Millénarisme
Le messianisme est l'attente, parmi les croyants d'une religion, d'un messie sauveur ou rédempteur.
Le millénarisme est une tendance plus radicale du messianisme, qui exprime une attente impatiente, pouvant déboucher sur une agitation sociale.
1 Religion, messianisme et millénarisme[modifier | modifier le wikicode]
L'emprise de la religion, très forte de manière générale dans l'histoire de l'humanité, l'était plus encore dans les sociétés pré-capitalistes. En conséquence, aussi bien les idéologies dominantes que les idéologies subversives utilisaient le plus souvent des arguments théologiques.
Avec la naissance des premières religions de masse est apparue la croyance en un monde meilleur, apporté ou annoncé par un messie. Cette croyance (messianisme) possède une certaine puissance en ce qu'elle peut mobiliser des masses en leur donnant un objectif et un leader commun (le messie ou celui a suffisamment d'autorité pour être crédible en annonçant sa venue). Le mot hébreu Massiah été traduit Khristos en grec, d'où le nom de Jésus Christ. Messie signifie « oint par le Seigneur » (enduit d'huile sainte par Dieu), ce qui vient de la tradition des rois juifs de se faire enduire d'huile pour asseoir leur royauté.
Les tendances millénaristes sont celles qui annoncent la réalisation immédiate du messianisme, et se battent pour cela. Le terme vient de la notion de millenium, dans le christianisme : une ère de mille ans de paix qui doit advenir lors du retour du messie (Jésus Christ), qui chasse l'Antéchrist, avant le Jugement dernier. On parle aussi de chiliasme.
Les millénarismes sont le plus souvent des hérésies pour le clergé dominant, qui cherche au contraire à canaliser le messianisme en plaçant le règne du messie dans un au-delà hors de portée des mortels. L'idée d'un messie se retrouve dans la plupart des religions de masse :
- Juifs : croient au retour du prophète Élie[1] ainsi qu'à l'avènement du Messie, mais Jésus n'est pas ce Messie.
- Chrétiens : croient que Jésus est le Messie (divin selon la trinité), et croient à son retour, précédé de la venue de deux témoins (Élie et Hénoch)[2].
- Musulmans : croient que Jésus (Îsâ) est l'avant-dernier prophète avant Mahomet (il est parfois appelé messie mais sans être vu comme divin), et croient à son retour à la fin des temps en même temps que le Mahdi.
- Hindouistes : croient en l'avènement de l'avatar Kalki.
- Bouddhistes : croient en l'avènement du bouddha Maitreya (ou Mílèfó en chinois).
2 Millénarismes juifs[modifier | modifier le wikicode]
Société, guérillas et révoltes juives jusqu’à Hérode
https://fr.wikipedia.org/wiki/Messie_dans_le_judaïsme
Dans la Bible, la tradition du jubilé a nourri certaines visions millénaristes.
A la fin du 18e siècle, le cordonnier et rabbin anglais David Levi commente le millénarisme des prophéties de l'Ancien testament (inspirant notamment le révolutionnaire Edward Despard).[3]
3 Millénarismes chrétiens[modifier | modifier le wikicode]
Lors que le terme de millénarisme est employé, c'est le plus souvent pour désigner des mouvements chrétiens. Le christianisme peut même être vu comme une branche du judaïsme qui s'est distinguée à son origine par un fort élan messianique et millénariste, avant d'être canalisé par un clergé puissant, qui n'a cependant pas pu empêcher des hérésies d'éclater régulièrement.
3.1 Christianisme primitif[modifier | modifier le wikicode]
Les rapports de classe ont joué un grand rôle dans le succès du prosélytisme des grands monothéismes, en particulier du christianisme primitif. Les sectes chrétiennes aux 3e, 4e et 5e siècle prônaient le retour à la communauté des biens. Par exemple, Jean Chrysostome fut le premier à dire « La propriété, c'est le vol. » Le donatisme semble avoir été la dernière hérésie à caractère social avant la stabilisation du christianisme comme religion dominante.[4] Saint Augustin symbolise assez bien l'assagissement des intellectuels chrétiens à mesure que l’Église s'institutionnalisait. Il a d'abord pensé que l'origine de toute violence était la propriété privée, avant de revenir sur cette idée. Pour lui comme pour beaucoup de théologiens catholiques après lui, chercher à établir avec des moyens humains un nouvel Eden, un nouveau paradis terrestre sur Terre relève d"un orgueil prométhéen, inspiré du Diable.
3.2 Institutionnalisation du christianisme[modifier | modifier le wikicode]
Mais dès la fin de l'Empire romain, le christianisme était devenue la religion dominante sous la forme du catholicisme romain, qui a constitué un puissant clergé.
Marginalement, le moine Salvien (5e siècle) voyait l'invasion des Barbares comme un châtiment des pêchés de Rome et l'annonciation du règne de Dieu. Mais le clergé catholique a survécu sans perdre de sa puissance à la chute de l'Empire, et a su rester un allié de toutes les classes dominantes de l'Europe féodale (ce qui n'excluait pas des rivalités).
Une interprétation s'est imposée, notamment les idées de Thomas d’Aquin selon qui Dieu assigné sa place à chaque humain à sa naissance : roi, seigneur, serf ou esclave, riche ou pauvre. Le riche doit faire l’aumône mais sans diminuer la capacité de sa famille à tenir son rang assigné par le Ciel. Dans ces conditions, toute expérience sociale différente de la pyramide féodale, toute revendication populaire est considérée comme une hérésie.
Le mythe de l’âge d’or, de l’égalité naturelle primitive n’a jamais été renié par l’Eglise triomphante qui n’avait fait que reprendre sur ce point la doctrine élaborée par les derniers stoïciens. Les Pères de l’Eglise, saint Augustin et saint Ambroise en particulier, ne doutaient pas qu’à l’origine Dieu avait créé le monde pour que ses richesses fussent communes à tous les hommes. Mais le péché originel avait détruit cet ordre naturel primitif, contraint l’homme au travail et fondé l’inégalité entre les hommes. L’alliance entre l’Eglise et le pouvoir temporel impliquait l’acceptation de cette inégalité. Et seule une élite de clercs ou de laïques pouvait souhaiter retrouver cette vie communautaire et égalitaire qui s’incarnait dans la vie monastique.
3.3 Référence à des textes du corpus chrétien[modifier | modifier le wikicode]
Étant donné ce qu'a été le christianisme primitif, le corpus des évangiles contient un fonds égalitaire, fraternel et universaliste[5]. Les mouvements contestataires du Moyen-Âge ont ainsi pu puiser dans ces textes pour les opposer au clergé dominant.
Une référence qui revenait souvent était celle de l’âge d’or passé, le paradis perdu (dans lequel tout appartenait à tous).
Les Apocalypses (« dévoilement, révélation » en grec ancien) étaient aussi très utilisées. Rédigées durant des périodes d’adversité, d’oppression et de répression, leur forme relève de la prophétie mais elles font des pauvres les élus du royaume de Dieu à venir et appellent souvent à la lutte populaire immédiate. Ainsi dans l’Apocalypse de Jean, dernier texte du Nouveau Testament, Jean se réclame du prophète biblique Ézéchiel et se présente comme intermédiaire de Jésus-Christ » dévoilant « quel est le sens divin de son époque et comment le peuple de Dieu sera bientôt délivré ».
Parmi les Apocalypses à dimension millénariste, voici l’exemple de Saint Irénée C’est pourquoi le Seigneur disait : « Lorsque tu donnes un dîner ou un souper, n’invite pas des riches, ni des amis, des voisins et des parents, de peur qu’eux aussi ne t’invitent à leur tour et qu’ils ne te le rendent ; mais invite des estropiés, des aveugles, des pauvres, et heureux seras-tu de ce qu’ils n’ont pas de quoi te rendre, car cela te sera rendu lors de la résurrection des justes. »
3.4 Joachim de Flore (13e s.)[modifier | modifier le wikicode]
Parmi les idéologues ayant eu l’impact le plus important citons le moine cistercien Joachim de Flore, né en Calabre (Sud de l’Italie). Sur le fond, il défend des positions opposées à l’augustinisme, par exemple en affirmant que la venue du Christ sur terre n’a apporté nu la Rédemption ni le royaume divin sur terre. Pour lui, l’histoire humaine passe par trois âges :
- L’âge de l’Ancien testament, de la Loi, de la crainte, de la servitude. C’est l’âge du Père.
- L'âge du Nouveau testament, de la foi, de l’obéissance... C’est l’âge du Fils
- L'âge de l’Amour, de la liberté, de la joie, de la charité... « Dans le troisième, que nous attendons prochainement, nous serons sous une grâce plus abondante » Joachim de Flore, Expositio in Apocalypsim.
Pour lui, la rédemption complète des péchés viendra avec le 3e âge : « La vision (de Daniel) dans laquelle était promise la justice éternelle, et l’abolition de la faute, a été accomplie en partie et non en totalité lors du premier avènement du seigneur ».
Il s’inscrit dans la tradition des prophètes juifs de la Bible qui prêchent contre les rois et la hiérarchie religieuse. Il soutient les "petits" contre les "grands" qu’il accuse être des apostats déguisés. Ses attaques contre l’institution catholique ne manquent pas de clarté.
Il sépare avec soin la véritable Église, qu’il désigne sous le nom de Jérusalem, de celle des méchants, qu’il flétrit du nom consacré de Babylone. Cette Babylone, c’est la Rome anarchique, l’église charnelle, la grande marâtre qui nage sur les eaux. Ce sont les prélats auxquels est confiée la conduite des peuples, et qui pour plaire aux hommes méprisent les ordres de Dieu. À leur suite, marchent les marchands de la terre, qui s’enrichissent en trafiquant du royaume de Dieu. Ce sont les faux prêtres et les hypocrites, qui convoitent les avantages temporels, pour qui toute vertu est dans les joies de la chair, et qui veulent la richesse pour vivre dans les délices. L’Église de Dieu est devenue une maison de commerce. La prise de Jérusalem par Saladin en 1187 est un signe de la justice divine.
Joachim fera de nombreux adeptes au 13e siècle, particulièrement au sein des Franciscains. Il prend fermement position contre les croisades affirmant qu’un catholique doit catéchiser par la seule parole.
3.5 Mouvements du 14e siècle[modifier | modifier le wikicode]
Au début du 14e siècle, alors que les bases de la société féodale laïque et ecclésiastique commencent à craquer, l’idée d’un retour à l’égalité naturelle va apparaître à certains comme l’unique solution aux maux du temps, et le mythe de l’âge d’or va se trouver renforcé par une critique extrêmement vive de l’inégalité sociale. Cet âge d'or est dépoussiéré et érigé en modèle de ce que devait être la société future, celle qui suivrait l’avènement du royaume de Dieu.
Les mouvements de révolte populaires et bourgeois se sont quasiment systématiquement appuyés sur des "hérésies", les formes les plus populaires allant jusqu'au millénarisme.
- La grande révolte des paysans anglais de 1381, avec la figure du prêtre John Ball qui est souvent considéré comme le seul vrai révolutionnaire du Moyen-âge européen. Ce dernier est connu notamment pour sa harangue contre l'exploitation des nobles : « Quand Adam bêchait et Ève filait, où donc était le gentilhomme ? »
- Les cathares du Midi languedocien (12e et 13e siècles) contre lesquels l’Église lança la croisade des Albigeois
- Les béguards et béguines apparus dès la fin du 12e siècle autour de la création de maisons d’accueil pour des mendiants et très pauvres. Durant le 13e siècle, ce mouvement est infiltré, travaillé par les idées sociales du Libre-Esprit et du joachimite Gérard Segarelli. Aussi, en 1311, le concile de Vienne condamne sous l’appellation de béguards les partisans du Libre-Esprit, les apostoliques, les fraticelles et les béguines catholiques.
- Les Pastoureaux français (1251 et 1320), mouvement social d’opposition aux privilégiés qui proclame des convictions évangéliques, catholiques et xénophobes avant d’être écrasé militairement par les troupes du roi.
- Les Pauperes du Nord de la France et de la vallée du Rhin qui se mobilisent lors des années de disette (1309, 1315) avant de partir en croisade jusqu’à l’Atlantique et la Méditerranée. Comme pour les Pastoureaux, beaucoup finissent pendus.
Ces mouvements développent ou s'appuient sur des critiques sociales et théologiques, dont on trouve l’écho dans l’ensemble de la chrétienté occidentale : dans la prédication de Joachim de Flore sur les trois âges de l’humanité, en France, dans la première partie du Roman de la Rose de Jean de Meung, et en Angleterre dans les propos que Froissart prête à John Ball.
3.6 Fra Dolcino et les Dolciniens (14e s.)[modifier | modifier le wikicode]
Fra Dolcino fait partie des héritiers idéologiques de Joachim de Flore puis de Gérard Segarelli. Il professait notamment :
- Le refus de la hiérarchie ecclésiastique et le retour aux idéaux originaux de pauvreté et d’humilité.
- Le refus du système féodal
- La libération de toute contrainte et de tout assujettissement.
- L’organisation d’une société égalitaire d’aide et de respect mutuel, mettant en commun les biens et respectant l’égalité des sexes.
De 1300 à 1307, Fra Dolcino dirige un fort mouvement populaire réuni sur ces bases en Italie du Nord. L’Eglise catholique et les grands féodaux rassemblent des troupes pour exterminer les dolciniens. Ceux-ci réagissent par une forme de guérilla et par leur regroupement dans des camps fortifiés (par exemple sur le mont Rubello dans les Alpes pennines, province de Biella).
Après leur capture par l’Église, Fra Dolcino et sa compagne Margherita Boninsegna n’ont pas droit à un procès. Ils sont torturés, Fra Dolcino subit une castration, puis le couple est démembré. Les parties de leurs corps sont ensuite jetées au bûcher par le bourreau. En 1322, une trentaine de disciples de Dolcino sont encore brûlés vifs sur la place du marché de Padoue.
3.7 Cola di Rienzo à Rome (14e s.)[modifier | modifier le wikicode]
Né à Rome au printemps 1313, fils d’un aubergiste et d’une lavandière, Cola di Rienzo est imprégné par deux sources : d’une part le messianisme joachimite (Joachim de Flore), d’autre part la nostalgie de la République romaine antique.
Bénéficiant de l’appui conjoncturel du vicaire pontifical (représentant du pape à Rome avec compétences civiles et religieuses) Raymond d’Ovieto, il convoque le peuple au Capitole le 21 mai 1347 et l’enflamme par ses discours d’opposition aux patriciens. Il se fait élire tribun et libérateur de la République, chasse de Rome les grandes familles nobles (Orsini, Colonna).
Cola di Rienzo dirige la ville durant sept mois avant que l’Eglise et la noblesse ne le renversent (13 décembre 1347). Le 8 octobre 1354, les Colonna organisent un soulèvement populaire. Capturé par les émeutiers, il est décapité, son cadavre brûlé et ses cendres jetées dans le Tibre.
3.8 Les flagellants allemands (13e-15e s.)[modifier | modifier le wikicode]
Dans un contexte de difficultés économiques endémiques, des artisans urbains (tisserands, cordonniers, forgerons...) et marginaux pratiquent des flagellations rituelles puis tournent leur vindicte contre le haut clergé dès le 13e siècle. Ce mouvement allemand fut rapidement excommunié par l’Église et réprimé par les princes. Cependant, il reprit vigueur lors de toute nouvelle période difficile comme lors de la disette de la Rhénanie en 1296 puis au milieu du 14e siècle. Des groupes structurés se maintinrent en milieu populaire (artisans, paysans) avec souvent des moines défroqués ou intellectuels hors-la-loi à leur tête.
Comme l’écrit Guy Fourquin, ils transforment leurs groupements en « conspiration permanente contre le clergé. Foncièrement hostiles aux riches, ils avaient recruté de nombreux disciples chez les femmes et au sein des éléments les plus inquiets, les plus désemparés des villes. Pour eux, il était juste de prendre aux riches pour donner aux pauvres... Renforcés par les adeptes du Libre Esprit, eux-mêmes organisés peut-être en société secrète à nombreuses ramifications, mué en ample mouvement messianique, les Flagellants des contrées germaniques se heurtèrent violemment à l’Église, s’emparèrent de biens de temporels, brutalisèrent les clercs osant porter la contradiction... Le pape Clément VI témoigne de ce qu’ils devinrent la terreur des gens aisés (d’où le supplice du bûcher pour les "maîtres d’erreur")... Le mouvement persista pourtant, particulièrement en Thuringe (insurrection de Conrad Schmid en 1368) ; ça et là, en Allemagne et en Italie, jusqu’à la fin du 15e siècle, des groupes de Flagellants, liés ou non à des adeptes du Libre Esprit, allaient réapparaître, se faire poursuivre et parfois brûler. Et l’on notera que la Guerre des Paysans, sous Luther, devait naître près de Nordhausen qui avait été la "capitale" de Conrad Schmid. Évidente est la continuité messianique des mouvements de flagellants du Moyen Age au soulèvement paysan de Thomas Münzer... »
3.9 Mouvement des Taborites (15e s.)[modifier | modifier le wikicode]
Mais c’est surtout en Allemagne et en Bohême que le vieux mythe de l’égalité originelle allait renforcer les mouvements millénaristes et les charger d’un contenu révolutionnaire. En Bohême, c’est le mouvement des Taborites qui allait le mieux symboliser cet esprit nouveau. Issu directement de la prédication de Jean Huss, le mouvement des Taborites (du nom de Tabor, la nouvelle Jérusalem fondée par les insurgés) n’était pas seulement une remise en question de la doctrine catholique, une critique de la corruption du clergé. Rassemblant des artisans, des paysans et une masse de pauvres sans travail, il annonçait l’imminence des « Derniers jours » qui précéderaient le Jugement dernier et la nécessité pour les préparer de massacrer tous les pécheurs. Alors le règne de Dieu serait marqué par un retour au communisme primitif et par une guerre sainte pour l’imposer au monde entier. Les Taborites réussirent pendant quelque temps à se maintenir dans la ville créée par eux et qui devait être le modèle d’une société communautaire et égalitaire. Mais ils ne tardèrent pas à succomber.
3.10 Protestantisme (16e s.)[modifier | modifier le wikicode]
Le protestantisme a constitué au moment de son essor une expression des luttes bourgeoises, ou populaires. Le mouvement a cependant été très divers. Le courant dominant était celui d'une réforme modérée venant de l'intérieur du clergé (Luther) ou d'un mouvement très adapté à la bourgeoisie urbaine raisonnable (Calvin). Cependant il existait aussi tout une « Réforme radicale », exprimant des aspirations plus populaires et plébéiennes.
3.11 Müntzer et la guerre des paysans (1524-1526)[modifier | modifier le wikicode]
Contemporain de Luther et d’abord son disciple, c’est sous l’influence de son maître que Thomas Müntzer rompit avec l’Eglise catholique. Mais il allait très vite s’en éloigner pour prêcher l’avènement d’une société égalitaire et communautaire, où tous les hommes seraient égaux et où chacun recevrait selon ses besoins. Pour hâter l’avènement de cette société, les pauvres, élus de Dieu, devaient prendre les armes. D’où son rôle dans la guerre des paysans (1524-1526), peut-être plus limité qu’on l’a dit, mais qui contribua à donner au mouvement dans certaines régions, et principalement en Thuringe, son caractère messianique.
3.12 Révolte de Münster (1534)[modifier | modifier le wikicode]
C’est encore en Allemagne que le millénarisme égalitaire allait trouver sa dernière incarnation, dans le mouvement des anabaptistes de Munster. Le mouvement anabaptiste n’était pas en soi un mouvement révolutionnaire : tout au plus ses adeptes prêchaient-ils la pauvreté et la mise en commun des biens au sein des communautés d’élus. Mais la persécution allait amener certains d’entre eux à passer à l’action violente et concrète. C’est en 1534 que Münster se révolta contre son évêque. Sous la direction de deux prophètes hollandais, Matthys et Jan Bockelson, les gens de Münster chassèrent luthériens et catholiques de la ville. Et tandis que les forces de l’évêque assiégeaient la ville, celle-ci était le théâtre d’une véritable révolution sociale : les dettes étaient abolies, les biens mis en commun, cependant que l’argent était banni de la cité. On peut se faire une idée du contenu du programme révolutionnaire des anabaptistes de Münster par un pamphlet qui fut publié en octobre 1534 par un des porte-parole du mouvement, Rothmann :
« Parmi nous, Dieu — qu’il reçoive nos hommages et notre reconnaissance éternels — a restauré la communauté, telle qu’elle fut au commencement et telle qu’elle sied aux saints du Seigneur... Car non seulement nous avons mis tous nos biens en commun sous la vigilance d’un diacre, et nous y puisons selon nos besoins : nous louons Dieu par l’entremise du Christ d’un seul cœur et d’un seul esprit, et nous sommes impatients de nous rendre les uns aux autres toutes sortes de services. Et en conséquence, tout ce qui a servi les fins de la propriété égoïste et privée, comme la vente et l’achat, le travail rémunéré, la pratique de l’intérêt et de l’usure — même aux dépens des incroyants — ou le fait de boire et de manger la sueur des pauvres (c’est-à-dire de faire travailler son prochain pour s’engraisser soi-même), et en vérité tout ce qui est péché contre l’amour, tous ces maux sont abolis parmi nous par le pouvoir de l’amour et de la communauté » (trad. N. Cohn).
Ce retour à l’égalité naturelle primitive s’accompagnait d’une hostilité générale à l’égard des « intellectuels ». Les anabaptistes de Münster affirmaient que c’étaient les ignorants que Dieu avait choisis pour racheter le monde. D’où le rejet de tout l’héritage intellectuel du passé, un seul livre échappant au bûcher, la Bible.
Le mouvement de Münster allait prendre un tour nouveau après la mort de Matthys. Jan Bockelson établit en effet une nouvelle constitution. Le bourgmestre et le conseil furent privés de leurs fonctions, remplacés par un conseil de douze Anciens dont Bockelson faisait partie. Ce conseil édicta une législation sévère qui portait sur tous les domaines de la vie quotidienne. En même temps la polygamie était officiellement instituée comme corollaire de la communauté des biens. Finalement Bockelson se proclama roi et successeur de David. Il n’est pas sans intérêt de voir ainsi le mythe de l’égalité naturelle et du communisme absolu associé au pouvoir royal doté d’un caractère religieux. C’est un trait que nous avons déjà rencontré à l’époque hellénistique, et qui semble caractéristique de toutes les formes primitives de révolte égalitaire, alors qu’il en est la négation même. Cependant l’extension du mouvement allait être rapidement brisée. La ville d’ailleurs, privée de ravitaillement, était en proie à la famine. Le 24 juin 1535, les troupes de l’évêque s’en emparaient, et tous ceux qui avaient survécu étaient massacrés.
3.13 Révolution anglaise (1641-1651)[modifier | modifier le wikicode]
Il y eut dans la grande révolution bourgeoise du 17e siècle en Angleterre des courants plébéiens radicaux, s'exprimant au travers de dissidences de l'anglicanisme, dont des formes millénaristes.
Ainsi la prophétesse Mary Cary, prônait l'égalité sociale et prêchait que la décapitation de Charles Stuart annonçait la venue du royaume de Dieu sur Terre.
3.14 Tendance à la laïcisation des révoltes[modifier | modifier le wikicode]
Vers la fin du féodalisme et de l'Ancien régime, suite notamment à la Renaissance et au mouvement des Lumières, la pensée égalitaire tendait à s'éloigner de la religion. Il est notable que dans les limites du Saint-Empire, qui demeurait au cœur de l’Europe un bastion solide de la féodalité, les révoltes aient pris des formes religieuses particulièrement élaborées. Ailleurs, dans la France ou l’Angleterre où s’affirmait le pouvoir monarchique, dans l’Italie des libres communes, et des princes éclairés, d'autres modèles étaient possibles. Lorsque Thomas More élaborait son Utopie, lorsque Campanella construisait la Cité du Soleil, c’est vers Platon plus que vers l’Eglise primitive qu’ils tournaient leurs yeux, tout clercs qu’ils fussent. Et c’est en cela qu’ils étaient des hommes de la Renaissance, et qu’à travers leurs utopies s’annonçaient les temps modernes.
Les mouvements révolutionnaires ont eu tendance, de plus en plus souvent, à s'emparer d'idées non religieuses voire anti-religieuses, comme pendant la révolution française.
3.15 Formes contemporaines[modifier | modifier le wikicode]
Pendant la révolution française, la grande majorité du mouvement populaire et petit-bourgeois s'est emparé d'idées laïques, rejetant les catholiques dans le camp de la réaction. Cependant il y avait des exceptions. Au début de la révolution, il existe une série de penseurs (pour la plupart, des prêtres) qui justifient la révolution par l’idée que c’est un vrai retour à la parole de Dieu : Dolivier, Lamourette, Jacques Roux...
Au cours du 19e siècle, le mouvement ouvrier naissant s'est souvent emparé de la religion, avec des courants radicaux rompant avec le clergé dominant, et prenant souvent la forme d'un millénarisme. Même s'il se veut rationnel, Owen annonce une « nouvelle religion » et parle de millenium. Pendant la première phase des révolutions de 1848, une sorte d'unanimisme naïf s'empare de toute la population, exaltant l'espérance chrétienne. Puis avec la montée des revendications ouvrières, certaines parlent de « Christ ouvrier ».
Dans de nombreux pays d'Europe occidentale, la perspective communiste a progressivement remplacé les formes religieuses de lutte. Cependant, là où le marxisme était faible, comme en Angleterre, les formes religieuses ont souvent duré plus longtemps. Par exemple, Trotski raconte comment, à l'automne 1902, il fut très surpris d'assister à un meeting de socialistes religieux :
« Un dimanche, j'allai, avec Lénine et Kroupskaïa, visiter une église de Londres où se tenait un meeting social-démocrate entremêlé de psaumes chantés. L'orateur était un compositeur-typographe, revenu d'Australie. Il parla de la révolution sociale. Ensuite, toute l'assistance se leva et chanta: "Dieu tout-puissant, fais qu'il n'y ait plus ni rois ni richards..." Je n'en croyais ni mes yeux ni mes oreilles. »[6]
Certains observateurs ont analysé les aspirations à la grève générale insurrectionnelle, au tournant du 20e siècle, comme une sorte de millénarisme.[7]
Par ailleurs, il faut noter que des penseurs réactionnaires ont pu, exceptionnellement, détourner des thèmes millénaristes. Par exemple le nazi Alfred Rosenberg, dans son Mythe du vingtième siècle (1930) fait du IIIe Reich la réalisation du troisième âge de Joachim de Flore, dont il se réclame.
4 Millénarismes musulmans[modifier | modifier le wikicode]
Des millénarismes similaires ont également existé dans la sphère musulmane, par exemple les Qarmates au 10e siècle en Irak, Syrie, Palestine et dans la région de Bahreïn où ils fondèrent un état (~903-1077) aux prétentions égalitaires.[8]
5 Millénarismes chinois[modifier | modifier le wikicode]
En Chine, il n'y a jamais eu d'équivalent d'une religion aussi hégémonique et dogmatique que le catholicisme en Europe. Cohabitaient à la fois le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme. Chacune de ces doctrines a pu être selon les moments utilisée par les dominants (surtout le confucianisme) et réutilisée par des rebelles (surtout le bouddhisme).
Parmi les nombreux soulèvements paysans dans la Chine impériale, le sentiment millénariste était très présent.
La révolte des Turbans jaunes (184–205) et celle de l'École des cinq boisseaux de riz provoquèrent la chute de la dynastie des Han postérieurs. Ces mouvements se réclamaient d'un âge d'or dans lequel il n'y aurait pas deux prix différents sur les marchés, pas de voleurs sur les routes. Ils tentèrent de créer « une organisation communautaire doublée d'une hiérarchie basée sur les mérites et une volonté de réaliser un état parfait » (R. Stein[9]). Les révoltés avaient instauré dans la province du Sichuan, qu'ils tinrent pendant plusieurs années, le système des « auberges d'équité » (yishi), où l'on suspendait la viande et le vin, mis librement à la disposition des voyageurs, à condition que ceux-ci ne consomment que ce qui leur était strictement nécessaire. Sinon, ils étaient en état de péché, et devaient l'expier en travaillant à la réfection des routes. Les Turbans jaunes se réclamaient d'un âge de prospérité et d'égalité (taiping) dont ils annonçaient la venue imminente.
La révolte des Turbans rouges (1351-1368) fera chuter la dynastie Yuan. Elle était profondément liée à des sociétés secrètes professant des doctrines religieuses radicales. La société du Lotus blanc, par exemple, qui était marquée par l'attente millénariste du Messie bouddhique (Mílèfó, nom chinois du Maitreya). Des groupements comme la société du Ciel et de la Terre ou des Aînés et des Anciens avaient une organisation égalitaire (y compris au bénéfice des femmes), et leur hiérarchie fictive (Grand Dragon, etc.) avait un caractère compensatoire des inégalités de la société réelle.
6 Millénarismes japonais[modifier | modifier le wikicode]
Au Japon non plus, il n'y a jamais eu d'équivalent du catholicisme en Europe. Cohabitaient à la fois le shintoïsme, le taoïsme et le bouddhisme. Dès son origine, le bouddhisme japonais est divisé en de nombreuses courants, allant d'institutions exploiteuses à des courants radicaux, souvent persécutés.
Le Japon médiéval a aussi connu des formes de dissidences religieuses populaires, avec des ressorts que l'on peut comparer aux phénomènes occidentaux. Parmi les principaux monastères, on assistait à de l'accumulation de pouvoir économique et militaire, de la corruption, et des mœurs sexuelles apparaissant comme de la débauche aux yeux des masses.[10]
On peut citer le cas de l'essor des mouvements amidistes dans la première moitié du 13e siècle :
- Le moine Hōnen, à partir de 1175, se met à prêcher à Kyoto que le salut est possible pour tous du fait de l'infini miséricorde d'Amida (le nom du Bouddha censé accueillir les humains dans la Terre Pure), à condition d'avoir une vraie foi, ce qui se manifestait par des récitations, etc. L'homme ordinaire était incité à manifester sa foi, ce qui rompait avec le bouddhisme centré sur l'étude prôné dans les monastères. Son succès provoque la colère de ces derniers, notamment des moines de Nara et du mont Hiei. Hōnen est alors exilé, ce qui ne fera que contribuer à la diffusion de la nouvelle école, l'école de la Terre pure (Jōdoshū), qui sera fondée par les disciples de Hōnen.
- Shinran, un de ses disciples remet en question l'enseignement de Hōnen après sa mort (1212), en le radicalisant. Répéter sans cesse le nom d'Amida comme une amulette, ne serait-ce pas douter de lui ? Un sourd-muet qui serait incapable de faire les récitations serait-il abandonné ? Il s'intéresse aux pauvres, aux déshérités, aux criminels. Il affirme de façon provocatrice : « même les bons iront au paradis, alors, à plus forte raison, les méchants ». Plus encore que Hōnen, Shinran considère que tout monachisme est inutile, et refuse toute église (même si ses disciples, trahissant ce précepte, fonderont la Véritable école de la Terre pure - Jōdo shinshū). La secte ikko inspirée de Shinran sera la principale expression religieuse des grandes révoltes paysannes à partir de la moitié du 15e siècle, derrière Rennyo. Ces « soulèvements des gens obstinés » se rendirent maîtres de provinces entières à la faveur de troubles politiques (ils tinrent la préfecture de Kaga pendant près d'un siècle).
- D'autres sont issus de milieux populaires et par là même arrivent mieux à influencer les masses, contrairement aux réformateurs comme Hōnen et Shinran qui sont issus de la noblesse. Mais cela prend des formes différentes. Par exemple, Ippen diffuse des rituels de danses mystiques calquées sur les danses paysannes, et s'appuie sur un fort syncrétisme avec les cultes shinto. Les danses de masses pauvres et de lépreux qui se répandent inquiètent fortement les autorités. De son côté Nichiren développe une vision rigoriste en rupture avec tout le bouddhisme passé, et prône un État théocratique (alors que les religieux ont toujours été distincts) défendant une seule vraie religion et s'occupant du peuple.
- En réaction, le bouddhisme orthodoxe connaît des mouvements de réforme internes, comme celui mené par Ninshō. Cependant celui-ci finit par accumuler encore plus de richesses au nom de la construction d'un appareil dédié à la charité (il prête de l'argent avec intérêt et finit par se faire détester comme usurier, il construit des points mais s'enrichit en levant des taxes pour les emprunter...).
7 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]
- ↑ Malachie 4,5.
- ↑ Apocalypse 11,3.
- ↑ David Levi, Dissertations on the prophecies of the Old Testament, 1794
- ↑ Jacques Droz, Histoire générale du socialisme. Tome 1 : des origines à 1875, Première publication en 1972
- ↑ Jacques Serieys, Les évangiles : une religiosité humaniste, morale, égalitaire, révolutionnaire
- ↑ Léon Trotski, Ma vie, 1930
- ↑ L'âge d'or, Jacques Julliard, Daniel Lindenberg, Entretien animé par Marie-Laurence Netter. Dans Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle 2013/1. N° 31
- ↑ https://fr.wikipedia.org/wiki/Qarmates
- ↑ Rolf Stein, Remarques sur les mouvements du taoïsme politico-religieux au 11e siecle aprés Jésus-Christ, T'oung Pao, vol. L, 1963, p. 1-81.
- ↑ Pierre-François Souyri, Histoire du Japon médiéval, 2013