4. Les philosophes idéalistes, frères d’armes et successeurs de l'empiriocriticisme

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Nous avons examiné jusqu'à présent l'empiriocriticisme pris à part. Il nous reste à le considérer dans son développement historique, dans sa liaison et ses rapports avec les autres tendances philosophiques. La question de l'attitude de Mach et d'Avenarius à l'égard de Kant se situe ici au premier plan.

1. Le kantisme critique de gauche et de droite[modifier le wikicode]

Mach et Avenarius firent leur apparition dans l'arène philosophique entre 1870 et 1880, à une époque où le « retour à Kant ! » était de mode dans les milieux universitaires allemands. L'évolution philosophique des deux fondateurs de l'empiriocriticisme remontait justement à Kant. « Je dois reconnaître avec la gratitude la plus grande, écrit Mach, que c'est justement son idéalisme critique (celui de Kant) qui fut le point de départ de toute ma pensée critique. Mais il ne m'a pas été possible de lui demeurer fidèle. Je revins bien vite aux idées de Berkeley », et puis « j'arrivai à des conceptions voisines de celles de Hume... Aujourd'hui encore je tiens Berkeley et Hume pour des penseurs beaucoup plus conséquents que Kant » (Analyse des sensations, p. 292).

Mach reconnaît ainsi expressément qu'il a commencé par Kant pour continuer par Berkeley et Hume. Voyons Avenarius.

Avenarius note, dès la préface de ses Prolégomènes à la « Critique de l'expérience pure. » (1876), que les mots « critique de l'expérience pure » marquent son attitude envers la Critique de la raison pure de Kant, « et, bien entendu, son attitude d'antagonisme » envers Kant (p. IV, édit. de 1876). En quoi consiste cet antagonisme d'Avenarius à l'égard de Kant ? En ce que ce philosophe a, de l'avis d'Avenarius, insuffisamment « épuré l'expérience ». C'est de cette « épuration de l'expérience » que traite Avenarius dans ses Prolégomènes (§§ 56, 72 et beaucoup d'autres). De quoi Avenarius « épure‑t‑il » la doctrine de Kant sur l'expérience ? De l'apriorisme d'abord. « La question de savoir, dit‑il au § 56, s'il faut éliminer, comme superflus, du contenu de l'expérience, les « concepts a priori de la raison » et créer ainsi une expérience pure par excellence, se pose ici, autant que je le sache, pour la première fois. » Nous avons déjà vu qu'Avenarius a « épuré » de cette manière le kantisme de la reconnaissance de la nécessité et de la causalité.

Il a épuré ensuite le kantisme de l'hypothèse de substance (§ 95), c'est‑à‑dire de la chose en soi qui, d’après, Avenarius, « n'est pas donnée par le substratum réel de l'expérience, mais y est introduite par la pensée ».

Nous verrons tout à l'heure que cette définition donnée par Avenarius de sa tendance philosophique coïncide entièrement avec la définition de Mach, dont elle ne diffère que par un style alambiqué. Mais il faut d'abord noter qu'Avenarius énonce une contrevérité manifeste quand il dit avoir posé le premier, en 1876, la question relative à l'« épuration de l'expérience », c'est‑à‑dire à l'épuration de la doctrine de Kant de l'apriorisme et de l'hypothèse de la chose en soi. En réalité, le développement de la philosophie classique allemande a suscité aussitôt après Kant une critique du kantisme orientée précisément dans le sens voulu par Avenarius. Ce courant de la philosophie classique allemande est représenté par Schulze‑Aenesidemus, partisan de l'agnosticisme de Hume, et par J. G. Fichte, partisan du berkeleyisme, c'est‑à‑dire de l’idéalisme subjectif. Dès 1792, Schulze­-Aenesidemus critiquait Kant justement pour avoir admis l'apriorisme (l.c., pp. 56, 141 et bien d'autres) et la chose en soi. Sceptiques ou disciples de Hume, disait Schulze, nous nions la chose en soi comme sortant « des limites de toute expérience » (p. 57). Nous nions la connaissance objective (p. 25) ; nous nions que l'espace et le temps aient une existence réelle extérieure à nous (p. 100) ; nous nions qu'il y ait dans l'expérience une nécessité (p. 112), une causalité, une force, etc. (p. 113). On ne peut pas leur attribuer de « réalité en dehors de nos idées » (p. 114). Kant démontre « dogmatiquement » l'apriorité en affirmant que, dès l'instant que nous ne pouvons penser autrement, c'est que la loi a priori de la pensée existe. « En philosophie, lui répond Schulze, cet argument a servi depuis longtemps à démontrer la nature objective de ce qui se situe en dehors de nos représentations » (p. 141). Raisonnant ainsi, on peut attribuer la causalité aux choses en soi (p. 142). « L'expérience ne nous apprend jamais (wir erfahren niemals) que l'action exercée sur nous par les choses objectives, crée des représentations. » Et Kant n'a pas prouvé du tout que « ce quelque chose, extérieur à notre raison, doive être considéré comme la chose en soi différente de notre sensation (Gemüt). La sensation ne peut être pensée que comme le fondement unique de toute notre connaissance » (p. 265). La critique de la raison pure de Kant « fonde ses raisonnements sur le principe suivant lequel toute connaissance commence par l'action des choses objectives sur nos organes des sens (Gemüt), et conteste ensuite la vérité et la réalité même de ce principe » (p. 266). Kant n'a réfuté en rien l'idéaliste Berkeley (pp. 268‑272).

On voit d'ici que Schulze, disciple de Hume, repousse la doctrine de Kant sur la chose en soi comme une concession inconséquente au matérialisme, c'est‑à‑dire à l'assertion « dogmatique » que la réalité objective nous est donnée dans la sensation ou, en d'autres termes, que nos représentations sont engendrées par l'action des choses objectives (indépendantes de notre conscience) sur nos organes des sens. L'agnostique Schulze reproche à l'agnostique Kant d'admettre la chose en soi, ce qui est en contradiction avec l'agnosticisme et mène au matérialisme. A son tour l'idéaliste subjectif Fichte critique Kant, mais plus résolument encore, en disant que l'admission par Kant de la chose en soi, indépendante de notre Moi, est du « réalisme » (Werke, I, p. 483), et que Kant ne distingue pas « nettement » entre « réalisme » et « idéalisme ». Fichte considère qu'en, admettant la chose en soi comme « fondement de la vérité objective » (p. 480), Kant et les kantiens commettent une inconséquence flagrante et contredisent ainsi l'idéalisme critique. « Pour vous, s'exclamait Fichte en s'adressant aux glossateurs réalistes de Kant, la baleine soutient la terre, et la terre soutient la baleine. Votre chose en soi, qui n'est qu'une pensée, agit sur notre Moi ! » (p. 483).

Ainsi donc, Avenarius se trompe gravement en s'imaginant être « le premier » à entreprendre une « épuration de l'expérience » kantienne de l'apriorisme et de la chose en soi, et à créer par là une « nouvelle » tendance en philosophie. Il ne fait en réalité que suivre la vieille orientation de Hume et de Berkeley, de Schulze‑Aenesidemus et de J.G. Fichte. Avenarius s'imaginait « épurer l'expérience » en général. Il ne faisait en réalité qu'épurer l'agnosticisme du kantisme. Il combattit non pas contre l'agnosticisme kantien (l'agnosticisme est la négation de la réalité objective qui nous est donnée dans la sensation), mais pour un agnosticisme plus pur. Il combattit pour éliminer ce qui chez Kant était contraire à l'agnosticisme; c'est‑à‑dire l'admission de la chose en soi, fut‑elle inconnaissable, intelligible, appartenant à l'au‑delà, l'admission de la nécessité et de la causalité, fussent‑elles a priori données dans la pensée et non dans la réalité objective. Il combattit Kant non pas de gauche comme le firent les matérialistes, mais de droite comme le firent les sceptiques et les idéalistes. Il croyait aller de l'avant ; or il reculait vers ce programme d'une critique de Kant que Kuno Fischer, parlant de Schulze-Aenesidemus, définissait avec esprit : « Une critique de la raison pure moins la raison pure » (c'est‑à‑dire l'apriorisme) « n'est que scepticisme. La critique de la raison pure moins la chose en soi n'est que l'idéalisme de Berkeley » (Histoire de la nouvelle philosophie, édit. allem., 1869, t. V, p. 115).

Nous abordons ici un épisode des plus curieux de toute notre « machiade », de toute la croisade des disciples russes de Mach contre Engels et Marx. La découverte la plus récente de Bogdanov et de Bazarov, de Iouchkévitch et de Valentinov, qu'ils vont claironnant sur tous les tons, c'est que Plékhanov fait « une tentative malencontreuse pour concilier Engels et Kant à l'aide d'un compromis : la chose en soi à peine connaissable » (Essais, p. 67 et bien d'autres). Cette découverte de nos disciples de Mach découvre devant nous un abîme vraiment insondable de confusion sans nom et de prodigieuse incompréhension de Kant, ainsi que de toute l'évolution de la philosophie classique allemande.

Le caractère essentiel de la philosophie de Kant, c'est qu'elle concilie le matérialisme et l'idéalisme, institue un compromis entre l'un et l'autre, associe en un système unique deux courants différents et opposés de la philosophie. Lorsqu'il admet qu'une chose en soi, extérieure à nous, correspond à nos représentations, Kant parle en matérialiste. Lorsqu'il la déclare inconnaissable, transcendante, située dans l'au-delà, il se pose en idéaliste. Reconnaissant dans l'expérience, dans les sensations, la source unique de notre savoir, Kant oriente sa philosophie vers le sensualisme, et, à travers le sensualisme, sous certaines conditions, vers le matérialisme. Reconnaissant l'apriorité de l'espace, du temps, de la causalité, etc., Kant oriente sa philosophie vers l'idéalisme. Ce double jeu a valu à Kant d'être combattu sans merci tant par les matérialistes conséquents que par les idéalistes conséquents (y compris les « purs » agnostiques de la nuance Hume). Les matérialistes ont reproché à Kant son idéalisme, ils ont réfuté les caractères idéalistes de son système, démontré le caractère connaissable, l'en‑deçà de la chose en soi, l'absence d'une distinction de principe entre elle et le phénomène, la nécessité de déduire la causalité, etc., non des lois a priori de la pensée mais de la réalité objective. Agnostiques et idéalistes lui ont reproché l'admission de la chose en soi comme une concession au matérialisme, au « réalisme » ou au « réalisme naïf ». Ce faisant, les agnostiques ont repoussé la chose en soi, mais aussi l'apriorisme ; tandis que les idéalistes ont exigé que les formes a priori de l'intuition ne fussent pas seules logiquement déduites de la pensée pure, mais qu'on en déduisît tout l'univers en général (la pensée de l'homme s'élargissant jusqu'au Moi abstrait ou jusqu'à l'« idée absolue », ou encore jusqu'à la volonté universelle, etc., etc.). Or, nos disciples de Mach, « sans se rendre compte » qu'ils se sont mis à l'école de ceux qui critiquèrent Kant du point de vue du scepticisme et de l'idéalisme, déchirèrent leurs vêtements et se couvrirent la tête de cendres en voyant apparaître des monstres d'hommes qui critiquaient Kant d'un point de vue diamétralement opposé, répudiaient dans le système kantien tout élément d'agnosticisme (de scepticisme) et d'idéalisme, démontraient que la chose en soi était une réalité objective, parfaitement connaissable, située en deçà, qu'il n'y avait pas de différence de principe entre elle et le phénomène ; qu'elle devenait phénomène à chaque progrès de la conscience individuelle de l'homme et de la conscience collective de l'humanité. Et de clamer : Au secours ! c'est mêler de façon illicite le matérialisme et le kantisme !

Quand je lis les allégations de nos disciples de Mach qui prétendent critiquer Kant de façon bien plus conséquente et plus résolument que certains matérialistes vieillis, j'ai toujours l'impression de voir Pourichkévitch s'introduire parmi nous et clamer : j'ai critiqué les cadets[1] avec beaucoup plus d'esprit de conséquence et de résolution que vous, messieurs les marxistes ! Sans doute, M. Pourichkévitch[2], les hommes conséquents en politique peuvent critiquer les cadets et les critiqueront toujours à des points de vue diamétralement opposés ; mais il ne faudrait cependant pas oublier que vous avez critiqué les cadets parce qu'ils sont trop démocrates, et nous, parce qu'ils ne le sont pas assez. Les disciples de Mach critiquent Kant parce qu'il est trop matérialiste, et nous, parce qu'il ne l'est pas assez. Les disciples de Mach critiquent Kant de droite, et nous de gauche.

Schulze, disciple de Hume, et l'idéaliste subjectif Fichte fournissent, dans l'histoire de la philosophie classique allemande, des exemples de critique du premier genre. Ils s'efforcent, nous l'avons déjà vu, d'éliminer les éléments « réalistes » du kantisme. De même que Kant fut critiqué par Schulze et Fichte, les néo‑kantiens allemands de la seconde moitié du XIX° siècle le furent par les empiriocriticistes de la tendance Hume et par les idéalistes immanents subjectifs. On a vu reparaître la même tendance Hume‑Berkeley sous un vêtement verbal légèrement retouché. Si Mach et Avenarius ont fait grief à Kant, ce n'est point parce qu'il ne considère pas la chose en soi avec assez de réalisme, avec assez de matérialité, mais parce qu'il en admet l'existence ; ce n'est point parce qu'il se refuse à déduire de la réalité objective la causalité et la nécessité de la nature, mais parce qu'il admet, en général, une causalité et une nécessité quelconques (sauf peut‑être la causalité et la nécessité purement « logiques »). Les immanents ont marché de pair avec les empiriocriticistes et critiqué Kant, à leur tour, du point de vue de Hume et de Berkeley. Ainsi Leclair, en 1879, dans l'ouvrage même où, faisant l'éloge de Mach, il le qualifiait de philosophe remarquable, reprochait à Kant d'avoir manifesté, par sa conception de la « chose en soi », ce « résidu (Residuum) nominal du réalisme vulgaire », son « inconséquence et sa complaisance (Connivenz) à l'égard du réalisme » (Der Realismus der modernen Naturwissenschaft im Lichte der von Berkeley und Kant angebahnten Erkenntniskritik, p. 9.) « Pour être plus cinglant », Leclair qualifiait le matérialisme de réalisme vulgaire. « A notre avis, écrivait‑il, tous les éléments constitutifs de la théorie de Kant qui tendent au realismus vulgaris doivent être éliminés comme inconséquences et produits hybrides (zwitterhaft) du point de vue de l'idéalisme » (p. 41). « Les inconséquences et les contradictions » de la doctrine de Kant proviennent « du mélange (Verquickung) du criticisme idéaliste et des résidus de dogmatique réaliste que l'on n'a pas su dépasser » (p. 170). C'est le matérialisme que Leclair appelle ici dogmatique réaliste.

Un autre immanent, Johannes Rehmke, a reproché à Kant de se séparer en réaliste de Berkeley, par la chose en soi (Johannes Rehmke. Die Welt als Wahrnehmung und Begriff, Berlin, 1880, p. 9). « L'activité philosophique de Kant eut, au fond, un caractère polémique : par la chose en soi il dirigeait sa philosophie contre le rationalisme allemand » (c'est‑à­-dire contre le vieux fidéisme du XVIIIe siècle), « et par l'intuition pure, contre l'empirisme anglais » (p. 25). « Je comparerais volontiers la chose en soi de Kant à un piège mobile tendu sur un fossé : cela vous a un petit air d'innocence et de sécurité, mais dès qu'on y a mis le pied, on roule subitement à l'abîme du monde en soi » (p. 27). Voilà ce qui fait que les frères d'armes immanents de Mach et d'Avenarius n'aiment point Kant : celui‑ci se rapproche par endroits de l'« abîme » du matérialisme !

Et voici des exemples de critique adressée à Kant, du côté gauche. Feuerbach reproche à Kant non pas le « réalisme », mais l'idéalisme, et il qualifie son système d'« idéalisme fondé sur l'empirisme » (Werke, t. II, p. 296).

Le raisonnement suivant de Feuerbach sur Kant est particulièrement important. « Kant dit : « Si nous considérons les objets de nos sensations comme de simples phénomènes, comme on doit d'ailleurs les considérer, nous reconnaissons par là que la chose en soi constitue le fondement des phénomènes, bien que nous ne sachions pasce qu'elle est en elle-même et que nous n'en connaissions que les phénomènes, c'est‑à‑dire le procédé par lequel ce quelque chose d'inconnu affecte (affiziert) nos organes des sens. Ainsi, notre raison, du fait même qu'elle admet l'existence des phénomènes, reconnaît implicitement l'existence des choses en soi ; et nous pouvons dire pour autant, qu'il est non seulement permis, mais encore nécessaire de se représenter des essences situées à la base des phénomènes, c'est‑à‑dire qui ne sont que des essences mentales »... Ayant fait choix d'un texte de Kant où la chose en soi est considérée simplement comme chose pensée, comme substance mentale, et non comme réalité, Feuerbach concentre sur ce texte toute sa critique. « ... Ainsi, dit‑il, les objets des sensations, les objets de l'expérience ne sont pour la raison que des phénomènes, et non la vérité »... « Les réalités mentales, voyez‑vous, ne sont pas pour la raison des objets réels ! La philosophie de Kant est une antinomie entre le sujet et l'objet, l'essence et l'existence, la pensée et l'être. L'essence est attribuée ici à la raison, l'existence aux sensations. L'existence dépourvue d'essence » (c'est‑à‑dire l'existence de phénomènes sans réalité objective) « n'est que simple phénomène, ce sont des choses sensibles ; l'essence sans existence, ce sont des essences mentales, des noumènes ; on peut et on doit les penser, mais l'existence, l'objectivité leur fait défaut, tout au moins pour nous ; ce sont des choses en soi, des choses vraies, mais ce ne sont pas des choses réelles... Quelle contradiction : séparer la vérité de la réalité, la réalité de la vérité ! » (Werke, t. II, pp. 302‑303). Feuerbach reproche à Kant non pas d'admettre les choses en soi, mais de n'en point admettre la réalité, c'est‑à‑dire la réalité objective, de ne les considérer que comme une simple pensée, comme des « essences mentales », et non comme des « essences douées d'existence », c'est‑à‑dire ayant une existence réelle, effective. Feuerbach reproche à Kant de s'écarter du matérialisme.

« La philosophie de Kant est une contradiction, écrivait Feuerbach le 26 mars 1858 à Bolin ; elle mène avec une nécessité impérieuse à l'idéalisme de Fichte ou au sensualisme » ; la première conclusion « appartient au passé », la seconde « au présent et au futur » (Grün, l.c., t. II, p. 49). Nous avons déjà vu que Feuerbach défend le sensualisme objectif, c'est‑à‑dire le matérialisme. La nouvelle évolution qui ramène de Kant à l'agnosticisme et à l'idéalisme, à Hume et à Berkeley, est incontestablement réactionnaire même du point de vue de Feuerbach. Et son fervent disciple Albrecht Rau, héritier des mérites de Feuerbach en même temps que de ses défauts ‑ défauts que Marx et Engels devaient surmonter, ‑ a critiqué Kant entièrement dans l'esprit de son maître : « La philosophie de Kant est une amphibolie (une équivoque) ; elle est en même temps matérialiste et idéaliste, et c'est dans cette double nature qu'il faut en rechercher la clé. Matérialiste ou empiriste, Kant ne peut faire autrement que reconnaître aux objets une existence (Wesenheit) extérieure à nous. Idéaliste, il n'a pu se défaire du préjugé que l'âme est quelque chose d'absolument différent des choses senties. Des choses réelles existent ainsi que l'esprit humain qui les conçoit. Comment cet esprit se rapproche‑t‑il donc de choses absolument différentes de lui ? Kant use du subterfuge suivant : l'esprit possède certaines connaissances a priori, grâce auxquelles les choses doivent lui apparaître telles qu'elles lui apparaissent. Par conséquent, le fait que nous concevons les choses telles que nous les concevons, est notre œuvre. Car l'esprit qui demeure en nous n'est pas autre chose que l'esprit de Dieu et, de même que Dieu a tiré le monde du néant, l'esprit de l'homme crée en opérant sur les choses ce qu'elles ne sont pas en elles-mêmes. Kant assure ainsi aux choses réelles l'existence en qualité de « choses en soi ». L'âme est nécessaire à Kant, l'immortalité étant pour lui un postulat moral. La « chose en soi », messieurs, dit Rau en s'adressant aux néo‑kantiens en général et spécialement au confusionniste A. Lange, falsificateur de l'Histoire du matérialisme, est ce qui sépare l'idéalisme de Kant de l'idéalisme de Berkeley : elle sert de pont entre l'idéalisme et le matérialisme. Telle est ma critique de la philosophie de Kant ; la réfute qui peut... Aux yeux du matérialiste la distinction des connaissances a priori et de la « chose en soi » est absolument superflue ; il n'interrompt nulle part l'enchaînement dans la nature, il ne considère pas la matière et l'esprit comme des choses foncièrement différentes ; il n'y voit que des aspects de recourir à des artifices pour rapprocher l'esprit des choses[3]. »

Engels reproche à Kant, comme nous l'avons vu, d'être agnostique et non point de dévier de l'agnosticisme conséquent. Elève d'Engels, Lafargue polémiquait en 1900 contre les kantiens (au nombre desquels se trouvait alors Charles Rappoport) :

« ... Au commencement du siècle la Bourgeoisie, ayant achevé son œuvre de démolition révolutionnaire, reniait sa philosophie voltairienne et libre‑penseuse ; on remettait à la mode le catholicisme, que le maître‑décorateur Chateaubriand peinturlurait d'images romantiques, et Sébastien Mercier importait l'idéalisme de Kant pour donner un coup de grâce au matérialisme des Encyclopédistes, dont Robespierre avait guillotiné les propagandistes.

« A la fin de ce siècle qui, dans l'histoire, portera le nom dé siècle de la Bourgeoisie, les intellectuels essaient d'écraser, sous la philosophie kantienne, le matérialisme de Marx et d'Engels. Le mouvement de réaction a débuté en Allemagne, n'en déplaise aux socialistes‑intégralistes qui voudraient en rapporter l'honneur à leur chef, Malon : mais Malon avait été à l'école de Hüchberg, Bernstein et autres disciples de Dühring, qui réformaient à Zürich le marxisme. » (Lafargue parle ici d'un certain mouvement d'idées au sein du socialisme allemand vers 1875‑80[4]). « Il faut s'attendre à voir Jaurès, Fournière et nos intellectuels nous servir du Kant, dès qu'ils seront familiarisés avec sa terminologie... Rappoport se trompe quand il assure que pour Marx « il y a identité de l'idée et de la réalité ». D'abord nous ne nous servons jamais de cette phraséologie métaphysique. Une idée est aussi réelle que l'objet dont elle est la réflexion cérébrale... Afin de récréer un peu les camarades qui doivent se mettre au courant de la philosophie, je vais leur exposer en quoi consiste ce fameux problème qui a tant préoccupé les cervelles spiritualistes.

« Un ouvrier qui mange une saucisse et qui reçoit cent sous pour une journée de travail, sait très bien qu'il est volé par le patron et qu'il est nourri par la viande de porc ; que le patron est un voleur et la saucisse agréable au goût et nutritive au corps. ‑ Pas du tout, dit le sophiste bourgeois qui s'appelle Pyrrhon, Hume ou Kant, son opinion est personnelle, partant subjective ; il pourrait, avec autant de raison, croire que le patron est son bienfaiteur et que la saucisse est du cuir haché, car il ne peut connaître la chose en soi...

« Le problème est mal posé, c'est ce qui en fait toute la difficulté...

« L'homme pour connaître un objet doit d'abord vérifier si ses sens ne le trompent pas... Les chimistes sont allés plus loin, ils ont pénétré dans les corps, les ont analysés, les ont décomposés en leurs éléments, puis ils ont fait un travail inverse, ils ont fait leur synthèse, ils les ont recomposés avec leurs éléments : du moment que l'homme peut, avec ces éléments, produire des corps pour son usage, il peut, ainsi que le dit Engels, penser qu'il connaît les corps en eux‑mêmes. Le Dieu des chrétiens, s'il existait et s'il avait créé l'univers, n'en saurait pas davantage[5]. »

Nous nous sommes permis de produire ici cette longue citation afin de montrer comment Lafargue comprenait Engels et critiquait Kant de gauche, non en raison des traits par lesquels le kantisme se distingue de la doctrine de Hume, mais en raison des traits communs à Kant et à Hume ; non en raison de l'admission de la chose en soi, mais en raison de la conception insuffisamment matérialiste de celle‑ci.

K. Kautsky, enfin, dans son Ethique, critique Kant d'un point de vue diamétralement opposé à celui de Hume et de Berkeley. « Le fait que je vois le vert, le rouge, le blanc s'explique par les particularités de ma faculté visuelle, écrit-il en s'élevant contre la gnoséologie de Kant. Mais la différence du vert et du rouge atteste quelque chose qui est dehors de moi, une différence réelle entre les choses... Les rapports et les différences des choses elles‑mêmes que m'indiquent des représentations mentales isolées dans l'espace et dans le temps... sont des rapports et des différences réels du monde extérieur ; ils ne sont pas déterminés par les particularités de ma faculté de connaître... dans ce cas » (si la doctrine de Kant sur l'idéalité du temps et de l'espace était vraie), « nous ne pourrions rien savoir du monde situé hors de nous, nous ne pourrions même pas savoir s'il existe » (pp. 33 et 34 de la trad. russe).

Ainsi toute l'école de Feuerbach, de Marx et d'Engels, s'est écartée de Kant à gauche, vers la négation complète de tout idéalisme et de tout agnosticisme. Et nos disciples de Mach ont suivi le courant réactionnaire en philosophie ; ils ont suivi Mach et Avenarius qui critiquèrent Kant du point de vue de Hume et de Berkeley. Certes, tout citoyen, et tout intellectuel d'abord, a le droit sacré de se mettre à la remorque de n'importe quel idéologue réactionnaire. Mais si des hommes qui ont rompu complètement avec les principes mêmes du marxisme en philosophie, se mettent ensuite à se démener, à confondre toutes choses, à biaiser, à assurer qu'ils sont « eux aussi » marxistes en philosophie, qu'ils sont « quasiment » d'accord avec Marx et ne font que le « compléter » un tout petit peu, ce spectacle devient tout à fait désagréable.

2. Comment l’« empiriosymboliste » Iouchkévitch s’est moqué de l'« empiriocriticiste » Tchernov[modifier le wikicode]

« Certes, écrit P. louchkévitch, il est ridicule de voir comment M. Tchernov veut faire du positiviste agnostique, comtien et spencérien, Mikhaïlovski, le précurseur de Mach et d'Avenarius » (l.c., p. 73).

Ce qui est ridicule ici, c'est avant tout la prodigieuse ignorance de M. Iouchkévitch. Comme tous les Vorochilov, il dissimule cette ignorance sous un amas de mots et de noms savants. La phrase citée se trouve dans le paragraphe consacré aux rapports de la doctrine de Mach et du marxisme. Et M. louchkévitch, abordant ce sujet, ignore que pour Engels (comme pour tout matérialiste) les disciples de Hume comme ceux de Kant sont pareillement des agnostiques. Par conséquent, opposer à la doctrine de Mach l'agnosticisme en général, alors que Mach se reconnaît lui‑même disciple de Hume, c'est simplement faire preuve d'ignorance en matière de philosophie. Les mots « positivisme agnostique » sont également absurdes, car les disciples de Hume se disent précisément des positivistes. M. Iouchkévitch, qui a pris Petzoldt pour maître, devrait savoir que cet auteur rapporte directement l'empiriocriticisme au positivisme. Enfin, il est également absurde d'évoquer ici les noms d'Auguste Comte et d'Herbert Spencer, puisque le marxisme répudie non pas ce qui distingue un positiviste d'un autre, mais ce qu'ils ont de commun, ce qui fait d'un philosophe un positiviste à la différence du matérialiste.

Notre Vorochilov a besoin de tout cet amas de termes pour « éberluer » le lecteur, l'abasourdir sous un cliquetis de mots, détourner son attention du fond de la question et la fixer sur des vétilles. Or, ce fond de la question, c'est le désaccord radical du matérialisme avec le large courant du positivisme à l'intérieur duquel trouvent place Auguste Comte et Herbert Spencer, Mikhaïlovski et divers néokantiens, Mach et Avenarius. C'est ce fond de la question qu'Engels exposait avec la clarté la plus grande dans son Ludwig Feuerbach, quand il classait tous les kantiens et les disciples de Hume de cette époque (1880‑1890) parmi les ergoteurs éclectiques et les coupeurs de cheveux en quatre (Flohknacker, littéralement écraseur de puces), etc. A qui peuvent et doivent s'appliquer ces définitions, c'est à quoi nos Vorochilov n'ont pas voulu penser. Et comme ils ne savent pas penser, nous ferons à leur intention un rapprochement édifiant. Parlant des kantiens et des disciples de Hume en général, Engels ne citait en 1888 et 1892 aucun nom. La seule référence qu'on trouve dans son livre est celle se rapportant à un ouvrage qu'il étudiait de Starcke sur Feuerbach.

« Starcke, dit Engels, se donne beaucoup de mal pour défendre Feuerbach contre les attaques et les préceptes des chargés de cours qui foisonnent actuellement en Allemagne sous le nom de philosophes. C'est certainement important pour ceux qui s'intéressent à ces rejetons de la philosophie classique allemande ; cela pouvait sembler nécessaire à Starcke lui‑même. Nous en ferons grâce à nos lecteurs. » (Ludwig Feuerbach, p. 25.)

Engels voulait « faire grâce au lecteur », c'est‑à‑dire épargner aux social‑démocrates le plaisir de faire connaissance avec les bavards dégénérés qui se prétendent philosophes. Mais quels sont les représentants de ces « rejetons de la philosophie » ?

Nous ouvrons le livre de Starcke (C. N. Starcke : Ludwig Feuerbach, Stuttgart, 1885). et nous y voyons de continuelles références aux partisans de Hume et de Kant. C'est contre les tendances de ces deux philosophes que Starcke défend Feuerbach. Il cite A. Riehl, Windelband, A. Lange (pp. 18‑19, 127 et suiv.).

Nous ouvrons la Conception humaine du monde de R. Avenarius, livre paru en 1891, et nous y lisons à la page 120 de la première édition allemande : « Le résultat final de notre analyse concorde - pas absolument (durchgehend), il est vrai, ce qui s'explique par la différence des points de vue, ‑ avec le résultat auquel sont arrivés d'autres chercheurs, par exemple E. Laas, E. Mach, A. Riehl, W. Wundt. Voir aussi Schopenhauer. »

De qui s'est donc moqué notre Vorochilov‑Iouchkévitch ?

Avenarius ne doute nullement de son affinité profonde avec les kantiens Riehl et Laas et avec l'idéaliste Wundt, non dans une question de détail, mais en ce qui concerne le « résultat final » de l'empiriocriticisme. Il fait mention de Mach entre deux kantiens. N'est‑ce pas, en effet, une seule et même compagnie ? Riehl et Laas qui accommodent Kant à Hume ; Mach et Avenarius qui accommodent Hume à Berkeley.

Quoi d'étonnant qu'Engels ait voulu « faire grâce » aux ouvriers allemands, et leur éviter de connaître de près toute cette compagnie de chargés de cours « écraseurs de puces » ?

Engels savait faire grâce aux ouvriers allemands ; les Vorochilov, eux, ne font pas grâce au lecteur russe.

Il est à noter que l'union, éclectique quant au fond, de Kant et de Hume ou de Hume et de Berkeley est possible en des proportions différentes, pour ainsi dire, tel ou tel élément de ce mélange pouvant être souligné de préférence. Nous avons vu tout à l'heure, par exemple, que le disciple de Mach Kleinpeter est le seul à se déclarer et à déclarer Mach solipsistes (c'est‑à‑dire adeptes conséquents de Berkeley). Nombre de disciples et de partisans de Mach et d'Avenarius, tels que Petzoldt, Willy, Pearson, l'empiriocriticiste russe Lessévitch, le Français Henri Delacroix[6], d'autres encore, soulignent au contraire ce qui revient à Hume dans les conceptions de Mach et d'Avenarius. Citons l'exemple d'un savant particulièrement marquant, qui allia lui aussi en philosophie Hume à Berkeley, mais en reportant l'accent sur les éléments matérialistes de ce mélange. Il s'agit du célèbre savant anglais T. Huxley, qui a lancé le terme « agnostique » et auquel Engels pensait sans doute en premier lieu et par‑dessus tout quand il parlait de l'agnosticisme anglais. Engels qualifia en 1892 de « matérialistes honteux » ce type d'agnostiques. Dans son livre intitulé Naturalisme et agnosticisme, où il s'attaque principalement au « leader scientifique de l'agnosticisme » Huxley (vol. II, p. 229), le spiritualiste anglais James Ward confirme ainsi l'appréciation d'Engels : « La tendance de Huxley à reconnaître la primauté du physique » (de la « série d'éléments », selon Mach » est souvent exprimée de façon si nette qu'il n'est guère possible de parler ici de parallélisme. Bien que Huxley repousse avec chaleur l'épithète de matérialiste, compromettante pour son agnosticisme sans tache, je ne connais pas d'écrivain qui la mérite plus que lui » (vol. II, pp. 30‑31). Et James Ward de citer à l'appui de sa thèse des déclarations de Huxley, du genre de celles‑ci : « Tous ceux qui connaissent l'histoire de la science conviendront que ses progrès signifièrent de tout temps et signifient encore plus que jamais l'extension du domaine de ce que nous appelons matière et causalité et, par suite, l'évanouissement progressif de tout ce que nous appelons esprit et spontanéité dans tous les domaines de la pensée humaine. » Ou bien : « Peu importe que nous exprimions les phénomènes matériels dans les termes de l'esprit, ou les phénomènes de l'esprit dans les termes de la matière : l'une et l'autre formulation sont vraies dans un certain sens relatif » (« complexes d'éléments relativement stables » de Mach). « Mais au point de vue du progrès scientifique, la terminologie matérialiste est préférable sous tous les rapports. Car elle relié la pensée aux autres phénomènes de l'univers... tandis que la terminologie contraire ou spiritualiste est entièrement stérile (utterly barren) et ne mène à rien, si ce n'est aux ténèbres et à la confusion... On ne peut douter que plus la science réalisera de progrès, et plus largement, plus rigoureusement les phénomènes naturels seront exprimés en formules ou en symboles matérialistes » (t. I, pp. 17‑19).

Ainsi raisonnait Huxley, « matérialiste honteux », qui ne voulait admettre à aucun prix le matérialisme, cette « métaphysique » dépassant illégitimement les « séries de sensations ». Il écrivait encore : « Si j'étais tenu de choisir entre le matérialisme absolu et l'idéalisme absolu, force me serait d'opter pour ce dernier »... « La seule chose que nous connaissions avec certitude, c'est l'existence du monde spirituel » (J. Ward, t. II, p. 216, ibid.).

La philosophie de Huxley est, elle aussi, comme celle de Mach, un mélange de Hume et de Berkeley. Mais les attaques à la manière de Berkeley sont fortuites chez Huxley, et son agnosticisme n'est que la feuille de vigne de son matérialisme. La « nuance » du mélange est autre chez Mach, et le spiritualiste Ward, si acharné à combattre Huxley, tapote l'épaule d'Avenarius et de Mach d'un geste caressant.

3. Les immanents, frères d’armes de Mach et d'Avenarius[modifier le wikicode]

En traitant de l'empiriocriticisme, nous n'avons pu éviter maintes références aux philosophes de l'école dite immanente, dont Schuppe, Leclair, Rehmke et Schubert‑Soldern sont les principaux représentants. Nous avons à examiner maintenant les rapports de l'empiriocriticisme avec les immanents et l'essence de la philosophie prêchée par ces derniers.

Mach écrivait en 1902 : « ... Je vois à présent bon nombre de philosophes positivistes, empiriocriticistes, partisans de la philosophie immanente, et aussi des savants très peu nombreux, commencer à frayer, sans rien savoir les uns des autres, de nouvelles voies qui, en dépit de toutes les divergences individuelles, convergent presque en un point » (Analyse des sensations, p. 9). Il faut d'abord noter ici l'aveu si franc de Mach que des savants très peu nombreux professent la philosophie de Hume‑Berkeley, prétendument « nouvelle », mais très vieille en réalité. En second lieu, l'opinion de Mach selon laquelle cette philosophie « nouvelle » constitue un large courant, où les immanents voisinent avec les empiriocriticistes et les positivistes, est d'une très haute importance. « Ainsi, continue Mach dans la préface à la traduction russe de l'Analyse des sensations (1906), un mouvement général se dessine »... (p. 4). « Je suis, dit‑il par ailleurs, très près de la philosophie immanente... Je n'ai rien trouvé dans ce livre (Esquisse d'une théorie de la connaissance et d'une logique, par Schuppe) à quoi je ne puisse volontiers souscrire, en y apportant tout au plus quelques corrections insignifiantes » (p. 46). Mach est d'avis que Schubert‑Soldern suit de même des « voies très proches » (p. 4) ; et il dédie à Wilhelm Schuppe sa dernière œuvre philosophique, récapitulative pour ainsi dire : Connaissance et Erreur.

Avenarius, cet autre fondateur de l'empiriocriticisme, écrivait en 1894 que la sympathie de Schuppe pour l'empiriocriticisme le « réjouit » et le « réconforte », et que la « différence » (Differenz) entre lui et Schuppe « n'est peut-être que momentanée » (vielleicht nur einstweilen noch bestehend)[7]. J. Petzoldt enfin, dont la doctrine est pour V. Lessévitch le dernier mot de l'empiriocriticisme, proclame tout net que les tenants de la « nouvelle » tendance sont justement cette trinité : Schuppe, Mach et Avenarius (Einführung in die Philosophie der reinen Erfahrung, t. II, 1904, p. 295, et Das Weltproblem von positivistischen Standpunkte aus 1906, pp. V et 146). Et Petzoldt s'élève catégoriquement contre R. Willy (Einführung, t. II, p. 321) qui, disciple de Mach éminent, a peut‑être été le seul à rougir de sa parenté avec un Schuppe et à tenter de se désolidariser en principe de ce dernier, ce qui lui a valu une réprimande de la part de son maître bien‑aimé, Avenarius. C'est dans une note à l'article de Willy contre Schuppe, note où il ajoutait encore que la critique de Willy « est peut‑être plus mordante, qu'il ne le fallait » (Vierteljahrsschrift t für wissenschaftliche Philosophie, 18. Jrg., 1894, p. 29; l'article de Willy contre Schuppe est donné dans le même numéro), qu'Avenarius usa à l'égard de Schuppe des expressions que nous venons de citer.

Maintenant que nous connaissons l'appréciation formulée sur les immanents par les empiriocriticistes, voyons l'appréciation sur les empiriocriticistes donnée par les immanents. Nous avons déjà noté celle de Leclair, qui date de 1879. Schubert‑Soldern note explicitement, en 1882, son « accord » « en partie avec Fichte l'aîné » (c'est‑à‑dire avec le célèbre représentant de l'idéalisme subjectif, Johann, Gottlieb Fichte, dont le fils fut un aussi déplorable philosophe que celui de Joseph Dietzgen), puis « avec Schuppe, Leclair, Avenarius et, en partie, avec Rehmke ». Et il se plaît tout particulièrement à citer Mach (Die Geschichte und die Wurzel des Satzes von der Erhaltung der Arbeit) contre la « métaphysique de l'histoire naturelle » [2], expression dont se servent en Allemagne tous les chargés de cours et professeurs réactionnaires pour désigner le matérialisme de l'histoire naturelle. En 1893, après la parution de la Conception humaine du monde, W. Schuppe salua dans une « Lettre ouverte à Avenarius » cette œuvre en tant que « confirmation du réalisme naïf » défendu d'ailleurs par Schuppe lui‑même. « Ma conception de la pensée, écrivait Schuppe à Avenarius, s'accorde parfaitement avec votre « expérience pure ». Puis, en 1896, Schubert‑Soldern dressant le bilan de la « tendance méthodologique en philosophie », sur laquelle il « s'appuie », faisait remonter sa généalogie à Berkeley et Hume en passant par F. A. Lange (« le début de notre tendance en Allemagne date, à vrai dire, de Lange »), Laas, Schuppe et Cie, Avenarius et Mach, Riehl parmi les néo‑kantiens, Charles Renouvier parmi les Français, etc.[8] Enfin, dans l'« Introduction »‑programme parue dans le premier numéro de l'organe philosophique spécial des immanents, à côté d'une déclaration de guerre au matérialisme et de témoignages de sympathie adressés à Charles Renouvier, on lit : « On entend parmi les savants mêmes des voix isolées s'élever contre la présomption croissante de leurs collègues et contre l'esprit antiphilosophique qui s'est emparé des sciences de la nature. Telle, par exemple, la voix du physicien Mach... De nouvelles forces entrent partout en mouvement, travaillent à détruire la foi aveugle en l'infaillibilité des sciences de la nature ; elles recommencent à chercher de nouveaux chemins vers les profondeurs du mystère, une meilleure entrée au sanctuaire de la vérité[9]. »

Deux mots sur Charles Renouvier. Il est à la tête de l'école dite néo‑criticiste, très influente et très répandue en France. Sa philosophie n'est en théorie qu'une combinaison du phénoménisme de Hume et de l'apriorisme de Kant. La chose en soi en est catégoriquement éliminée. La liaison des phénomènes, l'ordre, la loi sont déclarés a priori. La Loi, avec une majuscule, devient la base d'une religion. Le clergé catholique est ravi de cette philosophie. Le disciple de Mach Willy qualifie avec indignation Renouvier de « second apôtre Paul », d'« obscurantiste de haute école », de « prêcheur casuiste du libre arbitre » (Gegen die Schulweischeit, p. 129). Et ces coreligionnaires des immanents accueillent avec ferveur la philosophie de Mach. Quand parut la traduction française de sa Mécanique, l'organe des « néo‑criticistes » L'Année Philosophique[10], publié par un collaborateur et élève de Renouvier, Pillon, écrivit : « Il est inutile de faire remarquer combien en cette critique de la substance, de la chose, de la chose en soi, la science positive de M. Mach s'accorde avec l'idéalisme néo‑criticiste » (t. 15, 1904, p. 179).

Quant aux disciples russes de Mach, ils rougissent tous de leur parenté avec les immanents, et l'on ne pouvait naturellement s'attendre à rien d'autre de la part de gens qui, n'ont pas suivi consciemment le chemin de Strouvé, de Menchikov et tutti quanti. Bazarov seul appelle « réalistes[11] » « certains représentants de l'école immanente ». Bogdanov déclare brièvement que « l'école immanente n'est qu'une forme intermédiaire entre le kantisme et l'empiriocriticisme » (ce qui est faux, en réalité) (Empiriomonisme, t. III, p. XXII). V. Tchernov écrit : « Les immanents ne se rapprochent en général du positivisme que par un aspect de leur théorie, les autres dépassent de loin ses cadres » (Etude de philosophie et de sociologie, p. 37). Valentinov dit que « l'école immanente a donné à ces conceptions (celles de Mach) une forme qui ne leur convient pas et s'est engagée dans l'impasse du solipsisme (l.c., p. 149). Comme vous voyez, il y a là de tout : constitution et esturgeon au raifort, réalisme et solipsisme. Mais nos disciples de Mach craignent de dire nettement et clairement la vérité sur les immanents.

Car les immanents sont les réactionnaires les plus endurcis, des prêcheurs avérés de fidéisme, conséquents dans leur obscurantisme. On n'en trouve pas un parmi eux, qui n'ait ouvertement consacré ses travaux théoriques les plus achevés sur la gnoséologie à la défense de la religion et à la justification de telle ou telle survivance du moyen âge. En 1879 Leclair défend sa philosophie comme satisfaisant « à toutes les exigences de l'esprit religieux » (Der Realismus der modernen Naturwissenschaft im Lichte der von Berkeley und Kant angebahnten Erkenntniskritik, p. 73). En 1880, J. Rehmke dédie sa « théorie de la connaissance » au pasteur protestant Biedermann et termine cet ouvrage en exposant la conception non d'un Dieu suprasensible, mais d'un Dieu comme « concept réel » (c'est sans doute la raison pour laquelle Bazarov classe « certains » immanents parmi les « réalistes » ?) ; et c'est « à la vie pratique de donner à ce concept réel un caractère objectif » ; quant à la Dogmatique chrétienne de Biedermann, elle devient un modèle de « théologie scientifique » (J. Rehmke. Die Welt als Wahrnehmung und Begriff, Berlin, 1880, p. 312). Schuppe affirme dans la Revue de Philosophie immanente, que si les immanents nient le transcendant, c'est que Dieu et la vie future n'entrent pas dans cette catégorie (Zeitschrift für immanente Philosophie, t. II, p. 52). Il insiste dans son Ethique sur les « rapports de la loi morale... avec la conception métaphysique du monde » et condamne la « phrase vide de sens » sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat (Dr. Wilhelm Schuppe. Grundzüge der Ethik und Rechtsphilosophie, Breslau, 1881, pp. 181 et 325). Schubert-Soldern conclut dans ses Fondements de la théorie de la connaissance à la préexistence de notre Moi par rapport à notre corps et à la survie du Moi après le corps, c'est‑à‑dire à l'immortalité de l'âme (l.c., p. 82), etc. Dans sa Question sociale il défend contre Bebel, outre les « réformes sociales », le cens électoral ; il ajoute que « les social‑démocrates ignorent que, n'était le don divin ‑ le malheur ‑ il n'y aurait pas de bonheur » (p. 330), et déplore la « domination » du matérialisme (p. 242); « celui qui de nos jours croit à l'au‑delà, ou même à sa possibilité, passe pour un imbécile » (ibid.).

Et voilà que ces Menchikov allemands, ces obscurantistes de l'acabit de Renouvier vivent dans un concubinage durable avec les empiriocriticistes. Leur parenté théorique est indéniable. Il n'y a pas plus de kantisme chez les immanents que chez Petzoldt ou Pearson. Nous avons vu plus haut qu'ils se reconnaissent eux‑mêmes élèves de Hume et de Berkeley, et cette appréciation des immanents est généralement admise dans la littérature philosophique. Citons, pour bien montrer les principes gnoséologiques qui servent de point de départ à ces compagnons de lutte de Mach et d'Avenarius, quelques propositions théoriques fondamentales‑empruntées aux œuvres des immanents.

Leclair n'avait pas encore inventé, en 1879, le terme « immanent » qui, à proprement parler, veut dire « expérimental », « donné dans l'expérience », et qui est une enseigne servant à dissimuler la pourriture, enseigne aussi mensongère que celles des partis bourgeois d'Europe. Dans son premier ouvrage Leclair se déclare ouvertement et nettement « idéaliste critique » (Der Realismus, etc., pp 11 21 206 et bien d'autres). Comme nous l'avons déjà vu, il combat Kant en raison des concessions de ce dernier au matérialisme et précise sa propre voie, qui va de Kant à Fichte et à. Berkeley. Leclair combat le matérialisme en général, plus particulièrement la tendance au matérialisme de la plupart des savants, avec autant d'âpreté que Schuppe, Schubert‑Soldern et Rehmke.

« Revenons, dit‑il, au point de vue de l'idéalisme critique, n'attribuons pas à la nature en général et aux processus naturels une existence transcendante » (c'est‑à‑dire une existence extérieure à la conscience humaine), « et le sujet verra dans l'ensemble des corps comme dans son propre corps; dans la mesure où il le voit et le perçoit avec tous ses changements, un phénomène directement donné traduisant des coexistences reliées par l'espace et des successions reliées par le temps. Toute l'explication de la nature se ramène à la constatation de ces coexistences et de ces successions » (p. 21.)

Retour à Kant, disaient les néo‑kantiens réactionnaires. Retour à Fichte et à Berkeley, disent en substance les immanents réactionnaires. Pour Leclair tout ce qui existe n’est que « complexes de sensations » (p. 38) ; certaines catégories de propriétés (Eigenschaften) agissant sur nos organes des sens sont désignées, mettons par la lettre M; d'autres catégories agissant sur d'autres objets de la nature, par la lettre N (p. 150, etc.). Ce faisant, Leclair parle de la nature comme d'un « phénomène de conscience » (Bewusstseinsphänomen) non de l'homme, mais du « genre humain » (pp. 55‑56). Comme Leclair a publié son livre à Prague où Mach enseignait la physique, et ne cite avec enthousiasme que Erhaltung der Arbeit de Mach, ouvrage paru en 1872, on se demande involontairement si Leclair, fidéiste et idéaliste avéré, n'est pas le vrai père de la philosophie « originale » de Mach.

Quant à Schuppe qui, à en croire Leclair[12], est arrivé au « mêmes résultats », il prétend en réalité, comme nous l'avons vu, défendre le « réalisme naïf » et se plaint amèrement dans sa « Lettre ouverte à Avenarius » de la « mutilation devenue courante de ma théorie de la connaissance (à moi, Wilhelm Schuppe) que l'on réduit à l'idéalisme subjectif ». En quoi consiste l'escamotage grossier que l'immanent Schuppe appelle sa défense du réalisme, c'est ce qui ressort assez nettement de cette phrase dirigée contre Wundt, qui n'hésite pas à classer les immanents parmi les disciples de Fichte, les idéalistes subjectifs (Philosophische Studien, l.c., pp. 386, 397, 407).

« La proposition : « l'existence, c'est la conscience », répliquait Schuppe à Wundt, signifie chez moi que la conscience est impossible sans le monde extérieur et que, partant, ce dernier appartient à la première, autrement dit qu'il existe une interdépendance absolue (Zusammengehörigkeit), que j'ai souvent observée et expliquée, entre la conscience et le monde extérieur qui, ainsi liés, constituent un tout : l'être primordial indivisible »[13].

Il faut être d'une extrême naïveté pour ne pas voir dans ce « réalisme » le plus pur idéalisme subjectif ! Vous pensez ! Le monde extérieur « appartient à la conscience » ; il y a entre lui et elle une interdépendance absolue ! On a vraiment calomnié ce pauvre professeur en le classant « couramment » parmi les idéalistes subjectifs. Cette philosophie coïncide entièrement avec la « coordination de principe » d'Avenarius : ni les restrictions ni les protestations de Tchernov et de Valentinov ne détacheront l'une de l'autre ces deux philosophies qui prendront place, côte à côte, au musée des productions réactionnaires du professorat allemand. Notons, à titre de curiosité démontrant encore et encore le manque d'intelligence de M. Valentinov, qu'il qualifie Schuppe de solipsiste (il va de soi que Schuppe a juré ses grands dieux qu'il n'est pas solipsiste et a, comme Mach, Petzoldt et Cie, écrit sur ce sujet des articles spéciaux), mais il se montre littéralement enchanté de l'article de Bazarov dans les Essais ! Je voudrais bien traduire en allemand l'apophtegme de Bazarov « la représentation sensible est justement la réalité existant hors de nous », et l'envoyer à un immanent tant soit peu sensé. Il embrasserait Bazarov, le mangerait de baisers comme les Schuppe, les Leclair et les Schubert‑Soldern embrassèrent Mach et Avenarius, cette expression de Bazarov étant en effet l'alpha et l'oméga des doctrines de l'école immanente.

Voici enfin Schubert‑Soldern. Le « matérialisme de sciences de la nature », la « métaphysique » de la reconnaissance de la réalité objective du monde extérieur, tels sont le principaux ennemis de ce philosophe (Fondements de la théorie de la connaissance, 1884, p. 31 et tout le chapitre II, « Métaphysique du naturalisme »). « La science fait abstraction de tous les rapports de conscience » (p. 52), là est le grand mal (or, c'est précisément l'essence du matérialisme !). Car l'homme ne peut s'évader « des sensations et, par conséquent, des états de conscience » (pp. 33 et 34). Sans doute, avoue Schubert‑Soldern en 1896, ma conception est un solipsisme gnoséologique (Question sociale, p. X), mais elle ne l'est pas en « métaphysique », ni en « pratique ». « Les sensations, les complexes de sensations perpétuellement changeantes, voilà ce qui nous est donné immédiatement » (Über Transzendenz des Objects und Subjects, p. 73).

« De même que la science, dit Schubert‑Soldern, voit dans le monde extérieur commun (à l'humanité) la cause des mondes intérieurs individuels, Marx (tout aussi faus­sement) a pris le processus matériel de la production pour la cause des processus et des motifs intérieurs. » (Question sociale, p. XVIII). Ce compagnon de lutte de Mach ne songe même pas à mettre en doute les rapports du matérialisme historique de Marx avec le matérialisme des sciences de la nature et le matérialisme philosophique en général.

« Beaucoup, et peut‑être même la majorité, seront d'avis que du point de vue solipsiste de la connaissance aucune métaphysique n'est possible, autrement dit que la métaphysique est toujours transcendante. Je ne puis, après mûre réflexion, me rallier à cette opinion. Et voici mes arguments... La base immédiate de tout ce qui est donné est une liaison spirituelle (solipsiste), dont le Moi individuel (le monde individuel des idées) avec son corps est le point central. Le reste de l'univers est impensable sans ce Moi, et ce Moi est impensable sans le reste du monde; avec l'anéantissement du Moi individuel, le monde lui aussi est, réduit en poussière, ce qui est impossible ; l'anéantissement du reste du monde ne laisserait plus de place pour le Moi individuel, puisqu'il ne peut être séparé du monde qu'en logique, et non dans l'espace et le temps. Aussi l'existence de mon Moi individuel doit‑elle inévitablement continuer après ma mort, du moment que le monde entier n'est pas anéanti en même temps que lui »... (ibid., p. XXIII).

La « coordination de principe », les « complexes de sensations » et tous les autres truismes de Mach, servent bien la cause qu'ils sont appelés à servir !

« ... Qu'est‑ce que l'au‑delà (das Jenseits) du point de vue solipsiste ? Ce n'est qu'une expérience possible de mon avenir » (ibid.)... « Certes, le spiritisme, par exemple, n'a pas démontré son Jenseits, mais on ne saurait en aucun cas lui opposer le matérialisme des sciences de la nature, qui n'est, nous l'avons vu, qu'un des aspects du processus mondial interne » (« de la coordination de principe »=) « de la liaison spirituelle universelle » (p. XXIV).

Tout ceci est exprimé dans l'introduction philosophique à la Question sociale (1896), où Schubert‑Soldern ne cesse de cheminer bras dessus bras dessous avec Mach et Avenarius. La doctrine de Mach n'est un prétexte à bavardages d'intellectuels que pour une poignée de disciples russes de Mach ; dans son pays d'origine, son rôle de laquais du fidéisme est proclamé tout haut.

4. Dans quel sens évolue l'empiriocriticisme ?[modifier le wikicode]

Jetons maintenant un coup d’œil sur le développement du machisme après Mach et Avenarius. Nous avons vu que leur philosophie est une sorte de salmigondis, un assemblage de propositions gnoséologiques incohérentes et contradictoires. Il nous reste à examiner comment et dans quel sens cette philosophie évolue, ‑ ce qui nous permettra de résoudre certaines questions « litigieuses » en nous référant à des faits historiques incontestables. L'éclectisme et l'incohérence des principes philosophiques de la tendance envisagée rendent en effet absolument inévitables des interprétations diverses et des discussions stériles sur des points de détail et des vétilles. L'empiriocriticisme est pourtant, comme toute autre tendance idéologique, une chose vivante en voie de croissance, en voie d'évolution, et le fait de sa croissance dans un sens donné permettra mieux que de Iongs raisonnements d'élucider la question fondamentale de la nature véritable de cette philosophie. On juge un homme non sur ce qu'il dit ou pense de lui-même, mais sur ses actes. Les philosophes doivent être jugés non sur les étiquettes qu'il arborent (« positivisme », philosophie de l'« expérience pure », « monisme » ou « empiriomonisme », « philosophie des sciences de la nature », etc.), mais sur la manière dont ils résolvent en fait les questions théoriques fondamentales, sur les gens avec qui ils marchent la main dans la main, sur ce qu'ils enseignent et ont appris à leurs élèves et disciples.

C'est cette dernière question qui nous occupe en ce moment. Mach et Avenarius ont dit tout l'essentiel il y a plus de vingt ans. Ce laps de temps a permis de se rendre compte de la façon dont ces « chefs » ont été compris par ceux qui ont voulu les comprendre et qu'ils considèrent eux‑mêmes (Mach tout au moins, qui a survécu à son confrère) comme des continuateurs de leur œuvre. Nous n'indiquerons pour être exact que ceux qui s'affirment eux-mêmes les élèves (ou les disciples) de Mach et d'Avenarius, et auxquels Mach reconnaît cette qualité. Nous aurons ainsi une idée de l'empiriocriticisine comme d'un courant philosophique, et non comme d'une collection de cas littéraires.

Hans Cornelius est présenté, dans la préface de Mach, à la traduction russe de l’Analyse des sensations, comme « un jeune chercheur » qui suit « sinon la même voie, du moins des voies qui s'en rapprochent de très près » (p. 4). Dans le texte de l'Analyse des sensations, une fois de plus, Mach « cite avec plaisir les œuvres » de H. Cornelius et d'autres auteurs « qui ont révélé le sens profond des idées d'Avenarius et les ont encore développées plus avant » (p. 48). Ouvrons l'Introduction à la philosophie de H. Cornelius (édit. allem., 1903) : nous y voyons l'auteur manifester à son tour le désir de suivre les traces de Mach et d'Avenarius (pp. VIII, 32). Nous sommes bien en présence d'un élève reconnu par son maître. Cet élève commence lui aussi par les sensations‑éléments (pp. 17, 42) ; il déclare catégoriquement se borner à l'expérience (p. VI), qualifie ses conceptions d'« empirisme conséquent ou gnoséologique » (p. 335), condamne aussi résolument que possible l'« exclusivisme » des idéalistes et le « dogmatisme » tant des idéalistes que des matérialistes (p. 129), repousse avec une énergie extrême le « malentendu » possible (p. 123) qui consisterait à déduire de sa philosophie l'admission d'un monde existant dans la tête de l'homme, flirte avec le réalisme naïf avec non moins d'habileté qu'Avenarius, Schuppe ou Bazarov (p. 125 : « La perception visuelle ou toute autre a son siège là, et seulement là où nous la trouvons, c'est‑à‑dire où elle est localisée par la conscience naïve non encore pervertie par une fausse philosophie »). Cet élève reconnu par le maître conclut à l'immortalité et à Dieu. Le matérialisme, fulmine ce sous‑off en sa chaire professorale... cet élève des « positivistes modernes », voulons-­nous dire, fait de l'homme un automate. « Inutile de dire qu'il ruine, en même temps que notre foi en la liberté de nos décisions, toute appréciation de la valeur morale de nos actes, ainsi que notre responsabilité. De même, il ne laisse pas de place pour l'idée de notre survie après la mort » (p. 116). Le livre se termine ainsi : L'éducation (celle, sans doute, de la jeunesse abêtie par cet homme de science) est nécessaire non pas tant pour l'activité que, « tout d'abord », « pour le respect (Ehrfurcht) non des valeurs momentanées d'une tradition fortuite, mais des valeurs impérissables du devoir et de la beauté, pour le respect du principe divin (dem Göttlichen) en nous et hors de nous » (p. 357).

Comparez à cela l'affirmation de A. Bogdanov selon laquelle il n'y a absolument pas (souligné par Bogdanov), « et il ne peut y avoir de place » pour les idées de Dieu, de volonté libre, d'immortalité de l'âme dans la philosophie de Mach, en raison de sa négation de toute « chose en soi » (Analyse des sensations, p. XII). Or Mach déclare dans ce même opuscule (p. 293) qu'« il n'y a pas de philosophie de Mach » et recommande non seulement les immanents, mais, aussi Cornelius comme ayant pénétré l'essence des idées d'Avenarius ! Il s'ensuit donc, premièrement, que Bogdanov ignore absolument la « philosophie de Mach », tendance qui ne se borne pas à loger sous l'aile du fidéisme, mais qui aboutit au fidéisme. En second lieu, Bogdanov ignore absolument l'histoire de la philosophie, car confondre la négation de ces idées avec la négation de toute chose en soi, c'est se moquer de cette histoire. Bogdanov ne s'avisera‑t‑il pas de contester que tous les disciples conséquents de Hume, niant toute chose en soi, font une place justement à ces idées ? Bogdanov n'a‑t‑il pas entendu parler des idéalistes subjectifs qui, niant toute chose en soi, font une place à ces idées ? La seule philosophie où « il ne puisse y avoir de place » pour ces idées, c'est celle qui enseigne que rien n'existe en dehors de l'être sensible ; que l'univers est matière en mouvement ; que le monde extérieur connu d'un chacun, le mon physique, est la seule réalité objective, c'est en un mot la philosophie matérialiste. C'est pour cela, et précisément pour cela, que les immanents recommandés par Mach, l'élève de Mach, Cornelius, et toute la philosophie professorale contemporaine, font la guerre au matérialisme.

Nos disciples de Mach ont commencé à renier Cornelius, dès qu'on leur eut montré du doigt cette incongruité. De tels reniements ne valent pas grand‑chose. Friedrich Adler, qui semble n'avoir pas été « averti », recommande ce Cornelius dans un journal socialiste (Der Kampf, 1908, 5, p. 235 : « Une œuvre qui se lit facilement et mérite les meilleures recommandations »). La doctrine de Mach introduite ainsi en fraude, parmi les maîtres écoutés des ouvriers, des philosophes nettement réactionnaires et des prêcheurs de fidéisme !

Petzoldt n'a pas eu besoin d'être averti pour s'apercevoir de la fausseté de Cornelius, mais sa façon de la combattre est une perle ! Ecoutez plutôt : « Affirmer que le monde est une représentation mentale » (à en croire les idéalistes que nous combattons, sans rire !), « n'a de sens que lorsqu'on veut dire par là que le monde est une représentation mentale de celui qui parle ou même de tous ceux qui parlent (s'expriment), c'est‑à‑dire que son existence dépend exclusivement de la pensée de cette personne ou de ces personnes : le monde n'existe que dans la mesure où cette personne le pense et, quand elle ne le pense pas, le monde n'existe pas.. Nous faisons, au contraire, dépendre le monde non de la pensée de telle ou telle personne ou d'un groupe de personnes ou, mieux encore et plus clairement : non de l'acte de la pensée, non d'une pensée actuelle quelle qu'elle soit, mais de la pensée en général et, avec cela, exclusivement logique. L'idéaliste confond ces deux notions, ce qui a pour résultat un « demi‑solipsisme » agnostique, tel que nous voyons cher Cornelius » (Einfuhrung in die Philosophie der reinen Erfahrung, II, p. 317).

Stolypine a démenti l'existence des cabinets noirs[14] ! Petzoldt pulvérise les idéalistes, mais on s'étonne que cette démolition de l'idéalisme ressemble tellement au conseil qu'on donnerait aux idéalistes, de cacher plus savamment leur idéalisme. Le monde dépend de la pensée des hommes, c'est du faux idéalisme. Le monde dépend de la pensée en général, c'est du positivisme moderne, du réalisme critique, ce n'est en un mot que charlatanisme bourgeois ! Si Cornelius est un demi‑solipsiste agnostique, Petzoldt, lui, est un demi‑agnostique solipsiste. Vous écrasez des puces, messieurs !

Poursuivons. Mach dit, dans la deuxième édition de Connaissance et Erreur : Le professeur Dr. Hans Kleinpeter (Die Erkenntnistheorie der Naturforschung der Gegenwart, Leipzig, 1905 : Théorie de la connaissance de la science contemporaine donne « un exposé systématique » (des idées de Mach), « auquel je puis souscrire quant à l'essentiel ». Prenons Hans n° 2. Ce professeur est un propagandiste assermenté de la doctrine de Mach : quantité d'articles sur les conceptions de Mach dans des revues philosophiques allemandes et anglaises, traductions approuvées et préfacées par Mach, en un mot la main droite du « maître ». Ses idées, les voici : « ... toute mon expérience (extérieure et intérieure), toute ma pensée et toutes mes aspirations me sont données sous la forme d'un processus psychique, comme partie de ma conscience » (p. 18, ouvrage cité). « Ce que nous appelons le physique est fait d'éléments psychiques » (p. 144)., « La conviction subjective, et non la certitude objective (Gewissheit), est l'unique inaccessible à toute science » (p. 9, souligné par Kleinpeter qui observe à cet endroit : « C'est à peu de choses près ce que disait déjà Kant dans la Critique de la raison pratique »). « L'hypothèse de l'existence de consciences autres que la nôtre ne peut jamais être confirmée par l'expérience » (p. 42). « D'une façon générale, je ne sais... s'il existe en dehors de moi d'autres Moi » (p. 43). Au § 5 : « De l'activité » (« spontanéité ») « dans la conscience ». Chez l'animal‑automate la succession des représentations mentales s'accomplit de façon purement mécanique. Il en est de même chez nous quand nous rêvons. « A l'état normal, notre conscience est essentiellement différente. Savoir : elle possède une propriété qui leur fait défaut » (aux automates), « et qu'il serait au moins malaisé d'expliquer par l'automatisme : ce qu'on appelle la spontanéité de notre Moi. Tout homme peut s'opposer à ses états de, conscience, les manier, les faire ressortir ou les reléguer à l'arrière‑plan, les analyser, en comparer les différentes parties, etc. C'est un fait d'expérience (directe). Notre Moi est, au fond, distinct de la somme des états de conscience et ne peut être égal à cette somme. Le sucre est composé de carbone, d'hydrogène et d'oxygène ; si nous attribuions une âme au sucre, elle devrait, par analogie, avoir la propriété de modifier à volonté la disposition des particules de l'hydrogène, de l'oxygène et du carbone » (pp. 29‑30). Au § 4 du chapitre suivant : « L'acte de connaître est un acte de la volonté (Willenshandlung) ». « Il faut considérer comme un fait acquis la division de toutes mes impressions psychiques; en deux grandes catégories fondamentales : en actes nécessités et en actes volontaires. Les impressions provenant du monde extérieur appartiennent à la première de ces catégories » (p. 47). « Qu'on puisse donner beaucoup de théories d'un seul et même domaine de faits... c'est là un fait aussi familier au physicien qu'incompatible avec les prémisses d'une quelconque théorie absolue de la connaissance. Ce fait est lié au caractère volontaire de notre pensée ; il montre l'indépendance de notre volonté par rapport aux circonstances extérieures » (p. 50).

Jugez maintenant de la témérité des assertions de Bazarov sur la philosophie de Mach d'où « la volonté libre serait absolument bannie », alors que Mach recommande lui-même un monsieur comme Kleinpeter ! Nous avons déjà vu que ce dernier ne cache pas plus son idéalisme que celui de Mach. Kleinpeter écrivait en 1898‑1899 : « Hertz manifeste les mêmes opinions subjectivistes » (que Mach) « sur la nature de nos conceptions »... « ... Si Mach et Hertz » (nous examinerons plus tard si c'est à bon droit que Kleinpeter fait intervenir ici le célèbre physicien) « ont, au point de vue de l'idéalisme, le mérite de souligner l'origine subjective non de quelques‑uns mais de tous nos concepts et des rapports existant entre eux, ils ont, au point de vue de l'empirisme, le non moindre mérite d'avoir reconnu que l'expérience seule, instance indépendante de la pensée, résout le problème de la rectitude des concepts » (Archiv für systematische Philosophie, t. V, 1898‑1899, pp. 169‑170). Kleinpeter écrivait en 1900 que, malgré tout ce qui les sépare de Mach, Kant et Berkeley « sont en tout cas plus près de ce dernier que l'empirisme métaphysique » (c'est‑à‑dire le matérialisme ! M. le professeur évite d'appeler le diable par son nom !) « qui domine dans les sciences de la nature, et qui est l'objet principal des attaques de Mach » (ibid., t. VI, p. 87). Il écrivait en 1903 : « Le point de départ de Berkeley et de Mach est irréfutable »... « Mach couronne l'œuvre de Kant » (Kantstudien, t. VIII, 1903, pp. 314; 274).

Mach nomme aussi, dans la préface à la traduction russe de l'Analyse des sensations, T. Ziehen qui, à son avis, « suit sinon la même voie, du moins des voies qui s'en rapprochent de très près ». Ouvrons le livre du professeur T. Ziehen, Théorie psychophysiologique de la connaissance (Theodor Ziehen : Psychophysiologische Erkenntnistheorie, Jena, 1898). Nous y voyons que, dès la préface, l'auteur se réfère à Mach, Avenarius, Schuppe, etc. Autre élève reconnu par le maître. La théorie « moderne » de Ziehen consiste en ce que la « foule » seule est capable de croire soi‑disant que « nos sensations sont déterminées par des choses réelles » (p. 3), et qu'« il ne peut y avoir, au seuil de la théorie de la connaissance, d'autre inscription que les mots de Berkeley : « Les objets extérieurs existent non en eux-mêmes, mais dans notre esprit » (p. 5). « Les sensations et les représentations nous sont données. Les unes et les autres sont le psychique. Le non‑psychique est un mot dépourvu de sens » (p. 100). Les lois de la nature sont des rapports non pas entre les corps matériels, mais « entre les sensations réduites » (p. 104 : cette « nouvelle » conception des « sensations réduites » fait toute l'originalité du berkeleyisme de Ziehen !).

Dès 1904 Petzoldt reniait, dans le tome II de son Introduction (pp. 298‑301), l'idéaliste Ziehen. En 1906, sa liste des idéalistes ou psychomonistes porte les noms de Cornelius, Kleinpeter, Ziehen, Verworn (Das Weltproblem vom positivischen Standpunkte aus, p. 137, note). Tous ces honorables professeurs aboutissent, voyez‑vous, à des « malentendus » dans leurs interprétations des « conceptions de Mach et d'Avenarius » (ibid.).

Pauvres Mach et Avenarius ! Leurs ennemis ne sont pas seuls à les avoir calomniés en les accusant d'idéalisme et « même » (comme s'exprime Bogdanov) de solipsisme, - non, leurs amis aussi et leurs élèves, leurs disciples, les professeurs de métier, ont mal compris leurs maîtres, en qui ils ont vu des idéalistes. Si l'empiriocriticisme se développe en idéalisme, cela ne prouve nullement que ses postulats confus empruntés à Berkeley soient faux. Dieu nous préserve d'une telle conclusion ! Il n'y a là qu'un « malentendu » sans importance dans le goût de Nozdrev[15]‑Petzoldt.

Mais le plus comique ici, c'est peut‑être que Petzoldt lui‑même, ce gardien de l'innocence et de la pureté, a d'abord « complété » Mach et Avenarius par un « a priori logique » et les a ensuite associés au guide du fidéisme, Wilhelm Schuppe.

Si Petzoldt avait connu les disciples anglais de Mach, il aurait dû allonger notablement la liste des disciples de Mach tombés (par « malentendu ») dans l'idéalisme. Nous avons déjà nommé Karl Pearson comme un idéaliste conséquent très loué de Mach. Voici encore les appréciations de deux « calomniateurs » qui émettent le même avis sur Pearson : « La doctrine du professeur K. Pearson n'est simplement qu'un écho des doctrines véritablement grandes de Berkeley » (Howard V. Knox, dans Mind, vol. VI, 1897, p. 205). « M. Pearson est, à n'en pas douter, un idéaliste au sens le plus strict du mot » (Georges Rodier, Revue philosophique, 1888, II, vol. 26, p. 200). L'idéaliste anglais William Clifford, que Mach croyait « très proche » de sa philosophie (Analyse des sensations, p. 8), doit être considéré comme un maître de Mach, plutôt que comme un élève, ses travaux philosophiques ayant été publiés entre 1870 et 1880. Le « malentendu » est ici créé par Mach qui « n'a pas remarqué » en 1901 l'idéalisme dans la doctrine de Clifford, selon laquelle le monde est une « substance mentale » (mind‑stuff), un « objet social », une « expérience supérieurement organisée », etc.[16] Notons, pour caractériser le charlatanisme des disciples allemands de Mach, qu'en 1905 Kleinpeter fait de cet idéaliste un des fondateurs de la « gnoséologie de la science moderne de la nature ».

Mach mentionne, à la page 284 de l'Analyse des sensations, le philosophe américain P. Carus « qui s'est rapproché » (du bouddhisme et de la doctrine de Mach). Carus se dit lui‑même « admirateur et ami personnel » de Mach ; il dirige à Chicago la revue philosophique The Monist et une petite feuille de propagande religieuse, The Open Court (La Tribune libre [4]). « La science est une révélation divine », dit la rédaction de cette petite feuille populaire. « Nous sommes d'avis que la science peut réformer les Eglises de façon à conserver tout ce que la religion a de vrai, de sain et de bon. » Collaborateur assidu du Monist, Mach y publie des chapitres de ses œuvres nouvelles. Carus accommode « un tout petit peu » Mach à Kant, en affirmant que Mach « est un idéaliste ou plutôt un subjectiviste », mais que Carus, lui, en dépit de divergences d'ordre secondaire, est persuadé que « Mach et moi nous pensons de même »[17]. Notre monisme, déclare Carus, « n'est ni matérialiste, ni spiritualiste, ni agnostique ; il veut dire simplement et exclusivement esprit de suite... il a l'expérience pour fondement et les formes systématisées des rapports de l'expérience pour méthode » (I'Empiriomonisme de A. Bogdanov est évidemment plagié sur ce point 1). La devise de Carus est : « Science positive et non agnosticisme ; pensée claire et non mysticisme ; conception moniste du monde et non supernaturalisme, ni matérialisme ; religion et non dogme ; foi non comme doctrine, mais comme état d'esprit » (not creed, but faith). Fort de cette devise, Carus prêche une « nouvelle théologie », une « théologie scientifique » ou théonomie, qui nie la lettre de la Bible mais insiste sur la « divinité de la vérité tout entière et la révélation de Dieu dans les sciences de la nature de même que dans l'histoire »[18]. Il faut noter que, dans son livre précité sur la gnoséologie de la science contemporaine, Kleinpeter recommande Carus à côté d'Ostwald, d'Avenarius et des immanents (pp. 151‑152). Quand Haeckel eut publié ses thèses pour l'union des monistes, Carus se prononça catégoriquement contre : tout d'abord, Haeckel avait le tort de renier l'apriorisme « parfaitement compatible avec la philosophie scientifique » ; en second lieu, Carus s'élevait contre la doctrine déterministe de Haeckel, qui « exclut la « volonté libre » ; en troisième lieu, Haeckel « commettait l'erreur de souligner le point de vue unilatéral de la science contre le conservatisme traditionnel des Eglises. Il agit ainsi en ennemi des Eglises existantes, au lieu de travailler avec joie à leur développement supérieur en des interprétations nouvelles et plus justes des dogmes » (ibid., vol. XVI, 1906, p. 122). Carus avoue lui-même que « de nombreux libres-penseurs me considèrent comme un réactionnaire et me blâment de ne pas me joindre à leurs attaques unanimes contre toute religion considérée comme un préjugé » (p. 355).

Il est tout à fait évident que nous sommes en présence d'un leader de la confrérie des aigrefins littéraires américains qui travaillent à griser le peuple de l'opium religieux. C'est sans doute aussi à la suite d'un « malentendu » sans importance que Mach et Kleinpeter ont été admis dans cette confrérie.

5. L'« Empiriomonisme » de A. Bogdanov[modifier le wikicode]

« Pour ma part, écrit Bogdanov en parlant de lui‑même, je ne connais jusqu'à présent en littérature qu'un seul empiriomoniste, un certain A. Bogdanov ; mais en revanche je le connais très bien, et je puis me porter garant que ses vues satisfont amplement à la formule sacramentelle de la primauté de la nature sur l'esprit. Il voit précisément dans tout ce qui existe une chaîne ininterrompue de développement, dont les anneaux inférieurs se perdent dans le chaos des éléments, tandis que les anneaux supérieurs, que nous connaissons, représentent l'expérience des hommes (souligné par Bogdanov), l'expérience psychique et ‑ plus haut encore ‑ l'expérience physique qui, avec la conscience qu'elle engendre, correspond à ce qu'on appelle communément l'esprit » (Empiriomonisme, III, p. XII).

Bogdanov raille ici, comme formule « sacramentelle », la thèse que l'on connaît d'Engels qu'il tourne diplomatiquement ! Mais il n'est pas en désaccord avec Engels, pas le moins du monde...

Considérez de plus près le résumé, donné par Bogdanov lui-même, de son fameux « empiriomonisme » et de sa « substitution ». Le monde physique est appelé expérience des hommes ; l'expérience physique est placée « plus haut » dans la chaîne du développement que l'expérience psychique. Non-sens criant ! Non‑sens précisément propre à toute philosophie idéaliste. Il est tout bonnement ridicule de voir Bogdanov ramener au matérialisme un pareil « système » : vous voyez bien, la nature est pour moi aussi l'élément premier, et l'esprit, l'élément second. La définition d'Engels ainsi appliquée, Hegel devient matérialiste, car chez lui aussi l'expérience psychique (appelée l'idée absolue) passe avant, puis vient « plus haut » le monde physique, la nature, enfin la connaissance humaine qui conçoit à travers la nature l'idée absolue. Nul idéaliste ne niera en ce sens la primauté de la nature, car ce n'est pas en réalité une primauté, et la nature n'est pas considérée ici comme la donnée immédiate, comme le point de départ de la gnoséologie. En réalité, une longue transition nous amène ici à la nature à travers les abstractions du « psychique ». Que ces abstractions soient appelées idée absolue, Moi universel, volonté du monde, etc., etc., peu importe. On distingue ainsi les variétés de l'idéalisme, et il en existe un nombre infini. L'essence de l'idéalisme est que le psychique est pris comme point de départ ; on en déduit la nature et, ensuite seulement, on déduit de la nature la conscience humaine ordinaire. Ce « psychique » primitif apparaît donc toujours comme une abstraction morte dissimulant une théologie déliquescente. Chacun sait, par exemple, ce que c'est que l'idée humaine, mais l'idée sans l'homme ou antérieure à l'homme, l'idée dans l'abstrait, l'idée absolue est une invention théologique de l'idéaliste Hegel. Chacun sait ce que c'est que la sensation humaine, mais la sensation sans l'homme ou antérieure à l'homme est une absurdité, une abstraction morte, un subterfuge idéaliste. Et c'est justement à un subterfuge idéaliste de ce genre, que recourt Bogdanov quand il établit l'échelle suivante :

Le chaos des « éléments » (nous savons que ce petit mot « élément » ne contient aucune autre notion humaine que celle des sensations).

  1. L'expérience psychique des hommes.
  2. L'expérience physique des hommes.
  3. « La conscience qu'elle engendre. »

Pas de sensations (humaines) sans l'homme. Le premier de ces degrés est donc une abstraction idéaliste morte. A la vérité, nous n'avons pas affaire, ici, aux sensations humaines coutumières et familières à tous, mais à des sensations imaginées qui ne sont celles de personne, des sensations en général, des sensations divines, de même que l'idée humaine ordinaire se divinise chez Hegel dès qu'on la détache de l'homme et du cerveau humain.

Ce premier degré ne compte donc pas.

Le deuxième ne compte pas non plus, car nul homme, pas plus que les sciences de la nature, ne connaît le psychique antérieur au physique (or le deuxième degré passe chez Bogdanov avant le troisième). Le monde physique existait avant que le psychique eût pu apparaître comme le produit supérieur des formes supérieures de la matière organique. Le deuxième degré de Bogdanov est donc également une abstraction morte,, la pensée sans cerveau, la raison humaine détachée de l'homme.

Mais si on élimine ces deux premiers degrés, alors, mais alors seulement, nous pouvons avoir du monde une vision correspondant véritablement aux sciences de la nature et au matérialisme. Précisons : le monde physique existe indépendamment de la conscience humaine et exista bien avant l'homme, bien avant toute « expérience des hommes » ; le psychique, la conscience, etc., est le produit supérieur de la matière (c'est‑à‑dire du physique), une fonction de cette parcelle particulièrement complexe de la matière qui porte le nom de cerveau humain.

« Le domaine de la substitution, écrit Bogdanov, coïncide avec celui des phénomènes physiques ; aux phénomènes psychiques il n'y a rien à substituer, car ce sont des complexes immédiats » (XXXIX).

Voilà bien l'idéalisme, car le psychique, c'est‑à‑dire la conscience, l'idée, la sensation, etc., est considéré comme l'immédiat, tandis que le physique en est déduit ; le psychique est le substitut du physique. Le monde est le non‑Moi créé par notre Moi, disait Fichte. Le monde est l'idée absolue, disait Hegel. Le monde est volonté, dit Schopenhauer. Le monde est conception et représentation mentale, dit l’immanent Rehmke. L'être est la conscience, dit l'immanent Schuppe. Le psychique est le substitut du physique, dit Bogdanov. Il faut être aveugle pour ne pas voir le même fond idéaliste sous ces différentes parures verbales.

« Demandons‑nous, écrit Bogdanov dans le premier fascicule de l'Empiriomonisme, pp. 128‑129, ce qu'est l'« être vivant », par exemple, l'« homme » ? » Et il répond : « L'« homme » est d'abord un complexe déterminé de « sensations immédiates ». Retenez ce « d'abord » ! « L'« homme » au cours du développement ultérieur de l'expérience, devient ensuite pour lui-même et pour les autres, un corps physique tout comme les autres corps physiques ».

« Complexe » d'absurdités d'un bout à l'autre, et qui n'est bon qu'à déduire l'immortalité de l'âme ou l'idée de Dieu, etc. L'homme est d'abord un complexe de sensations immédiates, puis, au cours du développement ultérieur, un corps physique ! Il existe donc des « sensations immédiates » sans corps physique, antérieures au corps physique. Déplorons que cette philosophie magnifique n'ait pas encore pénétré dans nos séminaires : ses mérites y seraient appréciés.

« ... Nous avons reconnu que la nature physique est elle‑même un dérivé (souligné par Bogdanov) des complexes de caractère immédiat (auxquels appartiennent aussi les coordinations psychiques) ; qu'elle est une image de ces complexes, reflétée en d'autres analogues, mais du type le plus compliqué (dans l'expérience socialement organisée des êtres vivants) » (p. 146).

La philosophie qui enseigne que la nature physique est elle-même un dérivé, est une philosophie purement cléricale. Et son caractère n'est nullement modifié du fait que Bogdanov répudie énergiquement toute religion. Dühring était lui aussi athée ; il proposait même de prohiber la religion dans son régime « socialitaire ». Engels avait cependant raison de dire que le « système » de Dühring ne joignait pas les deux bouts sans religion. Il en est de même de Bogdanov, avec cette différence essentielle que le passage cité n'est pas une inconséquence fortuite, mais livre le fond de son « empiriomonisme » et de toute sa « substitution ». Si la nature est un dérivé, il va de soi qu'elle ne peut dériver que d'une source plus grande, plus riche, plus vaste, plus puissante qu'elle‑même, d'une source existante, car il faut, pour « créer » la nature, exister indépendamment d'elle. Quelque chose existe donc en dehors de la nature et qui, de plus, crée la nature. Traduit en clair, ce quelque chose s'appelle Dieu. Les philosophes idéalistes se sont toujours efforcés de modifier ce terme, de le rendre plus abstrait, plus nébuleux, et en même temps (pour plus de vraisemblance) de le rapprocher du « psychique », « complexe immédiat », donnée immédiate qui n'a pas besoin d'être démontrée. Idée absolue, esprit universel, volonté du monde, « substitution générale » du psychique au physique, autant de formules différentes exprimant la même idée. Chacun connaît ‑ et les sciences de la nature étudient ‑ l'idée, l'esprit, la volonté, le psychique, fonction du cerveau humain travaillant normalement ; détacher cette fonction de la substance, organisée d'une façon déterminée, en faire une abstraction, universelle, générale, « substituer » cette abstraction à toute la nature physique, telle est la chimère de l'idéalisme philosophique, et c'est aussi un défi aux sciences de la nature.

Le matérialisme dit que « l'expérience socialement organisée des êtres vivants » est un dérivé de la nature physique, le résultat d'un long développement de cette nature, développement commencé à une époque où il n'y avait, où il ne pouvait y avoir ni société, ni organisation, ni expérience, ni êtres vivants. L'idéalisme dit que la nature physique est un dérivé de cette expérience des êtres vivants, et, ce disant, il identifie la nature à la Divinité (ou la lui soumet). Car Dieu est sans contredit le dérivé de l'expérience social ment organisée des êtres vivants. On aura beau tourner et retourner la philosophie de Bogdanov, on n'y trouvera que confusionnisme réactionnaire, rien de plus.

Il semble à Bogdanov que parler de l'organisation sociale de l'expérience, c'est faire acte de « socialisme gnoséologique » (livre III, p. XXXIV). C'est là des balivernes insipides. A raisonner ainsi sur le socialisme, les jésuites seraient des adeptes fervents du « socialisme gnoséologique », car le point de départ de leur gnoséologie est la Divinité comme « expérience socialement organisée ». Le catholicisme est, à n'en pas douter, une expérience socialement organisée; mais au lieu de la vérité objective (niée par Bogdanov et reflétée par la science), il reflète l'exploitation de l'ignorance populaire par certaines classes sociales.

Mais qu'avons‑nous besoin des jésuites ! Le « socialisme gnoséologique » de Bogdanov, nous le trouvons tout entier chez les immanents si chers à Mach. Leclair considère la nature comme la conscience de l'« espèce humaine » (Der Realismus der modernen Naturwissenschaft im Lichte der von Berkeley und Kant angebahnten Erkenntniskritik, p.55), et non de l'individu. De ce socialisme gnoséologique à la Fichte les philosophes bourgeois vous en serviront tant que vous voudrez. Schuppe souligne lui aussi das generische, das gattungsmässige Moment des Bewusstseins (cf. pp. 379‑380 dans Vierteljahrsschrift für wissenschaftliche Philosophie, t. XVII), c'est‑à‑dire le facteur général, générique de la connaissance. Penser que l'idéalisme philosophique disparaît du fait qu'on substitue à la conscience individuelle celle de l'humanité, ou à l'expérience d'un seul homme l'expérience socialement organisée, c'est comme si l'on pensait que le capitalisme disparaît quand une société par actions se substitue à un capitaliste.

Nos disciples russes de Mach, Iouchkévitch et Valentinov, ont répété après le matérialiste Rakhmétov (non sans injurier grossièrement ce dernier) que Bogdanov est un idéaliste. Mais ils n'ont pas su réfléchir à l'origine de cet idéalisme. A les en croire, Bogdanov est un cas d'espèce, un cas fortuit, individuel. C'est inexact. Bogdanov peut croire avoir imaginé un système « original », mais il suffit de le comparer aux élèves précités de Mach pour se convaincre de la fausseté de cette opinion. La différence est beaucoup moins marquée entre Bogdanov et Cornelius qu'entre Cornelius et Carus. La différence entre Bogdanov et Carus est moindre (quant au système philosophique, bien entendu, et non quant au degré de conscience des conclusions réactionnaires) que celle qui existe entre Carus et Ziehen, etc. Bogdanov n’est qu'une des manifestations de l'« expérience socialement organisée » qui témoigne de l'évolution de la doctrine de Mach vers l'idéalisme. Bogdanov (il n'est question ici, naturellement, que de Bogdanov en tant que philosophe) n'aurait pas pu venir en ce monde si la doctrine de son maître Mach n'avait contenu des « éléments »... de berkeleyisme. Et je ne puis concevoir pour Bogdanov de « châtiment plus effroyable » qu'une traduction de son Empiriomonisme, par exemple, en allemand, soumise à la critique de Leclair et de Schubert‑Soldern, de Cornelius et de Kleinpeter, de Carus et de Pillon (collaborateur et élève français de Renouvier). Ces compagnons de lutte notoires de Mach et dans une certaine mesure ses disciples immédiats, en diraient plus long par leurs mamours prodigués à la théorie de la « substitution » que par leurs raisonnements.

On aurait tort, du reste, de considérer la philosophie de Bogdanov comme un système immuable et achevé. En neuf ans ‑ de 1899 à 1908 ‑ les fluctuations philosophiques de Bogdanov ont passé par quatre phases. Il fut d'abord matérialiste « scientifique » (c'est‑à‑dire à demi inconscient et instinctivement fidèle à l'esprit des sciences de la nature). Ses Eléments fondamentaux de la conception historique de la nature portent des traces évidentes dé cette phase. La deuxième phase fut celle de l'« énergétique » d'Ostwald, en vogue vers 1895‑1900, c'est‑à‑dire de l'agnosticisme confus, s'égarant çà et là dans l'idéalisme. Bogdanov passe d'Ostwald à Mach, en adoptant les principes fondamentaux d'un idéalisme subjectif, inconséquent et confus comme toute la philosophie de Mach (la couverture du Cours de philosophie naturelle d'Ostwald porte ces mots : « Dédié à E. Mach »). Quatrième phase : tentatives pour se défaire de certaines contradictions de la doctrine de Mach, créer un semblant d'idéalisme objectif. La « théorie de la substitution générale » montre que Bogdanov a décrit depuis son point de départ un arc de cercle de 180° environ. Cette phase de sa philosophie est‑elle plus éloignée du matérialisme dialectique que les précédentes, ou s'en trouve‑t‑elle plus rapprochée ? Si Bogdanov piétine sur place, il va de soi qu'il s'est éloigné du matérialisme. S'il persiste à suivre la courbe qu'il a suivie pendant neuf ans, il s'en est rapproché : il n'a plus qu'un pas sérieux à faire pour revenir au matérialisme. Autrement dit : il n'a plus qu'à rejeter universellement sa substitution universelle. Car elle tresse en une natte chinoise tous les péchés de l'idéalisme équivoque, toutes les faiblesses de l'idéalisme subjectif conséquent, de même que (si licet parva componere magnis ! ‑ s'il est permis de comparer le petit au grand) l'« idée absolue » de Hegel réunit toutes les contradictions de l'idéalisme de Kant, toutes les faiblesses de Fichte. Feuerbach n'eut plus qu'un pas sérieux à faire pour revenir au matérialisme. Autrement dit : rejeter universellement, éliminer absolument l'idée absolue, cette « substitution » hégélienne du « psychique » à la nature physique. Feuerbach coupa la natte chinoise de l'idéalisme philosophique, c'est‑à‑dire qu'il prit pour fondement la nature sans aucune « substitution ».

Qui vivra verra si la natte chinoise de l'idéalisme de Mach poussera encore longtemps.

6. La « théorie des symboles » (ou des hiéroglyphes) et la critique de Helmholtz[modifier le wikicode]

Il serait opportun de noter ici, pour compléter ce que nous venons de dire plus haut des idéalistes, compagnons de lutte et continuateurs de l'empiriocriticisme, le caractère de la critique selon Mach de certaines thèses philosophiques traitées dans nos publications. Par exemple nos disciples de Mach se réclamant du marxisme se sont attaqués avec une joie toute particulière aux « hiéroglyphes » de Plékhanov, c'est‑à‑dire à la théorie d'après laquelle les sensations et les représentations de l'homme ne sont pas une copie des choses réelles et des processus naturels, ni leurs reproductions, mais des signes conventionnels, des symboles, des hiéroglyphes, etc.[19] Bazarov raille ce matérialisme hiéroglyphique, et il faut dire qu'il aurait raison s'il le repoussait au nom du matérialisme non hiéroglyphique. Mais Bazarov use ici, une fois de plus, d'un procédé de prestidigitateur : il introduit en contrebande, sous le manteau de la critique de l'« hiéroglyphisme », son reniement du matérialisme. Engels ne parle ni de symboles ni d'hiéroglyphes, mais de copies, de photographies, de reproductions, de projection des choses comme dans un miroir. Au lieu de montrer combien Plékhanov a tort de s'écarter de la formule matérialiste d'Engels, Bazarov voile aux lecteurs, au moyen de l'erreur de Plékhanov, la vérité formulée par Engels.

Afin d'expliquer à la fois l'erreur de Plékhanov et le confusionnisme de Bazarov, prenons un représentant notable de la « théorie des symboles » (la substitution du mot hiéroglyphe au mot symbole ne change rien à la question), Helmholtz, et voyons à quelle critique cet auteur a été soumis par les matérialistes, ainsi que par les idéalistes alliés aux disciples de Mach.

Helmholtz, une sommité en matière de sciences de la nature, fut en philosophie tout aussi inconséquent que I’immense majorité des savants. Il fut enclin au kantisme, sans toutefois se montrer même à cet égard conséquent dans sa gnoséologie. Voici, par exemple, les réflexions que nous trouvons dans son Optique physiologique sur la correspondance des concepts et des objets : « ... J'ai désigné les sensations comme symboles des phénomènes extérieurs, et je leur ai refusé toute analogie avec les choses qu'elles re présentent » (p. 579 de la trad. franç, p. 442 de l'original, allemand). C'est de l'agnosticisme, mais nous lisons plus, loin à la même page : « Nos concepts et nos représentations sont des effets que les objets que nous voyons ou que nous nous figurons exercent sur notre système nerveux et sur notre conscience. » C'est du matérialisme. Helmholtz ne se fait pourtant pas une idée nette des rapports entre la vérité absolue et la vérité relative, ainsi que l'attestent ses raisonnements ultérieurs. Ainsi, il dit un peu plus bas : « Je crois donc que cela n'a absolument aucun sens de parler de la vérité de nos représentations autrement que dans le sens d'une vérité pratique. Les représentations que nous nous formons des choses ne peuvent être que des symboles, des signes naturels des objets, signes dont nous apprenons à nous servir pour régler nos mouvements et nos actions. Lorsque nous avons appris à déchiffrer correctement ces symboles, nous sommes à même, avec leur aide, de diriger nos actions de manière à produire le résultat souhaité... » Ce n'est pas exact : Helmholtz glisse ici au subjectivisme, à la négation de la réalité objective et de la vérité objective. Et il en arrive à une contrevérité flagrante quand il termine l'alinéa par ces mots : « L'idée et l'objet qu'elle représente sont deux choses qui appartenaient sans doute à deux mondes tout à fait différents... » Les kantiens seuls détachent ainsi l'idée de la réalité et la conscience de la matière. Nous lisons cependant un peu plus loin : « Pour ce qui est d'abord des qualités des objets extérieurs, il suffit d'un peu de réflexion pour voir que toutes les qualités que nous pouvons leur attribuer désignent exclusivement l'action des objets extérieurs soit sur nos sens, soit sur d'autres objets de la nature » (p. 581 de la trad. franç. ; p. 445 de l'original allem. ; je traduis du français). Helmholtz revient ici, une fois encore, au point de vue matérialiste. Helmholtz était un kantien inconséquent : tantôt il reconnaissait les lois a priori de la pensée ; tantôt il inclinait vers la « réalité transcendante » du temps et de l'espace (c'est‑à‑dire vers la façon matérialiste de les concevoir) ; tantôt il faisait dériver les sensations humaines des objets extérieurs agissant sur nos organes des sens ; tantôt il déclarait que les sensations n'étaient que des symboles, c'est‑à‑dire des désignations arbitraires détachées d'un monde « absolument différent » des choses qu'elles désignent (cf. Viktor Heyfelder : Über den Begriff der Erfahrung bei Helmholtz, Berlin, 1897).

Voici comment Helmholtz exprime ses vues dans un discours prononcé en 1878 sur « les faits dans la perception » (« événement marquant dans le camp des réalistes », dit Leclair) : « Nos sensations sont précisément des actions exercées sur nos organes par des causes extérieures, et c'est du caractère de l'appareil qui subit cette action que dépend grandement, bien entendu, la façon dont elle se traduit. La sensation peut être considérée comme un signe (Zeichen) et non comme une reproduction, dans la mesure où sa qualité nous informe des qualités de l'action extérieure qui l'a fait naître. Car on demande à la reproduction une certaine ressemblance avec l'objet qu'elle représente... Mais on ne demande au signe aucune ressemblance avec ce dont il est le signe » (Vorträge und Reden, 1884, p. 226 du t. II). Si les sensations, n'étant pas les images des choses, ne sont que des signes et des symboles sans « ressemblance aucune » avec elles, le principe matérialiste de Helmholtz se trouve compromis, l'existence des objets extérieurs devient incertaine, car les signes ou les symboles peuvent fort bien se rapporter à des objets fictifs, et chacun connaît des exemples de pareils signes ou symboles. Helmholtz essaie, après Kant, de tracer quelque chose comme une démarcation de principe entre le « phénomène » et la « chose en soi ». Il nourrit une prévention insurmontable contre le matérialisme direct, clair et franc. Mais il dit lui-même un peu plus loin : « Je ne vois pas comment on pourrait réfuter un système d'idéalisme subjectif poussé à l'extrême, qui ne voudrait voir dans la vie qu'un rêve. Il est permis de le déclarer invraisemblable et insuffisant au possible ‑ à cet égard je souscrirais aux négations les plus vigoureuses, mais on peut le mettre en œuvre avec esprit de suite... L'hypothèse réaliste se fie, au contraire, aux jugements (ou aux témoignages, Aussage) de l'auto‑observation ordinaire, d'après laquelle les changements dans les perceptions, consécutifs à telle ou telle action, n'ont aucune relation psychique avec l'impulsion antérieure de la volonté. Cette hypothèse considère tout ce qui est confirmé par nos perceptions quotidiennes, le monde matériel extérieur à nous, comme existant indépendamment de nos idées » (pp. 242‑243). « Sans doute, l'hypothèse réaliste est la plus simple que nous puissions faire, éprouvée et confirmée dans des domaines d'application extrêmement vastes, bien déterminée dans ses différentes parties et, pas suite, éminemment pratique et féconde en tant que base d'action » (p. 243). L'agnosticisme de Helmholtz ressemble également au « matérialisme honteux » avec des manifestations kantiennes à la différence des manifestations de Huxley inspirées de Berkeley.

C'est pourquoi Albrecht Rau, disciple de Feuerbach, condamne la théorie des symboles de Helmholtz comme une déviation inconséquente par rapport au « réalisme ». La conception essentielle de Helmholtz, dit Rau, est renfermée dans le principe réaliste selon lequel « nous connaissons à l'aide de nos sens les propriétés objectives des choses »[20]. La théorie des symboles est en désaccord avec ce point de vue (entièrement matérialiste, nous l'avons vu), car elle implique une certaine méfiance à l'égard de la sensibilité, à l'égard des témoignages de nos organes des sens. Il est hors de doute que l'image ne peut jamais égaler le modèle, mais l'image est une chose, le symbole, le signe conventionnel en, est une autre. L'image suppose nécessairement et inévitablement la réalité objective de ce qu'elle « reflète ». Le « signe conventionnel », le symbole, l'hiéroglyphe sont des concepts introduisant un élément tout à fait superflu d'agnosticisme. Aussi A. Rau a‑t‑il parfaitement raison de dire que Helmholtz, avec sa théorie des symboles, paie le tribut au kantisme. « Si Helmholtz, dit Rau, demeurait fidèle à sa conception réaliste, s'il s'en tenait avec esprit de suite au principe que les propriétés des corps expriment à la fois les rapports des corps entre eux et leurs rapports avec nous, il n'aurait assurément pas besoin de toute cette théorie des symboles ; il pourrait alors dire, avec concision et clarté : « les sensations déterminées en nous par les choses sont la reproduction de l'essence de ces choses » (ibid., p. 320).

Telle est la critique de Helmholtz par un matérialiste. Celui‑ci repousse, au nom du matérialisme conséquent de Feuerbach, le matérialisme hiéroglyphique ou symbolique ou le demi‑matérialisme de Helmholtz.

L'idéaliste Leclair (qui représente l » école immanente » chère à l'esprit et au cœur de Mach) accuse lui aussi Helmholtz d'inconséquence, d'hésitation entre le matérialisme et le spiritualisme (Der Realismus der modernen Naturwissenschaft im Lichte der von Berkeley und Kant angebahnten Erkenntniskritik, p. 154). Mais la théorie des symboles n'est pas à ses yeux l'indice d'un matérialisme insuffisant ; elle est par trop matérialiste. « Helmholtz suppose, écrit Leclair, que les perceptions de notre conscience nous donnent assez de points d'appui pour connaître l'enchaînement dans le temps et l'identité ou la non‑identité des causes transcendantes. Il n'en faut pas plus à Helmholtz pour supposer dans le domaine du transcendant » (c'est‑à‑dire dans celui de la réalité objective) « un ordre régi par des lois » (p. 33). Et Leclair de fulminer contre ce « préjugé dogmatique de Helmholtz ». « Le dieu de Berkeley, s'exclame‑t‑il, cause hypothétique de l'ordre ‑ régi par des lois, ‑ des idées dans notre conscience est au moins aussi capable de satisfaire notre besoin d'une explication causale, que le monde des choses extérieures » (p. 34). « L'application conséquente de la théorie des symboles... est impossible sans une large dose de réalisme vulgaire » (c'est‑à‑dire de matérialisme) (p. 35).

C'est ainsi qu'un « idéaliste critique » taillait en pièces Helmholtz en 1879 pour son matérialisme. Vingt ans après, Kleinpeter, élève de Mach, loué par le maître, réfutait ainsi Helmholtz « qui a vieilli » à l'aide de la philosophie « moderne » de Mach, dans un article intitulé : « Des principes de la physique chez Ernst Mach et Heinrich Hertz[21] ». Ecartons pour le moment Hertz (tout aussi inconséquent, au fond, que Helmholtz) et voyons la comparaison établie par V. Kleinpeter entre Mach et Helmholtz. Après avoir cité divers passages de ces deux auteurs et souligné avec force les affirmations connues de Mach, selon lesquelles les corps sont des symboles mentaux des complexes de sensations, etc., Kleinpeter dit :

« Si nous suivons la marche des idées de Helmholtz, nous y verrons les principes fondamentaux que voici :

  1. Il existe des objets appartenant au monde extérieur.
  2. On ne peut concevoir la transformation de ces objets sans l'action d'une cause quelconque (considérée comme réelle).
  3. « La cause est, selon l'acception primitive de ce mot, ce qui reste immuable, ce qui subsiste ou existe derrière la succession des phénomènes, nommément : la matière et la loi de son action, la force » (citation tirée de Helmholtz par Kleinpeter).
  4. Il est possible de déduire tous les phénomènes leurs causes avec une logique rigoureuse et sans équivoque.
  5. Lorsqu'on atteint ce but, on possède la vérité objective, dont la conquête (Erlangung) est ainsi concevable. » (p. 163).

Kleinpeter, que révoltent les contradictions de ces principes et les problèmes insolubles qu'ils créent, note que Helmholtz ne s'en tient pas strictement à ces vues et parfois « d'expressions rappelant quelque peu le sens purement logique que Mach attribue aux mots » tels que matière, force, cause, etc.

« Il n'est pas difficile de trouver la raison pour laquelle Helmholtz ne nous satisfait pas, si nous nous rappelons les paroles de Mach, si belles et si claires. Tout le raisonnement de Helmoltz pèche par la signification erronée prêtée aux mots : masse, force, etc. Ce ne sont en effet que concepts, que produits de notre imagination, et non point des réalités existant en dehors de la pensée. Nous sommes absolument incapables de connaître des réalités quelconques. Incapables de tirer des témoignages de nos sens, ‑ à cause de leur imperfection, ‑ une conclusion sans équivoque. Nous ne pouvons jamais affirmer, par exemple, que nous obtenons toujours, en observant une échelle déterminée (durch Ablesen einer Skala), le même nombre déterminé ; il y a toujours, dans certaines limites, une quantité infinie de nombres possibles s'accordant également bien avec les faits observés. Quant à connaître quoi que ce soit de réel en dehors de nous, nous ne le pouvons à aucun titre. A supposer même que ce soit possible et que nous connaissions les réalités, nous ne serions pas en droit de leur appliquer les lois de la logique, car étant nos lois elles ne sont applicables qu'à nos concepts, aux produits de notre pensée (souligné partout par Kleinpeter). Il n'y a pas de lien logique entre les faits, mais seulement une simple continuité ; les jugements apodictiques sont ici impossibles. Il est donc faux d'affirmer qu'un fait est la cause d'un autre ; et toute la déduction de Helmholtz construite sur ce concept tombe avec cette affirmation. Il est enfin impossible d'arriver à la vérité objective, c'est‑à‑dire existant indépendamment de tout sujet, impossible non seulement en raison des propriétés de nos sens, mais aussi parce que, étant des hommes (wir als Menschen), nous ne pouvons jamais, en général, nous faire aucune représentation de ce qui existe tout à fait indépendamment de nous » (p. 164).

Le lecteur le voit, notre élève de Mach, répétant les expressions favorites de son maître et celles de Bogdanov, qui ne se reconnaît pas disciple de Mach, condamne sans réserve toute la philosophie de Helmholtz d'un point de vue idéaliste. La théorie des symboles n'est même pas soulignée spécialement par l'idéaliste, qui n'y voit qu'une déviation peu importante, peut‑être accidentelle par rapport au matérialisme. Mais Kleinpeter tient Helmholtz pour un représentant des « vues traditionnelles en physique », « que la plupart des physiciens partagent encore » (p. 160).

Il s'ensuit donc que Plékhanov a commis dans son exposé du matérialisme une erreur évidente ; quant à Bazarov, il a tout embrouillé en mettant dans le même sac le matérialisme et l'idéalisme et en opposant à la « théorie des symboles » ou au « matérialisme hiéroglyphique » une absurdité idéaliste prétendant que « la représentation sensible est justement la réalité extérieure à nous ». A partir du kantien Helmholtz comme à partir de Kant lui‑même, les matérialistes sont allés vers la gauche, et les disciples de Mach vers la droite.

7. De la double critique de Dühring[modifier le wikicode]

Notons encore un petit trait caractérisant l'incroyable déformation du matérialisme par les disciples de Mach. Bien qu'Engels se soit nettement séparé de Büchner, Valentinov entend battre les marxistes en les comparant à Büchner qui a, voyez‑vous, quantité de points de ressemblance avec Plékhanov. Bogdanov, abordant la même question d'un autre côté, semble défendre le « matérialisme des savants » dont « on a coutume de parler avec un certain mépris » (Empiriomonisme, fascicule III, p. X). Ici, Valentinov et Bogdanov brouillent les choses terriblement. Marx et Engels ont toujours « parlé avec mépris » des mauvais socialistes, mais il s'ensuit seulement que, dans leur esprit, il s'agit du vrai socialisme, scientifique, et non des migration du socialisme aux conceptions bourgeoises. Marx et Engel ont toujours condamné le mauvais matérialisme (et, surtout, antidialectique), cela en s'inspirant du matérialisme dialectique, plus développé, plus élevé, et non des idées de Hume ou de Berkeley. Lorsque Marx, Engels et Dietzgen parlaient des mauvais matérialistes, ils comptaient avec eux et souhaitaient corriger leurs erreurs ; quant aux disciples de Hume et de Berkeley, quant à Mach et à Avenarius, ils n'en auraient pas même soufflé mot et se seraient bornés à une remarque plus dédaigneuse encore sur toute cette tendance. Aussi, les grimaces et les simagrées sans nombre de nos disciples de Mach à l'adresse d'Holbach et consorts, de Büchner et consorts, etc., ne sont‑elles destinées qu'à jeter de la poudre aux yeux du public, afin de dissimuler l'abandon par toute la doctrine de Mach des bases mêmes du matérialisme en général, l'appréhension d'en avoir à découdre ouvertement et franchement avec Engels.

Il serait cependant difficile de s'exprimer plus clairement sur le matérialisme français du XVIII° siècle, sur Büchner, Vogt et Moleschott que ne l'a fait Engels à la fin du chapitre II de son Ludwig Feuerbach. Il est impossible de ne pas comprendre Engels, à moins qu'on ne veuille déformer sa pensée. Nous sommes, Marx et moi, des, matérialistes, dit Engels dans ce chapitre. Et il élucide la différence fondamentale entre toutes les écoles du matérialisme et l'ensemble des idéalistes, tous les kantiens et tous les disciples de Hume en général. Engels reproche à Feuerbach un certain manque de courage, une certaine légèreté d'esprit qui lui fit abandonner parfois le matérialisme en raison des fautes de telle ou telle école matérialiste. Feuerbach « n'avait pas le droit » (durfte nicht), dit Engels, « de confondre la doctrine des prédicateurs ambulants (Büchner et Cie) du matérialisme avec le matérialisme en général » (p. 21) 83. Les cervelles oblitérées par la lecture des professeurs réactionnaires allemands et l'acceptation aveugle de leur enseignement ont seules pu ne pas comprendre le caractère de ces reproches adressés par Engels à Feuerbach.

Engels dit aussi clairement que possible que Büchner et consorts « ne dépassèrent en aucune façon le point de vue limité de leurs maîtres », c'est‑à‑dire des matérialistes du XVIII° siècle ; qu'ils n'ont pas fait un seul pas en avant. C'est cela, et seulement cela, qu'il leur reproche ; il ne leur reproche pas d'avoir été des matérialistes, comme se l'imaginent les ignorants, mais de n'avoir pas fait progresser le matérialisme, de « n'avoir pas pensé même à en développer la théorie ». C'est là le seul reproche qu'Engels adresse à Büchner et consorts. Engels énumère ici même, point par point, les trois « étroitesses » (Beschränktheit) des matérialistes français du XVIII° siècle, et dont se sont débarrassés Marx et Engels, mais dont Büchner et consorts ne surent pas se débarrasser. Première étroitesse : la conception des anciens matérialistes était « mécaniste » en ce sens qu'ils « appliquaient exclusivement le schéma mécaniste aux phénomènes de nature chimique et organique » (p. 19). Nous verrons au chapitre suivant comment l'incompréhension de ces mots d'Engels a égaré, à travers la physique nouvelle, certaines gens dans les voies de l'idéalisme. Engels ne condamne pas le matérialisme mécaniste pour les motifs que lui imputent les physiciens de la tendance idéaliste « moderne » (et aussi de la tendance de Mach). Deuxième étroitesse : les conceptions des anciens matérialistes étaient métaphysiques en raison de la « façon antidialectique de philosopher ». Ce caractère borné est, autant que celui de Büchner et Cie, celui de nos disciples de Mach qui, nous l'avons vu, n'ont absolument rien compris à la dialectique d'Engels appliquée à la gnoséologie (par exemple, la vérité absolue et la vérité relative). Troisième étroitesse : l'idéalisme subsiste « en haut », dans le domaine de la science sociale ; inintelligence du matérialisme historique.

Après avoir énuméré et expliqué ces trois « étroitesses avec une clarté qui épuise la question (pp. 19‑21), Engels, ajoute aussitôt : Büchner et Cie n'ont pas « dépassé ces limites » (über diese Schranken).

C'est exclusivement pour ces trois raisons, exclusivement dans ces limites, qu'Engels rejette le matérialisme du XVIII° siècle et la doctrine de Büchner et Cie ! Pour toutes les autres questions, plus élémentaires, du matérialisme (déformées par les disciples de Mach) il n'y a, il ne peut y avoir aucune différence entre Marx et Engels d'une part et tous ces vieux matérialistes, d'autre part. Les disciples russes de Mach sont les seuls à introduire la confusion dans cette question tout à fait claire, leurs maîtres et coreligionnaires d'Europe occidentale se rendant parfaitement compte de la divergence radicale entre la tendance de Mach et Cie et celle des matérialistes en général. Nos disciples de Mach ont sciemment obscurci la question pour donner à leur rupture avec le marxisme et à leur passage à la philosophie bourgeoise l'apparence d'« amendements de peu d'importance » apportés au marxisme !

Prenez Dühring. On imaginerait difficilement appréciation plus méprisante que celle d'Engels à son sujet. Mais voyez comme Leclair critiquait le même Dühring simultanément avec Engels, tout en louant la « philosophie d'esprit révolutionnaire » de Mach. Pour Leclair, Dühring représente l'« extrême gauche » du matérialisme, « qui déclare tout net que la sensation est, comme en général toute manifestation de la conscience et de la raison, une sécrétion, une fonction, une fleur sublime, un effet d'ensemble, etc., de l'organisme animal » (Der Realismus der modernen Naturwissenschaft im Lichte der von Berkeley und Kant angebahnten Erkenntniskritik, 1879, pp. 23‑24).

Est‑ce pour cette raison que Dühring fut critiqué par Engels ? Non. L'accord d'Engels avec Dühring, comme avec tout matérialiste, était sur ce point absolu. Il critiqua Dühring d'un point de vue diamétralement opposé, pour les inconséquences de son matérialisme, pour ses fantaisies idéalistes qui laissaient la porte ouverte au fidéisme.

« La nature travaille elle‑même au sein de l'être pourvu de représentations mentales, ainsi qu'en dehors de lui, à produire, selon ses lois, des conceptions cohérentes et à créer le savoir nécessaire sur la marche des choses. » Leclair, citant ces mots de Dühring, attaque avec fureur cette conception matérialiste, la « métaphysique extrêmement grossière » de ce matérialisme, son « leurre », etc., etc. (pp. 160, 161‑163).

Est‑ce pour cette raison que Dühring fut critiqué par Engels ? Non. Engels raillait toute emphase, mais son accord avec Dühring, comme avec tout autre matérialiste, était absolu pour ce qui est de la reconnaissance des lois objectives de la nature reflétée par la conscience.

« La pensée est l'aspect supérieur de toute la réalité »... « L'indépendance et la distinction du monde matériel réel par rapport à la série des phénomènes de conscience qui naissent dans ce monde et qui le conçoivent, constituent le principe fondamental de la philosophie. » Citant ces mots de Dühring en même temps que diverses attaques du même auteur contre Kant et autres, Leclair accuse Dühring de verser dans la « métaphysique » (pp. 218‑222), d’ » admettre le « dogme métaphysique », etc.

Est‑ce pour cette raison que Dühring fut critiqué par Engels ? Non. En ce qui concerne l'existence de l'univers indépendamment de la conscience, en ce qui concerne l'erreur d'es kantiens, des disciples de Hume, de Berkeley, etc., qui s'écartent de cette vérité, l'accord d'Engels avec Dühring, comme avec tout autre matérialiste, était absolu. Si Engels avait vu de quel côté Leclair venait, bras dessus, bras dessous avec Mach, critiquer Dühring, il aurait décerné à ces deux philosophes réactionnaires des épithètes cent fois plus méprisantes que celles qu'il adressa à Dûhring ! Dühring incarnait, aux yeux de Leclair, le réalisme et le matérialisme malfaisants (cf. Beiträge zu einer monistischen Erkenntnistheorie, 1882, p. 45). W. Schuppe, maître et compagnon de lutte de Mach, reprochait en 1878 à Dühring son « réalisme délirant », Traumrealismus[22], répliquant ainsi à l'expression d'« idéalisme délirant » dont s'était servi Dühring à l'égard de tous les idéalistes. Pour Engels, bien au contraire, Dühring, en tant que matérialiste, n'était ni assez ferme, ni assez clair et conséquent.

Marx comme Engels et J. Dietzgen entrèrent dans la carrière philosophique à une époque où le matérialisme, régnait parmi les intellectuels avancés en général et dans les milieux ouvriers en particulier. Marx et Engels portèrent donc, tout naturellement, une attention suivie non pas à la répétition de ce qui avait déjà été dit, mais au développement théorique sérieux du matérialisme, à son application à l'histoire, c'est‑à‑dire à l'achèvement jusqu'au faîte de l'édifice de la philosophie matérialiste. Ils se bornèrent tout naturellement dans le domaine de la gnoséologie à corriger les erreurs de Feuerbach, à railler les banalités du matérialiste Dühring, à critiquer les erreurs de Büchner (cf. aussi J. Dietzgen), à souligner ce qui manquait surtout à ces écrivains les plus populaires et les plus écoutés dans les milieux ouvriers, à savoir : la dialectique. Quant aux vérités premières du matérialisme, proclamées par des prédicateurs ambulants en des dizaines de publications, Marx, Engels et J. Dietzgen n'en eurent aucun souci, ils portèrent toute leur attention à ce qu'elles ne fussent pas vulgarisées, simplifiées à l'excès et n'amenassent pas à la stagnation de la pensée « ( matérialisme en bas, idéalisme en haut »), à l'oubli du fruit précieux des systèmes idéalistes, la dialectique hégélienne, cette perle que les coqs Büchner, Dühring et consorts (y compris Leclair, Mach, Avenarius et d'autres) ne surent pas extraire du fumier de l'idéalisme absolu.

A se représenter d'une façon un peu concrète ces conditions historiques des travaux philosophiques d'Engels et de J. Dietzgen, on comprend très bien pourquoi ces auteurs se prémunirent contre la vulgarisation des vérités premières du matérialisme plus qu'ils ne défendirent ces mêmes vérités. Marx et Engels se prémunirent aussi, plus qu'ils ne les défendirent, de la vulgarisation des revendications fondamentales de la démocratie politique.

Les disciples des philosophes réactionnaires ont seuls pu « ne pas remarquer » ce fait et présenter les choses aux lecteurs de façon à laisser croire que Marx et Engels n'avaient pas compris ce que c'était que d'être matérialiste.

8. Comment J. Dietzgen put-il plaire aux philosophes réactionnaires ?[modifier le wikicode]

L'exemple précité de Hellfond implique déjà une réponse à cette question, et nous ne suivrons pas les innombrables cas où, nos disciples de Mach traitèrent J. Dietzgen à la manière de Hellfond. Il sera plus utile de citer, afin de démontrer ses faiblesses, quelques réflexions de J. Dietzgen lui‑même.

« La pensée est fonction du cerveau », dit J. Dietzgen (Das Wesen der menschlichen Kopfarbeit, 1903, p. 52. Il y a une traduction russe : L'essence du travail cérébral). « La pensée est le produit du cerveau... Ma table à écrire, contenu de ma pensée, coïncide avec cette pensée, ne s'en distingue pas. Mais hors de ma tête, cette table à écrire, objet de ma pensée, en est tout à fait différente » (p. 53). Ces propositions matérialistes parfaitement claires sont cependant complétées chez Dietzgen par celle‑ci : « Mais la représentation qui ne provient pas des sens est également sensible, matérielle, c'est‑à‑dire réelle... L'esprit ne se distingue pas plus de la table, de la lumière, du son que ces choses ne se distinguent les unes des autres » (p. 54). L'erreur est ici évidente. Que pensée et matière soient « réelles », c'est‑à-dire qu'elles existent, cela est juste. Mais dire que la pensée est matérielle, c'est faire un faux pas vers la confusion du matérialisme et de l'idéalisme. Au fond, c'est plutôt chez Dietzgen une expression inexacte, ‑ il s'exprime en effet ailleurs en termes plus précis : « L'esprit et la matière ont au moins ceci de commun qu'ils existent » (p. 80). « La pensée est un travail corporel, affirme Dietzgen. J'ai besoin, pour penser, d'une matière à laquelle je puisse penser. Cette matière nous est, donnée dans les phénomènes de la nature et de la vie... La matière est la limite de l'esprit ; l'esprit ne peut sortir des limites de la matière. L'esprit est le produit de la matière, mais la matière est plus que le produit de l'esprit... » (p. 64). Les disciples de Mach s'abstiennent d'analyser ces raisonnements matérialistes du matérialiste J. Dietzgen ! Ils préfèrent se cramponner à ce qu'il y a chez lui d'inexact et de confus. Dietzgen dit, par exemple, que les savants ne peuvent être « idéalistes qu'en dehors de leur spécialité » (p. 108). En est‑il bien ainsi et pourquoi ? Les disciples de Mach n'en soufflent mot. Mais, à la page précédente, Dietzgen reconnaît « le côté positif de l'idéalisme contemporain » (p. 106) et « l'insuffisance du principe matérialiste », ce qui est propre à réjouir les disciples de Mach ! La pensée mal exprimée de Dietzgen est que la différence entre la matière et l'esprit aussi relative, n'est pas excessive (p. 107). Cela est juste, mais on en peut déduire l'insuffisance du matérialisme métaphysique, antidialectique, et non l'insuffisance du matérialisme tout court.

« La simple vérité scientifique ne se fonde pas sur la personnalité. Ses bases sont en dehors (c'est‑à‑dire en dehors de la personnalité), dans ses matériaux ; c'est la vérité objective... Nous nous disons matérialistes... Le propre des philosophes matérialistes, c'est de situer à l'origine, au commencement de tout, le monde matériel. Quant à l'idée ou à l'esprit, ils les considèrent comme une conséquence, tandis que leurs adversaires déduisent, à l'exemple de la religion, les choses des mots... et le monde matériel de l'idée » (Kleinere philosophische Schriften, 1903, pp. 59 et 62). Les disciples de Mach passent sous silence cette reconnaissance de la vérité objective et cette répétition de là définition du matérialisme formulée par Engels. Mais Dietzgen dit : « Nous pourrions avec autant de raison nous dire idéalistes, notre système reposant sur le résultat d'ensemble de la philosophie, sur l'analyse scientifique de l'idée, sur l'intelligence claire de la nature de l'esprit » (p. 63). Il n'est pas difficile de se cramponner à cette phrase manifestement erronée pour abdiquer le matérialisme. En réalité, l'expression est plus erronée chez Dietzgen que l'idée maîtresse qui se contente d'indiquer que l'ancien matérialisme ne savait pas analyser scientifiquement les idées (à l'aide du matérialisme historique).

Voici le raisonnement que fait J. Dietzgen sur l'ancien matérialisme : « De même que notre conception de l'économie politique, notre matérialisme est une conquête scientifique, historique. Nous nous différencions aussi bien des socialistes d'antan que des matérialistes d'autrefois. Nous n'avons de commun avec ces derniers que la conception de la matière, prémisse ou base première de l'idée » (p. 140). Ce « nous n'avons que » est bien caractéristique ! Il embrasse tous les fondements gnoséologiques du matérialisme à la différence de l'agnosticisme, de la doctrine de Mach et de l'idéalisme. Mais Dietzgen tient surtout à se désolidariser du matérialisme vulgaire.

Nous trouvons en revanche, plus loin un passage absolument faux : « Le concept de matière doit être élargi. Il faut y rapporter tous les phénomènes réels et, par suite, notre faculté de connaître, d'expliquer » (p. 141). On ne peut, avec ce brouillamini, que confondre le matérialisme et l'idéalisme sous le prétexte d'« élargir » le premier. Exciper de cet « élargissement », c'est perdre de vue la base de la philosophie de Dietzgen, la reconnaissance de la matière, élément primordial et « limite de l'esprit ». De fait Dietzgen se corrige, lui-même, un peu plus bas. « Le tout régit la partie ; la matière l'esprit » (p. 142)... « En ce sens nous pouvons considérer le monde matériel... comme la cause première, comme le créateur du ciel et de la terre » (p. 142). C'est assurément une confusion que de prétendre embrasser, dans la notion de matière, la pensée, comme le répète Dietzgen dans ses Excursions (ouvrage cité, p. 214), car alors l'opposition gnoséologique de la matière et de l'esprit, du matérialisme et de l'idéalisme, opposition sur laquelle Dietzgen insiste lui­-même, perd sa raison d'être. Que cette opposition ne doive pas être « excessive », exagérée, métaphysique, cela ne fait aucun doute (et le grand mérite du matérialiste dialectique Dietzgen est de l'avoir souligné). Les limites de la nécessité absolue et de la vérité absolue de cette opposition relative sont précisément celles qui déterminent l'orientation des recherches gnoséologiques. Opérer en dehors de ces limites avec l'opposition de la matière et de l'esprit, du physique et du psychique, comme avec une opposition absolue, serait une grave erreur.

Au contraire d'Engels, Dietzgen exprime ses idées de façon vague, diffuse et nébuleuse. Mais, laissant de côté les défauts de son exposé et les erreurs de détail, c'est à bon escient qu'il défend la « théorie matérialiste de la connaissance » (p. 222 et aussi p. 271), le « matérialisme dialectique » (p. 224). « La théorie matérialiste de la connaissance, dit J. Dietzgen, se réduit à constater que l'organe humain de la connaissance n'émet aucune lumière métaphysique, mais est une parcelle de la nature reflétant d'autres parcelles de la nature » (pp. 222‑223). « La faculté de connaître n'est pas une source surnaturelle de vérité, mais un instrument‑miroir reflétant les objets du monde ou la nature » (p. 243). Nos profonds disciples de Mach éludent l'analyse de chaque proposition de la théorie matérialiste de la connaissance de J. Dietzgen pour ne considérer que ses écarts de cette théorie, ses obscurités, ses confusions. J. Dietzgen a pu plaire aux philosophes réactionnaires parce qu'il tombe çà et là dans la confusion. Or, où il y a confusion, on est sûr ‑ cela va de soi ‑ de trouver les disciples de Mach.

Marx écrivait à Kugelmann le 5 décembre 1868 : « Il y a déjà quelque temps que Dietzgen m'a envoyé une partie d'un manuscrit sur la Faculté de penser. Bien qu'on puisse lui reprocher une certaine confusion et des répétitions trop nombreuses, ce travail contient beaucoup de choses remarquables, surprenantes même si l'on considère qu'il est l'œuvre d'un ouvrier » (p. 53 de la trad. russe). M. Valentinov cite ce passage sans songer à se demander où est la confusion aperçue par Marx chez Dietzgen : en ce qui rapproche Dietzgen de Mach, ou en ce qui oppose celui-là à celui‑ci ? Ayant lu Dietzgen et la correspondance de Marx à la manière du Pétrouchka de Gogol, M. Valentinov ne pose pas cette question. Il n'est pourtant pas difficile d'y répondre. Marx a maintes fois appelé sa conception philosophique matérialisme dialectique, et l'Anti­-Dühring d'Engels, que Marx avait lu d'un bout à l'autre en manuscrit, expose précisément cette conception. Même les Valentinov auraient donc pu comprendre que la confusion ne pouvait consister chez Dietzgen que dans ses écarts de l'application conséquente de la dialectique, du matérialisme conséquent, et plus particulièrement de l'Anti‑Dühring.

M. Valentinov et consorts ne se doutent‑ils pas main­tenant que Marx ne put trouver confus chez Dietzgen que ce qui rapproche ce dernier de Mach, lequel est parti de Kant pour arriver non au matérialisme, mais à Berkeley et à Hume ? Mais peut‑être le matérialiste Marx qualifiait‑il justement de confusion la théorie matérialiste de la connaissance de J. Dietzgen et approuvait‑il les écarts du ma­térialisme chez cet auteur ? Peut‑être approuvait‑il ce qui était en désaccord avec l'Anti‑Dühring à la rédaction du­quel il avait collaboré ?

Qui donc nos disciples de Mach, se réclamant du marxisme, veulent‑ils tromper en clamant à la face du monde que « leur » Mach a approuvé Dietzgen ? Nos paladins n'ont pas saisi que Mach n'a pu approuver Dietzgen que pour les raisons mêmes pour lesquelles Marx a qualifié ce dernier de confusionniste !

Dietzgen ne mérite pas, dans l'ensemble, un blâme aussi catégorique. C'est aux neuf dixièmes un matérialiste qui ne prétendit jamais ni à l'originalité, ni à une philosophie particulière, différente du matérialisme. Dietzgen a souvent parlé de Marx et jamais autrement que comme d'un chef de tendance (Kleinere philosophische Schriften, p. 4, 1873; Dietzgen souligne à la p. 95, en 1876, que Marx et Engels « avaient une formation philosophique nécessaire », c'est‑à‑dire une instruction philosophique ; à la p. 181, en 1886, il parle de Marx et d'Engels comme de « fondateurs reconnus » de la tendance). Dietzgen était marxiste, et le service que lui rendent Eugène Dietzgen et aussi, hélas ! Le camarade P. Dauge, en inventant le « naturmonisme », le « dietzgenisme », etc., ressemble fort au pavé de l'ours . Le « dietzgenisme » opposé au matérialisme dialectique n'est que confusion, n'est qu'évolution vers la philosophie réactionnaire, n'est qu'une tentative pour ériger en tendance les faiblesses de Joseph Dietzgen, et non ce qu'il y a de grand chez lui (cet ouvrier philosophe qui découvrit à sa manière le matérialisme dialectique, ne manque pas de grandeur).

Je me bornerai à montrer, à l'aide de deux exemples, comment le camarade P. Dauge et Eugène Dietzgen roulent vers la philosophie réactionnaire.

P. Dauge écrit dans la deuxième édition de l'Acquêt (p. 273) : « La critique bourgeoise elle‑même signale les affinités de la philosophie de Dietzgen avec l'empiriocriticisme et l'école immanente », et plus loin : « surtout avec Leclair » (dans l'extrait de la « critique bourgeoise ») .

Que P. Dauge apprécie et respecte J. Dietzgen, voilà qui n'est pas douteux. Mais il n'est pas moins douteux qu'il déshonore J. Dietzgen en citant sans protester l'appréciation d'un gratte‑papier bourgeois qui apparente l'ennemi le plus résolu du fidéisme et des professeurs, « ces laquais diplômés » de la bourgeoisie, à Leclair, propagandiste avéré du fidéisme et réactionnaire consommé. Il se peut que Dauge ait répété l'appréciation d'autrui sur les immanents Leclair, sans connaître lui‑même les écrits de ces réactionnaires. Que cela lui serve d'avertissement : le chemin qui va de Marx aux particularités de Dietzgen, puis a Mach et aux immanents, aboutit à un marais. Le rapprochement avec Leclair, comme celui avec Mach, fait ressortir Dietzgen le confusionniste aux dépens de Dietzgen le matérialiste.

Je défendrai J. Dietzgen contre P. Dauge. Je soutiens que J. Dietzgen n'a pas mérité la honte d'être rapproché de Leclair. Je puis me réclamer d'un témoin qui jouit de la plus grande autorité en cette matière : Schubert‑Solde philosophe tout aussi réactionnaire, fidéiste et « immanent » que Leclair. Schubert‑Soldern écrivait en 1896 : « Les social­-démocrates s'apparentent volontiers à Hegel, à un titre plus ou moins (plutôt moins) légitime, mais ils matérialisent la philosophie de Hegel : cf . J. Dietzgen. L'absolu devient chez Dietzgen l'universum, et ce dernier, la chose en soi, le sujet absolu, dont les phénomènes sont les prédicats. Dietzgen ne s'aperçoit certes pas plus que Hegel qu'il fait d'une pure abstraction la base d'un processus concret… Hegel, Darwin, Haeckel et le matérialisme naturaliste se, rejoignent souvent chaotiquement chez Dietzgen » (Question sociale, p. XXXIII). Schubert‑Soldern voit plus clair dans les nuances philosophiques que Mach, qui loue tous ceux que l'on voudra jusqu'au kantien Jerusalem.

Eugène Dietzgen a ou la naïveté de se plaindre au public allemand que d'étroits matérialistes aient « offensé », en Russie, Joseph Dietzgen. Il a traduit en allemand les articles de Plékhanov et de Dauge sur. J. Dietzgen (voir J. Dietzgen : Erkenntnis und Wahrheit, Stuttgart, 1908, annexes). Le plaignant, le pauvre « naturmoniste », en a été pour ses frais : F. Mehring, qui s'y connaît un peu en philosophie et en marxisme, a écrit à ce sujet qu'au fond, Plékhanov raison contre Dauge (Neue Zeit[23], 1908, n° 38, 19. Juni, en feuilleton, p. 432). Mehring ne doute point que J. Dietzgen ne se soit lourdement trompé en s'écartant de Marx et d'Engels (p. 431). Eugène Dietzgen a répondu à Mehring par une longue note larmoyante, où il en arrive à dire que J. Dietzgen peut servir « à concilier » « ces frères ennemis que sont les orthodoxes et les révisionnistes » (Neue Zeit, 1908, n° 44, 31. Juli, p. 652).

Nouvel avertissement, camarade Dauge : le chemin qui va de Marx au « dietzgenisme » et au « machisme » aboutit à un marais, non certes pour Jean, Pierre ou Paul, mais pour la tendance en question.

Ne criez pas, MM. les disciples de Mach, que j'en appelle aux « autorités compétentes » : vos clameurs contre les autorités signifient simplement que vous substituez les autorités bourgeoises (Mach, Petzoldt, Avenarius, les immanents) aux autorités socialistes (Marx, Engels, Lafargue, Mehring, Kautsky). Vous feriez donc mieux de ne pas soulever la question des « autorités » et du « principe d'autorité ».

  1. Les cadets, membres du parti constitutionnel démocrate, parti dirigeant de la bourgeoisie libéralo‑monarchiste en Russie. Fondé en octobre 1905, ce parti comprenait les représentants de la bourgeoisie, des intellectuels bourgeois et les dirigeants des zemstvos appartenant au milieu des propriétaires fonciers. Les leaders des cadets étaient P. Milioukov, S. Mourointsev, V. Maklakov, A. Chingarev, P. Strouvé, F. Roditchev, etc. Ils n'allaient pas au‑delà de la revendication de la monarchie constitutionnelle. (N.R.)
  2. V. Pourichkévitch, représentant des partis d'extrême-droite à la Douma d'État, gros propriétaire foncier, réactionnaire forcené. (N.R.)
  3. Albrecht Rau, Ludwig Feuerbach's Philosophie, die Naturforschung und die philosophische Kritik der Gegenwart, Leipzig, 1882, pp. 87‑89.
  4. Il s'agit d'un courant opportuniste qui s'est formé à l'intérieur du parti social‑démocrate d'Allemagne dans la seconde moitié des années 70 autour de : K. Höchberg, E. Bernstein, K. Schramm, qui subissaient l'influence de Dühring. Höchberg voulait faire du socialisme un mouvement « universellement humain », fondé sur le « sentiment d'équité » tant des classes opprimées que des représentants des « classes supérieures ».
    Sur l'initiative de Viereck on fonda à Berlin un « Club des Maures », qui se donnait pour but d'associer les « personnes instruites » au « socialisme », de rechercher la collaboration de classe entre ouvriers et bourgeoisie.
    Le caractère opportuniste d’Höchberg s’illustra lors de la création à Zürich d'un organe central du parti social‑démocrate allemand : ses partisans estimaient que le journal ne devait pas la politique révolutionnaire du parti, qu'il devait se contenter d'une propagande abstraite des idéaux socialistes.
    En juillet 1879, la revue Jahrbuch fur Sozialwissenschaft und Sozialpolitik, publiait un article « Coup d’œil rétrospectif sur le mouvement socialiste en AIlemagne », traitant de la tactique révolutionnaire du parti alors sous le coup de mesures d’exception. Les signataires de l'article, Höchberg, Schramm et Bernstein, reprochaient au parti d'avoir provoqué la loi d'exception par, leurs attaques contre la bourgeoisie ; ils appelaient à s'associer à celle‑ci, estimant que la classe ouvrière n'était pas à même de se libérer par ses propres forces. Ces vues opportunistes, réformistes, suscitèrent la plus vive protestation de Marx et d'Engels, ce qui aboutit à la mise à l’écart d’Höchberg. (N.R.)
  5. Paul Lafargue, « Le matérialisme de Marx et l'idéalisme de Kant », article publié dans Le Socialiste (25 février 1900).
    « Le Socialiste », hebdomadaire du Parti ouvrier français (guesdiste) ; paraît sous diverses formes de 1895 à 1915 (à partir de 1905, le journal devient l'organe du Parti socialiste français). Le Socialiste était alors le principal journal marxiste français. (N.R.)
  6. « Bibliothèque du congrès international de philosophie », vol. IV. Henri Delacroix : David Hume et la philosophie critique. L'auteur classe parmi les partisans de Hume Avenarius et les immanents en Allemagne, Ch. Renouvier et son école (des « néo‑criticistes ») en France.
  7. Vierteljahrsschrift für wissenschafltiche Philosophie, 1894, 18. Jahrg., Heft 1, p. 29.
  8. Dr. Richard von Schubert‑Soldern : Das Menschliche Glück und die soziale Frage, 1896, pp. V, VI.
  9. Zeitschrift für immanente Philosophie, t.I, Berlin, 1896, pp. 6, 9.
    Il s’agit d’une revue idéaliste allemande qui parût à Berlin de 1895 à 1900, sous la direction de M. Kaufmann avec la collaboration de W. Schuppe et R. Schubert‑Soldern. (N.R.)
  10. « Année philosophique » : revue « néo‑criticistes » française éditée de 1890 à 1914 sous la direction de F. Pillon. (N.R.)
  11. « Les réalistes de la philosophie contemporaine ‑ certains représentants de l'école immanente issue du kantisme, l'école de Mach-Avenarius et plusieurs autres courants apparentés à ces derniers, estiment qu'il n'y a absolument aucune raison de contester le point de départ du réalisme naïf » (Essais, p. 26).
  12. Beiträge zu einer monistischen Erkenntnistheorie, Breslau, 1882 p. 10.
  13. Wilhelm Schuppe : Die immanente Philosophie und Wilhelm Wundt dans Zeitschrift für immanente Philosophie, t. Il, p. 195.
  14. Allusion à. la fausse déclaration du président du Conseil des ministres Stolypine, qui niait l'existence auprès des bureaux de poste de « cabinets noirs », où l'on soumettait à la censure les lettres de personnes suspectes. (N.R.)
  15. Nozdrev : personnage des Ames mortes de Gogol ; proriétaire foncier, aigrefin et fauteur de scandales. (N.R.)
  16. William Kingdon Clifford : Lectures and Essays, 3rd ed., London, 1901, vol. 11, pp. 55, 65, 69. A la page 58 : « Je suis avec Berkeley contre Spencer » ; p. 52 : « l'objet est une série de changements dans ma conscience, et non quelque chose d'extérieur à elle. »
  17. The Monist : vol. XVI, 1906, July; P. Carus : Pr. Machs Philosophy, pp. 320, 345, 333. C'est une réponse à l'article de Kleinpeter paru dans la même revue.
    « The Monist » : revue philosophique américaine à tendance idéaliste, éditée par P. Carus puubliée à Chicago de 1890 à 1936. (N.R.)
  18. Ibid., vol. XIII, p. 24 et suiv., article de Carus: « La théologie considérée comme une science ».
  19. En 1892 paraissait à Genève la première édition russe de l'ouvrage de Engels Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, traduit, préfacé et annoté par G. Plékhanov. Commentant la formulation donnée par F. Engels du problème fondamental de la philosophie et sa caractéristique de l'agnosticisme, Plékhanov expose avec esprit critique la théorie de la connaissance d'une série de courants de la philosophie idéaliste (de Hume, de Kant, des néo‑kantiens, etc.) et leur oppose la théorie matérialiste de la connaissance. Ce faisant, il commet une erreur ; « Nos sensations, dit‑il, sont des sortes d'hiéroglyphes, qui portent à notre connaissance ce qui se passe dans la réalité. Ces hiéroglyphes ne ressemblent pas aux faits dont ils nous informent. Mais ils nous informent avec une fidélité parfaite aussi bien des faits que ‑ et c'est le principal - des rapports qui existent entre eux ». (G. Plékhanov, Œuvres philosophiques, t. 1, Moscou, 1961, p. 492.) En 1905, dans les notes pour la deuxième édition de l'ouvrage d'Engels, Plékhanov avoue s'être « exprimé avec quelque imprécision » (ibid., p. 482). (N.R.)
  20. Albrecht Rau: Empfinden und Denken, Giessen,1896,p.304.
  21. Archiv für Philosophie, II, Systematische Philosophie, t. V, 1899, pp. 163 et 164.
    « Archiv für Philosophie », revue philosophique idéaliste allemande à tendance, où publiaient des néo‑kantiens et des disciples de Mach ; parut à Berlin de 1895 à 1931 en deux éditions parallèles : la première Archiv für Geschichte der Philosophie sous la direction de L. Stein, et la seconde Archiv für systematische Philosophie sous la direction de P. Natorp. A partir de 1931 elle paraît sous le nom de Archiv für Philosophie und Soziologie. (N.R.)
  22. Dr. Wilhelm Schuppe, Erkenntnistheoretische Logik, Bonn, 1878, p. 56.
  23. « Die Neue Zeit », revue théorique de la social‑démocratie allemande ; paraît à Stuttgart de 1883 à 1923. K. Kautsky en fut le rédacteur en chef jusqu'en octobre 1917 ; H. Cunow le remplace. C'est dans Die Neue Zeit que furent publiés pour la première fois quelques écrits de Marx et d'Engels : Critique du programme de Gotha de Karl Marx, Contribution à la critique du projet de programme social‑démocrate de 1891 de Friedrich Engels, etc. Celui‑ci ‑ par ses conseils - aida constamment la rédaction de la revue et souvent critiqua ses écarts du marxisme. Dans Die Neue Zeit collaboraient des militants en vue du mouvement ouvrier allemand et international de la fin du XIX° et du début du XX° siècle : A. Bebel, W. Liebknecht, R. Luxembourg, F. Mehring, Clara Zetkin, G. Plékhanov, Paul Lafargue, d'autres encore. A partir de la seconde moitié des années 90, après la mort d'Engels, la revue fit paraître systématiquement des articles de révisionnistes, compris une série d'articles de Bernstein « Les problèmes du socialisme », qui ouvrit la campagne des révisionnistes contre le marxisme. Pendant la première guerre mondiale la revue occupa une position centriste, en soutenant pratiquement les social­-chauvins.