Six lettres de Boukharine, note éditoriale

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Six lettres de Boukharine (Août 1936 - Décembre 1937)

Cinq des lettres de Nikolai Boukharine ici présentées ont été rédigées entre le moment où celui-ci apprend qu'il a été mis en cause par un certain nombre d'accusés - Kamenev, Zinoviev, Reingold, Mratchkovski - du premier procès de Moscou (19-24 août 1936), et le moment où doit s'ouvrir le second procès (23-31 janvier 1937), au cours duquel les accusés de cette nouvelle mascarade judiciaire, notamment Radek, vont, de manière plus explicite encore, incriminer les dirigeants de l’ancienne opposition dite « de droite » - Boukharine, Rykov - dans la participation à des attentats terroristes. Durant ces cinq mois, de la fin août 1936 à la fin janvier 1937, Nikolai Boukharine est encore en liberté, une liberté surveillée. Il reste, formellement, rédacteur aux Izvestia. Mais il n'est plus déjà, comme il l'écrit lui-même le 16 janvier 1937 à Staline, qu'« un mort en sursis ». Les quelques mois qui précèdent son arrestation, le 27 février 1937, sont, pour Boukharine, une véritable torture ; dans l'entreprise d'anéantissement et de désarticulation de la personnalité, le facteur temps est essentiel : bien avant son arrestation, la victime désignée commence à être soupçonnée, est mutée à un poste subalterne, fait l'objet d’insinuations publiques, voit ses collaborateurs se détourner peu à peu d'elle. Progressivement, s'installe un climat d'insécurité. « Toute une symbolique de signes est mise en branle pour être perçue par l'intéressé et son entourage[1]». « Des fluides de suspicion », comme l'écrit Boukharine à Molotov, dissolvent peu à peu les relations de sociabilité de l’individu incriminé, qui ne comprend plus « sur quelle planète » il vit, qui se sent peu à peu « englué dans une toile d'araignée de calomnies ».

« Les enquêteurs, notait avec perspicacité Annie Kriegel dans son essai Les grands procès dans les systèmes communistes (un ouvrage qui, près de trente ans après sa parution, n'a pas pris une ride), s'affairaient à pincer plus particulièrement trois cordes sensibles chez les responsables bolcheviques : celles qui commandent le sentiment de culpabilité, l'esprit de zèle, la soif de vengeance [2]».

Ces lettres de Boukharine confirment pleinement cette remarque d'Annie Kriegel. De ces textes, écrits avant même l'incarcération du dirigeant bolchevique, se dégage avec force la propension de l'accusé à reconnaître une culpabilité imaginaire et diffuse qui déborde largement les motifs concrets de culpabilité dont il sera accusé par la suite. Cette disposition incitait Annie Kriegel à explorer la perspective psychanalytique, à évoquer le « surmoi fort » de personnalités « irrésistiblement conduites à développer un intense sentiment de culpabilité inconscient dès lors qu'elles se trouvaient en difficulté avec le Parti [3]». La source du dérèglement, du sentiment de culpabilité poussé à son paroxysme est à chercher dans la fétichisation du Parti, la fascination pour Staline, qui incarnait le Parti, qui faisait l'Histoire, etc..., la désignation du Parti comme mesure unique à laquelle se rapportaient et s'étalonnaient toutes les valeurs. Parmi les « fautes », les « péchés » - tels sont les termes employés par Boukharine dans ses lettres - figuraient: la déviation de la Ligne (en 1928-1929 dans le cas de Boukharine), la perte de vigilance face aux « hommes à double face » infiltrés au sein du parti, la « trahison » vis-à-vis de Staline et de ses plus proches compagnons.

Même convaincu de son innocence personnelle, Boukharine est écrasé par « les intérêts d'importance mondiale et historique » mis en œuvre par le parti ; l’erreur judiciaire qui frappe la « misérable personne » du prévenu n'est, comme l'écrit Boukharine à Vorochilov, « sub specie historiae, qu'un point de détail, un sujet littéraire [4]».

Le « goût de l'émulation » et la « soif de vengeance », autres ressorts de la psychologie des accusés mis en mouvement durant le long cheminement qui allait de la dénégation à l'aveu, transparaissent aussi admirablement dans les lettres de Boukharine. « Expulsion du Parti - fin de la vie » : pour réintégrer l'un des cercles du pouvoir, fût-il le plus modeste, reconquérir le statut privilégié de combattant du parti, Boukharine était prêt à repartir en mission, au combat, pour « lutter à mort contre les trotskystes ». L'énumération des services rendus dans un passé proche, la recherche de recommandations et de preuves de sa fidélité au parti, le zèle à démasquer les « hommes à double face », la propension à anticiper les possibles questions des enquêteurs en fouillant soi-même inlassablement dans son passé, son cercle de connaissances, ce qui pouvait ne pas être - ou n'avoir pas été - conforme, tout ceci exprime assurément le désarroi d'un homme livré déjà à une solitude absolue, tous les liens de solidarité ayant été rompus avec ses camarades, aussi bien ceux restés dans la Ligne que ceux ayant déjà avoué leurs forfaits. Plus fondamentalement, ces attitudes s'enracinent dans une culture politique, assise sur un certain nombre de rites, au premier plan desquels se placent la pratique de l'autobiographie, l'examen de passage à l'occasion des « purges » périodiques du parti, le rituel de l’autocritique [5].

Tout au long de cette descente aux enfers, Boukharine résiste, refuse d’avouer, y compris au cours de deux grandes séances à huis-clos lors des plénums du Comité central qui se tiennent en décembre 1936 et en février 1937.

Entre la lettre du 16 janvier 1937 et la lettre écrite par Boukharine à Staline le 10 décembre 1937, « le camarade le plus aimé du Parti », comme Lénine l'avait caractérisé dans son « Testament » a « désarmé ». Il a finalement accepté, contraint et forcé, de se plier au rituel de l'aveu, tout en rappelant - en privé, dans sa dernière lettre à « Koba » - qu'il lui restait suffisamment de jugement pour distinguer, en initié, le rituel exigé par Staline de la réalité.

Peut-être, dans un avenir plus ou moins proche, les historiens auront-ils accès à l'ensemble du dossier de Boukharine. En attendant, les cinq premières lettres ici présentées complètent et éclairent la sixième, document que nous avons déjà traduit et commenté ailleurs (Lettre de Boukharine à Staline, du 10 décembre 1937, in Le Débat, n°107, novembre-décembre 1999, pp. 155-161) ; elles permettent de mieux comprendre, de l'intérieur, la culture politique d'un grand dirigeant communiste et le cheminement qui l'a mené aux aveux publics de crimes imaginaires, ces aveux que Boris Souvarine caractérisait comme « l'une des plus troublantes questions posées à l'entendement humain ».

  1. Annie Kriegel, Les grands procès dans les systèmes communistes, Paris, Gallimard, 1972, p. 87
  2. Ibid, p. 90.
  3. Ibid, p. 94.
  4. Lettre de Boukharine à Vorochilov, 31 août 1936.
  5. Outre les analyses pertinentes d'A. Kriegel sur ces aspects (op.cit, pp. 88-117), on citera quelques études ayant abordé la question des rituels de l’autobiographie, des purges et de l'autocritique : N. Werth, Etre communiste en URSS sous Staline (Paris, Gallimard, 1981) ; C. Lane, The Rites of Rulers : Ritual in Industrial Society : the Soviet Case (Cambridge U.P., 1981) ; K.-G. Riegel, Konfessionsrituale im Marxismus-Leninismus (Graz, 1985) ; B.Unfried, « Rituale von Konfession und Selbskritik : Bilder vom stalinistischen Kader », Jahrbuch fur historische Kommunismusforschung (1994), pp. 148-168 ; C.Pennetier, B. Pudal, « Écrire son autobiographie (les autobiographies communistes d'institution, 193 X - 1939) », Genèses, n°23 juin 1996, pp. 48-78 ; J. A. Getty, « Samokritika Rituals in the Stalinist Central Committee, 1933-1938 », The Russian Review, janvier 1999, pp. 49-70.