas ne pas demeurer sceptique quant à leur sincérité ; ils suivaient le courant pour rester à la direction du Parti. Cependant, allégé des trois quarts de ses parlementaires, de la plupart de ceux qui s’étaient compromis à fond dans la guerre impérialiste, le nouveau parti offrait des possibilités : les éléments nouveaux, les jeunes portés à la direction avaient la voie libre ; il ne leur restait plus qu’à faire preuve de leur capacité.

En conséquence de la formation d’un Parti communiste français, section de l’Internationale communiste, l’Exécutif de l’Internationale décida de m’appeler au “ petit bureau ”, où siégeaient Zinoviev, Boukharine, Radek et Béla Kun (en écrivant aujourd’hui ces noms, je m’aperçois que je suis le seul survivant de ce comité restreint). Ce petit bureau devait être, au 3e Congrès, l’objet de vives critiques, particulièrement en ce qui touchait le mouvement malheureux de Mars en Allemagne ; on le dénonçait comme une officine où se tramaient dans l’ombre des complots dirigés pas seulement contre les gouvernements capitalistes mais, à l’occasion, contre des sections de l’Internationale. Mais il n’était rien de tel. Sa tâche principale était de préparer le travail du Comité exécutif. Zinoviev résidait habituellement à Petrograd et il ne venait qu’irrégulièrement à Moscou, de sorte que l’ordre du jour des séances était toujours chargé. Dès que Zinoviev était annoncé, c’était le grand branle-bas : réunion du petit bureau, réunion de l’Exécutif, discussions, décisions ; on siégeait alors sans arrêt.

Au petit bureau comme au Comité exécutif, le ton des discussions était très amical, mais au petit bureau il y avait plus d’intimité et les heures qu’on y passait étaient particulièrement agréables. Radek était convenable comme toujours lorsqu’il se trouvait avec des hommes qu’il devait considérer comme ses égaux ; chez Boukharine c’était toujours la même gentillesse ; il dessinait avec esprit et au cours de nos séances, il fit d’innombrables Radek en tutu ; pour qui a jamais vu Radek il est possible d’imaginer ce que ça donnait... Nous avions tenu séance tout un après-midi à Lux, et nous devions nous retrouver au Kremlin après dîner, dans le logement de Zinoviev, pour achever notre ordre du jour. Quand j’y arrivai, je trouvai Zinoviev allongé sur un divan ; Boukharine, couché sur le parquet, disparaissait presque entièrement dans sa chouba. Comme beaucoup de leaders communistes ils attrapaient du sommeil quand ils pouvaient. Les vies de Lénine et de Trotsky étaient mieux réglées, sauf bien entendu pendant la guerre civile. Même quand j’étais en désaccord avec les thèses défendues et les résolutions prises, je trouvais toujours grand profit à ces débats ; c’est à Moscou qu’on avait alors la meilleure information sur le mouvement ouvrier à travers le monde et sur la politique générale des gouvernants, par les rapports, par les journaux, par les communications verbales des visiteurs, assez nombreux maintenant, et venant de tous les points d’Europe et du monde.

XX. Au groupe communiste français de Moscou[modifier le wikicode]

Vieux Parisien, Dridzo-Losovsky venait parfois à Lux bavarder avec moi. Un soir, comme il partait, je lui dis : “ Je descends avec vous, je vais à la réunion du groupe français. - J’y vais aussi, dit-il aussitôt. ” Le groupe communiste français se réunissait dans une maison d’un confort tout occidental, située dans une péréoulok partant de la Tverskaïa, non loin de Lux. Elle avait été l’habitation d’un consul scandinave ; Guilbeaux, sa femme et un ingénieur français y avaient leur logement ; une pièce spacieuse, sans doute le bureau du consul, était commode pour les réunions. La composition du groupe était, comme on peut l’imaginer, hétéroclite ; la plupart de ses membres, d’origines très diverses, s’étaient trouvés en Russie au moment de l’insurrection d’Octobre et ils avaient alors adhéré au communisme. De la mission militaire venait le lieutenant Pierre Pascal, catholique fervent et pratiquant, passé du côté de la Révolution non malgré son catholicisme mais à cause de lui - ce qui suffit à faire comprendre qu’il n’est pas un catholique ordinaire ; le caractère spartiate du régime était précisément ce qu’il aimait. Grand travailleur - il était chez Tchitchérine - il ne se plaignait ni ne demandait jamais rien. Lors du 3e Congrès, ayant eu l’occasion d’aller le voir dans la chambre où il travaillait, nous le trouvâmes si fatigué que nous pensâmes tout de suite qu’il y avait quelque chose d’anormal. Quoi ? il ne fallait pas compter sur lui pour le savoir, mais des questions posées dans son entourage nous apprirent qu’il avait simplement été oublié dans la distribution des cartes pour les repas... On avait publié de lui, à Petrograd et à Paris, des articles et des Lettres de la Russie rouge, de pensée et de style également remarquables.

René Marchand était en Russie correspondant du Figaro quand la guerre éclata. Par ses origines - il était fils de magistrat - et par sa profession, on peut imaginer qu’il était fort éloigné du communisme et de la révolution socialiste. Comment s’y était-il rallié ? Ses raisons, il les avait données dans une brochure au long titre Pourquoi je me suis rallié à la formule de la Révolution sociale, un titre singulier et assez prudent. Les machinations, manœuvres, complots, attentats préparés par les ambassades de l’Entente au début de la Révolution - plusieurs sous ses yeux - l’avaient indigné et avaient certainement contribué à le pousser de l’autre côté de la barricade. Il pouvait lui aussi abattre beaucoup de besogne. Il m’avait demandé d’obtenir pour lui l’autorisation de fouiller dans les Archives des Affaires étrangères pour y recueillir la correspondance diplomatique se rapportant à l’alliance franco-russe, notamment les lettres et dépêches d’Isvolsky, ambassadeur à Paris de 1910 à 1916. Ce sont ces lettres, traduites alors par lui, que nous fîmes éditer à Paris par la Librairie du Travail sous le titre de Livre Noir[18] ; ce fut certainement sa contribution la plus importante à la Révolution russe et à l’histoire tout court ; il tenta pourtant de la répudier dix ans après, quand il s’était “ rallié ” successivement à d’autres “ formules ”, et bien que j’eusse en ma possession les traductions écrites de sa main. Comme homme, comme caractère, comme écrivain, on n’aurait pu imaginer plus grand contraste avec Pascal. Sa grande faim n’était pas une légende, et il s’offrait le luxe d’entretenir un immense chien dans sa chambre du Métropole.

C’est sans doute le capitaine Sadoul que j’aurais dû rapprocher de Pascal ; le contraste n’aurait pas été moindre mais il aurait été de caractère tout différent. Mais j’ai déjà dit de Sadoul ce qu’il suffit d’en dire ici, car il traitait le groupe français par le mépris, n’y venait jamais plus. Il quitta d’ailleurs assez vite la Russie soviétique où il ne trouvait plus d’emploi à sa taille.

Henri Guilbeaux s’était approché du groupe de la Vie Ouvrière au début de la première guerre mondiale. Dès qu’il avait été réformé, il avait pu passer en Suisse où Romain Rolland lui avait trouvé une occupation à l’Agence internationale des prisonniers de guerre. Il était parti de France “ rollandiste ” comme je l’ai déjà indiqué, mais sous l’influence des socialistes russes qu’il avait rencontrés à Genève, il évolua assez rapidement vers le bolchévisme. Il participa à la Conférence de Kienthal et fut finalement arrêté et expulsé par les autorités suisses tandis qu’un tribunal français le condamnait à mort par contumace. Il a raconté tout cela dans divers ouvrages écrits en 1933-1937 qu’il convient de lire avec précaution. Bien qu’il eût souvent insisté, je ne lui avais jamais donné le mandat de nous représenter dans les conférences internationales ; je reconnaissais volontiers les grands mérites de la revue Demain qu’il dirigeait et publiait à Genève ; elle apportait chaque mois une information exceptionnelle très utile et, d’autre part, il montrait beaucoup de courage contre la meute de mouchards et de provocateurs qui le harcelaient sans répit. Cependant nous ne pouvions le considérer comme un des nôtres ; qu’il ne fût pas absolument sûr, il en fournit lui-même la preuve par son évolution ultérieure.

L’ingénieur que j’ai déjà mentionné était apolitique ; le secrétaire de Pascal était, politiquement, ignorant. Il y avait encore quelques comparses qui n’étaient là que pour attraper le païok supplémentaire attribué aux membres du groupe, et dans l’espoir de pouvoir rentrer plus facilement en France.

Quand nous pénétrâmes, Losovsky et moi, dans la salle de réunion, l’atmosphère nous parut si tendue, les visages étaient si crispés qu’il n’était pas difficile d’imaginer que la discussion, ce soir-là, n’était rien moins que cordiale. Losovsky fit aussitôt demi-tour, disant : “ Les histoires de l’émigration... Je connais ça ! Bonsoir. ” Je devais rester ; la soirée fut pénible. La différence des tempéraments, sans parler des conceptions politiques, était telle que la simple cohabitation était impossible ; tout était prétexte à ranimer une vieille querelle, à mettre Pascal en accusation pour son catholicisme. Très digne, Pascal se bornait alors à donner lecture d’un texte qu’il considérait comme sa profession de foi. Le conflit avait été porté devant le Comité central du Parti communiste russe ; le compromis élaboré pour le trancher, ou au moins l’apaiser, se révélait, à l’usage, inopérant. Je crois bien que cette réunion fut la dernière du groupe communiste de Moscou ; en tout cas, il n’eut plus aucune espèce d’activité.

Le groupe communiste français de Moscou était bien tel que je viens de le décrire, en 1920 ; il se survivait. Mais il avait connu à ses débuts de grands heures : deux de ses membres avaient été pris par la contre-révolution. Pour ne pas laisser le lecteur sur l’impression de sa fin pénible, je veux reproduire ici un fragment du bref historique qu’en fit Pascal :

“ Le 30 août 1918, les Isvestia publiaient l’annonce suivante : Tous les camarades parlant français et anglais et sympathisant avec l’idéal du Parti communiste sont invités à assister à une réunion qui aura lieu samedi 31 août à sept heures du soir, Vozdvijenka, n° 20. Ordre du jour : Rapport sur la situation, en anglais, par le camarade Price, Morgan Philips ; en français par la camarade Jeanne Labourbe ; 2° Organisation d’un groupe anglo-français.

“ Jeanne Labourbe était un précurseur. Dans sa jeunesse laborieuse, elle avait gardé les troupeaux dans son village de Bourgogne, puis elle entra en service à la ville jusqu’au jour où la lettre d’une compagne fut l’occasion de son départ en Russie. Installée dans une famille polonaise, elle dut y jouer le rôle douloureux d’institutrice et de demi-servante qui lui permit cependant, tout en enseignant à son élève sa langue maternelle de compléter sa propre éducation. Lorsqu’éclata la Révolution de 1905, son grand cœur, son courage viril, son dévouement absolu à toutes les causes justes, la lancèrent dans le mouvement libérateur. Elle s’y donna certainement tout entière, comme nous l’avons vue parmi nous ne vivre que pour le groupe et pour le communisme. On sait comment elle est morte, le 2 mars 1919, lâchement assassinée dans la nuit, au fond d’un faubourg désert d’Odessa, par un groupe d’officiers français et russes, sous la présidence du général Borius. ”

C’est également dans la région d’Odessa, où les forces françaises secondaient les Blancs, que devait tomber la seconde victime. Dans des Souvenirs de guerre civile, Marcel Body écrivit :

“ Odessa est bloquée par mer et par terre... il n’y a plus de pain, plus d’eau, plus de combustible dans la ville ; en revanche il y a des contre-révolutionnaires partout ; la situation empire. Au moment où je prends la parole, un camarade me glisse un billet où je lis : “ On s’attend à l’occupation de la ville cette nuit ; préparez-vous à vous réfugier dans un logement clandestin. ” Peu après, je vois entrer dans la salle Henri Barberey, armé et équipé ; quelques instants auparavant, il a prononcé en russe, un beau discours. Il a, si je ne me trompe, dix-huit ans, ce qui ne l’empêche pas d’être par ses convictions, un homme fait ; c’est un des premiers Français qui se soient ralliés à la Révolution. Au début de l’intervention française, le groupe communiste français l’a envoyé, avec Jeanne Labourbe, dans le Sud de la Russie pour y militer ; son courage confine à la témérité. À Sébastopol, où il se trouvait au moment de la révolte des marins de l’escadre française de la mer Noire, il a joué, dans les événements eux-mêmes décisifs, un rôle de premier plan. Déguisé en matelot, il s’est rendu sur les bateaux de guerre français pour y seconder une agitation qui a porté ses fruits... Dans la nuit du 30 au 31 juillet, Henri Barberey part à la tête d’un petit détachement de volontaires français combattre les insurgés qui déjà massacrent les communistes et les juifs dans les faubourgs d’Odessa. Il se bat avec sa bravoure accoutumée ; à certains moments ses compagnons s’efforcent vainement de le modérer. Parti seul en éclaireur - ou en parlementaire - il est fait prisonnier sous les yeux de ses camarades, impuissants à le sauver. Nous ne le reverrons plus. ” (Correspondance internationale, 11 novembre 1922.)

XXI. Le “Train de Trotsky - Wrangel - Fin de la guerre civile[modifier le wikicode]

Dans les récits fragmentaires qui nous étaient parvenus des opérations de la guerre civile, il était fait fréquemment allusion au “ train de Trotsky ” ; on le voyait surgissant ici et là, sur l’Oural ou en Ukraine, enflammant les soldats rouges en même temps que sa seule apparition démoralisait les mercenaires de la contre-révolution ; c’étaient des exploits extraordinaires sans cesse renouvelés ; le “ train ” devenait quelque chose de légendaire.

Alex. Barmine, lui-même participant à l’un de ces exploits, en a fait ce récit :

“ Une nouvelle attaque de Haller (général polonais) lui permit de s’emparer de Retchitsa et de traverser le fleuve. Gomel allait tomber au pouvoir de l’ennemi quand arriva Trotsky. Déjà les convois d’évacuation, ces lamentables convois d’attelages trimbalant des coffres, des papiers, des restes de stocks, se traînaient le long des routes de Novozybkov, déjà les présidents de l’Exécutif et de la Tchéka filaient en automobile - il ne restait plus à la gare que le dernier train blindé, ce train des batailles perdues commandé par quelque ex-marin enragé - quand tout changea, et nous perçûmes que les événements tournaient. Trotsky amenait avec lui des équipes toutes prêtes d’organisateurs disciplinés, d’agitateurs, de techniciens, tous commandés par une volonté sans défaillance. La 5e division, réduite à quelques centaines de baïonnettes, venait de lâcher pied devant les Polonais. Notre Ecole partit à l’aube et prit position en tête du pont, devant Retchitsa. Cette bataille fut mouvementée. Nous chargeâmes à l’arme blanche contre les tirailleurs abrités derrière une haie. Un officier intrépide, un spécialiste, nous conduisait calmement, le revolver au poing. Il franchit la haie le premier. Nous nous battions cette fois contre des soldats de la grande guerre, formés en France et en Allemagne. Ce fut notre pire combat. Sur 240 aspirants, plus de 100 tombèrent et nous fûmes refoulés. Mais les fantassins du général Haller ne passèrent point. Ils ont juré d’aller jusqu’à Moscou ! nous avait-on dit. “ Ils ne verront pas même Gomel ”, nous répétions-nous entre survivants... Trotsky visita les premières lignes. Il nous harangua. Il fit passer sur nous ce souffle d’énergie qu’il apportait partout dans les moments tragiques. La situation, catastrophique l’avant-veille, était rétablie comme par miracle. Ce n’était en réalité que le miracle tout à fait naturel de l’organisation et de la volonté. J’ai gardé jusqu’il y a peu de temps le discours de Trotsky à notre Ecole militaire imprimé dans la typographie du train de l’Armée rouge. ” (Vingt ans au service de l’U.R.S.S., pp. 111-112.)

J’avais fait parler Trotsky quelquefois là-dessus mais il ne m’avait jamais fait de longs récits. En juin 1920, quand j’arrivai en Russie, la guerre civile était virtuellement terminée ; le train était garé. Je ne pouvais que m’en réjouir, regrettant seulement d’être venu trop tard.

Au cours de l’automne il apparut que les débris de l’armée de Dénikine n’étaient pas aussi négligeables qu’on l’avait cru tout d’abord ; un nouveau capitaine de la contre-révolution, Wrangel, avait réussi à les rassembler et à les équiper avec l’aide de la France. L’Amérique et l’Angleterre avaient renoncé définitivement à intervenir, mais la France, elle, s’obstinait ; Millerand, Poincaré et leur parlement de “ bloc national ” envoyaient du matériel, accordaient des crédits, allaient même jusqu’à reconnaître Wrangel, et le prolétariat français se montrait incapable d’empêcher cette nouvelle agression. Wrangel avait installé son quartier général en Crimée, d’où il lui était aisé de lancer des raids sur la région avoisinante ; opérant par surprise, ses colonnes pouvaient, après les attaques, se réfugier dans la presqu’île. La menace devenait inquiétante, car on pouvait craindre que, s’enhardissant, il finît par s’attaquer au bassin houiller du Donetz.

Après étude et discussions, le Comité central décida d’en finir avec ce résidu de la contre-révolution, donnant du même coup une leçon à la bourgeoisie française qui, hypnotisée sur ses titres des emprunts tsaristes auxquels elle avait inlassablement souscrit, avait décidément la tête dure. Le “ train ” allait donc partir pour un nouveau voyage ; devançant mon désir, Trotsky me proposa de l’accompagner.

Le 27 octobre au matin nous étions à la gare ; le train était déjà prêt ; après une brève inspection il démarra. Le wagon du commissaire du peuple était celui du ministre tsariste des chemins de fer ; Trotsky l’avait adapté à son usage ; le salon avait été transformé en bureau-bibliothèque ; l’autre partie comprenait la salle de bain, flanquée de chaque côté d’un étroit cabinet, juste la place d’un divan. Le wagon suivant était celui des secrétaires, puis venaient successivement l’imprimerie, la bibliothèque, la salle de jeux, le restaurant, un wagon de vivres et de vêtements de réserve, un service d’ambulance, enfin un wagon spécialement aménagé pour les deux autos ; tout ce qu’il fallait pour le travail, pour la défense et même pour l’attaque...[19].

Le train était en tout temps une ruche active ; il avait un journal V Pouti (“ En route ”) - quotidien avec des leaders, un commentaire des événements, et les “ dernières nouvelles ” : dès que le train stoppait, on le branchait sur les lignes pour être aussitôt en communication avec Moscou, et, aux heures correspondantes, la radio enregistrait les émissions étrangères. “ Votre T.S.F. est complètement stupide, me dit Trotsky ; Berlin, Londres donnent des nouvelles intéressantes, la vôtre uniquement des futilités. ” Trotsky avait toujours quelque travail en préparation, et quand les opérations militaires le permettaient, il mobilisait ses secrétaires, dictant et révisant les feuilles dactylographiées : “ J’ai pris cette habitude de dicter pendant la guerre, me dit-il, ajoutant aussitôt qu’auparavant, c’étaient les secrétaires qui auraient manqué. ” Il ne faudrait pas en conclure que le travail ainsi fait était bâclé ou négligé ; nul ne fut jamais plus exigeant que Trotsky vis-à-vis de lui-même ; il avait horreur de la négligence aussi bien dans le style que dans la tenue ou la conduite ; il reprenait les pages dictées, les relisait, les corrigeait, les remaniait ; une deuxième, une troisième expédition devenait nécessaire. Mais parfois l’ennemi ne laissait pas assez de temps pour ce polissage, et certains textes pouvaient garder un tour oratoire.

La table de travail occupait la quasi-totalité d’un des côtés sur la paroi duquel une grande carte de Russie était accrochée ; au long de deux autres parois faisant angle, des rayons chargés de livres, encyclopédies, ouvrages techniques ; d’autres sur les sujets les plus variés attestaient la curiosité universelle du nouvel occupant ; il y avait même un coin français où je trouvai la traduction française des études marxistes d’Antonio Labriola ; cependant je ne fus pas peu surpris d’y voir le Mallarmé de Vers et Prose, à couverture bleue, de la Librairie académique Perrin.

Nous restâmes deux jours à Kharkov où se trouvait le quartier général des armées soviétiques ; c’était Frounzé, plus tard commissaire à la guerre, qui dirigeait les opérations. Cependant notre première visite avait été pour Racovsky, alors Président du Conseil des Commissaires du Peuple d’Ukraine. C’était l’ami le plus intime de Trotsky ; les deux hommes s’étaient rencontrés à l’époque de la guerre des Balkans, quand Trotsky suivait les opérations comme correspondant de guerre, puis plus tard à Zimmerwald, et en Russie après l’insurrection d’Octobre. Ces deux journées furent consacrées à de longues réunions où toutes sortes de questions étaient examinées. Racovsky mettait à profit la présence du membre du Bureau politique pour trancher les problèmes difficiles demeurés en suspens. Quand il ramena Trotsky au train, son visage, toujours cordial et bienveillant rayonnait : “ Quel travail nous avons pu abattre ! ” me dit-il.

Le train reprit sa marche vers le Sud. Trotsky avait eu des conférences avec Frounzé ; il m’exposa brièvement le plan des opérations dont la dernière phase allait commencer. L’Armée rouge s’était emparée de Nikopol, sur le Dniepr, position essentielle, et s’y était solidement accrochée. De cette place forte à laquelle Wrangel s’était vainement attaqué, les forces soviétiques allaient contraindre l’ennemi à ramener toutes ses troupes en Crimée ; puis, franchissant l’isthme de Pérékop, elles iraient les pourchasser et jetteraient à la mer celles qui résisteraient. Ce serait cette fois la fin, mais que de précieuses vies seraient encore sacrifiées ; l’isthme formait une étroite bande de terre, d’à peine quatre kilomètres de large ; il serait aisé à l’ennemi d’y organiser une résistance coûteuse à briser.

Le train stoppa et se gara à Alexandrovsk ; un commandant de l’armée rouge y attendait Trotsky ; il lui fit un rapport sur la situation ; on pouvait continuer en auto jusqu’au quartier général de l’armée ; la route avait été dégagée ; cependant on signalait encore des patrouilles ennemies dans ces parages.

Il faisait très froid. La nuit était venue ; l’auto roulait à travers la plaine couverte de neige ; on ne voyait nulle trace de route ; je me demandais comment le chauffeur pouvait trouver son chemin. Trotsky me promit un verre de thé dans la maison du pope ; “ Pourquoi chez le pope ? demandai-je surpris. - Parce qu’il y a rarement d’autre maison possible pour y loger un quartier général. ” Cependant quand l’auto stoppa, nous étions devant une maison des plus modestes ; dans une pièce toute encombrée de meubles, Trotsky tint conférence avec le commandant rouge et son officier d’état-major ; une carte avait été étalée sur la table ; on n’avait pour toute lumière que celle que dispensait une bougie. Un conflit opposait les deux hommes. Le premier exposa son point de vue avec une ardeur impatiente, presque de la colère ; l’officier était beaucoup plus calme. L’affaire fut vite réglée ; Trotsky en avait connu de semblables par centaines : heurt fréquent entre le commandant improvisé et le technicien. Ici, le jeune commandant était un ouvrier de Pétrograd, et, comme c’était souvent le cas, plein de courage, et d’audace, mais impatient et supportant mal les observations de l’officier d’état-major, aux prises, lui, avec les tâches précises du ravitaillement. “ La dispute classique, me dit Trotsky ; l’obstacle qu’il fallut souvent surmonter ; mais sans cette collaboration de la fougue révolutionnaire et de la technique du professionnel nous n’aurions jamais pu vaincre. ” C’était l’illustration à l’échelle la plus réduite, du grave problème qui s’était posé lors de la création de l’Armée rouge. Préconisant l’utilisation des officiers de l’armée tsariste qui promettaient de servir loyalement, Trotsky se heurtait à une opposition qui devenait plus agressive en cas de revers ou lorsqu’un de ces officiers trahissait[20].

Nous remontâmes dans l’auto ; le froid était très vif ; le vent secouait la voiture et parvenait à s’infiltrer à l’intérieur. “ Eh bien ! dis-je à Trotsky, vous m’aviez promis la maison confortable du pope et un verre de thé. - C’est vrai, répondit-il en souriant ; à la guerre il faut s’attendre à des surprises. ” À Alexandrovsk, nous retrouvâmes le train. Trotsky prit connaissance des dépêches arrivées en son absence, puis nous reprîmes le chemin de Moscou, cette fois sans nous arrêter nulle part. Trotsky me parla plus longuement de la guerre qu’il ne l’avait fait jusqu’alors. “ La bataille doit être maintenant engagée, dit-il ; une terrible mêlée ; il faut enlever des positions faciles à défendre. Quelle chose horrible que la guerre ! ” Puis il évoqua quelques-uns des épisodes, entre autres la bataille devant Kazan qui avait décidé du sort de Koltchak. Le siège se prolongeait ; le commandement estima qu’une feinte était nécessaire pour tromper l’ennemi, pour détruire, de nuit, sa flottille, attaquer les batteries du rivage, provoquer une panique parmi les troupes. Trotsky décida de participer lui-même aux opérations que devait diriger Raskolnikov. Le stratagème réussit pleinement. Mais quel risque ! Je ne pouvais m’empêcher de formuler un reproche rétrospectif : “ Aviez-vous le droit de vous exposer ainsi ? ” La réponse vint aussitôt, brève et sans réplique : “ Quand on doit demander à des hommes de risquer leur vie, il faut leur montrer qu’on ne craint pas de risquer la sienne. ”... Le train roulait régulièrement quoique à une allure modérée : il était lourdement chargé ; deux locomotives étaient nécessaires pour le tirer. Quand nous arrivâmes à Moscou, on venait d’y apprendre que les soldats rouges avaient enlevé les dernières défenses fermant l’isthme de Pérékop. Wrangel s’enfuit, abandonnant les hommes qu’il avait entraînés dans son aventure. La France de Poincaré avait joué sa dernière carte et elle avait perdu ; la guerre civile était terminée[21].

  1. Dans la docte Revue des Deux Mondes, Charles Benoist, pour paraître informé, avait écrit : “ Lénine ou Zederblum ? ” Puis il rectifia, non sans dépit : “ Il paraît que décidément il s’appelle Oulianov. ”
  2. Un écrivain non socialiste décrivait ainsi la situation à cette époque : “ Jusqu’au mois de septembre 1920, l’Italie donna vraiment l’impression d’être en proie au désordre le plus excessif et à la folie révolutionnaire, surtout verbale, la plus outrée. La manie des grèves dans toutes les catégories ouvrières, et jusque dans les services publics, atteignit la limite de la tragi-comédie. Les causes les plus minimes servaient de prétexte à l’arrêt de la production. Tout ce qui avait l’apparence “ bourgeoise ” était l’objet d’agressions ; les automobiles ne pouvaient circuler à travers les campagnes et dans les faubourgs de certaines villes “ rouges ” sans courir le danger de servir de cibles aux pierres lancées par les paysans et les ouvriers… Le mythe russe atteignit son maximum de diffusion. La Russie communiste devint l’idéal de la grande majorité de la population ouvrière. ” G. Prezzolini : Le Fascisme, pp. 65-67.
  3. Voici, sur l’homme et ses idées, l’appréciation d’un socialiste : “ L’anarchiste Malatesta, qui a environ 67 ans, et qui est rentré depuis quelques jours d’exil, est le seul vrai révolutionnaire qui se soit trouvé en Italie dans la période de 1920-1920. Le mot “ révolution ” a pour lui une signification précise… Malatesta pense qu’il faut faire la révolution au plus tôt. Car, dit-il “ si nous laissons passer le moment favorable, nous devrons ensuite payer par des larmes de sang la peur que nous faisons maintenant à la bourgeoisie. ” A. Rossi : La naissance du fascisme, p. 45.
  4. Parlant de Sméral dans ses Souvenirs, Benès mentionne sa “ politique opportuniste austrophile ” pendant la guerre, qu’il justifiait par des formules marxistes : “ Dites que je suis un cynique, un matérialiste, que sais-je encore ? mais la politique n’est pas affaire de morale. ” Benès ajoute : “ Il était alors considéré comme un politique de tout premier plan, avec qui tout le monde comptait. ” Benès, Souvenirs de guerre et de révolution, tr. fr., pp. 26-30.
  5. Publiées d’abord à Moscou puis à Berne, sous le titre de Notes sur la révolution bolchévique (octobre 1917-juillet 1918) ces lettres de Russie le furent plus tard à Paris (l’édition de Moscou étant la plus complète). Trente ans après, Jacques Sadoul a écrit un livre sur la Naissance de l’U.R.S.S. où les événements décrits dans ces lettres sont accommodés au goût stalinien du jour. À l'occasion des “ procès de Moscou ”, il s’était signalé par des correspondances grossièrement mensongères ; l’observateur perspicace et clairvoyant des débuts de la Révolution avait désormais fait place à un procureur vulgaire.
  6. L’anarchiste allemand Eric Musham écrivait, en septembre 1920, de la forteresse d’Augsbach où il était emprisonné : “ Les thèses théoriques et pratiques de Lénine sur l’accomplissement de la révolution et des tâches communistes du prolétariat ont donné à notre action une nouvelle base… Plus d’obstacles insurmontables à une unification du prolétariat révolutionnaire tout entier. Les anarchistes communistes ont dû, il est vrai, céder sur le point le plus important de désaccord entre les deux grandes tendances du socialisme ; ils ont dû renoncer à l’attitude négative de Bakounine devant la dictature du prolétariat et se rendre sur ce point à l’opinion de Marx… L’unité du prolétariat révolutionnaire est nécessaire et ne doit pas être retardée. La seule organisation capable de la réaliser c’est le Parti communiste allemand. J’espère que les camarades anarchistes qui voient dans le communisme le fondement d’un ordre social équitable suivront mon exemple. ” (Bulletin communiste, 22 juillet 1920.)
  7. Quand le livre fut publié à Paris, Jacques Mesnil émit une opinion analogue : “ Lénine ne dissimule jamais les difficultés de la tâche à accomplir. Ce livre est un livre pour tous les militants conscients et réfléchis. Les méthodes de Lénine entre les mains du premier venu pourraient donner les résultats les plus déplorables. Il ne faut pas l’imiter servilement mais tout ce qu’il dit mérite d’être médité et offre matière à réflexion. ” Bulletin communiste, 10 mars 1921.
  8. Après avoir présenté son ouvrage comme “ une contribution à l’histoire des révolutions ”, Kautsky écrivait : “ Noske emboîte résolument le pas à Trotsky, avec cette différence que lui-même ne considère pas sa dictature comme celle du prolétariat. ” Pour dégager la signification de la Commune de 1871, il s’appuie sur Louis Dubreuilh, “ le bon révolutionnaire ”, dont l’histoire est la plus banale de celles écrites par des socialistes, et qui, en 1914, sombra dans l’ultra-chauvinisme. Puis, en pédant invétéré, il ajoutait : “ Ceux qui ont exactement compris la théorie de Marx ont toujours été peu nombreux. Cette théorie suppose un trop grand travail intellectuel, une trop grande subordination des désirs et des besoins personnels à l’examen des conditions objectives. ” Enfin : “ Si l’actuelle Assemblée allemande a un caractère bourgeois, la faute en revient non pour le moins à la propagande des bolchéviks. ”
  9. Il est aujourd’hui président de l’ “ Amalgamated Engineering Union ”.
  10. Comment D’Aragona et ses amis se comportèrent à leur retour en Italie, les lignes suivantes le montrent : “ Après avoir annoncé l’apogée révolutionnaire par l’occupation victorieuse des fabriques, leur déchéance apparut, soudaine, inéluctable. L’on ne tarda pas à constater que le mythe russe n’échauffait plus les esprits. Les membres de la mission socialiste qui étaient allés à Moscou au mois de juillet précédent, et qui, rentrant en Italie, s’étaient bien gardés, par peur des extrémistes rouges, de raconter leur profonde déception, ayant retrouvé leur courage, parlaient et proclamaient l’erreur énorme qu’avait été en Russie l’application des doctrines de Lénine. Aux interviews que donna, dans ce sens, aux journaux, M. D’Aragona, secrétaire général de la Confédération générale, s’ajouta la publication d’un réquisitoire bien plus efficace : le rapport documenté que deux chefs de l’organisation métallurgiste, MM. Colombino et Pozzani, lancèrent dans un volume où était décrite la destruction, accomplie par les bolchéviks, de toute l’énorme machine de la production. ” Domenico Russo : Mussolini et le fascisme, p. 45.
  11. Cette prévision optimiste ne devait pas se réaliser. À son retour en Espagne Pestaña fut de ceux des leaders syndicalistes - la majorité - qui retirèrent l’adhésion qu’ils avaient donnée à la 3e Internationale en 1919. Mais l’histoire ne finit pas là, pour Pestaña. Il n’adhéra pas au Parti communiste espagnol, mais dix années plus tard, il fonda un “ Parti syndicaliste ” qui ne compta jamais que peu de membres et plus d’intellectuels que d’ouvriers, la plupart anciens militants de la C.N.T. ayant rompu avec l’organisation anarcho-syndicaliste. Quant à l’antiparlementaire, envoyé aux Cortès en 1936 par les électeurs de Cadix, il mourut, député, deux ans plus tard, à Valence.
  12. Le groupe de l’ “ Ordine Nuevo ” constituait une véritable fraction dans la région piémontaise. Il déployait son activité parmi les masses, sachant établir une connexité étroite entre les problèmes intérieurs du Parti et les revendications du prolétariat piémontais. ” Gramsci, Correspondance internationale, 18 juillet 1925.
  13. Commentant un ouvrage sur l’exécution des commissaires, Sosnovsky écrivit : “ A. Tchaïkine, ancien membre de la Constituante, ancien membre du comité central du Parti socialiste-révolutionnaire, vient de publier un livre hautement intéressant sur l’Exécution des 26 commissaires de Bakou (1916). C’est une étude approfondie de la politique de l’impérialisme anglais dans la région de la Caspienne au début de la guerre civile... Quand les menchéviks géorgiens accordèrent à l’armée turque le droit de passage sur leur territoire pour investir Bakou, les gouvernants de cette ville appelèrent à leur secours les Anglais - dont ils étaient d’ailleurs les dociles instruments. Les chefs du mouvement soviétiste étaient d’abord arrêtés et amenés à Kislovodsk, où les Anglais avaient leur quartier général. Le 19 septembre on faisait sortir de la prison 26 militants rouges “ destinés à être dirigés sur l’Inde par la Perse ”, et “ gardés en otages ” - version donnée à l’opinion publique. La vérité est que, emmenés dans un lieu écarté, ces 26 militants furent tous mis à mort par décapitation. ” (L. Sosnovsky, Correspondance internationale, 18 mars 1922.)
  14. Dans une lettre adressée à Max Eastman, Louise Bryant écrivait : “ Nous n’avons passé qu’une semaine ensemble avant qu’il s’alitât, indiciblement heureux de nous retrouver. Je le trouvai vieilli, attristé, plein de mansuétude, d’une beauté singulière. Ses vêtements étaient en loques. Il était si impressionné par les souffrances qui l’entouraient qu’il s’oubliait lui-même. J’en étais profondément troublée ; je me sentais incapable d’atteindre à un tel degré de ferveur. Nous visitâmes ensemble Lénine, Trotsky, Kaménev ; nous allâmes au théâtre pour le Ballet et le Prince Igor. Il brûlait du désir de rentrer en Amérique. ”
  15. D’après Sandomirsky - qui bien que d’opinions toutes contraires resta néanmoins en relations intimes et cordiales avec lui jusqu’à la fin - c’est l’amour de la France qui poussa Kropotkine dans les rangs de l’Entente, puis parmi les défenseurs de la Révolution de Février, contre les bolchéviks et la Révolution d’Octobre. C’était cependant l’Angleterre qui lui avait accordé un accueil cordial et un refuge où il put travailler librement tandis que la France l’avait emprisonné puis chassé. Mais, pour lui, la terre de la liberté c’était quand même la France, et l’idée qu’elle pût être écrasée sous la botte prussienne lui était intolérable.
  16. Rappelons ici quelle fut l’attitude de Malatesta à l’égard de Kropotkine, à qui le liait une amitié de quarante années. Dès qu’il eut connaissance de l’adhésion publique donnée par Kropotkine à la Triple Entente, pour la guerre, Malatesta écrivit un article intitulé “ Les anarchistes ont-ils oublié leurs principes ? ” qui parut en novembre 1914 en italien, en anglais et en français, dans Volontà, Freedom et le Réveil. Un second article, publié en avril 1916, par Freedom, sous le titre “ Anarchistes de gouvernement ” était une riposte au “ Manifeste des seize ” (les seize étaient Kropotkine et ses partisans). Sur leur rupture devenue inévitable, Malatesta écrivit : “ Ce fut un des moments les plus douloureux, les plus tragiques de ma vie (et je peux me risquer à le dire, aussi de la sienne) quand après une discussion pénible à l’extrême, nous nous séparâmes comme adversaires, quasi comme ennemis. ” (Pedro Kropotkine, Recuerdos y criticas de un viejo amigo suyo. Montevideo, Studi Sociali ; 15 avril 1931.)
  17. Dans l’Album consacré aux funérailles de Kropotkine publié à Berlin en 1922 par la Confédération des anarcho-syndicalistes, il est indiqué que je parlai au nom de l’Internationale syndicale rouge ; les éditeurs n’ont sans doute pu croire que c’était l’Internationale communiste qui m’avait délégué, ainsi que mon récit le montre.
  18. Un Livre Noir, 6 vol., 1921-1934 (Librairie du Travail).
  19. Sur “ le train ”, voir : Trotsky, Ma Vie, t. III, pp. 109-124.
  20. Sur cette question, voir l’ouvrage de Trotsky : Staline, pp. 448-455.
  21. Mais la France n’en avait pas fini avec Wrangel. On pouvait, en effet, lire dans l’Europe nouvelle du 10 décembre 1921 cette lettre de Constantinople : “ Depuis l’évacuation de la Crimée par l’armée de Wrangel la France a dépensé, pour l’entretien des soldats et officiers russes en Turquie, plus de deux cents millions de francs. Au début, cette armée en exil était considérée comme capable de rendre encore des services dans la lutte contre les soviets, mais bientôt le haut commissariat de la France à Constantinople s’est rendu compte que, dans son état actuel et avec les chefs qu’elle avait, cette masse militaire ne possédant plus l’unité d’esprit qui doit être à la base de toute force armée, était fatalement vouée à la désagrégation. Une lutte prolongée s’ensuivit entre le gouvernement français et le général Wrangel qui, lui, désirait conserver son armée comme force militaire, mais encore s’accrochait désespérément à son commandement suprême, qu’il ne consentait à abandonner à aucun prix. ”