6. L'empiriocriticis­me et le matérialisme historique

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Les disciples russes de Mach se divisent, nous l'avons déjà vu, en deux camps : M. Tchernov et les collabora­teurs du Rousskoïé Bogatstvo sont, aussi bien en philo­sophie qu'en histoire, les adversaires conséquents du ma­térialisme dialectique ; une autre confrérie de disciples de Mach, qui nous intéressent le plus en ce moment, se récla­ment du marxisme et s'efforcent de persuader leurs lecteurs que la doctrine de Mach est compatible avec le matérialisme historique de Marx et d'Engels. Ces assertions restent, il est vrai, le plus souvent des assertions : aucun disciple de Mach se réclamant du marxisme n'a fait la moindre tenta­tive pour exposer d'une manière plus ou moins systématique les tendances véritables des fondateurs de l'empiriocriticis­me dans le domaine des sciences sociales. Nous nous y arrê­terons brièvement ; nous examinerons d'abord les déclara­tions faites à ce sujet par les empiriocriticistes allemands, puis celles de leurs disciples russes.

1. L'excursion des empiriocritcistes allemands dans le domaine des sciences sociales[modifier le wikicode]

La revue de philosophie éditée par Avenarius publiait en 1895, du vivant du maître, un article de son élève F. Blei : « La métaphysique dans l'économie politique »[1]. Les maîtres de l'empiriocriticisme sont unanimes à combattre la « métaphysique », non seulement du matérialisme philosophique franc et conscient, mais aussi des sciences de la nature qui se placent spontanément au point de vue de la théorie matérialiste de la connaissance. Le disciple part en guerre contre la métaphysique dans l'économie politique. Cette guerre vise les écoles les plus différentes de l'économie politique ; mais seul le caractère de l'argumentation empiriocriticiste employée contre l'école de Marx et d'Engels nous intéresse.

« Le but de cette étude, écrit F. Blei, est de montrer que toute l'économie politique contemporaine opère, pour expliquer les phénomènes de la vie économique, sur des prémisses métaphysiques : elle « déduit » les « lois » de l'économie de la « nature » même de cette dernière, et l'homme n'y apparaît que comme un élément fortuit par rapport à ces « lois »... Par toutes ses théories contemporaines, l'économie politique repose sur une base métaphysique ; toutes ses théories sont étrangères à la biologie et, par suite, non scientifiques, sans aucune valeur pour la connaissance... Les théoriciens ignorent sur quoi ils édifient leurs théories, sur quel terrain ces théories ont poussé. Ils se croient des réalistes opérant sans prémisses d'aucune sorte, prétendant ne s'occuper que de phénomènes économiques, bien « simples » (nüchterne), « pratiques », « évidents » (sinnfällige)... Et ils ont tous avec maintes tendances en physiologie cette affinité familiale que confère aux enfants ‑ en l'espèce aux physiologistes et aux économistes ‑ une même ascendance paternelle et maternelle, à savoir : ils descendent de la métaphysique et de la spéculation. Une école d'économistes analyse les « phénomènes » de l'« économie » (Avenarius et ceux de son école mettent entre guillemets des termes ordinaires, afin de souligner qu'ils se rendent bien compte, eux, philosophes authentiques, du caractère « métaphysique » de cet usage vulgaire de termes non épurés par l’« analyse gnoséologique »), sans rattacher ce qu'elle trouve (das Gefundene) dans cette voie au comportement des individus : les physiologistes bannissent de leurs recherches le comportement de l'individu comme « actions de l'âme » (Wirkungen der Selle ) ; les économistes de cette tendance déclarent négligeable (eine Negligible) le comportement des individus devant les « lois immanentes de l'économie » (pp. 378-379). Chez Marx la théorie constate les « lois économiques » tirées de processus échafaudés ; ces « lois » se trouvent dans la parfie initiale (Initialabschnitt) de la série vitale dépendante, et les processus économiques y figurent à la partie finale (Finalabschnitt)... L'« économie » est devenue pour les économistes une catégorie transcendante où ils savent trouver les « lois » désirées ‑ « lois » du « capital » et du « travail », de la « rente », du « salaire », du « profit ». L'homme s'est réduit chez les économistes aux notions platoniques de « capitaliste », d'« ouvrier », etc. Le socialisme a attribué au « capitaliste » I'« âpreté au gain », le libéralisme a déclaré l'ouvrier « exigeant », ces deux lois étant expliquées par l'« action nécessaire du capital » (pp. 381‑382).

« Marx aborda l'étude du socialisme français et de l'économie politique avec une conception socialiste, afin de donner à celle‑ci une « assise théorique » dans le domaine de la connaissance, et de lui « assurer » une valeur originelle. Marx avait trouvé chez Ricardo la loi de la valeur, mais... les déductions tirées de Ricardo par les socialistes français ne purent le satisfaire de manière à « assurer » sa valeur‑E, amenée à la variété vitale, c'est‑à‑dire à la « conception du monde », car elles étaient déjà partie intégrante de sa valeur initiale, sous la forme de l’ » indignation suscitée par la spoliation des ouvriers », etc. Ces déductions furent repoussées comme « formellement fausses économiquement parlant », car elles étaient simplement « une application dé la morale à l'économie ». « Mais ce qui peut être formellement faux au point de vue économique, peut être encore exact au point de vue de l'histoire universelle. Si le sentiment moral de la masse regarde un fait économique comme injuste, cela prouve que ce fait lui-même est une survivance ; que d'autres faits économiques se sont produits grâce auxquels le premier est devenu insupportable, insoutenable. Derrière l'inexactitude économique formelle peut donc se cacher un contenu économique très réel. » (Engels : Préface à la Misère de la philosophie.)

Après avoir donné cette citation d'Engels, F. Blei continue : « Dans ce passage la partie médiane (Medialabschnitt) de la série dépendante qui nous intéresse ici, est levée (abgehoben, terme technique employé par Avenarius et signifiant : parvenue à la conscience, s'est dégagée). La « connaissance » d'après laquelle un « fait économique » doit être caché derrière la « conscience morale de l'injustice », est suivie de la partie finale »... (Finalabschnitt : la théorie de Marx est un jugement, c'est‑à‑dire une valeur‑E ou une variété vitale qui passe par trois stades, ou trois parties : commencement, milieu, fin, Initialabschnitt, Medialabschnitt, Finalabschnitt)... « c'est‑à‑dire la « connaissance » de ce « fait économique ». Ou, en d'autres termes : le problème consiste maintenant à « retrouver » la valeur initiale », c'est‑à‑dire la « conception du monde » dans les « faits économiques » pour « assurer » cette valeur initiale. Cette variation définie de la série dépendante contient déjà la métaphysique de Marx, quel que soit le « connu » dans la partie finale (Finalabschnitt). La « conception socialiste », en tant que valeur‑E distincte, « vérité absolue », est édifiée « après coup » sur une théorie « spéciale » de la connaissance, à savoir : sur le système économique de Marx et la théorie matérialiste de l'histoire... Par la conception de la plus-value, ce qu'il y a de « vrai » « subjectivement » dans la pensée de Marx devient « vérité objective » dans la théorie de la connaissance des « catégories économiques » ; la valeur initiale est désormais assurée, la métaphysique a reçu après coup une critique de la connaissance » (pp. 384‑386).

Le lecteur nous en veut sans doute d'avoir si longuement cité ce galimatias d'une banalité incroyable, cette bouffonnerie pseudo‑savante drapée dans la terminologie d'Avenarius. Mais : wer den Feind will verstehen, muss im Feindes Lande gehen (quiconque veut connaître son ennemi, doit aller au pays de l'ennemi). Et la revue philosophique de R. Avenarius est vraiment pays ennemi pour les marxistes. Nous invitons donc le lecteur à surmonter un moment le dégoût légitime qu'inspirent les clowns de la science bourgeoise, et à analyser l'argumentation du disciple et collaborateur d'Avenarius.

Premier argument : Marx est un « métaphysicien » qui n’a pas compris la « critique des concepts » gnoséologiques, mais a, sans élaborer une théorie générale de la connaissance, brutalement introduit le matérialisme dans sa « théorie spéciale de la connaissance ».

Cet argument n'a rien qui appartienne personnellement ou uniquement à Blei. Nous avons pu constater des dizaines et des centaines de fois que tous les fondateurs de l'empiriocriticisme et tous les disciples russes de Mach reprochent au matérialisme la « métaphysique » ou, plus exactement, reprennent les arguments éculés des kantiens, des partisans de Hume, des idéalistes contre la « métaphysique » matérialiste.

Deuxième argument : le marxisme est aussi métaphysique que les sciences de la nature (la physiologie). Ici encore, la « faute » en revient à Mach et à Avenarius et non à Blei, car ils ont déclaré la guerre à la « métaphysique des sciences de la nature », nom qu'ils donnent à la théorie màtérialiste spontanée de la connaissance professée (de leur propre aveu et de l'avis de tous ceux qui s'y connaissent tant soit peu) par la grande majorité des savants.

Troisième argument : le marxisme déclare l'« individu » quantité négligeable[2], considère l'homme comme « fortuit », soumis à des « lois économiques immanentes », s'abstient d'analyser ce que nous trouvons (des Gefundenen), ce qui nous est donné, etc. Cet argument répète intégralement le cycle d'idées de la « coordination de principe » de l'empiriocriticisme, c'est‑à‑dire le subterfuge idéaliste de la théorie d'Avenarius. Blei a parfaitement raison de dire que pas un instant Marx et Engels n'admettent ces absurdités idéalistes, et qu'il faut, ces absurdités une fois admises, rejeter nécessairement le marxisme en bloc, à commencer par ses origines, par ses principes philosophiques fondamentaux.

Quatrième argument : la théorie de Marx est « étrangère à la biologie », elle ne veut rien entendre aux « variétés vitales » ni aux autres jeux semblables de termes biologiques qui font la « science » du professeur réactionnaire Avenarius. L'argument de Blei est juste du point de vue de la doctrine de Mach ; l'abîme qui sépare la théorie de Marx des hochets « biologiques » d'Avenarius saute aux yeux. Nous verrons tout à l'heure comment les disciples russes de Mach, se réclamant du marxisme, ont suivi en réalité les traces de Blei.

Cinquième argument : l'esprit de parti, la partialité de la théorie de Marx, le caractère préconçu de ses solutions. L'empiriocriticisme tout entier, et pas seulement Blei, prétend à l'absence d'esprit de parti en philosophie et dans les sciences sociales. Ni socialisme, ni libéralisme. Pas de différenciation des courants profonds, inconciliables, en philosophie, matérialisme et idéalisme, mais un effort pour s'élever au‑dessus de ces courants. Nous avons suivi cette tendance de la doctrine de Mach à travers une longue série de questions de gnoséologie, nous n'avons pas à nous étonner de la rencontrer en sociologie.

Sixième « argument » : les railleries concernant la vérité « objective ». Blei n'a pas été long à comprendre, très justement d'ailleurs, que le matérialisme historique et toute la doctrine économique de Marx admettent essentiellement la vérité objective. Et il a bien exprimé les tendances de la doctrine de Mach et d'Avenarius en répudiant, ce qui s'appelle « dès le départ », le marxisme précisément pour sa reconnaissance de la vérité objective, ‑ en proclamant d'emblée qu'en fait la doctrine marxiste n'a rien autre chose pour elle que les idées « subjectives » de Marx.

Et si nos disciples de Mach renient Blei (c'est ce qu'ils feront sans nul doute), nous leur dirons : il ne faut pas s'en prendre au miroir quand on s'y voit laid... Blei est un miroir qui reflète fidèlement les tendances de l'empiriocriticisme ; le désaveu de nos disciples de Mach ne témoigne que de leurs bonnes intentions et de leur aspiration éclectique, d'ailleurs absurde, à concilier Marx avec Avenarius.

Passons de Blei à Petzoldt. Si le premier n'est qu'un élève, le second est proclamé maître par des empriocriticistes marquants comme Lessévitch. Tandis que Blei­ pose sans détours la question du marxisme, Petzoldt, lui, sans s'abaisser à faire cas d'un Marx ou d'un Engels, expose sous une forme positive les vues sociologiques de l'empiriocriticisme, permettant ainsi de les confronter avec celles du marxisme.

Le tome Il de l'Introduction à la philosophie de l'expérience pure de Petzoldt, est intitulé : « Sur le chemin de la stabilité » (Auf dem Weg zum Dauernden). L'auteur fonde ses recherches sur la tendance à la stabilité. « La stabilité finale (endgültig) de l'humanité peut être révélée au point de vue formel, dans ses grandes lignes. Nous acquérons ainsi les fondements d'une éthique, d'une esthétique et d'une théorie formelle de la connaissance » (p. III). « L'évolution humaine porte sa fin en elle-même », elle tend à un « état de stabilité parfaite (vollkommenen) » (p. 60). Des indices nombreux et divers montrent qu'il en est bien ainsi. Existe-t‑il, par exemple, beaucoup de radicaux enthousiastes qui ne « s'assagissent », ne s'apaisent avec l'âge ? Il est vrai que cette « stabilité prématurée » (p. 62) est le propre du philistin. Mais les philistins ne forment‑ils pas la « majorité compacte » ? (p. 62).

Conclusion de notre philosophe, imprimée en italique : « La stabilité est le trait essentiel de tout ce à quoi tendent notre pensée et notre œuvre créatrice » (p. 72). Explication: beaucoup de gens « ne peuvent pas voir » un tableau accroché de travers sur un mur ou une clef posée de travers sur la table. Ces gens‑là « ne sont pas nécessairement des pédants » (p. 72). Ils ont le « sentiment d'un désordre quelconque » (p. 72, souligné par Petzoldt). En un mot, « la tendance à la stabilité est une aspiration à l'état final, à l'état ultime de par sa nature même » (p. 73). Nous empruntons tous ces textes au tome II, chapitre V, intitulé : « La tendance psychique à la stabilité. » Les preuves de cette tendance sont de poids. Un exemple : « Les gens aimant à gravir les montagnes suivent la tendance à l'ultime, au plus élevé, dans le sens primitif et spatial. Le désir de voir les choses au loin, de se livrer aux exercices physiques, de respirer l'air pur et de contempler la grande nature, n'est pas toujours le seul mobile ; il y a aussi la tendance profondément ancrée dans tout être vivant à persévérer dans la direction qu'il a donnée une fois pour toutes à son activité, jusqu'à atteindre un but naturel » (p. 73). Autre exemple : Quelles sommes ne dépense‑t‑on pas pour constituer une collection complète de timbres‑poste ! « La tête vous tourne à parcourir le catalogue d'une firme de philatélie... Rien n'est pourtant plus naturel et plus compréhensible que cette tendance à la stabilité » (p. 74).

Les gens dépourvus d'instruction philosophique ne comprennent pas toute l'étendue des principes de stabilité ou d'économie de la pensée. Petzoldt développe tout au long sa « théorie » à l'usage des profanes. « La compassion est l'expression d'un besoin direct de stabilité », lisons‑nous au § 28... « La compassion n'est pas une répétition, un doublement de la souffrance observée ; elle est une souffrance motivée par cette souffrance... Le caractère immédiat de la compassion doit être mis en avant avec la plus grande énergie. Si nous l'admettons, nous admettrons en même temps que le bien d'autrui peut intéresser l'homme d'une façon aussi immédiate et aussi directe que son propre bien. Nous déclinons ainsi toute justification utilitariste ou eudémoniste de la moralité. La nature humaine est, justement en raison de sa tendance à la stabilité et au repos, dépourvue de toute méchanceté foncière et pénétrée d'un esprit secourable.

« Le caractère immédiat de la compassion se manifeste souvent dans le secours immédiat. Pour sauver quelqu'un qui se noie, on se jette souvent sans réflexion à son secours. La vue d'un homme aux prises avec la mort est intolérable elle fait oublier au sauveteur tous ses autres devoirs, elle lui fait risquer sa propre vie et celle de ses proches pour sauver la vie inutile de quelque lamentable ivrogne, c'est‑à‑dire que la compassion peut, en de certaines circonstances, entraîner à des actes injustifiables au point de vue moral »...

Et ces platitudes sans nom remplissent des dizaines et des centaines de pages de la philosophie empiriocriticiste !

La morale est déduite du concept de « stabilité morale » (2° partie du tome II : Les états stables de l'âme, chapitre 1 : « De la stabilité morale »). « La stabilité, par définition, n'implique dans aucun de ses composants nulle condition de changement. Il en découle sans autres réflexions que cet état ne laisse subsister aucune possibilité de guerre » (p. 202). « L'égalité économique et sociale dérive du concept de stabilité définitive (endgültig) » (p. 213). Cette « stabilité » dérive de la « science », et non de la religion. Elle ne sera pas réalisée par la « majorité », comme se l'imaginent les socialistes ; ce n'est pas le pouvoir des socialistes qui « viendra en aide à l'humanité » (p. 207), ‑ non, « c'est le libre développement » qui conduira à l'idéal. En effet, les profits du capital ne diminuent‑ils pas, les salaires n'augmentent‑ils pas sans cesse ? (p. 223.) Toutes les affirmations concernant l'« esclavage salarié » sont mensongères (p. 229). Autrefois on rompait impunément les jambes aux esclaves, et maintenant ? Non, le « progrès moral » est indéniable ; considérez les colonies universitaires en Angleterre, l'Armée du salut (p. 230), les « associations éthiques » de l'Allemagne. Le « romantisme » est condamné au nom de la « stabilité en esthétique » (chapitre 2, 2e partie). C'est au romantisme que se rapportent encore toutes les variétés d'une extension démesurée du Moi, l'idéalisme, la métaphysique, l'occultisme, le solipsisme, l'égoÏsme, l'« assujettissement forcé de la minorité à la majorité », l'« idéal social‑démocrate de l'organisation du travail par l'Etat » (pp. 240‑241)[3].

On ne trouve, au fond des excursions sociologiques de Blei, Petzoldt et Mach, que l'insondable stupidité du petit bourgeois heureux d'étaler, à l'abri d'une « nouvelle »terminologie et d'une « nouvelle » systématisation « empiriocriticistes », les plus vieilles friperies. Subterfuges verbaux prétentieusement habillés, laborieuses subtilités syllogistiques, scolastique raffinée : en un mot le même contenu réactionnaire nous est offert, sous la même enseigne bariolée, en sociologie comme en gnoséologie.

Voyons maintenant les disciples russes de Mach.

2. Comment Bogdanov corrige et « développe » Marx[modifier le wikicode]

Dans son article « L'évolution de la vie dans la nature et dans la société » (1902. Voir Psychologie sociale, p. 35 et suivantes), Bogdanov cite le célèbre passage de la préface à Zur Kritik, où « le plus grand des sociologues », c'est‑à‑dire Marx, expose les bases du matérialisme historique. Bogdanov déclare, après avoir cité Marx, que « l'ancienne définition du monisme historique, sans cesser d'être vraie quant au fond, ne nous satisfait plus entièrement » (p. 37). L'auteur entend donc corriger ou développer la théorie à partir de ses bases mêmes. Son argument principal est le suivant :

« Nous avons montré que les formes sociales appartiennent à un vaste genre d'adaptations biologiques. Mais, par là, nous n'avons pas encore défini le domaine des. formes sociales : pour ce faire, il faut établir non seulement le genre, mais aussi l'espèce... Dans leur lutte pour l'existence, les hommes ne peuvent s'associer autrement que par la conscience : sans conscience, pas de vie sociale. C'est pourquoi la vie sociale est dans toutes ses manifestations une vie psychique consciente... La socialité est inséparable de la conscience. L'existence sociale et la conscience sociale sont identiques au sens exact de ces mots » (pp. 50, 51. C'est Bogdanov qui souligne).

Orthodoxe (Essais de Philosophie, Saint‑Pétersbourg, 1906, p. 183 et précédentes) a déjà précisé que cette conclusion n'a rien de commun avec le marxisme. A quoi Bogdanov n'a répondu que par des gros mots, arguant de l'inexactitude d'une citation : Orthodoxe avait cité « au sens complet de ces mots « au lieu de « au sens exact ». La faute est là, en effet, et notre auteur avait bien le droit de la corriger, mais crier 'à ce propos à la « mutilation », au « faux », etc. (Empiriomonisme, livre III, p. XLIV), c'est tout bonnement escamoter, sous de pauvres vocables, le fond même de la controverse. Quel que soit le sens « exact » prêt& par Bogdanov aux termes « existence sociale » et « conscience sociale », une chose reste certaine, c'est que sa proposition citée par nous est fausse. L'existence sociale et la conscience sociale ne sont pas plus identiques que ne le sont en général l'existence et la conscience. De ce que les hommes, lorsqu'ils entrent en rapport lés uns avec les autres, le font comme des êtres conscients, il ne s'ensuit nullement que la conscience sociale soit identique à l'existence sociale. Dans toutes les formations sociales plus ou moins complexes, et surtout dans la formation sociale capitaliste, les hommes, lorsqu'ils entrent en rapport les uns avec les autres, n'ont pas conscience des relations sociales qui s'établissent entre eux, des lois présidant au développement de celles‑ci, etc. Exemple : le paysan qui vend son blé, entre en « rapport » avec les producteurs mondiaux du blé sur le marché mondial, mais sans s'en rendre compte ; il ne se rend pas compte non plus des relations qui s'établissent à la suite de ces échanges. La conscience sociale reflète l'existence sociale, telle est la doctrine de Marx. L'image peut refléter plus ou moins fidèlement l'objet, mais il est absurde de parler ici d'identité. La conscience reflète en général l'existence, c'est là une proposition générale du matérialisme tout entier. Et il est impossible de ne pas voir quel lien direct et indissoluble la rattache à la proposition du matérialisme historique, d'après laquelle la conscience sociale reflète l'existence sociale.

La tentative que fait Bogdanov pour corriger et développer Marx, sans qu'on s'en aperçoive, « dans l'esprit des bases » mêmes de la pensée de Marx, est une mutilation évidente de ces bases matérialistes dans un esprit idéaliste. Il serait ridicule de le nier. Rappelons‑nous l'exposé de l'empiriocriticisme (pas celui de l'empiriomonisme, oh, non ! la différence est si grande, si grande, entre ces deux « systèmes » !) donné par Bazarov : « la représentation sensible est justement une réalité existant hors de nous ». Idéalisme manifeste, théorie manifeste de l'identité de la conscience et de l'existence. Rappelez‑vous ensuite la formule de W. Schuppe, cet immanent qui, tout comme Bazarov et Cie, jurait ses grands dieux qu'il n'était pas idéaliste et, tout comme Bogdanov, insistait particulièrement sur le sens « exact » de ces mots : « l'existence est la conscience ». Confrontez maintenant avec ces textes la réfutation du matérialisme historique de Marx par l'immanent Schubert‑Soldern : « Tout processus matériel de la production est toujours, à l'égard de celui qui l'observe, un phénomène de conscience... Sous le rapport gnoséologique, ce n'est pas le processus extérieur de la production qui est le primaire (prius), mais le sujet ou les sujets ; autrement dit : le processus purement matériel de la production ne (nous) dégage pas non plus des rapports généraux de la conscience » (Bewusstseinszusammenhangs). (Ouvrage cité : Das menschlitche Glück und die soziale Frage, pp. 293 et 295‑296.)

Bogdanov a beau maudire les matérialistes qui « déforment ses idées », aucune malédiction ne changera rien à ce fait simple et clair : la correction apportée à Marx et le développement de Marx, soi‑disant dans l'esprit de Marx, par l'« empiriomoniste » Bogdanov ne se distinguent essentiellement en rien de la réfutation de Marx par Schubert-Soldern, idéaliste et solipsiste en gnoséologie. Bogdanov affirme n'être pas idéaliste. Schubert‑Soldern affirme être réaliste (Bazarov l'a même cru). De nos jours, un philosophe ne peut que se déclarer « réaliste », « ennemi de l'idéalisme ». Il serait temps de le comprendre, messieurs les disciples de Mach !

Immanents, empiriocriticistes et l'empiriomoniste discutent de choses secondaires, de détails, de la définition de l'idéalisme ; nous répudions, nous, dès le départ, tous les fondements de leur philosophie, communs à cette trinité. Que Bogdanov prêche au sens le meilleur, avec les meilleures intentions du monde, en souscrivant à toutes les déductions de Marx, l'« identité » entre existence sociale et conscience sociale, nous dirons : Bogdanov moins l'« empiriomonisme » (ou plutôt moins la doctrine de Mach), est un marxiste. Car cette théorie de l'identité de l'existence sociale et de la conscience sociale n'est que pure absurdité, n'est qu'une théorie, absolument réactionnaire. S'il en est qui la concilient avec le marxisme, avec le comportement marxiste, force nous est de reconnaître que ces gens valent mieux que leurs théories ; mais nous ne pouvons néanmoins excuser les déformations criantes du marxisme.

Bogdanov ne concilie sa théorie avec les déductions de Marx qu'en sacrifiant l'élémentaire logique. Tout producteur pris à part se rend compte, dans l'économie mondiale, qu'il introduit telle modification dans la technique de la production ; tout propriétaire se rend compte qu'il échange tels produits contre d'autres, mais ces producteurs et ces propriétaires ne se rendent pas compte qu'ils modifient par là l'existence sociale. Soixante‑dix Marx ne suffiraient pas à embrasser l'ensemble de toutes les modifications de cet ordre dans toutes les branches de l'économie capitaliste mondiale. L'essentiel, c'est qu'on a découvert les lois et déterminé dans les grandes lignes le développement historique et la logique objective de ces modifications, ‑ objective non pas certes en ce sens qu'une société d'êtres conscients, d'êtres humains puisse exister et se développer indépendamment de l'existence des êtres conscients (par sa « théorie », Bogdanov ne fait que souligner ces bagatelles, et pas davantage), mais en ce sens que l'existence sociale est indépendante de la conscience sociale. Le fait que vous vivez, que vous exercez une activité économique, que vous procréez et que vous fabriquez des produits, que vous les échangez, détermine une succession objectivement nécessaire d'événements, de développements, indépendante de votre conscience sociale qui ne l'embrasse jamais dans son intégralité. La tâche la plus noble de l'humanité est d'embrasser cette logique objective de l'évolution économique (évolution de l'existence sociale) dans ses traits généraux et essentiels, afin d'y adapter aussi clairement et nettement que possible, avec esprit critique, sa conscience sociale et la conscience des classes avancées de tous les pays capitalistes.

Bogdanov reconnaît tout cela. Qu'est‑ce à dire ? Qu'en réalité il jette par‑dessus bord sa théorie de « l'identité de l'existence sociale et de la conscience sociale », qui ne constitue plus qu'une vaine superfétation scolastique, aussi vaine, aussi morte, aussi nulle que l'est la « théorie de la substitution universelle » ou la doctrine des éléments », de l'« introjection » et toutes les autres bourdes de Mach. Mais « le mort saisit le vif », la morte superfétation scolastique de Bogdanov fait de sa philosophie, indépendamment de sa conscience et contre sa volonté, un instrument au service de Schubert‑Soldern et d'autres réactionnaires, qui, du haut d'une centaine de chaires professorales, substituent, sous des milliers de formes, justement ce mort au vif, pour combattre le vif, pour étouffer le vif. Bogdanov est, quant à lui, l'ennemi juré de toute réaction, et plus particulièrement de la réaction bourgeoise. Sa « substitution » et sa théorie de l'« identité de l'existence sociale et de la conscience sociale » rendent service à cette réaction. C'est un fait déplorable, mais cependant un fait.

Le matérialisme admet d'une façon générale que l'être réel objectif (la matière) est indépendant de la conscience, des sensations, de l'expérience humaine. Le matérialisme historique admet que l'existence sociale est indépendante de la conscience sociale de l'humanité. La conscience n'est, ici et là, que le reflet de l'être, dans le meilleur des cas un reflet approximativement exact (adéquat, d'une précision idéale). On ne peut retrancher aucun principe fondamental, aucune partie essentielle de cette philosophie du marxisme coulée dans un seul bloc d'acier, sans s'écarter de la vérité objective, sans verser dans le mensonge bourgeois réactionnaire.

Voici encore quelques exemples de cet idéalisme philosophique mort qui se saisit du vivant marxiste Bogdanov.

Article : « Qu'est‑ce que l'idéalisme ? », 1901 (ibid., p. 11 et suivantes). « Nous arrivons à cette conclusion que là où les hommes s'accordent ou non dans leurs appréciations du progrès, le sens profond du concept de progrès demeure invariable : plénitude et harmonie croissantes de l'entendement. Tel est le contenu objectif du concept de progrès... Si nous comparons maintenant l'expression psychologique du concept de progrès à laquelle nous sommes parvenus, à son expression biologique donnée plus haut (« du point de vue biologique on appelle progrès l'accroissement de la somme de vie », p. 14), nous nous convaincrons sans peine que la première proposition coïncide entièrement avec la seconde et peut en être déduite... Comme la vie sociale se ramène à la vie psychique des membres de la société, le contenu du concept de progrès reste ici le même : plénitude et harmonie croissantes de la vie. Il faut seulement y ajouter : de la vie sociale des hommes. Certes, le concept de progrès social n'a jamais eu et ne peut avoir aucun autre contenu » (p. 16).

« Nous avons trouvé... que l'idéalisme exprimait la victoire dans l'âme humaine des aspirations plus sociales sur les moins sociales ; que l'idéal de progrès est un reflet de la tendance sociale au progrès dans la mentalité idéaliste » (p. 32).

Il n'est pas besoin de dire que tout ce jeu biologique et sociologique ne contient pas un grain de marxisme. Chez Spencer et Mikhaïlovski, on trouvera tant qu'on voudra de définitions qui ne le cèdent en rien à celles‑ci, ne définissent rien sinon les « bonnes intentions » de l'auteur et montrent son incompréhension totale de « ce qu'est l'idéalisme » et de ce qu'est le matérialisme.

Livre III de l'Empiriomonisme, article « La sélection sociale » (les principes d'une méthode), 1906. L'auteur commence par repousser les « tentatives éclectiques de la bio­sociologie de Lange, Ferri, Woltmann et beaucoup d'autres » (p. 1), mais dès la page 15, il expose la conclusion suivante de ses « recherches » : « Nous pouvons formuler comme suit les rapports essentiels de l'énergétique et de la sélection.sociale :

« Tout acte de sélection sociale constitue une augmentation ou une diminution de l'énergie du corps social auquel il se rapporte. Nous avons, dans le premier cas, une « sélection positive » et, dans l'autre, une sélection « négative ». (Souligné par l'auteur.)

Et l'on voudrait faire passer ces bourdes inqualifiables pour du marxisme ! Est‑il possible d'imaginer chose plus stérile, plus morte, plus scolastique que cet assemblage de termes biologiques et énergétiques ne signifiant absolument rien et ne pouvant absolument rien signifier dans les sciences sociales ? Pas l'ombre d'une étude économique concrète, pas la moindre allusion à la méthode de Marx, méthode dialectique et conception matérialiste du monde ; de simples définitions forgées que l'on tente d'accommoder aux conclusions toutes faites du marxisme. « Le développement rapide des forces productives de la société capitaliste marque, sans contredit, un accroissement de l'énergie du tout social... » le second membre de cette phrase n'est évidemment qu'une simple répétition du premier, exprimée en termes creux qui semblent « approfondir » la question, mais qui, de fait, ne diffèrent pas, de l'épaisseur d'un cheveu, des tentatives éclectiques de la bio‑sociologie de Lange et Cie ! ‑ « mais le caractère inharmonique de ce processus amène à une « crise », à une dépense prodigieuse de forces productives, à une brusque diminution d'énergie : la sélection positive fait place à la sélection négative » (p. 18).

Ne croirait‑on pas lire du Lange ? A des conclusions toutes faites sur les crises on épingle, sans y ajouter le moindre fait concret et sans élucider la nature des crises, une étiquette bio‑énergétique. Tout cela avec les meilleures intentions : l'auteur tenait à confirmer et à approfondir les conclusions de Marx, qu'il délaie en réalité dans une scolastique stérile et mortellement ennuyeuse. Il n'y a là de « marxiste » que la répétition d'une conclusion connue d'avance, et toute la « nouvelle » justification de cette conclusion, toute cette « énergétique sociale » (p. 34), toute cette « sélection sociale », ce n'est qu'un assemblage de mots, qu'une dérision du marxisme.

Bogdanov ne se livre à aucune recherche marxiste ; il se contente de présenter les résultats antérieurs de ces recherches sous la parure d'une terminologie bio­énergétique. Tentative entièrement inopérante, car l'application des concepts de « sélection », d'« assimilation et de désassimilation » d'énergie, de bilan énergétique, etc., etc., aux sciences sociales n'est qu'une phrase vide de sens. On ne peut, en réalité se livrer à aucune étude des phénomènes sociaux, à aucune mise au point de la méthode des sciences sociales, en recourant à ces concepts. Rien n'est plus facile que de coller une étiquette « énergétique » ou « bio‑sociologique » à des phénomènes tels que les crises, les révolutions, la lutte des classes, etc. ; mais rien n'est plus stérile, plus scolastique, plus mort que cette entreprise. Peu nous importe que Bogdanov adapte, ce faisant, à Marx tous ou « presque » tous ses résultats et conclusions (nous avons vu la « correction » qu'il apporte à la pensée de Marx sur les rapports entre l'existence sociale et la conscience sociale ; l'important, c'est que les procédés de cette adaptation, de cette « énergétique sociale », sont faux d'un bout à l'autre et ne se distinguent absolument en rien de ceux de Lange !)

Marx écrivait le 27 juin 1870, à Kugelmann (Sur la question ouvrière, etc., 2° édition) : « Monsieur Lange me fait de grands éloges... mais dans le but de se donner de l'im­portance. M. Lange a, en effet, fait une découverte. Toute l'histoire doit être subordonnée à une seule grande loi de la nature. Cette loi de la nature, c'est la phrase (l'ex­pression de Darwin ainsi employée devient une simple phrase) « Struggle for life », la lutte pour l'existence, et le contenu de cette phrase, c'est la loi malthusienne de la population ou plutôt de la surpopulation. Au lieu donc d'analyser le « Struggle for life » tel qu'il se manifeste historiquement dans diverses formes sociales déterminées, il suffit de convertir chaque lutte concrète dans la phrase « Struggle for life » et cette phrase elle‑même, dans la fantaisie malthusienne sur la population. Reconnaissons que c'est là une méthode très pénétrante... pour, les ignorants et les paresseux d'esprit, rengorgés, pleins d'eux-mêmes et qui prennent des airs savants ».

La critique de Lange par Marx ne se fonde pas sur le reproche qui lui est adressé d'introduire spécialement le malthusianisme en sociologie, mais sur la démonstration selon laquelle l'application des concepts biologiques aux sciences sociales est en général une phrase. Cette application est‑elle motivée par de « bonnes » intentions ou par le désir de confirmer des arguments sociologiques erronés, peu importe : la phrase n'en reste pas moins une phrase. Et l'« énergétique sociale » de Bogdanov comme son adjonction de la doctrine de la sélection sociale au marxisme appartiennent justement à cette catégorie de phrases.

De même qu'en gnoséologie Mach et Avenarius, au lieu de développer l'idéalisme, n'ont fait que surcharger les vieilles erreurs idéalistes d'une terminologie sottement prétentieuse (« éléments », « coordination de principe », « introjection », etc.), ainsi en sociologie, l'empiriocriticisme, même quand il sympathise sincèrement avec les conclusions du marxisme, n'arrive qu'à mutiler le matérialisme historique au moyen d'une phraséologie vide et prétentieuse empruntée à la biologie et à l'énergétique.

Le fait suivant constitue une particularité historique de la doctrine contemporaine des disciples russes de Mach (ou plutôt d'un engouement de certains social‑démocrates russes pour cette doctrine). Feuerbach fut « matérialiste en bas, idéaliste en haut » ; cela est également vrai, dans une certaine mesure, de Büchner, de Vogt, de Moleschott et de Dühring, avec cette différence essentielle toutefois que tous ces philosophes comparés à Feuerbach n'étaient que des pygmées et de piètres rapetasseurs.

Partis de Feuerbach et mûris dans la lutte contre les rapetasseurs, il est naturel que Marx et Engels se soient attachés surtout à parachever la philosophie matérialiste, c'est‑à‑dire la conception matérialiste de l'histoire, et non la gnoséologie matérialiste. Par suite, dans leurs œuvres traitant du matérialisme dialectique, ils insistèrent bien plus sur le côté dialectique que sur le côté matérialiste ; traitant du matérialisme historique, ils insistèrent bien plus sur le côté historique que sur le côté matérialiste. Nos disciples de Mach se réclamant du marxisme ont abordé le marxisme dans une période de l'histoire tout à fait différente, alors que la philosophie bourgeoise s'est surtout spécialisée dans la gnoséologie et, s'étant assimilé sous une forme unilatérale et altérée certaines parties constituantes de la dialectique (le relativisme, par exemple), portait le plus d'attention à la défense ou la reconstitution de l'idéalisme en bas, et non de l'idéalisme en haut. Le positivisme en général et la doctrine de Mach en particulier se sont surtout préoccupés de falsifier subtilement la gnoséologie, en simulant le matérialisme, en voilant leur idéalisme sous une terminologie prétendument matérialiste, et ils n'ont consacré que fort peu d'attention à la philosophie de l'histoire. Nos disciples de Mach n'ont pas compris le marxisme, pour l'avoir abordé en quelque sorte à revers. Ils ont assimilé ‑ parfois moins assimilé qu'appris par cœur, la théorie économique et historique de Marx, sans en avoir compris les fondements, c'est‑à‑dire le matérialisme philosophique. Aussi Bogdanov et Cie doivent‑ils être appelés des Büchner et des Dürhring russes à rebours. Ils voudraient être matérialistes en haut et ne peuvent se défaire, en bas, d'un idéalisme confus ! « En haut », chez Bogdanov, c'est le matérialisme historique, vulgaire, il est vrai, et fortement mitigé d'idéalisme ; « en bas », c'est l'idéalisme habillé de termes marxistes, accommodé au vocabulaire marxiste. « Expérience socialement organisée », « processus collectif du travail », ce sont là des mots marxistes, mais ce ne sont que des mots dissimulant la philosophie idéaliste pour laquelle les choses sont des complexes d'« éléments »‑sensations, le monde extérieur est une « expérience » ou un « empiriosymbole » de l'humanité, et la nature physique un « dérivé » du « psychique », etc., etc.

Une falsification de plus en plus subtile du marxisme, des contrefaçons de plus en plus subtiles du marxisme par des doctrines antimatérialistes, voilà ce qui caractérise le révisionnisme contemporain en économie politique comme dans les problèmes de tactique et en philosophie en général, tant en gnoséologie qu'en sociologie.

3. Les « principes de la philosophie sociale » de Souvorov[modifier le wikicode]

Les Essais « sur » la philosophie marxiste qui se terminent par l'article mentionné du camarade S. Souvorov constituent un bouquet du plus grand effet, précisément en raison du caractère collectif de l'ouvrage. Quand vous voyez prendre tour à tour la parole Bazarov affirmant que d'après Engels « la représentation sensible n'est autre chose que la réalité extérieure » ; Bermann proclamant que la dialectique de Marx et d'Engels est une mystique ; Lounatcharski qui en est venu à la religion ; louchkévitch introduisant le « logos dans le torrent irrationnel du donné » Bogdanov appelant l'idéalisme philosophie du marxisme ; Hellfond épurant J. Dietzgen du matérialisme ; et, pour finir, S. Souvorov avec son article : les « Principes de la philosophie sociale », ‑ vous vous rendez tout de suite compte de l'« esprit » de la nouvelle école. La quantité s'est changée en qualité. Les « chercheurs » qui jusqu'à présent cherchaient isolément en des articles et en des livres épars, ont accompli un vrai pronunciamiento. Les divergences partielles existant entre eux s'effacent du fait même de leur action collective contre (et non « sur ») la philosophie du marxisme, et les traits réactionnaires de la tendance de Mach, en tant que courant, deviennent alors évidents.

L'article de Souvorov est d'autant plus intéressant, dans ces conditions, que cet auteur n'est ni un empiriomoniste ni un empiriocriticiste ; c'est un « réaliste » tout court. Ce qui le rapproche du reste de la confrérie, ce n'est donc pas ce qui distingue Bazarov, Iouchkévitch, Bogdanov, en tant que philosophes, mais ce qu'ils ont tous de commun contre le matérialisme dialectique. Comparer les raisonnements sociologiques de ce « réaliste » avec ceux d'un empiriomoniste, nous facilitera la description de leur tendance commune.

Souvorov écrit : « Dans la hiérarchie des lois qui régissent le processus universel, les lois particulières et complexes se ramènent aux lois générales et simples, et toutes obéissent à la loi générale du développement, à la loi de l'économie des forces. L'essentiel de cette loi est que tout système de forces est d'autant plus capable de se conserver et de se développer, qu'il dépense moins, qu'il accumule plus et que ses dépenses contribuent davantage à son accumulation. Les formes de l'équilibre mobile qui ont depuis longtemps fait naître l'idée d'une finalité objective (système solaire, périodicité des phénomènes terrestres, processus vital), se forment et se développent justement par la conservation et l'accumulation de l'énergie qui leur est propre, en vertu de leur économie intérieure. La loi de l'économie des forces unit et règle toute évolution, inorganique, biologique et sociale » (p. 293, c'est l'auteur qui souligne).

Nos « positivistes » et nos « réalistes » pondent des « lois universelles » avec une extrême aisance ! Il faut seulement déplorer que ces lois n'aient pas plus de valeur que celles que pondait avec autant de rapidité et d'aisance Eugène Dühring. La « loi universelle » de Souvorov est une phrase aussi emphatique et vide de substance que les lois universelles de Dühring. Essayez d'appliquer cette loi au premier des trois domaines désignés par l'auteur : à l'évolution inorganique. Vous verrez qu'en dehors de la loi de la conservation et de la transformation de l'énergie vous ne pourrez pas y appliquer, « universellement » surtout, aucune « économie des forces ». Or, la loi de la « conservation de l'énergie », l'auteur l'a déjà classée à part et l'a qualifiée précédemment (p. 292) de loi distincte[4]. Que reste‑t‑il donc en dehors de cette loi dans le domaine de l'évolution inorganique ? Que sont devenus les compléments, ou les complications, ou les nouvelles découvertes, ou les faits nouveaux qui ont permis à l'auteur de modifier (de « perfectionner ») la loi de la conservation et de la transformation de l'énergie en une loi de l'« économie des forces » ? Il n'y a ni faits ni découvertes de ce genre, et Souvorov n'en a pas même soufflé mot. Il a tout bonnement ‑ histoire d'en imposer, comme dirait le Bazarov de Tourguénev, ‑ jeté sur le papier, d'un grand trait de plume, une nouvelle « loi universelle » de la « philosophie réalo‑moniste » (p. 292). Voilà comme nous sommes ! On n'est pas plus mauvais que Dühring !

Considérez le second domaine de l'évolution, le domaine biologique. La loi de l'économie des forces ou la « loi » du gaspillage des forces est‑elle universelle dans le développement des organismes par la lutte pour l'existence et par la sélection ? Qu'importe ! La « philosophie réalo­moniste » permet d'interpréter différemment le « sens » de la loi universelle selon les domaines, de comprendre, par exemple, cette loi comme le développement des organismes supérieurs à partir des organismes inférieurs. Qu'importe que la loi universelle en devienne une phrase vide ; en revanche, le principe du « monisme » est respecté. Quant au troisième domaine (le domaine social), on peut y interpréter la « loi universelle » d'une troisième façon, comme présidant au développement des forces productives. Une « loi » est « universelle » pour qu'on puisse y ramener tout ce que l'on veut.

« Jeune encore, la science sociale est déjà en possession d'une base solide et de généralisations achevées ; au XIX° siècle, elle s'est élevée à une hauteur théorique, ‑ et c'est là le plus grand mérite de Marx. Il a porté la science sociale au niveau d'une théorie sociale... » Engels disait que Marx avait élevé le socialisme de l'utopie à la science, mais cela ne suffit pas à Souvorov. Nous imposerons davantage si, de la science (mais la science sociale existait‑elle avant Marx ?), nous distinguons encore la théorie. Le beau malheur si cette distinction n'a pas de sens !

« ... par la découverte de la loi fondamentale de la dynamique sociale, loi en vertu de laquelle l'évolution des forces productives détermine le développement économique et social tout entier. Mais le développement des forces productives va de pair avec la productivité accrue du travail, la diminution relative des dépenses et l'accumulation plus rapide de l'énergie »... (vous voyez combien féconde est la « philosophie réalo‑moniste » : un nouveau fondement énergétique est assigné au marxisme !)... « c'est là un principe économique. Marx met ainsi à la base de la théorie sociale le principe de l'économie des forces »...

Cet « ainsi » est vraiment impayable ! Rabâchons le mot « économie » puisque Marx traite de l'économie politique, et appelons le produit de nos rabâchages « philosophie réalo‑moniste » !

Non, Marx n'a mis à la base de sa théorie aucun principe de l'économie des forces. Ces sornettes sont imaginées par des gens que les lauriers d'Eugène Dühring empêchent de dormir. Marx a défini très exactement ce qu'est l'accroissement des forces productives et a étudié le processus concret de cet accroissement. Or, Souvorov a imaginé un terme nouveau, très impropre du reste et engendrant la confusion, pour désigner la notion analysée par Marx. Qu'est‑ce, en effet, que l'« économie des forces », comment la mesurer, comment appliquer cette notion, quels faits précis et déterminés embrasse‑t‑elle, Souvorov ne nous l'explique pas et il n'est pas possible de l'expliquer, car on est en pleine confusion. Ecoutez encore :

« ... Cette loi de l'économie sociale n'est pas seulement le principe de l'unité intérieure de la science sociale » (y comprenez‑vous quelque chose, lecteur ?), « c'est aussi le maillon qui relie la théorie sociale à la théorie générale de l'existence » (p. 294).

Bien. Bien. La « théorie générale de l'existence » est à nouveau découverte par S. Souvorov, après que de nombreux représentants de la scolastique philosophique l'ont maintes fois découverte sous les formes les plus diverses. Félicitons les disciples russes de Mach de cette nouvelle « théorie générale de l'existence » ! Espérons que leur prochain ouvrage collectif sera entièrement consacré à la justification et au développement de cette grande découverte !

Un nouvel exemple va nous montrer quelle forme revêt la théorie de Marx sous la plume de notre représentant de la philosophie réaliste ou réalo‑moniste. « Les forces productives des hommes forment en général une gradation génétique » (ouf !) « et se composent de leur énergie de travail, des forces naturelles soumises par l'homme, de la nature modifiée par la culture et des instruments de travail représentant la technique de production... Ces forces remplissent, à l'égard du processus du travail, une fonction purement économique ; elles épargnent l'énergie du travail et élèvent le rendement de ses dépenses » (p. 298). Les forces productives remplissent à l'égard du processus du travail une fonction économique ? C'est comme si l'on disait que les forces vitales remplissent à l'égard du processus de la vie une fonction vitale. Ce n'est pas exposer Marx, c'est encrasser le marxisme d'un invraisemblable fatras verbal.

De ce fatras il y en a tant et plus dans l'article de Souvorov : « La socialisation d'une classe s'exprime par l'accroissement de son pouvoir collectif sur les hommes et sur leurs biens » (p. 313)... « La lutte de classes tend à l'établissement de formes d'équilibre entre les forces sociales » (p. 322)... Les discordes sociales, les déchirements et les luttes sont, au fond, des faits négatifs, antisociaux. « Le progrès social est essentiellement le développement de la socialité, des liens sociaux entre les hommes » (p. 328). On remplirait des volumes à collectionner ces truismes, et c'est ce que font les représentants de la sociologie bourgeoise ; mais vouloir les faire passer pour la philosophie du marxisme, voilà qui est un peu fort. Si l'article de Souvorov était un essai de vulgarisation du marxisme, on ne pourrait pas le juger trop sévèrement. Chacun dirait que les intentions de l'auteur étaient bonnes, mais que son expérience n'est rien moins que réussie, voilà tout. Mais quand un groupe de disciples de Mach nous sert ces choses sous le titre de Principes de la philosophie sociale, et que nous retrouvons les mêmes procédés de « développement » du marxisme dans les opuscules philosophiques de Bogdanov, la conclusion s'impose qu'un lien indissoluble rattache la théorie réactionnaire de la connaissance aux efforts de la réaction en sociologie.

4. Les partis en philosophie et les philosophies acéphales[modifier le wikicode]

Il nous reste à examiner l'attitude de la doctrine de Mach envers la religion. Mais cette question s'élargit jusqu'à nous amener à nous demander s'il existe, en général, des partis en philosophie et quelle importance a, en philosophie, l'indépendance à l'égard de tout parti.

Nous avons observé plus haut, dans toutes les questions de gnoséologie que nous avons touchées, comme dans toutes les questions de philosophie posées par la physique nouvelle, la lutte entre le matérialisme et l'idéalisme. Nous avons toujours trouvé, sans exception, derrière un amoncellement de nouvelles subtilités terminologiques, derrière le fatras d'une docte scolastique, deux tendances fondamentales, deux courants principaux, dans la manière de résoudre les questions philosophiques. Faut‑il accorder la primauté à la nature, à la matière, au physique, à l'univers extérieur et considérer comme élément secondaire la conscience, l'esprit, la sensation (l'expérience d'après la terminologie répandue de nos jours), le psychique, etc., telle est la question capitale qui continue en réalité à diviser les philosophes en deux grands camps. La cause de milliers et de milliers d'erreurs et de confusions dans ce domaine, c'est que, sous l'apparence des termes, des définitions, des subterfuges scolastiques, des jongleries verbales, on n'aperçoit pas ces deux tendances fondamentales. (Bogdanov, par exemple, ne veut pas avouer son idéalisme parce que, voyez‑vous, il a substitué aux concepts « métaphysiques » de « nature » et d'« esprit » les concepts « expérimentaux » du physique et du psychique. Les petits mots ont changé !)

Le génie de Marx et d'Engels consiste précisément en ce que, pendant une très longue période ‑ près d'un demi-siècle ‑ ils s'employèrent à développer le matérialisme, à faire progresser une tendance fondamentale de la philosophie ; sans s'attarder à ressasser les questions gnoséologiques déjà résolues, ils appliquèrent avec esprit de suite ce même matérialisme et s'attachèrent à montrer comment l'appliquer aux sciences sociales, en balayant impitoyablement, comme des ordures, les bourdes, le galimatias emphatique et prétentieux, les innombrables tentatives de « découvrir » une « nouvelle » tendance en philosophie, une « nouveIle » orientation, etc. Le caractère purement verbal des tentatives de ce genre, le jeu scolastique de nouveaux « ismes » philosophiques, l'obscurcissement du fond de la question par des artifices alambiqués, l'incapacité à comprendre et à bien se représenter la lutte de deux tendances fondamentales de la gnoséologie, c'est ce que Marx et Engels combattirent et pourchassèrent tout au long de leur activité.

Pendant près d'un demi‑siècle, avons‑nous dit. Dès 1843, en effet, alors qu'il ne faisait encore que devenir Marx, c'est-à‑dire le fondateur du socialisme en tant que science, le fondateur du matérialisme contemporain, infiniment plus riche de contenu et plus conséquent que toutes les formes antérieures du matérialisme, Marx esquissait avec une netteté frappante les tendances essentielles de la philosophie. K. Grün cite une lettre de Marx à Feuerbach datée du 20 octobre 1843. Marx y invite Feuerbach à écrire pour les Deutsch‑Französische Jahrbücher un article contre Schelling. Ce Schelling, écrit Marx, n'est qu'un fanfaron, avec sa prétention à vouloir embrasser et dépasser toutes les tendances philosophiques antérieures. « Aux romantiques et aux mystiques français, Schelling dit : Je suis la synthèse de la philosophie et de la théologie ; aux matérialistes français : Je suis la synthèse de la chair et des idées ; aux sceptiques français : Je suis le destructeur du dogmatisme[5]. » Que les « sceptiques », qu'ils se réclament de Hume et de Kant (ou, au XX° siècle, de Mach), s'élèvent contre le « dogmatisme » du matérialisme et de l'idéalisme, Marx le voyait dès ce moment ; et il sut tout de suite, sans se laisser distraire par un des mille misérables petits systèmes philosophiques, en partant de Feuerbach, prendre le chemin du matérialisme contre l'idéalisme. Trente ans plus tard dans la postface à la deuxième édition du livre I du Capital, Marx opposait avec la même netteté et la même clarté son matérialisme à l'idéalisme de Hegel, c'est‑à‑dire à l'idéalisme le plus développé et le plus conséquent ; il écartait avec mépris le « positivisme » de Comte et qualifiait de piètres épigones les philosophes contemporains qui croient avoir anéanti Hegel, et n'ont fait en réalité que reprendre les erreurs de Kant et de Hume, antérieures à Hegel. Dans une lettre à Kugelmann du 27 juin 1870, Marx traite avec un égal mépris « Büchner, Lange, Dühring, Fechner et autres », pour avoir dédaigné Hegel et n'avoir pas su comprendre sa dialectique[6]. Prenez enfin les quelques notes philosophiques de Marx dans le Capital et ses autres œuvres, et vous y retrouverez invariablement la même idée maîtresse : l'affirmation insistante du matérialisme et des railleries pleines de mépris à l'adresse de toute atténuation, de toute confusion, de tout recul vers l'idéalisme. Toutes les notes philosophiques de Marx tournent dans le cadre de ces deux contraires irréductibles, et, du point de vue de la philosophie professorale, leur défaut réside précisément dans leur « étroitesse », dans leur « caractère unilatéral ». Ce mépris des projets hybrides de conciliation du matérialisme et de l'idéalisme est, en réalité, le plus grand des mérites de Marx qui allait de l'avant, suivant en philosophie une voie nettement déterminée.

Animé strictement du même esprit que Marx et en collaboration intime avec lui, Engels, dans toutes ses œuvres philosophiques, oppose lui aussi clairement et brièvement, sur toutes les questions, les tendances matérialiste et idéaliste, sans prendre au sérieux, ni en 1878, ni en 1888, ni en 1892, les innombrables tentatives de « dépasser » le « caractère unilatéral » du matérialisme et de l'idéalisme, de proclamer une nouvelle tendance, qu'il s'agisse du « positivisme », du « réalisme » ou de tout autre charlatanisme professoral. Toute sa campagne contre Dühring, Engels la fit entièrement sous le signe d'une application conséquente du matérialisme, en accusant le matérialiste Dühring d'obscurcir le fond de la question avec des mots, de cultiver la phrase, d'user de procédés de raisonnement impliquant une concession à l'idéalisme, le passage à l'idéalisme. Ou le matérialisme conséquent jusqu'au bout, ou les mensonges et la confusion de l'idéalisme philosophique, telle est l'alternative présentée à chaque paragraphe de l'Anti‑Dühring ; seuls les gens au cerveau oblitéré par la philosophie professorale réactionnaire ont pu ne pas s'en apercevoir. Jusqu'en 1894, date à laquelle il écrivit sa dernière préface à l'Anti‑Dühring qu'il venait de revoir et de compléter pour la dernière fois, Engels qui était au courant de la philosophie nouvelle et des progrès des sciences, ne cessa d'insister avec la même résolution sur ses conceptions claires et fermes, balayant la poussière des nouveaux systèmes, grands ou petits.

Qu'Engels se soit tenu au courant de la philosophie moderne, on le voit par son Ludwig Feuerbach. Il y mentionne même, dans la préface de 1888, un fait tel que la renaissance de la philosophie classique allemande en Angleterre et en Scandinavie ; quant au néo‑kantisme et à la doctrine de Hume qui dominaient à l'époque, Engels n'a pour ces théories (dans la préface comme dans le texte même) que le plus profond mépris. Il est tout à fait évident que, observant la répétition par la philosophie, allemande et anglaise en vogue des vieilles erreurs de Kant et de Hume, antérieures à Hegel, il était enclin à attendre quelque bien même d'un retour à Hegel (en Angleterre et en Scandinavie), espérant que ce grand idéaliste et dialecticien contribuerait à tirer au clair les erreurs idéalistes et métaphysiques de peu d'importance.

Sans entreprendre l'examen des nuances très nombreuses du néo‑kantisme en Allemagne et de la doctrine de Hume en Angleterre, Engels condamne d'emblée leur écart essentiel par rapport au matérialisme. Il qualifie la tendance entière de ces deux écoles de « recul scientifique ». Comment apprécie‑t‑il la tendance, indéniablement « positiviste » du point de vue de la terminologie courante, indéniablement « réaliste », de ces néo‑kantiens et de ces partisans de Hume, parmi lesquels il ne pouvait pas ignorer, par exemple, un Huxley ? Engels considérait, dans le meilleur des cas, le « positivisme » et le « réalisme », qui séduisaient et séduisent encore quantité de brouillons, comme un procédé de philistin consistant à introduire subrepticement le matérialisme, tout en le vilipendant et le reniant ! Il suffit de réfléchir une seconde à cette appréciation au sujet de Huxley, le plus grand savant, ce réaliste à coup sûr beaucoup plus réaliste, ce positiviste à coup sûr beaucoup plus positiviste que Mach, Avenarius et consorts, pour concevoir quel mépris ferait naître chez Engels l'engouement actuel d'une poignée de marxistes pour « le positivisme moderne » ou « le réalisme moderne », etc.

Marx et Engels furent en philosophie, du commencement à la fin, des hommes de parti ; ils surent découvrir les déviations du matérialisme et les passe‑droits à l'idéalisme et au fidéisme dans toutes les tendances « modernes », quelles qu'elles soient. Aussi n'apprécièrent‑ils Huxley que du point de vue de sa fidélité au matérialisme. Aussi reprochèrent‑ils à Feuerbach de ne pas avoir appliqué le matérialisme jusqu'au bout, d'avoir renié le matérialisme à cause des erreurs de certains matérialistes, d'avoir combattu la religion en vue de la rénover ou d'en confectionner une autre, de n'avoir pas su se défaire, en sociologie, de la phrase idéaliste et de devenir matérialiste.

Cette très grande et précieuse tradition de ses maîtres, J. Dietzgen l'a pleinement appréciée et continuée en dépit de ses erreurs de détail dans l'exposé du matérialisme dialectique. J. Dietzgen a beaucoup péché par ses écarts maladroits du matérialisme, mais il n'a jamais essayé de s'en séparer en principe, ni de déployer un « nouveau »drapeau ; aux moments décisifs il a toujours déclaré fermement et catégoriquement : Je suis matérialiste, notre philosophie est une philosophie matérialiste. « De tous les partis, disait avec raison notre Joseph Dietzgen, le plus méprisable est celui du juste milieu... De même qu'en politique les partis se groupent de plus en plus en deux camps... de même la science se divise en deux classes générales (Generalklassen) : là les métaphysiciens, ici les physiciens ou les matérialistes[7]. Les éléments intermédiaires et les charlatans conciliateurs, quelles que soient leurs étiquettes, spiritualistes, sensualistes, réalistes et ainsi de suite, tombent soit dans l'un, soit dans l'autre de ces courants. Nous exigeons de la fermeté, nous voulons de la clarté. Les obscurantistes réactionnaires (Retraitebläser) se donnent pour des idéalistes[8]; tous ceux qui aspirent à émanciper l'esprit humain du charabia métaphysique doivent s'appeler matérialistes... Si nous comparons ces deux partis à un corps solide et à un corps liquide, ce qui tient le milieu n'est que déliquescence[9]. »

C'est la vérité ! Les « réalistes » et autres, y compris les « positivistes », les disciples de Mach, etc., tout‑cela n'est que pure déliquescence ; c'est en philosophie le méprisable parti du juste milieu qui confond en toute question les tendances matérialiste et idéaliste. Les tentatives de s'échapper de ces deux courants fondamentaux de la philosophie ne sont que « charlatanisme conciliateur ».

J. Dietzgen ne doutait nullement que le « cléricalisme scientifique » de la philosophie idéaliste ne fût le prélude du cléricalisme tout court. « Le cléricalisme scientifique, écrivait‑il, s'efforce très sérieusement de venir en aide au cléricalisme religieux (l.c., p. 51). « C'est surtout le domaine de la théorie de la connaissance, l'incompréhension de l'esprit humain, qui est la fosse à poux » (Lausgrube) où ces deux variétés du cléricalisme « déposent leurs œufs ». Les professeurs de philosophie sont, aux yeux de J. Dietzgen, des « laquais diplômés dont les discours sur les « biens idéaux » abrutissent le peuple à l'aide d'un idéalisme plein d'affectation (geschraubter) » (p. 53). « De même que le diable est l'antipode du bon Dieu, le matérialiste est celui du professeur clérical (Kathederpfaffen). » La théorie matérialiste de la connaissance est une « arme universelle contre la foi religieuse » (p. 55), non seulement contre « la religion des curés, religion ordinaire, authentique, connue de tous, mais aussi contre la religion professorale, épurée et élevée, des idéalistes obnubilés (benebelter) » (p. 58).

A l'« équivoque » des universitaires libres‑penseurs Dietzgen eût volontiers préféré l’ » honnêteté religieuse » (p. 60) : là, « il y a un système », des hommes intègres qui ne séparent pas la théorie de la pratique. Pour MM. les professeurs, « la philosophie n'est pas une science, mais un moyen de défense contre la social‑démocratie » (p. 107). « Professeurs et agrégés, tous ceux qui se disent philosophes tombent plus ou moins, en dépit de leur liberté de pensée, dans les préjugés, dans la mystique par rapport à la social‑démocratie... ils ne forment tous qu'une masse réactionnaire » (p. 108). « Il faut, pour suivre le bon chemin sans se laisser démonter par les absurdités (Welsch) religieuses et philosophiques, étudier la fausse route des fausses routes (der Holzweg des Holzwege), la philosophie » (p. 103).

Considérez maintenant Mach, Avenarius et leur école au point de vue des partis en philosophie. Oh, ces messieurs se piquent d'être indépendants de tout parti, et s'ils ont un antipode, il n'en ont qu'un et uniquement... le matérialiste. A travers tous les écrits de tous les disciples de Mach, on voit s'affirmer constamment la sotte prétention de « s'élever au-dessus » du matérialisme et de l'idéalisme, de surmonter cette opposition « surannée » ; mais en réalité, toute cette confrérie tombe à chaque instant dans l'idéalisme et soutient contre le matérialisme une guerre sans trêve ni merci. Les subtilités gnoséologiques d'un Avenarius ne sont que des inventions professorales, une tentative de créer « sa » petite secte philosophique, mais en réalité, dans les conditions générales de la lutte des idées et des tendances au sein de la société contemporaine, le rôle objectif de ces subtilités gnoséologiques se ramène uniquement à frayer le chemin à l'idéalisme et au fidéisme, à les servir fidèlement. Ce n'est pas par hasard, en effet, que la petite école des empiriocriticistes est devenue si chère aux spiritualistes anglais du type Ward, aux néo‑criticistes français qui louent Mach pour sa lutte contre le matérialisme, et aux immanents allemands ! L'épithète de J. Dietzgen : « laquais diplômés du fidéisme » atteint en plein visage Mach, Avenarius et toute leur école[10].

Le malheur des disciples russes de Mach qui s'avisent de « concilier » Mach et Marx, c'est de s'être fiés aux professeurs réactionnaires de philosophie et, l'ayant fait, ils ont glissé sur un plan incliné. Leurs diverses tentatives pour développer et compléter Marx se fondent sur des procédés d'une extrême simplicité. On lisait Ostwald, on croyait Ostwald, on exposait Ostwald, et l'on disait : marxisme. On lisait Mach, on croyait Mach, on exposait Mach, et l'on disait : marxisme. On lisait Poincaré, on croyait Poincaré, on exposait Poincaré, et l'on disait : marxisme ! Pas un mot d'aucun de ces professeurs, capables d'écrire des ouvrages de très grande valeur dans les domaines spéciaux de la chimie, de l'histoire, de la physique, ne peut être cru quand il s'agit de philosophie. Pourquoi ? Pour la raison même qui fait que l'on ne peut croire un mot d'aucun des professeurs d'économie politique, capables d'écrire des ouvrages de très grande valeur dans le domaine des recherches spéciales, au sujet des faits réels, dès qu'il est question de la théorie générale de l'économie politique. Car cette dernière est, tout autant que la gnoséologie, dans la société contemporaine, une science de parti. Les professeurs d'économie politique ne sont, de façon générale, que de savants commis de la classe capitaliste ; les professeurs de philosophie ne sont que de savants commis des théologiens.

Les marxistes doivent, ici et là, savoir s'assimiler, en les remaniant, les acquisitions de ces « commis » (ainsi, vous ne ferez pas un pas dans l'étude des nouveaux phénomènes économiques sans avoir recours aux travaux de ces commis), et savoir en retrancher la tendance réactionnaire, savoir appliquer leur propre ligne de conduite et faire face à toute la ligne des forces et des classes qui nous sont hostiles. C'est ce que n'ont pas su faire nos disciples de Mach qui suivent servilement la philosophie professorale réactionnaire. « Nous nous fourvoyons peut‑être, mais nous cherchons », écrivait Lounatcharski au nom des auteurs des Essais. Ce n'est pas vous qui cherchez, c'est vous que l'on cherche, voilà le malheur ! Ce n'est pas vous qui abordez, de votre point de vue, c'est‑à‑dire du point de vue marxiste (car vous voulez être marxistes), toutes les variations de la mode en philosophie bourgeoise; c'est cette mode qui vous aborde, vous impose ses nouvelles contrefaçons au goût de l'idéalisme, à la manière d'Ostwald aujourd'hui, à la manière de Mach demain, à la manière de Poincaré après‑demain. Les subterfuges « théoriques » assez sots (« énergétique », « éléments », « introjection », etc.) auxquels vous vous fiez naïvement restent du ressort d'une école étroite et des plus restreintes, mais la tendance sociale et idéologique de ces subterfuges devient aussitôt l'instrument des Ward, des néo‑criticistes, des immanents, des Lopatine, des pragmatistes et leur rend les services qu'ils en attendent. La vogue de l'empiriocriticisme et de l'idéalisme « physique » passe aussi vite que celle du néo‑kantisme et de l'idéalisme « physiologique » ; mais le fidéisme prélève son tribut sur chacune de ces vogues, en modifiant de mille manières, ses subtilités au profit de l'idéalisme philosophique.

L'attitude envers la religion et les sciences de la nature illustre à merveille cette utilisation réelle de l'empiriocriticisme faite dans un esprit de classe par la bourgeoisie réactionnaire.

Prenons la première question. Croyez‑vous que ce soit par hasard que Lounatcharski en arrive à parler, dans un ouvrage collectif dirigé contre la philosophie du marxisme, de la « divinisation du potentiel humain supérieur », de l'« athéisme religieux »[11], etc. ? Si tel est votre avis, c'est uniquement parce que les disciples russes de Mach ont don­né au public une information erronée sur toute la tendance de Mach en Europe et sur son attitude envers la religion. Cette attitude ne ressemble en rien à celle de Marx, d'En­gels, de Dietzgen et même de Feuerbach ; elle lui est direc­tement contraire, à commencer par la déclaration de Petzoldt : l'empiriocriticisme « n'est en contradiction ni avec le théis­me ni avec l'athéisme » (Einfährung in die Philosophie der reinen Erfahrung, t. I, p. 351), ou par celle de Mach : « les opinions religieuses sont affaire privée » (traduction française, p. 434), pour finir par le fidéisme avoué, par la tendance réactionnaire avouée de Cornélius, ‑ qui loue Mach et est loué de Mach, ‑ de Carus et de tous les immanents. La neu­tralité du philosophe dans cette question, c'est déjà de la ser­vilité à l'égard du fidéisme. Or, en raison des points de départ de leur gnoséologie, Mach et Avenarius ne s'élè­vent ni ne peuvent s'élever au‑dessus de cette neutralité.

Du moment que vous niez la réalité objective qui nous est donnée dans la sensation, vous perdez toute arme contre le fidéisme, car alors vous tombez dans l'agnosticisme ou le subjectivisme, et le fidéisme ne vous en demande pas davantage. Si le monde sensible est une réalité objective, la porte est fermée à toute autre « réalité » ou pseudo‑réalité (souvenez‑vous que Bazarov a cru au « réalisme » des immanents qui déclaraient Dieu « conception réaliste »). Si le monde est matière en mouvement, on peut et on doit l'étudier indéfiniment jusqu'aux moindres manifestations et ramifications infiniment complexes de ce mouvement, du mouvement de cette matière ; mais il ne peut rien y avoir en dehors de cette matière, en dehors du monde extérieur, « physique », familier à tous et à chacun. La haine du matérialisme et les calomnies accumulées contre les matérialistes sont à l'ordre du jour dans l’Europe civilisée et démocratique. Tout cela continue jusqu'à présent. Tout cela est dissimulé au public par les disciples russes de Mach qui n'ont pas tenté une seule fois de confronter tout bonnement les sorties de Mach, d'Avenarius, de Petzoldt et Cie contre le matérialisme, avec les affirmations favorables au matérialisme de Feuerbach, de Marx, d'Engels et de J. Dietzgen.

Mais il ne servira à rien de « dissimuler » l'attitude de Mach et d'Avenarius à l'égard du fidéisme. Les faits parlent d'eux‑mêmes. Aucun effort n'arrachera ces professeurs réactionnaires du poteau d'infamie où les ont cloués les embrassements de Ward, des néo‑criticistes, de Schuppe, de Schubert‑Soldern, de Leclair, des pragmatistes, etc. L'influence des personnes que je viens de nommer en tant que philosophes et professeurs, la diffusion de leurs idées parmi le public « instruit », c'est‑à‑dire bourgeois, la littérature spéciale qu'ils ont créée, sont dix fois plus riches et plus larges que la petite école spéciale de Mach et d'Avenarius. Cette école sert ceux qu'elle doit servir. On se sert de cette école comme on doit s'en servir.

Les faits honteux auxquels en est arrivé Lounatcharski ne sont pas une exception ; ils sont le fruit de l'empiriocriticisme et russe et allemand. On ne saurait les défendre en arguant des « bonnes intentions » de l'auteur, ni du « sens particulier » de ses paroles : s'il s'agissait de leur sens direct et coutumier, c'est‑à‑dire franchement fidéiste, nous ne nous donnerions pas la peine de polémiquer avec l'auteur, car il ne se trouverait sans doute pas un marxiste qui, à la suite de ces déclarations, n'ait pas mis sans réserve Anatoli Lounatcharski sur le même plan que Piotr Strouvé. S'il n'en est pas ainsi (et il n'en est pas encore ainsi), c'est uniquement parce que nous voyons dans les paroles du premier un sens « particulier » que nous combattons tant qu'il nous reste un terrain pour le combattre en camarades. La honte des affirmations de Lounatcharski, c'est justement qu'il a pu les rattacher à ses « bonnes » intentions. La nocivité de sa « théorie », c'est justement qu'elle admet de tels moyens ou de telles conclusions pour réaliser de bonnes intentions. Le malheur est justement que les « bonnes » intentions demeurent tout au plus l'affaire subjective de Pierre, Jean ou Paul, tandis que la portée sociale de semblables affirmations est certaine, indiscutable, et ne saurait être infirmée par aucune restriction ou explication.

Seuls les aveugles ne voient pas la parenté idéologique entre la « divinisation du potentiel humain supérieur » de Lounatcharski et la « substitution universelle » du psychique à toute la nature physique de Bogdanov. La pensée est la même, mais, dans un cas, elle est exprimée principalement au point de vue de l'esthétique et, dans l'autre, au point de vue de la gnoséologie. La « substitution », qui aborde la question tacitement et d'un autre côté, divinise déjà le « potentiel humain supérieur » en détachant le « psychique » de l'homme et en substituant le « psychique en général », immensément élargi, abstrait et divinement mort, à toute la nature physique. Et le « logos » de Iouchkévitch introduit « dans le torrent irrationnel du donné » ?

Mettez un doigt dans l'engrenage, la main y passe. Or, nos disciples de Mach sont tous pris dans l'engrenage de l'idéalisme, c'est‑à‑dire dans un fidéisme atténué, affiné, enlisés depuis qu'ils ont commencé à considérer la « sensation » comme un « élément » particulier, et non comme une image du monde extérieur. A ne point reconnaître la théorie matérialiste d'après laquelle la conscience humaine reflète le monde extérieur objectivement réel, on glisse nécessairement à la sensation et au psychique désincarnés, à la volonté et à l'esprit désincarnés.

5. Ernst Haeckel et Ernst Mach[modifier le wikicode]

Examinons les rapports de la doctrine de Mach, courant philosophique, avec les sciences de la nature. La doctrine de Mach tout entière combat à outrance la « métaphysique » des sciences ‑ nom qu'elle donne au matérialisme des sciences de la nature, c'est‑à‑dire à la conviction spontanée, non consciente, diffuse, philosophiquement inconsciente, qu'a l'immense majorité des savants, de la réalité objective du monde extérieur reflété par notre conscience. Nos disciples de Mach taisent hypocritement ce fait, en estompant ou brouillant les attaches indissolubles du matérialisme spontané des savants et du matérialisme philosophique, connu de longue date en tant que tendance et confirmé des centaines de fois par Marx et Engels.

Voyez Avenarius. Dès son premier ouvrage La philosophie, conception du monde d'après le principe du moindre effort, paru en 1876, il combat la métaphysique des sciences[12], c'est‑à‑dire le matérialisme des sciences de la nature, et cela, comme il l'avouait lui‑même en 1891 (sans, du reste, avoir « rectifié » ses vues !), en se plaçant au point de vue de la théorie idéaliste de la connaissance.

Voyez Mach. Dès 1872, et même avant, jusqu'en 1906, il ne cesse de combattre la métaphysique de la science ; et il a la bonne foi de convenir que « bon nombre de philosophes » (les immanents y compris) le suivent, mais « fort peu de savants » (Analyse des sensations, p. 9). Mach reconnaît de bonne foi, en 1906, que « la plupart des savants s'en tiennent au matérialisme » (Erkenntnis und Irrtum, 2° édition, p. 4).

Voyez Petzoldt. Il déclare en 1900 que « les sciences de la nature sont entièrement (ganz und gar) imprégnées de métaphysique ». « Leur expérience a encore besoin d'être épurée » (Einführung in die Philosophie der reinen Erfahrung, t. I, p. 343). Nous savons qu'Avenarius et Petzoldt « épurent » l'expérience de toute admission de la réalité objective qui nous est donnée dans la sensation. En 1904 Petzoldt déclare que « la conception mécaniste du savant contemporain n'est pas, quant au fond, supérieure à celle des Indiens de l'ancien temps ». « Il est absolument indifférent de penser que le monde repose sur un éléphant légendaire ou de le croire constitué de molécules et d'atomes, si molécules et atomes sont conçus comme réels au point de vue de la gnoséologie, au lieu de n'être que de simples métaphores (bloss bildlich) usuelles » (t. II, p. 176).

Voyez Willy, le seul des disciples de Mach qui soit assez honnête pour rougir de sa parenté avec les immanents. Il déclare lui aussi en 1905... « Les sciences en fin de compte constituent, à de nombreux égards, une autorité dont nous devons nous défaire » (Gegen die Schulweisheit, p. 158).

Tout cela n'est d'un bout à l'autre qu'obscurantisme réactionnaire le plus avéré. Considérer les atomes, les molécules, les électrons, etc., comme des reflets approximativement fidèles, formés dans notre esprit, du mouvement objectivement réel de la matière, c'est croire qu'un éléphant porte sur lui le monde ! On conçoit que les immanents se soient cramponnés des deux mains aux basques de cet obscurantiste grotesquement habillé en positiviste à la mode. Il n'est pas un seul immanent qui ne s'attaque, l'écume aux lèvres, à la « métaphysique » de la science et au « matérialisme » des savants justement parce que ces derniers reconnaissent la réalité objective de la matière (et de ses particules), du, temps, de l'espace, des lois de la nature, etc., etc. Bien avant les nouvelles découvertes de la physique, qui donnèrent naissance à l'« idéalisme physique », Leclair combattit, appuyé à Mach, « le courant matérialiste dominant (Grundzug) de la science contemporaine » (titre du § 6 dans Der Realismus der modernen Naturwissenschaft lm Lichte der von Berkeley und Kant angebahnten Erkenntniskritik, 1879); Schubert‑Soldern guerroya contre la métaphysique de la science (titre du chapitre II dans Grundlagen einer Erkenntnistheorie, 1884); Rehmke pourfendit le « matérialisme » des sciences de la nature, cette « métaphysique de la rue » (Philosophie und Kantianismus, 1882, p. 17), etc., etc.

Les immanents tiraient à bon droit, de cette conception du « caractère métaphysique » du matérialisme des sciences propre aux disciples de Mach, des conclusions nettement et ouvertement fidéistes. Si les sciences de la nature nous donnent, dans leurs théories, uniquement des métaphores, des symboles, des formes de l'expérience humaine, etc., et non une image de la réalité objective, il est absolument indiscutable que l'humanité est en droit de se créer, dans un autre domaine, des « concepts » non moins « réels » : Dieu, etc.

La philosophie du savant Mach est aux sciences de la nature ce que le baiser du chrétien Judas fut au Christ. Se ralliant, au fond, à I'idéalisme philosophique, Mach livre les sciences au fidéisme. Son reniement du matérialisme des sciences est réactionnaire à tous les points de vue : nous l'avons vu assez nettement en traitant de la lutte des « idéalistes physiques » contre la plupart des savants demeurés sur les positions de la vieille philosophie. Nous le verrous encore plus clairement, en comparant le célèbre savant Ernst HaeckeI au philosophe célèbre (parmi la petite bourgeoisie réactionnaire), Ernst Mach.

La tempête soulevée dans les pays civilisés par les Enigmes de l'Univers de E. Haeckel a fait ressortir avec un singulier relief l'esprit de parti en philosophie, dans la société contemporaine d'une part et, de l'autre, la véritable portée sociale de la lutte du matérialisme contre l'idéalisme et, l'agnosticisme. La diffusion de ce livre par centaines de milliers d'exemplaires, immédiatement, traduit dans toutes les langues et répandu en éditions à bon marché, atteste avec évidence que cet ouvrage « est allé au peuple », et que E. Haeckel a du coup conquis des masses de lecteurs. Ce petit livre populaire est devenu une arme de la lutte de classe. Dans tous les pays du monde, les professeurs de philosophie et de théologie se sont mis de mille manières à réfuter et à pourfendre Haeckel. Le célèbre physicien anglais Lodge a entrepris la défense de Dieu contre Haeckel. M. Chwolson, physicien russe, s'est rendu en Allemagne pour y faire paraître un triste libelle ultra‑réactionnaire contre Haeckel et certifier aux très‑honorés philistins que toutes les sciences de la nature ne professent pas le « réalisme naïf »[13]. Les théologiens partis en guerre contre Haeckel sont légion. Pas d'injures furieuses que les professeurs de la philosophie officielle ne lui aient adressées[14]. Il est réjouissant de voir ‑ peut‑être pour la première fois de leur vie, ‑ chez ces momies desséchées par une scolastique morte, les yeux s'animer et les joues se colorer sous les soufflets que leur a administrés Ernst Haeckel. Les pontifes de la Science pure et de la théorie, semble‑t‑il, la plus abstraite poussent véritablement des clameurs de rage et, dans tout ce rugissement des bonzes de la philosophie, (l'idéaliste Paulsen, l'immanent Rehmke, le kantien Adickes et tant d'autres, dont seul tu connais les noms, Seigneur !), l'oreille discerne ce motif essentiel : contre la « métaphysique » des sciences de la nature, contre le « dogmatisme », contre l'« exagération de la valeur et de la portée des sciences », contre le « matérialisme des sciences ». ‑ Il est matérialiste, haro sur lui ! Haro sur le matérialiste ! Il trompe le public en ne se qualifiant pas expressément de matérialiste. Voilà ce qui provoque surtout des crises d'hystérie chez les très ­honorés professeurs.

Le plus caractéristique dans toute cette tragi‑comédie[15], c'est que Haeckel répudie lui‑même le matérialisme et repousse l'appellation de matérialiste. Bien plus : loin de répudier toute religion, il imagine la sienne propre (quelque chose comme la « foi athéiste » de Boulgakov ou l'« athéisme religieux » de Lounatcharski), et il défend en principe l'union de la religion et de la science ! De quoi s'agit‑il donc ? Quel « fatal malentendu » a déchaîné ce tohu‑bohu ?

C'est que la naïveté philosophique de E. Haeckel, l'absence chez lui de tout but politique, son désir de compter avec le préjugé dominant des philistins contre le matérialisme, ses tendances personnelles à la conciliation et ses propositions concernant la religion, n'ont fait qu'apparaître avec relief le caractère d'ensemble de son livre, l'indestructibilité du matérialisme des sciences de la nature et son incompatibilité avec toute la philosophie et la théologie professorales officielles. Pour sa part, Haeckel ne veut pas rompre avec les philistins; mais ce qu'il expose avec une conviction aussi naïve qu'inébranlable ne se concilie absolument avec aucune des nuances de l'idéalisme philosophique dominant. Ces nuances ‑ à commencer par les théories réactionnaires les plus grossières d'un Hartmann pour finir par le prétendu dernier mot du positivisme progressiste et avancé de Petzoldt ou par l'empiriocriticisme de Mach, ‑ ont toutes ceci de commun que le matérialisme des sciences de la nature est pour elles de la « métaphysique », que l'admission de la vérité objective des théories et des conclusions des sciences témoigne du plus « naïf réalisme », etc. Et c'est cette doctrine « sacro‑sainte » de toute la philosophie et de la théologie professorales qui est souffletée à chaque page du livre de Haeckel. Le savant qui exprime assurément les opinions, les dispositions d'esprit et les tendances les plus durables, quoique insuffisamment cristallisées, de la plupart des savants de la fin du XIX° et du commencement du XX° siècle, montre d'emblée, avec aisance et simplicité, ce que la philosophie professorale tentait de cacher au public et de se cacher à elle‑même, à savoir : qu'il existe une base de plus en plus large et puissante, contre laquelle viennent se briser les vains efforts des mille et une écoles de l'idéalisme philosophique, du positivisme, du réalisme, de l'empiriocriticisme et de tout autre confusionnisme. Cette base, c'est le matérialisme des sciences de la nature. La conviction des « réalistes naïfs » (c'est‑à‑dire de l'humanité entière) que nos sensations sont des images du monde extérieur objectivement réel, est aussi la conviction sans cesse grandissante, sans cesse affermie, de la masse des savants.

La cause des fondateurs de nouvelles petites écoles philosophiques, la cause des inventeurs d'« ismes » gnoséologiques nouveaux est perdue pour toujours, sans espoir de revanche. Ils auront beau barboter dans leurs petits systèmes pleins d'« originalité », s'évertuer à amuser quelques admirateurs à l'aide de discussions intéressantes sur le point de savoir si c'est l'empiriocriticiste Bobtchinski ou l'empiriomoniste Dobtchinski qui, le premier, a dit « Eh ! », ils pourront même créer une vaste littérature « spéciale » comme l'ont fait les « immanents », peu importe : en dépit de toutes ses oscillations et hésitations, en dépit de toute l'inconscience du matérialisme des savants, en dépit des engouements d'hier pour l'« idéalisme physiologique » à la mode, ou d'aujourd'hui pour l'« idéalisme physique » à la mode, le développement des sciences de la nature rejette loin de lui tous les menus systèmes et toutes les subtilités, faisant encore et encore ressortir au premier plan la « métaphysique » du matérialisme des sciences de la nature.

Ce qui précède peut, être illustré par un exemple tiré de Haeckel. L'auteur confronte dans les Merveilles de la vie les théories de la connaissance moniste et dualiste. Nous citons les passages les plus intéressants de, cette confrontation :

Théorie moniste de la connaissanceThéorie dualiste de la connaissance
….….
3. La connaissance est un phénomène physiologique, dont l'organe anatomique est le cerveau.3. La connaissance n'est pas un phénomène physiologique, mais un processus tout spirituel.
4. La seule partie du cerveau humain où la connaissance a lieu est un territoire limité de l'écorce, le phronéma.4. La partie du cerveau qui semble fonctionner comme organe de la connaissance, n'est en réalité que l'instrument qui fait apparaître le phénomène intellectuel.
5. Le phronéma est une dynamo très perfectionnée dont les parties composantes sont constituées par des millions de cellules physiques (phronétales).

De même que pour les autres organes du corps, la fonction (spirituelle) de celui‑ci est le résultat final des fonctions des cellules composantes[16].

5. Le phronéma comme organe de la raison n'est pas autonome, mais n'est à l'aide de ses parties composantes (cellules phronétales) que l'intermédiaire entre l'esprit immatériel et le monde extérieur. La raison humaine est essentiellement différente de l'intelligence des animaux supérieurs et des instincts des animaux inférieurs.

Cet extrait typique des œuvres de Haeckel montre que l'auteur n'entre pas dans le détail des questions philosophiques et ne sait pas opposer l'une à l'autre les théories matérialiste et idéaliste de la connaissance. Il se moque de toutes les subtilités idéalistes, ou plutôt des subtilités philosophiques spéciales, au point de vue de la science, n'admettant même pas l'idée qu'il puisse y avoir une théorie de la connaissance autre que celle du matérialisme des sciences de la nature. Il se moque des philosophes en matérialiste, sans même s'apercevoir qu'il se place au point de vue matérialiste !

On comprendra la rage impuissante des philosophes devant ce matérialisme omnipotent. Nous citons plus haut l'opinion du « vrai Russe » Lopatine. Voici maintenant celle de M. Rudolf Willy, l'« empiriocriticiste » le plus avancé, irréductiblement hostile à l'idéalisme (plaisanterie à part !) : « mélange chaotique de certaines lois scientifiques, telles que la loi de la conservation de l'énergie, etc., et de diverses traditions scolastiques sur la substance et la chose en soi » (Gegen die Schulweisheit, p. 128).

D'où vient la colère du très‑honorable « positiviste moderne » ? Le moyen de ne pas se mettre en colère, quand il a compris d'emblée que toutes les grandes idées de son maître Avenarius ‑ exemples : le cerveau n'est pas l'organe de la pensée, les sensations ne sont pas l'image du monde extérieur, la matière (« substance ») ou la « chose en soi » n'a pas de réalité objective, etc., ‑ne sont, au point de vue de Haeckel, du commencement à la fin, qu'un galimatias idéaliste !? Haeckel ne le dit pas, car il ne s'adonne pas à la philosophie et ne s'occupe pas de l'« empiriocriticisme » comme tel. Mais R. Willy ne peut que constater que les cent mille lecteurs de Haeckel équivalent à cent mille crachats à l'adresse de la philosophie de Mach et d'Avenarius. Et Willy de s'essuyer à l'avance, à la manière de Lopatine. Car le fond des arguments de M. Lopatine et de M. Willy contre tout matérialisme en général et contre le matérialisme des sciences de la nature en particulier, est tout à fait le même. Pour nous, marxistes, la différence entre M. Lopatine et MM. Willy, Petzoldt, Mach et Cie, n'est pas plus grande que la différence entre un théologien protestant et un théologien catholique.

La « guerre » faite à Haeckel a prouvé que ce point de vue qui est le nôtre correspond à la réalité objective, c'est‑à-dire à la nature de classe de la société contemporaine et à ses tendances idéologiques de classe.

Encore un petit exemple. Le disciple de Mach Kleinpeter a traduit de l'anglais en allemand le livre de Carl Snyder : Tableau de l'univers d'après les sciences modernes (Das Weltbild der modernen Naturwissenschaft, Lpz., 1905), ouvrage très répandu en Amérique. Ce livre expose, en un langage clair et simple, les diverses découvertes les plus récentes de la physique et des autres sciences de la nature. Et le disciple de Mach Kleinpeter a dû le pourvoir d'une préface où il fait des réserves et constate notamment l'« insuffisance » de la gnoséologie de Snyder (p. V). Pourquoi ? Parce que Snyder ne doute pas un instant que le tableau du monde est un tableau qui montre comment la matière se meut et comment la « matière pense » (I.c., p. 228). Dans son livre suivant : La machine de l'univers (Lond. and N. Y., 1907, Carl Snyder : The World Machine), parlant de Démocrite d'Abdère, qui vécut vers 460‑360 avant J.‑C. et auquel le livre est dédié, l'auteur dit : « On a souvent nommé Démocrite le père du matérialisme. Cette école philosophique n'est guère aujourd'hui à la mode ; il n'est cependant pas superflu d'observer que tout le progrès moderne de nos idées sur le monde se fonde, en réalité, sur les principes du matérialisme. A dire vrai (practically speaking), les principes du matérialisme sont tout bonnement inéluctables (unescapable) dans les recherches scientifiques » (p. 140).

« On peut certes, si l'on y trouve agrément, rêver avec le bon évêque Berkeley que tout est rêve ici‑bas. Mais quel que soit l'agrément des prestidigitations de l'idéalisme éthéré, il se trouvera peu de gens pour douter, malgré la diversité des opinions sur le problème du monde extérieur, de leur propre existence. Il n'est pas besoin de courir après les feux follets de toute sorte de Moi et de Non‑Moi pour se convaincre qu'en admettant notre propre existence nous ouvrons les six portes de nos sens à diverses apparences. L'hypothèse des masses nébuleuses, la théorie de la lumière en tant que mouvement de l'éther, la théorie des atomes et toutes les autres doctrines semblables, peuvent être déclarées de commodes « hypothèses de travail » ; mais, rappelons‑le, tant que ces doctrines ne sont pas réfutées, elles reposent plus ou moins sur la même base que l'hypothèse suivant laquelle l'être que vous appelez moi, cher lecteur, parcourt en ce moment ces lignes » (pp. 31‑32).

Imaginez‑vous le sort infortuné du disciple de Mach qui voit ses chères et subtiles constructions ramenant les catégories des sciences de la nature à de simples hypothèses de travail, tournées en dérision, comme pur galimatias, par les savants des deux côtés de l'océan ! Faut‑il s'étonner qu'un Rudolf Willy combatte en 1905 Démocrite comme un ennemi vivant, ce qui illustre admirablement l'esprit de parti de la philosophie et révèle encore et encore la véritable attitude de l'auteur dans cette bataille des partis ? « Sans doute, écrit Willy, Démocrite n'a‑t‑il pas la moindre idée que les atomes et l'espace vide ne sont que des concepts fictifs, utiles à titre auxiliaire (blosse Handlangerdienste) et adoptés pour des raisons d'utilité tant qu'ils sont d'un usage commode. Démocrite n'était pas assez libre pour le comprendre ‑, mais nos savants contemporains ne sont pas libres non plus, à quelques exceptions près. La foi du vieux Démocrite est aussi la leur » (l.c., p. 57).

C'est à désespérer ! Il a été démontré tout à fait « d'une manière nouvelle », « empiriocritique », que l'espace et les atomes sont des « hypothèses de travail » ; or, les savants se moquent de ce berkeleyisme et suivent Haeckel ! Nous ne sommes pas du tout des idéalistes, le contraire serait une calomnie, nous ne faisons que travailler (avec les idéalistes) à réfuter la tendance gnoséologique de Démocrite ; nous y travaillons depuis plus de 2000 ans, ‑ en pure perte ! Il ne reste plus à notre leader, Ernst Mach, qu'à dédier son dernier ouvrage, le bilan de sa vie et de sa philosophie, Connaissance et Erreur, à Wilhelm Schuppe, et à noter dans le texte avec regret que la plupart des savants sont des matérialistes, et que nous sympathisons, « nous aussi », avec Haeckel... pour sa « liberté d'esprit » (p. 14).

L'idéologue de la petite bourgeoisie réactionnaire, qui suit l'obscurantiste W. Schuppe et « sympathise » avec la liberté d'esprit de Haeckel, apparaît ici dans toute sa prestance. Ils sont tous pareils, ces philistins humanitaires d'Europe, avec leur amour de la liberté et leur soumission idéologique (tant économique que politique) aux Wilhelm Schuppe[17]. L'indépendance à l'égard de tout parti n'est, en philosophie, que servilité misérablement camouflée à l'égard de l'idéalisme et du fidéisme.

Comparez enfin à ce qui précède l'appréciation donnée de Haeckel par Franz Mehring qui non seulement désire être marxiste, mais qui sait l’être. Dès la parution des Enig­mes de l’Univers, à la fin de 1899, Mehring observait que « le livre de Haeckel, précieux tant par ses insuffisances que par ses qualités, contribuera à éclairer les opinions devenues assez confuses sur ce qu'est pour notre parti le matérialisme historique d'une part et le matérialisme his­torique, de l'autre »[18]. L'insuffisance de Haeckel est qu'il n'a pas la moindre idée du matérialisme historique et en arrive à énoncer des absurdités criantes, tant sur la politique que sur la « religion moniste », etc., etc. « Matérialiste et moniste, Haeckel professe le matérialisme des sciences de la nature, et non le matérialisme historique » (ibid.).

« Que ceux‑là lisent l'ouvrage de Haeckel qui veulent se rendre compte par eux‑mêmes de cette incapacité (du matérialisme des sciences de la nature en présence des questions sociales), et prendre conscience de l'impérieuse nécessité d'élargir le matérialisme des sciences de la nature jusqu'au matérialisme historique, afin d'en faire une arme vraiment invincible dans la grande lutte de l'humanité pour son émancipation.

« Telle n'est d'ailleurs pas le seule raison de lire cet ouvrage. Le côté le plus faible de ce dernier est indissolublement lié à son côté le plus fort, à l'exposé si brillant et si clair du développement des sciences de la nature en ce (XIX°) siècle, ‑ partie la plus vaste et la plus importante de ce livre, ‑ autrement dit : à un exposé de la marche triomphale du matérialisme des sciences de la nature[19]. »

  1. Vierteljahrsschrilt fur wissenschaftliche Philosophie : 1895, t. XIX, F. Blei, « Die Metaphysik in der Nationalökonomie », pp. 378‑390.
  2. En français dans le texte. (N.R.)
  3. Mach, imbu du même esprit, se prononce pour le socialisme bureaucratique de Popper et de Menger, qui garantit la tliberté individuelle », tandis que la doctrine des social‑démocrates, qui, paraît‑il, « diffère désavantageusement » de ce socialisme, menace d'un « asservissement plus général et plus pénible encore que dans l'Etat monarchique ou oligarchique ». Voir Erkenntnis und Irrtum, 2. Aufl., 1906, pp. 80‑81.
  4. Il est caractéristique que la découverte de la loi de la conservation et de la transformation de l'énergie soit définie par Souvorov comme la « confirmation des propositions fondamentales de l'énergétique » (p. 292). Notre « réaliste » se réclamant du marxisme a‑t‑il oui dire que les matérialistes vulgaires Büchner et Cie et le matérialiste dialectique Engels voyaient dans cette loi la confirmation des propositions fondamentales du matérialisme ? Notre « réaliste » s'est‑il demandé ce que signifie cette différence ? Oh, non, il a tout bonnement suivi la mode, il a répété Ostwald, rien de plus. Le malheur est justement que les « réalistes » de ce genre s'inclinent devant la mode, alors qu'Engels, par exemple, s'est assimilé le terme ‑ nouveau pour lui ‑ d'énergie et s'en est servi dès 1885 (préface à la deuxième édition de l'Anti‑Dühring) et en 1888 (L. Feuerbach), mais comme d'un synonyme des termes « force » et « mouvement ». Engels sut enrichir son matérialisme d'une terminologie nouvelle. Les « réalistes » et les autres brouillons qui se sont emparés du terme nouveau n'ont pas aperçu la différence entre le matérialisme et l'énergétique !
  5. Karl Grün : Ludwig Feuerbach in seinem Briefwechsel und Nachlass, sowie in seiner philosophischen Charakterentwicklung, t. I, Leipzig, 1874, p. 361.
  6. Dans une lettre du 13 décembre 1870, Marx dit du positiviste; Beesley : « Le professeur Beesley est « comtiste » et, comme tel, obligé de faire valoir toutes sortes d'échappatoires » (crotchets). Comparez ces lignes à l'appréciation des positivistes à la Huxley formulée par Engels en 1892.
  7. L'expression est encore maladroite et imprécise : il fallait dire « idéalistes » au lieu de « métaphysiciens ». J. Dietzgen oppose lui-même, par ailleurs, les métaphysiciens aux dialecticiens.
  8. Notez que Dietzgen s'est déjà corrigé et a expliqué en termes plus précis quel est le parti des ennemis du matérialisme.
  9. Voir dans Kleinere philosophische Schriften, 1903, p. 135, l'article « La philosophie social‑démocrate », écrit en 1876.
  10. Et voici un nouvel exemple de la façon dont les courants largement répandus de la philosophie bourgeoise réactionnaire exploitent en fait la doctrine de Mach. Le « pragmatisme » (philosophie de I’action ; du grec pragma, acte, action) est peut‑être le « dernier cri de la mode » de la philosophie américaine la plus récente. C'est peut-être au pragmatisme que les revues philosophiques accordent la part la plus large. Le pragmatisme tourne en dérision la métaphysique du matérialisme et de l'idéalisme, porte aux nues l'expérience et seulement I 'expérience, voit dans la pratique l'unique critère, se réclame du courant positiviste en général, invoque plus spécialement Ostwald, Mach, Pearson, Poincaré Duhem, etc. le fait que la science n'est pas une « copie absolue de la réalité », et... déduit de tout cela, le plus tranquillement du monde, l'existence de Dieu, à des fins pratiques, exclusivement pratiques, sans la moindre métaphysique, sans dépasser aucunement les limites de l'expérience (cf. William James, Pragmatism. À new Name for Some Old Ways of Thinking, N. Y., and L., 1907, p. 57 et notamment p. 106). La différence entre la doctrine de Mach et le pragmatisme est, du point de vue matérialiste, aussi minime, aussi insignifiante que la différence entre l'empiriocriticisme et l'empirionionisme. Comparez, pour vous en convaincre, la définition de la vérité formulée par Bogdanov à celle des pragmatistes : « La vérité est pour le pragmatiste une conception générique désignant, dans l’expérience, diverses valeurs déterminées de travail (working‑values) » (ibid., p. 68).
  11. Essais, pp. 157,159. Cet auteur traite aussi, dans la Zagranitchnaïa Gazéta « du socialisme scientifique et de sa valeur religieuse » (n° 3, p. 5) ; il écrit explicitement dans l'Obrazovanié (I'Enseignement), 1908, n° 1, p. 164 : « Une nouvelle religion mûrit depuis longtemps en moi. »
  12. 79, 114, etc.
  13. O. D. Chwolson : Hegel, Haeckel, Éossuth und das zwölfte Gebot, 1906, cf. p. 80.
  14. La plaquette de Heinrich Schmidt, La lutte autour des « Enigmes de l'Univers » (Bonn, 1900), donne un tableau assez réussi de la campagne des professeurs de philosophie et ide théologie contre Haeckel. Cette brochure a cependant vieilli aujourd'hui.
  15. L'élément tragique y a été introduit par l'attentat commis au printemps de cette année (1908) contre Haeckel. Le savant avait reçu de nombreuses lettres anonymes, où il était traité de « chien », d'« impie »; de « singe », etc. ; à Iéna un « bon Allemand » jeta dans son cabinet de travail une pierre d'assez belle dimension.
  16. J'use de la traduction française : les Merveilles de la vie, Paris, Schleicher, Tabl. I et XVI.
  17. Plékhanov cherche moins dans ses notes contre la doctrine de Mach à réfuter Mach qu'à nuire au bolchévisme par esprit de fraction. La parution de deux petits livres dus à la plume de menchéviks disciples de Mach le punit déjà, en fait, d'avoir exploité d'aussi piètre et misérable façon les controverses théoriques fondamentales.
  18. F. Mehring : Die Welträtsel, Neue Zeit, 1899‑1900, t. 18, 1, 418.
  19. Ibid., p.419.