Littérature et révolution
Littérature et révolution est un essai de Léon Trotski, écrit en 1924. Il y étudie les principales tendances artistiques qui se sont développées en Russie entre 1905 et 1917 ainsi que les forces progressives ou réactionnaires qui les ont influencées. Il y critique également l'idée d'une "culture prolétarienne" dans le nouvel État ouvrier, et affirme que le parti révolutionnaire ne doit pas dicter de ligne artistique.
1 Contexte[modifier | modifier le wikicode]
Léon Trotski écrit ce livre en 1923 alors que la guerre civile en URSS, qui fait suite à la révolution socialiste de 1917, est presque terminée et que la reconstruction peut enfin commencer. Trotski passe en revue et critique ouvertement tous les écrivains russes ayant continué ou commencé à écrire après 1917 alors que la révolution bouleverse tout le pays. Il est l’un des rares dirigeants bolcheviques, avec Lénine, qui prennent le plus au sérieux la situation et les œuvres des artistes russes de cette période. Il écrit notamment : « Le développement de l’art est le test le plus élevé de la vitalité et de la signification de toute époque. »
2 Une analyse marxiste de l'art[modifier | modifier le wikicode]
2.1 Emigrés, compagnons de route et futuristes[modifier | modifier le wikicode]
Trostky commence son livre en étudiant les écrivains qui n’ont pas « accepté » la révolution, les « émigrés de l’intérieur », comme il les appelle. Même s’il admire l’expression artistique de certains, Trotski n’hésite pas à les qualifier de « cadavres » — comme Bielyï, ou Rozanov pour les plus connus —, dans le sens où ils sont les représentants d’un passé mort et d’un régime, la Russie tsariste, éradiquée par le souffle révolutionnaire. Plus généralement, il écrit, au sujet des « émigrés » :
« Qui se tient hors de la perspective d’Octobre se trouve complètement et désespérément réduit à néant, et c’est pourquoi les pédants et les poètes qui ne sont “pas d’accord avec ceci” ou que “cela ne les concerne point” sont des zéros. »
La critique est certes violente, elle n’en est pas moins fondée concernant certains auteurs russes qui écrivent à cette époque des poèmes contre-révolutionnaires, faisant l’apologie de la « vieille Russie » aristocratique, n’hésitant pas à attaquer le peuple révolutionnaire : « Et bientôt vous serez poussés vers la vieille étable avec un gourdin, Ô peuple irrespectueux des choses simples…», écrit Zinaïda Hippus. L’aversion de Trotski pour ces écrivains est politique plus qu’esthétique : sa critique se place toujours du point de vue du socialisme, il ne juge pas le style, la forme, ou l’esthétique du roman ou du poème, mais plutôt le sens du message qu’il donne aux masses. C’est pourquoi on peut déceler un côté normatif dans son analyse, pour lui, tel ou tel écrivain est soit contre Octobre soit avec Octobre.
Dans une deuxième partie, Trotski parle des « compagnons de route » de la révolution. Entre l’art bourgeois qui agonise en répétitions ou en silences et l’art nouveau encore à venir, se crée un art de transition qui est plus ou moins organiquement rattaché à la révolution, mais qui n’est cependant pas l’art de la révolution. Trotski explique que cet art de transition est porté par des écrivains assez jeunes, qui n’auraient pas pu exister en tant qu’écrivains sans cette révolution. Ils acceptent l’idée du renversement du pouvoir, mais ne sont pas toujours d’accord sur les perspectives du communisme. Ils placent notamment le paysan au-dessus de l’ouvrier et n’ont pas encore saisi le rôle que peut avoir l’art nouveau pour la société future, comme Pilniak ou Alexandre Blok (avec Les douze) pour les plus connus. Pour Trotski, certains de ces compagnons de route sont encore trop attachés à l’élément national et à la campagne et ne voient la Révolution que comme une libération de ces éléments. Trotski explique :
« [Les] traits fort importants – clarté, réalisme, puissance physique de la pensée, logique impitoyable, lucidité et fermeté de ligne – qui viennent non du village mais de l’industrie, de la ville, comme le dernier terme de son développement spirituel – s’ils constituent les traits fondamentaux de la Révolution d’Octobre, sont pourtant complètement étrangers aux compagnons de route. C’est pourquoi ils ne sont que des compagnons de route. Et il est de notre devoir de le leur dire, dans l’intérêt de cette même clarté de ligne et de cette lucidité qui caractérise la Révolution. »
Ici encore, on peut constater le côté normatif de Trotski : ces auteurs ne sont ni en dehors d’Octobre, ni dedans, mais entre les deux, donc ils ne sont pas entièrement de « notre » côté. Cela peut s’expliquer politiquement par le fait qu’en 1923 l’URSS est exsangue, dévastée par neuf ans de guerre, la misère et la désorganisation sévissent, le nouveau pouvoir reste fragile et les bolcheviques craignent de nouvelles attaques de la réaction, qui pourraient cette fois être fatales. Ils essaient donc de rassembler toutes les forces vives au service de la nouvelle société.
Enfin dans une dernière partie consacrée aux écrivains russe d’après 1917, Trotski évoque le futurisme, un mouvement qui, à ses yeux, sera inévitablement une composante importante de l’art nouveau. Le futurisme est un mouvement littéraire et artistique apparu au début du XXe siècle, qui rejette la tradition esthétique et exalte le monde moderne, en particulier la civilisation urbaine, les machines et la vitesse. Ce courant s’est lié, dès le début, aux mouvements sociaux et politiques, notamment en Italie. Son principal représentant en Russie est le poète Vladimir Maïakovski. Trotski a l’espoir de voir le futurisme être l’un des mouvements artistiques présageant la culture socialiste. Il écrit notamment :
« Le futurisme est contre le mysticisme, la déification passive de la nature, la paresse aristocratique ainsi que contre toute autre sorte de paresse, contre la rêverie, et le ton pleurard ; il est pour la technique, l’organisation scientifique, la machine, la planification, la volonté, le courage, la vitesse, la précision, et il est pour l’homme nouveau, armé de toutes ces choses. »
On sait que le futurisme fut récupéré par le fascisme italien ; un camarade du parti écrit d’ailleurs dans une lettre adressée à Trotski : « Les principaux porte-parole du futurisme d’avant-guerre sont devenus des fascistes, à l’exception de Giovanni Papini, qui s’est fait catholique et a écrit une histoire du Christ. » En effet, le fascisme prétendait exalter une certaine modernité industrielle et technique, fondée en réalité sur la surexploitation des travailleurs soumis à la dictature. Mais si Trotski lui-même encourage le futurisme, c’est parce que ce mouvement artistique est le premier en Russie, qui rompe avec toute la tradition bourgeoise : le futurisme, écrit-il,« ''n’a de sens que dans la mesure où les futuristes sont occupés à couper le cordon ombilical qui les relie aux pontifes de la tradition littéraire bourgeoise » . Malgré tout Trotski considère, en 1923, que la force du futurisme est supérieure à celle de toutes les autres tendances artistiques. En effet, il s’est révolté contre l’esthétique fermée de l’intelligentsia bourgeoise, contre le vieux vocabulaire et la vieille syntaxe de la poésie, contre« l’impressionnisme qui aspirait la vie à travers une paille, (…) contre le symbolisme devenu faux dans son vide céleste, (…) contre tous les (…) citrons pressés et os de poulet rongés du petit monde de l’intelligentsia libéralo-mystique » écrit-il. Pourtant, Trotski s’oppose frontalement aux futuristes qui voulaient s’autoproclamer « art officiel bolchevique » : quel que soit son enthousiasme à leur égard, il écrit très clairement : « Que le futurisme apprenne à se tenir sur ses jambes, sans tenter de s’imposer par décret gouvernemental… »
2.2 Analyse matérialiste des courants artistiques[modifier | modifier le wikicode]
Dans la suite de son livre, Trotski décrit sa propre vision de l’art et des artistes par rapport au marxisme, au parti communiste russe, à la révolution, à l’idéologie dominante d’une société, etc. Il oppose notamment l’école formaliste de l’art au point de vue marxiste. Il écrit :« Une œuvre d’art doit, en premier lieu, être jugée selon ses propres lois, c’est-à-dire selon les lois de l’art. Mais seul le marxisme est capable d’expliquer pourquoi et comment, à telle période historique, est apparue telle tendance artistique, c’est-à-dire qui a exprimé le besoin de telles formes artistiques à l’exclusion des autres, et pourquoi. » En effet, la création artistique a toujours été totalement dépendante d’un contexte socio-historique donné. Le siècle des Lumières a vu émergé bon nombre d’artistes, de musiciens, d’écrivains, tous attirés par la perspective d’une nouvelle réorganisation sociale, intellectuelle et culturelle du monde occidental ; le jazz est né des méandres du blues, lui-même né des cendres de l’esclavagisme afro-américain ; le mouvement surréaliste s’est construit autour d’une idéologie antibourgeoise et antinationaliste, avec des artistes proches du Parti communiste des années 1920, etc. Et le marxisme, par son analyse des rapports de classes permet d’expliquer l’apparition socio-historique de ces formes artistiques.
2.3 Contre l'art officiel et le "proletkult"[modifier | modifier le wikicode]
En ce qui concerne le rapport de l’art au Parti, Trotski écrit :
« L’art n’est pas un domaine où le Parti est appelé à commander. Il protège, stimule, ne dirige qu’indirectement. Il accorde sa confiance aux groupes qui aspirent sincèrement à se rapprocher de la Révolution et encourage ainsi leur production artistique. 'Il ne peut pas se placer sur les positions d’un cercle littéraire. Il ne le peut pas, et il ne le doit pas.»
Trotski développe également l’idée selon laquelle, dans une période de transition comme celle de 1923, on ne peut pas créer de culture ou d’art prolétarien. Car selon lui, l’histoire a montré que la culture et l’art exprimés par une société étaient en fait l’expression d’une classe, d’une idéologie dominante, et qu’ils se formaient sur le temps long. Or le prolétariat est encore une classe à part entière tant que la dictature du prolétariat règne, donc durant toute la période de transition révolutionnaire. Trotski écrit :
« L’édification culturelle sera sans précédent dans l’histoire quand la poigne de fer de la dictature ne sera plus nécessaire, n’aura plus un caractère de classe.D’où il faut conclure généralement que ''non seulement il n’y a pas de culture prolétarienne, mais qu’il n’y en aura pas ; et à vrai dire, il n’y a pas de raison de le regretter : le prolétariat a pris le pouvoir précisément pour en finir à jamais avec la culture de classe et pour ouvrir la voie à une culture humaine. »
2.4 Vers l'épanouissement de l'art dans la société sans classe[modifier | modifier le wikicode]
Cet extrait montre bien l'optimisme de Trotski sur l'épanouissement qui pourrait survenir dans le domaine artistique dans la société communiste, elevant les êtres humains :
Il est tout aussi difficile de prédire quelles seront les limites de la maîtrise de soi susceptible d'être ainsi atteinte que de prévoir jusqu'où pourra se développer la maîtrise technique de l'homme sur la nature. L'esprit de construction sociale et l'auto-éducation psycho-physique deviendront les aspects jumeaux d'un seul processus. Tous les arts – la littérature, le théâtre, la peinture, la sculpture, la musique et l'architecture – donneront à ce processus une forme sublime. Plus exactement, la forme que revêtira le processus d'édification culturelle et d'auto-éducation de l'homme communiste développera au plus haut point les éléments vivants de l'art contemporain. L'homme deviendra incomparablement plus fort, plus sage et plus subtil. Son corps deviendra plus harmonieux, ses mouvements mieux rythmés, sa voix plus mélodieuse. Les formes de son existence acquerront une qualité puissamment dramatique. L'homme moyen atteindra la taille d'un Aristote, d'un Gœthe, d'un Marx. Et, au-dessus de ces hauteurs, s'élèveront de nouveaux sommets.
2.5 Quelles formes pour le nouvel art ?[modifier | modifier le wikicode]
Trotski pense que « par sa nature même, l’art nouveau ne pourra pas ne pas placer la lutte du prolétariat au centre de son attention » . Ces deux idées peuvent paraître contradictoires, mais Trotski a raison lorsqu’il affirme qu’une culture prolétarienne ne pourra exister à proprement parler dans un futur communiste, puisque les classes n’existeront plus, y compris le prolétariat comme tel... Trotski semble donc demeurer volontairement vague, dans la mesure où il considère, à juste raison, que rien n’est prévisible quant à la situation de l’art dans un avenir sans classes.
Malgré tout, dans le dernier chapitre consacré aux perspectives, Trotski essaie de donner à ses lecteurs une indication sur ce que pourrait être l’art dans une société communiste… Il écrit que « le mur qui sépare l’art de l’industrie sera abattu » . Si l’on considère le lien originel et constant jusqu’à l’époque moderne entre l’art et l’artisanat, il faut sans doute comprendre par là que l’art sera désormais lié à l’industrie, qui aura cessé de rimer avec l’exploitation capitaliste de l’homme par l’homme. Trotski va même plus loin en assurant que « l’art nouveau sera réaliste » . Mais il s’agit là d’un pronostic esthétique beaucoup plus aléatoire…
3 Critiques et évolutions[modifier | modifier le wikicode]
3.1 Distinction entre fond et forme[modifier | modifier le wikicode]
Comme son nom l’indique, le livre n’est consacré qu’à une partie de l’art, la littérature : c’est le domaine que Trotski connaît le mieux. Mais il déduit certaines généralités sur l’art de cette seule analyse de la littérature. Or s’il est plus facile d’analyser ce domaine artistique d’un point de vue politique et social, car l’expression des idées est sans doute plus explicite dans des textes, Mais qu’en est-il de la peinture, de la musique ou de la danse ? Dans tous ces domaines (et particulièrement en musique), l’analyse pour savoir si tel ou tel artiste est un « compagnon de route » ou un « émigré » est bien plus difficile. À la première écoute d’une symphonie de Chostakovitch, on ne peut pas percevoir si elle a un sens révolutionnaire, réactionnaire, bourgeois, etc. Qui peut deviner, à la seule écoute de son œuvre, que Tchaikovsky était aristocrate, que Prokoviev était antistalinien ? Il semble donc qu’on ne puisse pas mettre tous les artistes dans des cases politiques prédéfinies d’après la seule analyse de leurs œuvres. En revanche, il est plus intéressant de définir l’indépendance d’un artiste par rapport à une idéologie dominante, sa liberté de création : c’est ce que Trotski développera dans ses écrits futurs...
3.2 Traces de normativité[modifier | modifier le wikicode]
Malgré ses appels à ce que le Parti ne condamne pas telle ou telle forme d’art, Trotski montre malgré tout une vision assez normative de l’art. Il crée lui même des groupes auxquels chaque artiste est censé appartenir : tel ou tel écrivain est en gros soit « émigré », soit « compagnon de route » , soit « futuriste » . De plus, en écrivant que ces artistes devront situer la lutte du prolétariat au cœur de leurs œuvres et même que l’« art nouveau » sera réaliste, Trotski encadre indirectement l’art qu’il pense « nouveau » dans des normes prédéfinies.
4 Notes et sources[modifier | modifier le wikicode]
Le texte intégral sur Marxists.org
Tendance Claire du NPA, L'art et la révolution selon Léon Trotski