Brouillon de lettre à Joseph Staline, 16 janvier 1937

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La totalité des quatre feuillets manuscrits, signés au bas de la 4ème page par Boukharine, sont barrés d'un trait en diagonale. Il n'a pas été possible d'établir si cette lettre a été ou non envoyée à son destinataire par Boukharine.

Au cam. Staline en personne. Confidentiel.

Cher Koba,

Je suis dans un état d'épuisement moral et physique total. Lors de la confrontation, j'ai oublié presque tout ce que je voulais dire.

Avant d'oublier définitivement, je veux aborder en premier lieu les questions générales.

1. Un grand nombre de témoignages absolument scandaleux contre moi ont été rassemblés. Je sais bien, moi, ce qu'ils valent. Quoi qu'il arrive, je les rejette et je continuerai à les rejeter avec mépris, ce mépris que je ne sais pas malheureusement pas suffisamment montrer au monde extérieur. En général, je tiens parce que je suis encore conscient de mon innocence, ce qui me protège pour l'instant.

2. Je considère toute mesure disciplinaire qui pourrait être prise à mon encontre injuste, car je ne suis pas coupable. Mais j'aurais besoin de mois et de mois + d'avoir tous les dossiers + une tranquillité complète pour pouvoir tout comprendre, tout confronter, et mettre au clair toute l'affaire. Ceci je ne peux le faire en raison de la situation dans laquelle je me trouve. Et toute l'affaire débouche sur des accusations, des questions, un vocabulaire tout à fait fantastique, le tout dans un seul but : « m'attraper » (tandis que dévoiler la calomnie, la prévenir passent à l'arrière-plan, loin, très loin...). Telle est aujourd'hui le développement logique des choses.

Pour m'exclure du CC, il faut trouver un motif politique. Après, je devrai dans chaque cellule du Parti me reconnaître coupable, coupable précisément de ce que j'ai refusé de reconnaître devant vous. Impossible d'accepter. Alors - expulsion du Parti. Etc. Fin de la vie.

3. Aussi, je réponds à ta question en répétant très sérieusement : envoyez-moi au combat, à un vrai combat, envoyez-moi en Espagne.

Arguments pour : 1) Je comprends la situation ; 2) J’ai une grande expérience de la lutte contre les anarchistes et les anarcho-syndicalistes (américains) ; 3) Je lutterai à mort contre les trotskystes ; 4) Je connais de nombreuses langues étrangères, je peux rapidement apprendre l'espagnol (car je connais un peu d’italien), etc. En Espagne, je pourrai ressusciter et être très utile. Je ne pense pas que tu diras : « Et si tu t'enfuyais ? » Serais-tu donc à ce point influencé par les calomnies ? Penses-tu vraiment que pour moi l'URSS est un vain mot? Mais je laisse ici ma femme bien-aimée, mon fils, mon père, Nadia.

Quand vous aurez vu de vos propres yeux comme je me bats, tel le plus fidèle de vos hommes, alors permettez à ma femme de venir me rejoindre (ou accordez-moi une permission).

Mes requêtes - si ce plan vous paraissait acceptable - seraient les suivantes :

1- Ne pas me calomnier dans la presse.

2- Permettre à ma femme, en cas de difficultés, de s'adresser à qui vous auriez indiqué.

3- Me permettre de dire aux camarades concernés (soviétiques) en Espagne, que je ne suis pas coupable, mais que la situation générale est telle qu'on m’a envoyé en Espagne pour que je puisse faire la preuve de ma totale fidélité et de mon attachement absolu au Parti.

4- Si je disparaissais, ne pas me calomnier dans le faire-part officiel et assurer une aide matérielle à ma femme.

Passons maintenant aux questions plus particulières, en relation avec la confrontation.

I- Sur la « duplicité » de Radek. Lors de mon avant-dernier entretien avec Radek (le 6 septembre, avant ma confrontation avec Sokolnikov[1] le 8 septembre), c'est à dire à un moment où Radek pensait déjà qu’il serait arrêté, il m'a dit que Sokolnikov était un salaud, avec lequel il s'était fâché depuis de nombreuses années ; il m'a dit aussi que le Guépéou était truffé d'agents polonais, qui seraient prêts à le perdre, lui Radek, parce que c'est un communiste, etc. De quelle duplicité peut-il être question ici ? Que Radek ait été un homme à double face, cela ne fait pas de doute. Mais pas dans cette circonstance. Et pas face à moi. Là, il ne faisait que mentir, pour tenter de me convaincre qu'il était sur la ligne du Parti (et il y a réussi). Il m’a dit que moi seul (Boukharine) je sortirais blanchi de toute cette histoire, à la différence de lui, Radek, qui était un ancien trotskyste. Voici ce qu'il m'a dit à moi, et pas ce qu'il a inventé, après son arrestation. Il s'accrochait à moi, dans l'espoir que j’intercéderai en sa faveur et parce qu'il savait que j'étais absolument propre. C'est pour cela qu’il tentait de me convaincre qu'il était dans la ligne. C'est pour cela, sans doute, qu'il n'avait pas mentionné, au début, les « droitiers ». Ce n'est que lorsqu'on a commencé à lui poser des questions suggestives (on lui a dit par exemple que « 1' instruction avait établi que... », cf. témoignage de Radek du 27.9), qu'il a senti le vent tourner ; il a compris alors que l'instruction s'intéressait aussi à moi : je cessais de lui être utile à décharge, de toute façon, il avait déjà avoué ; au contraire, il devait désormais faire preuve de « sincérité » (dans le sens japonais du terme), soutenir les calomnies à mon encontre, chose qu’il fait avec le plus grand talent.

II- Des raisons de la calomnie trotskyste en général.

Tu m'as parlé de calomnies à rencontre de certains camarades militaires. Je ne sais pas qui calomniait qui, qui a interrogé les calomniateurs, etc. C'est très important. Mais, dans ma situation présente, ça n'a rien à faire avec moi. Je veux te dire la chose suivante. Souviens-toi de la vieille théorie trotskyste sur la nécessité de monter les membres du CC les uns contre les autres. Maintenant, cette méthode est employée à grande échelle, avec des moyens particulièrement vicieux.

Ils voulaient frapper la tête de notre armée. Inutile d'expliquer.

Inutile d'expliquer longuement pourquoi ils voulaient me frapper moi. Ils savent bien qu'à l'étranger et ici j'ai un nom, malgré tout. Je dois dire qu'à Paris, par exemple, mon exposé sur l'antifascisme a eu un succès fou auprès de l'intelligentsia et des ouvriers. A Copenhague, j'ai été invité par le grand physicien Nils Bor. Il avait rassemblé pour ma conférence les plus grandes sommités intellectuelles, et j'ai fait passer à tout ce monde, qui écoutait avec le plus grand respect, notre message politique (heureusement que notre ambassadeur assistait à la réunion, sinon n'importe quel coquin aurait pu inventer n'importe quoi à mon sujet !). Romain Rolland m'adore littéralement. Pavlov m'aime de tout cœur. Alors pourquoi les trotskystes ne frapperaient-ils pas l'homme qui amène sur les positions du Parti les sommités intellectuelles mondiales ? En effet, pour les trotskystes, les intellectuels c'est leur « armée ». Evidemment, pour eux, il est plus aisé de me confectionner une affaire à cause de mon statut d'ancien opposant. D'ailleurs, malgré mes remarques réitérées sur les cas de Pavlov et de Rolland, on ne semble guère y prêter attention. Or Pavlov est véritablement un très grand savant, et on serait bien en peine d'expliquer pourquoi, entre quatre murs (c'est à dire pas pour la montre !) je l'ai travaillé au corps et lui ai fait changer d'avis. Alors, comment donc tout ceci peut s'articuler avec vos accusations délirantes ? lit j'ai fait changer d’avis Pavlov précisément sur les questions de politique internationale. Alors comment concilier ceci avec les discours de salopards comme Radek et Co ?! Et Pavlov, je l’ai fait changer d'avis précisément à ton égard, Staline. Alors, comment concilier ce fait avec les horreurs qu'on sort sur mon compte ?! Idem avec Romain Rolland. Sauf que Rolland aurait tout compris sans que je m'en mêle, alors que Pavlov - sans doute pas.

III- A propos de mes anciens « disciples ». Ils sont sans doute furieux contre moi. Si même le cam. Stetski[2] est furieux parce qu'il avait été un temps de mon côté, que dire de ceux qui ont été arrêtés, arrêtés maintenant ? Ils doivent m'en vouloir encore plus. En effet, je les ai condamnés depuis longtemps, je les ai « trahis », etc. Je me souviens que quand Tsetlin[3] était sorti après avoir été arrêté, il était très furieux contre moi, parce que je ne m'étais pas constitué prisonnier par protestation et solidarité avec lui. Aujourd'hui, après toutes les accusations qui ont été formulées à mon encontre dans la presse, ne pense-tu pas qu'ils peuvent se dire : lu nous a laissé tomber alors, alors maintenant on va te dégommer. Aujourd'hui, quand les choses sont allées si loin, quand il est question de terrorisme, etc., quand les instructeurs (cf. l’affaire Radek) disent sans se gêner, « qu'il est établi », selon tel et tel témoignage, que les trotskystes ont eu des relations avec le « centre des droitiers », aujourd'hui il ne fait pas de doute qu'il y aura des tas de témoignages qui « confirmeront » tout ce qu'on veut.

Maintenant à propos d'Astrov[4]. On l'a déjà libéré une fois, sans doute parce qu’il avait fait des témoignages sur des « conversations terroristes ». S'il avait témoigné honnêtement, je lui rendrais hommage. Mais aujourd'hui, il amalgame délibérément des bribes de vérité et des mensonges incroyablement pervers pour me calomnier. Ce faisant, il espère sans doute faire du zèle, démontrer un maximum de sincérité. C'est de la lâcheté, et une calomnie reste une calomnie.

Encore une chose: quand, après la fameuse « conférence », j’ai condamné, dans une déclaration spéciale, mes anciens « jeunes disciples », les rejetant une fois pour toutes, ce n'était pas parce que j'avais peur d'avoir à reconnaître mes propres fautes (ce qu’imaginent aujourd’hui S. et Ts.), mais parce que toute l'évolution de la situation m'avait convaincu qu'il était impossible de continuer ainsi, qu'il fallait rompre radicalement avec eux, qu’il fallait le faire clairement et brutalement, que j’avais laissé trop longtemps la maladie s'étendre et m’envahir, que j'avais perdu les rênes. Telle est la pure vérité.

IV - Sur la logique des questions et des réponses.

J'ai indiqué dans mon analyse des anciens témoignages de Radek qu'il n’y était pas question de droitiers et qu'il ne pouvait s'agir que du bloc trotskyste-zinoviéviste. Voici qu'apparaît maintenant (dans les questions posées par l'instruction), que se développe un soi-disant « bloc élargi » (dont l'existence est déjà « connue »), que se multiplient les témoignages de Radek. J'ai écrit pour ma défense que je considérais absurde que Rioutine ait pu écrire sa plateforme pour moi. Voici que maintenant apparaît (pour la première fois !) la variante Astrov (en totale contradiction avec les autres témoignages), selon laquelle c’est moi-même qui aurait rédigé (avec d'autres) ce texte. Et vous voudriez que je considère ce témoignage comme le « sommet » de la sincérité ! Etc. Tout ceci s'explique par le fait qu'en visant l'objectif principal - trouver tous les coupables - on oublie le second objectif : démasquer, éviter la calomnie. Concilier ces deux tâches est difficile, mais indispensable. Sans doute, existe-t-il des gens qui ne comprennent pas ceci, leur seul objectif étant de détruire l'honneur et la vie des autres. Et je repense au cam. Menjinski[5].

Pardonne-moi de t'avoir écrit une si longue lettre. Je t'envoie le livre (du moins la partie achevée). Je l'ai écrit pour notre intelligentsia, pour les intellectuels étrangers, pas pour le grand public. A l'étranger, j'ai vu que le principal problème était l'absence de réponse aux questions que pose l'existence du fascisme. Mon livre est fondamentalement un livre antifasciste.

Je trouve soudain étrange de parler de livre, alors qu'il est question de ma vie. Je te rappelle ce que j'ai écrit sur l'Espagne, à condition, bien sûr, que tu ne penses pas : « Il veut s’enfuir ».

Je ne connais pas de situation plus monstrueusement tragique que la mienne : c'est une tragédie sans fond, et je dépéris. Avec son âme simple, le camarade Ejov dit : « Radek, lui aussi, au début, il criait, il protestait cl ensuite, etc ». Mais moi, je ne suis pas Radek, et moi je sais que je suis innocent. Rien ni personne ne me contraindra jamais à dire « oui », quand la vérité c'est « non ». Je peux devenir si faible, que je serai incapable de réfléchir et de mettre en ordre mes pensées, mais « non » sera toujours et partout mon dernier mot. Je me suis lourdement trompé, mais la révolution a toujours été ma vie, et ses succès sont l'air que je respire. Radek m'imite habilement (néanmoins l'emploi du mot « effectif », ça ne vient pas de moi, c'est un usage de la langue allemande) ; d'une manière générale, l'art du mensonge est porté à la perfection. Le mensonge peut me tuer, mais il ne me contraindra pas à me calomnier moi-même.

Salut d'un correspondant étrange.

N. Boukharine

PS. Jusqu'où je suis tombé : lors de ma confrontation avec Koulikov, j'ai oublié mes notes. Et lors de ma dernière confrontation, j'ai laissé tomber une des preuves matérielles en ma faveur - le télégramme où l'on me demandait de parler avec Beria au sujet d'un individu qui a, par la suite, été arrêté à l'Académie des Sciences ! Mon esprit est brouillé.

PPS. Radek «le sincère», Radek « le repentant» invente des conversations qu'il aurait eues avec moi, parle à ma place. Cf., par exemple, ce que j'aurais dit (soi-disant) à Mratchkovski : toi, tu es un soldat et un partisan, etc. Le problème est que Mratchkovski et moi nous avons chacun notre histoire personnelle avec le Parti (c'est à dire depuis 1917), et que avant cette date, et jusqu'à maintenant je ne l'ai jamais rencontré, je n'ai jamais été proche de lui. Aussi ne pouvais-je avoir avec lui de conversation du genre « tu es un soldat et un partisan », etc. Radek veut en rajouter, faire montre de sa sincérité, faire des « bons mots », etc. Le problème est qu'il a oublié (ou ne savait pas) que je ne connaissais pas personnellement Mratchkovski.

PPPS. Mratchkovski, lors du procès, avant d'être exécuté, a dit qu'il avait tout avoué, le plus sincèrement du monde, or il n'a rien dit sur Radek. Ils ont leur tactique : même alors qu'ils savent qu'ils vont mourir, ils mentent, ils embrouillent. Quand j’ai vu le regard trouble et humide de Radek, qui les larmes aux yeux me calomniait, j'ai reconnu toute la perversion d'un personnage de Dostoïevski, j'ai mis le pied dans les bas- fonds de la bassesse humaine, cette bassesse qui a fait de moi un mort en sursis.

  1. G. Ia. Sokolnikov (1888-1937), un des plus anciens dirigeants du Parti bolchevique. Membre du Comité central à partir de 1917. Commissaire du peuple aux Finances de 1922 à 1926, date à laquelle il est démis de ses fonctions pour avoir soutenu l'opposition trotskyste à Staline. Après s’être rallié à Staline, il est nommé ambassadeur de l'URSS en Grande-Bretagne (1929-1932), puis Commissaire du peuple adjoint aux Affaires étrangères (1932-1935). Arrêté en 1936, il est l'un des principaux accusés, avec G. Piatakov, du second procès de Moscou (janvier 1937). Condamné a mort et exécuté.
  2. Alexis Stetski faisait partie du petit groupe des « jeunes boukhariniens » actifs dans l'opposition dite « de droite » à Staline en 1928-1929. Au milieu des années 1930, Stetski était rédacteur en chef de la revue Bolchevik.
  3. N. Tsetlin, autre « jeune boukharinien » des années 1928-1929, fut arrêté en 1932 et condamné à trois ans de camp. Il disparut, avec tant d'autres victimes de la Grande Terreur, en 1937 ou 1938.
  4. Cf. note 19.
  5. V. R. Menjinski (1874-1934), adjoint de F. Dzerjinski, puis, après la mort du fondateur de la Tcheka en 1926, président de la Guépéou jusqu'à sa disparition en 1934. Boukharine avait entretenu d'excellentes relations avec Dzerjinski et Menjinski, qui lui apparaissaient comme des dirigeants « exemplaires », capables de concilier rigueur et justice, à la différence des dirigeants plus récents, tels Iagoda et Ejov, qui, selon Boukharine, avaient « perverti » les véritables « traditions tchékisles » incarnées par F. Dzerjinski (cf. sur ce point la lettre rédigée par Boukharine la veille de son arrestation, « Aux futures générations de dirigeants du Parti », in R.Medvedev, Let Hislory Judge : Ihe Origins and Conséquences of Slalinism, New York, Knopf, 1971, pp. 182-184).