Corporatisme (idéologie)
Le corporatisme est une doctrine sociale issue notamment du catholicisme social au 19e siècle. Cette doctrine est mise en œuvre sous diverses formes au 20e siècle, notamment par des régimes fascistes. Elle se définit par l’organisation d’institutions rassemblant les ouvriers et les patrons dans le but de subordonner leurs intérêts à ceux de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. Le corporatisme se présente alors comme une alternative au capitalisme et au socialisme.
Cette page ne traite pas du corporatisme en tant que tendance d'un groupe à privilégier ses intérêts particulier en ignorant l'intérêt général.
1 Histoire[modifier | modifier le wikicode]
1.1 Origines entre catholicisme social et réformisme[modifier | modifier le wikicode]
La révolution industrielle fait apparaître une misère ouvrière et une exploitation brutale face à laquelle les ouvriers sont souvent sans défense. En particulier, en France, la Révolution de 1789 avait solennellement proclamé que la République était désormais une et indivisible, qu'elle s'occuperait exclusivement de l'intérêt général, et dans le même mouvement que l'abolition des privilèges de la noblesse, elle avait aboli les corporations régissant les corps de métiers dans l'Ancien régime. La loi Le Chapelier était présentée ainsi par ce dernier :
« Il n’y a plus de corporations dans l’État ; il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un intérêt de corporation »
Or, cela devient vite une arme contre les tentatives des ouvriers d'organiser des syndicats. Dans ces conditions, une réaction possible a été le développement du marxisme, assumant la lutte des classes. Une autre réaction a été de vouloir réconcilier les classes, avec des intentions plus ou moins naïves et sincères.
C’est dans la deuxième moitié du 19e siècle, au moment où le mouvement ouvrier se constitue, que le corporatisme se développe. Cette conception des rapports patrons ouvriers et État a principalement découlé de la doctrine sociale de l’Eglise catholique. Frédéric Ozanam, le fondateur de la Société Saint-Vincent de Paul, est l’un des penseurs le plus connu de ce courant. On pense également à l’encyclique Rerum Novarum du Pape Léon XIII citant Thomas d'Aquin : « la société forme un corps dont les membres sont les parties. La partie est subordonnée au tout ». Les écrits du comte Albert de Mun, du marquis de la Tour du Pin (Du régime corporatif et des institutions, 1888), du sociologue Frédéric Le Play (La réforme sociale en France, 1864) sont des travaux ayant incontestablement inspiré la conception de la doctrine du corporatisme. Les chrétiens dits « sociaux » cherchaient à présenter une solution à la « question sociale ».
Certaines entreprises avec des patrons paternalistes mettent en place des expériences que l'on peut qualifier de corporatistes. Par exemple dans la filature de laine Harmel frères, dite Val des Bois, dans la Marne. Celle-ci est décrite ainsi :
« [Cette représentation du personnel] puise ses racines dans l'expérience des syndicats mixtes catholiques, eux-mêmes issus de l'Œuvre des cercles catholiques d'ouvriers créée par le comte Albert de Mun après la Commune de Paris. Des uns à l'autre, la filiation est explicite : on retrouve au Val des Bois la même conception hiérarchique de la société qui faisait dire à de Mun : « Il n'y a pas de société viable en dehors de certains principes, que les hommes peuvent bien méconnaître, mais qu'il n'est pas en leur pouvoir de renverser. De ce nombre est le rôle social des classes élevées. » L'organe de représentation, appelé d'abord Conseil corporatif, puis Conseil professionnel, devient, en 1893, le Conseil d'usine.
En 1909, l'article 7 du règlement intérieur de l'usine du Val des Bois définit ainsi ses attributions :
« Le Conseil d'usine établit une réelle coopération des ouvriers à la direction professionnelle et disciplinaire de l'usine. Il a pour but de maintenir entre patron et ouvriers une entente affectueuse, basée sur une confiance réciproque. Il est composé de simples ouvriers élus qui se réunissent avec un patron tous les quinze jours ; » Ils sont appelés à donner leur avis pour toutes modifications de salaire, pour les mesures disciplinaires à prendre, pour les questions d'accidents, d'hygiène, d'apprentissage et de travail ;
Ils sont les interprètes de leurs camarades pour les réclamations qu'ils ont à faire aux patrons ;
Enfin ils étudient les réformes qui pourraient faciliter le travail et le rendre plus lucratif.
Les ouvrières ont leur conseil spécial qui a les mêmes attributions. »
Le Conseil d'usine s'inscrit dans une forme de domination de la main d'œuvre que Gérard Noiriel, relisant Frédéric Le Play qui en fut le principal théoricien, a caractérisé sous le terme de patronage. Il s'agit « de conforter le monde traditionnel, d'adapter la main d'œuvre au travail industriel sans la heurter de front, mais au contraire en s'appuyant sur ses dispositions pour les orienter, les canaliser dans un sens favorable aux intérêts de l'entreprise. » Pour Léon Harmel, qui sera l'un des inspirateurs de Léon XIII dans la genèse de Rerum Novarum, le Conseil d'usine n'a pas pour seule fonction de faire connaître l'état d'esprit des ouvriers pour faciliter la décision patronale. Il s'agit aussi, à l'inverse, de transmettre la pensée de la direction, d'exercer en quelque sorte un rôle pédagogique, facilitant par là-même la compréhension des choix patronaux et l'obéissance à l'autorité légitimée. La coopération directe entre patrons et ouvriers est destinée à éviter les malentendus réciproques en favorisant les échanges sans médiation de la hiérarchie intermédiaire à l'usine »[1]
Le premier socialiste à entrer dans un gouvernement (bourgeois), Alexandre Millerand, dépose un projet de loi (qui sera enterré) visant à instaurer un arbitrage obligatoire des conflits du travail, le 15 novembre 1900.[2]
« Ce projet de loi créait des conseils d'usine, organisait l'arbitrage et réglementait la grève. Dans tout établissement d'au moins 50 ouvriers, le patron pouvait proposer aux ouvriers, au moment de l'embauche, de soumettre leurs différends éventuels à l'arbitrage. Lorsqu'un conflit éclatait, les délégués ouvriers, élus par tout le personnel ayant un certain temps de service, étaient reçus par le patron. En cas de désaccord, des arbitres étaient désignés de chaque côté, et le différend porté devant le Conseil régional du travail. La grève ne pouvait être décidée qu'en cas de refus du patron, si toutefois elle était votée par la moitié plus un des ouvriers représentant le tiers des électeurs appelés à désigner le Conseil d'usine. En ce cas, la grève était obligatoire pour tout le personnel ; mais le vote se renouvelait chaque semaine en vue de la continuation de la grève. »
Millerand avait pour inspiration les expériences comme celle de la filature Val des Bois, ou encore la mise en place de délégués « jaunes » dans les mines Schneider du Creusot. Mais il faut noter qu'il s'inspirait aussi d'une très mauvaise proposition de loi déposée en 1894 par Jules Guesde.
En réaction, la Fédération des Bourses du travail publie une circulaire le 21 mai 1901 :
« ...S'il plaît aux travailleurs d'organiser leurs grèves, de faire usage de referendum, libre à eux ; ils n'ont nullement besoin d'une loi réglementant, avec toutes sortes de complications, cette façon d'agir, d'une loi dont ils ne sont pas les auteurs, mais dont ils peuvent être les dupes et dont ils seront certainement les victimes. »[3]
1.2 Entre-deux-guerres : radicalisation contre le libéralisme et le socialisme[modifier | modifier le wikicode]
Dans l'entre-deux-guerres, la doctrine corporatiste se développe, dans le contexte de la crise des années 1930. Des militants, divisés, plus ou moins influencés par le christianisme social et par des doctrinaires comme Albert de Mun et René de La Tour du Pin, préconisent une « troisième voie » entre le libéralisme individualiste, alors en crise, et le marxisme.
En France ces doctrines se dressent sans équivoque contre la philosophie politique du siècle des Lumières, contre l’individualisme et la désagrégation sociale, issus selon elles de la Révolution française et du socialisme. Ce sont parfois des patrons comme Jacques Warnier, qui lancent des initiatives précorporatistes, des militants comme André Voisin, de jeunes intellectuels comme Louis Salleron ou François Perroux.
1.3 Fascismes[modifier | modifier le wikicode]
Le corporatisme a existé sous des formes différentes, allant dans certains cas jusqu’au fascisme.
1.3.1 France[modifier | modifier le wikicode]
Dans les années 1930, l'Action française prône un corporatisme traditionaliste, vu comme un moyen de contrebalancer l'influence de l'État républicain.
Le régime de Vichy est à l'origine d'expériences corporatistes, avec la Charte du travail du 4 octobre 1941 et la Corporation paysanne tandis que Maurice Bouvier-Ajam développe son Institut d'études corporatives et sociales. Le maréchal Pétain renomma par exemple le 1er mai (créé par le mouvement ouvrier lui-même comme « fête internationale des travailleu·ses ») en une très nationaliste et corporatiste « fête du travail ». Pétain développa explicitement sa vision corporatiste :
« Abandonnant tout ensemble le principe de l’individu isolé devant l’État et la pratique des coalitions ouvrières et patronales dressées les unes contre les autres, il (l’ordre nouveau corporatiste) institue des groupements comprenant tous les membres d’un même métier : patrons, techniciens, ouvriers. Le centre du groupement n’est donc plus la classe sociale, patronale ou ouvrière, mais l’intérêt commun de tous ceux qui participent à une même entreprise. Le bon sens indique, en effet, -lorsqu’il n’est pas obscurci par la passion ou par la chimère,-que l’intérêt primordial, essentiel, des membres d’un même métier, c’est la prospérité réelle de ce métier » (1er mai 1941).
Beaucoup d'organisations professionnelles ont été créées à l’initiative du régime de Vichy, organisant parfois des conditions strictes d'accès à la profession (comme dans les corporations d'Ancien régime) et des institutions (avantages, justice interne...). Le statut des fonctionnaires est promulgué en 1941 par le régime de Vichy dans une perspective corporatiste.
En 1960, la Fédération des étudiants nationalistes proclame vouloir « opposer au syndicalisme marxiste de l'U.N.E.F. un syndicalisme corporatif ».[4][5]
1.3.2 Italie[modifier | modifier le wikicode]
Les corporations italiennes, au contraire, sont au service de l’État et intégrées à celui-ci. Comme dit Gaëtan Pirou, « il s’agit beaucoup moins d’un système auto-organisateur des intérêts économiques que d’une ingénieuse présentation derrière laquelle s’aperçoit le pouvoir politique, qui exerce sa dictature sur l’économie comme sur la pensée ». Il s’agit moins d’un corporatisme analogue à celui de l’Ancien Régime que d’une théorie de l’État corporatif. Les institutions corporatives ne font qu’attester la domestication des intérêts économiques. Le mot de corporation, pour Mussolini, doit être pris dans son sens étymologique de « constitution en corps », cette constitution en corps qui est la fonction essentielle de l’État, celle qui assure son unité et sa vie.
1.3.3 Allemagne[modifier | modifier le wikicode]
Le nazisme a été plus radical dans son écrasement du mouvement ouvrier : Hitler a dissout les syndicats, alors que Mussolini les a étatisés.
Il y eut d'ailleurs une polémique entre les deux régimes sur ce sujet, lors de la promulgation presque simultanée de la loi allemande du sur le régime du travail et la loi italienne du sur l’organisation syndicale et corporative : les nazis avaient repris les termes chartes du travail et corporations dans un système qui supprimait les syndicats alors que le corporatisme italien les conservait sous une forme étatisée[6]. Au terme d’une controverse avec l’organe du Front du Travail, Der Deutsche, le Lavoro fascista écrivit que Hitler avait « livré les travailleurs allemands pieds et poings liés aux capitalistes ». Le journal national-socialiste répliqua que les syndicats fascistes perpétuaient la lutte des classes. La presse italienne rétorqua qu’ils étaient inéluctables et s’inscrivaient dans la lutte pour la vie. Le fascisme prétendait mettre travailleurs et employeurs sur un pied d’égalité, les uns et les autres ayant leurs syndicats et la corporation servant de médiateurs entre les intérêts divergents.
1.3.4 Portugal[modifier | modifier le wikicode]
1.4 Exemples contemporains[modifier | modifier le wikicode]
En Égypte, il y a la mise en place d'organisations qui ont le monopole de la représentation de certains intérêts, dominés par l’État et qui ont une organisation hiérarchique. La Fédération générale des syndicats égyptiens est un exemple de ce corporatisme. Ce cadre a permis à l’état égyptien de s’infiltrer dans l’économie du pays pour en avoir le contrôle. L’état a étendu récemment son contrôle des institutions corporatistes avec 2 lois en 1993 et 1995 qui réduisent l’autonomie des associations professionnelles et des syndicats.
Aujourd'hui, on peut trouver en France une évolution vers le corporatisme politique avec les objectifs de la Participation-décentralisation. C’est aussi le cas quand on parle de la 3e voie où un syndicalisme de responsabilité devrait succéder à un syndicalisme revendicatif.
2 Notes et références[modifier | modifier le wikicode]
- ↑ JP Le Crom, L'introuvable démocratie salariale Le droit de la représentation du personnel dans l'entreprise (1890-2002). Page 10
- ↑ La Commune, La Charte d'Amiens : un acquis à défendre, 2 novembre 2010
- ↑ Cité dans : Histoire du mouvement ouvrier ** 1871-1920. Edouard Dolléans. Page 28. Armand Colin. 1967
- ↑ Henry Coston, Partis, Journaux et Hommes politiques d'hier et d'aujourd'hui, numéro spécial des Lectures françaises, La Librairie française, 1960, p. 229. (source d'extrême droite)
- ↑ nicolaslebourg, « La Subversion de l’extrême droite radicale face à l’Etat durant la Ve République », sur Fragments sur les Temps Présents, (consulté le 8 juin 2024)
- ↑ Michel Ostenc, Ciano. Un conservateur face à Hitler et Mussolini, Éditions du Rocher, 2007, p. 29.
3 Bibliographie[modifier | modifier le wikicode]
- Denis Segrestin, Le Phénomène corporatiste, Fayard,
- Article Corporatisme dans le Dictionnaire historique de la Suisse en ligne.
- Michel Eliard, Le corporatisme politique, 2006
- Supiot Alain, Actualité de Durkheim. Notes sur le néo-corporatisme en France, 1987
- Maurice Bouvier-Ajam, Corporatisme,
- Danièle Lochak, Les mauvais français du maréchal, 1995
- Alain Cotta, Le Corporatisme, stade ultime du capitalisme, 2008
- Gérard Kester, Les voix des syndicalistes de base en Afrique: Soif de démocratie, 2007
- Sarah Ben Néfissa, ONG et gouvernance dans le monde arabe, 2004
- Claude Bataillon, Les territoires de l’État-nation en Amérique latine, 2001
- Patrick Hassenteufel, Où en est le paradigme corporatiste ?, Politix, p.75-81, 1990