1. La théorie de la connaissance de l’empiriocriticisme et du matérialisme dialectique. I

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1: Les sensations et les complexes de sensations[modifier le wikicode]

Les principes de base de la théorie de Mach et d'Avenarius ont été exposés avec franchise, simplicité et clarté dans les premières œuvres philosophiques de ces auteurs. Nous en abordons l'examen dès maintenant, remettant à plus tard l'analyse des corrections et retouches qu'ils firent par la suite.

« La science, écrivait Mach en 1872, ne peut avoir pour mission que : 1. Rechercher les lois des rapports entre les représentations (psychologie). 2. Découvrir les lois des rapports entre les sensations (physique). 3. Expliquer les lois des liaisons entre les sensations et les représentations (psychophysique)[1]. » Voilà qui est parfaitement clair.

La physique a pour objet les liaisons entre les sensations, non entre les choses ou les corps dont nos sensations sont l’image. Mach reprend la même idée, en 1893, dans sa Méca­nique : « Les sensations ne sont pas des symboles des choses ». La « chose » est au contraire un symbole mental pour un complexe de sensations d'une stabilité relative. Ce ne sont pas les choses (les corps), mais bien les couleurs, les sons, les pressions, les espaces, les durées (ce que nous appelons d'ha­bitude des sensations) qui sont les véritables éléments du monde[2] ».

Nous reparlerons plus loin de ce petit mot « éléments », fruit de douze années de « méditations ». Retenons seulement pour l'instant que Mach reconnaît ici, explicitement, que les choses ou les corps sont des complexes de sensations, qu'il oppose très nettement son point de vue philosophique à la théorie contraire selon laquelle les sensations sont des « symboles » des choses (il serait plus exact de dire : des images ou des reflets des choses). Cette dernière théorie constitue le matérialisme philosophique. Ainsi, le matérialiste Friedrich Engels, collaborateur bien connu de Marx et fondateur du marxisme, parle constamment et sans exception dans ses œuvres des choses et de leurs reproductions ou reflets dans la pensée (Gedanken‑Abbilder), ces images mentales n'ayant, cela va de soi, d'autre origine que les sensations. Il semblerait que cette conception fondamentale de la « philosophie marxiste » dût être connue de tous ceux qui en parlent et, à plus forte raison, de ceux qui s'en réclament dans des publications. Mais, en raison de l'extrême confusion créée par nos disciples de Mach, force nous est de répéter des truismes. Prenons la section I de l'Anti‑Dühring et lisons ce qui suit : « ...les choses et leurs reflets dans la pensée ... »[3]; ou encore la première section de la partie « Philosophie » : « Mais où la pensée prend‑elle ces principes [il s'agit des premiers principes de toute connaissance] ? En elle‑même ? Non... des formes de l'Etre... la pensée ne peut jamais tirer et dériver ces formes d'elle‑même, mais, précisément, du monde extérieur seul... les principes ne sont pas le point de départ de la recherche [comme le veut Dühring qui voudrait être un matérialiste, mais n'arrive pas à appliquer le matérialisme avec esprit de suite], mais son résultat final; ils ne sont pas appliqués à la nature et à l'histoire des hommes, mais abstraits de celles‑ci; ce ne sont pas la nature et l'empire de l'homme qui se conforment aux principes, mais les principes ne sont exacts que dans la mesure où ils sont conformes à la nature et à l'histoire. Telle est la seule conception matérialiste de la question, et celle que lui oppose M. Dühring est idéaliste, elle met la chose entièrement sur la tête et construit le monde réel en partant de l'idée » (ibid., p. 21). Et cette « seule conception matérialiste, Engels l'applique, répétons‑le, partout et sans exception, dénonçant sans merci chez Dühring le moindre petit écart du matérialisme à l'idéalisme. Tout lecteur un peu attentif de l'Anti‑Dühring et de Ludwig Feuerbach trouvera des dizaines de passages où Engels parle des choses et de leurs reproductions dans le cerveau de l'homme, dans la conscience, dans la pensée, etc. Engels ne dit pas que les sensations ou les représentations soient des « symboles » des choses, car le matérialisme conséquent doit substituer ici les « images », les reproductions ou les reflets aux « symboles », comme nous le montrerons en détail en son lieu et place. Or, il ne s'agit pas pour l'instant de telle ou telle définition du matérialisme, mais de l'antinomie entre matérialisme et idéalisme, de la différence entre les deux lignes fondamentales de la philosophie. Faut‑il aller des choses à la sensation et à la pensée ? Ou bien de la pensée et de la sensation aux choses ? Engels s'en tient à la première ligne, celle du matérialisme. Mach s'en tient à la seconde, celle de l'idéalisme. Aucun subterfuge, aucun sophisme (dont nous retrouverons encore une multitude infinie) ne voileront ce fait indiscutable et bien clair que la doctrine d'Ernst Mach, suivant laquelle les choses sont des complexes de sensations, n'est qu'idéalisme subjectif, que rabâchage de la théorie de Berkeley. Si, d'après Mach, les corps sont des « complexes de sensations », ou, comme disait Berkeley, des « combinaisons" de sensations », il s'ensuit nécessairement que le monde entier n'est que représentation. Partant de ce principe, on ne peut admettre l'existence des autres hommes, mais seulement de soi‑même : pur solipsisme. Mach, Avenarius, Petzoldt et Cie ont beau le réfuter, ils ne peuvent en réalité se défaire du solipsisme sans recourir à de criantes absurdités logiques. Pour mieux faire ressortir cet élément fondamental de la philosophie de Mach, citons encore quelques passages des œuvres de cet auteur. En voici un spécimen tiré de Analyse der Empfindungen (Analyse des sensations, traduction russe de Kotliar, édition Skirmount, Moscou, 1907) :

« Nous avons devant nous un corps pointu S. Quand nous touchons la pointe, la mettant en contact avec notre corps, nous ressentons une piqûre. Nous pouvons voir la pointe sans éprouver de piqûre. Mais quand nous éprouvons la piqûre, nous trouvons la pointe. Ainsi, la pointe visible est I’élément constant, et la piqûre un facteur accidentel qui peut, suivant les circonstances, être ou ne pas être lié à l'élément constant. La fréquence de phénomènes analogues habitue enfin à considérer toutes les propriétés des corps comme des « actions » émanant de ces éléments constants et atteignant notre Moi par l'intermédiaire de notre corps, « actions » que nous appelons « sensations » ... » (p. 20).

Autrement dit : les hommes « s'habituent » à se placer au point de vue du matérialisme, à voir dans les sensations les résultats de l'action des corps, des choses, de la nature sur nos organes des sens. Cette « habitude néfaste pour les idéalistes en philosophie (adoptée par l'humanité entière et par toutes les sciences de la nature !) déplaît fort à Mach, et le voilà qui entreprend de la détruire :

« ... Mais, par là même, ces éléments perdent tout leur contenu sensible et deviennent de purs symboles abstraits ... »

Vieux refrain, très honorable Professeur ! Répétition textuelle des dires de Berkeley, selon lequel la matière est un pur symbole abstrait. Mais c'est plutôt Ernst Mach qui, à la vérité, se promène dans l'abstraction pure, car s'il ne reconnaît pas que la réalité objective existant indépendamment de nous est tout simplement notre « contenu sensible », il ne lui reste que le Moi « purement abstrait », le Moi avec une majuscule et en italique, « le clavecin en délire imaginant qu'il est seul au monde ». Si le « contenu sensible » de nos sensations n'est pas le monde extérieur, c'est donc que rien n'existe hors ce Moi tout nu, qui s'abandonne à de vaines élucubrations « philosophiques ». Métier absurde et stérile !

« ... Il est vrai alors que le monde n'est fait que de nos sensations. Mais nous ne connaissons en ce cas que nos sensations, et l'hypothèse de l'existence des éléments constants, ainsi que leur interaction qui n'engendre que des sensations, devient tout à fait oiseuse et superflue. Ce point de vue ne peut convenir qu'à un réalisme flottant ou à un criticisme flottant ».

Nous avons reproduit intégralement le paragraphe 6 de « remarques antimétaphysiques » de Mach. Ce n'est d'un bout à l'autre qu'un plagiat de Berkeley. Pas un jugement, pas une lueur de pensée, si ce n'est que « nous ne percevons que nos sensations ». De là, une seule conclusion : « le monde n'est fait que de mes sensations ». Mach n'a pas le droit de mettre, comme il le fait, « nos » au lieu de « mes ». Déjà ce seul mot révèle chez Mach ces mêmes « flottements » qu'il reproche aux autres. Car si l'« hypothèse » du monde extérieur est « oiseuse », celle de l'aiguille existant indépendamment de moi et d'une interaction entre mon corps et la pointe de l'aiguille, si toute cette hypothèse est vraiment « oiseuse et superflue », il est, au premier chef, oiseux et superflu de « faire l'hypothèse » de l'existence des autres hommes. Moi seul j'existe, tandis que tous les autres hommes ainsi que le monde extérieur tout entier tombent dans la catégorie des « éléments constants » oiseux. A ce point de vue, il n'est pas permis de parler de « nos » sensations, et du moment que Mach en parle, c'est que ses flottements sont flagrants. Ce qui prouve simplement que sa philosophie se réduit à une phraséologie oiseuse et vaine, à laquelle l'auteur lui-même ne croit pas.

Voici chez Mach un exemple frappant de flottement et d'équivoque. Nous lisons au paragraphe 6 du chapitre XI de l'Analyse des sensations : « Si je pouvais ou si quelqu'un pouvait, à l'aide de divers procédés physiques et chimiques, observer mon cerveau au moment où j'éprouve une sensation, il serait possible de déterminer à quels processus s'effectuant dans l'organisme sont liées telles ou telles sensations ... » (p. 197).

Très bien ! Ainsi nos sensations sont liées à des processus déterminés s'effectuant dans notre organisme en général et dans notre cerveau en particulier ? Oui, Mach forme très nettement cette « hypothèse », ‑ il serait plutôt difficile de ne pas la former au point de vue des sciences de la nature. Mais, permettez, c'est cette même « hypothèse » de ces mêmes « éléments constants et de leur interaction » que notre philosophe a proclamée oiseuse et superflue ! Les choses, nous dit‑on, sont des complexes de sensations; aller au‑delà, nous assure Mach, ‑ considérer les sensations comme des produits de l'action des choses sur nos organes des sens, c'est de la métaphysique, une hypothèse oiseuse, superflue, etc., à la Berkeley. Or le cerveau est une chose. Il n'est donc, lui aussi, qu'un complexe de sensations. Il s'ensuit qu'à l'aide d'un complexe de sensations, moi (car le moi n’est lui aussi qu'un complexe de sensations), je perçois des complexes de sensations. Charmante philosophie ! On commence par décréter que les sensations sont les « vrais éléments du monde, et on construit sur cette base un berkeleyisme « original »; puis on introduit sournoisement des vues opposées, d'après lesquelles les sensations sont liées à des processus déterminés s'effectuant dans l'organisme. Mais ces « processus » » ne sont‑ils pas liés à l'échange de matières entre l'« organisme » et le monde extérieur ? Cet échange de matières pourrait‑il avoir lieu si les sensations de l'organisme en question ne lui donnaient pas une idée objectivement exacte de ce monde extérieur ?

Mach ne se pose pas de questions aussi embarrassantes : il réunit mécaniquement des fragments de la doctrine de Berkeley et des conceptions tirées des sciences de la nature, qui s'inspirent spontanément de la théorie matérialiste de la connaissance... « On se pose parfois cette question, écrit‑il au même endroit : la « matière » (inorganique) n'a‑t‑elle pas, elle aussi, la faculté de sentir ... » Ainsi, la question de la sensibilité de la matière organique ne se pose même pas ? Les sensations ne sont donc pas primordiales, elles ne représentent qu'une des propriétés de la matière ? Mach saute ici par‑dessus toutes les absurdités du berkeleyisme ! ... « Cette question, dit‑il, est tout à fait naturelle si l'on part des notions physiques habituelles, généralement répandues, d'après lesquelles la matière est la donnée réelle, immédiate et certaine, servant de base à tout, tant à l'organique qu'à l'inorganique ... » Retenons bien cet aveu vraiment précieux de Mach que, d'après les notions physiques habituelles et généralement répandues, la matière est considérée comme la réalité immédiate, dont une variété seule (la matière organique) est douée de la faculté nettement exprimée de sentir... « Car s'il en est ainsi, poursuit Mach, la sensation doit apparaître à l'improviste à partir d’un certain degré de complication de la matière ou doit exister, pour ainsi dire, dans les fondements mêmes de l'édifice. Cette question, selon nous, est erronée quant au fond. Pour nous, la matière n'est pas la donnée première. Cette donnée première est plutôt représentée par les éléments (qu'on appelle sensations dans un certain sens bien déterminé) ... »

Les sensations sont donc les données premières, bien qu'elles ne soient « liées » qu'à des processus déterminés dans la matière organique ! Et, en énonçant cette énormité, Mach semble reprocher au matérialisme (à la « notion physique habituelle, généralement répandue »), de ne pas trancher la question de l'« origine » des sensations. Bel exemple des « réfutations » du matérialisme par les fidéistes et leurs caudataires. Quel autre point de vue philosophique « tranche » un problème pour la solution duquel on n'a pas encore réuni suffisamment de données ? Mach lui‑même ne dit‑il pas, dans le même paragraphe : « tant que ce problème (savoir « jusqu'où les sensations sont répandues dans le monde organique) ne sera résolu dans aucun cas spécial, il sera impossible de répondre à cette question » ?

La différence entre le matérialisme et la « doctrine de Mach » se réduit, par conséquent, en ce qui concerne cette question, à ce qui suit : le matérialisme, en plein accord avec les sciences de la nature, considère la matière comme la donnée première, et la conscience, la pensée, la sensation comme la donnée seconde, car la sensation n'est liée, dans sa forme la plus nette, qu'à des formes supérieures de la matière (la matière organique), et l'on ne peut que supposer « dans les fondements de l'édifice même de la matière l'existence d'une propriété analogue à la sensation. Telle est, par exemple, l'hypothèse du célèbre savant allemand Ernst Haeckel, du biologiste anglais Lloyd Morgan et de bien d'autres, sans parler de l'intuition de Diderot que nous avons citée plus haut. La doctrine de Mach se place à un point de vue opposé, idéaliste, et conduit d'emblée à une absurdité, car, premièrement, la sensation y est considérée comme donnée première, bien qu'elle ne soit liée qu'à des processus déterminés s'effectuant au sein d'une matière organisée de façon déterminée; en second lieu, son principe fondamental selon lequel les choses sont des complexes de sensations se trouve infirmé par l'hypothèse de l'existence d'autres êtres vivants et, en général, de « complexes » autres que le grand Moi donné.

Le petit mot « élément », que nombre de gens naïfs prennent (comme on le verra) pour une trouvaille, ne fait en réalité qu'embrouiller la question par un terme qui ne veut rien dire et crée un faux semblant de solution ou de progrès. Faux semblant, car en fait il reste encore à étudier et à étudier comment la matière qui n'est prétendument douée d'aucune sensibilité se lie à une autre matière, composée des mêmes atomes (ou électrons) et pourvue en même temps de la faculté très nette de sentir. Le matérialisme pose clairement cette question encore irrésolue, incitant par là même à sa solution et à de nouvelles recherches expérimentales. La doctrine de Mach, variété d'un idéalisme confus, obscurcit la question et en dévie l'étude du droit chemin au moyen d'un subterfuge verbal vide de sens : « élément ».

Voici un passage de l'écrit philosophique de Mach, son dernier ouvrage, récapitulatif et final, qui montre tout ce qu'il y a de faux dans ce subterfuge idéaliste. Nous lisons dans Connaissance et erreur : « Alors qu'il n'y a aucune difficulté à construire (aufzubauen) tout élément physique avec des sensations, c'est‑à‑dire avec des éléments psychiques, il est absolument impossible de se figurer (ist keine Möglichkeit abzusehen) la possibilité de se représenter (darstellen) un état psychique à l'aide des éléments, c'est‑à‑dire à l'aide de masses et de mouvements, en usage dans la physique moderne (en prenant ces éléments dans leur rigidité ‑ Starrheit, ‑ état qui n'est propre qu'à cette science spéciale)[4]. »

Engels parle souvent, avec toute la précision voulue, des conceptions rigides d'un grand nombre de savants contemporains versés dans les sciences de la nature, de leurs vues métaphysiques (au sens marxiste du mot, c'est‑à‑dire de leurs vues antidialectiques). Nous verrons plus loin que c'est justement sur ce point que Mach perd le nord, faute de comprendre ou de connaître les rapports entre relativisme et dialectique. Mais il n'est pas question de cela pour le moment. L'important pour nous, c'est de noter ici avec quel relief s'affirme l'idéalisme de Mach, en dépit d'une terminologie confuse que l'on prétend neuve. Il n 'y a, paraît‑il, aucune difficulté à construire tout élément physique avec des sensations, c'est‑à‑dire avec des éléments psychiques ! Évidemment ! De telles constructions sont certainement faciles, parce qu'elles sont purement verbales, creuse servant parce qu'elles ne sont que de la scolastique à introduire en fraude le fidéisme. Rien d'étonnant après cela que Mach dédie ses œuvres aux immanentistes, et ceux‑ci, partisans de l'idéalisme philosophique le plus réactionnaire, se jettent à son cou. Le « positivisme moderne » d'Ernst Mach n'a en somme que près de deux siècles de retard : Berkeley a suffisamment démontré en son temps qu'« avec des sensations, c'est‑à‑dire avec des éléments psychiques », on ne peut « construire » rien d'autre que le solipsisme. Quant au matérialisme, auquel Mach oppose ici encore ses conceptions, sans nommer tout franc et tout net l'« ennemi », l'exemple de Diderot nous a montré quelle était la véritable façon de voir des matérialistes. Elle ne consiste pas à dégager la sensation du mouvement de la matière ou à l'y ramener, mais à considérer la sensation comme une des propriétés de la matière en mouvement. Sur ce point, Engels partageait le point de vue de Diderot. Il se séparait des matérialistes « vulgaires » tels que Vogt, Büchner et Moleschott, pour la raison, entre autres, qu'ils inclinaient à penser que le cerveau sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile. Mais Mach, qui oppose sans cesse ses conceptions au matérialisme, ignore, bien entendu, tous les grands matérialistes, Diderot aussi bien que Feuerbach, Marx et Engels, exactement comme le font tous les professeurs officiels de la philosophie officielle.

Pour caractériser les vues premières et fondamentales d'Avenarius prenons son premier ouvrage philosophique personnel paru en 1876 : La Philosophie, conception du monde d'après le principe du moindre effort. Prolégomènes à la Critique de l'expérience pure. Bogdanov dit dans son Empiriomonisme (livre I, 2° édition, 1905, p. 9, en note) : « l'idéalisme philosophique a servi de point de départ au développement des conceptions de Mach, tandis que pour Avenarius, ce qui le caractérise dès le début, c'est une tendance réaliste. » Bogdanov dit cela, parce qu'il a cru Mach sur parole (voir l'Analyse des sensations, traduction russe, page 288). Mais bien à tort, et son assertion est diamétralement opposée à la vérité. L'idéalisme d'Avenarius ressort, au contraire, avec tant de relief dans l'ouvrage cité de 1876 qu'Avenarius lui-même a dû en convenir en 1891. Il écrit dans sa préface à la Conception humaine du monde : « Le lecteur de mon premier travail systématique : La Philosophie, etc., pensera aussitôt que je vais essayer de traiter des problèmes que comporte la Critique de l'expérience pure en partant avant tout du point de vue idéaliste » (Der menschliche Weltbegriff, 1891, Vorwort, p. IX), mais la « stérilité de l'idéalisme philosophique » m'a fait « douter que ma première voie fût la bonne » (p. X). Ce point de départ idéaliste d'Avenarius est généralement admis dans la littérature philosophique; j'en appelle à Cauwelaert, auteur français, qui qualifie le point de vue d'Avenarius, tel qu'il est exposé dans les Prolégomènes, d'« idéalisme moniste »[5]; parmi les auteurs allemands, j'en appelle à l'élève d'Avenarius, Rudolf Willy, qui dit que, « dans sa jeunesse et surtout dans son premier écrit de 1876, Avenarius fut entièrement sous le charme (ganz im Banne) de ce qu'on appelle l'idéalisme gnoséologique »[6].

Il serait du reste ridicule de nier l'idéalisme des Prolégomènes dans lesquels Avenarius dit lui‑même explicitement que « seule la sensation peut être conçue comme existante » (pp. 10 et 65 de la seconde édition allemande; c'est nous qui soulignons). C'est ainsi qu'Avenarius expose lui‑même le contenu du § 16 de son ouvrage. Voici ce paragraphe en entier : « Nous avons reconnu que l'être (das Sciende) est une substance douée de sensibilité; la substance enlevée... [concevoir comme inexistants la « substance » et le monde extérieur est, voyez‑vous, « plus économique et demande « moins d'effort » !] ... reste la sensation : l'être sera dès lors conçu comme une sensation dépourvue de tout substratum étranger à la sensation » (nichts Empfindungsloses).

Ainsi, la sensation existe sans la « substance », c'est‑à‑dire que la pensée existe sans le cerveau ! Existe‑t‑il vraiment des philosophes capables de défendre cette philosophie sans cervelle ? Il en existe. Le professeur Richard Avenarius est du nombre. Force nous est de nous arrêter un peu à cette défense, si difficile qu'il soit à un homme sain d'esprit de la prendre au sérieux. Voici le raisonnement d'Avenarius aux § § 89‑90 du même ouvrage :

« ... La thèse selon laquelle le mouvement engendre la sensation ne repose que sur une expérience apparente. Cette expérience, dont certains actes constituent la perception, consisterait à susciter la sensation dans une substance déterminée (cerveau) grâce à un mouvement (excitation) transmis à cette dernière et avec le concours d'autres conditions matérielles (du sang par exemple). Or, outre que ce fait n'a jamais été observé de façon directe (selbst) pour que cette expérience hypothétique fût dans tous ses détails une expérience véritable, il faudrait tout au moins avoir la preuve empirique que la sensation prétendument suscitée dans une substance déterminée par le mouvement transmis n'y existait pas auparavant sous une forme quelconque; de sorte que l'apparition de la sensation ne pourrait être expliquée que par un acte de création dû au mouvement transmis. Ainsi donc, seule la preuve qu'il n'y avait auparavant aucune sensation, si minime fût‑elle, là où la sensation apparaît maintenant, seule cette preuve pourrait établir un fait qui, marquant un certain acte de création, serait un contradiction avec toutes les autres expériences et transformerait foncièrement tout le reste de notre conception de la nature (Naturanschauung). Mais aucune expérience ne fournit ni ne peut fournir cette preuve. Au contraire, l'état d'une substance absolument dépourvue de sensation acquérant par la suite cette propriété n'est qu'une hypothèse. Et cette hypothèse complique et obscurcit notre connaissance au lieu de la simplifier et de la clarifier.

« Si la prétendue expérience d'après laquelle le mouvement transmis fait naître la sensation dans une substance qui, dès ce moment, commence à sentir s'est révélée à un examen plus attentif n'être qu'une apparence, elle contient par ailleurs, pourrait‑on dire, assez de données pour pouvoir constater l'origine, tout au moins relative, de la sensation dans le mouvement, à savoir : constater que la sensation existante, mais latente ou infime ou pour d'autres raisons inaccessible à notre conscience, est libérée ou accrue, ou élevée à la conscience par l'action du mouvement transmis. Mais ce mince vestige du contenu de l'expérience n'est, lui aussi, qu'apparence. Si, par une observation idéale, nous analysons un mouvement qui, émanant d'une, substance en mouvement A et transmis par divers centres intermédiaires, atteint la substance B, douée de sensibilité, nous établirons tout au plus que la sensibilité de la substance B se développe ou s'accroît au fur et à mesure que le mouvement est communiqué à cette dernière, mais nous n'établirons pas que c'est là une conséquence du mouvement ... »

Nous citons à dessein, entièrement, cette réfutation du matérialisme par Avenarius, afin que le lecteur puisse voir vraiment de quels piètres sophismes se sert la philosophie empiriocriticiste « moderne ». Confrontons le raisonnement de l'idéaliste Avenarius et le raisonnement matérialiste de… Bogdanov, ne serait‑ce que pour le punir d'avoir trahi le matérialisme !

En des temps très reculés ‑ il y a bien neuf ans de cela quand Bogdanov, alors à demi rallié au « matérialisme des sciences de la nature » (c'est‑à‑dire partisan de la théorie matérialiste de la connaissance, adoptée d'instinct par l'immense majorité des savants contemporains), quand Bogdanov donc n'était encore qu'à moitié dérouté par le confusionniste Ostwald, il écrivait : « Depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, la coutume, en psychologie descriptive, consiste à diviser les faits de conscience en trois groupes : les sensations et les représentations, les sentiments, les impulsions... Le premier groupe comporte les images des phénomènes du monde extérieur ou intérieur, prises en elles‑mêmes par la conscience... Pareille image est appelée « sensation » lorsqu'elle est directement suscitée, au moyen des organes des sens, par un phénomène extérieur correspondant[7]. » Un peu plus loin : « la sensation... surgit dans la conscience à la suite d'une impulsion du milieu extérieur, transmise par les organes des sens » (p. 222). Ou bien encore : « Les sensations forment la base de la vie de la conscience, sa liaison directe avec le monde extérieur » (p. 240). « A chaque moment du processus de la sensation, l'énergie de l'excitation extérieure se transforme en un fait de conscience » (p. 133). En 1905 même, Bogdanov ayant réussi, avec le concours bienveillant d'Ostwald et de Mach, à quitter la conception matérialiste en philosophie pour une conception idéaliste, écrit (par oubli !) dans l'Empiriomonisme : « On sait que l'énergie de l’excitation extérieure, après sa transformation dans l'appareil terminal du nerf en une forme « télégraphique » de courant nerveux, encore peu étudiée, mais étrangère à tout mysticisme, atteint d'abord les neurones disposés dans les centres dits « inférieurs » ‑ ganglionnaires, médullaires, sous‑corticaux, etc. » (livre I, 2° édition, 1905, p. 118).

Pour tout savant que la philosophie professorale n'a pas dérouté, de même que pour tout matérialiste, la sensation est en effet le lien direct de la conscience avec le monde extérieur, la transformation de l'énergie de l'excitation extérieure en un fait de conscience. Cette transformation, chacun l'a observée des millions de fois et continue de l'observer effectivement à tout instant. Le sophisme de la philosophie idéaliste consiste à considérer la sensation non pas comme un lien entre la conscience et le monde extérieur, mais comme une cloison, comme un mur séparant la conscience d'avec le monde extérieur; non pas comme l'image d'un phénomène extérieur correspondant à la sensation, mais comme la « seule donnée existante. » Avenarius n'a donné qu'une forme légèrement modifiée à ce vieux sophisme éculé de l'évêque Berkeley. Ne connaissant pas encore toutes les conditions des liaisons que nous observons constamment, entre la sensation et la matière organisée de façon déterminée, nous n'admettrons que l'existence de la sensation : voilà à quoi se ramène le sophisme d'Avenarius.

Mentionnons brièvement, pour achever de caractériser les principes idéalistes fondamentaux de l'empiriocriticisme, les représentants anglais et français de cette tendance philosophique. En ce qui concerne l'Anglais Karl Pearson, Mach déclare tout net « souscrire sur tous les points essentiels à ses conceptions gnoséologiques (erkenntniskritischen) » (Mécanique, édit. citée, p. IX). K. Pearson s'affirme à son tour d'accord avec Mach[8]. Pour Pearson, les « choses réelles » sont des « impressions des sens » (sense impressions). Reconnaître l'existence des choses au‑delà des impressions des sens n'est, pour Pearson, que métaphysique. Pearson combat de la façon la plus décidée le matérialisme (sans connaître ni Feuerbach, ni Marx et Engels); ses arguments ne diffèrent pas de ceux qui ont été analysés plus haut. Avec cela, Pearson est si loin de vouloir simuler le matérialisme (ce qui est la spécialité des disciples russes de Mach), et tellement... imprudent que, sans imaginer de « nouvelles » appellations pour sa philosophie, il donne tout bonnement à ses propres conceptions, aussi bien qu'à celles de Mach, le nom d'« idéalistes » (ouvrage cité, p. 326) ! La généalogie de Pearson remonte en ligne droite à Berkeley et à Hume. La philosophie de Pearson, nous le verrons plus d'une fois dans la suite, se distingue de celle de Mach par une cohérence bien plus grande et bien plus profonde.

Mach a soin d'exprimer spécialement sa solidarité avec les physiciens français P. Duhem et Henri Poincaré[9]. Dans le chapitre consacré à la nouvelle physique, nous traiterons des conceptions philosophiques de ces écrivains, conceptions sin­gulièrement confuses et inconséquentes. Il suffira de retenir ici que pour Poincaré les choses sont des « séries de sensa­tions[10] » et que Duhem[11] émet incidemment une opinion analogue.

Voyons maintenant de quelle manière Mach et Avenarius, convenant du caractère idéaliste de leurs premières conceptions les ont corrigées dans leurs œuvres ultérieures.

2. La « découverte des éléments du monde »[modifier le wikicode]

Tel est le titre qu'a choisi, pour son ouvrage sur Mach, Friedrich Adler, privat‑docent de l'Université de Zürich, peut‑être le seul auteur allemand désireux, lui aussi, de compléter Marx à l’aide de Mach[12]. Il faut rendre justice à ce naïf privat‑docent qui dans son ingénuité, lance le pavé de l'ours à la doctrine de Mach. Lui, au moins, pose la question haut et clair : Mach a-t-il vraiment « découvert les éléments du monde » ? Alors, bien entendu, les ignorants et les hommes arriérés peuvent seuls demeurer matérialistes. Ou bien cette découverte est‑elle un retour de Mach aux vieilles erreurs de la philosophie ?

Nous avons vu Mach en 1872 et Avenarius en 1876 se placer à un point de vue purement idéaliste; le monde pour eux n'était que notre sensation. En 1883, parut la Mécanique de Mach; l'auteur s'en référait, notamment dans la préface à la première édition, aux Prolégomènes d'Avenarius dont il louait les conceptions philosophiques, « très apparentées » (sehr verwandte) aux siennes. Voici les réflexions sur les éléments exposées dans la Mécanique : « Les sciences de la nature ne peuvent que représenter (nachbilden und vorbilden) les complexes des éléments que nous appelons ordinairement des sensations. Il s'agit des liaisons existant entre ces éléments. La liaison entre A (chaleur) et B (flamme) est du domaine de la physique; la liaison entre A et N (nerfs) est du domaine de la physiologie. Ni l'une ni l'autre de ces liaisons n'existe séparément; elles sont toujours ensemble. Nous ne pouvons nous abstraire de l'une ou de l'autre que momentanément. Il semble même qu'ainsi les processus purement mécaniques soient toujours, à la fois, des processus physiologiques » (p. 498 de l'édit. allemande). Mêmes réflexions dans l'Analyse des sensations : « ... Lorsqu'on emploie à côté des termes : « élément », « complexe d'éléments » ou, à leur place, les termes : « sensation », « complexe de sensations », il faut toujours se rappeler que les éléments ne sont des sensations que dans ces liaisons [à savoir dans celles de A, B, C avec K, L, M, c'est‑à‑dire dans les liaisons des « complexes appelés généralement les corps », avec « le complexe que nous appelons notre corps »], en cette relation, dans cette dépendance fonctionnelle. Ils sont en même temps, dans une autre dépendance fonctionnelle, des objets physiques » (traduction russe, pp. 23 et 17). « La couleur est un objet physique quand, par exemple, nous l'étudions au point de vue de sa dépendance de la source lumineuse qui l'éclaire (autres couleurs, chaleur, espace, etc.). Mais si nous l'étudions au point de vue de sa dépendance de la rétine (des éléments K, L, M ... ), nous sommes en présence d'un objet psychique, d'une sensation » (ibid., p. 24).

Ainsi, la découverte des éléments du monde consiste à :

  1. déclarer sensation tout ce qui est;
  2. appeler les sensations éléments;
  3. diviser les éléments en physiques et psychiques, - ces derniers étant ceux qui dépendent des nerfs de l'homme et, en général, de l'organisme humain; les premiers n'en dépendant point;
  4. affirmer que les liaisons des éléments physiques et des éléments psychiques ne peuvent exister séparément; elles ne peuvent exister qu'ensemble;
  5. affirmer qu'on ne peut faire abstraction de l'une de ces liaisons que momentanément;
  6. déclarer la « nouvelle » théorie exempte d' « exclusivisme[13] ».

Cette théorie est, en effet, exempte d'exclusivisme, mais elle présente l'assemblage le plus incohérent de conceptions philosophiques opposées. En prenant les sensations pour point de départ unique, vous ne corrigez pas à l'aide du petit mot « élément » l'« exclusivisme » de votre idéalisme, vous ne faites que brouiller les choses et, pusillanimes, vous vous dérobez à votre propre théorie. En paroles, vous écartez l'opposition entre le physique et le psychique[14], entre le matérialisme (pour lequel la matière, la nature est la donnée première) et l'idéalisme (pour lequel c'est l'esprit, la conscience, la sensation qui est la donnée première), mais en réalité vous la rétablissez aussitôt, subrepticement, en renonçant à votre principe de base ! Car si les éléments sont des sensations, vous n'avez pas le droit d'admettre un instant l'existence des « éléments » en dehors de leur dépendance de mes nerfs, de ma conscience. Mais du moment que vous admettez des objets physiques indépendants de mes nerfs, de mes sensations, qui ne suscitent la sensation qu'en agissant sur ma rétine, vous laissez là honteusement votre idéalisme « exclusif » pour un matérialisme « exclusif ». Si la couleur n'est une sensation qu'en raison de sa dépendance de la rétine (comme vous obligent à l'admettre les sciences de la nature), il s'ensuit que les rayons lumineux procurent, en atteignant la rétine, la sensation de couleur. C'est dire qu'en dehors de nous, indépendamment de nous et de notre conscience, il existe des mouvements de la matière, disons des ondes d'éther d'une longueur et d'une vitesse déterminées, qui, agissant sur la rétine, procurent à l'homme la sensation de telle ou telle couleur. Tel est le point de vue des sciences de la nature. Elles expliquent les différentes sensations de telle couleur par la longueur différente des ondes lumineuses existant en dehors de la rétine humaine, en dehors de l'homme et indépendamment de lui. Et c'est là la conception matérialiste : la matière suscite la sensation en agissant sur nos organes des sens. La sensation dépend du cerveau, des nerfs, de la rétine, etc., c'est‑à‑dire de la matière organisée de façon déterminée. L'existence de la matière ne dépend pas des sensations. La matière est le primordial. La sensation, la pensée, la conscience sont les produits les plus élevés de la matière organisée d'une certaine façon. Telles sont les vues du matérialisme en général et de Marx et Engels en particulier. S'aidant du petit mot « élément », qui débarrasse prétendument leur théorie de l'« exclusivisme » propre à l'idéalisme subjectif et permet, parait‑il, d'admettre la dépendance psychique vis‑à‑vis de la rétine, des nerfs, etc., d'admettre l’indépendance du physique vis‑à‑vis de l'organisme humain, Mach et Avenarius introduisent subrepticement le matérialisme. En réalité, cette façon d'user du petit mot « élément » n’est assurément qu'un très piètre sophisme. Le lecteur matérialiste de Mach et d'Avenarius ne manquera pas, en effet, de demander : Que sont les « éléments » ? Certes, il serait puéril de croire que l'on puisse éluder, grâce à l'invention d'un nouveau vocable, les principaux courants de la philosophie. Ou l’ » élément » est une sensation comme le soutiennent tous les empiriocriticistes, Mach, Avenarius, Petzoldt[15] et autres, mais alors votre philosophie, Messieurs, n'est que l'idéalisme qui s’efforce en vain de recouvrir la nudité de son solipsisme d'une terminologie plus « objective »; ou l’ » élément » n'est pas une sensation, mais alors votre « nouveau » vocable n'a plus le moindre sens, et vous faites beaucoup de bruit pour rien.

Prenez, par exemple, Petzoldt, ce dernier mot de l'empirioticisme, à en croire le premier et le plus grand des empiriocriticistes russes V. Lessévitch[16]. Après avoir défini les éléments comme des sensations, Petzoldt déclare dans le tome II de son ouvrage déjà cité : « Il faut se garder, dans l'affirmation : « les sensations sont des éléments du monde, de prendre le mot « sensation » comme désignant une chose uniquement subjective et, par conséquent, éthérée et transformant le tableau ordinaire du monde en une illusion (verflüchtigendes)[17]. »

La langue va où la dent fait mal ! Petzoldt sent que le monde « s'évapore » (verflüchtigt sich) ou se transforme en une illusion dès que l'on considère les sensations comme ses éléments. Et l'excellent Petzoldt croit pouvoir remédier à la situation en faisant cette restriction : il ne faut pas considérer la sensation comme une chose uniquement subjective ! N'est‑ce point là un sophisme ridicule ? Qu’y a‑t‑il de changé si nous « prenons » les sensations, pour des sensations, ou si nous nous efforçons d'étendre le sens de ce mot ? Cela empêchera‑t‑il que les sensations soient liées chez l'homme au fonctionnement normal des nerfs, de la rétine, du cerveau, etc. ? Ou que l'univers extérieur existe indépendamment de notre sensation ? Si vous ne voulez pas, vous tirer de là au moyen de subterfuges, si vous tenez vraiment à « vous garder » du subjectivisme et du solipsisme, il vous faut avant tout vous garder des principes idéalistes de votre philosophie ; il faut substituer à la tendance idéaliste de votre philosophie (qui consiste à aller des sensations à l'univers extérieur) la tendance matérialiste (qui consiste à aller de l'univers extérieur aux sensations) ; il faut rejeter cet ornement verbal, confus et dénué de sens qu'est le mot « élément », et dire tout bonnement : la couleur est le résultat de l'action d'un objet physique sur la rétine, ou ce qui revient au même, la sensation est le résultat de l'action de la matière sur nos organes des sens.

Prenons encore Avenarius. Son dernier ouvrage (le plus important peut‑être pour l'intelligence de sa philosophie, Remarques sur l'objet de la psychologie[18], apporte les indications les plus précieuses sur la question des « éléments ». L'auteur y donne notamment un petit tableau très « frappant » (t. XVIII, p. 410), dont nous reproduisons l'essentiel :

I. Choses ou matérialité."Eléments, complexes d'éléments : Choses matérielles.
II. Idées ou idéalité (Gedankenhaftes).Choses non matérielles, souvenirs et imaginations".

Confrontez avec cela ce que dit Mach, après tous ses éclaircissements, sur les « éléments » (Analyse des sensations, p. 33) : « Ce ne sont pas les corps qui produisent les sensations, mais les complexes d'éléments (complexes de sensations) qui forment les corps. » Voilà donc la « découverte des éléments du monde », qui dépasse l'exclusivisme de l'idéaliste et du matérialiste ! On nous assure d'abord que les « éléments » sont quelque chose de nouveau, à la fois physique et psychique, et on introduit ensuite furtivement une petite correction : au lieu d'une grossière distinction matérialiste de la matière (corps, choses) et du psychique (sensations, souvenirs, imaginations), on nous sert la doctrine du « positivisme moderne » sur les éléments matériels et les éléments mentaux. Adler (Fritz) n'a pas gagné grand‑chose à la « découverte des éléments du monde » !

Bogdanov, répliquant à Plekhanov, écrivait en 1906 : « ... Je ne puis me reconnaître disciple de Mach en philosophie. Pour ce qui est de ma conception philosophique en général, je n'ai emprunté à Mach qu'une chose, la notion de la neutralité des éléments de l'expérience à l'égard du « physique » et du « psychique », ces définitions ne dépendant que des liaisons de l'expérience » (Empiriomonisme, livre III, Saint‑Pétersbourg, 1906, p. XLI). C'est comme si un croyant vous disait : je ne puis me reconnaître partisan de la religion, n'ayant emprunté aux croyants qu'« une seule chose » : la foi en Dieu. La « seule chose » empruntée par Bogdanov à Mach est précisément la faute capitale de ce dernier, l'erreur essentielle de toute cette philosophie. Les points sur lesquels Bogdanov s'écarte de l'empiriocriticisme, et auxquels il attache lui‑même une très grande importance, sont en réalité tout à fait secondaires et ne vont pas au‑delà de quelques distinctions de détail, partielles, individuelles entre les différents empiriocriticistes qui approuvent Mach et en sont approuvés (nous y reviendrons dans la suite). Aussi, lorsqu'il se fâchait d'être confondu avec les disciples de Mach, Bogdanov révélait seulement son ignorance des divergences fondamentales entre le matérialisme et ce qui est commun à Bogdanov et aux autres disciples de Mach. Il n'importe pas de savoir comment Bogdanov a développé, corrigé ou rendu pire la philosophie de Mach. L'important, c'est qu'il a abandonné le point de vue matérialiste, se vouant ainsi inévitablement à la confusion et aux égarements idéalistes.

Bogdanov avait raison, comme on l'a vu, d'écrire en 1899 : « L'image de l'homme qui est devant moi, image qui m'est directement transmise par la vue, est une sensation[19]. » Bogdanov ne s'est pas donné la peine de faire la critique de son ancien point de vue. Il a cru Mach aveuglément, sur parole, et s'est mis à répéter après lui que les « éléments » de l'expérience sont neutres à l'égard du physique et du psychique. « Comme l'a démontré la philosophie positive moderne, écrivait Bogdanov au livre I de l'Empiriomonisme (2° éd., p. 90), les éléments de l'expérience psychique sont identiques à ceux de toute expérience en général, comme ils le sont à ceux de l'expérience physique. » Il écrivait encore en 1906 (livre III, p. XX) : « quant à l'« idéalisme », peut‑on, pour en parler, se fonder uniquement sur le fait, évidemment indubitable, que les éléments de l'« expérience physique » sont reconnus identiques à ceux de l'expérience « psychique » ou aux sensations élémentaires ? »

Telle est la source véritable de toutes les mésaventures de Bogdanov en philosophie, comme de tous les disciples de Mach en général. On peut et on doit parler d'idéalisme quand on reconnaît l'identité des sensations et des « éléments de l'expérience physique » (c'est‑à‑dire le physique, le monde extérieur, la matière), car ce n'est pas autre chose que du berkeleyisme. Il n'y a pas trace, ici, ni de philosophie moderne, ni de philosophie positive, ni d'aucun fait certain, il y a là simplement un vieux, très vieux sophisme idéaliste. Et si l'on demandait à Bogdanov de prouver le « fait indubitable » que le physique est identique aux sensations, on n'entendrait pas un seul argument, sinon le perpétuel refrain des idéalistes ‑ Je ne perçois que mes sensations ; « le témoignage de ma conscience » (die Aussage des Selbstbewusstseins, dans les Prolégomènes d'Avenarius, p. 56. de la 2° édit. allem., § 93) ; ou bien : « dans notre expérience » (qui nous apprend que « nous sommes des substances douées de sensibilité »), « la sensation nous est donnée avec plus de certitude que la substantialité » (ibid., p. 55, § 91), etc., etc. Bogdanov (croyant Mach sur parole) prend un subterfuge philosophique réactionnaire pour un « fait indubitable ». La vérité est qu'on n'a apporté et que l'on ne peut apporter aucun fait susceptible de réfuter la conception d'après laquelle la sensation est une image du monde extérieur, conception que partageait Bogdanov en 1899 et que les sciences de la nature admettent jusqu'à présent. Dans ses errements philosophiques le physicien Mach s'est tout à fait écarté des « sciences de la nature contemporaines ». Nous aurons à revenir longuement sur ce fait important qui a échappé à Bogdanov.

La doctrine d'Avenarius sur les séries dépendante et indépendante de l'expérience est (abstraction faite de l'influence d'Ostwald) un des facteurs qui ont facilité à Bogdanov sa brusque transition du matérialisme des savants à l'idéalisme confus de Mach. Bogdanov s'exprime lui-même à ce sujet, dans les termes que voici (livre 1 de l'Empiriomonisme) : « Les données de l'expérience créent, dans la mesure où elles dépendent de l'état d'un système nerveux donné, le monde psychique d'une personnalité donnée, et dans la mesure où nous prenons les données de l'expérience en dehors de cette dépendance, nous sommes devant le monde physique. Aussi Avenarius désigne‑t‑il ces deux domaines de l'expérience comme la série dépendante et la série indépendante de l'expérience » (p. 18).

Le malheur est précisément que cette doctrine de la « série » indépendante (des sensations humaines) introduit subrepticement le matérialisme dans la place, de façon illégitime, arbitraire et éclectique du point de vue de la philosophie pour laquelle les corps sont des complexes de sensations, les sensations étant elles‑mêmes « identiques » aux « éléments » du physique. En effet, dès que vous avez reconnu l'existence des sources lumineuses et des ondes lumineuses indépendamment de l'homme et de la conscience humaine, la couleur étant ainsi conditionnée par l'action de ces ondes sur la rétine, vous avez adopté de fait la conception matérialiste et détruit jusqu'aux fondements tous les « faits indubitables » de l'idéalisme, avec tous les « complexes de sensations », d'éléments découverts par le positivisme moderne et autres absurdités du même genre.

Le malheur est précisément que Bogdanov (comme tous les disciples russes de Mach) n'a pas pénétré les premières conceptions idéalistes de Mach et d’Avenarius, n'a pas vu clair dans leurs principes de base idéalistes et n'a pas remarqué, par suite, ce qu'il y avait d'illégitime et d'éclectique dans leur tentative ultérieure d'introduire subrepticement le matérialisme. Or, autant l'idéalisme primitif de Mach et d'Avenarius est universellement reconnu dans la littérature philosophique, autant il est reconnu que l'empiriocriticisme s'est efforcé par la suite de s'orienter vers le matérialisme. L'auteur français Cauwelaert, que nous avons déjà cité, voit dans les Prolégomènes d'Avenarius l’ » idéalisme moniste », dans la Critique de l'expérience pure (1888‑1890), le « réalisme absolu », et dans la Conception humaine du monde (1891), une tentative pour « expliquer » cette volte‑face. Notons que le terme réalisme est employé ici par opposition au terme idéalisme. Suivant en cela l'exemple d'Engels, je n'utilise dans ce sens que le mot matérialisme. Je considère cette terminologie comme la seule exacte, d'autant que le mot « réalisme » a été passablement usé par les positivistes, ainsi que par d'autres confusionnistes oscillant entre matérialisme et idéalisme. Il suffit pour l'instant de faire remarquer que Cauwelaert a en vue ce fait indéniable que dans les Prolégomènes (1876) d'Avenarius la sensation est considérée comme la seule réalité, la « substance » éliminée (conformément au principe de l'« économie de la pensée » !) et que, dans la Critique de l'expérience pure, le physique est considéré comme la série indépendante, le psychique et, par suite, les sensations, comme la série dépendante.

Elève d'Avenarius, Rudolf Willy admet aussi que ce dernier, « complètement » idéaliste en 1876, travailla plus tard à la « conciliation » (Ausgleich) de cette doctrine avec le « réalisme naïf » (ibid.), c'est‑à‑dire avec le point de vue matérialiste, instinctif et inconscient, de l'humanité qui admet l'existence du monde extérieur indépendamment de notre conscience.

Oskar Ewald, auteur d'un livre sur Avenarius, fondateur de l'empiriocriticisme, affirme que cette philosophie allie les éléments (au sens courant du mot, et non au sens que lui prête Mach) contradictoires de l'idéalisme et du « réalisme » (il eût fallu dire : du matérialisme). Ainsi, « une (analyse) absolue perpétuerait le réalisme naïf, une analyse relative introniserait à jamais un idéalisme exclusif »[20]. Avenarius appelle analyse absolue ce qui correspond chez Mach aux liaisons des « éléments » en dehors de notre corps, et analyse relative ce qui chez Mach correspond aux liaisons des « éléments » dépendant de notre corps.

L'opinion de Wundt qui se place, lui aussi, comme la plupart des écrivains mentionnés, au point de vue de l'idéalisme confus, mais qui a peut‑être analysé l'empiriocriticisme avec le plus d'attention, nous paraît présenter un intérêt particulier. Voici ce qu'en dit P. Iouchkévitch : « Il est curieux que Wundt voie dans l'empiriocriticisme la forme la plus scientifique du dernier type du matérialisme »[21], c'est‑à‑dire de ce type de matérialisme qui tient le psychique pour une fonction de processus matériels (et que Wundt considère ‑ ajouterons‑nous pour notre part ‑ comme intermédiaire entre le spinozisme[22] et le matérialisme absolu[23]).

En vérité, l'opinion de W. Wundt est extrêmement curieuse. Mais ce qu'il y a de plus « curieux » en l'occurrence, c'est la façon dont M. Iouchkévitch étudie les livres et les articles de philosophie dont il parle. Magnifique exemple de la façon dont se comportent tous nos disciples de Mach. Le Pétrouchka[24] de Gogol lisait et trouvait curieux que les lettres forment toujours des mots. M. Iouchkévitch a lu Wundt et trouvé « curieux » que ce dernier ait accusé Avenarius de matérialisme. Si Wundt a tort, pourquoi ne pas le réfuter ? S'il a raison, pourquoi ne pas expliquer l'opposition entre le matérialisme et l'empiriocriticisme ? M. louchkévitch trouve, « curieux » les dires de l'idéaliste Wundt, mais, disciple de Mach, il considère (sans doute, en vertu du principe de l'« économie de la pensée »), comme peine inutile d'élucider cette question...

Le fait est là : informant le lecteur de l'accusation de matérialisme portée par Wundt contre Avenarius, mais omettant de dire que Wundt qualifie de matérialistes certains aspects de l'empiriocriticisme, en qualifie d'autres d'idéalistes et juge artificielles les liaisons entre ceux‑ci et ceux‑là, louchkévitch déforme complètement les faits. Ou ce gentleman ne comprend rien du tout à ce qu'il lit, ou il cède au désir de se faire louer gratuitement par Wundt : voyez, les professeurs officiels nous traitent, nous aussi, non point de confusionnistes, mais de matérialistes.

L'étude de Wundt constitue un livre volumineux (plus de 300 pages), consacré à l'analyse minutieuse de l'école immanente d'abord et des empiriocriticistes ensuite. Pourquoi Wundt a‑t‑il associé ces deux écoles ? Parce qu'il les tient pour des proches parentes, et cette opinion partagée par Mach, Avenarius, Petzoldt et les immanents, est parfaitement juste, comme on le verra plus loin. Wundt démontre dans la première partie de son exposé que les immanents sont des idéalistes, des subjectivistes, des partisans du fidéisme. Et c'est encore, comme nous le verrons plus loin, une opinion parfaitement juste, quoique alourdie chez Wundt par un bagage inutile d'érudition professorale, de subtilités et de réserves superflues, d'autant plus explicables que Wundt est lui‑même idéaliste et fidéiste. Ce qu'il reproche aux immanents, ce n'est pas d'être des idéalistes et des partisans du fidéisme ; c'est de mal déduire, à son avis, ces grands principes. La deuxième et la troisième partie du travail de Wundt sont consacrées à l'empiriocriticisme. Et il indique très nettement que des conceptions théoriques très importantes de l'empiriocriticisme (sa façon de comprendre l'« expérience » et sa « coordination de principe » dont nous parlerons plus loin) sont identiques chez lui à celles des immanents (die empiriokritische in Übereinstimmung mit der immanenten Philosophie annimmt, p. 382 de l'article de Wundt). Les autres conceptions théoriques d'Avenarius sont empruntées au matérialisme, et l'empiriocriticisme dans son ensemble est un « mélange bigarré » (bunte Mischung, ibid., p. 57), dont les différentes parties constituantes n'ont aucun lien entre elles » (an sich einander völlig heterogen sind, p. 56).

A ces parcelles matérialistes du mélange d'Avenarius et de Mach, Wundt rapporte surtout la doctrine du premier sur la « série vitale indépendante ». Si vous prenez pour point de départ le « système C » (Avenarius, grand amateur du jeu scientifique de termes nouveaux, désigne ainsi le cerveau de l'homme ou le système nerveux en général), si le psychique est pour vous une fonction du cerveau, ce « système C », dit Wundt (ibid., p. 64), est une « substance métaphysique », et votre doctrine n'est que matérialisme. Il faut dire que bon nombre d'idéalistes et tous les agnostiques (y compris les disciples de Kant et de Hume) qualifient les matérialistes de métaphysiciens, car reconnaître l'existence du monde extérieur indépendamment de la conscience de l'homme, c'est dépasser, leur semble‑t‑il, les limites de l'expérience. Nous reviendrons sur cette terminologie et nous verrons qu'elle est absolument erronée du point de vue du marxisme. Nous croyons important de noter pour l'instant que l'hypothèse d'une série « in‑dépendante » est, chez Avenarius (de même que chez Mach, qui exprime la même pensée en d'autres termes), un emprunt fait au matérialisme, comme le reconnaissent les philosophes appartenant aux différents partis, c'està‑dire aux différentes tendances en philosophie. Si vous prenez pour point de départ que tout ce qui existe est sensation ou que les corps sont des complexes de sensations, vous ne pouvez, sans anéantir tous vos principes fondamentaux, toute « votre » philosophie, arriver à conclure que le physique existe indépendamment de notre conscience et que les sensations sont une fonction de la matière organisée de façon déterminée. Mach et Avenarius réunissent dans leur philosophie les principes fondamentaux de l'idéalisme et certaines conclusions matérialistes, justement parce que leur théorie est un échantillon de celle qu'Engels traite de « pauvres soupes éclectiques », et dont il parle avec le mépris qu'elle mérite[25].

Cet éclectisme saute aux yeux dans le dernier écrit philosophique de Mach : Connaissance et Erreur (2° édition, 1906). Mach y déclare, nous l'avons déjà vu : « il n'y a aucune difficulté à construire tout élément physique en partant des sensations, c'est‑à‑dire des éléments psychiques. » Nous y lisons encore : « Les rapports indépendants de l’U [=Unigrenzung, c'est‑à‑dire « les limites spatiales de notre corps », p. 8] constituent la physique au sens le plus large du mot » (p. 323, §4). « Pour définir ces rapports à l'état pur (rein erhalten), il est nécessaire d'exclure autant que possible l'influence de l'observateur, c'est‑à‑dire des éléments situés à l'intérieur de l’U » (ibid.). Très bien, très bien. La mésange se flatta d'abord d'incendier la mer[26], c'est‑à‑dire de construire les éléments physiques avec les éléments psychiques, et il s'est avéré que les éléments physiques se trouvent hors des limites des éléments psychiques « situés au dedans de notre corps » ! Belle philosophie, il n'y a pas à dire !

Un autre exemple : « Il n'existe pas de gaz parfait (idéal, vollkommenes), de liquide parfait, de corps parfaitement élastique ; le physicien sait que ses fictions ne correspondent qu'approximativement aux faits, qu'elles les simplifient arbitrairement ; il connaît cet écart, qui ne peut être évité » (p. 418, § 30).

De quel écart (Abweichung) est‑il ici question ? De l'écart de quoi par rapport à quoi ? De celui de la pensée (théorie physique) par rapport aux faits. Que sont les pensées, les idées ? Les idées sont les « traces des sensations. » (p.9) Que sont les faits ? Les faits sont des « complexes de sensations ». Il s'ensuit donc que l'écart entre les traces des sensations et les complexes de sensations ne peut être évité.

Qu'est‑ce à dire ? Que Mach, traitant des questions de physique, oublie sa propre théorie, raisonne avec simplicité, sans subtilités idéalistes, c'est‑à‑dire en matérialiste. Alors tous les « complexes de sensations » et tous ces raffinements à la Berkeley volent en éclats. La théorie des physiciens devient un reflet des corps, des liquides et des gaz existant en dehors de nous, indépendamment de nous, et ce reflet a, certes, une valeur approximative, sans qu'on puisse pourtant qualifier d'« arbitraire » cette approximation ou cette sim­plification. En réalité, la sensation est considérée ici par Mach telle qu'elle est considérée par l'ensemble des sciences de la nature non « épurées » par les disciples de Berkeley et de Hume, c'est‑à‑dire comme une image du monde extérieur. La théorie propre de Mach est un idéalisme subjectif, mais dès que l'objectivité s'impose, Mach introduit sans façon dans ses raisonnements des principes de la théorie contraire de la connaissance, autrement dit de la théorie matérialiste. Eduard von Hartmann, idéaliste conséquent et réactionnaire conséquent en philosophie, qui voit d'un œil bienveillant la lutte des disciples de Mach contre le matérialisme, se rapproche beaucoup de la vérité en disant que la philosophie de Mach représente « un mélange confus (Nichtunterscheidung) de réalisme naïf et d'illusionnisme absolu »[27]. Cela est vrai. La doctrine selon laquelle les corps sont des complexes de sensations, etc., est un illusionnisme absolu, c'est‑à‑dire un solipsisme, puisque l'univers n'est, de ce point de vue, que mon illusion. Pour ce qui est du raisonnement de Mach que nous venons de citer, il fait partie, avec nombre d'autres raisonnements fragmentaires de cet auteur, de ce qu'on appelle le « réalisme naïf », c'est‑à‑dire la théorie matérialiste de la connaissance empruntée inconsciemment et spontanément aux savants.

Avenarius et les professeurs qui suivent ses traces cherchent à cacher ce mélange confus à l'aide de la théorie de la « coordination de principe ». Nous allons analyser cette théorie, mais finissons‑en d'abord avec l'accusation de matérialisme portée contre Avenarius. M. Iouchkévitch, auquel l'appréciation de Wundt, qu'il n'a pas comprise, a paru curieuse, n'a pas eu la curiosité de s'informer lui‑même ou n'a pas daigné faire part au lecteur de la façon dont les élèves et les continuateurs immédiats d'Avenarius ont réagi à cette accusation. La chose est pourtant nécessaire pour éclaircir la question, si nous nous intéressons à l'attitude de la philosophie de Marx, c'est‑à‑dire du matérialisme, envers la philosophie de l'empiriocriticisme. Et puis, si la doctrine de Mach confond, mêle le matérialisme et l'idéalisme, il s'agit de savoir quel est le sens de ce courant, s'il est permis de s'exprimer ainsi, quand les idéalistes officiels ont commencé à le repousser en raison de ses concessions au matérialisme.

J. Petzoldt et Fr. Carstanjen, deux d'entre les plus purs et les plus orthodoxes élèves d'Avenarius, ont notamment répondu à Wundt. Repoussant avec une noble indignation l'accusation de matérialisme, déshonorante pour le professeur allemand, Petzoldt en appelle... le croiriez‑vous ? ... aux Prolégomènes d'Avenarius, où la notion même de substance est, parait‑il, annihilée ! Théorie commode à laquelle on peut aussi bien rattacher les œuvres purement idéalistes que les principes matérialistes arbitrairement admis ! La Critique de l'expérience pure d'Avenarius, écrivait Petzoldt, n'est certes pas en contradiction avec cette doctrine, c'est‑à‑dire le matérialisme, mais elle est tout aussi peu en contradiction avec la doctrine spiritualiste diamétralement opposée[28]. Excellente défense ! Engels appelait cela des pauvres soupes éclectiques. Bogdanov, qui ne veut pas se reconnaître disciple de Mach et qui tient à passer pour marxiste (en philosophie), suit Petzoldt. A son avis, « l'empiriocriticisme... n'a à se préoccuper ni de matérialisme, ni de spiritualisme, ni d'aucune métaphysique en général »[29], et « la vérité... ne se trouve pas au « juste milieu », entre les courants qui s'entrechoquent » (matérialisme et spiritualisme), « mais en dehors d'eux »[30]. Or, ce que Bogdanov prend pour la vérité n'est que confusion, flottement entre matérialisme et idéalisme.

Répondant à Wundt, Carstanjen a écrit qu'il répudiait « toute introduction subreptice (Unterschiebung) du prin­cipe matérialiste », « absolument étranger à la critique de l'expérience pure »[31]. « L'empiriocriticisme n'est que le scepticisme (par excellence) pour ce qui concerne le contenu des notions. » Cette tendance à souligner avec exagération la neutralité de la doctrine de Mach a une certai­ne raison d'être : les corrections apportées par Mach et Avena­rius à leur idéalisme primitif se ramènent entièrement à des demi‑concessions au matérialisme. Au lieu du point de vue conséquent de Berkeley : le monde extérieur est ma sensa­tion, intervient parfois la conception de Hume : j'écarte la question de savoir s'il y a quelque chose derrière mes sen­sations. Et cette conception agnostique condamne inévi­tablement à balancer entre matérialisme et idéalisme.

3. La coordination de principe et le « réalisme naïf »[modifier le wikicode]

La doctrine d'Avenarius sur la coordination de principe est exposée par lui dans sa Conception humaine du monde et, dans ses Remarques. Ces dernières sont postérieures, et Avenarius souligne ici qu'il expose, il est vrai, de façon un peu différente non point des idées qui diffèrent de la Critique de l'expérience pure et de la Conception humaine du monde, mais la même chose (Bemerk[32], 1894, p. 137 de la revue citée). L'essence de cette doctrine est dans la thèse sur la « coordination » (c'est‑à‑dire la corrélation) « indissoluble (unauflbsliche) de notre Moi (des Ich) et du milieu » (p. 146). « En termes philosophiques, dit ici même Avenarius, on peut dire : « le Moi et le non‑Moi ». L'un et l'autre, notre Moi et le milieu, nous « les trouvons toujours ensemble » (immer ein Zusammen‑Vorgefundenes). « Aucune description complète de ce qui est donné (ou de ce que nous trouvons ‑ des Vorgefundenen) ne peut contenir de « milieu » sans un Moi (ohne ein Ich) auquel ce milieu soit propre, ‑ au moins sans le Moi qui décrit ce qui est trouvé » (ou donné ‑ das Vorgefundene, p. 146). Le Moi est dit terme central de la coordination, et le milieu, contre­-terme (Gegenglied). (Voir Der menschliche Welibegriff, 2° édition, 1905, pp. 83‑84, § 148 et suiv.)

Avenarius prétend que cette doctrine lui permet de reconnaître toute la valeur de ce qu'on appelle le réalisme naïf, c'est‑à‑dire de la conception habituelle, non philosophique, naïve de tous ceux qui ne se donnent pas la peine de se demander s'ils existent eux-mêmes et si le milieu, le monde extérieur, existe. Se solidarisant avec Avenarius, Mach s'efforce, lui aussi, de se poser en défenseur du « réalisme naïf » (Analyse des sensations, p. 39). Et tous les disciples russes de Mach, sans exception, ont cru Mach et Avenarius que c'était là vraiment défendre le « réalisme naïf » : le Moi est admis, le milieu également, que voulez‑vous de plus ?

Remontons un peu plus haut pour établir de quel côté se trouve en l'occurrence la naïveté réelle, portée à son plus haut degré. Voici une causerie populaire entre un philosophe et le lecteur :

« Le lecteur : il doit y avoir un système des choses (selon l'acception de la philosophie usuelle), et c'est de ces choses que l'on doit déduire la conscience. »

« Le philosophe : Tu suis en ce moment les philosophes de profession... au lieu de te placer au point de vue du bon sens et de la vraie conscience…

Réfléchis bien avant de me répondre et dis‑moi : une chose apparaît‑elle en toi ou devant toi autrement que par la conscience que tu en as ou à travers cette conscience ?... »

« Le lecteur : A la réflexion, je dois me ranger à ton avis. »

« Le philosophe : C'est toi-même qui parles maintenant, c'est ton âme du fond de ton âme. Ne t'efforce donc pas de sortir de toi-même et d'embrasser (ou de saisir) plus que tu ne peux, à savoir : la conscience et (c'est le philosophe qui souligne) la chose, la chose et la conscience, ou, plus exactement, ni ceci ni cela séparément, mais uniquement ce qui dans la suite se décompose en ceci et en cela, ce qui est absolument subjectif‑objectif et objectif‑subjectif. »

Toute l'essence de la coordination de principe de l'empiriocriticisme, de la défense moderne du « réalisme naïf » par le positivisme moderne, est là ! L'idée de la coordination « indissoluble » est exposée ici dans toute sa clarté, en partant du point de vue que telle est la vraie défense de l’opinion usuelle de l'humanité, non déformée par les raffinements des « philosophes de profession ». Or, le dialogue que nous venons de citer est tiré d'un ouvrage paru en 1801 et dû au représentant classique de l'idéalisme subjectif, Johann Gottlieb Fichte[33].

On ne trouve dans la doctrine de Mach et d’Avenarius qu'une paraphrase de l'idéalisme subjectif. Les prétentions de ces auteurs, quand ils affirment s'être élevés au­-dessus du matérialisme et de l'idéalisme, et avoir éliminé la contradiction entre la conception qui va de l'objet à la conscience et la conception opposée, ne sont que vaines prétentions de la doctrine de Fichte légèrement retouchée. Fichte s'imagine, lui aussi, avoir lié « indissolublement » le « moi » et le « milieu », la conscience et la chose, et « résolu » la question en rappelant que l'homme ne peut sortir de lui-même. Cela revient à répéter l'argument de Berkeley : je ne perçois que mes sensations, je n'ai donc pas le droit de supposer l'existence d'un « objet en soi », hors de ma sensation. Les différentes façons de s'exprimer de Berkeley en 1710, de Fichte en 1801, d'Avenarius en 1891‑1894, ne changent rien au fond, c'est‑à‑dire à la tendance philosophique essentielle de l'idéalisme subjectif. Le monde est ma sensation le non‑Moi est « supposé » (créé, produit) par notre Moi  ; la chose est indissolublement liée à la conscience ; la coordination indissoluble de notre Moi et du milieu est la coordination de principe de l'empiriocriticisme ; c'est toujours le même principe, la même vieillerie présentée sous une enseigne un peu rafraîchie ou repeinte.

L'appel au « réalisme naïf » que l'on prétend défendre à l'aide d'une semblable philosophie, n'est qu'un sophisme de l'espèce la plus médiocre. Le « réalisme naïf » de tout homme sain d'esprit, qui ne sort pas d'une maison d'aliénés ou de l'école des philosophes idéalistes, consiste à admettre l'existence des choses, du milieu, du monde indépendamment de notre sensation, de notre conscience, de notre Moi et de l'homme en général. L'expérience même (au sens humain du mot, et non au sens machiste du mot), qui a créé en nous la ferme conviction qu'il existe, indépendamment de nous, d'autres hommes, et non de simples complexes de mes sensations de haut, de bas, de jaune, de solide, etc., c'est cette expérience qui crée notre conviction que les choses, le monde, le milieu, existent indépendamment de nous. Nos sensations, notre conscience ne sont que l'image du monde extérieur, et l'on conçoit que la représentation ne peut exister sans ce qu'elle représente, tandis que la chose représentée peut exister indépendamment de ce qui la représente. La conviction « naïve » de l'humanité, le matérialisme la met consciemment à la base de sa théorie de la connaissance.

Cette appréciation de la « coordination de principe » n'est-elle pas le résultat du parti pris des matérialistes contre le machisme ? Nullement. Les philosophes spécialistes, à qui l'on ne peut reprocher de se montrer sympathiques au matérialisme, qui le détestent même et adoptent des systèmes idéalistes variés, sont unanimes à déclarer que la coordination de principe d'Avenarius et Cie n'est qu'idéalisme subjectif. Ainsi Wundt, dont l'appréciation curieuse n'a pas été comprise de M. Iouchkévitch, dit tout net que la théorie d'Avenarius d'après laquelle il serait impossible de faire, sans un Moi, sans un sujet observant ou décrivant, la peinture complète de ce qui est donné ou de ce que nous trouvons, constitue une « confusion erronée du contenu de l'expérience réelle et des raisonnements sur cette expérience ». Les sciences de la nature, dit Wundt, font entièrement abstraction de tout observateur. (Or cette abstraction n'est possible que parce que la nécessité de tenir compte (hinzudenken, littéralement joindre par la pensée) de l'individu qui expérimente dans le contenu de chaque expérience, que cette nécessité admise par la philosophie empiriocriticiste, d'accord en cela avec la philosophie immanente, est, en général, une hypothèse dépourvue de fondement empirique et qui résulte de la confusion erronée du contenu de l'expérience réelle et des raisonnements sur cette expérience » (ouvr. cité, p. 382). En effet, les immanents (Schuppe, Rehmke, Leclair, Schubert‑Soldern), qui, comme on le verra tout à l'heure, marquent eux‑mêmes leur vive sympathie pour Avenarius, prennent justement pour point de départ l'idée des liens « indissolubles » entre le sujet et l'objet. Mais, avant d'analyser Avenarius, W. Wundt démontre avec force détails que la philosophie immanente n'est qu'une « modification » du berkeleyisme et que les immanents ont beau nier leurs attaches avec Berkeley, pratiquement les différences verbales ne doivent pas dissimuler à nos yeux le « contenu plus profond des doctrines philosophiques », et notamment du berkeleyisme ou du fichtéisme[34].

L'écrivain anglais Norman Smith expose, dans son analyse de la Philosophie de l'expérience pure d'Avenarius, cette conclusion en termes encore plus nets et plus catégoriques :

« La plupart de ceux qui connaissent la Conception humaine du monde d'Avenarius conviendront sans doute que, si probante que soit sa critique (de l'idéalisme), ses résultats positifs sont absolument illusoires. Si nous essayons de commenter sa théorie de l'expérience, telle qu'on veut nous la présenter, c'est‑à‑dire comme une théorie authentiquement réaliste (genuinely realistic), elle échappe à toute exposition lumineuse : toute sa portée se réduit à nier le subjectivisme qu'elle a la prétention de réfuter. Mais si nous traduisons les termes techniques d'Avenarius en un langage plus ordinaire, nous apercevrons la source véritable de cette mystification. Avenarius a détourné notre attention des points faibles de sa position en dirigeant son attaque principale contre le point faible » (c'est‑à‑dire l'idéalisme) « fatal à sa propre théorie[35]. » « Le vague du terme « expérience » rend un signalé service à Avenarius tout au long de ses raisonnements. Ce mot (experience) se rapporte tantôt à celui qui expérimente, tantôt à ce qui est expérimenté ; cette dernière signification est soulignée lorsqu'il est question de la nature de notre Moi (of the self). Ces deux significations du mot « expérience » coïncident pratiquement avec sa division importante en analyse absolue et analyse relative » (j'ai indiqué plus haut le sens de cette division chez Avenarius) ; « et ces deux points de vue ne sont pas, en réalité, conciliés dans sa philosophie. Car, s'il considère comme légitime de partir des principes que l'expérience est idéalement complétée par la pensée » (la description complète du milieu est idéalement complétée par la pensée du Moi observateur), « il émet ainsi une hypothèse qu'il est incapable d'accorder avec sa propre assertion que rien n'existe en dehors des rapports avec notre Moi (to the self). Le complément idéal de la réalité donnée qui s'obtient en décomposant les corps matériels en éléments inaccessibles à nos sens » (il s'agit des éléments matériels découverts par les sciences de la nature : atomes, électrons, etc., et non des éléments inventés par Mach et Avenarius), « ou en décrivant la terre telle qu'elle était aux époques où l'être humain n'existait pas, ce complément idéal n'est pas à strictement parler en complément de l'expérience, mais un complément de ce que nous expérimentons. Il ne fait que compléter un de ces anneaux de la coordination dont Avenarius disait qu'ils étaient indivisibles. Nous sommes ainsi amenés non seulement à ce qui ne fut jamais expérimenté (ne fut pas l'objet d'une expérience, has net been experienced), mais à ce qui ne peut jamais, en aucune façon, être expérimenté par des êtres pareils à nous‑mêmes. C'est ici justement que le mot à double sens, l'expérience, vient à la rescousse d'Avenarius. Avenarius fait ce raisonnement : la pensée est une forme aussi vraie (véritable, genuine) de l'expérience que la perception des sens, et retourne ainsi au vieil argument éculé (time‑worn) de l'idéalisme subjectif, à savoir que la pensée et la réalité sont inséparables, cette dernière ne pouvant être perçue que par la pensée ; or la pensée suppose l'existence de l'être pensant. Les raisonnements positifs d' Avenarius ne nous offrent donc pas une reconstitution originale et profonde du réalisme, mais tout simplement celle de l'idéalisme subjectif sous sa forme la plus rudimentaire (crudest) » (p. 29).

La mystification d'Avenarius qui reprend sans réserve l'erreur de Fichte, est parfaitement bien dévoilée ici. L'élimination fameuse de l'opposition entre le matérialisme (Smith dit à tort : le réalisme) et l'idéalisme, à l'aide du petit mot « expérience », s'avère un mythe dès que nous passons à des questions concrètes bien déterminées. Telle est la question de l'existence de la terre avant l'homme, avant tout être doué de sensibilité. Nous en reparlerons tout à l'heure plus en détail. Notons pour l'instant que le masque d'Avenarius et de son « réalisme » fictif est arraché non seulement par N. Smith, adversaire de sa théorie, mais aussi par W. Schuppe, philosophe de l'immanence, qui a salué ardemment la parution de la Conception humaine du monde, comme une confirmation du réalisme naïf[36]. Pareil « réalisme », pareille mystification du matérialisme présentée par Avenarius, W. Schuppe l'approuve sans réserve. J'ai toujours prétendu, avec autant de droit que vous, hochverehrter Herr College (très honoré collègue), à un « réalisme » semblable, ‑ écrit‑il à Avenarius, ‑ car on m'a calomnié, moi, philosophe de l'immanence, en me qualifiant d'idéaliste subjectif. « Ma conception de la pensée... s'accorde admirablement (verträgt sich vortrefflich), très honoré collègue, avec votre Théorie de l'expérience pure » (p. 384). En réalité, seul notre Moi (das Ich, c'est‑à‑dire l'abstraite conscience de soi de Fichte, la pensée détachée du cerveau) confère « liaison et indissolubilité aux deux termes de la coordination ». « Ce que vous avez voulu éliminer, vous le supposez implicitement », écrivait Schuppe à Avenarius (p. 388). Et il est difficile de dire lequel des deux démasque plus douloureusement le mystificateur Avenarius, Smith avec sa réfutation nette et directe, ou Schuppe par son éloge enthousiaste de l’œuvre finale d'Avenarius. Le baiser de Wilhelm Schuppe ne vaut pas mieux en philosophie que celui de Piotr Strouvé[37] ou de M. Menchikov[38] en politique.

De même O. Ewald, qui loue Mach de n'avoir pas cédé au matérialisme, dit de la coordination de principe : « S'il faut ériger la corrélation entre le terme central et le contre-terme en nécessité gnoséologique dont on ne peut s'écarter, on se place, de quelques majuscules criardes que soit composée l'enseigne « Empiriocriticisme », à un point de vue qui ne diffère en rien de l'idéalisme absolu. » (Ce terme est employé à tort ; c'est idéalisme subjectif qu'il fallait dire, car l'idéalisme absolu de Hegel s'accommode de l'existence de la terre, de la nature, du monde physique sans l'homme, ne considérant la nature que comme une « forme particulière » de l'idée absolue.) « Si, au contraire, on ne s'en tient pas logiquement à cette coordination et si on laisse aux contre-­termes leur indépendance, on voit aussitôt remonter à la surface toutes les possibilités métaphysiques, et surtout celle du réalisme transcendantal » (ouvr. cit., pp. 56‑57).

M. Friedländer, qui se cache sous le pseudonyme d'Ewald, qualifie le matérialisme de métaphysique et de réalisme transcendantal. Défendant lui-même une des variétés de l'idéalisme, il se range entièrement à l'avis des disciples de Mach et de Kant pour lesquels le matérialisme est une métaphysique, « métaphysique la plus fruste du commencement à la fin » (p. 134). Sur ce point, cet auteur pense comme Bazarov et tous nos disciples russes de Mach, qui parlent, eux aussi, du « transcensus » et de la métaphysique du matérialisme ; nous y reviendrons. Il importe ici de montrer une fois encore qu'en réalité, la prétention pseudo‑érudite et creuse de vouloir dépasser l'idéalisme et le matérialisme s’évanouit, que la question est posée avec une intransigeance inexorable. « Laisser l'indépendance aux contre‑termes », c'est admettre (si l'on traduit le style prétentieux du grimacier Avenarius en un simple langage humain), que la nature, le monde extérieur, sont indépendants de la conscience et des sensations de l'homme ; et c'est là le matérialisme. Bâtir la théorie de la connaissance sur le principe de la liaison indissoluble de l'objet avec les sensations de l'homme (« complexes de sensations »=corps ; identité des « éléments du monde » dans le psychique et le physique; coordination d'Avenarius, etc.), c'est tomber infailliblement dans l'idéalisme. Telle est la simple, l'inévitable vérité qu'on découvre aisément, pour peu qu'on y prête attention, sous le fatras péniblement amoncelé de la terminologie pseudo-savante d'Avenarius, de Schuppe, d'Ewald et de tant d'autres, terminologie qui obscurcit à dessein la question et éloigne le grand public de la philosophie.

La « conciliation » de la théorie d'Avenarius avec le « réalisme naïf » a fini par susciter le doute chez les élèves mêmes du maître. R. Willy dit, par exemple, que l'assertion coutumière selon laquelle Avenarius serait arrivé au « réalisme naïf » doit être acceptée cum grano salis. « Le réalisme naïf ne serait autre chose, en tant que dogme, que la foi aux choses en soi, existant en dehors de l'homme (ausserpersönliche) sous forme de sensibilité tangible »[39]. Autrement dit, le matérialisme est, d'après Willy, la seule théorie de la connaissance qui s'accorde réellement, et non fictivement, avec le « réalisme naïf » ! Or Willy le répudie naturellement. Mais il est forcé de reconnaître qu'Avenarius reconstitue dans sa Conception humaine du monde l'unité de l'« expérience », l'unité du « moi » et du milieu « à l'aide de diverses conceptions auxiliaires et intermédiaires complexes et parfois très artificielles » (p. 171). La Conception humaine du monde, étant une réaction contre l'idéalisme primitif d'Avenarius, « porte entièrement l'empreinte d'une conciliation (eines Ausgleiches) entre le réalisme naïf du sens commun et l'idéalisme gnoséologique de la philosophie scolaire. Mais je n'oserais pas affirmer que pareille conciliation puisse rétablir l'unité et l'intégrité de l'expérience (Willy dit : Grunderfahrung, c'est‑à‑dire de l'expérience fondamentale. Encore un nouveau vocable !) » (p. 170).

Aveu précieux ! L'« expérience » d'Avenarius n'a pas réussi à concilier l'idéalisme et le matérialisme. Willy semble rejeter la philosophie scolaire de l'expérience pour lui substituer la philosophie triplement confuse de l'expérience « fondamentale »...

4. La nature existait-elle avant l’homme ?[modifier le wikicode]

Cette question, nous l'avons déjà vu, est particulièrement venimeuse pour la philosophie de Mach et d'Avenarius. Les sciences de la nature soutiennent positivement que la terre existait dans un état où ni l'homme ni aucun être vivant vit général ne l'habitait ni ne pouvait l'habiter. La matière organique est un phénomène plus récent, le produit d'une longue évolution. Il n'y avait donc pas de matière douée de sensibilité, pas de « complexes de sensations », pas de Moi d'aucune sorte, « indissolublement » lié au milieu d'après la doctrine d'Avenarius. La matière est primordiale : la pensée, la conscience, la sensibilité sont les produits d'une évolution très avancée. Telle est la théorie matérialiste de la connaissance, adoptée d'instinct par les sciences de la nature.

On se demande si les représentants marquants de l'empiriocriticisme se sont aperçus de cette contradiction entre leur théorie et les sciences de la nature. Ils s'en sont aperçus et ont posé nettement la question de savoir par quels raisonnements cette contradiction peut être éliminée. Du point de vue matérialiste, trois manières de traiter la question, celle de R. Avenarius lui‑même et celles de ses élèves J. Petzoldt et R. Willy, offrent un intérêt particulier.

Avenarius tente d'éliminer cette contradiction avec les sciences de la nature au moyen de la théorie du terme central « potentiel » de la coordination. Nous savons que la coordination consiste en un rapport « indissoluble » entre le Moi et le milieu. Pour éliminer l'absurdité évidente de cette théorie, on introduit l'idée d'un terme central « potentiel ». Que faire, par exemple, si l'homme se développe à partir de l'embryon ? Le milieu (=« contre‑terme ») existe‑t‑il, si le « terme central » est représenté par un embryon ? Le système embryonnaire C, répond Avenarius, est le « terme central potentiel à l'égard du milieu individuel futur » (Remarques, p. 140 de l'ouvrage cité). Le terme central potentiel n'est jamais égal à zéro, même quand les parents (elterliche Bestandteile) n'existent pas encore, et qu'existent seulement les « parties constituantes du milieu », susceptibles de devenir des parents (p. 141).

Ainsi, la coordination est indissoluble. L'empiriocriticiste est obligé de l'affirmer afin de sauver les bases de sa philosophie, les sensations et leurs complexes. L'homme est le terme central de cette coordination. Et quand l’homme n'existe pas encore, quand il n'est pas encore né, le terme central n'est pas pour autant égal à zéro : il devient seulement un terme central potentiel ! On ne peut que s'étonner qu'il y ait encore des gens capables de prendre au sérieux un philosophe qui vous sert des raisonnements pareils ! Wundt même, qui déclare n'être nullement ennemi de toute métaphysique (c'est‑à‑dire de tout fidéisme), se voit contraint de reconnaître qu'il y a ici un « obscurcissement mystique du concept d'expérience » par le mot « potentiel », qui annule toute coordination (ouvrage cité, p. 379).

Peut‑on, en effet, parler sérieusement d'une coordination dont l'indissolubilité consiste en ce que l'un de ses termes est potentiel ?

N'est‑ce pas là de la mystique, est‑ce que cela ne conduit pas au fidéisme ? Si l'on peut se représenter un terme central potentiel à l'égard du milieu futur, pourquoi ne pas se le représenter à l'égard du milieu passé, c'est‑à‑dire après la mort de l'homme ? Avenarius, direz‑vous, n'a pas tiré cette conclusion de sa théorie. Oui, mais sa théorie absurde et réactionnaire n'en est que plus pusillanime, elle n'en est pas devenue meilleure. En 1894 Avenarius ne l'a pas exposée à fond, ou bien il a craint de le faire et de la pousser jusqu'à ses dernières conséquences. Or, nous le verrons plus loin, c'est à cette théorie justement que se référait Schubert‑Sodern en 1896, et cela pour en tirer des conclusions théologiques. Mach, en 1906, approuva Schubert‑Soldern qui, disait‑il, suivait « une voie très proche » (de la sienne) (Analyse des sensations, p. 4). Engels avait parfaitement raison de s'attaquer à Dühring qui, en dépit de son athéisme, catégorique, laissait illogiquement dans sa philosophie, la porte ouverte au fidéisme. A maintes reprises ‑ et à juste titre, ‑ Engels adresse à ce sujet des reproches au matérialiste Dühring qui, de 1870 à 1880 tout au moins, ne formulait pourtant pas de déductions théologiques. Et il s'en trouve chez nous qui, se réclamant du marxisme, propagent dans les masses une philosophie touchant de près au fidéisme !

« ... On pourrait croire, écrit au même endroit Avenarius, que, du point de vue de l'empiriocriticisme précisément, les sciences de la nature n'ont pas le droit d'envisager les périodes de notre milieu actuel qui ont précédé dans le temps l'existence de l'homme » (p. 144). Réponse d'Avenarius : « Quiconque pose cette question ne peut éviter de s'y adjoindre lui‑même mentalement » (sich hinzuzudenken, c'est‑à‑dire s'imaginer assistant à la chose). « En effet, poursuit Avenarius, ce que le naturaliste cherche (même s'il ne s'en rend pas assez nettement compte), n'est au fond que ceci : comment se représenter la terre ou le monde avant l'apparition des êtres vivants ou de l'homme, si je m'y adjoins mentalement en qualité de spectateur, à peu près comme si, de notre terre, on observait, à l'aide d'instruments perfectionnés, l'histoire d'une autre planète ou même d'un autre système solaire. »

La chose ne peut exister indépendamment de notre conscience ; « nous nous y adjoindrons toujours nous‑mêmes en tant qu'esprit cherchant à connaître cette chose ».

Cette théorie de la nécessité d'« adjoindre mentalement » la conscience humaine à toute chose, à la nature antérieure à l'homme, est exposée ici en deux alinéas, dont le premier est emprunté au « positiviste moderne » R. Avenarius, et le second à l'idéaliste subjectif J. G. Fichte[40]. La sophistique de cette théorie est tellement évidente qu'on éprouve quelque gêne à l'examiner. Si « nous nous adjoignons mentalement », notre présence sera imaginaire, et l'existence de la terre avant l'homme est réelle. En réalité, l'homme n'a pu, par exemple, observer en spectateur la terre incandescente ; « concevoir » sa présence en ce cas, c'est faire preuve d'obscurantisme tout comme si l'on usait de l'argumentation suivante pour démontrer l'existence de l'enfer : si je m'y « adjoignais mentalement » en qualité de spectateur, je pourrais observer l'enfer. La « conciliation » de l'empiriocriticisme avec les sciences de la nature consiste en ce qu'Avenarius veut bien « adjoindre mentalement » ce dont les sciences de la nature excluent la possibilité. Nul homme tant soit peu instruit et sain d'esprit ne doute que la terre a existé alors qu'il ne pouvait y avoir là aucune vie, aucune sensation, aucun « terme central ». Toute la théorie de Mach et d'Avenarius, d'après laquelle la terre est un complexe de sensations (« les corps sont des complexes de sensations »), ou un « complexe d'éléments dans lequel le psychique est identique au physique », ou un « contre‑terme dont le terme central ne peut jamais être égal à zéro », n'est qu'un obscu­rantisme philosophique, développement jusqu'à l'absurde de l'idéalisme subjectif.

J.‑ Petzoldt s'est aperçu de l'absurdité de la position d'Avenarius et en a rougi. Il consacre, dans son Introduction à la philosophie de l'expérience pure (t. II), tout un texte (§ 65) à la « question de la réalité des périodes antérieures (frühere) de la terre ».

« Dans la doctrine d'Avenarius, dit Petzoldt, le Moi (das Ich) joue un rôle autre que chez Schuppe » (notons que Petzoldt déclare expressément, à plusieurs reprises : notre philosophie est l’œuvre de trois hommes : Avenarius, Mach et Schuppe) ; « toutefois, un rôle peut‑être encore trop considérable pour sa théorie » (le fait que Schuppe a démasqué Avenarius en déclarant que, pratiquement, tout chez lui repose en somme sur le Moi, semble avoir influé sur Petzoldt ; celui‑ci veut se corriger). « Avenarius a dit une fois, reprend Petzoldt : « Nous pouvons naturellement nous représenter un endroit où l'homme n'a jamais mis le pied, mais pour qu'on puisse penser (c'est Avenarius qui souligne) un pareil milieu il faut qu'il y ait ce que nous désignons par Moi (Ich­ Bezeichnetes), un Moi auquel (souligné par Avénarius) appartienne cette pensée » (Vierteljahrsschrift für wissenschaftliche Philosophie, t. 18, 1894, p. 146, Anmerkung). »

Petzoldt réplique :

« L'important, au point de vue gnoséologique, ce n'est point de nous demander si nous pouvons, en général, concevoir un tel endroit, mais si nous avons le droit de le concevoir comme existant ou ayant existé indépendamment d'une pensée individuelle quelconque. »

Ce qui est vrai est vrai. Les hommes peuvent concevoir et « s'adjoindre mentalement » toutes sortes d'enfers, toutes sortes de loups‑garous ; Lounatcharski s'est même « adjoint mentalement »... disons, par euphémisme, des idées reli­gieuses[41]. Mais la théorie de la connaissance a justement pour but de démontrer le caractère irréel, fantastique, réac­tionnaire de ces adjonctions mentales.

« ... Que le système C (c'est‑à‑dire le cerveau) soit nécessaire à la pensée, cela va de soi pour Avenarius et pour la philosophie que je défends »...

Ce n'est pas vrai. La théorie dAvenarius de 1876 est une théorie de la pensée sans le cerveau. Et sa théorie de 1891‑1894 n'est pas, elle non plus, comme nous allons le voir, exempte du même élément d'absurdité idéaliste.

« ... Ce système C représente‑t‑il cependant une condition de l'existence (souligné par Petzoldt), par exemple, de l'époque secondaire (Sekundärzeit) de la Terre » ? Citant le raisonnement déjà mentionné d'Avenarius sur l'objet des sciences de la nature et la possibilité pour nous d'« adjoindre mentalement » l'observateur, Petzoldt réplique :

« Non, nous voulons savoir si nous sommes en droit de penser que la terre existait, aussi bien à cette époque lointaine qu'elle existait hier ou il y a un instant. Ou bien faut‑il, en effet, n'affirmer l'existence de la terre qu'à la condition (comme le voulait Willy) que nous ayons au moins le droit de penser qu'il existe, en même temps que la terre, un système C si peu développé soit‑il ? » (nous reviendrons tout à l'heure à cette idée de Willy).

« Avenarius évite cette étrange conclusion de Willy au moyen de l'idée que la personne qui pose la question ne peut mentalement s'écarter elle‑même (sich wegdenken, c'est‑à‑dire : se croire absente), ou ne peut éviter de s'adjoindre mentalement (sich hinzuzudenken ; cf. Conception humaine du monde, p. 1130, I° éd. allemande). Mais Avenarius fait ainsi du Moi individuel de la personne qui pose la question ou pense à ce Moi, une condition non de la simple action de penser à la terre inhabitable, mais de notre droit de penser que la terre existait en ces temps reculés.

« Il est facile d'éviter ces fausses voies en n'accordant pas à ce Moi une aussi grande valeur théorique. La seule chose que la théorie de la connaissance doive exiger, en tenant compte des différentes conceptions sur ce qui est éloigné de nous dans l'espace et dans le temps, c'est qu'on puisse le penser et le déterminer comme identique à lui‑même (eindeutig) ; tout le reste est affaire des sciences spéciales » (t. II, p. 325).

Petzoldt a rebaptisé la loi de causalité loi de détermination identique et établi dans sa théorie, comme nous le verrons plus bas, l'apriorité de cette loi. C'est dire qu'il échappe à l'idéalisme subjectif et au solipsisme d'Avénarius (qui « accorde une importance exagérée à notre Moi », comme on le dit dans le jargon professoral !) grâce aux idées kantiennes. L'insuffisance du facteur objectif dans la doctrine d'Avenarius, l'impossibilité de concilier celle‑ci avec les exigences des sciences de la nature qui déclarent que la terre (l'objet) existait bien avant l'apparition des êtres vivants (le sujet), obligent Petzoldt à se cramponner à là causalité (détermination identique). La terre existait, car son existence antérieure à l'homme est causalement liée à son existence actuelle. Mais d'abord, d'où la causalité est-elle venue ? Elle est a priori, dit Petzoldt. Ensuite, les idées d'enfer et de loups‑garous, et les « adjonctions mentales » de Lounatcharski ne sont‑elles pas liées par la causalité ? En troisième lieu, la théorie des « complexes de sensations » est en tout cas détruite par Petzoldt. Cet auteur n'a pas éliminé la contradiction qu'il a constatée chez Avenarius, mais est tombé dans une confusion encore plus grande, car il ne peut y avoir qu'une solution : reconnaître que le monde extérieur, reflété dans notre conscience, existe indépendamment d'elle. Seule cette solution matérialiste coïncide effectivement avec les données des sciences de la nature et écarte la solution idéaliste de la question de la causalité préconisée par Petzoldt et Mach, ce dont nous reparlerons plus spécialement.

Dans un article intitulé : « Der Empiriokritizismus als einzig wissenschaftlicher Standpunkt » (« L'empiriocriticisme, seul point de vue scientifique »), un autre empiriocriticiste, R. Willy, a posé le premier, en 1896, cette question embarrassante pour la philosophie d'Avenarius. Quelle attitude adopter à l'égard du monde antérieur à l'homme ? se demande Willy[42]. Et il commence par répondre, à l'exemple d'Avenarius : « Nous nous transportons mentalement dans le passé. » Mais il dit plus loin qu'on n'est nullement obligé d'entendre par expérience, l'expérience humaine. « Car, du moment que nous prenons la vie des animaux dans ses rapports avec l'expérience générale, nous devons considérer le monde animal, fût‑il question du ver le plus misérable, comme le monde d'hommes primitifs (Mitmenschen) » (pp. 73‑74). Ainsi la terre était, avant l'homme, l'« expérience » du ver qui, pour sauver la « coordination » et la philosophie d'Avenarius, faisait office de « terme central » ! Rien d'étonnant après cela que Petzoldt ait tenté de se désolidariser d'un pareil raisonnement, qui est une perle d'absurdité (une conception de la terre conforme aux théories des géologues est attribuée au ver) et n'offre d'ailleurs aucun secours à notre philosophe, car la terre existait non seulement avant l'homme, mais avant tous les êtres vivants.

Willy revint sur ce sujet une autre fois, en 1905. Cette fois le ver avait disparu[43]. Mais la « loi de l'identité » de Petzoldt ne satisfait certes pas Willy, qui ne voit là que « formalisme logique ». La question de l'existence du monde avant l'homme, posée à la manière de Petzoldt, nous ramène en somme, dit l'auteur, « aux choses en soi telles que les conçoit le sens commun » (c'est‑à‑dire au matérialisme ! Quelle­ horreur, en effet !). Que signifient les millions d'années durant lesquelles il n'y eut, pas de vie ? « Le temps lui-même n'est‑il pas devenu une chose en soi ? Certes non ![44] Mais alors, les choses extérieures à l'homme ne sont que des représentations, des parcelles de fantaisie humaine créée à l'aide des débris que nous trouvons autour de nous. Et pourquoi n'en serait‑il pas ainsi, en effet ? Le philosophe doit‑il craindre le torrent de la vie ?... Laisse là, me dis‑je, les raffinements des systèmes et saisis le moment (ergreife den Augenblick) que tu vis et qui seul procure le bonheur » (pp. 177‑178).

Bien. Bien. Ou le matérialisme, ou le solipsisme. Voilà à quoi en arrive R. Willy, malgré ses phrases tapageuses, dans l'analyse du problème de l'existence de la nature avant l'homme.

Résultat. Nous venons de voir trois augures de l’empiriocriticisme, qui, à la sueur de leur front, se sont efforcés de concilier leur philosophie avec les sciences de la nature et de boucher les trous du solipsisme. Avenarius a repris l'argument de Fichte et a substitué le monde imaginaire au monde réel. Petzoldt s'est éloigné de l'idéalisme de Fichte pour se rapprocher de l'idéalisme de Kant. Willy, après avoir fait fiasco avec son « ver », a jeté le manche après la cognée et laissé, sans le vouloir, échapper la vérité : ou le matérialisme, ou le solipsisme, ou même l'aveu que rien n'existe en dehors du moment présent.

Il nous reste seulement à montrer au lecteur comment nos disciples russes de Mach ont compris et comment ils ont exposé cette question. Voici ce que dit Bazarov dans les Essais « sur » la philosophie marxiste (p. 11) :

« Il nous reste maintenant, sous la direction de notre fidèle vade‑mecum » (il s'agit de Plekhanov) « à descendre dans le dernier cercle, le plus terrible, de l'enfer solipsiste, là où tout idéalisme subjectif est, d'après Plekhanov, menacé de se représenter nécessairement le monde tel que le contemplèrent les ichtyosaures et les archéoptéryx. « Transportons‑nous mentalement, écrit‑il (Plekhanov), à l'époque où la terre n'était habitée que par les très lointains ancêtres de l'homme, à l'ère secondaire, par exemple. On se demande ce qu'il en était alors de l'espace, du temps et de la causalité. Pour quels êtres étaient‑ils en ce temps‑là des formes subjectives ? Les formes subjectives des ichtyosaures ? Et quel entendement dictait alors ses lois à la nature ? Celui de l'archéoptéryx ? La philosophie de Kant ne peut répondre à ces questions. Elle doit être écartée comme absolument inconciliable avec la science contemporaine. » (L. Feuerbach, p. 117). »

Bazarov interrompt ici sa citation de Plekhanov, tout juste devant la phrase suivante, très importante, comme on la verra : « L'idéalisme dit : pas d'objet sans sujet. L'histoire de la terre montre que l'objet existait bien avant qu'ait apparu le sujet, c'est‑à‑dire bien avant l'apparition d'organismes doués si peu que ce soit de conscience... L'histoire de l'évolution démontre la vérité du matérialisme. »

Poursuivons la citation de Bazarov :

« ... La chose en soi de Plekhanov nous donne‑t‑elle la réponse cherchée ? Rappelons‑nous que d'après Plekhanov également, nous ne pouvons avoir aucune représentation des choses telles qu'elles sont en soi ; nous n'en connaissons que les manifestations, nous ne connaissons que les résultats de leur action sur nos organes des sens. « En dehors de cette action elles n'ont aucun aspect » (L. Feuerbach, p. 112). Quels organes des sens existaient donc à l'époque des ichtyomitures ? Ceux, évidemment, des ichtyosaures et de leurs semblables. Seules les représentations mentales des ichtyomoires étaient alors les manifestations véritables, réelles des choses en soi. Par conséquent, le paléontologiste qui ne veut pas quitter le terrain de la « réalité » devrait, d'après Plekhanov également, écrire l'histoire. de l'ère secondaire telle que la contemplèrent les ichtyosaures. Ici encore nous ne faisons pas un pas en avant par rapport au solipsisme. »

Tel est dans son intégralité (que le lecteur nous excuse la longueur de cette citation qu'il n'était pas possible d'écourter) le raisonnement d'un disciple de Mach, raisonnement qu'il faudrait immortaliser comme le plus bel exemple de confusion.

Bazarov croit avoir pris Plekhanov au mot. Si, se dit‑il, les choses en soi n'ont aucun aspect en dehors de leur action sur nos organes des sens, c'est qu'elles n'existaient à l'ère secondaire que sous des « aspects » perçus par les organes des sens des ichtyosaures. Et ce serait là le raisonnement d'un matérialiste ? ! L'« aspect » étant le résultat de l'action des « choses en soi » sur les organes des sens, il s'ensuivrait que les choses n'existeraient pas indépendamment de tout organe (les sens ? ?

Mais admettons un instant (si incroyable que cela puisse paraître) que Bazarov « n'ait vraiment pas compris » Plekhanov ; admettons que le langage de Plekhanov ne lui ait pas paru assez clair. Soit. Nous demandons : Bazarov s'exerce‑t‑il à des jongleries aux dépens de Plekhanov (que les disciples de Mach élèvent au rang de représentant unique du matérialisme !) ou veut‑il éclaircir la question du matérialisme ? Si Plekhanov vous a paru peu clair ou contradictoire, etc., que ne prenez‑vous d'autres matérialistes ? Serait‑ce que vous n'en connaissiez pas ? L'ignorance n'est pas un argument.

Si en effet Bazarov ignore que le matérialisme part du principe que le monde extérieur existe, que les choses existe en dehors de notre conscience et indépendamment d'elle, nous sommes en présence d'un cas d'ignorance extrême vraiment exceptionnel. Nous rappellerons au lecteur que Berkeley reprochait en 1710 aux matérialistes d'admettre l'existence des « objets en soi » indépendamment de notre conscience qui les reflète. Certes, chacun est libre de prendre parti pour Berkeley ou pour n'importe qui contre les matérialistes. C'est incontestable. Mais il est tout aussi incontestable que parler des matérialistes et mutiler ou ignorer le principe fondamental du matérialisme tout entier, c'est introduire dans la question une confusion sans nom.

Est‑il vrai, comme l'a dit Plekhanov, qu'il n'y ait pas pour l'idéalisme d'objet sans sujet, et que l'objet existe pour le matérialisme indépendamment du sujet, étant plus ou moins exactement reflété dans la conscience de ce dernier ? Si ce n'est pas vrai, toute personne tant soit peu respectueuse du marxisme devrait signaler cette erreur de Plekhanov et, en ce qui concerne le matérialisme et l’existence de la nature antérieurement à l'homme, compter non avec Plekhanov, mais avec quelqu'un d'autre : Marx, Engels, Feuerbach. Et si cela est vrai ou, du moins, si vous ne pouvez découvrir ici une erreur, vous commettez, au point de vue littéraire, une incongruité en tentant de brouiller les cartes et d'obscurcir dans la tête du lecteur la notion la plus élémentaire du matérialisme et ce qui le distingue de l'idéalisme.

Nous citerons, pour les marxistes qui s'intéressent à cette question indépendamment du moindre mot prononcé par Plekhanov, l'opinion de L. Feuerbach qui, tout le monde le sait (sauf peut‑être Bazarov ?), fut un matérialiste grâce à qui Marx et Engels, abandonnant l'idéalisme de Hegel sont parvenus à leur philosophie matérialiste. Feuerbach écrivait dans sa réplique à R. Haym :

« La nature, qui n'est pas l'objet de l'homme ou de la conscience, est bien entendu pour la philosophie spéculative, ou tout au moins pour l'idéalisme,‑ une chose en soi au sens de ce terme chez Kant » (nous reparlerons de la confusion établie par nos disciples de Mach entre la chose en soi des matérialistes et celle de Kant), « une abstraction dénuée de toute réalité ; mais c'est justement la nature qui amène la faillite de l'idéalisme. Les sciences de la nature, au moins dans leur état actuel, nous conduisent nécessairement à un point où les conditions de l'existence humaine faisaient encore défaut, où la nature, c'est‑à‑dire la terre, n’était pas encore un objet d'observation pour l’œil et l'intelligence humaine ; où la nature était, par conséquent, un être absolument étranger à l'humain (absolut unmenschliclies Wesen). A cela l'idéalisme peut répliquer : Mais cette nature est une nature conçue par toi (von dir gedachte). Certes, mais il ne s'ensuit pas qu'elle n'ait pas existé dans le temps, comme il ne s'ensuit pas que Socrate et Platon, parce qu'ils n'existent pas pour moi quand je ne pense pas à eux, n'aient pas eu une existence réelle en leur temps, sans moi[45]. »

Telles sont les réflexions auxquelles se livrait Feuerbach sur le matérialisme et l'idéalisme, en ce qui concerne l'antériorité de la nature par rapport à l'homme. Sans connaître Io, « positivisme moderne », Feuerbach, qui connaissait bien les vieux sophismes idéalistes, a réfuté le sophisme d'Avenarius (« adjoindre mentalement un observateur »). Or, Bazarov n'apporte absolument rien, ce qui s'appelle rien, si ce n'est la répétition de ce sophisme des idéalistes : « Si j’avais été présent (sur la terre antérieure à l'homme), c'est ainsi que j'eusse vu le monde » (Essais « sur » la philosophie marxiste, p. 29). Autrement dit : si je fais cette supposition manifestement absurde et contraire aux sciences de la nature (que l'homme ait pu observer l'univers antérieur à l'homme), je joindrai les deux bouts de ma philosophie !

On peut dès lors juger de la connaissance des choses ou des procédés littéraires de Bazarov, qui ne souffle mot de la « difficulté » avec laquelle Avenarius, Petzoldt et Willy furent aux prises et qui, jetant le tout dans le même tas, présente au lecteur un tel brouillamini qu'on ne voit plus de différence entre le matérialisme et le solipsisme ! L'idéalisme est représenté comme du « réalisme », le matérialisme se voit attribuer la négation de l'existence des choses en dehors de leur action sur les organes des sens ! Oui, oui, ou Feuerbach ignorait la différence élémentaire entre matérialisme et idéalisme, ou Bazarov et Cie ont transformé d'un manière toute nouvelle les vérités premières de la philosophie.

Ou bien, prenez encore Valentinov. Voyez ce philosophe qui se montre, naturellement, ravi de Bazarov : 1. « Berkeley est le fondateur de la théorie selon laquelle le sujet et l'objet ne sont donnés que dans leur corrélation » (p. 148). Ce n'est d'ailleurs nullement l'idéalisme de Berkeley, allons donc ! C'est une « analyse pénétrante » 2. « Les principes fondamentaux de la théorie sont formulés par Avenarius de la manière la plus réaliste en dehors des formes (!) de son interprétation idéaliste habituelle (rien que de son interprétation !) » (p. 148). La mystification, on le voit, prend avec les bambins ! 3. « La conception d’Avenarius sur le point de départ de la connaissance est celle‑ci : chaque individu se trouve dans un milieu déterminé ; autrement dit, l'individu et la milieu sont donnés comme deux termes liés et inséparables (!) d'une seule coordination » (p. 148). Charmant ! Ce n'est pas de l'idéalisme ‑ Valentinov et Bazarov se sont élevés au‑dessus du matérialisme et de l'idéalisme, ‑ c'est l'« indivisibilité » la plus « réaliste » de l'objet et du sujet. 4. « L'affirmation contraire : il n'y a pas de contre‑terme, sans un terme central correspondant, l'individu, est‑elle légitime ? Evidemment (!), elle ne l'est pas... A l'ère archéenne les forêts verdissaient... l'homme cependant., n'existait pas encore » (p. 148). Indivisibilité signifie que, l'on peut diviser ! N'est‑ce pas « évident » ? 5. « Au point de vue de la théorie de la connaissance, la question de l'objet en soi demeure pourtant absurde » (p. 148). Parbleu ! Quand il n'y avait pas encore d'organismes doués de sensations, les choses étaient néanmoins des « complexes d'éléments » identiques aux sensations ! 6. « L'école immanente, représentée par Schubert‑Soldern et Schuppe a exprimé ces (!) idées sous une forme impropre et s'est engagée dans l'impasse du solipsisme » (p. 149). « Ces idées » elles-mêmes, ne contiennent pas de solipsisme, et l'empiriocriticisme n'est nullement une variante de la théorie réactionnaire des immanents qui mentent en déclarant leur sympathie pour Avenarius !

Ce n'est pas une philosophie, messieurs les disciples de Mach, c'est un assemblage incohérent de mots.

5. L’homme pense-t-il avec le cerveau ?[modifier le wikicode]

A cette question Bazarov répond catégoriquement par l'affirmative. « Si la thèse de Plekhanov, écrit‑il, selon laquelle « la conscience est un état interne ( ? Bazarov) de la matière » était exprimée de façon un peu plus satisfaisante, par exemple : « tout processus psychique est fonction d'un processus cérébral », ni Mach ni Avenarius ne la contesteraient »... (Essais « sur » la philosophie marxiste, p. 29).

La souris ne connaît pas d'animal plus fort que le chat. Les disciples russes de Mach ne connaissent pas de matérialiste plus fort que Plekhanov. Plekhanov aurait‑il donc été le seul ou le premier à formuler cette thèse matérialiste que la conscience est un état interne de la matière ? Et si cette formule matérialiste énoncée par Plekhanov déplaît à Bazarov, pourquoi compte‑t‑il avec Plekhanov, et non pas avec Engels ou Feuerbach ?

Parce que les disciples de Mach craignent la vérité. Ils font la guerre au matérialisme tout en feignant de combattre Plekhanov : procédé pusillanime et sans principes.

Mais passons à l'empiriocriticisme. Avenarius « ne contesterait pas » que la pensée est une fonction du cerveau. Ces mots de Bazarov sont une contrevérité pure et simple. Avenarius ne fait pas que contester la thèse matérialiste, il bâtit toute une « théorie » précisément pour la réfuter. « Notre cerveau, dit Avenarius dans la Conception humaine du monde, n'est pas l'habitat, le siège, le créateur, ni l'instrument ou l'organe, le porteur ou le substratum, etc., de la pensée » (p. 76, cité avec approbation par Mach dans l'Analyse des sensations, p. 32). « La pensée n'est pas l'habitant ou le souverain du cerveau, elle n'en est pas la moitié ou l'un des aspects, etc. ; elle n'est pas non plus un produit ou même une fonction physiologique, ou encore un état quelconque, du cerveau » (ibid.). Avenarius n'est pas moins net dans ses Remarques : les « représentations » « ne sont pas des fonctions (physiologiques, psychiques, psycho‑physiques) du cerveau » (§115, p. 419 de l'ouvrage cité). Les sensations ne sont pas des « fonctions psychiques du cerveau » (§ 116).

Ainsi, pour Avenarius, le cerveau n'est pas l'organe de la pensée, Ia pensée n'est pas une fonction du cerveau. Consultons Engels et nous trouverons aussitôt des formules nettement matérialistes, diamétralement opposées. « La pensée et la conscience, dit Engels dans l'Anti‑Dühring, sont des produits du cerveau humain » (p. 22 de la cinquième édition allemande). Cette pensée est répétée à plusieurs reprises dans le même livre. Nous trouvons dans Ludwig Feuerbach l’exposé suivant des vues de Feuerbach et d'Engels : « Le monde matériel (stofflich), perceptible par les sens, auquel nous appartenons nous-mêmes, est la seule réalité », « notre conscience et notre pensée, si transcendantes qu'elles nous paraissent, ne sont que les produits (Erzeugnis) d'un organe matériel, corporel, le cerveau. La matière n'est pas un produit de l'esprit, mais l'esprit n'est lui-même que le produit supérieur de la matière. C'est là, naturellement, pur matérialisme » (4° édition allemande, p. 18). Ou encore page 4 : le reflet des processus de la nature « dans le cerveau pensant », etc., etc.

C'est ce point de vue matérialiste que condamne Avenarius en qualifiant « la pensée du cerveau » de « fétichisme des sciences de la nature » (Conception humaine du monde, 2° édit. allem., p. 70). Avenarius ne se fait donc pas la moindre illusion sur la contradiction formelle dans laquelle il se trouve sur ce point avec les sciences de la nature. Il admet, comme Mach et tous les immanents, que les sciences de la nature reposent sur la conception matérialiste inconsciente, spontanée. Il admet et déclare tout net être en désaccord absolu avec la « psychologie dominante » (Remarques, p. 150 et bien d'autres). Cette psychologie dominante opère une « introjection » inadmissible (encore un nouveau mot enfanté dans la douleur par notre philosophe !) ; en d'autres termes, elle introduit la pensée dans le cerveau ou les sensations en nous. Ces « deux mots » (en nous, in uns), poursuit Avenarius, contiennent le principe (Annahme) que l'empiriocriticisme conteste. « C'est cette introduction (Hineinverlegung) des choses vues, etc., en l'homme que nous appelons introjection » (p. 153, § 45).

L'introjection s'écarte « en principe » de la « conception naturelle du monde » (natürlicher Weltbegriff) en disant « en moi », au lieu de dire « devant moi » (vor mir, p. 154), et, « en faisant de la partie intégrante du milieu (réel) une partie intégrante de la pensée (idéale) » (ibid.). « De l'amécanique » (nouveau mot pour dire : psychique) « qui se manifeste nettement et librement dans le donné (ou dans ce que nous trouvons, im Vorgefundenen), l'introjection fait quelque chose de mystérieusement caché (une chose latitante, pour employer l'expression « nouvelle » d'Avenarius) dans le système nerveux central » (ibid.).

Nous voici en présence de la même mystification que nous avons aperçue dans la fameuse défense du « réalisme naïf » par les empiriocriticistes et les immanents. Avenarius suit ici le conseil de l'aigrefin de Tourguénev[46] : Elève-­toi avec le plus d'énergie contre les vices que tu te reconnais. Avenarius s'efforce de faire semblant de combattre l'idéalisme : on déduit habituellement l'idéalisme philosophique de l'introjection, dit‑il en somme, on transforme le monde extérieur en sensation, en représentation, etc. Or, moi, je défends le « réalisme naïf », la réalité adéquate de tout ce qui est donné, et du « Moi » et du milieu, sans introduire le monde extérieur dans le cerveau de l'homme.

Même sophistique que celle que nous a révélée l'exemple de la fameuse coordination. Détournant l'attention du lecteur à. l'aide d'attaques partielles contre l'idéalisme, Avenarius défend en réalité, sous une terminologie à peine modifiée, ce même idéalisme : la pensée n'est pas une fonction du cerveau, le cerveau n'est pas l'organe de la pensée, les sensations ne sont pas une fonction du système nerveux, ce sont des « éléments » psychiques dans une combinaison déterminée et physiques, (quoique « identiques ») dans une autre. Avec sa nouvelle terminologie confuse, avec de nouveaux petits mots alambiqués prétendant exprimer une « théorie » nouvelle, Avenarius ne fait que piétiner sur place pour revenir ensuite à son principe idéaliste fondamental.

Et si nos disciples russes de Mach (Bogdanov, par exemple) n'ont pas remarqué la « mystification » et ont vu dans la « nouvelle » défense de l'idéalisme une réfutation de ce dernier, les philosophes de métier ont donné, dans leur analyse de l'empiriocriticisme, une appréciation clairvoyante des idées essentielles d'Avenarius telles qu'elles apparaissent, une fois écartée la terminologie alambiquée.

Bogdanov écrivait en 1903 (« La pensée autoritaire », article paru dans le recueil : Psychologie sociale, p. 119 et suivantes) :

« Richard Avenarius a donné le tableau philosophique le plus complet et le plus harmonieux du développement du dualisme de l'esprit et du corps. L'essence de sa « théorie de l'introjection », c'est que » (nous n'observons directement que les corps physiques et ne pouvons que nous livrer à des hypothèses sur les émotions d'autrui, c'est‑à‑dire sur le psychisme d'autrui) « ... cette hypothèse se complique du fait que les émotions d'un autre homme sont situées en son corps, introduites (introjectées) dans son organisme. C'est là une hypothèse superflue qui conduit même à une foule de contradictions. Avenarius relève systématiquement ces contradictions, en déroulant sous nos yeux la série des phases historiques successives du développement du dualisme d'abord, de l'idéalisme philosophique ensuite. Mais point n'est besoin de le suivre ici »... « L'introjection sert d'explication au dualisme de l'esprit et du corps. »

Bogdanov, croyant l'« introjection » dirigée contre l'idéalisme, a mordu à l'hameçon de la philosophie professerale. Il a admis sur parole l'appréciation de l'introjection donnée par Avenarius lui-même, sans apercevoir la pointe dardée contre le matérialisme. L'introjection nie que la pensée soit une fonction du cerveau, que la sensation soit une fonction du système nerveux central de l'homme ; elle nie donc, afin de réfuter le matérialisme, la vérité la plus élémentaire de la physiologie. Le « dualisme » est ainsi réfuté à la manière idéaliste (en dépit de toute la colère diplomatique d'Avenarius contre l'idéalisme), car la sensation et la pensée ne nous apparaissent pas ici comme des facteurs secondaires, dérivés de la matière, mais comme des facteurs primaires. Avenarius n'a réfuté ici le dualisme que dans la mesure où il a « réfuté » l'existence de l'objet sans sujet, de la matière sans pensée, du monde extérieur indépendant de nos sensations, autrement dit, il l'a réfuté à la manière idéaliste : il lui a fallu la négation absurde du fait que l'image visuelle de l'arbre est une fonction de ma rétine, de mes nerfs et de mon cerveau, pour renforcer sa théorie des liens « indissolubles » de l'expérience « complète » embrassant aussi bien notre « Moi » que l'arbre, c'est‑à‑dire le milieu.

La théorie de l'introjection n'est que confusion introduisant le fatras idéaliste contraire aux sciences de la nature, qui soutiennent avec fermeté que la pensée est une fonction du cerveau, que les sensations, c'est‑à‑dire les images du monde extérieur, existent en nous, suscitées par l'action des choses sur nos organes des sens. L'élimination du « dualisme de l'esprit et du corps » par le matérialisme (c'est‑à‑dire le monisme matérialiste) consiste en ce que l'esprit n'ayant pas d'existence, indépendante du corps, est un facteur secondaire, une fonction du cerveau, l'image du monde extérieur. L'élimination idéaliste du « dualisme de l'esprit et du corps » (c'est-­à‑dire le monisme idéaliste) consiste en ce que l'esprit n'est pas une fonction du corps, qu'il est par conséquent le facteur primaire ; que le « milieu » et le « Moi » n'existent que dans la liaison indissoluble des mêmes « complexes d'éléments ». En dehors de ces deux moyens diamétralement opposés d'éliminer le « dualisme de l'esprit et du corps », il ne peut y avoir aucun autre moyen, sauf l'éclectisme, c'est‑à‑dire la confusion incohérente du matérialisme et de l'idéalisme. Et c'est cette confusion qui a paru à Bogdanov et Cie être chez Avenarius une « vérité étrangère au matérialisme et à l'idéalisme ».

Or, les philosophes de métier ne sont pas aussi naïfs et confiants que les disciples russes de Mach. Chacun de ces professeurs ordinaires, il est vrai, défend « son » système de réfutation du matérialisme, ou tout au moins de « conciliation » du matérialisme et de l'idéalisme ; ce faisant, il dénonce sans façon chez ses concurrents les bribes incohérentes du matérialisme et de l'idéalisme, éparses dans tous les systèmes « modernes » et « originaux ». Si quelques jeunes intellectuels ont mordu à l'hameçon d'Avenarius, il n'a pas été possible de prendre au piège ce vieux routier de Wundt. L'idéaliste Wundt a, de façon très incivile, arraché le masque du grimacier Avenarius en louant sa tendance antimatérialiste de la théorie de l'introjection.

« Si l'empiriocriticisme, écrit Wundt, reproche au matérialisme vulgaire d'exprimer à l'aide de formules telles que : le cerveau « est doué » de pensée, ou « sécrète » la pensée, un rapport qui ne peut pas, en général, être constaté par l'observation et la description des faits » (pour W. Wundt, ce doit être vraisemblablement un « fait » que l'homme pense sans l'aide du cerveau !) « ... le reproche est sans doute fondé » (art. cité, pp. 47‑48).

Parbleu ! Les idéalistes marcheront toujours contre le matérialisme avec les équivoques Avenarius et Mach ! Il ne reste qu'à regretter, ajoute Wundt, que cette théorie de l'introjection « ne soit nullement liée à la doctrine de la série vitale indépendante, à laquelle elle n'a évidemment été ajoutée que plus tard de façon assez artificielle » (p. 365).

L'introjection, dit O. Ewald, « n'est autre chose qu'une fiction nécessaire à l'empiriocriticisme pour couvrir ses fautes » (l.c., p. 44). « Nous observons une singulière contradiction : d'une part, l'introjection éliminée et la conception naturelle du monde reconstituée doivent rendre au monde sa réalité vivante; de l'autre, l'empiriocriticisme, en admettant la coordination de principe, mène à la théorie purement idéaliste de la corrélation absolue du contre‑terme et du terme central. Avenarius tourne ainsi dans un cercle vicieux. Il est parti en guerre contre l'idéalisme, mais à la veille de croiser le fer avec l'ennemi, il a déposé les armes devant lui. Il voulait libérer le monde des objets du joug du sujet, et il l'a de nouveau attaché au sujet. Ce que sa critique anéantit en réalité, c'est la caricature de l'idéalisme, et non pas son expression gnoséologique véritable » (l.c., pp. 64 et 65).

« L'apophtegme souvent cité d'Avenarius, dit Norman Smith, suivant lequel le cerveau n'est ni le siège, ni l'organe, ni le porteur de la pensée, est une négation des seuls termes que nous ayons pour définir les rapports de ces choses entre elles » (art. cité, p. 30).

Il n'est pas étonnant non plus que la théorie de l'introjection, approuvée par Wundt, soit également goûtée par le franc spiritualiste James Ward[47], qui combat systématiquement « le naturalisme et l'agnosticisme », et surtout T. Huxley (non parce que le matérialisme de ce dernier manquait de résolution et de netteté, ce que lui reprocha Engels, mais), parce que son agnosticisme dissimulait au fond le matérialisme.

Notons que le disciple anglais de Mach K. Pearson, sans avoir recours à toute sorte de subterfuges philosophiques, sans admettre ni l'introjection, ni la coordination, ni la « découverte des éléments du monde », arrive aux déductions inévitables de la doctrine de Mach débarrassée de tous ces « voiles », c'est‑à‑dire au pur idéalisme subjectif. Pearson ne connaît pas d'« éléments ». Les « impressions des sens » (sense impressions), voilà son premier et dernier mot. Il ne doute nullement que l'homme pense à l'aide du cerveau. Et la contradiction entre cette thèse (seule conforme à la science) et le point de départ de sa philosophie demeure entière, frappante. Pearson, en combattant la thèse de l'existence de la matière indépendamment de nos impressions des sens (chapitre VII de sa Grammaire de la Science), perd son sang‑froid. Reproduisant tous les arguments de Berkeley, il déclare que la matière n'est rien. Mais revenant aux rapports du cerveau et de la pensée, il déclare sur un ton catégorique : « De la volonté et de la conscience, liées à un mécanisme matériel, nous ne pouvons conclure à rien qui ressemble à la volonté et à la conscience sans ce mécanisme[48]. » Pearson formule même une thèse qui résume cette partie de ses recherches : « La conscience n'a aucun sens en dehors d'un système nerveux pareil au nôtre ; il est illogique d'affirmer que toute la matière est consciente » (il est par contre logique de supposer que toute matière a la propriété de refléter les choses extérieures, propriété qui, au fond, s'apparente à la sensation) ; « il est moins logique encore d'affirmer que la conscience ou la volonté existent en dehors de la matière ». (Ibid., p. 75, thèse 2.) Pearson en arrive à une confusion criante ! La matière n'est faite que de séries d'impressions des sens ; c'est son principe, sa philosophie. Il s'ensuit donc que la sensation et la pensée sont les facteurs primaires et la matière, le facteur secondaire. Non; pas de conscience sans matière et même, paraît-il, sans système nerveux ! Autrement dit, la conscience et la sensation sont des facteurs secondaires. La terre soutient la mer, la baleine soutient la terre, la mer soutient la baleine. Ni les « éléments » de Mach, ni la coordination et l'introjection d'Avenarius n'éliminent cette confusion ; ils ne font qu'obscurcir, brouiller les pistes au moyen d'un charabia philosophico‑scientifique.

Charabia encore ‑ nous n'en dirons que deux mots ‑ la terminologie spéciale d'Avenarius, qui a créé quantité de « notales », de « sécurales », de « fidentiales », etc., etc. Nos disciples russes de Mach passent le plus souvent sous un silence pudique ce galimatias professoral ; ils n'assènent que de temps à autre au lecteur (pour mieux l'étourdir) quelque « existentiel », etc. Mais si les gens naïfs voient dans cette phraséologie une biomécanique spéciale, les phi­losophes allemands, amateurs pourtant de mots « subtils », se moquent d'Avenarius. Dire : « notal » (notus=connu) ou di­re que je sais telle ou telle chose, c'est tout à fait égal, déclare Wundt au paragraphe intitulé : « Caractère scolastique du système empiriocriticiste ». Il s'agit, en effet, d'une scolas­tique pure et sans frein. Un des disciples les plus fidèles d'Avenarius, R. Willy, a eu le courage de l'avouer avec franchise. « Avenarius a rêvé, dit‑il, d'une biomécanique, mais on ne peut arriver à comprendre la vie du cerveau que par la découverte de faits, et non par des procédés tels que celui d'Avenarius. La biomécanique d'Avenarius ne repose absolument sur aucune observation nouvelle ; elle est caractérisée par des constructions purement schématiques de concepts, constructions qui n'ont pas même le caractère d'hypothèse ouvrant telle ou telle perspective ; ce ne sont que simples clichés spéculatifs (blosse Spekulierschablonen) qui nous ferment, comme un mur, l'horizon lointain[49]. »

Les disciples russes de Mach ressembleront bientôt à ces amateurs de mode qu'un chapeau depuis longtemps abandonné par les philosophes bourgeois de l'Europe suffit à plonger dans le ravissement.

6. Du solipsisme de Mach et d’ Avenarius[modifier le wikicode]

Nous avons vu que l'idéalisme subjectif est le point de départ et le principe fondamental de la philosophie empiriocriticiste. Le monde est notre sensation, tel est ce principe fondamental qu'on s'efforce d'estomper, sans pouvoir y rien changer, à l'aide de petits mots tels que l'« élément » et de théories de la « série indépendante », de la « coordination » et de l'« introjection ». Cette philosophie a ceci d'absurde qu'elle aboutit au solipsisme, à ne reconnaître que l'existence de l'individu philosophant. Mais nos disciples russes de Mach assurent le lecteur que « l'accusation d'idéalisme et même de solipsisme » portée contre Mach est le fait, d'un « subjectivisme extrême ». C'est ce que dit Bogdanov dans sa préface à l'Analyse des sensations, p. XI, et c'est ce que répète après lui, sur tous les modes, toute la confrérie machiste.

Force nous est, après avoir examiné les écrans derrière lesquels se cachent, pour se soustraire au solipsisme, Mach et Avenarius, d'ajouter ceci : le « subjectivisme extrême » des assertions est entièrement le fait de Bogdanov et Cie, les écrivains philosophes des plus diverses tendances ayant depuis longtemps découvert, sous ses travestissements, le péché capital de la doctrine de Mach. Bornons‑nous à énumérer les opinions qui démontrent suffisamment le « subjectivisme » de l'ignorance de nos disciples de Mach. Notons aussi que presque tous les philosophes de métier témoignent leur sympathie aux différentes variétés de l'idéalisme : l'idéalisme n'est pas, à leurs yeux, comme pour nous, marxistes, un grief : mais constatant que telle est en réalité la tendance philosophique de Mach, ils opposent à un système idéaliste un autre système, non moins idéaliste, qui leur apparaît plus conséquent.

O. Ewald, dans son livre consacré à l'analyse de la doctrine d'Avenarius : Le créateur de l'empiriocriticisme, se condamne volens nolens au solipsisme (l.c., pp. 61‑62).

Hans Kleinpeter, élève de Mach, qui, dans sa préface à Erkenntnis und Irrtum, souligne particulièrement sa solidarité avec lui : « Mach nous offre justement un exemple de la compatibilité de l'idéalisme gnoséologique avec les exigences des sciences de la nature » (toutes choses sont « compatibles » pour les éclectiques !), « exemple qui montre que ces dernières peuvent très bien avoir le solipsisme pour point de départ, sans s'y arrêter » (Archiv für systematische Philosophie[50], t. VI, 1900, p. 87).

E. Lucka, à propos de l'Analyse des sensations de Mach : abstraction faite des malentendus (Missverständnisse), « Mach se place sur le terrain de l'idéalisme pur ». On ne comprend pas pourquoi Mach se défend d'être un adepte de Berkeley » (Kant‑Studien[51], t. VIII, 1903, pp. 416, 417).

W. Jérusalem, kantien réactionnaire s'il en fut, avec lequel Mach se solidarise dans la même préface (« parenté d'idées plus proche » qu'il ne le croyait auparavant : p. X, Vorwort à Erkenntnis und Irrtum, 1906) : « le phénoménalisme conséquent conduit au solipsisme », aussi faut-il bien emprunter quelque chose à Kant ! (Voir Der kritische Idealismus und die reine Logik, 1905, p. 26).

R. Hönigswald : ... « l'alternative est, pour les immanents et les empiriocriticistes : ou le solipsisme ou la métaphysique à la Fichte, Schelling ou Hegel » (Über die Lehre Humes von der Realität der Aussendinge, 1904, p. 68).

Le physicien anglais Oliver Lodge, dans l'ouvrage où il tance vertement le matérialiste Haeckel, mentionne incidemment comme bien connus les « solipsistes comme Mach et Karl Pearson » (Sir Oliver Lodge : la Vie et la Matière, Paris, 1907, p. 15).

La revue Nature[52], organe des savants anglais, a exprimé sous la plume du géomètre E. T. Dixon une opinion bien définie sur le disciple de Mach, Pearson, opinion qui vaut la peine d'être citée, non pour sa nouveauté, mais parce. que les disciples russes de Mach ont naïvement pris le tissu de confusions de Mach pour la « philosophie des sciences de la nature » (Bogdanov, p. XII et autres de la préface à l'Analyse des sensations).

« Toute l’œuvre de Pearson, écrit Dixon, repose sur la thèse que nous ne pouvons rien connaître directement en dehors de nos impressions des sens (sense impressions) donc, les choses dont nous parlons habituellement comme de choses objectives ou extérieures ne sont que des séries d'impressions des sens. Le professeur Pearson admet pourtant l'existence de consciences autres que la sienne, non seulement de façon tacite en leur adressant son livre, mais encore de façon directe en bien des passages de ce livre. » De l'observation des mouvements des corps des autres hommes, Pearson conclut par analogie à l'existence de la conscience d'autrui, et du moment que la conscience d'autrui existe dans la réalité, il existe également d'autres hommes en dehors de moi ! « Certes, nous ne pourrions réfuter ainsi l'idéaliste conséquent qui affirmerait l'irréalité, l'existence dans sa seule imagination, aussi bien des consciences d'autrui que des objets extérieurs ; mais admettre la réalité des consciences d'autrui, c'est admettre la réalité des moyens grâce auxquels nous concluons à l'existence de ces consciences, c'est‑à‑dire... la réalité de l'aspect extérieur des corps humains. » La seule issue à cette impasse, c'est l'« hypothèse » qu'une réalité objective, extérieure à nous, correspond à nos impressions des sens. Cette hypothèse fournit une explication satisfaisante de nos impressions des sens. « Je ne puis douter sérieusement que le professeur Pearson y croit comme tout le monde. Mais s'il avait à le reconnaître de façon catégorique, il serait obligé de récrire presque toutes les pages de sa Grammaire de la Science[53]. »

La philosophie idéaliste tant admirée de Mach ne suscite, on le voit, que railleries chez les savants réfléchis.

Citons, pour finir, l'appréciation du physicien allemand L. Boltzmann. Les disciples de Mach diront peut‑être, comme l'a déjà dit Fr. Adler, que ce physicien appartient à Ia vieille école. Pourtant il ne s'agit pas maintenant des théories de la physique, mais d'une question capitale de la philosophie. Boltzmann a écrit contre ceux qui se laissent « séduire par les nouveaux dogmes gnoséologiques » : « Le manque de confiance aux représentations que nous ne pouvons que déduire des perceptions directes des sens, a conduit à un extrême diamétralement opposé à l'ancienne foi naïve. On dit : seules des perceptions sensibles nous sont données, et nous n'avons pas le droit de faire un pas de plus. Mais si ces gens‑là étaient conséquents, ils devraient soulever la question qui s'impose ensuite : nos propres perceptions d'hier nous sont‑elles aussi données ? Rien ne nous est immédiatement donné de plus que la perception sensible ou la pensée seule, précisément celle que nous pensons au moment donné. Aussi faudrait‑il, pour être conséquent, nier non seulement l'existence de tous les autres hommes, à l'exception de son propre Moi mais aussi l'existence de toutes les représentations passées[54]. »

Ce physicien a parfaitement raison de traiter le point de vue « phénoménologique » soi‑disant « nouveau » de Mach et Cie comme une vieille absurdité relevant, en philosophie, de l'idéalisme subjectif.

Non, la cécité « subjective » affecte ceux qui « n'ont pas remarqué » le solipsisme, erreur capitale de Mach.

  1. E. Mach : Die Geschichte und die Wurzel des Satzes von der Erhaltung der Arbeit. Vortrag gehalten in der K. Bohm. Gesellschaft der Wissenschaften am 15. Nov. 1871, Prag, 1872, pp. 57‑58.
  2. E. Mach : Die Mechanik in ihrer Entwicklung historisch‑kritisch dargestellt. 3. Auflage, Leipzig, 1897, p. 473.
  3. F. Engels : Herrn Eugen Dübrings Umwälzung der Wissenschaft, 5. Auflage, Stuttg., 1904, p. 6.
  4. E. Mach : Erkenntnis und Irrtum, 2. Auflage, 1906, p. 12, Annierkung.
  5. F. Van Cauwelaert : « L'Empiriocriticisme », dans la Revue néoscolastique, 1907, février, p. 51.
    « Revue Néo‑Scolastique », revue théologico‑philosophique, fondée par une société philosophique catholique de Louvain (Belgique) ; parut de 1894 à 1909 sous la direction du cardinal Mercier. (N.R.)
  6. Rudolf Willy : Gegen die Schulweisheit. Eine Kritik der Philosophie, München, 1905, p. 170.
  7. A. Bogdanov : Les Eléments fondamentaux de la conception historique de la nature, Saint‑Pétersbourg, 1899, p. 216.
  8. Karl Pearson : The Grammar of Science, 2° ed., London, 1900, p. 326.
  9. Analyse des sensations, p. 4. Cf. la préface à Erkenntnis und Irrtum, 2° édit.
  10. Henri Poincaré : La Valeur de la science, Paris, 1905, passim. Il y a une traduction russe.
  11. P. Duhem : La Théorie physique, son objet et sa structure, Paris, cf. pp. 6 et 10.
  12. Friedrich Adler : Die Entdeckung der Weltelemente [Zu E. Machs 70 Geburstag]. Der Kampf, 1908, n° 5 (Februar). Traduit dans The International Socialist Review, 1908, n° 10 (April). Un article est traduit en russe dans le recueil Le Matérialisme historique.
    « Der Kampf », mensuel de la social‑démocratie autrichienne de 1907 à 1934; Les principaux rédacteurs de la revue étaient O. Bauer. A. Braun, K. Renner, F. Adler, etc. (N.R.)
    « The International Socialist Review », revue mensuelle américaine de tendance révisionniste ; paraît à Chicago de 1900 à 1918. (N.R.)
  13. Mach dit dans l'Analyse des sensations : « Les éléments sont d'ordinaire appelés sensations. Cette dénomination servant à désigner une théorie exclusive bien déterminée, nous préférons ne parler que brièvement des éléments. » (pp. 27‑28).
  14. « L’opposition entre le Moi et le monde, entre la sensation ou le phénomène et la chose, disparaît alors et tout se ramène uniquement à la combinaison des éléments. » (Analyse des sensations, p. 21.)
  15. Joseph Petzoldt : Einführung in die Philosophie der reinen Erfabrung, tome I, Leipzig, 1900, p. 113. « On appelle éléments les sensations, dans le sens ordinaire de perceptions (Wahrnehmungen) simples, indécomposables. »
  16. V. Lessévitch : Qu'est‑ce que la Philosophie scientifique ? [entendez par là la philosophie à la mode, la philosophie professorale, éclectique], Saiint~Pétersbourg, 1891, pp. 229 et 247.
  17. Petzoldt, t. II, Leipzig, 1904, p. 329.
  18. R. Avenarius : Bemerkungen zum Begriff des Gegenstandes der Psychologie, dans Vierteljahrsschrift für wissenschaftliche Philosophie, t. XVIII (1894) et XIX (1895).
    « Vierteljahrsschrift für wisssenchaftliche Philosophie », revue des empiriocriticistes (disciples de Mach); paraît à Leipzig de 1877 à 1916 (à partir de 1902 sous le titre de Vierteljahrsschrift für wisssenchaftliche Philosophie und Soziologie). Fondée par R. Avenarius, elle paraît jusqu'en 1896 sous sa direction; après 1896, avec le concours de Mach. Y collaborèrent W. Wundt, A. Riel, W. Schuppe et d'autres. (N.R.)
  19. Les Eléments fondamentaux de la conception historique de la nature, p. 216. Cf. les passages cités plus haut.
  20. Oskar Ewald : Richard Avenarius, als Begründer des Ernpiriokritizismus, Berlin, 1905, p. 66.
  21. P. louchkévitch : Matérialisme et réalisme critique, St.‑Pétersbourg, 1908, p. 15.
  22. « Vierteljahrsschrift für wisssenchaftliche Philosophie », revue des empiriocriticistes (disciples de Mach); paraît à Leipzig de 1877 à 1916 (à partir de 1902 sous le titre de Vierteljahrsschrift für wisssenchaftliche Philosophie und Soziologie). Fondée par R. Avenarius, elle paraît jusqu'en 1896 sous sa direction; après 1896, avec le concours de Mach. Y collaborèrent W. Wundt, A. Riel, W. Schuppe et d'autres. (N.R.)
  23. W. Wundt, Über naiven und kritischen Bealismus dans Philosophische Studien, t. XIII, 1897, p. 334.
    « Philosophische Studien », revue idéaliste, consacrée principalement aux problèmes de psychologie. Editée par W. Wundt à Leipzig de 1881 à 1904 ; à partir de 1905, paraît sous le titre Psychologische Studien. (N.R.)
  24. Personnage des Ames mortes de Gogol qui se passionnait pour la lecture sans en percer le contenu et trouvait curieux que les lettres forment toujours des mots. Note du Traducteur.
  25. Préface à Ludwig Feuerbach, datée de février 1888. Ces mots d'Engels se rapportent à la philosophie universitaire allemande en général. Les disciples de Mach se réclamant du marxisme, mais incapables d'approfondir le sens et la portée de cette pensée d'Engels, se dérobent parfois à l'aide de cette piteuse réserve : « Engels ne connaissait pas encore Mach » (Fritz Adler dans le Matérialisme historique, p. 370). Sur quoi cette opinion est‑elle fondée ? Sur le fait qu'Engels ne cite pas Mach et Avenarius ? Cette opinion n'a pas d'autre fondement, et ce fondement est mauvais. Engels ne nomme aucun auteur éclectique. Quant à Avenarius qui publiait depuis 1876 sa revue trimestrielle de philosophie « scientifique ». Il est fort douteux qu'Engels l'ait ignoré.
  26. Référence à une fable de Krelov raillant les fanfarons. Note du traducteur.
  27. Eduard von Hartmann : Die Weltanschauung der modernen Physik, Leipzig, 1902, p. 219.
  28. Petzoldt : Einführung in die Philosophie der reinen Erfahrung, I, pp. 351 et 352.
  29. Empiriomonisme, 2° édition, livre I, p. 21.
  30. Ibid., p. 93.
  31. Fr. Carstanjen : Der Empiriokritizismus, zugleich eine Erwiderung auf W. Wundt's Aulsätze, Vierteliahrsschrift für wissenschaftliche Philosophie, Jahrg. 22 (1898), pp. 73 et 213.
  32. Bemerkungen zum Begriff des Gegenstandes der Psychologie.
  33. Johann Gottlieb Fichte : Sonnenklarer Bericht an das grössere Publikum über das eigentliche Wesen der neuesten Philosophie. ‑ Ein Versuch die Leser zum Verstehen zu zwingen. Berlin, 1801, pp. 178‑180.
  34. Ouvrage cité, § C : « La Philosophie immanente et l'idéalisme de Berkeley », pp. 373 et 375. Cf. pp. 386 et 407. Sur l'inévitabilité du solipsisme de ce point de vue, p. 381.
  35. Norman Smith : Avenarius' Philosophy of Pure Experience dans Mind, Vol. XV, 1906, pp 27‑28.
    « Mind », revue idéaliste, consacrée aux problèmes de philosophie et de psychologie ; paraît à Londres à partir de 1876 ; le premier directeur de la revue fut le professeur C. Robertson. (N.R.)
  36. Voir la lettre ouverte de W. Schuppe à R. Avenarius dans Vierteljahrsschrift für wissenschaftliche Philosophie, t. 17, 1893, pp. 364‑388.
  37. P. Strouvé : ex « marxiste légal » était un des fondateurs du parti cadet, libéral-monarchiste. Note du traducteur.
  38. M. Menchikov, collaborateur du journal Novoïé Vrémia (Temps Nouveaux) était appelé par Lénine le « fidèle chien de garde des Cent-Noirs tsaristes ».
  39. R. Willy, Gegen die Schulweisheit, p. 170.
  40. J. G. Fichte, Rezension des Aenesidemus, 1794, Sämtliche Werke, t. I, p. 19.
  41. Comme il ressort de la lettre de Lénine à Oulianova‑Elizarova du 6(19) décembre 1908, l'expression initiale « Lounatcharski s'est même « adjoint mentalement » une bondieuserie », a été mitigée pour des raisons de censure. Lénine écrivait : « il faudra remplacer » s'est « adjoint mentalement » une bondieuserie » par « s ‘est même adjoint mentalement »... disons, par euphémisme, des idées religieuses », ou quelque chose dans ce genre. » (Œuvres, 4° éd. russe, t. 37, p. 324). (N.R.)
  42. Vierteljahrsschrift für wissenschaftliche Philosophie, 1896, t. 20, p. 72.
  43. R. Willy : Gegen die Schulweisheit, 1905, pp. 173‑178.
  44. Nous en reparlerons plus bas avec les disciples de Mach.
  45. L. Feuerbach, Sämtliche Werke, herausg. von Bolin und Jodl, t. VII, Stuttgart, 1903, p. 510 ; ou Karl Grün, L. Feuerbach in seinem Briefwechsel und Nachlass, sowie in seiner philosophischen Charakterentwicklung, t. I, Leipzig, 1874, pp. 423‑435.
  46. Personnage du poème en prose de Tougueniév « la règle de vie ». Note du traducteur.
  47. James Ward : Naturalism and Agnosticisrn, 3rd ed., London, 1906, vol. II, pp. 171, 172.
  48. The Grammar of Science, 2nd ed., London, 1900, p. 58.
  49. R. Willy : Gegen die Schulweisheit, p. 169. Le pédant Petzoldt ne fera certes pas semblable aveu. Il ressasse la scolastique « biologique » d'Avenarius avec la fatuité d'un philistin (t. I, chap. II).
  50. « Archiv fùr systematische Philosophie », revue Idéaliste qui parut à Berlin de 1895 à 1931 ; seconde section de la revue Archiv fùr Philosophie (voir note 86). P. Natorp fut le premier directeur de la revue. A partir de 1931 elle paraît sous le titre Archiv für systematische Philosophie und Soziologie. (N.R.)
  51. « Kantstudien », revue philosophique allemande idéaliste (« néo‑kantienne ») fondé par H. Vaihinger ; parut de façon intermittente de 1897 à 1944 (Hambourg‑Berlin-Cologne). (N.R.)
  52. « Nature », revue hebdomadaire illustrée des sciences de la nature ; paraît à Londres à partir de 1869. (N.R.)
  53. Nature, 1892, 21 July, p. 269.
  54. Ludwig Boltzmann, Populäre Schriften, Leipzig, 1905, p. 132. Cf. pp. 168, 177, 187, etc.