1921

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I. La question syndicale provoque un grand débat[modifier le wikicode]

Peu après mon retour à Moscou, je rencontrai Losovsky ; il me parla d’une importante réunion syndicale qui devait avoir lieu dans la soirée. Il m’en indiqua l’objet en termes si vagues que je ne pouvais savoir de quoi il s’agissait réellement ; mais cela me rappela une conversation du train au cours de laquelle Trotsky avait fait allusion aux préoccupations de la direction du Parti au sujet de l’organisation de la production, en particulier du rôle des syndicats dans ce domaine. Cette réunion fut bientôt suivie de plusieurs autres sur le même thème, les journaux en donnèrent des comptes rendus. La question prit très vite une ampleur extraordinaire ; divers groupes se formèrent au sein du Comité central, s’opposant publiquement les uns aux autres ; il fut dès lors possible de saisir exactement la nature du problème posé, se suivre une discussion qui allait provoquer de profonds remous et devait marquer une date importante dans la vie du Parti.

Le régime appelé “ communisme de guerre ”, né de la guerre aurait dû mourir avec elle ; il lui survivait parce qu’on hésitait sur le caractère de l’organisation qui devrait le remplacer ; on cherchait, on tâtonnait, on ne se décidait pas ; il n’est que juste de mentionner ici qu’après l’effort épuisant qu’avait exigé la guerre, on éprouvait, dans toutes les couches de la société soviétique, un besoin légitime de souffler. Cependant cette survie présentait de sérieux dangers. Le communisme de guerre, qui n’avait de communisme que le nom - le communisme présuppose l’abondance et c’était la pénurie - avait été une nécessité de la guerre imposée par les Blancs et par l’Entente. Pour résister à la poussée de la contre-révolution pendant trois ans renaissante, aux interventions française, anglaise et américaine, il avait été indispensable d’équiper l’Armée rouge, et cet équipement, si sommaire fût-il, absorbait une énorme part des ressources du pays ; tout, dans la production, était orienté vers la guerre, et pour nourrir l’armée et les ouvriers des usines, on réquisitionnait les produits agricoles dans les campagnes. Cette réquisition était brutale par sa nature même - elle irritait et en même temps décourageait les paysans puisqu’on ne leur laissait rien de plus que ce qu’il fallait pour leur subsistance - elle l’était parfois encore plus qu’il n’était nécessaire par suite de l’inintelligence ou de la suffisance de jeunes bolchéviks grisés par un pouvoir dont ils disposaient soudain. Les paysans l’avaient néanmoins supportée, mais à présent, leur patience, ou leur bonne volonté, était épuisée. Ce qu’on a appelé après la deuxième guerre mondiale la reconversion de l’économie de guerre en économie de paix mais qui aurait paru alors une expression bien ambitieuse, c’était le problème que la République des soviets devait résoudre. L’heure était venue de desserrer l’étreinte[1].

En une image frappante, Trotsky avait caractérisé, devant le Comité central, l’excès de centralisation auquel la guerre civile avait conduit : “ Nous avons planté un immense encrier sur la place Rouge, et chacun, pour écrire, doit venir y tremper sa plume. ” Un organisme avait bien été créé pour aménager l’économie du pays : c’était le Conseil suprême de l’économie, mais pour des raisons diverses, il remplissait mal son rôle, et les syndicats, qui y occupaient une place prépondérante, s’acquittaient mal de leur tâche. Cherchant à en découvrir les raisons, Trotsky, au temps où il était commissaire aux transports, syndiqué comme travailleur de l’industrie, s’était fait désigner comme délégué du syndicat au Conseil général de la Confédération générale des syndicats et, ainsi, participait à ses réunions. Ce qui l’avait frappé tout d’abord c’était la nonchalance qui caractérisait leur préparation et leur méthode de travail. Personne n’était là à l’heure fixée, les membres arrivaient les uns après les autres ; chaque réunion commençait avec un grand retard. Habitué à l’exactitude par une disposition naturelle qu’avaient renforcée les disciplines de la guerre, ces choses le choquèrent. Si une telle nonchalance était de règle à la tête, on pouvait imaginer ce qui existait à mesure qu’on descendait vers les organisations de la base. Cette expérience, bien que brève mais à ses yeux décisive, l’avait amené à proposer des modifications à la structure syndicale dans un projet qu’il soumit au Comité central.

Que les syndicats fussent dans un état de semi-léthargie, personne au fond ne le contestait ; on ne différait d’avis que sur ses causes et sur les remèdes. La crise était incontestable, il fallait trouver une solution. Or, on démobilisait l’Armée rouge et Trotsky demandait : Qu’allons-nous faire de tous ces jeunes hommes de valeur qui s’y sont formés, organisateurs et administrateurs capables, exacts, ponctuels, sachant travailler, habitués au travail d’équipe ? Allons-nous simplement les rejetaient dans la vie soviétique sans chercher à utiliser au mieux leurs capacités ? Répondant à la question, il proposait de les incorporer, en des proportions à déterminer, dans les directions syndicales où ils apporteraient un stimulant et de précieuses habitudes de travail. C’est là-dessus que la discussion s’était engagée. Certains membres du Comité central, au premier rang Tomsky, secrétaire de la Centrale syndicale, se montraient violemment hostiles, niaient la crise. D’autres hésitaient, cherchaient un compromis. Le problème était si important et si complexe que le Comité central décida qu’une large discussion publique aurait lieu, dans les journaux, où chaque tendance pourrait exposer et défendre sa thèse, et dans des réunions publiques.

Il y eut, au début, cinq tendances : celle de Trotsky, de Boukharine, de Chliapnikov (quasi syndicaliste quoique membre du Parti et très attaché au Parti), de Sapronov (centralisme démocratique) ; le statu quo était défendu par Tomsky, Zinoviev, Kamenev. Au cours de la campagne, les nuances intermédiaires disparurent ; Trotsky, tenant compte de la justesse de certaines critiques formulées contre son projet, le modifia, mais en s’élevant énergiquement contre ceux qui prétendaient y voir une militarisation des syndicats. Au cours d’une réunion à laquelle j’assistais, Riazanov ayant cru pouvoir donner une interprétation humoristique du projet sous la forme d’un jeune militaire hautain, faisant irruption, le bonnet sur l’oreille, dans un bureau syndical et prétendant dicter les décisions, Trotsky s’était fâché et une bonne partie de la salle avait protesté avec lui. Une plate-forme commune réunit Trotsky, Boukharine et Sapronov, en face des tenants du statu quo que soutenait Lénine sans trop s’engager cependant (la tendance de Chliapnikov était trop faible pour se faire une place entre ces deux blocs). On sut et on comprit plus tard que ce que Lénine reprochait à la proposition de Trotsky c’était, avant tout, d’être inopportune. Il avait en tête une autre solution, infiniment plus profonde, puisqu’elle modifiait la structure même du régime de l’économie soviétique en plusieurs points essentiels, celle que le Parti devait faire sienne quelques mois plus tard : la N.E.P.[2].

II. Soulèvement de Cronstadt[modifier le wikicode]

La discussion se prolongeait, le congrès du Parti allait se réunir quand éclata le soulèvement de Cronstadt. Nouvelle terrible et d’abord incroyable. Cronstadt, foyer le plus ardent de la Révolution d’Octobre, dressé contre la République soviétique, était-ce possible ? Les dirigeants du Parti eux-mêmes avaient été pris par surprise. Nous étions consternés. Comme toujours, dans les situations difficiles et périlleuses, c’est Trotsky que le Comité central envoya à Petrograd, quitte à le charger ensuite de responsabilités qui n’étaient pas les siennes[3].

Il fallut étudier et préciser la nature du mouvement, et avant tout ses causes ; il y en avait d’évidentes. Le Cronstadt de 1921 n’était plus le Cronstadt de 1917 ; le transfert du gouvernement soviétique à Moscou avait drainé une grande partie des militants ; la guerre civile en avait pris beaucoup. Les faubourgs ouvriers avaient fourni leurs contingents ; le Petrograd de l’insurrection d’Octobre, le Petrograd où s’étaient déroulées toutes les phases de la Révolution, donnait alors l’impression d’une capitale désaffectée, déchue de son rang. Zinoviev en avait la charge et il était le dernier homme capable d’administrer méthodiquement ; en outre, son attention était accaparée maintenant par l’Internationale communiste et ses sections ; la ville et la région étaient laissées à l’abandon, la condition des travailleurs et l’organisation du travail négligées au point que des grèves avaient éclaté. Située à la pointe extrême du pays, Petrograd se trouvait aussi mal placée que possible pour le ravitaillement quand la Russie était coupée de l’extérieur ; avantageuse en temps de paix, sa position devenait la plus exposée en temps de guerre.

Que des éléments contre-révolutionnaires aient cherché à profiter de la situation, c’était normal ; leur rôle était d’exciter les mécontentements, d’envenimer les griefs, de tirer vers eux le mouvement. D’où sortit le mot d’ordre des “ soviets sans bolchéviks ” ? il n’est pas aisé de le préciser, mais il était si commode pour rallier tout le monde, tous les adversaires du régime, en particulier les socialistes-révolutionnaires, les cadets, les menchéviks, empressés à prendre une revanche, qu’il est permis de supposer que ce sont eux qui en eurent l’idée, et la propagande qu’ils firent sur cette revendication pouvait toucher les marins et les soldats, la plupart jeunes recrues venant des campagnes, troublés déjà par les plaintes acrimonieuses que leur apportaient les lettres de leurs familles, irritées par la brutale réquisition. Telles furent les conclusions auxquelles aboutit l’enquête menée par les dirigeants du Parti. Écrivant sur ce sujet un an plus tard “ pour l’anniversaire ”, Andrés Nin qui avait vécu toute l’année écoulée en Russie soviétique et avait eu la possibilité de s’informer de vérifier, donnait des explications et appréciations identiques[4].

La thèse des adversaires des bolchéviks a été exposée dans diverses brochures, écrites généralement par des anarchistes. On peut la retrouver dans celle qui est, je crois, la dernière en date, publiée en 1948 par Ida Mette, aux Editions Spartacus, sous le titre La Commune de Cronstadt, crépuscule sanglant des Soviets. La conclusion de l’auteur est déjà indiquée clairement par ce titre, mais il déclare n’avoir entrepris son travail que pour établir la vérité historique sur cet événement douloureux. Y a-t-il réussi ? Il reconnaît que des éléments manquent encore pour une analyse définitive, les Archives du gouvernement soviétique et de l’Armée rouge ne pouvant être consultées. Cependant il reproduit et commente beaucoup de documents importants. Mais que de contradictions parmi les témoignages et appréciations qu’il cite, émanant pour la plupart de partisans délibérément hostiles aux bolchéviks.

Sur l’origine et la cause du soulèvement, un des chefs de l’insurrection, Pétritchenko, écrit en 1926 que c’est le maintien du régime du communisme de guerre quand la guerre civile était finie qui a irrité les ouvriers et les a poussés à se soulever contre le gouvernement soviétique. Mais celui-ci n’était pas moins désireux qu’eux de passer d’un régime de guerre à un régime de paix. A-t-il trop tardé à le faire ? Pouvait-il appliquer plus tôt la nouvelle politique économique qui, depuis des mois, faisait l’objet de ses préoccupations ? on étudiait, on cherchait ; la grande discussion sur les syndicats s’inscrit précisément dans le cadre de ces recherches. Bien téméraire serait celui qui croirait pouvoir donner une réponse à ces questions, alors qu’il est difficile, sinon impossible, de reconstituer exactement la situation générale existant alors.

Même si on admet que le soulèvement fut le fait d’ouvriers et de marins qui agissaient en pleine indépendance, de leur propre initiative, sans liaison avec des contre-révolutionnaires, il faut reconnaître que dès le déclenchement du soulèvement, tous les ennemis des bolchéviks accoururent : socialistes-révolutionnaires de droite et de gauche, anarchistes, menchéviks ; la presse de l’étranger exulte ; elle n’a même pas attendu la phase active du conflit pour le signaler ; le programme des rebelles ne l’intéresse pas, mais elle comprend que leur révolte peut accomplir ce que les bourgeoisies coalisées n’ont pu faire : renverser un régime exécré dont depuis des années elle guette vainement la chute.

Parmi les tracts distribués à Cronstadt, celui qui est signé : un groupe de menchéviks, se termine par ces mots : “ Où sont les vrais contre-révolutionnaires ? Ce sont les bolchéviks, les commissaires. Vive la révolution ! Vive l’Assemblée constituante ! ” D’après le Messager socialiste, organe officiel des social-démocrates russes publié à l’étranger, “ les mots d’ordre cronstadiens sont menchéviks ”, tandis que Martov nie la participation au mouvement des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires. Pour lui, l’initiative appartient aux marins, qui rompent avec le parti communiste sur des questions d’organisation non de principes.

Les faits rapportés dans la brochure montrent que c’est le Comité révolutionnaire provisoire qui prit l’initiative des mesures militaires. Sur une fausse nouvelle, il se hâta de faire occuper les points stratégiques, s’empara des établissements d’Etat, etc. Ces opérations ont lieu le 2 mars, et c’est seulement le 7, que le gouvernement, ayant épuisé les tentatives de conciliation, dut se résoudre à ordonner l’attaque. Les socialistes-révolutionnaires s’étaient employés à empêcher une solution pacifique du conflit. Un de leurs chefs, Tchernov, cet ancien ministre des cabinets de coalition qui menèrent la révolution de Février à Kornilov et à Kérensky, s’écria : “ Ne vous laissez pas tromper en entamant avec le pouvoir bolchévique des pourparlers que celui-ci entreprendra dans le but de gagner du temps. ” Le gouvernement engagea l’action devenue inévitable à contre-coeur comme le confirme le témoignage de Loutovinov, un des leaders de l’ “ Opposition ouvrière ” ; arrivant à Berlin le 21 mars, il déclarait : “ Les nouvelles publiées par la presse étrangère sur les événements de Cronstadt sont fortement exagérées. Le gouvernement des Soviets est assez fort pour en finir avec les rebelles ; la lenteur des opérations s’explique par le fait qu’on veut épargner la population de la ville. ”

Loutovinov avait été envoyé à Berlin en disgrâce, et le fait qu’il appartenait à l’ “ Opposition ouvrière ” donne un prix spécial à sa déclaration.

S’il est possible que le gouvernement des Soviets ait commis des fautes, que dire du rôle d’un homme comme Tchernov qui ne voit dans l’affaire que l’occasion d’une revanche contre les bolchéviks qui l’ont détrôné de son fauteuil présidentiel en dissolvant l’Assemblée constituante. Sachant que l’insurrection est vouée à l’échec, il fait tout ce qu’il peut pour exciter les marins, contribuant ainsi à accroître un vain sacrifice de vies humaines. Étant donnée la situation, les combats, dès qu’ils s’engagèrent, ne pouvaient être qu’acharnés ; les pertes furent lourdes des deux côtés, parmi les rebelles et parmi les aspirants de l’Armée rouge.

À diverses reprises, les marins de Cronstadt avaient montré qu’ils étaient enclins à céder à l’impatience. Sous le Gouvernement provisoire, le 13 mai, ils avaient proclamé que “ le seul pouvoir à Cronstadt est le Soviet ”. C’est Trotsky qui prit alors leur défense contre le ministre menchévik Tsérételli, comme on l’a vu par la note ci-dessus. Deux mois plus tard, au cours de la période de grands troubles connue comme les “ Journées de Juillet ” consécutive à la malheureuse offensive décidée par Kérensky sous la pression des Alliés, les marins de Cronstadt vinrent en masse à Petrograd. Après avoir manifesté à travers la ville, ils se rendirent au Palais de Tauride où siégeait le Soviet et, sur un ton impératif, demandèrent que les ministres socialistes vinssent s’expliquer devant eux. C’est Tchernov qui se montra le premier. “ Fouillez-le ! Assurez-vous qu’il n’a pas d’armes ! ” crie-t-on aussitôt de divers côtés. L’accueil manquait de cordialité. “ Dans ce cas, je n’ai rien à dire ”, déclara-t-il, et tournant le dos à la foule, se dispose à regagner le Palais. Cependant le tumulte s’apaise. Il peut faire un bref discours pour tenter d’apaiser les protestataires. Quand il a fini, plusieurs marins, des costauds, s’emparent de lui, le poussent vers une auto, le prenant comme otage. Cet acte imprévu provoque une extrême confusion ; on approuve ou on proteste. Tandis qu’on discute, des ouvriers se précipitent vers l’intérieur du Palais, criant : “ Tchernov a été arrêté par des énergumènes ! Il faut le sauver ! ” Martov, Kaménev, Trotsky quittent en hâte la séance. Non sans peine, Trotsky obtient que Tchernov soit libéré et, le prenant par le bras, le ramène au Soviet. En 1921, Tchernov avait complètement oublié cette scène vieille de quatre années. Il ne songeait plus qu’à exciter criminellement les frères de ces marins qui l’avaient traité plus rudement que ne le firent les bolchéviks.

III. Lénine expose la Nouvelle Politique Economique (NEP) au IIIe Congrès de l’Internationale communiste[modifier le wikicode]

Le 3e Congrès de l’Internationale communiste fut convoqué pour le 22 juin 1921, à Moscou. Le congrès constitutif de l’Internationale syndicale rouge devait se tenir dans le même temps. Au cours de l’année écoulée depuis le 2e congrès, les événements d’importance n’avaient pas manqué. De nouveaux partis communistes s’étaient constitués ou développés selon la tactique et les règles adoptées par l’Internationale. Où en étaient-ils ? le congrès ne manquerait pas d’en discuter ; mais le débat qui certainement dominerait tous les autres serait celui consacré au mouvement de Mars en Allemagne[5]. Son échec, plus encore sa nature et son développement, avaient provoqué de profonds remous, surtout dans la section allemande, comme il était naturel, mais aussi dans les autres sections de l’Internationale communiste. À l’Internationale syndicale rouge, le congrès s’annonçait difficile ; parmi les syndicalistes et les anarcho-syndicalistes, aussi bien chez ceux qui avaient adhéré formellement que chez les sympathisants, on pouvait noter un éloignement marqué, toutes sortes de réserves, même de la méfiance. De plus, la République des soviets telle qu’elle était au début de l’été 1921, quand le souvenir de Cronstadt était encore vif, et à la veille de changements sérieux dans la politique économique - propres à alimenter les critiques de droite et de gauche - n’offrirait certainement pas aux délégués un tableau de nature à dissiper les doutes et à vaincre les méfiances. Je ne sais si Zinoviev ignorait tout cela ou s’il voulait l’ignorer : il décida de demander à toutes les sections de l’Internationale et aux organisations syndicales d’envoyer des délégations nombreuses. Et après avoir pris cette décision dont on put tôt mesurer les conséquences, il ne se soucia pas de les loger. Quand les premiers délégués arrivèrent on n’avait à peu près rien prévu ; les camarades chargés de l’hébergement se trouvaient dans une situation ridicule ; ils me demandèrent d’intervenir auprès de Trotsky - toujours l’ultime ressource.

Mais si je voyais la nécessité et l’urgence de mesures rapides, je refusais d’importuner Trotsky avec cette histoire de logement des délégués ; je savais combien il était soucieux de ne pas empiéter sur le domaine de ses camarades, surtout quand il s’agissait de “ vieux bolchéviks ” du genre de Zinoviev qui supportaient mal l’ascendant qu’il avait pris. Cependant le temps pressait ; j’acceptai de lui exposer la situation. Comme je l’avais prévu, sa première réaction fut le refus ; je m’y attendais trop pour en être surpris ; néanmoins l’affaire le préoccupait, il me posa quelques questions, finalement décida de téléphoner à Zinoviev. Celui-ci, surpris d’apprendre des difficultés qu’il ignorait, consentit d’assez bonne grâce à la formation d’une commission que présiderait Skliansky, l’adjoint de Trotsky à la Guerre. Avec Skliansky, on pouvait être sûr que les choses seraient menées rondement ; les locaux furent aménagés, du matériel rassemblé ; les délégués purent être logés à leur arrivée.

Un incident minuscule, non dénué pourtant de signification, se produisit avec la délégation française. Pour la commodité de leur travail, on avait décidé de loger tous les délégués, et eux seuls, à Lux. À Paris on avait adjoint à la délégation une traductrice ; un des délégués l’avait accaparée en cours de route, et il prétendait en outre prendre un journaliste américain avec lui - une vraie suite comme on voit : il connaissait la règle adoptée mais elle n’était pas pour des hommes comme lui. Furieux de la tranquille résistance à laquelle il se heurtait, il en appela à diverses “ autorités ”... (le journaliste américain, c’était Lewis Gannett, alors rédacteur à l’hebdomadaire libéral The Nation, et aujourd’hui critique littéraire du New York Herald Tribune).

À la tête de la délégation française se trouvaient Fernand Loriot et Boris Souvarine ; ils venaient d’être libérés, après une incarcération de dix mois à la prison de la Santé, inculpés de “ complot contre la sûreté de l’Etat ”. Le gouvernement avait choisi, dans chaque groupement communiste ou sympathisant, les deux militants les plus en vue ; les accusés avaient été au nombre de dix ; pour les syndicalistes c’étaient Monatte et Monmousseau ; le jury les avait déclarés non coupables.

Paul Levi, qui avait conduit la délégation allemande au 2e congrès, n’était plus là ; il avait été exclu pour avoir critiqué, de manière inadmissible, le mouvement de Mars qu’il qualifiait de “ putsch ”. Clara Zetkin ne l’avait pas suivi ; elle était demeurée au Parti communiste mais sa critique n’était guère moins sévère. Bien que Trotsky eût été chargé du rapport principal sur “ La crise économique mondiale et les nouvelles tâches de l’Internationale communiste ”, le congrès, dominé par cette affaire allemande, tourna autour de la tactique de l’Internationale communiste ; en fait, les deux questions étaient étroitement liées.

Au début de l’année, Trotsky avait reçu la visite de Béla Kun, venu précisément pour l’entretenir de la tactique que, selon lui, l’Internationale devait adopter. Il était absolument nécessaire et pressant, dit-il, de s’engager à fond dans une tactique systématique d’offensive, mettant en jeu toutes les ressources dont pouvait disposer la République des soviets. Les régimes bourgeois, surtout celui de l’Allemagne, sont encore débiles ; c’est le moment de les attaquer sans relâche, par des séries de soulèvements, de grèves, d’insurrections ; plus tard, il sera trop tard. Telle était sa thèse. Trotsky la réfuta plutôt brutalement ; il avait été stupéfait de l’entendre énoncer. Il eut beau rappeler à son interlocuteur qu’une vérité élémentaire de l’action révolutionnaire c’est qu’on ne déclenche pas une insurrection quand on veut, à tout prix, qu’un mouvement engagé à contre-sens ou dans des circonstances non favorables peut avoir des conséquences funestes pour la classe ouvrière - il ne l’avait pas convaincu. Par contre, Béla Kun avait gagné à ses vues des militants importants de plusieurs sections de l’Internationale, notamment de l’allemande et de l’italienne.

Pour comprendre la signification du mouvement de Mars et ses conséquences, qui furent sérieuses, il faut avoir présent à l’esprit la rébellion militaire qui avait eu lieu une année auparavant, au mois de mars 1920, connue sous le nom de Kapp-Lüttwitz putsch, ou plus simplement de Kapputsch. Une partie des membres de l’Etat-Major général s’étaient alors alliés aux “ corps francs ” - formés d’anciens officiers allemands licenciés par suite de la réduction des effectifs imposée par le traité de Versailles - et avaient projeté de porter un coup décisif à la République de Weimar. Les deux principaux dirigeants du mouvement étaient le général von Lüttwitz et le haut fonctionnaire Kapp. Le 10 mars, Lüttwitz signifie un ultimatum au président Ebert : le président doit remplacer immédiatement le gouvernement socialiste par un gouvernement d’ “ experts neutres ” c’est-à-dire d’anciens hauts fonctionnaires de l’Empire ; le Reichstag doit être dissous ; Ebert doit se retirer ; le nouveau président sera désigné par un plébiscite. Enfin les conjurés offrent de faire Noske - le chef socialiste qui a réprimé férocement les insurrections ouvrières de novembre 1919 - dictateur. L’ultimatum ayant été rejeté, des forces armées sont dirigées sur Berlin le 13 mars. Ebert fait appeler les généraux von Seeckt et Schleicher ; ils se dérobent, ne veulent pas marcher contre les rebelles. Le gouvernement s’enfuit à Dresde, puis à Stuttgart.

C’est, semble-t-il, le président de la Confédération générale du Travail, Karl Legien, qui fut, en ces circonstances graves, le plus clairvoyant, celui qui perçut le mieux le danger et les moyens de briser la rébellion. Bien qu’il se soit toujours montré des plus modérés et des plus prudents, il n’hésite pas à proclamer la grève générale, cette arme suprême de la classe ouvrière qu’il avait toujours condamnée. Il constitue un Comité général de grève avec des représentants de toutes les organisations ouvrières, y compris les communistes. Cette première grève générale est un coup de maître ; l’économie allemande se trouve d’un coup entièrement paralysée ; la vie est suspendue dans tout le pays. Les rebelles, déconcertés par cette riposte qu’ils n’ont pas prévue, sont contraints d’abandonner dès le troisième jour.

Le souvenir de ce mouvement grandiose, de cette mobilisation générale des prolétaires qui avait maîtrisé si promptement la tentative de coup d’Etat de la haute armée, alliée aux hommes du Hohenzollern, resta très vivant dans la conscience des ouvriers ; il domina pour un temps la politique allemande. Précisément à cause de cela, l’action de Mars, dispersée, peu claire, inquiétante, se soldant par un humiliant échec, donna l’impression d’un mouvement artificiel, mal préparé, mal conduit. Le foyer d’origine avait été le bassin houiller de Mansfeld, dans l’Allemagne centrale, où régnait une agitation permanente ; c’était une condition favorable pour y déclencher une grève générale, et elle y fut en effet effective ; mais elle ne fut que partielle à Chemnitz, en Thuringe et en Saxe ; des bombes avaient éclaté dans plusieurs villes - Breslau, Halle ; d’autres attentats projetés reçurent un commencement d’exécution. Le mouvement avortait. Les représailles furent dures.

L’échec de ce mouvement d’un caractère insolite permit aux journaux bourgeois et à la presse social-démocrate d’affirmer dès le premier jour, mais sans preuves, qu’il avait été imposé et était dirigé de Moscou. Mais ils ne furent pas les seuls. Certains dirigeants du Parti communiste le pensaient aussi ; parmi eux, Paul Levi et Clara Zetkin. Levi le qualifia d’action anarchiste, inspirée de Bakounine non de Marx. Des amis de Levi, Malzahn et Paul Neumann, dirigeants du syndicat des métaux de Berlin, s’étaient opposés à des grèves de solidarité. Hors d’Allemagne, on trouvait des communistes non moins empressés à dénoncer ce qu’ils appelaient une intervention intolérable de l’Internationale communiste ; on en trouvait à la direction même du Parti communiste français, et aussi en Tchécoslovaquie.

Jusqu’au 3e Congrès de l’Internationale communiste - il était convoqué pour le 22 juin - de furieuses polémiques mirent aux prises les dirigeants du Parti communiste allemand ; la plupart d’entre eux revendiquaient fièrement le rôle joué par le Parti, exigeaient l’exclusion des opposants. Paul Levi attaqua publiquement et fut exclu ; Clara Zetkin se tut et accepta d’aller à Moscou conférer avec Lénine et Trotsky dont on savait qu’ils n’étaient pas du tout disposés à approuver sans réserves la tactique responsable de ce mouvement aventureux. Les conversations et discussions d’avant-congrès révélèrent qu’ils trouveraient devant eux une très forte opposition. Peut-être seraient-ils mis en minorité. La délégation allemande, systématisant et généralisant sa tactique de Mars, préconisait l’ “ offensive révolutionnaire ”. Elle était certaine de recevoir l’appui des Polonais, des Autrichiens, des Italiens. Mais Lénine et Trotsky, entièrement d’accord sur la résistance inflexible qu’il convenait d’opposer à une stratégie funeste pour le mouvement ouvrier, acceptèrent de faire figure de “ droitiers ”, et même le risque de voir une majorité au congrès se prononcer contre eux.

Le mouvement de Mars avait été pour Béla Kun un cuisant échec ; il n’ignorait pas que la délégation russe l’attaquerait sans merci, et Lénine plus encore que Trotsky ; il avait trouvé, pour sa théorie détestable, des oreilles complaisantes en Allemagne, dans les deux partis communistes pour une fois d’accord, mais il restait l’initiateur et le principal responsable de cette tactique d’ “ offensive révolutionnaire ”. Cependant il se savait des appuis et il prépara sa défense. Dans cette période il vint me voir assez souvent - nous n’avions d’ordinaire que des rapports espacés - l’Humanité en main, me demandant des précisions sur des hommes, sur des articles, sur des faits. Sa manœuvre, qu’il me laissa le soin de deviner, était de neutraliser par avance, ou tout au moins d’embarrasser les délégués enclins à le condamner - et il n’ignorait pas que les Français seraient de ceux-là ; il rassemblait des arguments contre eux. Il s’empressait auprès des délégués à leur arrivée, et il réussit à mobiliser contre le Parti communiste français et contre l’Humanité ceux du Luxembourg - dont le porte-parole était Ed. Reiland, fondateur et animateur du Parti - et de Belgique, communistes excellents qui n’étaient pas des partisans de l’ “ offensive ” mais ne manquaient pas de griefs à l’égard de leur grand voisin et ignoraient complètement les desseins de Béla Kun. Ils eurent l’occasion d’intervenir au cours d’un Comité exécutif élargi qu’on avait décidé de réunir tant étaient déjà nombreux les délégués. Or, la délégation française était venue avec l’idée bien arrêtée d’exiger de l’Exécutif des explications complètes au sujet des événements d’Allemagne ; les uns avaient été alarmés par une action aux mobiles suspects, tandis que les opportunistes, ceux qui se trouvaient dans l’Internationale malgré eux, étaient heureux d’avoir une occasion de dénoncer une prétendue immixtion de l’Internationale dans la vie de la section allemande ; pareilles pratiques, si on ne les dénonçait pas, seraient une menace pour toutes les autres. Les interventions de deux partis numériquement faibles les irritèrent et furent pour eux une raison de plus de persister dans leurs exigences.

Avant la discussion générale, il y eut un sérieux accrochage. Les débats s’étaient ouverts comme de coutume par le rapport de Zinoviev sur l’activité de l’Internationale pendant l’année écoulée ; des délégués intervenaient, discutaient, expliquaient, répondaient aux critiques, et, en conclusion, le rapport était approuvé. Mais, ainsi que je l’ai dit, la délégation française arrivait très excitée ; elle était persuadée que le mouvement de Mars avait été ordonné par la direction de l’Internationale ; elle voulait que celle-ci s’expliquât, rendît des comptes, tout de suite, avant toutes choses ; c’est par cela qu’il fallait commencer. Elle refusait d’approuver le rapport. Ce fut d’abord de la stupeur. Pareille prétention, le ton sur lequel elle était formulée, étaient tellement hors de proportion avec le prestige et l’autorité - assez minces - dont jouissait le Parti communiste français dans l’Internationale. De plus, elle était absurde ; chacun savait que le mouvement de Mars serait discuté à fond, provoquerait d’amples débats. C’est ce que Zinoviev expliqua. Les Français s’entêtèrent ; les Allemands leur dirent des choses désagréables ; Radek se fâcha, traitant incidemment le Parti communiste français de social-démocrate, d’opportuniste... Là-dessus la délégation française déclara qu’elle se retirait, et elle quitta la salle du congrès. C’était ridicule ; Radek était un délégué comme les autres, et comme les autres il avait le droit d’exprimer son opinion, droit considéré alors légitime et nécessaire. Pendant la suspension de séance, je croisai Zinoviev. “ Vos amis se croient au Parlement, me dit-il ; ils sont bien ennuyeux avec leurs questions de procédure. - Mais je n’y suis pour rien, et n’y peux rien, répondis-je ; ils ne me consultent pas avant de faire leurs bêtises. ” La délégation semblait être venue avec un mandat extravagant mais précis à l’égard de la direction de l’Internationale et elle craignait que ma participation à cette direction ne l’empêchât de pénétrer les secrets de l’Internationale - si secrets il y avait. Je la laissais manœuvrer à son aise ; le congrès de l’Internationale syndicale rouge me donnait bien assez de soucis et suffisait bien à m’occuper.

Quand, plus tard, le congrès aborda le fond, la délégation allemande soumit au congrès et défendit avec âpreté la thèse qu’elle avait élaborée sur l’ “ offensive révolutionnaire ”. Il fallait, disait-elle, tenir la masse en alerte, combattre la passivité dans laquelle elle était tentée de se laisser aller par des actions plus ou moins imposées mais répétées. Cette thèse n’était pas nouvelle pour Trotsky ; c’était celle que Béla Kun était venu lui exposer et qu’il avait énergiquement repoussée, comme je l’ai rapporté dans les pages qui précèdent. Mais l’événement montra qu’elle n’était pas particulière à Béla Kun ; elle avait des partisans nombreux dans presque toutes les sections de l’Internationale. La chaleur et l’insistance que des hommes comme Thalheimer mirent à la défendre ; le fait que Parti communiste allemand et Parti communiste ouvrier allemand rarement d’accord l’étaient entièrement là-dessus ; l’appui qu’elle trouvait dans les délégations d’importantes sections, suffisaient à prouver qu’il ne s’agissait pas d’une théorie de circonstance, fabriquée après coup pour masquer à la fois un échec et une intervention du dehors[6].

Les thèses sur la tactique soumises au congrès et qui furent rapportées par Radek reconnaissaient que le mouvement de Mars était un pas en avant fait par le parti communiste depuis son unification avec la majorité des Indépendants, mais elle insistait ensuite sur la nécessité de baser les actions sur une étude sérieuse de la situation, de les préparer minutieusement ; l’offensive n’était pas toujours et dans tous les cas la juste tactique. La délégation allemande et ses alliés n’en étaient pas satisfaits. Ils exigeaient que le congrès reconnût que le mouvement de Mars avait été une action de masse imposée à la classe ouvrière par les provocations patronales et gouvernementales : que le Parti en avait assumé la direction et s’était courageusement acquitté de son rôle ; qu’il avait ainsi affirmé sa capacité de guider la classe ouvrière dans ses luttes jusqu’à la révolution.

C’est ce que Trotsky déclarait ne pouvoir leur accorder. Pour établir que la nécessaire étude préalable de la situation n’avait pas été sérieusement faite, il lui suffit de puiser dans les interventions des tenants de l’offensive. L’un avait affirmé qu’en Mars la situation était claire et tendue à l’extrême : les réparations, la menace d’occupation de la Ruhr, la question de la Haute-Silésie, la crise économique et le chômage, les grèves, la rendaient exceptionnellement favorable. Pour un autre, la situation était des plus confuse ; les ouvriers se désintéressaient de la Haute-Silésie, les syndicats “ étaient contre nous ” ; le degré de passivité des ouvriers était incroyable ; il était donc nécessaire de les secouer par une initiative révolutionnaire. Un troisième était d’accord sur l’ “ incroyable passivité ” et d’accord aussi sur la conclusion qu’en avait tirée le précédent : “ il fallait foncer à tout prix ”. Après cela, conclut Trotsky, quand vous nous demandez ici une approbation totale, renonçant à toute discussion et analyse des faits, vous devez comprendre qu’il nous est impossible de vous la donner. Votre préoccupation dominante est de pouvoir rentrer en Allemagne avec une résolution excluant même l’apparence d’une critique. Vous voulez être couverts par l’Internationale devant la masse du Parti. Mais la critique surgit, d’elle-même de vos propres déclarations quand, après avoir parlé d’une épaisse muraille de passivité, d’une stagnation générale, vous vous écriez : “ Donc, en avant ! ” C’est le devoir de l’Internationale communiste de mettre ses sections en garde contre des mouvements artificiellement provoqués. Le Congrès doit dire aux ouvriers allemands qu’une faute a été commise et que la tentative faite par le Parti d’assumer le rôle dirigeant dans un grand mouvement de masse n’a pas été heureuse. ”

Aux Italiens qui, pour appuyer la tactique de l’ “ offensive ”, disaient : “ Maintenant nous sommes libres ; nous nous sommes débarrassés des chefs réformistes ; nous pouvons remplir nos tâches ; nous sommes en mesure d’engager des actions de masse ”, Trotsky répondit : “ Il n’y a pas dans le monde que les opportunistes. Vous les avez éliminés de vos rangs, c’est bien. Mais il y a la société capitaliste ; la police, l’armée, des conditions économiques précises, un monde complexe... Nous devons nous montrer capables d’unir le froid langage des statistiques à la volonté passionnée de la violence révolutionnaire. ”

Pas très bien accueillies sur l’heure, ces vérités fondamentales ne tardèrent pas à s’imposer, et leur rappel porta des fruits. Dans une étude sur La lutte de classe en Allemagne pendant l’année 1922, Thalheimer écrivait à propos de l’action de Mars : “ Engagée par l’avant-garde, elle ne fut qu’une escarmouche, une anticipation sur la bataille que peut seule livrer la classe ouvrière tout entière. Elle se termina par la défaite et l’affaiblissement momentané des éléments d’avant-garde. La majorité de la classe ouvrière n’était pas encore prête... même pour des buts immédiats et bien définis. La vague de combat alla en s’affaiblissant. Le capitalisme et ses partisans dans la classe ouvrière voulurent profiter de leur victoire. Ils cherchèrent à discréditer et à isoler les éléments d’avant-garde au sein du prolétariat..., dirigeant leur offensive contre la journée de huit heures, les salaires, le droit de grève... Le Parti communiste, après avoir reconnu que l’action de Mars était prématurée, s’est ressaisi et a engagé une autre action. ” (Annuaire du Travail, pp. 363-364.)

Le débat sur le mouvement de Mars, pour important qu’il fût, n’était qu’une illustration du thème que Trotsky avait développé dans son grand rapport sur “ La crise économique mondiale et les nouvelles tâches de l’Internationale communiste ”. L’analyse approfondie à laquelle il s’était livré avait fait ressortir clairement les caractéristiques de la situation présente. “ L’Allemagne de 1921 ne ressemble pas à celle de 1918 ”, avait déclaré un bon observateur des choses d’Allemagne. En France, le Temps pouvait affirmer que “ les crises à venir seront surmontées ”. En conclusion de cette analyse, il disait : “ L’histoire a accordé à la bourgeoisie un délai durant lequel elle pourra souffler... Le triomphe du prolétariat au lendemain de la guerre avait été une possibilité historique ; elle ne s’est pas réalisée. La bourgeoisie a montré qu’elle sait profiter des faiblesses de la classe ouvrière... Les perspectives restent, au fond, profondément révolutionnaires : la situation redeviendra pour nous plus favorable ; en même temps elle devient plus complexe. La victoire ne nous sera pas acquise automatiquement. Nous devons mettre à profit cette période de stabilisation relative pour étendre notre influence dans la classe ouvrière, en gagner la majorité avant que surgissent des événements décisifs. ”

Les partisans de l’offensive avaient apporté non sans vivacité, leurs critiques. Qu’ils fussent Allemands, Hongrois, Polonais, Italiens, ils manifestaient la même impatience juvénile mais dangereuse par des paroles de ce genre : c’est l’épée au poing et non avec des statistiques que nous ferons la révolution... nous n’avons pas à démontrer que la révolution est nécessaire mais à la faire... depuis la NEP, la Russie soviétique peut jouer le rôle de soupape de sûreté pour le capitalisme... Thalheimer reprochait à Trotsky de “ mettre l’énergie révolutionnaire du prolétariat en réserve ”[7].

Trotsky répondit à chacun d’eux par des explications et des précisions nouvelles, concluant comme il le fit dans la question sur la tactique. Au cours de son exposé, il avait insisté sur le fait capital, mais alors généralement inaperçu, ou nié, du rôle prépondérant assumé désormais par l’Amérique dans les relations internationales : elle a pris, souligna-t-il, la place occupée jusqu’alors par l’Angleterre, “ le dollar est devenu le “ souverain ” du marché mondial ”.

Le 7 juillet, Lénine soumit son rapport sur “ La situation intérieure de la Russie soviétique et les tâches du Parti communiste russe ”. Il avait préparé, pour le congrès, une brochure dans laquelle, sous le titre L’Impôt alimentaire, il reprenait plusieurs de ses articles écrits à différentes époques ; consacrés, entre autres, au régime qu’il dénommait “ capitalisme d’Etat ”, antichambre, disait-il, du régime socialiste. Au printemps de 1918, il avait écrit, sur le même sujet, une importante brochure, Les tâches principales d’aujourd’hui, dont il rappelait des passages significatifs :

“ Dans la situation actuelle, le capitalisme d’Etat serait, dans notre République des soviets, un grand pas en avant... Il ne s’est encore trouvé personne, je pense, qui, au sujet de l’économie de la Russie en ait nié le caractère transitoire. Aucun communiste non plus n’a nié que l’expression “ République socialiste des soviets ” traduise simplement la volonté du pouvoir des soviets de réaliser le socialisme et non le fait que les relations économiques actuelles sont des relations socialistes. Que signifie donc ce mot “ passage ” ? Est-ce que, en ce qui concerne l’économie, cela ne signifie pas que dans le régime actuel sont contenus à la fois des éléments du capitalisme et du socialisme ? Tout le monde répondra naturellement par l’affirmative. Mais tous ceux qui reconnaissent cela ne sont pas en mesure de distinguer les divers éléments. Or c’est précisément de cela qu’il s’agit. On peut distinguer les types suivants :

Economie patriarcale, qui est au plus haut degré une économie naturelle ;

Economie paysanne marchande (elle englobe les paysans qui vendent le blé) ;

Capitalisme privé ;

Capitalisme d’Etat ;

Socialisme.

La Russie comprend à la fois ces divers types économiques et sociaux. C’est ce qui constitue son originalité... Le capitalisme d’Etat serait un grand progrès ; cela vaut la peine de payer pour acquérir de l’expérience, car ce qui est le plus important pour la classe ouvrière c’est de triompher du désordre, de la désorganisation qui nous anéantiront si nous n’en venons pas à bout. C’est pourquoi ce n’est pas aller à la défaite que de payer un tribut important au capitalisme d’Etat ; c’est au contraire préparer la voie au socialisme. C’est là un fait incontestable. Le capitalisme d’Etat correspond donc à une organisation économique beaucoup plus avancée que la nôtre... Il ne présente aucun danger dans un pays où le pouvoir est aux mains des ouvriers et des paysans pauvres. Pour éclairer davantage encore la question, nous allons donner un exemple concret de capitalisme d’Etat : l’Allemagne. Nous avons ici “ le dernier mot ” de la technique capitaliste moderne dans un Etat féodalo-capitaliste. Qu’on mette à la place de cet Etat, un Etat d’une autre structure sociale, un Etat prolétarien, et nous aurons des conditions rendant possible le socialisme. ”

La NEP était une retraite, Lénine ne songeait pas à le nier, mais c’était une retraite qui ramenait la Russie dans la voie où elle s’était engagée délibérément, si la guerre civile ne l’avait pas contrainte de se résigner aux mesures diverses qui constituèrent ce qu’on appela “ communisme de guerre ”. Les délégués avaient eu la possibilité de se familiariser avec ces définitions et explications. Lénine n’eut donc plus qu’à souligner les principes qui avaient présidé à l’élaboration des tâches du Parti communiste.

“ Nous avons toujours considéré, dit-il, que notre Révolution était une avant-garde en Europe ; nous avons compté sur la révolution mondiale et, en conséquence, envisagé comme notre tâche historique la préparation de cette révolution. La conscience des masses révolutionnaires est restée au-dessous de cet espoir ; elle a été incapable de déclencher ailleurs la révolution ; cependant elle a été finalement assez forte pour interdire à la bourgeoisie de nous attaquer. ”

“ Il y a déjà quelques leçons à tirer de nos expériences. Elles ont montré que les paysans, de par leur essence même, ne peuvent exister que sous la direction de la bourgeoisie ou sous celle du prolétariat. L’alliance que le prolétariat a contractée avec les paysans est de caractère purement militaire ; les paysans soutiennent les ouvriers avant tout parce que, derrière les Blancs, ils aperçoivent les anciens propriétaires, impatients de retrouver leurs domaines. Le prolétariat a donné la terre aux paysans, car là même où des paysans avaient chassé les propriétaires et s’étaient installés sur leurs terres, au début de la Révolution, c’est seulement grâce à l’insurrection d’Octobre qu’ils purent conserver ce que leurs soulèvements spontanés leur avaient donné. En revanche, les paysans devaient fournir les produits alimentaires pour le ravitaillement des villes : c’était la réquisition. Avec la fin de la guerre civile, une situation nouvelle surgit qui comportait de nouvelles tâches ; la nouvelle politique économique a été élaborée en fonction de leur réalisation. ”

Répondant aux critiques qu’avaient formulées plusieurs délégués, Lénine s’en prit plus particulièrement à Terracini qui, à la formule “ conquête de la majorité de la classe ouvrière ”, avait opposé le rôle des minorités agissantes et repris la thèse des “ offensivistes ” en faveur d’actions sans cesse répétées. “ Le congrès, dit-il, devrait se prononcer catégoriquement contre ces enfantillages de gauche. Terracini dit que nous, bolcheviks, nous n’étions pas nombreux en Octobre. C’est vrai ; mais nous avions gagné la majorité des soviets ouvriers et paysans, et la moitié au moins de l’armée était avec nous. La condition préalable de notre victoire, ce fut dix millions d’ouvriers et de paysans en armes. ”

Alexandra Kollontaï avait apporté la critique habituelle de l’Opposition ouvrière : place trop grande faite aux techniciens au détriment de l’initiative et des capacités de la classe ouvrière. Ce fut Trotsky qui lui répondit ; Lénine le lui avait demandé pour que fût marqué ainsi leur plein accord sur cette question comme sur celles que le congrès avait déjà discutées. “ Du point de vue des principes, dit-il, il est indéniable que la capacité et l’initiative du prolétariat sont plus que suffisantes, et que l’humanité sera profondément transformée grâce à elles. Mais nous n’avons jamais prétendu que la classe ouvrière soit capable dès sa prise de conscience de bâtir une société nouvelle. Ce qu’elle peut faire, c’est créer les conditions sociales et politiques préalables indispensables. De plus, par la saisie directe du pouvoir, elle est en mesure de trouver toutes les forces auxiliaires nécessaires. ”

Un long rapport sur “ la structure, les méthodes et l’action des partis communistes ”, présenté par l’Allemand Könen, fut discuté et approuvé dans l’indifférence des fins de congrès ; son but était d’aider, par des instructions très détaillées, les jeunes partis communistes dans leur tâche difficile ; ils comptaient beaucoup de dévouements et une ardente sincérité révolutionnaire animait la base ; l’insuffisance des cadres, leur inexpérience les empêchaient d’utiliser au mieux les forces dont ils disposaient. Cependant le rapporteur ne proposait rien de plus qu’une simple et servile copie du Parti communiste russe ; c’était une solution paresseuse ; elle esquivait les difficultés réelles, passait à côté des vrais problèmes. Elle ne pouvait être que nuisible, et Lénine devait la condamner au prochain congrès.

Ceux des délégués qui avaient participé au congrès précédent ne pouvaient s’empêcher de faire une constatation inquiétante ; de la ferveur révolutionnaire qui avait été son trait dominant, il ne restait plus grand-chose ; on sentait au contraire du doute et du scepticisme. Zinoviev avait voulu des délégations nombreuses et dans ces délégations on avait inclus des journalistes, des professeurs, des écrivains, dont certains disaient ouvertement qu’ils n’étaient pas communistes et n’étaient venus que pour étudier telle ou telle branche de l’activité soviétique. Les divergences qui s’étaient manifestées à propos de la tactique, les graves échecs de Pologne, d’Italie, d’Allemagne, favorisaient chez eux une sorte de dilettantisme qui, par des remarques, des observations faites d’un ton détaché et condescendant, contribuaient à créer une atmosphère d’aimable scepticisme ; ceux-là ne risquaient pas de se laisser entraîner par la passion révolutionnaire.

IV. L’Internationale syndicale rouge tient son Congrès constitutif[modifier le wikicode]

Pour des raisons d’un autre ordre, le Congrès de l’Internationale syndicale rouge s’ouvrit dans des conditions favorables. Le travail préparatoire qui s’était étendu sur l’année écoulée avait eu pour objet la réalisation du programme fixé lors de la constitution du Conseil international provisoire : unir dans une seule Internationale les organisations syndicales déjà en mesure d’adhérer en bloc et les minorités des syndicats réformistes groupées sur le principe de l’adhésion ; les progrès constants de ces minorités - elles n’avaient cessé de grandir en nombre et en influence - permettaient d’espérer qu’elles seraient bientôt capables de vaincre la résistance des chefs réformistes et d’amener l’organisation entière à la nouvelle Internationale syndicale.

Il en fut tout autrement. Peu après le 2e Congrès de l’Internationale communiste, Pestaña, délégué de la Confédération nationale du Travail (C.N.T.) à ce congrès, et Armando Borghi, secrétaire de l’Union syndicale italienne, s’éloignèrent de la 3e Internationale ; leurs critiques du régime soviétique devinrent progressivement plus acerbes. Or, ces deux organisations avaient voté l’adhésion à la 3e Internationale ; sans elles, sans les éléments syndicalistes révolutionnaires qu’elles représentaient, une place importante resterait vide. Mais ce n’était pas tout. Comme il était inévitable, l’attitude de Pestaña et de Borghi eut une sérieuse répercussion dans les milieux syndicalistes de tous les pays, particulièrement en France. La question des rapports entre l’Internationale communiste et l’Internationale syndicale rouge, et celle des rapports entre le parti et les syndicats passèrent au premier plan ; on ne discuta plus que de cela, et on en discuta interminablement, comme s’il s’agissait de savoir qui, du parti ou du syndicat ferait la loi à l’autre. Cependant, déjà avant la guerre, en France par exemple, la Confédération générale du Travail avait accepté de se rencontrer avec le Parti socialiste, d’organiser conjointement avec lui de grandes démonstrations nationales et internationales quand la guerre menaçait. Pendant la guerre un contact amical s’était établi spontanément entre les minorités socialistes et syndicalistes, et aussi avec les anarchistes, lorsque les directions de la C.G.T. et du Parti socialiste se rallièrent à la politique belliciste du gouvernement. Il y avait eu la Conférence de Zimmerwald, puis ce Comité pour la reprise des relations internationales où se rencontraient socialistes, syndicalistes, anarchistes pour un commun travail sur un même programme. On était donc en droit de penser que si cette question des rapports entre parti politique et syndicats offrait encore des difficultés, il serait possible de les surmonter.

Contrairement à ces prévisions optimistes, elle se présentait fort mal. Au cours des discussions et controverses, on avait lancé l’expression de “ liaison organique ” des deux Internationales, et c’est autour de cette formule que les polémiques tournaient. En France, de soi-disant “ syndicalistes purs ” lui donnèrent la signification d’une subordination des syndicats au parti, absolument inacceptable pour les syndicalistes révolutionnaires. Ils se trouvaient alors placés par hasard à la direction de la minorité syndicaliste et ils composèrent pour le congrès une délégation où les diverses tendances minoritaires étaient représentées, mais qui partait avec le mandat formel de s’opposer à toute proposition préconisant la “ liaison organique ”.

Dans l’ordre du jour que nous avions établi pour le congrès, la question des rapports entre les deux Internationales figurait en bonne place ; le rapporteur désigné était Zinoviev et je devais faire un co-rapport. Bien que nos conclusions n’eussent pas différé essentiellement, nous aurions abordé la question de manière différente. Je trouvais qu’on parlait trop des “ préjugés syndicalistes ” et pas toujours avec intelligence, et je me proposais de rappeler que ces “ préjugés ” n’avaient pas empêché des syndicalistes d’être au premier rang dans la résistance à la guerre et dans la défense de la Révolution d’Octobre. Un changement in extremis devint nécessaire. Zinoviev, qui avait montré peu de clairvoyance quand, aux portes de Petrograd, éclatait le soulèvement de soulèvement de Cronstadt n’avait pas mieux compris l’évolution qui se développait dans les milieux syndicalistes ; il ne s’aperçut qu’à la veille du congrès qu’il n’y rencontrait que peu de sympathie ; à tort ou à raison les syndicalistes ne l’aimaient pas. Il décida en conséquence d’abandonner son rapport et de se retirer du congrès. En me communiquant cette décision, Losovsky me dit : “ Au lieu de deux rapports il n’y en aura qu’un, le vôtre. ” Je répondis que c’était impossible ; ce serait ruiner d’un coup mon travail personnel, rendre vains les efforts que je comptais faire pour arriver à une conciliation de points de vue qui n’étaient pas tellement différents et ne devaient pas, en tous cas, empêcher la cohabitation dans une même Internationale ; on devait trouver les bases d’une collaboration entre les hommes venus d’horizons politiques différents, mais également dévoués à la révolution et au communisme. Mais Losovsky insista, me mena devant Tom Mann et Trotsky qu’il avait informés, et c’était des trois à qui serait le plus insistant. Je dus m’incliner.

La délégation française se chargea de compliquer ma tâche. Je comptais parmi ses membres des amis excellents et pleinement d’accord avec ma position et les vues que je voulais défendre, mais ils n’étaient pas la majorité ni les plus bruyants bien qu’ils fussent les plus qualifiés. Les autres, forts de ce qu’ils considéraient être le mandat impératif de la délégation, choisirent comme porte-parole un anarchiste versatile et fantaisiste, et un homme jusqu’alors inconnu qui se sacra lui-même théoricien du syndicalisme révolutionnaire. Pour commencer ils soulevèrent eux aussi une question de procédure : ils entendaient que le problème des rapports entre les deux Internationales fût d’abord discuté au congrès de l’Internationale communiste. Singulière attitude d’hommes qui prétendaient vouloir ignorer les partis politiques. Comme on passa outre à leurs prétentions, ils se retirèrent. Ils répétaient la scène que la délégation du Parti venait de jouer au congrès de l’Internationale communiste. C’était donc une manie chez les Français ! Il s’agissait en vérité d’autre chose, mais je ne m’en aperçus moi-même que plus tard ; j’en parlerai plus loin[8].

L’immense majorité du congrès commençait à trouver les Français bien insupportables, et quand ces “ syndicalistes purs ” voulurent se poser en mentors, faire la leçon aux délégués, formuler doctoralement les vrais principes de l’action syndicale, le congrès se fâcha. “ Vous parlez toujours de grève générale, leur cria-t-on, mais vous ne la faites jamais ; c’est nous qui la faisons. ” À cela, ils n’avaient rien à répondre ; les ouvriers français n’avaient à leur actif dans cette période agitée d’après-guerre que deux grandes grèves de cheminots, la seconde devant déclencher une grève générale de solidarité que Jouhaux et les dirigeants de la C.G.T. avaient eu tout loisir de saboter. Et à leur passif restait inscrite la honteuse dérobade du 21 juillet 1919[9]. Ceux des anciens social-démocrates qui avaient gardé une certaine animosité à l’égard des syndicalistes s’élevèrent contre ce qu’ils appelèrent l’attitude intolérable des Français ; l’un d’eux, le Bulgare Dimitrov - c’était son premier séjour à Moscou et le premier congrès auquel il participait - demanda simplement leur exclusion du congrès.

Par contre, la délégation syndicaliste espagnole m’apporta un grand réconfort. Elle comprenait quatre membres, jeunes, ardents, enthousiastes, personnellement très sympathiques, Nin et Maurin venaient de Catalogne, Arlandis de Valence, et Jesus Ibañez de Biscaye. Ils avaient le mandat de la Confédération nationale du Travail (C.N.T.). Pestaña avait été arrêté en Italie, il n’était pas rentré en Espagne ; la C.N.T. envoyait cette délégation mais elle réservait sa décision ; elle ne se prononcerait définitivement qu’après le congrès, sur son rapport. J’eus l’agréable surprise de constater que leur position était la mienne, celle que j’avais défendue devant le congrès ; seul, Arlandis, facilement influençable, se laissait parfois entraîner par les “ syndicalistes purs ” et nous causait quelque ennui ; il devait finir membre du Parti et stalinien - comme Pestaña finit directeur d’un “ parti syndicaliste ” fondé par lui-même. Les anarchistes avaient adjoint à la délégation un cinquième membre, G. Leval ; on le vit peu ; il se sépara tout de suite des autres délégués pour faire bloc avec les adversaires de l’adhésion.

Losovsky me soumit le texte de la résolution qui devait être la conclusion de ces pénibles débats ; il portait déjà la signature de tous les membres du Bureau, Tom Mann y compris. Un des paragraphes préconisait la “ liaison organique ” des partis politiques et des syndicats. C’était la riposte à l’attitude irritante des “ syndicalistes purs ” de la délégation française ; en d’autres circonstances, j’aurais certainement réussi à faire prévaloir un texte moins rigide ; celui-ci pouvait paraître inutilement et dangereusement provocant ; il apportait à Jouhaux et aux autres leaders réformistes une arme contre la minorité qu’ils ne manqueraient pas d’utiliser ; c’était pour mes amis et moi parfaitement clair ; mais tout ce que je pus obtenir c’est qu’on ne fît pas de la liaison organique une obligation absolue, qu’on la recommandât seulement comme “ hautement désirable ”.

Malgré ce fâcheux débat et le temps qu’il fit perdre, le congrès put épuiser son ordre du jour et faire travail utile. Il élabora un programme d’ensemble et étudia de manière approfondie les questions de tactique pour la double lutte : la défense contre l’offensive capitaliste, la bourgeoisie cherchant à reprendre les réformes qu’elle avait acceptées quand elle craignait la révolution ; et l’action à mener pour contrecarrer la volonté de scission des leaders réformistes. Le chômage revêtait dans certains pays un aspect nouveau par ses dimensions exceptionnelles et une tendance à devenir permanent ; des masses imposantes d’ouvriers ne trouvaient plus de place dans leur industrie ; il fallait maintenir les liens qui les unissaient, dans le syndicat, à leurs camarades encore au travail.

Earl Browder, alors collaborateur de William Foster à la Trade Union Educational League, envoyé à Moscou pour représenter la Ligue au congrès, arriva plusieurs semaines avant l’ouverture et put ainsi participer aux réunions préparatoires où les délégués confrontaient leurs points de vue. Je ne le connaissais pas mais je connaissais bien Foster. Militant actif des I.W.W., il était venu en France pour étudier le mouvement syndicaliste révolutionnaire auquel les I.W.W. s’apparentaient. Il s’était lié avec les dirigeants de la C.G.T., en particulier avec Pierre Monatte qui l’aida, en outre, à apprendre un peu de français. Ce qu’il vit et apprit en France l’amena à modifier ses idées sur la tactique ; il acquit la conviction que l’activité et le dévouement dépensés dans les organisations des I.W.W. seraient employés avec plus de profit pour les ouvriers parmi les syndicats de l’American Federation of Labor, dont le réformisme pourrait être combattu avec plus d’efficacité du dedans que du dehors. Et c’est la conception qu’il défendit à son retour en Amérique.

Dans ces petites réunions, l’attitude de Browder me surprit. Il n’intervenait jamais que pour donner une approbation complète, en un minimum de mots, aux points de vue défendus par Losovsky ; ce n’étaient cependant pas ceux de sa Ligue, acquise au syndicalisme révolutionnaire. Je le lui fis remarquer à plusieurs reprises, essayant de provoquer une discussion, mais en vain ; il voulait visiblement s’en tenir à ces approbations qu’il ne prenait pas même la peine de motiver. Je compris par la suite que Foster l’avait envoyé en avant-coureur pour préparer le terrain. Le récent passé de Foster était assez lourd. Pendant la guerre, il était devenu pro-Alliès, avait fait de la propagande pour l’entrée de l’Amérique dans la guerre, et vendu des “ bons de la Liberté ”. Après la guerre il avait organisé, avec l’aide de l’A.F. of L., une grande grève des ouvriers des aciéries. Le patronat de la métallurgie était alors tout puissant ; il réussit non seulement à vaincre la résistance des ouvriers mais il obtint que des poursuites fussent engagées contre les “ meneurs ” de la grève. Foster avait été acquitté ; son attitude devant les juges avait manqué de fermeté au point de provoquer les railleries des leaders réformistes. Il ne vint à Moscou que plusieurs semaines après le congrès ; sa visite se signala par la discrétion... Avec le temps, Foster et celui que les militants américains désignent comme son “ office boy ” allaient devenir les chefs alternatifs du Parti communiste américain.

Parmi les délégués français de mes amis était Victor Godonnèche ; il avait été un des premiers adhérents du Comité de la 3e Internationale et en avait pris le secrétariat quand Pierre Monatte avait été arrêté et emprisonné pour “ complot ” ; après la scission syndicale il fut secrétaire adjoint de la Fédération du Livre de la Confédération générale du Travail Unitaire. Un après-midi qu’il venait seul au Kremlin, il s’entendit tout à coup interpellé : “ Français ? ” C’était Lénine qui, hâtant le pas, interrogeait pour engager la conversation. Le dialogue se poursuivit jusqu’à la salle du congrès où, avant d’entrer, Lénine retint un instant Godonnèche pour le questionner sur le mouvement ouvrier, lui demander ce qu’il pensait du congrès, quelles étaient ses impressions. Godonnèche vint me raconter ce qu’il considérait comme une extraordinaire aventure. La simplicité de Lénine, la cordialité de sa parole, le fait que la conversation s’était engagée et poursuivie comme entre deux camarades habitués à bavarder au hasard d’une rencontre, tout cela l’avait vivement impressionné. Pour de “ vieux Moscovites ” il n’y avait là rien d’extraordinaire, mais je pouvais comprendre l’émotion de mon ami quand il me faisait son récit ; il l’écrivit sur ma demande et c’est ici qu’il aurait sa place ; je l’avais conservé n’ayant pas eu l’occasion de le publier ; il a été détruit pendant la guerre, par l’occupant, avec beaucoup d’autres choses.

V. Bilan d’un séjour de dix-sept mois[modifier le wikicode]

Les congrès achevés, la plupart des délégués ne se pressaient pas de partir, surtout les simples sympathisants ou curieux qui trouvaient bien intéressante la vie à Moscou ; ils parlaient des débats et des décisions des congrès avec détachement, en observateurs. On raillait doucement le fausset de la voix de Zinoviev, les leaders les avaient déçus, en particulier Lénine, tellement différent par sa mise, par son éloquence, du type “ révolutionnaire russe ” qu’ils avaient pu rencontrer en Occident et qu’ils auraient aimé retrouver à Moscou. Cependant il fallait partir ; quand, du menu exceptionnel du congrès on revint à la diète ordinaire, il y eut soudain affluence au bureau qui organisait les départs.

Je prolongeai quelque temps mon séjour. Pendant ces dix-sept mois, j’avais accumulé quantité de documents et de notes qu’il me fallait mettre en ordre, et je devais encore attendre que Marchand eût terminé ses traductions des dépêches et rapports diplomatiques qu’il faudrait ensuite faire passer en France. Au jour fixé pour notre départ, Trotsky vint à Lux dans l’après-midi. Il avait projeté d’être à la gare, au départ du train, mais il y avait ce même soir une réunion importante du Conseil des commissaires du peuple, d’où il ne pourrait guère s’échapper ; j’insistai vivement pour que, en aucun cas, il ne se dérangeât. Je ne fus cependant pas trop surpris quand, à la gare, quelqu’un l’annonça. Il me demanda, entre autres choses, de saluer Pierre Monatte - il regrettait beaucoup qu’il ne soit pas venu au congrès - et tous ceux avec lesquels il avait travaillé, à Paris, pendant la guerre, au Comité pour la reprise des relations internationales. L’attitude de la délégation française au congrès de l’Internationale syndicale rouge l’avait irrité ; la déclaration de la minorité syndicaliste de la C.G.T., publiée à Paris, par laquelle elle renonçait présentement à défendre l’adhésion à l’Internationale syndicale rouge en conséquence de la décision sur la “ liaison organique ” - signée non seulement par des syndicalistes communisants mais aussi par des membres du Parti communiste, c’était à ses yeux une faute grave de la part des premiers, une attitude déconcertante des autres. Mais cela n’entamait en rien sa confiance dans le prolétariat français.

Le train nous conduisit jusqu’à Reval où nous embarquâmes sur un agréable petit bateau qui devait nous mener à Stettin. Nous étions une dizaine de délégués. Après l’austérité moscovite, c’était le grand luxe : cabine confortable, table abondamment garnie, des choses rares, une cuisine variée. La mer était tranquille, le bateau glissait sans secousses ; nous somnolions dans cette quiétude quand une sombre rumeur se répandit : “ Nous sommes tous repérés ! ” On se réunit par petits groupes pour en discuter, examiner ce qu’il conviendrait de faire, les mesures à prendre ; si c’était l’arrestation à Stettin, il fallait aviser dès maintenant. Parmi nous, un Polonais se montrait particulièrement inquiet ; c’était une réduction et une imitation de Radek ; soudain il s’emporta comme s’il avait trouvé un exutoire à son souci et la clé de son infortune : “ C’est encore de la faute à Trotsky ”, dit-il ; et se tournant vers moi : “ Qu’avait-il besoin de venir à la gare ? ” Je ne pouvais que baisser la tête ; c’était moi le responsable... En fait notre inquiétude ne dura guère ; nous continuâmes à manger de bon appétit et retrouvâmes vite notre bonne humeur, l’infortuné Polonais excepté... et nous débarquâmes à Stettin sans encombre. Mais qui s’était amusé à nous alarmer ? Un courrier de l’Internationale communiste voyageait avec nous ; je le connaissais, c’était un bon vivant, faisant bien son métier, plutôt sceptique ; or, auprès des Russes, les “ délégués ” n’étaient guère populaires ; il y avait à cela des raisons générales - la passivité des prolétariats d’Occident laissant seuls les communistes russes, - et particulières - les exigences incroyables de certains délégués ; il était aisé de deviner que notre courrier s’était diverti à nos dépens.

VI. Retour à Paris : un autre monde[modifier le wikicode]

J’étais rentré en France en octobre 1921. Dès février 1922, j’étais rappelé à Moscou pour participer à un Comité exécutif élargi de grande importance, celui qui devait discuter la tactique du “ front unique ”. Je n’avais eu que le temps de constater que la situation en France était plus mauvaise encore que je ne l’avais imaginé. Après mon long séjour au cœur de la Révolution, je tombais dans un pays où l’élan révolutionnaire, si vif à la fin de la guerre, s’était grandement apaisé ; partout des réserves et une passivité qui freinaient la poussée vers le communisme. Chose étrange, c’est à la direction de la minorité syndicaliste que je trouvai les plus détestables “ politiciens ” - au sens péjoratif qu’eux-mêmes donnaient à ce terme. Ils écrivaient, discouraient inlassablement sur la vraie manière de faire la révolution - car pour eux la Révolution d’Octobre n’était pas une véritable révolution ; ils bâtissaient, en paroles, la société communiste ; tout cela dissimulé sous une hypocrisie écœurante ; et pendant que, suffisants et contents d’eux-mêmes, ils bavardaient, la direction de la C.G.T. préparait la scission.

Au Parti communiste et à l’Humanité, la plupart des dirigeants et rédacteurs étaient restés au Parti non par conviction mais par calcul ; on se plaignait - dans le privé - de “ Moscou ”, on trouvait ses rappels insupportables ; on rusait avec l’Internationale communiste au lieu de s’expliquer franchement. Des 21 conditions d’admission et des décisions du 2e congrès, celles qu’on avait le plus volontiers acceptées c’étaient ce qui concernait la participation aux élections et à l’activité parlementaire ; un siège de député était convoité, non en tant que poste de combat, aussi exposé que d’autres, mais parce que c’était une position confortable, aux avantages multiples ; le vieux parti socialiste, trop souvent, continuait. On complotait dans les coins, quand on se savait entre compères et qu’on parlait à cœur ouvert ; on s’ingéniait à trouver les moyens de “ paraître ” être d’accord avec les décisions de l’Internationale communiste. Là aussi l’hypocrisie était de règle. Car la masse, elle, restait attachée à la Révolution russe et à l’Internationale communiste. Elle résistait à la critique incessante qu’en faisaient les agents de la contre-révolution, les journaux de la bourgeoisie, les leaders réformistes de la C.G.T. ; des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires installés maintenant à Paris s’efforçaient, par une information tronquée et truquée de tromper les ouvriers, de les détourner des soviets. Mais les critiques, les récits, les insinuations venant de syndicalistes et d’anarchistes la troublaient, l’inquiétaient[10].

  1. Sur cette question, voir Cours nouveau, par L. Trotsky, pp. 75-76. Dans une proposition soumise au Comité central du Parti, en février 1920, Trotsky disait : “ Il est évident que la politique actuelle de réquisition d’après les normes de consommation... menace de désorganiser complètement la vie économique du pays. ”
  2. Au 10e Congrès du Parti communiste russe, à la séance du 8 mars, il parla de ce grand débat en ces termes : “ Je passerai maintenant à un autre point : à la discussion sur les syndicats qui a pris tant de temps au Parti. À mon avis ce luxe était tout à fait inadmissible, et en permettant une telle discussion, nous avons certainement fait une faute. Nous avons mis à la première place une question qui, pour des raisons objectives, ne pouvait occuper cette place, et nous nous sommes emballés sans nous rendre compte que nous détournions notre attention des questions réelles et menaçantes qui étaient si près de nous. ”
  3. Trotsky connaissait bien Cronstadt et ses militants. Dans son Histoire de la Révolution russe, il en parle en ces termes : “ Malgré des répressions implacables, la flamme de la révolte ne s’était jamais éteinte à Cronstadt. Elle jaillit menaçante après l’insurrection... Le 13 mai 1917, le Soviet prit cette décision : “ Le seul pouvoir à Cronstadt est le Soviet des députés ouvriers et soldats. ” Un ordre exemplaire fut maintenu ; on ferma les bouges... Les marins de Cronstadt constituèrent une sorte d’ “ Ordre militant de la révolution... ” Chez les hauts dirigeants il fut décidé de donner aux gens de Cronstadt une leçon. Ce fut Tsérételli qui se fit le procureur. Trotsky prit leur défense. ” I, 392.
  4. Correspondance internationale, 12 avril 1922.
  5. Sur ce mouvement, voir plus loin dans cet ouvrage.
  6. Thalheimer resta d’ailleurs fidèle à Béla Kun, et plusieurs mois après le congrès il faisait publier cette note par la Correspondance internationale (4 janvier 1922) : “ Au 3e Congrès de l’Internationale communiste, les opinions de Béla Kun furent sévèrement critiquées par Lénine. Mais pour couper court à toutes les calomnies sur le caractère personnel de Béla Kun, Lénine crut devoir terminer les discussions en reconnaissant, expressément et sans réticence, l’intégrité personnelle, le courage et le dévouement révolutionnaire de Béla Kun et de ses amis. Il le fit au sein de la commission. ” Tout au long des débats, Lénine avait criblé Béla Kun de sarcasmes, “ bêtise de Béla Kun ”, “ sottise de Béla Kun ”, revenaient fréquemment sur ses lèvres.
  7. Deux années plus tard, Trotsky écrivait à propos de ces débats : “ Peut-être conviendrait-il de se rappeler le dissentiment capital qui se manifesta au moment du 3e congrès de l’Internationale communiste. Maintenant il est évident que le revirement obtenu sous la direction de Lénine, malgré la résistance acharnée d’une partie considérable, au début, de la majorité du congrès, sauva littéralement l’Internationale de l’écrasement et de la désagrégation dont elle était menacée dans la voie du “ gauchisme ” automatique. ” (Cours nouveau, p. 55.)
  8. Voir plus loin.
  9. À cette date devait avoir lieu une action internationale des travailleurs contre la politique d’intervention des Alliés et contre le soutien qu’ils donnaient aux généraux de la contre-révolution. En France et en Italie, la grève devait être générale. Sur menace de Clemenceau, Jouhaux et la direction de la C.G.T. capitulèrent. Les Italiens restèrent seuls, mais leur ordre de grève fut suivi dans tout le pays. Serrati ne manquait jamais de le rappeler aux Français qui le critiquaient.
  10. Encore en février 1922, on pouvait lire dans le Populaire, quotidien du Parti socialiste, dirigé par Léon Blum et Jean Longuet, un article intitulé “ Trotsky excommunié par son père ” où, pour faire bonne dose à la sottise, le rédacteur concluait par cette remarque : “ Trotsky a, d’ailleurs, renoncé à la religion juive en épousant une Russe. ”