1922

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I. Retour à Moscou - Le front unique - Chliapnikov et Cachin[modifier le wikicode]

Le 3e Congrès de l’Internationale communiste avait donné comme mot d’ordre aux partis communistes d’ “ aller aux masses ”, afin de conquérir la majorité de la classe ouvrière. On comptait prévenir ainsi le danger d’un repli sectaire des partis communistes sur eux-mêmes, les mettre en garde contre des actions mal préparées. “ Moscou ” qu’on accusait parfois de méconnaître certains traits de la politique des nations démocratiques était mieux informé, suivait de plus près, comprenait mieux les changements, fondamentaux et secondaires, qui intervenaient dans la situation mondiale et dans celle de chaque pays. Au début de 1922, on constatait que les perspectives révolutionnaires s’étaient éloignées ; une certaine hésitation se manifestait chez les ouvriers, tandis que la bourgeoisie, quasi moribonde à la fin de la guerre, avait repris suffisamment confiance en soi pour attaquer, et elle le faisait déjà avec quelque succès. Une tactique appropriée exigeait qu’on mît l’accent sur les revendications immédiates des travailleurs ; grâce à elle, les partis communistes n’auraient pas à craindre de rester isolés parmi la classe ouvrière ; ils auraient au contraire la possibilité de rassembler la grande majorité des prolétaires sur leur programme.

Pour l’application de cette tactique, le congrès n’avait formulé que des indications générales qui risquaient d’être mal comprises, et même ignorées. Préoccupé de donner une suite pratique aux décisions du 3e Congrès, Lénine jugea nécessaire d’indiquer une forme précise d’application ; il appela la nouvelle tactique “ le front unique du prolétariat ” : l’offensive de la bourgeoisie se heurterait désormais à l’ensemble des ouvriers que les scissions politiques et syndicales avaient dispersés.

La tactique du front unique fut adoptée par le Comité exécutif de l’Internationale communiste dans sa séance du 4 décembre 1921. Zinoviev l’expliqua et la justifia en un important discours, mais c’est dans un article que Radek écrivit alors que l’origine et le sens de la tactique furent excellemment exposés.

“ Peu après le congrès de Halle, écrivait-il, la scission du Parti social-démocrate indépendant qui s’ensuivit et la formation d’un Parti communiste allemand unifié, celui-ci adressa aux deux partis social-démocrates et à la Centrale syndicale une “ Lettre ouverte ” les conviant à une action commune pour la défense des intérêts immédiats de la classe ouvrière. La plupart des membres du Parti communiste trouvèrent cette tactique excellente, mais quelques militants du Parti, et même de l’Internationale communiste en furent choqués. “ Comment, après avoir fait la scission, après avoir traité ces hommes de traîtres au prolétariat, nous leur proposerions une action commune ! ” On n’était pas moins choqué du caractère des revendications formulées dans la “ Lettre ouverte ”. On n’y trouvait pas un mot sur la dictature du prolétariat. D’un ton raisonnable et modéré, elle évitait toute exagération de propagande... En présence de l’offensive patronale, les masses considéraient toute nouvelle scission comme un crime. Les communistes devaient se rapprocher d’elles. Comment ? En affirmant la nécessité de la dictature du prolétariat ? Mais bien des ouvriers ne restaient-ils pas dans les partis social-démocrates parce qu’ils avaient encore foi dans les anciennes méthodes ? Le seul moyen de se rapprocher de ces masses non communistes était donc de s’inspirer de leur misère actuelle et de les soutenir dans leurs revendications immédiates. En assumant cette tâche le Parti communiste démontrerait, plus efficacement qu’il n’avait pu le faire jusqu’alors, la nécessité de combattre pour la dictature du prolétariat. Une fois déclenchée, en présence de la désagrégation actuelle du régime capitaliste, l’action de grandes masses pour des augmentations de salaire compensant quelque peu la hausse incessante du coût de la vie, aboutirait à faire ressortir les antagonismes irréductibles du prolétariat et de la démocratie bourgeoise, et l’urgence de revendications beaucoup plus énergiques, par exemple celle du contrôle ouvrier de la production. Elle obligerait en même temps les chefs social-démocrates et syndicaux à s’orienter vers la gauche sous peine de faillite. Cela non pas dans la question de la dictature du prolétariat ou de la démocratie, où il ne serait pas difficile de créer des équivoques, mais dans celle des heures de travail et du pain quotidien, autrement claire dans l’esprit des travailleurs.

“ La résistance acharnée des chefs social-démocrates et syndicaux à la tactique du Parti communiste allemand fut la meilleure preuve de sa justesse. Il est vrai que le Parti communiste faisait un pas en arrière... Il est vrai que le Parti communiste se bornait à proposer une action sur la base des revendications les plus immédiates. Loin d’en être amoindrie, la force attractive du Parti en fut sensiblement accrue. Les social-démocrates réussirent à parer le premier coup, mais le Parti élargit et consolida ses positions dans les syndicats. Sa “ Lettre ouverte ” a réparé le préjudice que lui avaient causé les fautes commises pendant l’action de Mars... Comme tout revirement tactique d’un grand parti, celui-ci n’est pas né des méditations théoriques de quelques hommes. Personne ne l’a inventé. Lorsqu’il fut proposé par le Comité central du Parti à une assemblée de représentants des sections, il s’avéra que déjà bon nombre d’organisations provinciales travaillaient dans ce sens. Cette tactique est née des besoins pratiques du mouvement allemand. On reconnut bientôt qu’elle répondait aussi aux besoins des autres pays. ”

Cette longue citation était nécessaire. Elle est précieuse parce qu’elle décrit exactement la signification d’une tactique qui allait être par la suite, et pendant de longs mois, abondamment discutée. Notons seulement ici qu’elle n’avait rien de commun avec ce “ front populaire ” qui sera beaucoup plus tard une invention stalinienne, ni avec le “ cheval de Troie ” de Dimitrov (de même fabrication) simple modèle d’infiltration chez l’ennemi. Le front unique se donne ouvertement et franchement pour ce qu’il est : un moyen de rassembler la classe ouvrière en partant de ses revendications immédiates, mais sans dissimuler le but final qui est la révolution socialiste, vers lequel conduira la tactique par le développement normal du mouvement, ranimant dans la classe ouvrière la confiance en soi et la foi révolutionnaire. Si elle est une menace pour les chefs réformistes, elle ne l’est que pour ceux qui sont définitivement ralliés à la collaboration avec la bourgeoisie, pour ceux qui veulent aujourd’hui maintenir l’action ouvrière dans les cadres du régime et de l’Europe non viable de la paix versaillaise, après avoir accepté de diviser les ouvriers en alliés et en ennemis pendant la guerre. Ceux-là, le front unique aiderait à les démasquer, mais ce ne serait jamais qu’un résultat secondaire et accessoire de la tactique.

La tactique du front unique fut fort mal accueillie par les dirigeants des partis social-démocrates et par ceux des syndicats réformistes ; ils la dénonçaient tantôt comme un recul de l’Internationale communiste, donc comme un aveu de faiblesse ; tantôt comme une manœuvre ; toujours avec la même aigreur. Leur hostilité ne pouvait surprendre. Ce qui surprit davantage fut la réponse que donnèrent les partis communistes à l’appel de l’Internationale. En dehors de sa vertu propre, la tactique eut, à l’intérieur même de l’Internationale, un effet important mais imprévu ; elle agit à la manière d’un réactif, qui arrachant les façades, mit à nu l’état véritable des partis communistes, plus particulièrement de leurs directions.

Dans quelle mesure ces nouveaux partis, de formation différente, à peine vieux de deux années, étaient-ils en fait des sections d’une Internationale, des secteurs d’un grand et même parti, ayant même programme et activité identique ?

On avait insisté sur le caractère distinctif de la nouvelle Internationale : un parti fortement centralisé, discutant ses problèmes en des congrès réunis chaque année, et plus souvent si c’était nécessaire, où les débats étaient prolongés et libres, mais où les décisions prises devenaient la règle pour tous. Rien de commun avec la 2e Internationale où chaque parti restait libre d’agir à sa guise. Le mépris qu’on éprouvait pour cette Internationale de trahison laissait penser que tous ceux qui venaient à la 3e Internationale étaient d’accord sur cette conception fondamentale. La tactique du front unique, dès le moment où elle fut soumise aux partis communistes, montra qu’il n’en était rien.

Les réactions qu’elle provoqua furent diverses ; elles allèrent de l’approbation avec réserves - la tactique était inopportune - jusqu’au rejet absolu ; elle était alors dénoncée comme un recul, une répudiation du communisme. En Allemagne où elle avait reçu sa première application, où le Parti avait une bonne base ouvrière, et où subsistait l’influence du spartakisme, de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht, elle se développa sans trop de heurts. Elle suscita cependant une opposition active et bruyante, surtout à Berlin, dont on entendait au dehors les échos.

La position la plus originale à l’égard du front unique fut celle du Parti communiste italien. Sa formation avait été elle aussi originale, différente de celle des autres partis communistes ; il n’avait pas été coulé dans le même moule. Aucun des anciens chefs du Parti socialiste ne se trouvait dans sa direction, tout entière aux mains des bordiguistes, en tout cas nettement dominée par eux. Entièrement libérés de toute tendance de droite et du centre, Bordiga et les communistes qui étaient autour de lui marquèrent de leur empreinte le programme et l’activité du Parti. Ils étaient jeunes, instruits, brillants, mais en marge ou au-dessus du mouvement ouvrier. Pour eux, le Parti communiste était la troupe de choc de la révolution et sa direction en était le grand état-major. Aussi crurent-ils pouvoir répondre facilement à l’appel de l’Internationale. Front unique dans les syndicats ? Nous n’avons rien contre ; des contacts peuvent s’établir entre dirigeants syndicaux communistes et réformistes en vue d’actions communes pour leurs revendications. Mais pour le Parti, rien de cette sorte ; il doit préserver jalousement sa pureté révolutionnaire ; il ne peut se commettre avec les vieux leaders socialistes qu’il a éliminés.

C’est à l’intérieur du Parti communiste français que le remous fut le plus profond. Le front unique mit le parti en état de crise. La quasi-totalité de sa direction le déclara inacceptable ; elle vit là une occasion de se dresser ouvertement contre la direction de l’Internationale communiste. Le parti incontestablement le moins communiste se montrait le plus exigeant. L’examen de la composition de sa direction permettait de déceler aisément ce que cachait ce paradoxe. Elle comprenait surtout des journalistes, des députés, plusieurs d’entre eux venant du vieux parti ; elle était faiblement liée au mouvement syndical ; chez les plus sincères il y avait beaucoup de verbalisme ; la grande majorité de ses membres supportait mal les critiques de l’Internationale communiste. La tactique allait leur permettre, pensaient-ils, de prendre une aisée revanche, dans un débat où ce seraient eux qui dénonceraient l’ “ opportunisme ” et l’incohérence de la direction de l’Internationale communiste. La presse du parti chargea à fond ; nul exposé honnête de la tactique mais des critiques de tout genre, ironiques ou indignées. Le Comité directeur se réunit pour en discuter. La résolution adoptée ne se bornait pas à déclarer “ impossible ” l’application de la tactique en France ; elle “ estimait ” qu’elle présentait pour l’Internationale des “ dangers contre lesquels des garanties devaient être prises ”. Assuré ainsi de recevoir une large approbation, le secrétaire du parti, Frossard, convoqua une conférence extraordinaire des secrétaires fédéraux. Elle se tint à Paris le 22 janvier 1922.

Il y avait dans le parti une tendance de gauche, comprenant surtout les nouvelles recrues, sincèrement attachée et dévouée à la Révolution russe ; c’est elle qui avait imposé l’adhésion à l’Internationale communiste, et elle était toujours disposée à approuver ses décisions ; cette fois elle le fit sans enthousiasme. Cependant un de ses membres monta à la tribune pour défendre la tactique que, l’un après l’autre, les secrétaires fédéraux condamnaient (46) ou approuvaient (12) mollement. Il le fit de telle façon que son intervention fut une véritable catastrophe. C’est lui, qui en cette occasion, lança la formule destinée à devenir célèbre : “ plumer la volaille ”. Il ne comprenait pas que le front unique provoquât tant d’émoi ; ce n’était expliquait-il qu’une habile manœuvre permettant de dépouiller les partis socialistes et les syndicats réformistes de leurs adhérents qu’on arracherait un à un comme les plumes d’un poulet. Comme on peut l’imaginer, la “ volaille ” ainsi prévenue, s’agita, railla, cria, pour la plus grande joie de la galerie et la consternation des amis du candide "plumeur".

Devant ce désarroi provoqué par l'incompréhension, réelle ou feinte, une discussion générale s'imposait. La direction de l'Internationale communiste avait, par avance, décidé de réunir un Comité exécutif élargi. Ces Comités élargis qui devinrent de pratique courante, étaient, en fait, de petits congrès. Aux membres réguliers du Comité exécutif se joignaient les délégations spécialement envoyées par les sections ; cela faisait une centaine de participants. Celui-ci tint séance du 21 février au 4 mars 1922, au Kremlin, dans la salle Mitrofanovsky, celle où s’était réuni le premier congrès qui, en mars 1919, avait proclamé la 3e Internationale. Les débats furent très intéressants ; le cadre et le caractère en excluaient toute rhétorique, tout bavardage ; il fallait être précis et capable d’avancer des arguments sérieux pour justifier les positions prises, les interprétations formulées, surtout les accusations lancées. Les Français, qui avaient été particulièrement agressifs, ne tardèrent pas à s’en apercevoir. Ceux d’entre eux qui étaient le plus disposés à une conciliation, au moins de forme, soutinrent la thèse que la tactique du front unique était, pour la France, sans objet. Ils affirmaient que les “ dissidents ” - c’étaient ceux qui avaient quitté le parti après le vote d’adhésion à la 3e Internationale - n’étaient plus qu’un groupe minuscule ; ils n’avaient réussi qu’à emmener avec eux la grande majorité des députés ; leur journal n’avait qu’un faible tirage, “ tandis que nous, avec l’Humanité, nous touchons toute la classe ouvrière ” ; et il en est de même dans les syndicats : la scission, voulue par les chefs réformistes, leur a été funeste.

Il y avait quelque chose de vrai dans ces affirmations, mais le tableau était quand même bien trop optimiste. La scission syndicale, devenue définitive au début de l’année, avait pleinement démontré que Jouhaux et ses amis ne s’étaient maintenus à la direction de la Confédération générale du Travail qu’au moyen de manœuvres et de fraudes. Ils ne gardaient avec eux qu’un effectif restreint, non négligeable cependant. Et l’unité du front prolétarien n’en restait pas moins nécessaire car elle permettait, de surcroît, de ramener au syndicat et dans l’action les ouvriers qui, impatientés et découragés, avaient quitté les organisations syndicales ; on en comptait déjà plus d’un million.

Les irréductibles formaient un groupe hétéroclite qui manifestait un gauchisme inconsistant, surtout verbal. Ils furent bien embarrassés quand Trotsky - c’est lui qui avait été chargé du rapport - montra, par des citations prises dans leurs articles, écrits à Paris mais qu’ils n’avaient pas le courage de reprendre à leur compte à Moscou, que leur soi-disant intransigeance révolutionnaire ne révélait rien d’autre que leur détachement - volontaire ou non - du mouvement ouvrier, une interprétation erronée de la tactique proposée, et une hostilité foncière à l’égard de l’Internationale communiste.

Les Italiens leur apportèrent un secours qu’ils n’auraient pu espérer ; leur position, on l’a vu, était tout autre. Ils ne se plaignaient jamais, eux, de la “ dictature de Moscou ” - ils auraient plutôt souhaité qu’elle fût renforcée. Bordiga n’était pas venu. C’était Togliatti - il s’appelait alors Ercoli - qui dirigeait la délégation. Il avait sans doute des instructions formelles car il résista aux attaques qui l’assaillirent de toutes parts. La délégation russe fit, contre lui, donner Lounatcharsky ; il n’était encore jamais intervenu dans les congrès de l’Internationale communiste, mais il parlait italien avec aisance et put ainsi s’adresser aux Italiens dans leur langue. Ercoli y resta insensible, et il consentit même, en conclusion des débats, à signer une déclaration commune avec les Français.

La résolution adoptée par le Comité constatait que les débats avaient montré que la tactique du front unique ne signifiait nullement un affaiblissement de l’opposition au réformisme ; elle continuait et développait la tactique élaborée au 3e congrès de l’Internationale communiste, donnait une application précise à son mot d’ordre : “ Aller aux masses. ” Le bureau du Comité était chargé d’arrêter, en collaboration avec les délégations, “ les mesures pratiques qui devraient être prises sans délai, dans les pays respectifs, pour l’application de la tactique, laquelle, cela va sans dire, doit être adaptée à la situation de chaque pays ”.

La minorité fit une déclaration ; aux Italiens et aux Français s’étaient joints les Espagnols (les délégués du parti venus de Madrid qui, pourtant, ne pouvaient prétendre comme les Français n’avoir devant eux qu’un parti socialiste et des syndicats squelettiques). Elle s’inclinait devant la décision de la majorité, concluant par ces mots : “ Vous pouvez être assurés que, dans cette occasion comme dans toute autre, nous demeurons disciplinés et fidèles aux résolutions de la 3e Internationale. ”

Le Comité exécutif ne se borna pas à discuter cette question de tactique. Son ordre du jour en comportait plusieurs autres, et il eut, en outre, à s’occuper d’une question intérieure du Parti communiste russe. Il avait été saisi, par une lettre signée de 22 membres appartenant à l’Opposition ouvrière, de la situation faite à leur tendance. S’ils avaient décidé, écrivaient-ils, de s’adresser au Comité exécutif de l’Internationale communiste, c’était précisément parce que la question du front unique devait y être discutée, ajoutant : “ Partisans du front unique tel qu’il est interprété par les thèses de l’Internationale communiste, nous en appelons à vous avec le désir sincère d’en finir avec tous les obstacles mis à l’unité de ce front à l’intérieur du Parti communiste russe... Les forces coalisées de la bureaucratie du parti et des syndicats abusent de leur pouvoir, et ignorent les décisions de nos congrès ordonnant l’application des principes de la démocratie ouvrière. Nos fractions, dans les syndicats, et même dans les congrès, sont privées du droit d’exprimer leur volonté pour l’élection des comités centraux... De pareilles méthodes conduisent au carriérisme, à la servilité. ” Parmi les signataires quelques-uns étaient de très vieux membres du Parti - deux depuis 1892 - presque tous antérieurement à 1914.

La lettre fut envoyée pour étude et enquête à une commission dont faisaient partie Clara Zetkin, Cachin, Terracini. Dans une résolution prise à l’unanimité, elle déclarait “ ne pouvoir reconnaître fondés les griefs des 22 camarades ; les dangers qu’ils signalent n’ont jamais été ignorés de la direction du Parti communiste russe, et le meilleur moyen de les combattre est de demeurer et d’agir en militants disciplinés à l’intérieur du Parti ”. C’est Cachin qui fut chargé de la rapporter devant le Comité. Le choix n’était certainement pas heureux ; nul homme n’était moins qualifié que lui pour réprimander et conseiller de vieux révolutionnaires russes ; il était bien connu pour ses accointances, au début de la première guerre mondiale, avec Mussolini, pour son bas chauvinisme, ses attaques contre le bolchévisme, sa remarquable disposition à suivre le courant. Chliapnikov, qui avait vécu et travaillé en France, vit dans ce choix une injure supplémentaire. Quittant le Comité avec moi, il me dit avec colère : “ Vous n’avez pas pu trouver mieux que cette chiffe pour nous condamner ! ”

Trois années de guerre impérialiste et trois années de guerre civile avaient accumulé les ruines. La Russie des soviets venait à peine de pouvoir entreprendre la reconstruction d’un pays dévasté, et de rassembler ses ressources pour organiser son économie de paix qu’une nouvelle calamité s’abattit sur elle. Une sécheresse exceptionnelle qui avait commencé dès le printemps et persisté tout l’été avait anéanti les récoltes. Un soleil implacable brûlait toute végétation. En tout temps les conséquences d’un tel fléau auraient été terribles ; venant après six années de destructions, ce fut un immense désastre ; la famine ravagea des régions entières. Elle n’était pas chose inconnue en Russie ; elle avait sévi à plus d’une reprise sous le régime tsariste, la dernière datant de 1891. Cela n’empêcha pas les ennemis des soviets d’en rendre responsables les bolchéviks - ce qui leur fournissait, de surcroît, un argument pour rester sourds aux appels que la République soviétique adressait au monde, sollicitant l’aide de tous ceux qui avaient conservé le sens d’une solidarité humaine. Ils n’étaient pas les plus nombreux. Les hommes qui avaient compté sur les interventions armées pour abattre le régime et qui avaient échoué se réjouissaient ; ils voyaient dans la famine une alliée tardive qui leur apporterait leur revanche.

Même chez ceux que la haine n’aveuglait pas et qui guettaient simplement le moment où les soviets seraient contraints de traiter avec l’Occident aux conditions imposées par lui, on parlait ouvertement de “ Russie agonisante ”. C’est ainsi que l’Europe nouvelle publiait un grand article sous le titre “ L’Occident en face de la Russie agonisante ”. L’auteur, après avoir affirmé que le monde occidental voudra vaincre le fléau, ajoutait : “ Un plan d’ensemble doit être envisagé. L’Occident irait en Russie comme l’explorateur va aux confins des colonies, avec du matériel de chemin de fer, des équipes sanitaires, du petit outillage. Alors seulement son œuvre sera durable. Des garanties seront à exiger. Evidemment. ”

En clair, cela signifiait coloniser la Russie. Mais ces gens étaient trop pressés. La Russie des soviets fut cruellement meurtrie mais elle ne fut pas à l’agonie. Elle avait déjà traversé de dures épreuves ; celle-ci était plus douloureuse que les précédentes : elle en sortit mutilée dans la chair de ses enfants.

II. Crise économique mondiale - Lloyd George propose une conférence - Cannes[modifier le wikicode]

La Russie des soviets avait ses difficultés intérieures. L’Internationale communiste se construisait non sans heurts ; c’était trop naturel. Mais, dans ces premières années de paix, les grandes puissances ne trouvaient pas non plus devant elles une route unie. Après la courte période de prospérité factice qui avait suivi, chez les Alliés, la cessation des hostilités, une crise économique se développait, plus ou moins sévère selon les pays. La nouvelle Europe, telle qu’elle était sortie des traités, offrait à la France la possibilité de redevenir la grande puissance du continent. La possession du minerai de fer de Lorraine lui permettait de poser ses conditions à l’Allemagne pour obtenir l’indispensable charbon de la Ruhr ; la Petite Entente - Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Roumanie - et la Pologne, bloquant une Allemagne amputée, garantissant sa sécurité en même temps que par elles, son hégémonie, politique et économique dans l’Europe centrale et dans les Balkans était hors de conteste. Mais la bourgeoisie française n’était plus de taille à assumer un tel rôle ; soit que la saignée de la guerre - 1.500.000 morts - l’ait trop affaiblie, soit qu’elle ne trouvât plus en elle la vigueur et l’élan nécessaires aux grandes entreprises, elle dédaigna les vastes desseins pour s’hypnotiser sur une revanche, entêtée et stupide, contre l’Allemagne. Ses nationalistes professionnels étaient incapables de penser en termes autres que revendications territoriales : Alsace-Lorraine, Sarre, Rive gauche du Rhin où ils essayèrent vainement de faire surgir des “ quislings ”. Et, avant tout, “ l’Allemagne devait payer ”.

Quelques déclarations faites à Robert de Jouvenel par des personnages très différents sont instructives. D’abord celle de Rathenau : “ Les Français ne veulent pas d’un tel système [participation de l’Allemagne à de grands travaux entrepris en commun]. Ce sont de petits boutiquiers qui vivent dans la terreur de voir réaliser, fût-ce à leur profit, une grande entreprise où les entrepreneurs auraient l’air de gagner de l’argent. ” (La politique d’aujourd’hui, p. 219.) Puis celle de Barrès, littérateur et président de la Ligue des patriotes : “ On a voulu forcer notre développement industriel, tourner le meilleur de notre activité vers l’expansion économique. On fausse ainsi le bonheur français. ” (Id., p. 68.) Enfin celle de Tardieu qui ne manque pas de surprendre : “ Ces problèmes sont avant tout moraux. ” (Id., p. 82.) “ Notre groupement de forces naturelles, c’est la Petite Entente, c’est l’Italie et c’est la Belgique. ” (Id., p. 86.)

Cette politique bornée vouait à l’échec les conférences fréquentes dans lesquelles les Alliés tentaient de résoudre les problèmes de l’après-guerre ; la France s’y trouvait invariablement isolée, en opposition à l’Amérique qui lui rappelait ses dettes, à l’Angleterre anxieuse de voir renaître les grands échanges commerciaux nécessaires à son économie ; à l’Italie qui lui disputait la Syrie que les Alliés lui avaient concédée à Londres, en mai 1915, pour prix de son entrée en guerre à leur côté.

Menacée d’une énorme armée permanente de chômeurs, l’Angleterre s’impatientait ; elle proposa la tenue d’une Conférence à laquelle toutes les nations seraient invitées pour étudier la reconstruction de l’économie européenne. Une réunion préparatoire eut lieu à Cannes. Il y eut, vers la fin, un coup de théâtre : Briand - il était alors président du Conseil - fut soudain rappelé à Paris et contraint de démissionner. En son absence, Millerand et Poincaré avaient organisé une intrigue contre lui. Poincaré revint au pouvoir, prit les Affaires étrangères, et fit de Barthou son second, comme vice-président du conseil. Briand avait réalisé un étonnant tour de force en gouvernant pendant près d’une année avec la Chambre nationaliste du Bloc national. Poincaré aurait voulu qu’on posât des conditions à l’admission de la Russie à la Conférence. Et, là encore, il mettait au premier rang la question d’argent ; comme l’Allemagne, la Russie devait payer, payer les dettes de l’ancien régime, payer les dettes de la guerre, et encore les sommes déboursées par la France pour le soutien des entreprises contre-révolutionnaires et l’appui donné à leurs généraux malheureux. Un journal libéral anglais, The Daily News, demanda alors à Poincaré s’il était disposé à donner à ses créanciers anglais et américains les garanties qu’il exigeait de la Russie soviétique. En conclusion de la réunion de Cannes, la Russie des soviets fut officiellement invitée à participer à la Conférence internationale qui allait être convoquée au mois de mars à Gênes.

Radek souligna la signification du revirement de la politique des grandes puissances à l’égard de la Russie et son importance : elles reconnaissaient implicitement le fiasco définitif des campagnes contre-révolutionnaires. “ Incapables de la vaincre par les armes, les gouvernements bourgeois étaient contraints de tolérer la Russie des soviets et de chercher à commercer avec elle. ” Ce que le Temps, de son côté, devait reconnaître en écrivant ces lignes mélancoliques : “ Malgré ses crimes, le régime défend l’indépendance de la nation et parle au nom du peuple russe. ”

Si le président Wilson avait pu faire triompher ses vues, il y aurait eu une conférence générale, avec participation des bolchéviks, peu après la fin de la guerre, au début de 1919. La proposition qu’il en fit se heurta à l’hostilité de Pichon, ministre des Affaires étrangères de Clemenceau qui, au lieu de vouloir conférer avec les bolchéviks méditait de les renverser par des interventions armées. Mieux informé et plus clairvoyant que ses antagonistes, Wilson tentait vainement de leur faire comprendre que le bolchévisme ne pourrait être vaincu par les armes. Il trouva un appui en Lloyd George qui, à cette époque, pouvait craindre un mouvement révolutionnaire en Angleterre ; pour sauver la face, celui-ci déclara que les bolchéviks ne devraient pas être mis sur le même pied que les autres membres de la conférence mais seraient appelés “ suivant la coutume des invitations que l’Empire romain adressait aux chefs des Etats voisins, ses tributaires, pour rendre compte de leurs actions ”. Finalement les bolchéviks furent invités, mais non comme “ tributaires ”, ce qui eût été passablement ridicule. La conférence devait se réunir dans une île de la mer de Marmara, Prinkipo. Mais elle n’eut pas lieu ; les représentants des soi-disant gouvernements russes autres que les bolchéviks refusèrent de se rencontrer avec les bolchéviks, et il suffit à Clemenceau de gagner du temps pour que l’idée même de la conférence fût abandonnée.

III. Les délégués des 3 internationales à Berlin[modifier le wikicode]

Ainsi les grandes puissances étaient poussées par les difficultés de leur situation intérieure à essayer de résoudre le problème fondamental de la reconstruction de l’économie européenne et même mondiale. Mais les organisations ouvrières n’avaient-elles rien à dire ? Allaient-elles laisser une fois encore les représentants des puissances capitalistes agir seuls ? En conclusion de leurs conférences, ils n’avaient réussi qu’à désarticuler l’économie de l’Europe ; constatant leur échec, ne seraient-ils pas tentés de reconstruire cette économie aux dépens de la classe ouvrière ? L’Union internationale des partis socialistes, qu’on appelait l’Internationale deux et demie, parce qu’elle se situait entre la deuxième et la troisième, ne le pensa pas ; elle prit l’initiative de provoquer une Conférence des représentants des trois Internationales qui se tiendrait en même temps que la Conférence internationale des puissances (c’était le dirigeant socialiste danois Stauning qui avait fait la suggestion) en suivrait les travaux, élaborerait parallèlement son propre programme de reconstruction de l’Europe.

Après des réunions préparatoires à Berne, et à Innsbruck, une “ Union internationale des partis socialistes ” avait tenu sa première Conférence à Vienne, du 22 au 27 février 1921. Son programme reposait sur “ la lutte révolutionnaire des classes ” ; il proclamait la nécessité de défendre la Russie soviétique et d’engager une action générale contre les excès impérialistes de l’Entente, “ but qui ne pourra être atteint par le prolétariat international s’il ne se rassemble pas sur la base des principes du socialisme révolutionnaire, avec la volonté inébranlable de poursuivre la lutte, et s’il ne regroupe pas toutes ses forces en une puissante organisation internationale ”.

Cette organisation ne pouvait être la 3e Internationale “ parce qu’elle prétend soumettre tous les partis à un comité tout-puissant ”. Moins encore “ la soi-disant 2e Internationale ” parce qu’elle est “ incapable de réunir dans son sein les forces vives du prolétariat ” et qu’elle “ n’est plus désormais qu’un obstacle à l’unité socialiste internationale ”.

L’Union comprenait, à sa fondation, les partis social-démocrates d’Autriche, de Yougoslavie, de Lettonie, de Russie (menchéviks), les Indépendants d’Allemagne, les partis socialistes de France, des Etats-Unis, l’Independent Labour Party de Grande-Bretagne, le Parti socialiste allemand de Tchécoslovaquie, une fraction du parti socialiste suisse, l’organisation socialiste juive “ Poalé-Zion ”. Elle affirmait n’être pas une Internationale, mais une “ Union qui sera le moyen d’en constituer une ”.

Les partis socialistes qu’elle groupait étaient ceux qui n’avaient pas voulu rejoindre la 2e Internationale ; ils estimaient ne pouvoir aller à Moscou mais refusaient de se retrouver avec les partis des Noske, des Scheidemann, des Vandervelde et des Henderson ; ils les critiquaient très fermement et très pertinemment, et cependant, en fin de compte, ils se mêlaient à eux chaque fois qu’une importante décision s’imposait. Ils parlaient bien et agissaient mal ou pas du tout : c’était la stratégie personnelle du leader menchéviste Léon Martov.

Le Comité exécutif élargi, ayant pris connaissance de l’initiative de l’Internationale de Vienne, décida de la seconder et accepta d’envoyer une délégation à la réunion projetée. Il ajoutait qu’il proposerait, pour sa part, de faire participer à la conférence toutes les confédérations et centrales syndicales, tant nationales qu’internationales, la Fédération syndicale internationale d’Amsterdam, l’Internationale syndicale rouge, la Confédération Générale du Travail, l’Union syndicale italienne, l’American Federation of Labor, les organisations anarcho-syndicalistes, les I.W.W., les comités d’usine. Il proposait également d’ajouter à l’ordre du jour “ la préparation de la lutte contre de futures guerres impérialistes ; la reconstruction des régions dévastées ; la révision des traités impérialistes de Versailles et autres lieux. Dans ce vaste domaine la tactique du front unique s’imposait ”. Les capitalistes du monde entier, disait la résolution du Comité exécutif, sont passés à une offensive systématique contre la classe ouvrière. Partout les salaires sont réduits, la journée de travail allongée, la misère des chômeurs s’aggrave. Le capitalisme essaie de mettre sur les épaules de la classe ouvrière le fardeau des conséquences financières et économiques de la boucherie mondiale. ”

La 2e Internationale ayant également accepté la proposition de l’Union de Vienne, la réunion fut convoquée pour le 2 avril à Berlin.

La délégation de l’Internationale communiste eut à sa tête Radek et Boukharine, pour l’I.C. et pour le Parti communiste russe ; Vouyovitch représentait l’Internationale des Jeunesses communistes ; Clara Zetkin, le Parti communiste allemand ; Bordiga et Frossard étaient convoqués et devaient se rendre directement à Berlin pour y représenter le Parti italien et le Parti français ; Sméral vint de Prague ; j’avais, pour ma part, le mandat de l’Internationale syndicale rouge.

La fraction parlementaire social-démocrate allemande avait mis à notre disposition la vaste salle dont elle disposait au Reichstag pour ses délibérations. Les délégués se groupèrent autour de tables en forme de T. Fritz Adler, qui présidait, était au centre avec les délégués de l’Union de Vienne, tandis que, dans les travées perpendiculaires, se trouvaient, d’une part, les représentants de la 2e Internationale, et, à l’extrémité opposée, fort loin les uns des autres, les délégués de la 3e Internationale. Adler prononça le discours optimiste d’ouverture, puis Clara Zetkin donna lecture de la déclaration que, selon les instructions du Comité exécutif, elle devait soumettre à la Conférence au seuil de la discussion ; c’était un commentaire explicatif de la résolution adoptée au Comité exécutif.

La 2e Internationale a encore de gros bataillons : la social-démocratie allemande, le Labour Party ; un parti de moindre importance numérique, le Parti Ouvrier belge, mais ses leaders sont : Vandervelde, De Brouckère, Huysmans, président et secrétaire de la 2e Internationale avant 1914. C’est Ramsay MacDonald qui prend le premier la parole en son nom. Le ton du discours est modéré, un peu d’un prêche, guère encourageant cependant car il veut poser des conditions à la présence de l’Internationale communiste et à la continuation des travaux. L’Internationale communiste, dit-il, doit renoncer aux attaques dirigées contre les chefs des partis de la 2e Internationale ; elle doit abandonner la pratique du noyautage ; enfin les socialistes emprisonnés en Russie doivent être libérés. Puis Wels, qui fait alors figure de leader de la social-démocratie allemande, et Vandervelde parlent dans le même sens, ce dernier s’opposant, en outre, à l’inscription à l’ordre du jour de la révision du Traité de Versailles. “ Nous risquerions, dit-il, de faire le jeu de Stinnes. ”

Radek souligne le caractère insolite de ces prétentions. Nous avons répondu à l’appel de Vienne ; nous ne posons de conditions à personne ; nous ne sommes préoccupés que d’organiser la défense des travailleurs contre l’offensive capitaliste ; mais “ si vous voulez une conférence de polémiques et de discussions, nous sommes prêts ; seulement notre rencontre deviendra sans objet ”.

La vivacité, même la brutalité des polémiques n’était pas une nouveauté ; elles avaient été fort vives déjà dans les partis de la 2e Internationale ; en Allemagne contre Bernstein et ses partisans révisionnistes ; en France, pendant l’affaire Dreyfus, puis lors de l’entrée de Millerand au ministère, les guesdistes assaillaient d’injures souvent grossières leurs adversaires ; au congrès qui se tint la veille de la première guerre mondiale, Guesde accusa Jaurès de “ haute trahison socialiste ”, parce qu’il avait donné son approbation à la motion Keir Hardie- Vaillant préconisant la grève générale contre la guerre. Quant au noyautage, les réformistes n’avaient jamais hésité à le pratiquer quand ils le jugeaient nécessaire pour défendre leur politique, mais ils le pratiquaient sans l’avouer.

Quand le président lève la séance, on peut voir Serrati en conversation très animée avec Otto Bauer. Serrati est mal à l’aise dans le Parti socialiste italien, amputé de toute son aile gauche ; il est maintenant très isolé, et il regarde toujours du côté de Moscou ; on dit de son petit groupe que c’est l’Internationale deux trois-quarts. Au moment où ils vont se séparer, Otto Bauer hausse la voix et on l’entend dire à Serrati : “ Je ne suis pas d’accord avec vous ”, sur un ton qui n’admet pas de réplique.

Pendant une traduction, un petit vieillard, tout blanc et rose, s’était aventuré dans nos parages. C’était Kautsky. Ceux d’entre nous qui ne l’avaient encore jamais vu étaient surpris ; ce n’est pas ainsi qu’il se représentaient le “ pontife ” de la Neue Zeit d’avant 1914, défenseur de l’orthodoxie.

Radek rédigea seul la réponse définitive de notre délégation aux diverses motions soumises à la Conférence. Il semblait qu’il ne pouvait y avoir, entre nous, de désaccord. Il nous réunit pour nous en donner lecture avant de l’envoyer à Fritz Adler. Nous vîmes avec étonnement que, par ce texte, nous prenions des engagements sur une question qui n’était pas de notre compétence. En tant que délégués de l’Exécutif de l’Internationale communiste nous étions tout à fait libres de nous prononcer sur les deux premières conditions et de les repousser. Sur la troisième, celle concernant les socialistes emprisonnés, c’était seulement le gouvernement soviétique qui avait qualité pour décider. C’est ce que fit observer Boukharine. C’était l’évidence même ; j’appuyai ses remarques mais Radek aussitôt s’emporta et s’adressant grossièrement à Boukharine qui, lui, avait été très amical, il dit, en jetant son dossier sur la table : “ Puisque tu critiques ce que j’ai fait, charge-toi de la réponse. ” On calma Radek qui reprit son texte, et il n’y eut plus dès lors que Bordiga pour demander qu’il fût pris acte de ses réserves quant à la tactique du front unique ; son obstination, décidément irréductible, devenait de la manie.

Comme il était trop facile de le prévoir, nous fûmes, à notre retour, blâmés par Lénine, “ Nous avons payé trop cher ” : c’était le titre de l’article dans lequel il formulait son appréciation de la Conférence et de ses résultats. “ Qu’en faut-il conclure ? demandait-il. D’abord que les camarades Radek, Boukharine et les autres délégués se sont trompés. En résulte-t-il que nous devons déchirer l’accord qu’ils ont signé ? Non, ce serait une conclusion erronée. Il nous appartient de conclure que les diplomates bourgeois ont été, cette fois, plus habiles que les nôtres... La faute de Radek, Boukharine et autres n’est pas grande ; d’autant moins grande que nous risquons tout au plus que les ennemis de la Russie des soviets, encouragés par les résolutions de la Conférence de Berlin, n’organisent, peut-être avec succès, deux ou trois attentats. Car désormais ils savent d’avance qu’ils peuvent tirer sur les communistes avec un certain nombre de chances de voir ensuite une conférence, telle celle de Berlin, empêcher les communistes de tirer sur eux. ”

L’accord prévoyait la constitution d’une commission de neuf membres - trois pour chaque Internationale - qui suivrait les travaux de la Conférence de Gênes et convoquerait ensuite un congrès ouvrier mondial. Les délégués de la 2e Internationale ne l’avaient signé que pour la forme ; ils ne voulaient à aucun prix d’un tel congrès ; ils avaient fixé définitivement leur choix : c’est avec la bourgeoisie qu’ils voulaient travailler. Ils manœuvrèrent pour empêcher la commission de se réunir ; elle mourut sans qu’il fût besoin de constater son décès : elle n’avait jamais réellement vécu.

IV. Gènes et Rapallo[modifier le wikicode]

La Conférence internationale de Gênes revêtait une importance considérable par le seul fait de sa réunion. C’était la première fois depuis la guerre qu’on pouvait voir autour d’une même table des représentants de toutes les nations ; la classification en alliés et ennemis prenait fin. Mais cela ne signifiait pas pour autant qu’on allait trouver un terrain d’entente, réaliser même un minimum d’accord. La petite opération politique qui avait clos la réunion préparatoire de Cannes indiquait que la France comptait se raidir dans son attitude de créancier intraitable qui la faisait apparaître devant le monde dans le rôle peu enviable de Shylock. Peut-être parce qu’il venait du socialisme révolutionnaire, Briand avait montré, du jour où il apparut que la France sortirait épuisée de la guerre quelle qu’en fût l’issue, une compréhension des événements et de la situation européenne qu’on rencontrait rarement chez les dirigeants politiques français ; il avait suggéré d’accueillir favorablement les démarches pacifistes de l’Autriche et même de l’Allemagne ; plus tard il esquissa un projet de fédération européenne qui se heurta aux nationalismes bornés que la guerre avait excités. Poincaré avait donc des raisons de se méfier de lui : et pour être sûr d’être présent lui-même à Gênes il y avait envoyé Barthou, de même formation politique que lui : même carrière, même incompréhension de l’économie, même germanophobie, même haine de la Russie des soviets.

Il apparut assez vite que les participants à la Conférence trouveraient constamment devant eux, barrant la route, une France volontairement fermée à une saine conception de l’économie européenne. L’Angleterre insistait ; elle avait plus que jamais besoin du rétablissement des grands échanges commerciaux : elle sortait, elle aussi, épuisée de la longue guerre et les fruits de la victoire étaient bien amers : avec ses alliés, elle avait abattu sa rivale continentale, mais c’était pour voir l’Amérique lui ravir le rôle agréable et profitable d’arbitre qu’elle avait joué si longtemps à l’égard de l’Europe. Elle était mieux disposée à voir la réalité, et ses hommes politiques s’étaient toujours montrés capables d’adaptation aux situations changeantes. L’Italie, incapable également de donner du travail à une portion considérable de sa main-d’œuvre, appuyait les tentatives d’accord. Tout était inutile. La France prétendait imposer à la Russie des conditions draconiennes, pire que celles imposées à l’Allemagne par le traité de Versailles ; elle la croyait si épuisée qu’elle serait contrainte de les accepter. Le résultat fut tout autre. Traitées en parias, l’une parce qu’elle était l’Allemagne et qu’elle était vaincue, l’autre parce qu’elle était socialiste, l’Allemagne et la Russie soviétique conclurent un accord, le traité de Rapallo.

Les chauvins français étaient furieux ; leur défaite était complète. Les représentants des autres nations étaient irrités contre la France dont l’entêtement et la sottise avaient empêché de réaliser même un minimum d’accord. Radek se fit un malin plaisir de rappeler à Barthou, auteur d’un livre sur Mirabeau, que le tribun de la Constituante avait dit un jour : “ La souveraineté des peuples n’est pas engagée par les traités que signent les tyrans. ”

L’Amérique avait désavoué Wilson ; elle n’avait pas voulu entrer dans la Société des Nations ; mais elle ne se désintéressait pas des affaires européennes ni de la politique des Etats d’Europe. Elle les suivait avec d’autant plus d’intérêt que la plupart de ces Etats étaient ses débiteurs, et elle ne tarda pas à manifester son mécontentement à l’égard de la France. Au début de janvier 1922, le sénateur MacCormick “ invitait le secrétaire d’Etat Hughes à renseigner l’Assemblée sur les dépenses des pays européens qui doivent de l’argent aux Etats-Unis et sur les causes de leur déficit chronique ; notamment quelles sommes ces pays consacrent aux dépenses militaires, et quel est le montant des intérêts qui sont dus aux Etats-Unis par chacun de leurs débiteurs européens ”. Et il déclarait : “ Si la politique française a grandement isolé la France de ses alliés européens pendant les 14 derniers mois, cette même politique a stupéfait et désillusionné le peuple des Etats-Unis pendant ces dernières semaines. ”

Les communistes avaient espéré que la conférence de Gênes faciliterait la formation d’un front ouvrier international unique, provoquerait une mobilisation des organisations ouvrières et socialistes qui viendraient renforcer l’action des délégués des soviets à la Conférence en posant devant le monde les bases, les seules possibles et solides, de la reconstruction de l’économie européenne. Il n’en fut rien ; la classe ouvrière suivit la Conférence en spectatrice. En France les adversaires communistes du front unique, malgré les engagements qu’ils venaient de prendre au Comité exécutif, accentuèrent leur campagne contre l’Internationale communiste poussant le manque de scrupule jusqu’à enrôler Clara Zetkin dans leur troupe. Informée, la vieille militante avait protesté avec indignation ; mais sa lettre, publiée par l’Humanité, fut l’occasion d’un redoublement d’attaques contre l’Internationale communiste. L’Internationale syndicale d’Amsterdam tenait dans le même temps une réunion à Rome ; elle se borna à une douteuse manifestation verbale : elle adopta une motion préconisant la grève générale contre la guerre.

V. Procès des socialistes-révolutionnaires[modifier le wikicode]

Le procès des socialistes-révolutionnaires dont il avait été parlé à Berlin s’ouvrit à Moscou le 23 mai. Clara Zetkin, écrivant au nom de la délégation de l’Internationale communiste, le 8 mai, l’annonçait à Fritz Adler en ces termes :

“ Je tiens à vous déclarer au nom de notre délégation, ce qui suit :

Les six défenseurs désignés dans votre lettre seront admis à ce titre au procès des socialistes-révolutionnaires, à Moscou. Seront admis de même les trois socialistes-révolutionnaires par vous mentionnés. Les gouvernement des soviets fera tout ce qui est en son pouvoir pour leur faciliter l’entrée en Russie. Les voyageurs obtiendront les visas nécessaires à l’Ambassade de Russie à Berlin. Le procès est fixé au 23 mai. Vous êtes prié de communiquer d’urgence cette date aux intéressés.

Notre délégation vous prie de bien vouloir communiquer aux délégués de la social-démocratie allemande à la commission des neuf ce qui suit : la liberté d’action de notre délégation en Allemagne est restreinte par les autorités allemandes. Le ministre de l’Intérieur de Prusse vient d’interdire au camarade Radek de prendre la parole en public à Dusseldorf alors qu’il accordait l’autorisation ainsi refusée à M. Vandervelde, signataire du traité de Versailles. Le ministre des Affaires étrangères est allé plus loin encore en interdisant au camarade Radek de se rendre à Dusseldorf.

Un mandat d’arrêt vient d’être lancé contre le secrétaire de notre délégation, Félix Wolf, sous l’inculpation de participation à l’action de mars 1921. Nous attendons que les délégués de la social-démocratie allemande à la commission des neuf interviennent immédiatement avec toute l’énergie requise pour faire rapporter ces mesures. Si l’on s’y refusait, notre délégation aurait à examiner l’éventualité d’un transfert des réunions de la Commission des neuf, à Moscou, où les représentants de toutes les tendances jouiraient d’une égale et intégrale liberté. ”

Pour permettre à la défense d’organiser son travail, la première audience fut renvoyée au 8 juin. Les défenseurs des accusés étaient Vandervelde, Rosenfeld, Theodor Liebknecht, Moutet, Wauters, et plusieurs avocats russes dont Jdanov, Mouraviev et Taguer.

L’acte d’accusation était accablant. Les socialistes-révolutionnaires, lorsqu’ils eurent décidé de mener une guerre sans merci contre le régime soviétique, avaient cherché la collaboration et collaboré avec l’amiral Koltchak, dans l’Oural, avec Dénikine dans le Sud, appuyant toutes les entreprises contre-révolutionnaires ; ils avaient sollicité et accepté l’aide des ambassades, se livrant, à leur instigation, à des sabotages criminels ; ils avaient organisé des attentats contre les dirigeants soviétiques ; ils étaient responsables, entre autres de l’assassinat d’Ouritsky, de celui de Volodarsky, de l’attentat contre Lénine. Toutes les accusations portées contre eux étaient si solidement établies qu’ils ne pouvaient songer à les rejeter en bloc. Ils se défendaient néanmoins avec une extrême vigueur, soulevant des questions de procédure, contestant des détails secondaires. Et ils donnaient de leurs actes une justification générale : la guerre qu’ils avaient déclarée au régime c’était leur riposte à la dissolution de l’Assemblée constituante par les bolchéviks. Ils se présentaient en adversaires politiques, fermement décidés à ne rien renier de leurs idées.

À Vandervelde, contestant dès l’abord l’impartialité du tribunal, Piatakov - c’est lui qui présidait le tribunal - avait répondu :

“ De tout temps les socialistes ont réfuté le grossier mensonge de l’impartialité des tribunaux. Les tribunaux sont, dans les pays bourgeois, les organes de la vindicte des classes possédantes. En Russie soviétique, ils défendent les intérêts des masses ouvrières. Ils savent néanmoins examiner avec objectivité les causes qui leur sont soumises. ”

Je ne puis donner sur ce procès - le premier des procès politiques - des impressions personnelles. J’avais dû rentrer à Paris avant qu’il commençât. Mais tous les témoignages sont concordants. Les accusés se défendirent avec une grande énergie tout au long des débats et ils eurent toute liberté de le faire. S’il était permis de contester leur capacité et de discuter leurs conceptions politiques, nul n’aurait songé à nier leur courage personnel, leur esprit de sacrifice, ni à nier, ou seulement oublier le passé historique de leur parti. Il n’était pas question de les avilir, encore moins de les contraindre à s’avilir eux-mêmes ; ils étaient devant le tribunal en pleine force, en possession de tous leurs moyens, ne cédant rien de leurs convictions. Celui qui faisait figure de chef était Gotz[1].

Une déposition qui fit grande impression fut celle de Pierre Pascal. Appartenant à la mission militaire française, il avait pu voir de près les agissements souterrains de ses chefs en faveur de la contre-révolution. “ J’ai déchiffré moi-même, dit-il, un télégramme dans lequel il était question de l’emploi du terrorisme. J’affirme catégoriquement que la Mission française a encouragé les attentats commis en Russie. Quand le lendemain de l’attentat contre Lénine, je me rendis à la mission, le général Lavergne vint à ma rencontre, un journal à la main. - “ Avez-vous vu ce qu’on dit de nous ? ” me demanda-t-il. - Je ne répondis rien. Il continua : “ Je ne sais pas si Lockhart[2] y est pour quelque chose, mais je n’y suis pour rien. ” Mais à voir l’émotion de mon chef j’eus l’impression très nette que ses dénégations, d’ailleurs superflues en ma présence si elles avaient été sincères, s’expliquaient par la nervosité d’un coupable. ” (Correspondance internationale, 23 juin 1922.)

Sur l’attentat contre Lénine, voici comment s’exprimait l’organe central du Parti, paraissant à Samara où se trouvait la majorité des membres du Comité central du Parti socialiste-révolutionnaire : “ Châtiment et non vengeance ”, c’était le titre de l’article.

“ Un coup terrible vient d’être porté au pouvoir bolchévik-soviétique : Lénine est blessé ; le trop fameux président du “ Sovnarkom ” (conseil des commissaires du peuple) est éliminé pour quelque temps, sinon pour toujours (la balle ayant traversé le poumon).

“ C’est un coup porté au pouvoir des Soviets. Sans Lénine ce pouvoir est impuissant. Sans Lénine ce pouvoir est lâche et bête.

“ Quels sont donc les deux hommes qui ont tiré sur le chef de l’Etat ouvrier et paysan ? Nous l’ignorons. Mais l’acte s’étant produit à l’issue d’une réunion ouvrière nous pouvons supposer que, comme Volodarsky, Lénine est châtié par des ouvriers. En tout cas, c’est là le fait des milieux démocratiques. ”

Dans un article publié à la veille du procès Trotsky avait fait un bref historique du parti socialiste-révolutionnaire. Il écrivait :

“ Voici le parti socialiste-révolutionnaire de Russie de nouveau l’objet de l’attention générale, mais c’est tout autrement que pendant la Révolution de Février. Il arrive souvent que l’histoire évoque ainsi un parti ou un homme après l’avoir enterré. En 1917 le Parti socialiste-révolutionnaire couvrit la Russie en quelques mois sinon en quelques semaines ; puis il disparut tout aussi vite. Le procès actuel nous donne l’occasion de jeter un coup d’œil sur les destinées étonnantes de ce parti.

“ Dès les premières années de ce siècle, Plékhanov appelait le Parti socialiste-révolutionnaire celui des socialistes-réactionnaires. Mais dans la lutte contre le tsarisme et le servage, ce parti a joué un rôle révolutionnaire. Il insurgeait le paysan, il appelait à l’activité politique la jeunesse estudiantine, il groupait sous son drapeau un grand nombre d’ouvriers rattachés moralement ou matériellement à la campagne et qui considéraient la révolution non d’un point de vue prolétarien, de classe, mais du point de vue imprécis du “ travail ”. Les terroristes recherchaient le combat individuel et donnaient leur vie pour prendre celle des dignitaires du tsar. Nous critiquions cette méthode ; mais pendant les manifestations, il arrivait souvent aux plus dévoués des ouvriers marxistes de résister à la police et aux cosaques côte à côte avec des ouvriers “ narodniki ”. Plus tard les uns et les autres se retrouvaient au bagne, sur les étapes de la Sibérie, en exil... Dès cette époque un abîme séparait le jeune tisserand socialiste-révolutionnaire de Petrograd, toujours prêt à donner sa vie pour la classe ouvrière, des intellectuels du type Avksentiev, étudiants de Heidelberg ou d’ailleurs, philosophes kantiens, nietzschéens, qui ne se distinguaient en rien des petits-bourgeois radicaux français, en rien sinon par une moindre culture et de plus grandes illusions.

“ La guerre, puis la Révolution, précipitèrent vertigineusement la désagrégation du parti socialiste-révolutionnaire. La dégringolade politique des chefs de ce parti fut surtout rapide parce que les grands événements exigeaient des réponses claires et précises. Nous vîmes, à Zimmerwald, Tchernov adhérer brusquement à l’extrême gauche, renonçant ainsi à la “ défense nationale ”, de la démocratie bourgeoise ; puis le même Tchernov, membre d’un ministère bourgeois, soutint l’offensive de Juillet, d’accord avec les pays de l’Entente. ”

La fin de ce processus de désagrégation fut la rupture du Parti : les chefs allèrent chez Koltchak et chez Dénikine tandis que les ouvriers rejoignirent, en masse, les défenseurs du régime soviétique.

À l'issue des débats, quatorze des accusés furent condamnés à mort, mais une décision du Comité exécutif panrusse des Soviets spécifiait que “ la peine ne sera appliquée que si leur parti continue, par des soulèvements dans les campagnes, par l’espionnage, par l’attentat qu’on désavoue, par la calomnie et l’empoisonnement des consciences, sa politique criminelle envers la Russie des Soviets ”.

VI. V° anniversaire de la Révolution d’Octobre - IV° Congrès de l’Internationale communiste[modifier le wikicode]

Selon la règle adoptée par l’Internationale communiste - un congrès chaque année - le 4e Congrès aurait dû être convoqué en juillet. On le retarda de quelques mois pour le faire coïncider avec le Ve anniversaire de la Révolution d’Octobre. Il se tint à Moscou du 9 novembre au 15 décembre 1922. Mais, pour ce cinquième anniversaire, le Congrès se transporta encore une fois à Pétrograd où le nouveau régime avait été proclamé. La séance inaugurale eut lieu le 5 novembre, à neuf heures du soir, à la Maison du Peuple. Zinoviev passa en revue les événements des cinq années écoulées. Le 7 novembre des réunions furent organisées dans tous les quartiers de la ville ; il y en eut plus de deux cents. Je fus désigné pour aller à Cronstadt avec Losovsky. On nous conduisit d’abord au Club de la Marine ; on y voyait encore des objets variés rappelant l’alliance franco-russe - des “ marins de Cronstadt ” avaient été amenés de Toulon à Paris lors d’une visite de la flotte russe à l’alliée dans le but d’exciter l’enthousiasme populaire pour une alliance qui ne l’était guère. Nous avions là un thème tout trouvé pour nos discours : hier, alliance des gouvernements pour la guerre ; aujourd’hui, alliance des prolétariats pour libérer le monde. Si les douloureux événements de l’an passé avaient laissé du ressentiment dans les cœurs, notre brève visite ne nous permit pas de le vérifier ; nous pûmes seulement constater que les auditoires des réunions étaient très vibrants.

Nous rentrâmes à Petrograd tard dans la soirée. La journée avait été fatigante et, arrivés à l’hôtel, nous ne pensions qu’à nous reposer. Mais c’était la fête nationale. Une cérémonie d’anniversaire se déroulait à l’étage supérieur, dans la salle d’apparat. Un redoutable orchestre y sévissait, bruyant et banal ; nous étions mal préparés pour ces sortes de réjouissances et, après avoir participé décemment au banquet, nous fûmes contents de nous échapper.

Ces réceptions et banquets étaient toujours un sérieux problème pour les communistes russes, surtout quand il s’agissait de recevoir des délégués étrangers. Fallait-il les mettre au régime de la Russie soviétique ou les traiter selon la traditionnelle hospitalité russe ? La question s’était posée pour la première fois au printemps de 1920, quand une importante délégation travailliste et trade-unioniste annonça sa visite. Le Comité central délibéra sur la question de savoir si le menu comprendrait du vin... Une fois cependant nous eûmes le festin traditionnel. Le Comité exécutif de l’Internationale, auquel certaines questions inscrites à l’ordre du jour avaient amené un nombre exceptionnel de communistes russes, siégeait depuis le matin quand Zinoviev annonça une suspension de séance. Nous passâmes dans une salle voisine où, sur des tables recouvertes de belles nappes blanches, se trouvait une extraordinaire variété de hors-d’œuvre. Pour nous, c’était tout le menu ; mais ce n’était que les fameux hors-d’oeuvre russes, et après seulement le repas commença. Nous nous étions trouvés à la table de Kollontaï ; nous avions déjà eu l’occasion de la voir mais c’était la première opportunité d’une vraie conversation. Nous la questionnâmes sur l’ “ Opposition ouvrière ” à la tête de laquelle elle avait bataillé avec Chliapnikov - rencontre assez curieuse car rien ne semblait l’avoir préparée, par son origine et son activité antérieure, à cette position quasi syndicaliste. Mais nous n’en pûmes rien tirer ; l’Opposition ouvrière avait été condamnée par le Parti communiste russe, sa décision avait été ratifiée par l’Internationale, les événements se déroulaient à une allure accélérée ; c’était une histoire du passé.

Le matin du 13 novembre, avant l’ouverture de la séance, la salle du Grand-Palais où se tenait le congrès était exceptionnellement bondée. Tous les délégués étaient à leur place ; et les auditeurs s’entassaient dans la partie qui leur était réservée. Les séances précédentes avaient été consacrées au rapport de Zinoviev et à sa discussion. Maintenant Lénine allait parler. La première attaque d’artério-sclérose l’avait terrassé au cours de l’année, au début de mai. Au Parti et au gouvernement on était accablé ; Lénine avait pris une telle place qu’on ne pouvait s’accoutumer à l’idée qu’il faudrait poursuivre la Révolution sans lui. On espérait, on voulait espérer que sa robuste constitution, les soins exceptionnels des médecins auraient raison du mal. Lorsque la nouvelle nous parvint, on pouvait déjà dire que Lénine était convalescent[3], et quand les délégués arrivèrent à Moscou ils étaient enclins à se persuader qu’il ne s’était agi que d’une alerte puisque Lénine allait présenter son rapport au congrès.

D’ordinaire, bien qu’il suivît de près les débats, il n’était pas très souvent en séance. Il venait et s’en allait, toujours avec la même discrétion, souvent sans qu’on s’en aperçût. Ce matin-là il allait parler le premier. Les délégués l’attendaient, en proie à une émotion profonde. Quand il entra, tous se levèrent d’un mouvement spontané, chantèrent l’ “ Internationale ”. Dès qu’il se fut installé à la tribune, il commença son rapport par ces mots : “ Camarades, j’ai été désigné comme principal orateur sur la liste, mais vous comprendrez qu’après ma longue maladie je ne sois pas en mesure de faire un long rapport... ” Ceux qui le voyaient pour la première fois, dirent : C’est toujours Lénine. Aux autres, l’illusion n’était pas permise. Au lieu du Lénine alerte qu’ils avaient connu, l’homme qu’ils avaient devant eux restait durement marqué par la paralysie : ses traits demeuraient figés, son allure était celle d’un automate : sa parole habituelle, simple, rapide, sûre d’elle, était remplacée par un débit hésitant, heurté ; parfois des mots lui manquaient : le camarade qu’on lui avait adjoint l’aidait mal, Radek l’écarta et le remplaça.

Cependant la pensée restait ferme, les idées directrices étaient exposées et développées avec maîtrise. Il était contraint, avait-il dit, de se borner à une introduction aux questions les plus importantes, et la plus importante, c’était la NEP. Elle avait dix-huit mois d’existence ; on pouvait la juger sur ses résultats. Ce que dit alors Lénine est si essentiel, si caractéristique de l’homme, de sa technique, de sa méthode - absence totale de bavardage et de bluff - que j’ai jugé nécessaire de donner sa conclusion in extenso, en appendice. C’est aussi sa dernière intervention dans la vie de l’Internationale communiste. À ce titre, son discours constitue un document d’une valeur exceptionnelle. Je me bornerai donc ici à noter sèchement les idées qu’il exposa. D’abord, la signification générale de la NEP en tant que retraite, car elle est valable pour tous, elle s’imposera à tous. Donc il faut y songer partout, la prévoir, la préparer. Si nous examinons les résultats, nous pouvons dire que nous avons subi l’épreuve avec succès. Nous avons stabilisé le rouble - nous avons besoin maintenant d’une monnaie pour nos transactions commerciales ; les paysans acquittent l’impôt en nature - les soulèvements, nés de leur mécontentement, ont presque complètement disparu. Dans la petite industrie, l’essor est général, la condition des ouvriers s’améliore. Avec la grande industrie seulement la situation reste difficile ; c’est le gros problème. Mais il faut le résoudre parce que le développement de la grande industrie est indispensable pour l’édification de notre société socialiste. Les concessions que nous avons offertes au capital privé, qui avaient inquiété beaucoup de nos camarades - ici et ailleurs - ont trouvé peu de preneurs ; les capitalistes s’approchent puis s’en vont parce qu’ils ne trouvent pas ici ce qu’ils cherchent : un remède immédiat à leurs difficultés présentes. Telle est la situation. “ Pas de doute, nous avons fait beaucoup de bêtises ; nul ne le sait mieux que moi. ” Puis, après une vive critique de l’appareil étatique, il s’attaqua longuement à la résolution votée par le 3e Congrès sur la structure, les méthodes et la tactique des partis communistes : “ Elle est excellente, mais presque entièrement russe... nous avons commis une grosse erreur en la votant. ” Et pour finir, cette conclusion chargée de sens : “ Nous n’avons pas trouvé la forme sous laquelle nous devons présenter nos expériences russes aux ouvriers des autres pays. ” Avertissement ultime qui devait rester lettre morte. Les hommes qui le remplacèrent ne rectifièrent pas cette “ grosse erreur ” ; ils la prirent au contraire comme point de départ, la répétèrent, l’amplifièrent.

C’est Trotsky qui avait été chargé de compléter le rapport dont Lénine n’avait pu, selon sa déclaration préliminaire, écrire que l’introduction. Il parla une semaine plus tard ; le compte-rendu officiel de la séance débute ainsi : “ Le président ouvre la séance à dix-huit heures quinze et donne la parole au camarade Trotsky. Les délégués se lèvent et accueillent le camarade Trotsky par des applaudissements enthousiastes. ”

Trotsky rappela d’abord comment et dans quelles conditions l’insurrection d’Octobre avait été déclenchée. Si la guerre civile ne vint qu’après et se prolongea, c’est parce que notre travail avait été trop facile : “ Personne ne voulait nous prendre au sérieux, dit-il ; on pensait que la résistance passive, le sabotage, une intervention rapide des Alliés, auraient vite raison de nous. Quand on se rendit compte que les choses ne se passeraient pas ainsi, toutes les forces de contre-révolution furent mobilisées contre nous. Nous dûmes alors exproprier plus que nous ne l’aurions voulu, beaucoup plus que nous étions en mesure de faire valoir. Ces faits permettent de formuler une première loi : on peut affirmer que, pour les partis occidentaux, pour le mouvement ouvrier en général, la tâche sera beaucoup plus difficile avant l’insurrection décisive mais beaucoup plus facile après. Notre communisme de guerre surgit de la guerre civile elle-même. C’était avant tout la nécessité de donner du pain aux ouvriers et à l’armée, d’arracher à une industrie désorganisée et sabotée par la bourgeoisie tout ce dont l’armée avait besoin pour mener la guerre... Si le prolétariat d’Europe s’était emparé du pouvoir en 1919, il aurait pris à sa remorque un pays arriéré. Tous les succédanés auxquels il nous fallut avoir recours n’étaient bons que pour satisfaire les besoins de l’industrie de guerre. ”

Ce communisme de guerre a fait place à un capitalisme d’Etat. Trotsky n’emploie pas volontiers cette expression ; elle prête à confusion ; les réformistes peuvent faire du capitalisme d’Etat par des nationalisations partielles. Mais Lénine a précisé le sens qu’il a pour lui et pour nous. Trotsky analyse alors les complexités du nouveau régime. “ Nous avons, en gros, un million d’ouvriers. Combien y en a-t-il dans les entreprises affermées ? 80.000. Encore sur ce chiffre n’y en a-t-il que 40 ou 45.000 dans des établissements purement privés, un certain nombre d’entre eux ayant été affectés à des institutions soviétiques. ” Quant aux grandes concessions, dont nous avons dressé un tableau et qui sont destinées à d’importantes firmes étrangères, il résume ainsi la situation : beaucoup de discussions, peu de concessions.

Traitant la question du rendement de la production, Trotsky dit que les avantages du socialisme doivent se prouver par un rendement supérieur. “ C’est une démonstration que nous ne sommes pas en mesure de faire parce que nous sommes encore trop pauvres. Mais notre Russie soviétique n’a que cinq années, et si on compare la situation à celle de la France, par exemple, dans les années du début de sa Grande Révolution, nous voyons que le tableau que nous offrons est moins sombre. Empruntons quelques données comparatives à l’historien français Taine : en 1799 ; dix ans après le déclenchement de la Révolution, Paris ne recevait encore qu’un tiers, parfois un cinquième de la quantité normale de farine qui lui était nécessaire ; dans 37 départements, la population était en décroissance par suite de la famine et des épidémies. ”

À propos des perspectives de révolution mondiale, la prescience dont il donna au cours de sa vie maint exemple, depuis son essai célèbre intitulé Le prolétariat et la révolution[4] se manifesta de façon remarquable. On était en 1922, Poincaré régnait en France ; en Angleterre, la coalition libéralo-conservatrice était au pouvoir. Il prédit une période d’épanouissement pacifiste et réformiste inévitable. “ Après les illusions de la guerre et l’enivrement de la victoire, la France verra fleurir les illusions du pacifisme et du réformisme qui, sous forme d’un bloc des gauches, viendront au pouvoir... Pour l’Angleterre, je prévois un développement analogue : le remplacement du gouvernement conservateur libéral par un gouvernement pacifiste et démocratique. Nous aurons alors en France un gouvernement de bloc des gauches ; en Angleterre un gouvernement travailliste. Dans ces conditions, qu’arrivera-t-il en Allemagne ? Les poumons social-démocrates recevront des bouffées d’air frais ; nous aurons une nouvelle édition du wilsonisme, sur une base plus vaste mais de moindre durée encore que l’autre. C’est pourquoi il est nécessaire que nous préparions pour cette période des partis communistes solides, fermes, capables de résister dans cette phase d’euphorie pacifiste et réformiste. Car c’est vers eux que se tourneront les ouvriers quand les illusions tomberont ; ils apparaîtront comme les seuls partis de la vérité, de la rude et brutale vérité, les partis qui ne mentent pas à la classe ouvrière. ”

La question du programme de l’Internationale communiste était à l’ordre du jour. Divers projets furent exposés et défendus par leurs auteurs. La discussion fut l’occasion d’une vive escarmouche entre Boukharine et Radek. Radek avait fait un rapport sur l’offensive du capital : son tableau était bien sombre. Des éléments de gauche lui reprochèrent une absence complète de perspectives révolutionnaires dont les centristes ne manqueraient pas de se servir dans leurs attaques contre les communistes. Boukharine entra en conflit avec Radek à propos des revendications immédiates des travailleurs ; avaient-elles leur place dans un programme de l’Internationale communiste ? Boukharine se prononçait énergiquement pour la négative tandis que Radek défendait avec non moins d’énergie l’inclusion. Il apparut clairement que la question devait encore être étudiée et il fut décidé, en conclusion, de renvoyer tous les projets à une commission spéciale qui rapporterait devant le prochain congrès.

VII. Le Parti communiste français et ses difficultés[modifier le wikicode]

Si l’attention des délégués avait été accaparée par le grave sujet traité par Lénine et Trotsky et par la longue discussion qu’il avait provoquée, leur curiosité se portait sur une autre question, de moindre importance et certainement moins réconfortante. Le Parti communiste français figurait une fois de plus à l’ordre du jour. Son développement avait été pénible. L’ancien parti socialiste avait voté l’adhésion à l’Internationale communiste à une énorme majorité, ainsi que nous l’avons vu, au Congrès de Tours, fin décembre 1920. Le Parti communiste se trouva donc formé d’une très grande portion de l’ancien parti, les “ dissidents ” ayant gardé surtout avec eux la majorité des parlementaires et une partie des cadres - “ la parure du Parti ”, disait Jean Longuet. La base, une base saine, ardente, comprenant des éléments nouveaux, les jeunes, les anciens combattants, des syndicalistes et un faible contingent d’anarchistes, allaient au communisme avec enthousiasme[5].

Nous avons vu cependant que les délégations envoyées à Moscou en juillet de l’année suivante, au congrès de l’Internationale communiste et à celui de l’Internationale syndicale rouge, eurent une attitude singulière. Le premier congrès du Parti, tenu à Marseille en décembre 1921 avait révélé quelque chose de trouble, d’inquiétant, dans le fonctionnement du Parti, de déplaisantes manœuvres souterraines. Sans une discussion préalable qui aurait pu le justifier ou l’expliquer, Boris Souvarine, alors à Moscou, délégué du Parti au Comité exécutif de l’Internationale, n’avait pas été réélu au Comité directeur. Là-dessus ses camarades de tendance avaient donné, séance tenante, leur démission. Première crise. L’Internationale communiste blâma les démissionnaires pour s’être retirés ; elle blâma davantage la direction pour sa manœuvre et exigea la réintégration des démissionnaires.

Vint alors la tactique du front unique. J’ai montré comment elle fut accueillie. Cependant au Comité exécutif élargi les opposants avaient déclaré se soumettre aux décisions de l’Internationale, et quelques mois plus tard, Frossard, qui cette fois avait consenti à faire le voyage de Moscou, déclara en conclusion de la discussion : “ C’est... pour ces raisons... que la délégation de la majorité du Parti français s’engage à rapporter au Parti les résolutions qui vont être prises, à les expliquer, à les commenter, à les défendre, à faire en sorte que, dans le plus court délai, elles soient pourvues de leur sanction pratique, et j’espère, vous me permettrez de finir par là, j’espère qu’au 4e Congrès de l’Internationale communiste ce ne sera pas la question française qui retiendra plus particulièrement l’attention de l’Internationale. ” Et il rentra à Paris avec une motion pour le prochain congrès du Parti signée Frossard-Souvarine. C’est donc l’accord entre gauche et centre, le pivot de la combinaison sur laquelle le Parti communiste français a été édifié.

Le 2e Congrès du Parti doit se réunir à Paris le 15 octobre, peu avant le 4e Congrès de l’Internationale communiste qui, selon l’espoir exprimé par Frossard, n’aura plus à s’occuper de la sempiternelle question française. L’envoyé de l’Internationale est Manouilsky. Pour sceller définitivement l’accord, il organise des entrevues avec les représentants des deux tendances. Il propose l’égalité de représentation des tendances centre et gauche au Comité directeur, le délégué de l’Internationale devant aider à résoudre les conflits qui pourraient se produire quand les membres des deux tendances resteraient intransigeants et figés sur leurs positions. Le centre refuse : le Parti communiste ne serait plus indépendant, dit-il ; c’est le représentant de l’Internationale qui deviendrait l’arbitre et déciderait. La gauche revendique la majorité. Le prestige et l’autorité de Manouilsky sont si faibles que le congrès s’ouvre sans qu’il ait pu obtenir un accord.

Après les premiers débats, le scandale éclate. L’adjoint de Frossard au secrétariat, Ker, est à la tribune pour son rapport. C’est un bon travailleur, capable, sympathique, conciliant. À la stupeur générale, il se lance dans un violent réquisitoire contre la gauche, caractérisant les pourparlers avec le délégué de l’Internationale comme un complot ourdi dans la coulisse. C’est une déclaration de guerre, mais que ce soit lui qui en ait été chargé, c’est là surtout ce qui étonne. Tous les débats vont être dominés par cette offensive. Que veut le centre ? C’est lui qui occupe les postes de commande ; Frossard est au secrétariat ; Cachin à la direction de l’Humanité ; la grande majorité du Comité directeur lui appartient. Mais l’adhésion à l’Internationale communiste lui pèse ; il est constamment en désaccord avec ses décisions. Cependant il se garde de se dresser ouvertement contre l’Internationale ; tout au contraire, après avoir manifesté des velléités de résistance, il s’incline, proteste humblement de son inaltérable fidélité. Aujourd’hui veut-il aller plus loin ? En conclusion des débats, il recueille la majorité des mandats, une majorité très faible : 1.698 contre 1.516 à la gauche ; beaucoup s’abstiennent, 814, marquant ainsi leur mécontentement. Néanmoins le centre revendique tout le pouvoir. Il gouvernera seul “ en accord avec l’Internationale ” - bien qu’il soit en désaccord ici avec l’homme qui la représente[6].

Que signifie exactement ce jeu compliqué ? Point n’est besoin d’être dans les secrets de la direction pour imaginer ce qui s’y passe. On connaît les hommes qui supportent mal l’autorité de l’Internationale ; quelques-uns, d’ailleurs, l’avouent. Mais celui qui prépare et dirige toutes ces manœuvres, maître en faux-fuyants et en dérobades, c’est le secrétaire du Parti lui-même, Frossard. Il n’a pas quarante ans, mais c’est déjà un vieux routier du Parti ; pendant la guerre, il s’est approché de la tendance zimmerwaldienne. Merrheim qui avait eu l’occasion de le bien connaître le considérait comme un compagnon peu sûr ; il se hâta d’ailleurs de passer chez Longuet dès que celui-ci eut organisé sa tendance minoritaire dans le Parti socialiste ; il y avait là beaucoup de députés ; on critiquait la politique de guerre du gouvernement, mais on votait les crédits pour la guerre ; c’était une position sans danger et sans risques et qui devint profitable quand les minoritaires l’emportèrent et disposèrent des postes. Cachin reçut la direction du quotidien ; Frossard le secrétariat du Parti.

Je les avais rencontrés tous deux à Moscou, lors du 2e Congrès de l’Internationale quand ils y avaient été envoyés “ pour information ”. Frossard se tenait derrière Cachin qu’il laissait s’exposer seul aux rebuffades. Par la suite, le même jeu continua, lorsque l’Exécutif les mandait à Moscou. Tous deux commençaient par refuser énergiquement de faire le voyage. Quand les messages se faisaient insistants, Frossard laissait Cachin se débattre, sachant qu’il céderait et qu’ainsi il pourrait, lui, se dérober. En effet, Cachin, après avoir protesté, crié qu’il n’irait pas, se mettait en route préparant déjà, pour apitoyer ses critiques, des tirades sentimentales qu’il appuierait d’une larme à l’œil.

C’est Frossard qui, par hasard, me révéla sa technique. Au cours du seul voyage qu’il fit à Moscou comme secrétaire du Parti, il avait pris un engagement ferme au sujet du congrès constitutif de la Confédération Générale du Travail Unitaire qui allait se tenir à Saint-Étienne : il réunirait les délégués appartenant au Parti avant le congrès pour élaborer ensemble programme et tactique, et interviendrait lui-même au congrès. Il fit tout cela, prudemment comme toujours, mais il le fit. Les débats étaient assez durs. Sachant qu’ils n’obtiendraient pas la majorité, les anarchistes et les “ syndicalistes purs ” qui, par suite de circonstances fortuites, dominaient le secrétariat et la commission exécutive de la C.G.T.U., étaient agressifs, attaquaient le Parti communiste et ses membres. L’un de ceux-ci, secrétaire d’une Union départementale importante, leur tenait tête mais assez maladroitement. Tandis qu’il parlait, Frossard vint près de moi et me dit : “ Je l’ai trop remonté, le frère ! ” Sur le moment, sa confidence - que j’étais surpris qu’il me fît car il n’y avait aucune espèce d’intimité entre nous - m’amusa. Mais plus tard, jugeant d’ensemble le développement du Parti communiste français, sous tant d’aspects si décevant, et même lamentable, elle me fournit la clé des incidents répétés, des crises successives : Frossard, restant dans la coulisse, “ remontait les frères ”. Il les avait remontés pour le 3e Congrès de l’Internationale communiste et pour le premier congrès de l’Internationale syndicale rouge ; il avait “ remonté ” le trop docile Ker pour le congrès de Paris ; surtout il “ remontait ” les nouveaux dirigeants de la C.G.T.U., sympathisants communistes et désireux d’adhérer à l’Internationale syndicale rouge mais qu’il était facile de troubler et d’inquiéter avec les “ oukases ” de Moscou ; c’était là son gros atout ; une C.G.T.U. hostile rendrait difficile la formation d’un véritable parti communiste[7].

Cette fois la crise revêtait un caractère si aigu qu’il devenait nécessaire d’en finir avec des manœuvres et des dérobades qui créaient une situation insupportable. Pour préparer les débats du congrès, une commission d’une importance exceptionnelle par le nombre et par le choix des délégués fut formée : les délégations y étaient représentées par leurs membres les plus qualifiés, la délégation russe ayant donné l’exemple en désignant Lénine, Trotsky, Zinoviev et Boukharine. Lénine n’y vint pas, mais il suivit de près ses débats. C’est dans son sein que se régla le sort du Parti communiste français. Il se présentait devant elle en morceaux : le centre, avec sa prétention de gouverner seul, formulée mollement à Paris et déjà mal assurée à Moscou ; la gauche, profondément attachée à l’Internationale communiste, mais trop faible pour s’emparer de la direction comme l’avaient fait les Italiens ; enfin cette “ droite ” dont j’ai déjà, à propos de la discussion sur le front unique, signalé le gauchisme verbal, non moins hostile que le centre à l’Internationale et, en fait, marchant avec lui. N’ayant adhéré au Parti qu’après mon retour en France, dans les derniers mois de 1921, je pouvais juger les uns et les autres avec assez de détachement ; les dangers de la méthode adoptée en 1920 pour former les partis communistes apparaissaient clairement ; même Zinoviev les voyait et les signalait, écrivant dans son rapport : “ Nous avons dans notre parti d’autant plus de centrisme, de social-démocratie, que nous avons accueilli de plus nombreuses fractions de l’ancien mouvement social-démocrate. ” Le Parti communiste français n’était donc pas le seul dans son cas mais ce qui le caractérisait fâcheusement, c’était l’hypocrisie de nombre de ses dirigeants[8]. Le jour où je devais parler devant la commission nous venions de recevoir le plus récent numéro du Bulletin communiste où, en ce moment même, on avait l’impudence de reprendre les critiques anciennes de la tactique de l’Internationale. Ceci me fournit une entrée en matière qui, du coup, liquida les droitiers ; pendant la lecture, ils baissaient la tête, sentant la réprobation unanime de la commission. Aux représentants du centre, je posai la question : “ Vous prétendez exercer seuls la direction et en accord avec l’Internationale. Mais qui peut avoir confiance en vos déclarations ? ” Ici, quelques-uns d’entre eux grognèrent. Parlant en fin de séance, Trotsky prit à partie, nommément, Ker, dont il venait d’apprendre qu’il était franc-maçon - ce que beaucoup d’entre nous ignoraient. Comment peut-on être communiste et franc-maçon ? demanda Trotsky ; pour lui, c’était absolument incompatible.

La discussion se poursuivit durant plusieurs séances. Je ne signalerai qu’un accident, bref mais important, qui marqua la dernière. La délégation du centre était, en fait assez hétérogène. À côté des vieux routiers de la politique et du Parti, il y avait des éléments nouveaux, venus au socialisme après la guerre et à cause de la guerre. Le plus remarquable d’entre eux était Renaud Jean ; il s’efforçait d’ailleurs, de rester hors tendance. Parti à la guerre paysan, immobilisé par une grave blessure ; il avait beaucoup lu et appris pendant sa convalescence. Il écrivait bien, exprimant avec forces les colères des hommes qui avaient souffert dans les tranchées et en étaient revenus résolus à chasser les gouvernants et à renverser le régime responsable de l’inutile massacre. Ses origines paysannes le portaient, en partie à son insu, à opposer les paysans qui avaient fait la guerre dans les tranchées aux ouvriers des usines, bénéficiaires de sursis d’appel. Le fait qu’il prétendait à une position personnelle, indépendante, montrait clairement qu’il ne donnait pas au communisme et à l’Internationale une adhésion sans réserve. Enfin, il voulait être, avec ostentation, le militant irréprochable. Tous ces détails sont nécessaires pour l’intelligence de l’incident qui éclata en fin d’une longue séance. L’ordre du jour était épuisé quand un délégué des Jeunesses communistes demanda la permission de poser une question. “ Notre Fédération, dit-il, reçoit des subsides de l’Internationale des Jeunesses communistes ; il nous apparaît normal qu’une section de l’Internationale soit aidée par le centre ou par d’autres sections. Or, certains camarades, et en particulier le camarade Renaud Jean, nous attaquent à ce sujet. Je demande que, dans cette commission, des voix autorisées lui rappellent qu’il s’agit là d’une manifestation de solidarité toute naturelle dans une organisation internationale. ” A peine cette demande a-t-elle été formulée que Renaud Jean se lève, s’avance vers la table où siège le bureau, commence une explication embrouillée que Trotsky interrompt un peu rudement en disant que l’Internationale communiste n’a rien de commun avec une foire où les paysans madrés se livrent à leurs marchandages. Interloqué, Renaud Jean se retire. La séance est levée dans une certaine gêne. Sans doute Trotsky aurait pu expliquer plus posément - comme il le fit le lendemain dans un entretien particulier. Mais il était deux heures du matin, un mouvement d’impatience pouvait se comprendre, on avait hâte de se séparer. Le moment était aussi mal choisi que possible pour soulever une question qui n’était certes pas sans importance et méritait d’être discutée. Renaud Jean n’était pas seul à penser que, dans ce domaine, l’Internationale communiste devait agir avec discernement et surveiller de près l’emploi des fonds mis à la disposition des sections. Il montra, d’ailleurs, beaucoup moins de scrupules par la suite, car il ratifia toutes les sottises et tous les crimes de la direction de l’Internationale, d’abord zinoviéviste puis stalinienne, les “ tournants ”, les “ procès de Moscou ”, les purges, la famine provoquée pour réduire les paysans ukrainiens, les meurtres des tueurs. Peut-être trouvait-il parfois la dose trop forte car de temps à autre le bruit se répandait que Renaud Jean avait quitté le Parti ; mais il n’en était rien, la résistance de Renaud Jean s’était bornée à quelques grimaces avant d’avaler l’amer breuvage.

En séance publique, Trotsky fit son rapport. Il ne cherchait pas à minimiser les difficultés de la tâche devant laquelle se trouvait l’Internationale. “ Nous avons maintenant devant nous, dit-il, une question importante et bien difficile. ” Étudiant les luttes intérieures du Parti, la polémique des fractions, il s’est reporté au discours prononcé par lui, dix-huit mois auparavant, à l’Exécutif élargi ; rien n’a changé ; le fait le plus frappant c’est que “ nous piétinons toujours sur la même place ”. Et à son tour il était amené à constater que trop du vieux Parti socialiste était resté dans le jeune Parti communiste. “ Nous avons entraîné avec nous, à Tours, beaucoup d’habitudes, de mœurs qui ne veulent pas céder la place aux attitudes et aux mœurs de l’action communiste. ”

Un problème particulièrement difficile c’était celui du rapport du Parti avec les syndicats. Le syndicalisme révolutionnaire avait de profondes racines dans le mouvement ouvrier français ; il avait fallu la Révolution d’Octobre et la création de l’Internationale communiste pour faire disparaître l’hostilité de principe des syndicalistes à l’égard des partis politiques. Cependant si l’hostilité avait disparu, une certaine méfiance subsistait que la politique de la direction du Parti n’était pas faite pour dissiper ; bien au contraire. Aussi, même chez les syndicalistes qui avaient adhéré au Parti restait-on réservé quand à l’intervention du Parti dans les grèves. D’autre part, si les grèves et l’action ouvrière devaient se dérouler sans la participation du Parti, celui-ci ne pourrait jamais devenir un parti communiste. Pour des raisons diverses, la direction du Parti suivait ici la ligne de moindre résistance, c’est-à-dire qu’elle s’effaçait complètement devant les syndicats. Ce ne pouvait être une solution. Que le problème fût particulièrement ardu, nul ne le savait mieux que moi ; je voyais les syndicalistes les mieux disposés à l’égard du Parti s’en écarter quand ils constataient que trop souvent il se comportait comme l’ancien parti socialiste, quand ils remarquaient que de jeunes militants délaissaient le travail syndical pour une activité électoraliste qui leur vaudrait un siège au Parlement.

La politique du Parti n’était pas seulement passive ; loin de chercher à atténuer les divergences, à rapprocher les points de vue, à trouver les bases d’une entente pour une action commune, elle les entretenait, les avivait pour pouvoir faire pression sur Moscou. Cependant on ne pouvait pas prétendre que, grâce à cette division du travail entre parti et syndicats, tout allait pour le mieux dans le mouvement ouvrier français. Trotsky énuméra des exemples de grèves perdues, de lourds échecs qu’il aurait été possible d’éviter.

Après de longues délibérations au cours desquelles furent examinées et discutées l’activité du Parti, les particularités du mouvement ouvrier, les luttes des fractions, la presse, la question paysanne, la politique coloniale, la commission élabora un programme d’action. Elle reconnut unanimement que les membres du Parti adhérant à la franc-maçonnerie et à la Ligue des droits de l’homme devaient immédiatement abandonner “ ces machines de la bourgeoisie créées pour endormir la conscience de classe des prolétaires ”. Exceptionnellement, et pour permettre au Parti de sortir de l’impasse où il s’était enfoncé, elle proposait que le Comité directeur fût constitué selon la proportionnelle sur la base des votes du congrès de Paris, les titulaires devant être désignés par les délégations elles-mêmes. Les représentants des trois tendances déclarèrent alors accepter la résolution sans réserve ; tous protestèrent de leur attachement et de leur dévouement à l’Internationale communiste.

VIII. Frossard démissionne - Cachin reste[modifier le wikicode]

Pendant que le congrès délibérait et décidait, Frossard, demeuré à Paris, malgré les appels réitérés de l’Internationale, complotait, réunissait et organisait ses fidèles pour le cas où le congrès prendrait une décision telle que toute dérobade serait désormais impossible. Les conjurés comprenaient la majorité des membres du Comité directeur et une grande partie des rédacteurs de l’Humanité. Maîtres du secrétariat avec Frossard et du journal avec Cachin, ils étaient persuadés de pouvoir tenir tête à l’Internationale. Les décisions prises à Moscou les mirent dans l’embarras ; tout se trouvait réglé : composition du Comité directeur, direction et conseil d’administration de l’Humanité. Cependant ils ne désespéraient pas ; les délégués du centre n’avaient pu résister à Moscou à la pression exercée sur eux par l’unanimité du congrès ; rentrés à Paris, ils se ressaisiraient et, selon leur habitude, trouveraient des prétextes pour ajourner l’application des décisions. “ Gagner du temps ”, ç’avait été toujours la tactique de Frossard ; il en avait fait l’aveu public au cours d’une réunion de la Fédération de la Seine. Mais précisément parce qu’il était expert en cette tactique, il ne tarda pas à comprendre que désormais elle ne serait plus possible. Il fallait choisir. Il hésita. Il tenait à un poste qui faisait de lui le vrai dirigeant du Parti. Mais il était pris entre l’Internationale et ses amis ; ceux-ci le pressaient, il se sentit vaincu, démissionna.

Tout fut rapidement réglé. Humbert-Droz, délégué de l’Internationale, et moi, nous allâmes chez Cachin pour arrêter la liste des rédacteurs de l’Humanité. Tous ceux qui avaient comploté avec Frossard étaient éliminés. Cachin en défendit quelques-uns mollement ; il ne mit quelque énergie que pour protester contre la réintégration de Pierre Monatte, chargé de la rubrique de la Vie sociale. Amédée Dunois prit sur lui de signifier leur congé aux conspirateurs malheureux ; il eut à essuyer la fureur de plusieurs d’entre eux et aussi des propos malveillants ; mais c’est surtout Cachin, considéré par eux comme un misérable lâcheur, qu’ils visaient. En vain le cherchaient-ils dans les bureaux du journal : il était resté chez lui, fuyant les coups.

Comme pour prouver que la décision de l’Internationale était juste, ils se groupèrent autour de Frossard, tentèrent de former un embryon de parti, publièrent un hebdomadaire dont toutes les attaques étaient dirigées contre l’Internationale et contre le communisme ; ils exigèrent de l’Humanité des indemnités de licenciement comme ils l’auraient fait d’un journal bourgeois. Quant à Frossard, il s’engagea rapidement dans la voie qu’avaient suivie Briand et Laval, ses vrais maîtres ; il retourna au Parti socialiste, le quitta, devint ministre, finit sa carrière comme un des nombreux ministres de Pétain. En 1930, il publia des Souvenirs de son passage dans le Parti communiste sous le titre De Jaurès à Lénine, où on peut lire ces étonnants aveux : “ Ai-je jamais été communiste ? Au fur et à mesure que je reconstitue l’atmosphère du congrès de Tours je sens que je peux résolument répondre par la négative à cette question. J’ai cherché vingt fois l’occasion de me dégager, de me reprendre... j’étais au fond plus près de Blum que de Lénine ” (p. 177). Cela peint assez bien le singulier type de petit politicien qu’il fut, et le portrait est complet si on ajoute cette ligne, écrite à la même page, dans laquelle il prétend avoir été “ dupe de gens sans honneur et sans conscience ”[9].

Un compte rendu du 4e Congrès de l’Internationale communiste exigerait qu’ici une large place fût faite au fascisme. Les événements décisifs venaient de se produire. Après une année d’exploits des bandes fascistes armées, opérant à travers le pays avec la complicité et l’appui des autorités, Mussolini, en conclusion de cette soi-disant “ marche sur Rome ” qui fut son premier bluff, avait été appelé par le roi pour former le ministère. L’avènement du fascisme datait du 30 octobre, quelques jours avant l’ouverture du congrès. Quand Bordiga monta à la tribune, le 16 novembre, pour faire son rapport sur le fascisme, on comprend qu’il ait parlé avec une émotion qui ne lui était pas habituelle. Les “ circonstances spéciales ”, dit-il, ne lui avaient pas permis de disposer de toute la documentation. Il fit d’abord un bref historique du mouvement fasciste ; évitant de préciser les responsabilités, il rappela, ce qui était maintenant clair pour tous que “ la tendance prolétarienne socialiste révolutionnaire qui s’est renforcée dans l’après-guerre à la faveur de l’enthousiasme qui s’était emparé des masses... n’a pas su profiter de la situation favorable... On peut dire qu’en 1919 et dans la première partie de 1920, la bourgeoisie italienne était, dans une large mesure, résignée à assister au triomphe de la révolution. Les classes moyennes, la petite bourgeoisie restaient passives, mais suivaient le prolétariat. ” Le schématisme qui lui était habituel l’amenait à formuler une appréciation du caractère du fascisme dont la fausseté n’était que trop visible : démocratie bourgeoise, fascisme - c’était la même chose ; donc “ je ne dis pas que la situation soit une situation favorable pour le mouvement prolétarien et socialiste lorsque je prévois que le fascisme sera libéral et démocrate... notre situation n’est pas tragique. ” Un envoyé du Parti était arrivé la veille, apportant des renseignements sur les derniers événements. “ Ce camarade, dit Bordiga, est un ouvrier et dirige une organisation locale du Parti ; il exprime cette opinion intéressante, qui est celle de beaucoup de militants, qu’on pourrait désormais travailler mieux qu’auparavant. ”

Radek, dans son rapport sur l’offensive capitaliste, avait apprécié plus exactement la situation et montré plus de clairvoyance quant à la signification de ces faits et à leur développement : “ Dans la victoire du fascisme, dit-il, je ne vois pas seulement le triomphe mécanique des armes fascistes ; j’y vois la plus grande défaite qu’aient essuyée depuis le commencement de la période de révolution mondiale le socialisme et le communisme, une défaite plus grande que celle de la Hongrie soviétique, car la victoire du fascisme est une conséquence de la faillite morale et politique momentanée du socialisme et de tous les mouvements ouvriers italiens. ”

Par contre, Zinoviev, comme à l’accoutumée, par tempérament ou par tactique, croyait nécessaire de répandre son optimisme à bon marché sur les délégués : “ On se dispute maintenant, dit-il, parmi les camarades italiens pour savoir la nature de ce qui se passe actuellement en Italie : un coup d’Etat ou une comédie ? Peut-être les deux à la fois. Au point de vue historique c’est une comédie. Dans quelques mois, la situation tournera à l’avantage de la classe ouvrière. ” Plus d’une fois nous le verrons ainsi transformer les défaites en succès et annoncer la victoire communiste... dans quelques mois[10].

La question italienne, inscrite à l’ordre du jour du congrès, prenait une importance nouvelle. Le développement du fascisme avait provoqué une vive agitation à l’intérieur du Parti socialiste italien. Serrati et ses amis qui avaient voulu maintenir à tout prix l’unité du Parti trouvaient, après Livourne, la cohabitation avec la droite de Turati-Treves difficilement supportable. La rupture s’était faite au congrès réuni à Rome en octobre 1922. Les réformistes, mis en minorité, quittèrent le Parti ; cependant ils avaient, depuis Livourne, doublé le nombre de voix qu’ils avaient alors recueillies : 29.000 au lieu de 14.000, car ils avaient l’appui des dirigeants de la Confederazione generale del Lavoro. L’adhésion à la 3e Internationale ne l’emporta que de justesse ; elle recueillit 32.000 voix, et il faut noter que Serrati reçut alors l’appui de la fraction dite Terzinternationalista qui n’avait cessé de défendre l’adhésion. Après le congrès, D’Aragona rompit le pacte qui liait la Confédération au Parti socialiste, se retrancha dans la position commode de l’indépendance et de la neutralité des syndicats : “ Nous ne voulons pas faire de politique ”, dit-il, tandis qu’il s’inclinait humblement devant Mussolini : “ Nous voulons un mouvement syndical dans les cadres de la loi. C’est une vieille déclaration de moi. D’ailleurs l’histoire prouve que la C.G.L. ne participera jamais à l’illégalité. ” Nous n’avions eu que trop raison, à Moscou, lors du 2e Congrès, de douter de la sincérité du personnage et de sa loyauté quand il affirmait son attachement au communisme, signait avec nous un appel aux syndiqués révolutionnaires pour la formation d’une Internationale syndicale rouge. Il était l’illustration la plus claire du danger qu’il y a de maintenir des hommes peu sûrs à la tête des organisations révolutionnaires : ils se laissent porter par le courant quand celui-ci est trop fort pour qu’ils puissent l’endiguer, mais se réservent de trahir dès que les circonstances deviennent propices.

Serrati, qu’on n’avait pas vu au 3e congrès, revenait à Moscou, avec cette fois un Parti moins nombreux mais plus homogène. “ Le congrès de Rome, pouvait-il dire, ayant expulsé les réformistes et les partisans ouverts ou masqués de la collaboration avec la bourgeoisie, a voté à l’unanimité l’adhésion à la 3e Internationale. ”

Rapportant la question devant le congrès, Zinoviev analysait la situation nouvelle devant laquelle le Parti communiste italien se trouvait, formulait plusieurs conclusions. D’abord le front unique s’imposait plus que jamais ; la fusion avec le Parti socialiste découlait du vote même d’adhésion de ce Parti à l’Internationale. “ Notre Parti, dit-il, a commis des erreurs doctrinales ; il dédaigne et veut ignorer tout mouvement qui se déroule en dehors de lui. C’est Lénine qui nous a enseigné qu’il y a une “ vanité communiste ” qui prétend tout savoir, est trop infatuée d’elle-même. Mussolini affirme que les syndicats fascistes ont déjà un million et demi de membres. C’est très probablement exagéré ; peu importe ; il faut y adhérer. ”

Bordiga, parlant au nom de la majorité de la délégation italienne, exprima son désaccord avec les recommandations de Zinoviev. Il restait hostile à toute fusion avec le Parti socialiste italien, même après le congrès de Rome ; c’est autour du Parti communiste que devaient se rassembler ceux qui voulaient entrer dans la 3e Internationale. Néanmoins ses amis et lui se conformeront aux directions tracées par le 4e Congrès, sans discussion ni hésitation.

Les dernières séances du congrès étaient consacrées au vote des résolutions. Les commissions spéciales les préparaient en tenant compte des débats qui suivaient les exposés des rapporteurs et soumettaient le texte définitif aux délégués en séance plénière. C’est Clara Zetkin qui vint donner lecture de la résolution sur “ La Révolution russe et les perspectives de la Révolution mondiale ” - les rapporteurs avaient été, on s’en souvient, Lénine et Trotsky. Un paragraphe était ainsi libellé :

“ Le 4e congrès mondial rappelle aux travailleurs de tous les pays que la révolution prolétarienne ne pourra jamais vaincre à l’intérieur d’un seul pays, mais seulement dans le cadre international, en tant que Révolution prolétarienne mondiale. La lutte de la Russie des soviets pour son existence et pour les conquêtes de la Révolution est la lutte pour la libération des travailleurs, des opprimés et exploités du monde entier. ”

Des applaudissements vigoureux saluèrent la lecture de cette résolution qui fut adoptée à l’unanimité. Pour la commission chargée d’examiner la composition du Comité exécutif, la délégation russe désigna Boukharine et Radek comme délégués, Lénine et Trotsky comme suppléants.

Le 2e congrès de l’Internationale syndicale rouge se tint dans le même temps, à Moscou, dans la grande salle de la Maison des syndicats. Son travail avait été préparé par une réunion du Conseil central - correspondant à ce qu’étaient pour l’Internationale communiste les comités exécutifs élargis - qui avait duré du 17 février au 12 mars 1922. Le développement normal de l’I.S.R. s’était heurté à deux sortes d’adversaires. Les réformistes de la Fédération syndicale internationale d’Amsterdam poursuivaient une politique de scission ; en France, leur manœuvre avait provoqué la scission de la Centrale syndicale elle-même. L’I.S.R. avait multiplié les appels, voulant tout tenter pour l’empêcher. Le 3 décembre 1921, son bureau exécutif s’était adressé aux ouvriers français en ces termes :

“ Les dirigeants de la C.G.T. préparent la scission. Après avoir maintes fois protesté de leur attachement à l’unité ouvrière, ils se préparent à la détruire sciemment et à désarmer ainsi les travailleurs français devant la réaction. Jouhaux, Dumoulin, Merrheim et ceux qui les suivent multiplient les concessions à la bourgeoisie. Devant le gouvernement et le bloc national, leur docilité n’a pas de limites et n’égale que leur intransigeance à l’égard des ouvriers révolutionnaires... Par leurs efforts, l’unité de l’organisation syndicale des cheminots est, à cette heure, brisée. La Fédération de l’habillement suit cet exemple... l’Information et le Temps sont satisfaits. Que de fois les dirigeants d’Amsterdam n’ont-ils pas invoqué l’unité ouvrière ! Mais ils sont prêts à la détruire dès que la majorité des syndiqués tente d’échapper à leur tutelle et à celle de la bourgeoisie. ”

Puis, quand le danger devint imminent, l’I.S.R. s’adressa directement à Amsterdam par le télégramme suivant, en date du 22 décembre :

“ La C.G.T. française est à la veille de la scission. Proposons conférence réunissant représentants de votre fédération, de la majorité et de la minorité de la C.G.T., de l’I.S.R. Nos délégués seront : Rosmer, Tom Mann, Losovsky. ”

Le secrétaire de la Fédération d’Amsterdam, Oudegeest, attendit plusieurs jours pour envoyer une réponse évasive :

“ Reçu télégramme. Ce qui arrive en France n’est que la conséquence des agissements de l’Exécutif de la 3e Internationale. Suis content que vous voyiez maintenant que ces agissements ne servent qu’à appuyer la bourgeoisie. Essayez d’ajourner congrès minorité C.G.T. Sous cette condition, je propose de demander à la réunion de notre bureau, le 28 décembre, de tenir conférence au commencement de janvier, exclusivement avec vos délégués. Vous enverrai détail 28 décembre. ”

Quand on leur proposait une action commune pour la défense des intérêts du prolétariat, les réformistes masquaient hypocritement leur refus en posant des conditions qu’ils savaient impossibles et, comme c’était le cas ici, en ne songeant qu’à triompher sottement[11]. Ils se faisaient les champions de l’indépendance du mouvement syndical, mais en même temps liaient toute leur activité à la Société des Nations et au Bureau International du Travail, ces fragiles résidus du wilsonisme en quoi ils voulaient voir les bases d’une démocratie nouvelle, une garantie contre la guerre et le fascisme. Quand la S.D.N. s’effondra, ils furent parmi les victimes. Même alors ils refusèrent de comprendre la terrible leçon.

En Tchécoslovaquie, la fédération du textile exigeait de chaque syndiqué qu’il signât une déclaration par laquelle il s’engageait à militer pour Amsterdam et à renoncer à toute propagande pour l’I.S.R. En Suisse, où les effectifs réformistes s’élevaient à 300.000 et ceux des anarcho-syndicalistes à 35.000, les uns et les autres rivalisaient dans une campagne de dénigrement de la Révolution russe et d’attaques réitérées contre l’I.S.R.

L’autre assaut que l’Internationale syndicale rouge avait eu à subir dès sa naissance vint des anarcho-syndicalistes et de ceux qui prétendaient être des “ syndicalistes purs ”. Ils avaient vainement tenté d’imposer leurs vues lors du premier congrès. Rentrés dans leur pays, ils prirent leur revanche en menant une campagne acharnée qui se développait parallèlement - et pas très différemment - à celle que menait la quasi-unanimité des journaux bourgeois de toutes tendances ; tous leurs efforts tendaient à troubler les ouvriers, à détruire en eux l’enthousiasme qui les avait portés au premier jour vers la Révolution russe. Leurs campagnes, coïncidant avec le reflux de la poussée révolutionnaire d’après guerre, ne restaient pas sans résultat ; elles affaiblissaient dans une certaine mesure l’I.S.R. mais sans profit pour eux-mêmes. Cependant, à la différence des leaders réformistes D’Aragona, Dugoni et autres qui n’avaient fait le voyage de Moscou que pour trouver des arguments contre l’Internationale communiste, ils étaient sincères - au moins les meilleurs, car parmi eux les discoureurs prétentieux ne manquaient pas. Ce qu’ils avaient vu en Russie était différent de ce qu’ils avaient imaginé ; au lieu de chercher à comprendre le sens de la Révolution, son développement, de discerner dans les voies suivies par la Révolution celles qu’elle avait délibérément choisies et celles qui lui avaient été imposées par l’intervention des Etats capitalistes et par la guerre civile, ils se bornaient à des affirmations sommaires ; ils étaient contre l’Armée rouge, contre la dictature du prolétariat à laquelle ils s’étaient tout d’abord ralliés ; le communisme n’avait pas surgi d’un coup sur les ruines : ils s’en détournaient.

L’Internationale syndicale rouge fit tous ses efforts pour garder les syndicalistes sincères dans son sein, expliquant, dissipant ce qui pouvait n’être que malentendus. Fin mais 1922, elle adressait un message aux membres de la C.N.T. espagnole. Le gouvernement venait de lever l’état de siège, les garanties constitutionnelles étaient rétablies. C’était l’occasion, après trois années de dures répressions, de tirer les leçons des expériences qu’avait vécues le mouvement ouvrier de tous les pays dans cette période chargée d’événements importants. On s’attendait, disait le message, à ce que fût donnée une orientation claire aux militants de la C.N.T. Au lieu de cela, on eut cette conférence de Saragosse, préparée avec le souci dominant de fabriquer une majorité, et des discours farcis de formules périmées, sans lien avec la réalité présente : il fallait, avant toute chose, obtenir une majorité pour la rupture avec l’I.S.R. Faute grave, concluait le message, car il n’y a pas de place pour une autre Internationale.

La minorité, décidée à défendre l’adhésion à l’I.S.R., s’organisa dans des comités syndicalistes révolutionnaires et dégagea la signification du vote de rupture : “ La conférence de Saragosse, dit-elle, a confirmé l’existence d’un courant évolutionniste qui signifie le reniement d’un passé plein d’héroïsme et de sacrifice. L’orientation adoptée à Saragosse est pire que le franc réformiste... La tendance qui a triomphé fait complètement abstraction des facteurs économiques. ” Ses dirigeants sont si aveugles qu’ils refusent de croire, quand on la leur signale, à une menace de coup d’Etat qui va de nouveau les mettre hors la loi. Or Primo de Rivera s’emparera du pouvoir le 13 septembre 1923.

Au Portugal, les dirigeants de la C.G.T. qui dénoncent, eux aussi, la dictature de Moscou, imposent la leur. Ils refusent la parole aux partisans de l’I.S.R. ; un membre de l’organisation, Perfeito de Carvalho, revenant de Russie, ne peut présenter son rapport. La direction obtient ce qu’elle veut : l’adhésion à l’Internationale anarchiste de Berlin, mais ses manœuvres ont découragé un grand nombre de délégués, 57 d’entre eux sont absents au moment du vote - presque la moitié. Pour le secrétaire général, de Souza, “ le capitalisme ne se maintient que par un phénomène d’autosuggestion ”.

La France se trouvait alors dans une situation particulière. Il y avait, depuis la scission, deux centrales syndicales. La C.G.T. était sortie de ses manœuvres considérablement affaiblie ; elle n’avait même plus 300.000 membres bien qu’elle en affichât 700.000 dans les documents officiels. La nouvelle centrale, qui a pris le nom de Confédération générale du Travail unitaire pour bien marquer sa volonté d’unité, en a 450.000. Elle a tenu son congrès constitutif à Saint-Étienne du 25 juin au 1er juillet 1922. La direction provisoire où, par suite de circonstances fortuites, les anarchistes et les “ syndicalistes purs ” détenaient la majorité, a été éliminée. La résolution votée, par 743 voix contre 406, comporte l’adhésion à l’I.S.R. sous certaines conditions : l’article 11 des statuts, concernant la liaison organique entre l’Internationale communiste et l’I.S.R., devra être supprimé et remplacé par une disposition ainsi libellée : “ L’I.S.R. et l’I.C. doivent, si besoin en est, se réunir en vue d’actions communes ; dans les divers pays les syndicats et le Parti communiste doivent procéder de même sans toutefois porter atteinte à l’indépendance des organisations. ”

Ainsi le 2e congrès peut s’ouvrir dans des conditions bien différentes de celles existant l’an passé. Les débats ne s’égareront pas dans les dissertations soi-disant théoriques. La situation est claire. Le dimanche 19 novembre, les délégués sont rassemblés pour la première séance dans la grande salle de la Maison des syndicats et ils abordent tout de suite le rapport moral de Losovsky, sur l’activité de l’I.S.R. pendant l’année écoulée. Pour faciliter l’entente, le Bureau exécutif de l’I.S.R. propose d’adopter la modification aux statuts demandée par les délégués de la C.G.T.U. L’article 11 fut supprimé et remplacé par les dispositions suivantes : “ Afin de coordonner la lutte de toutes les organisations révolutionnaires, le Bureau exécutif pourra, si les circonstances l’exigent, 1° conclure des accords avec le Comité exécutif de l’Internationale communiste ; 2° tenir des réunions communes avec le Comité exécutif de l’I.C. pour discuter les questions les plus importantes du mouvement ouvrier et organiser les actions communes ; 3° lancer des manifestes conjointement avec l’I.C. ” La discussion, devant le congrès, fut brève. Quelques délégués déclarèrent ne pas comprendre pourquoi on demandait l’abrogation de l’article 11 alors qu’on proposait de le remplacer par un texte qui ne changeait rien au fond. Il fallait bien admettre cependant que, pour les Français, la différence était appréciable puisqu’ils en faisaient la condition de leur adhésion, et satisfaction leur fut donnée[12].

La question des rapports entre Parti politique et syndicats se trouvait également inscrite à l’ordre du jour du 4e congrès de l’Internationale communiste qui avait lieu à la même époque. Intervenant au nom de la délégation italienne tout entière - comme il le souligna - Tasca déclara qu’il était peut-être nécessaire de faire des concessions à la France ou à tel autre pays, en considération de conditions locales particulières, mais que ces dispositions n’étaient pas à leur place dans la thèse générale, car il faut éviter, précisa-t-il, que ces concessions “ soient quelque chose qui concourt à enraciner de plus en plus cette situation sans issue que plusieurs camarades sont venus ici dénoncer... Même s’il était vrai qu’en France les syndicats, par leur développement historique, ont à jouer dans la Révolution prolétarienne un rôle de direction, ce ne serait pas une raison pour renoncer au noyautage communiste ; ce serait au contraire une raison de plus pour faire ce noyautage et nous assurer notre part de direction dans la révolution prolétarienne. La seule raison qu’on peut opposer en France au noyautage, c’est la méfiance des ouvriers envers le Parti communiste. C’est un cercle vicieux qu’il faut rompre nettement ; nous sommes persuadés que créer les conditions d’un travail méthodique des communistes dans les syndicats, c’est une question de vie ou de mort pour le Parti communiste français ”. (17e séance, 20 novembre 1922.)

Ce problème délicat réglé, aisément cette fois, le congrès put consacrer toutes ses séances aux tâches pratiques qui étaient celles des syndicats : défense des travailleurs contre l’offensive capitaliste et contre les manœuvres des leaders réformistes ; ceux-ci, pour maintenir leur domination sur les syndicats, procédaient à des exclusions dès qu’une opposition à leur politique s’affirmait ; un nouveau problème se trouvait ainsi posé, il fallait grouper les exclus, lier leur action à celle des syndicats, les y rattacher de quelque manière, souligner aux yeux des ouvriers l’action scissionniste des réformistes. Enfin une grande place fut faite à la tâche urgente de l’organisation et de l’activité syndicales dans les pays coloniaux et semi-coloniaux[13].

  1. Un rôle considérable, mais plutôt dans les coulisses, fut joué au sein de la fraction socialiste-révolutionnaire et du noyau dirigeant du Soviet, par Gotz. Terroriste issu d’une famille révolutionnaire réputée, Gotz était moins prétentieux et plus agissant que ses amis politiques les plus proches. Mais, à ce titre de “ praticien ” comme on le désignait, il se limitait aux opérations de cuisine, abandonnant à d’autres les grandes questions. Il faut, d’ailleurs, ajouter qu’il n’était ni orateur ni écrivain, et que sa principale ressource était dans une autorité personnelle payée par des années de bagne. ” (L. Trotsky, Histoire de la Révolution russe, I, 216-217.)
  2. Bruce Lockhart, agent personnel de Lloyd George en Russie. Voir son livre : Memoirs of a British Agent.
  3. Zinoviev donna les précisions que les communistes attendaient anxieusement dans un article que publia la Correspondance internationale dans son numéro du 7 octobre 1922, intitulé “ Le rétablissement de Lénine ”. “ Lénine, rappelait-il, avait toujours été un grand travailleur, mais il savait aussi se reposer ; il aimait la nature, s’y promenait à pied et à bicyclette ; en Suisse, nous escaladions les montagnes ; et nous patinions en Galicie. Mais pendant les cinq premières années - surtout pendant les quatre premières - les tâches étaient si écrasantes que toute possibilité de repos était exclue. En 1918, après l’attentat, il avait lutté deux semaines contre la mort. Sa solide constitution avait finalement triomphé. Maintenant elle triomphe encore : sa convalescence finie, le capitaine revient au poste de commandement ; toute l’équipe du grand vaisseau, du premier au dernier homme, reprend courage... Les travailleurs conscients de tous les pays se réjouiront avec nous. ”
  4. Bien que vivant hors de Russie, écrit un biographe, Trotsky sentait, avec une acuité exceptionnelle, battre le pouls des masses. Sa description du cours d’une révolution, le rôle qu’il attribue aux ouvriers, à la population non prolétarienne des villes, aux intellectuels et à l’armée ; son évaluation de l’influence de la guerre sur la mentalité des masses - tout cela correspond exactement à ce qui arriva durant les soulèvements de l’année 1905. Lisant Le prolétariat et la révolution, l’historien de la vie politique russe a le sentiment que l’essai a été écrit après la Révolution, tant il suit étroitement le cours des événements. Pourtant il parut avant le 9 (22) janvier 1905, c’est-à-dire avant le grand soulèvement du prolétariat de Saint-Pétersbourg. ” (Our Revolution, pp. 26-27.)
  5. À la fin de la guerre, le Parti socialiste, réduit à 34.000 adhérents au lieu de 100.000 en 1914, connut une période de fiévreuse croissance. En quelques mois il reçut 150.000 nouveaux membres.
  6. C’est Cachin qui vint le dire à la tribune : “ Au nom du centre, je déclare que nous prendrons seuls la direction du Parti. ”
  7. Dans un article sur le congrès de Paris publié par le Bulletin communiste du 9 novembre 1922, M. Chambelland écrivait : “ Je me suis souvenu qu’avant Saint-Étienne, Monmousseau n’avait pas de mots assez durs pour qualifier Frossard qui, par personnage interposé, essayait de dresser, pour les besoins de sa politique, le mouvement syndical contre Moscou, et je me suis demandé si Monmousseau et ses amis allaient consentir à jouer, sous la même influence, le même rôle ici et à Moscou. ”
  8. La tendance du centre en France est une survivance de l’ancienne mentalité social-démocrate, mais elle s’affuble d’un masque en acceptant tout ce qu’on lui demande. ” (Discours de Boukharine à la commission.)
  9. Amédée Dunois, secrétaire général de l’Humanité, écrivait à ce propos : “ Frossard avait fait ce rêve fantastique d’imposer tôt ou tard ses conditions à l’Internationale communiste. La chose était connue depuis longtemps des familiers du rusé secrétaire du Parti... Les intrigues les mieux agencées ne réussissent pas toujours... Pendant toute une semaine on fut à la limite de la rupture. Pourtant on ne rompit pas. Il ne restait plus qu’à passer à l’exécution des résolutions du 4e Congrès... Les congédiés se répandirent en récriminations assourdissantes. Ils firent plus ; ils se livrèrent auprès de Frossard - leur complice ; leur chef de file de la veille - à de telles menaces que celui-ci ne crut pouvoir y échapper qu’en démissionnant du Parti. “ Renard se trouvait pris. ”
  10. Il ne fut pas seul à se tromper et on pourrait relever nombre de pronostics erronés. Je n’en retiendrai qu’un pour sa signification particulière. Pour des raisons contraires, les socialistes que le communisme effrayait s’étaient réjouis de l’échec de la poussée révolutionnaire ; après les élections de mai 1921, Benjamin Crémieux écrivait : “ La caractéristique essentielle du scrutin c’est de marquer... la fin du bolchévisme dans la péninsule... La mode moscovite a fait son temps. C’est le socialisme à l’occidental qui retrouve sa vogue et s’apprête à jouer un rôle fécond. ” (Europe nouvelle, 15 mai 1921.) Et encore, le 27 août, dans le même périodique : “ Aujourd’hui, l’Italie est lasse du fascisme. Les socialistes se sont écartés du bolchévisme et ont reconquis la sympathie de la bourgeoisie avancée et des intellectuels. ”
  11. Cette tactique de l’I.S.R. contre toute scission syndicale était strictement conforme au principe posé dès la création de l’Internationale communiste. Lénine l’avait défendue, même assez rudement, contre d’excellents révolutionnaires, notamment, comme on l’a vu, dans La maladie infantile du communisme et l’I.C. n’avait pas hésité à rompre avec ceux qui persistaient dans ce qu’elle considérait une erreur. Et tous les faits montraient que la volonté de scission était de l’autre côté, chez les socialistes de la 2e Internationale et chez les réformistes de la fédération d’Amsterdam. Cependant ceux-ci accusaient si souvent les communistes de poursuivre la scission du mouvement ouvrier, ils disposaient de tant de journaux pour le dire, ceux de la bourgeoisie leur faisant écho, que même des observateurs plus ou moins objectifs interprétèrent ces démarches de l’I.S.R. comme une volte-face totale, un reniement complet de son attitude antérieure. “ Un fait considérable, écrit l’un d’eux, et qui n’a pas toujours été commenté avec la précision voulue, vient d’orienter dans une voie nouvelle le mouvement ouvrier international... Moscou est donc loin de sa politique de 1920. ” (Europe nouvelle, 31 décembre 1921.)
  12. Andrès Nin, qui était alors le membre le plus actif et le mieux informé de la direction de l’I.S.R., à côté de Losovsky, écrivit à ce propos : “ L’adoption de cet accord mit fin à nos différends avec le syndicalisme révolutionnaire français. La concession était, au fond, de pure forme. Immédiatement après le Congrès fut formé un Comité d’action, comprenant des représentants des deux Internationales. L’expérience ultérieure des luttes ouvrières montra avec évidence la nécessité d’une collaboration des deux organismes. D’autre part, le processus de différenciation à l’intérieur du mouvement syndicaliste révolutionnaire s’accéléra. Les éléments sectaires retournèrent à leurs positions, adoptant une attitude hostile à la Révolution russe et à l’I.S.R. Tandis que ceux qui avaient su profiter des leçons de la guerre et de la Révolution russe s’orientèrent vers le communisme. Enfin, spectacle édifiant, certains qui, comme Monmousseau, craignaient que l’I.S.R. attentât à l’indépendance du mouvement syndical français, devaient, peu après, convertir la Centrale syndicale révolutionnaire en une simple annexe du Parti communiste, provoquant ainsi un effondrement progressif de son effectif au bénéfice évident de la C.G.T. réformiste. ” (Las organizaciones obreras internacionales, Madrid 1933.)
  13. Dans des “ Souvenirs ” qu’un journal publie au moment où j’achève d’écrire ce livre, Victor Serge écrit : “ L’Exécutif (de l’Internationale communiste) avait décidé, sur l’initiative des Russes, naturellement, de fonder une organisation syndicale internationale, filiale de l’Internationale communiste ; la logique voulait qu’en scindant le mouvement socialiste, l’on scindât aussi le mouvement syndical. ” (Combat, 2 décembre 1949.) Il y a, dans ces quelques lignes, une succession d’erreurs étonnantes qu’on est surpris de trouver dans un écrit de Victor Serge. La “ logique ” ne voulait rien de ce qu’il prétend : elle exigeait au contraire qu’on distinguât entre le parti politique qui groupe des hommes en accord sur un programme fondamental, et le syndicat qui est ouvert à tous les salariés. La scission des partis socialistes à l’issue de la guerre était inévitable ; les conceptions divergentes qui s’y heurtaient étaient si profondes qu’elles conduisaient naturellement à la rupture ; Scheidemann et Liebknecht ne pouvaient plus appartenir au même parti. Quant aux syndicats, il me suffira de renvoyer aux pages où j’ai examiné cette question, à la Maladie infantile du communisme, de Lénine, aux discussions et résolutions du 2e congrès de l’I.C. Loin de chercher à scinder les syndicats, on demandait aux communistes de rester dans les syndicats réformistes, et même de s’y accrocher quand les dirigeants voulaient les en chasser. A l’époque où Victor Serge écrivait ces “ Souvenirs ”, sa mémoire avait des défaillances ; par exemple, dans un passage antérieur à celui que je viens d’examiner, il affirmait que “ Trotsky avait expulsé Cachin et Frossard de Russie en 1920 ”. Trotsky ne fit rien de semblable, et ni Cachin ni Frossard ne furent expulsés. J’ai dit dans quelles conditions ils allèrent à Moscou à cette époque ; ils y furent soumis au régime de la douche écossaise, c’est-à-dire qu’on ne manquait pas de leur rappeler leur reniement pendant la guerre, mais en même temps on prenait acte de leurs bonnes dispositions, favorables - quoique tardives - à la Révolution d’Octobre et à l’Internationale communiste. Ils quittèrent Moscou après s’être engagés publiquement à défendre l’adhésion du Parti socialiste français à l’Internationale communiste et, cela va sans dire, tout à fait librement.