Lettre aux membres du Politburo, 27 août 1936

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Lettre aux membres du Politburo, 27 août 1936

Copie au cam. Vychinski

Chers camarades !

Étant en Asie Centrale, je n'avais pas la moindre idée de ce qui se passait au procès[1]. Je n’avais reçu aucune instruction de retourner à Moscou - ni du Comité central, ni du Parquet. Arrivé à Frunze, je suis tombé par hasard, en ouvrant le journal, sur les déclarations de Kamenev[2]. Je partis aussitôt pour Tachkent, d'où j'envoyai un télégramme à Staline, et je m'envolai sur-le-champ pour Moscou. Je suis arrivé hier, ai passé toute la nuit à lire les journaux, que je n'avais pas pu lire en voyage. Tant que ma raison n'a pas été totalement obscurcie par la honte et le déshonneur qui découlent non pas tant du fait même de ma mise en examen que des déclarations qui présupposent ma culpabilité reconnue (sur la foi des seules déclarations de salauds du type Kamenev et compagnie), je m'adresse à vous par écrit.

Ma situation est rendue d’autant plus difficile que, bien que j'aie pris l'avion (ayant ainsi enfreint l'interdiction de vol) [3], je ne suis pas arrivé à temps pour être présent au procès, pour être confronté à Kamenev, Zinoviev[4], Reingold[5]. On a fusillé - et on a bien fait de le faire - mes accusateurs, mais leurs accusations ne sont pas mortes.

Je déclare non seulement que je suis innocent des crimes qui me sont attribués, mais je dis avec fierté que tout au long des dernières années, j'ai soutenu avec passion et conviction la ligne du parti, la ligne du CC, la direction de Staline.

Je voudrais dire, avant tout, quelques mots sur les raisons qui ont poussé Kamenev et compagnie à me calomnier. Ils ont eu recours à la calomnie pour les raisons suivantes :

a) Montrer (au monde entier) qu’ « ils » n'étaient pas seuls ;

b) saisir le moindre espoir d'être grâciés en simulant le plus grand zèle, la plus grande sincérité (« démasquer » même « les autres », ce qui ne les empêchait pas de cacher leurs complices réels) ;

c) objectif annexe : se venger de ceux qui tâchent de continuer à vivre politiquement. Kamenev et Reingold ont donc tenté d'empoisonner tous les puits — un geste réfléchi, rusé, calculé. Dans ces conditions, n'importe quel membre du Parti aura peur de faire confiance à quiconque de ses camarades qui a, un jour, fait partie de quelque opposition que ce soit.

Au nom du Parti, la Pravda a écrit dans un de ses récents éditoriaux, à propos des individus cités dans la déclaration du cam. Vychinski [6], qu'il fallait vérifier qui était honnête et qui était un homme à double face. Cette manière de poser le problème est absolument correcte. C'est précisément le but que doit se donner l'instruction.

A ce sujet, je dois dire que depuis 1933 environ j'ai rompu tout rapport personnel avec mes anciens amis politiques, M. P. Tomski[7] et A.I. Rykov [8]. Cet isolement volontaire était difficile, mais j'ai considéré qu'il était politiquement indispensable, car il fallait couper court à tous les ragots possibles sur l'existence d'un « groupe ». Ceci n'est pas une affirmation gratuite, vous pouvez aisément la vérifier en interrogeant les chauffeurs, en vérifiant leur feuille de route, en interrogeant les sentinelles, les agents du NKVD, les femmes de ménage, etc. C'est un fait avéré, connu de tous. Ce seul fait met à bas l'ensemble de l'argumentation de Kamenev-Reingold sur ma collaboration ou mes liens supposés avec le « groupe des droitiers ». Cela fait longtemps qu'il n'y avait plus de [dirigeants] droitiers.

Je n'ai jamais eu le goût du pouvoir - ceci, tout le monde le sait aussi. Et en ce qui concerne la ligne du parti, mes accusateurs ont tout faux : d'un côté, Boukharine ne serait pas d'accord avec la ligne générale ; de l’autre côté, eux seraient d'accord et ne seraient intéressés que par le pouvoir ; en même temps, Boukharine serait d'accord avec eux. Dans ce raisonnement, on sent à la fois une incongruité logique et une ignominie morale et politique. On aimerait bien savoir quelle pouvait bien être cette autre ligne que Boukharine mettait en avant? Malheureusement, on ne le saura jamais.

Venons-en au fait. Après avoir compris et reconnu mes fautes (assimiler ces leçons dans toute leur ampleur a assurément été un long processus, et n'a pas pu se faire en un tournemain), j'ai défendu la ligne du Parti et la direction stalinienne dans tous les domaines et avec une réelle conviction. Je considérais - et je considère toujours - que seuls des imbéciles (puisqu'on parle de vouloir aller vers le socialisme, et pas vers autre chose) peuvent proposer une « autre ligne générale ». Quelle « autre ligne » proposer ? Refuser les kolkhozes, alors qu'ils croissent, s’enrichissent sur une base collective ? Refuser l’industrialisation ? La politique de paix ? Le front uni ? Ou bien poser la question de la direction du Parti ? Seul un imbécile (ou un traître) peut ne pas se rendre compte des jalons victorieux que le Parti a posés : l'industrialisation, la collectivisation, l'extermination des koulaks, les deux grands plans quinquennaux, l'attention portée à l'homme, la maîtrise de la technique, le stakhanovisme, la vie riche, la nouvelle Constitution. Seul un imbécile (ou un traître) peut ignorer les pas de géant faits par notre pays, inspiré et dirigé d'une main de fer, celle de Staline. Seul un fou peut opposer à Staline un fanfaron creux ou un littérateur piailleur.

Je pense que les salauds trotsko-zinoviévistes mentaient, lorsqu'ils disaient qu’ils aspiraient à prendre le pouvoir, mais sans avoir une ligne politique précise. Trotsky a bien sa ligne, profondément méprisable, et, du point de vue du socialisme, absolument débile ; ils avaient peur d'en faire état, ces salauds. Cette ligne - c'est la thèse du prolétariat réduit en esclavage par la « bureaucratie stalinienne » ; c'est la critique du stakhanovisme, c'est la critique de la nature même de notre État ; c'est la critique du projet de notre Constitution, de notre politique extérieure, etc. Mais toute cette critique est si lamentable, que les salauds n'en n'ont même pas touché mot.

Je me suis arrêté sur toutes ces questions en détail pour la raison suivante. Démontrer que je suis sincère dans une atmosphère délétère (créée par la faute de ces salauds qui ont érigé la duplicité en principe politique monstrueusement omniprésent), dans une atmosphère de totale défiance a priori - démontrer ceci nécessite assurément une formidable dépense d'énergie.

Pourtant, il n'est pas difficile de comprendre que je ne peux rien avoir de commun, de par mon attitude présente et passée, avec une telle ligne (trotskyste).

Par ailleurs, je n'ai jamais eu l'appétit du pouvoir. Et je serais bien fou de penser qu’on peut remplacer Staline par un apprenti apothicaire.

Enfin - troisièmement - le groupe des droitiers n'existe plus depuis belle lurette.

Alors, quelle place y aurait-il pour quelque chose? (on se demande bien quoi ??)

Non, camarades ! C'est avec toute ma sincérité et tout mon amour que je défends la Cause commune, et personne ne peut m'accuser d'être non-Parti !

Mais, direz-vous, comment puis-je répondre aux « faits » dont ont parlé Kamenev, Zinoviev, Reingold ?

Ce que pouvaient bien se raconter Tomski et Kamenev lorsque ce dernier travaillait aux éditions de l’Académie, je n'en sais rien, car je ne voyais pas Tomski, comme je l'ai dit ci-dessus. Kamenev a déclaré qu'il avait eu des contacts avec Tomski et avec moi, et il a dit aussitôt après qu'il était informé de mes positions politiques par Tomski. Pourquoi avait-il besoin de passer par Tomski, si auparavant il avait parlé avec moi ? Dans ce passage précis de sa déclaration, Kamenev distille son poison, sa calomnie : Boukharine ne serait soi-disant pas d'accord avec la Ligne (en quoi ? sur quels points ?), il serait d'accord « avec nous » (mais vous, vous êtes d'accord avec la Ligne ?), donc il a sa « tactique » propre : il veut gagner la confiance du Parti, alors qu'en fait c'est un homme à double face...

Tomski n'est plus de ce monde, et avec lui non plus je ne peux plus m'entretenir... Mais il est clair que ce salaud de Kamenev a bien joué. Chacun sait que j'étais très actif, extérieurement (en partie de par la nature même de mes fonctions). A partir de ce fait, il prétend que Tomski a dit que... (c'est très commode pour lui, Kamenev). Ce salaud d'homme à double face est à son affaire. Tandis que moi, comme je le fais dans cette lettre, je dois me battre pour obtenir votre confiance. Votre confiance non pas pour faire du mal au Parti, mais pour que vous me confiez des tâches encore plus importantes. Je ne veux pas tomber victime de la calomnie kameneviste...

Le pire est que ces assassins prétendent que j'étais « d'accord » avec eux, que je « sympathisais » avec eux. Vous remarquerez qu'il n'est dit nulle part en quoi j'étais d'accord, en quoi je sympathisais avec eux. Ces lâches sous-entendent, naturellement, que j'étais d'accord avec l'emploi de méthodes terroristes, mais ne le disent jamais clairement. Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi. A ceux qui ne faisaient pas partie des leurs, ils ne pouvaient rien dire, car ils auraient été aussitôt démasqués. Leur système était entièrement construit sur cette pratique ignoble, la plus lâche qu’on ait jamais vue dans toute l’histoire. Aussi, il ne pouvait jamais être question de parler de terrorisme. Et pourtant, ils y ont fait allusion (dans une formulation très vague). Pourquoi ? Pour noyer des gens honnêtes dans le même cloaque puant, dans le but que j'ai déjà exposé au début de ma lettre.

Maintenant, venons-en à [mes] fameuses « liaisons ». Je n’ai jamais eu le plaisir de faire la connaissance de Reingold, et pourtant dans l'affaire, c'est lui qui semble le mieux informé sur moi (d'où tient-il ces informations ?). Kamenev, ce salaud en puissance, je l'avais rencontré trois fois et avais eu trois conversations professionnelles avec lui (il s'agit naturellement de la dernière période : je ne nie pas, en effet, mon crime très grave au cours de la période précédente - à savoir la fameuse conversation, « enregistrée » par Kamenev et transmise à Trotsky [9]). Quant aux trois dernières discussions que j'ai eues avec Kamenev, c’était lorsqu'il officiait à « l'Académie », alors que Gorki s'apprêtait à en faire un dirigeant de l'Union des Écrivains, alors que le CC avait décidé que nous, les académiciens communistes, nous devions élire Kamenev à la tête de l'institut de la littérature et des arts de l'Académie des Sciences (à la place qu'avait occupée feu A. Lounatcharski) [10]. Nous étions donc appelés à faire de la réclame parmi les académiciens sans-parti pour Kamenev — personne ne soupçonnait donc quel sinistre serpent était en train de se faufiler là. Et le CC ne le savait pas non plus. Et personne d'entre nous ne le savait. Et moi je ne le savais pas non plus. Alors tout le monde lui faisait confiance. Et ses articles étaient publiés dans la Pravda.

Voici la teneur de mes trois conversations (l'essentiel) :

Première conversation : J’ai demandé à Kamenev si en tant que futur directeur du secteur littéraire, ça ne l'intéresserait pas de s'occuper des rubriques littéraires du journal. S'il acceptait, j’en parlerais avec le cam. Staline. Sa réponse fut (j'en donne le sens général) : « Je veux mener une vie calme et tranquille. Je n'opportunerai personne , et qu'on me laisse tranquille. Je veux qu'on m'oublie et que Staline ne se souvienne même plus de mon nom ». Après ce discours en faveur « d'une vie tranquille », j'ai renoncé à lui proposer quoi que ce soit. Ainsi, Kamenev non seulement ne me tenait pas informé de ses projets contre-révolutionnaires, mais il donnait le change, ce qui n'est pas étonnant. Et maintenant, il a menti de manière éhontée.

La seconde conversation fut, à la rédaction, à propos d'un article de Kamenev qu'on était en train de publier (comme je l'ai dit plus haut, il se faisait aussi publier, à cette époque, dans la Pravda).

La troisième conversation a eu lieu au foyer de l'Académie des Sciences. Au foyer, il y avait des repas, des collations, des thés pris en commun, à de grandes tablées. Un jour, je lisais à haute voix un de mes articles (scientifiques). Je me souviens d'un échange que j'ai eu alors avec Kamenev :

Kamenev : « Comment ça va ? »

Moi : « Très bien. Le pays se développe. La direction manœuvre et dirige brillamment ».

Kamenev : « Oui, elle manœuvre et elle dirige ».

Point final. Alors, c'est vrai, je n'ai pas suffisamment fait attention au ton évidemment semi-ironique de la répartie de Kamenev. Maintenant, cet épisode est remonté à ma conscience.

Mais de cet épisode, il découle aussi que Kamenev était parfaitement au courant de mes opinions de communiste. Alors, pourquoi a-t-il menti, ce salaud ?

Donc, mes « rapports » avec Kamenev n’avaient aucun caractère criminel. Le CC « appointait » Kamenev à un travail, et je devais bien travailler avec lui. Ce n'est que maintenant que l’on a appris que Fritz-David[11] était une crapule terroriste. Alors qu'il y a peu de temps encore, on publiait ses articles dans la Pravda. Dans toute cette affaire, il est question non de relations criminelles entre comploteurs ayant un programme commun, il est question de quelque chose de différent, que l'on ne peut me reprocher (la seule chose que l'on puisse me reprocher - c'est tout au plus un manque de vigilance). Souvent, dans les moments critiques de l’Histoire, certains ne remarquent pas cette différence capitale, ont peur. Mais le simple bon sens exige une approche différenciée des questions - sous peine de faire de grosses erreurs...

Maintenant quelques mots à propos de Reingold. Je ne sais pas à quelle conversation entre Tomski et Zinoviev en 1932 Reingold fait allusion. En ce qui concerne la phrase : « Le contact avec Boukharine était maintenu par Karev, un zinovieviste actif, qui était lié à deux autres groupes terroristes : ceux de Slepkov et de Eismont », je ferai les remarques suivantes [12] :

1) J'ai rencontré Karev à plusieurs reprises à l’Académie des Sciences, et principalement, à l'appartement du responsable des cadres S. Volynskii, un vieux tchekiste expérimenté qui a « accompagné » Trotsky lors de l'expulsion de celui-ci vers Constantinople. Karev était assurément des nôtres, un ami de la maison (on l'appelait « Kolia Karev »), et dans cette situation, je ne pouvais en aucun cas imaginer que Karev était en réalité un terroriste. Il n'y a jamais eu la moindre allusion à une quelconque activité terroriste. Vous pensez vraiment qu'on peut m'accuser de « liaison terroriste » ? Alors et Volynskii, et sa femme, et tous les académiciens qui traînaient dans cet appartement ont eu ce type de « liaison ».

2) Je ne savais absolument rien sur le groupe de Eismont jusqu'à ce que cette affaire fût examinée au CC. Et je ne savais pas que Karev était impliqué dans ce groupe (s'il faut en croire les affirmations de Reingold, sur lesquelles ce n'est pas à moi de me prononcer).

3) Je ne sais toujours pas si le groupe de Slepkov, un groupe contre- révolutionnaire, était également un groupe terroriste. Il est exact que Staline lui-même m'a montré une série de documents, d’après lesquels il apparaissait que ces gens « s'étaient échappé de mes bras » (Staline) depuis longtemps. Depuis longtemps, ces gens ne me faisaient plus confiance, certains même me considéraient comme un traître, il y avait à la périphérie des allusions sordides à la nécessité d'actes terroristes, dont je n'ai eu connaissance que par ces documents. Mais jusqu'à présent, je ne sais pas si ce groupe de gens formait ou non une organisation terroriste. Les descriptions que l’on m'a faites, à la demande du cam. Staline, de la fameuse réunion[13], ne contenaient aucune allusion à une quelconque action terroriste. Et je n'ai rien su d’autre sur le groupe de Slepkov.

En conclusion, la « déclaration » de Reingold ne donne rien. Quelles qu'aient été par ailleurs les « liaisons » de Karev, avec moi, les seules « liaisons » qu'il entretenait étaient d'ordre littéraire et philosophique, dans l'appartement de S. Volynskii et je n'avais - et ne pouvais avoir- jusqu'au moment où j'ai lu les journaux sur le procès pas la moindre idée du rôle terroriste joué par Karev.

Je voudrais dire enfin quelques mots sur mon voyage à l'étranger. Vous savez que lors de ma conférence à Paris, ce sont précisément les trotskystes qui se sont manifestés de la manière la plus hostile, si bien que nos gardes du corps ont dû les expulser de la salle. Vous savez peut- être que les trotskystes parisiens s'apprêtaient à me faire des saloperies plus graves, et c'est pourquoi nos agents m'ont demandé de quitter l'hôtel pour l'ambassade ; la police française a mis pour ma protection des policiers, car on craignait une agression contre moi... Je reconnais que tomber sous les coups de l'ennemi aurait été plus doux que de tomber sous les coups de la calomnie kameneviste, calomnie reprise par mes camarades proches (cf. certaines résolutions). Je suis bouleversé jusqu'au plus profond de moi-même par l'absurdité tragique de ma situation : depuis trente ans, j'ai été entièrement dévoué au Parti, j'ai vécu tant de grands moments du Parti (j'y ai quand même fait aussi des choses positives !) et voici qu'on m'inclut dans les rangs de ses ennemis - et de quels ennemis ! Cesser d'exister biologiquement - est devenu politiquement inadmissible. Mais la vie en état de mort politique n'est plus une vie. Je suis dans une impasse sans issue, si le CC lui-même ne me lave du déshonneur. Je sais combien il est difficile de croire aujourd'hui, après la découverte, au cours de ce procès où les êtres étaient déjà des non-êtres, de tout cet abîme de puanteur et de sang. Mais, là aussi, il faut garder la mesure des choses : parmi les anciens oppositionnels, il n'y a pas que des hommes à double face.

Je vous écris, camarades, tant qu'il me reste un souffle de forces de l'esprit. Ne franchissez pas une certaine limite dans votre défiance! Et je vous prie de ne pas faire traîner l'instruction du prévenu Nicolas Boukharine. Vivre dans cette situation est un tourment insupportable - je ne peux supporter qu'on aie peur de moi même lorsque je passe mon chemin - surtout quand je ne suis coupable en rien.

Qu’on ait fusillé les salauds - c'est parfait : l'air a aussitôt été purifié. Et le procès aura eu un énorme retentissement du point de vue international. C'est un pieu, un véritable pieu planté dans la tombe du vampire ensanglanté, tout plein de morgue, de cette morgue qui l'a conduit jusqu'aux services secrets fascistes ! Nous n’avons pas encore pris la mesure, me semble-t-il, de la portée internationale du procès. En général, il fait bon vivre, mais certainement pas dans ma situation. En 1928-1929, j'ai fait une bêtise criminelle, sans me rendre compte de toutes les conséquences de mes fautes, et voici qu'aujourd'hui, il me les faut payer d'un prix terrible.

Je vous salue. N'oubliez pas qu'il existe aussi des êtres qui ont fait, en toute sincérité, amende honorable, et qui, quoi qu'il arrive, de toute leur âme et de tout cœur (tant que celui-ci battra), seront avec vous.

Nicolaï Boukharine

PS : Quelques faits complémentaires.

Pour qu’il n'y ait aucun malentendu, je dois vous dire que durant mes années de travail au Commissariat du Peuple à l'industrie lourde[14] et aux Izvestia, des lieux où circulent beaucoup de gens divers, chacun avec ses pétitions, ses plaintes, etc., j’ai eu l'occasion de rencontrer des gens, rencontres que je vous rapporte ici en bref.

1. Au Commissariat du peuple (je ne me souviens pas en quelle année) est venu me voir, directement du bureau de Sergo[15], I. N. Smirnov[16]. Il m'a dit qu'il avait été à Samara (ou Saratov ?), où « crevait de faim » Riazanov[17], avec sa femme malade. Est-ce que je ne pouvais pas les aider ? J'ai promis de faire quelque chose, du genre : « Je me renseignerai » ; peut-être ai-je téléphoné au CEC.

2. Aux Izvestia est apparu un jour Riazanov, médaille sur la poitrine... Quand je lui ai demandé ce qu'il avait fait de sa carte du Parti ; il s’est mis à hurler, à taper du poing et a déclaré qu'il ne reconnaîtrait jamais sa faute. Il n'est pas resté longtemps.

3. J'ai tout fait pour éviter la visite d'Alexandre Chliapnikov[18], mais il m'a un jour coincé (c'était cette année, peu de temps avant son arrestation) aux Izvestia, en me demandant de transmettre une lettre à Staline. J'ai dit à mes collaborateurs de ne plus le laisser entrer, parce qu'il « puait politiquement » (il se plaignait, disant : « Je ne vais quand même pas m'enfuir à l'étranger », et autres choses du même acabit). Les lettres qu'il me laissait, je ne les ai pas envoyées, en voyant l'état dans lequel il était.

4. Dans l'appartement de Radek[19], peu de temps après ma nomination aux Izvestia, j'ai rencontré par hasard un soir Zinoviev (il était alors à la rédaction de Bolchevik, et il était venu chercher des livres chez Radek) : nous l'avons obligé à boire à la santé de Staline (il se plaignait du cœur). Il chantait alors les louanges de Staline (quel salaud !).

5. Un jour, je suis venu voir Radek à la Maison du Gouvernement pour lui lire, en tant que membre du comité de rédaction, un article que je venais d'écrire. J'y suis tombé sur un type grand et maigre. J'ai lu rapidement mon article, et ce type a filé presque aussitôt la lecture finie. J'ai appris qu'il s’agissait de Mratchkovski[20]. Radek m’a dit qu'il n'avait pas pu le mettre dehors. Il avait dit à sa femme qu'elle ne le laissât plus entrer, et il était fort mécontent de cette intrusion. Tous ces faits peuvent être aisément vérifiés, car tous les visiteurs sont enregistrés à l'entrée de la Maison du Gouvernement.

Les deux derniers faits que je viens de rapporter ne jettent, à mon avis, aucune ombre sur Radek. Je crois en sa sincérité envers le Parti et envers le camarade Staline. J'ai souvent discuté avec lui sur des thèmes politiques sensibles : il réfléchit très consciencieusement, et toutes les conclusions qu’il tire sont fermement dans la ligne du Parti. Certes, sur des points de détail, nous avons eu plus d'un désaccord et j'étais loin d'être toujours enchanté de son attitude. Mais, en ce qui concerne les grandes questions politiques, il fait preuve, autant que je peux en juger, d'un sens réel du Parti, manifeste une immense admiration et un amour sans bornes pour le camarade Staline et pour les autres dirigeants du Parti.

6. Un jour, Astrov[21] m'a téléphoné, mais je ne l’ai pas reçu.

Je rajouterai que pour des gens comme Radek ou moi, il est parfois difficile de chasser les importuns qui viennent nous voir : cette attitude dévalorise son homme, on a l'impression qu'il a peur de tout (« pourvu que rien ne m'arrive »). Des gens sont venus me voir pour que j'intercède en faveur de Mandelstam [22](à propos de B. Pasternak. C'est le cam. Staline qui a réglé l'affaire), en faveur de S.Volski[23] (le cam. Staline a ordonné qu'il fût immédiatement libéré, suite à la lettre de la femme de Volski), etc., etc.

Bien sûr, en ces affaires, il faut agir avec mesure, mais souvent on ne peut- et parfois il ne faut - pas fuir systématiquement des rencontres de cet ordre.

Je signalerai encore un épisode, qui a eu lieu il y a quelques mois. L’ancien secrétaire de Tomski, N. I. Voinov, est passé me voir aux Izvestia et m'a dit que Tomski était absolument seul, dans une profonde dépression, que personne ne lui rendait visite, qu’il fallait lui remonter le moral. Il m'a demandé de passer voir Tomski. Je n'ai pas donné suite à cette demande humanitaire, j’ai réglé ma conduite en fonction de la norme politique que j'ai mentionnée ci-dessus. Peut-être était-ce une erreur. En effet, les humeurs politiques pessimistes et malsaines naissent souvent sur un fondement non-politique ; celui-ci, à son tour, peut être induit par la politique.

En conclusion, je dois vous dire camarades : actuellement, je ne suis pas en état, ni physiquement, ni politiquement, de venir au travail. Je ne peux rien ordonner, rien exiger de mes subordonnés, alors que je suis mis en examen, et déjà condamné dans des résolutions du Parti. Je suis profondément reconnaissant au CC de ne m'avoir pas chassé des Izvestia [24]. Mais je vous demande de comprendre que je ne puis me remettre au travail qu’après avoir été blanchi des calomnies de Kamenev. Je suis brisé au point que je ne puis faire autre chose que d'attendre dans mon appartement ou ma datcha une convocation du CC ou du Parquet.

Salut communiste

N. Boukharine Moscou, le 27 août 1936

  1. Le 1er août 1936, conformément à la résolution du Politburo en date du 10 juillet 1936, N. Boukharine partit en congé au Pamir. Alors qui] s'apprêtait à rentrer à Moscou, il apprit à Frunze le 25 août, alors qu'il lisait pour la première fois depuis trois semaines un journal, que venait de s'achever à Moscou le procès du « Centre antisoviétique trotskyste -zinoviéviste », et qu'une instruction avait été ouverte contre lui, à la suite de « révélations »le mettant en cause. Le premier des trois grands procès politiques publics connus sous le nom de « procès de Moscou » se tint du 19 au 24 août 1936. Parmi les 16 accusés, tous condamnés à mort, figuraient notamment G. Zinoviev, L. Kamenev, G. Evdokimov, S. Mratchkovski, I. Smimov, I. Reingold. Les accusés reconnurent, au cours d'aveux publics, qui constituaient la seule base de l'accusation, avoir participé à l'assassinat «lu dirigeant bolchevik S. Kirov, avoir activement participé à des actions de terrorisme, visant à éliminer Staline et les principaux dirigeants du parti communiste de l'URSS. L. Kamenev et I. Reingold, S. Mratchkovski et plusieurs autres accusés expliquèrent, au cours des audiences, que le « centre trotskyste-zinoviéviste » avait eu des contacts suivis avec les anciens dirigeants de l’opposition dite « de droite », N. Boukharine, A. Rykov et M Tomski, ainsi qu’avec d’autres ex-oppositionnels un temps proches de Trotsky, tels K. Radek, E. Piatakov. Le 21 août 1936, le Procureur général Vychinski déclara qu'il demandait l’ouverture d'une enquête « relative aux dépositions des accusés concernant Tomsky, Rykov, Boukharine, Radek, Piatakov.... » Sur les procès de Moscou, cf. N. Werth, Les procès de Moscou, 1936-1938, Bruxelles, Complexe, 1987.
  2. L. B. Kamenev (1883-1936). Un des plus anciens dirigeants du parti bolchevique, il collabora avec Lénine pendant l'émigration et dirigea la Pravda en 1913-1914. Membre du Comité central et du Politburo. Au début des années 1920, il venait, dans l'opinion publique, tout de suite après Lénine et Trotsky dans la hiérarchie des dirigeants bolcheviques. En 1926, il prit la tête d'une opposition dite « unifiée » à Staline. Exclu du Parti en 1927, il y fut réintégré après avoir fait son autocritique. En 1935, il fut arrêté et condamné à cinq ans de camp pour sa prétendue « complicité morale » avec l'assassin de Kirov.
  3. Par un décret du Politburo en date du 12 septembre 1933, les cadres du parti n'avaient pas le droit de prendre l'avion sans une autorisation express du Comité central.
  4. G. E. Zinoviev (1883-1936), dirigeant bolchevique de la première heure, bras droit de Lénine avec qui il a partagé les responsabilités du parti dans l'émigration. Membre du Politburo dès sa création, il fut l’un des fondateurs de l'Internationale communiste. En 1926, il dirigea « l'opposition unifiée » avec Kamenev. Exclu du parti en 1927. Réintégré son autocritique. Condamné, comme Kamenev à cinq ans de camp en 1935, il fut l’un des accusés-vedettes du premier procès de Moscou. Condamné à mort, il fut fusillé aussitôt après le verdict.
  5. I. Reingold (1897-1936), membre du parti depuis 1916. Un des leaders, en 1926-1927, de l’« Opposition unifiée » à Staline. Dans les années 1920, Commissaire du peuple adjoint aux Finances. Condamné à mort et fusillé aussitôt après le verdict.
  6. Cf. note 7.
  7. M. Tomski (1880-1936), dirigeant bolchevique, président des syndicats soviétiques dans les années 1920, un des dirigeants de l'opposition dite « de droite » en 1929-1930, avec Rykov et Boukharine. Le 22 août 1936, à la nouvelle de sa mise en examen, à la suite des accusations proférées contre lui par les accusés du premier procès de Moscou, il se suicida dans sa datcha gouvernementale des environs de Moscou.
  8. A. I. Rykov (1881-1938), dirigeant bolchevique, membre du Politburo de 1922 à 1930, chef du gouvernement soviétique jusqu'en 1930, lorsqu'il est démis de ses fonctions pour avoir dirigé, avec Boukharine, l'opposition dite "de droite” à Staline. Arrêté, en même temps que N. Boukharine, lors du Plénum du Comité central de février-mars 1937, il est l’un des accusés-vedettes du troisième procès de Moscou (mars 1938). Condamné à mort et aussitôt exécuté à l’issue de ce procès
  9. Au cours du plénum du Comité central de juillet 1928, au moment où se décidaient les grands choix de l’industrialisation accélérée et de la collectivisation forcée, Boukharine, principal dirigeant de la dernière opposition (dite « de droite ») au projet stalinien décida de tenter de renouer le contact avec un certain nombre de dirigeants de l'opposition trotskyste-zinoviéviste défaite en 1927. Le 11 juillet 1928, il se rendit dans l’appartement L. Kamenev pour discuter de la possibilité d'un regroupement des oppositions. Cette conversation fut enregistrée par Kamenev. Elle parvint par la suite dans les milieux trotskystes qui la publièrent en février 1929 dans une brochure intitulée « Le Parti est emmené, un bandeau sur les yeux, vers une nouvelle catastrophe ».
  10. L. Kamenev avait été nommé, par décision du Comité central en date du 4 mai 1934, directeur de l'institut de la littérature et des arts. A. Lounatcharski (1875-1933) avait été, de 1917 à 1929, le Commissaire du peuple à l'Instruction publique, puis directeur de l'Iiinrurs instituts de l’Académie des Sciences.
  11. Fritz-David, agent provocateur du NKVD infiltré dans les milieux communistes allemands. De 1933 à 1936, travailla au Komintern à Moscou. En 1936, arrêté et jugé parmi les16 accusés du premier procès de Moscou. Condamné à mort et exécuté.
  12. N. A. Karev (1901-1938) était un membre du groupe des « jeunes boukhariniens », membre de l’Académie communiste. Arrêté en 1937, condamné et exécuté. A. Slepkov (1899-1937), journaliste, membre du comité de rédaction de la revue Bolchevik en 1924-1928, de la Pravda en 1928 1930. Au début des années 1930, travaille au Komintern. En octobre 1932 arrêté par le Guépéou sous le prétexte d’appartenir à un groupe illégal de « jeunes boukhariniens ». Arrêté en 1936 et exécuté en 1937.
  13. Il s’agit d’une réunion clandestine en octobre 1932 à laquelle participaient un certain nombre de « jeunes boukhariniens », bien après la « capitulation politique » de leur chef de file, N. Boukharine. La Guépéou, informée, arrêta les participants, qui furent condamnés à des peines de camp ou d’exil. Cette réunion, à laquelle ne participait pas Boukharine, qui, semble-t-il, n’en avait même pas été informé, servit de prétexte, par la suite (en 1936) pour accuser Boukharine d’avoir joué double jeu, d’avoir été un « homme à double face », de n’avoir pas sincèrement « capitulé » devant la ligne stalinienne.
  14. N. Boukharine travailla à un poste de responsabilité dans ce ministère, de 1929 à 1934, après sa « disgrâce » à la suite de la défaite de l’opposition qu’il avait emmenée, au sein du parti, contre Staline.
  15. Il s'agit de Sergo Ordjonikidze, dirigeant stalinien, Commissaire du peuple à l’industrie lourde dans les années 1930, jusqu'à son suicide en février 1937.
  16. Un des fonctionnaires du Commissariat du peuple à l'industrie lourde, l'un des 16 accusés du premier procès de Moscou, condamné à mort et fusillé.
  17. D. Riazanov (1870-1938), académicien, directeur, jusqu'en 1931, de l’institut Marx-Engels. Exclu du Parti en 1931, exilé. Fusillé en 1938.
  18. A. Chliapnikov (1885-1937), dirigeant bolchevique de la première heure, dirigeant, en 1920-22, de « l'Opposition ouvrière » au sein du Parti communiste. Exclu du parti en 1933, arrêté en 1936 et exécuté.
  19. K. Radek (1885-1939), un des leaders de l'opposition trotskyste. Exclu du parti en 1927, réintégré en 1929 après avoir dénoncé Trotsky. Dans les années 1930, rédacteur aux Izvestia. En 1936, à nouveau exclu du parti. Jugé en janvier 1937 au second grand procès public de Moscou. Un des rares accusés qui ne fut pas condamné à être fusillé. Exécuté secrètement en 1939.
  20. S. Mratchkovski (1888-1936), dirigeant bolchevique, commandant durant la Guerre civile les régions militaires de l'Oural, de la Volga, de Sibérie occidentale. De 1925 à 1935 occupe divers postes de responsabilité dans l'administration économique. Arrêté en 1936, jugé au cours du premier procès de Moscou, condamné à mort comme ses 15 coaccusés et aussitôt exécuté.
  21. V. Astrov (1898-1994), responsable bolchevique. En 1926-1929, membre de la rédaction de la revue Bolchevik. Faisait partie du cercle des « jeunes boukhariniens » en 1929. Exilé en 1929 et rétrogradé à un travail d'enseignant dans le secondaire. Arrêté en 1936. « Charge » Boukharine. Le 13 novembre 1937, est confronté à N. Boukharine et l'accuse d'avoir préparé un attentat terroriste contre Staline. Le 27 février 1993 publie dans les Izvestia un article expliquant les pressions auxquelles il avait été soumis pour « charger »Boukharine.
  22. Ossip Mandelslam (1891-1938). En juin 1934, N. Boukharine écrivit à Staline une lettre dans laquelle il intercédait en faveur du grand poète qui avait été arrêté et exilé
  23. S. Volski (1890-1938), écrivain, fut arrêté par le NKVD le 18 avril 1936. Son épouse écrivit le 1er mai 1936 une lettre à Staline que Boukharine transmit au Secrétaire général. Le 7 mai 1936, S. Volski fut libéré, avant d’être, un peu plus tard, à nouveau arrêté.
  24. N. Boukharine resta, formellement, rédacteur des Izvestia jusqu'au 16 janvier 1937.