3. La théorie de la connaissance de l’empiriocriticisme et du matérialisme dialectique. III

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche

1. Qu’est-ce que la matière ? Qu’est-ce que l’expérience ?[modifier le wikicode]

La première de ces questions est celle que les idéalistes et les agnostiques, les disciples de Mach y compris, posent avec insistance aux matérialistes; la seconde est celle que les matérialistes adressent aux disciples de Mach. Essayons d'y voir clair.

Avenarius dit de la matière :

« Il n'y a pas de « physique » au sein de l'« expérience complète » épurée, pas de « matière » au sens métaphysique absolu du mot, car la « matière » n'est dans ce sens qu'une abstraction : elle serait la somme des contre‑termes, abstraction faite de tout terme central. De même que dans la coordination de principe, c'est‑à‑dire dans l’ » expérience complète », le contre‑terme est impensable (undenkbar) sans le terme central, de même la « matière » est, dans la conception métaphysique absolue, un non‑sens complet (Unding) » (Bemerkungen zum Begriff des Gegenstandes der Psychologie, p. 2 de la revue citée, § 119).

Ce qui ressort de ce charabia, c'est qu'Avenarius qualifie d'absolu ou de métaphysique le physique ou la matière, puisque sa théorie de la coordination de principe (ou encore, selon le mode nouveau : l'« expérience complète »), veut que le contre‑terme soit inséparable du terme central, le milieu inséparable du Moi, le non‑Moi inséparable du Moi (comme disait J. G. Fichte). Que cette théorie ne soit qu'un travestissement de l'idéalisme subjectif, nous l'avons déjà dit en son lieu et place, et le caractère des attaques d'Avenarius contre la « matière » est parfaitement clair : l'idéaliste nie l’existence du physique indépendamment du psychique et repousse pour cette raison la conception élaborée par la philosophie pour désigner cette existence. Que la matière soit « physique » (c'est‑à‑dire ce qui est le plus connu et le plus directement donné à l'homme, et ce dont nul ne conteste l’existence, à l'exception des pensionnaires des petites‑maisons), Avenarius ne le nie pas ; il se contente d'exiger l'adoption de « sa » théorie de la liaison indissoluble entre le milieu et le Moi.

Mach exprime la même idée avec plus de simplicité, sans subterfuges philosophiques : « Ce que nous appelons matière n’est qu'une certaine liaison régulière entre les éléments sensations ») » (Analyse des sensations, p. 265). Mach croit opérer avec cette affirmation une « révolution radicale » dans les conceptions courantes. En réalité, nous sommes en présence d'un idéalisme subjectif vieux comme le monde, mais dont le petit mot « élément » couvre la nudité.

Enfin, le disciple anglais de Mach, Pearson, qui lutte à outrance contre le matérialisme, dit : « Il ne peut y avoir d’objection, au point de vue scientifique, à ce que certaines séries plus ou moins constantes d'impressions sensibles soient classées dans une catégorie unique appelée matière ; nous nous rapprochons ainsi de très près de la définition de J. St. Mill : La matière est une possibilité permanente de sensations ; mais cette définition de la matière ne ressemble en rien à celle qui affirme que la matière est une chose en mouvement » (The Grammar of Science, 1900, 2nd ed., p. 249). L'idéaliste ne se couvre pas ici d'« éléments », comme d'une feuille de vigne, et tend franchement la main à l'agnostique.

Le lecteur voit que tous ces raisonnements des fondateurs de l'empiriocriticisme gravitent entièrement et exclusivement autour de l'immémorial problème gnoséologique des rapports entre la pensée et l'existence, entre les sensations et le physique. Il a fallu la naïveté sans bornes des disciples russes de Mach pour y découvrir quelque chose se rattachant tant soit peu aux « sciences de la nature modernes » ou au « positivisme moderne ». Tous les philosophes que nous avons cités substituent, les uns délibérément, les autres avec des simagrées, à la tendance philosophique fondamentale du matérialisme (de l'existence à la pensée, de la matière à la sensation) la tendance opposée de l'idéalisme. Leur négation de la matière n'est que la très ancienne solution des problèmes de la théorie de la connaissance par la négation de la source extérieure, objective, de nos sensations, de la réalité objective qui correspond à nos sensations. L'admission de la tendance philosophique niée par les idéalistes et les agnostiques trouve, au contraire, son expression dans les définitions : la matière est ce qui, agissant sur, nos organes des sens, produit les sensations ; la matière est une réalité objective qui nous est donnée dans les sensations, etc.

Feignant de ne discuter que Beltov, et passant outre à Engels avec pusillanimité, Bogdanov s'indigne de ces définitions qui, voyez‑vous, « s'avèrent de simples répétitions » (Empiriomonisme, III, p. XVI) de la « formule » (d'Engels, notre « marxiste » oublie de l'ajouter), d'après laquelle la matière est la donnée première et l'esprit la donnée seconde pour une tendance philosophique, tandis que pour l'autre tendance, c'est l'inverse. Et, enthousiastes, tous les disciples russes de Mach de répéter la « réfutation » de Bogdanov ! Or, la moindre réflexion prouverait à ces gens qu'on ne peut, quant au fond, définir les deux dernières notions gnoséologiques qu'en indiquant celle d'entre elles, qu'on considère comme donnée première. Qu'est‑ce que donner une « définition » ? C'est avant tout ramener une conception donnée à une autre plus large. Quand je formule, par exemple, cette définition : l'âne est un animal, je ramène la notion « âne » à une notion, plus étendue. Il s'agit de savoir maintenant s'il existe des notions plus larges que celles de l'existence et de la pensée, de la matière et de la sensation, du physique et du psychique avec lesquelles la théorie de la connaissance puisse opérer. Non. Ce sont des concepts infiniment larges, les plus larges, que la gnoséologie n'a point dépassés jusqu'à présent (abstraction faite de nos modifications toujours possibles de la terminologie). Seuls le charlatanisme ou l'extrême indigence intellectuelle peuvent exiger pour ces deux « séries » de concepts infiniment larges, des « définitions » qui soient autre chose que de « simples répétions » : l'un ou l'autre est considéré comme donnée première. Prenons les trois raisonnements mentionnés plus haut sur la matière. A quoi se ramènent‑ils ? A ce que ces philosophes vont du psychique, ou du Moi, au physique ou au milieu, comme du terme central au contre­terme, ou de la sensation à la matière, ou de la perception sensible à la matière. Avenarius, Mach et Pearson pouvaient‑ils, au fond, « définir » les conceptions fondamentales autrement qu'en indiquant leur tendance philosophique ? Pouvaient‑ils définir autrement, définir de quelque autre manière le Moi, la sensation, la perception sensible ? Il suffirait de poser clairement la question pour comprendre. dans quelle énorme absurdité tombent les disciples de Mach, quand ils exigent des matérialistes une définition de la matière qui ne se réduise pas à répéter que la matière, la nature, l'être, le physique est la donnée première, tandis que l'esprit, la conscience, les sensations, le psychique est la donnée seconde.

Le génie de Marx et d’Engels s'est manifesté entre autres par leur dédain du jeu pédantesque des mots nouveaux, des termes compliqués, des « . ismes » subtils, et par leur simple et franc langage : il y a en philosophie une tendance matérialiste et une tendance idéaliste et, entre elles, diverses nuances d'agnosticisme. Les efforts tentés pour trouver un « nouveau » point de vue en philosophie révèlent la même indigence intellectuelle que les tentatives laborieuses faites pour créer une « nouvelle » théorie de la valeur, une « nouvelle » théorie de la rente, etc.

Carstanjen, élève d'Avenarius, relate que ce dernier a dit une fois au cours d'un entretien privé : « Je ne connais ni le physique ni le psychique ; je ne connais qu'un troisième élément. » Répondant à un écrivain qui avait fait observer qu'Avenarius ne définissait pas ce troisième élément, Petzoldt a dit : « Nous savons pourquoi il n'a pas pu formuler cette conception. C'est parce que le troisième élément n'a pas de contre‑terme (Gegenbegriff, notion corrélative) ... La question : Qu'est‑ce que le troisième élément ? manque de logique » (Einführung in die Philosophie der reinen Erfahrung, t. II, p. 329). Que cette dernière conception ne puisse être définie, Petzoldt le comprend. Mais il ne comprend pas que la référence au « troisième élément » n'est qu'un simple subterfuge, chacun de nous sachant fort bien ce que c'est que le physique et le psychique, mais nul de nous ne sait encore ce que c'est que le « troisième élément ». Avenarius n'use de ce subterfuge que pour brouiller la piste ; il déclare en fait que le Moi est la donnée première (terme central), et la nature (le milieu) la donnée seconde (contre‑terme).

Certes, l'opposition entre la matière et la conscience n'a de signification absolue que dans des limites très restreintes : en l'occurrence, uniquement dans celles de la question gnoséologique fondamentale : qu'est‑ce qui est premier et qu'est-ce qui est second ? Au‑delà de ces limites, la relativité de cette opposition ne soulève aucun doute.

Voyons maintenant quel usage la philosophie empiriocriticiste fait du mot expérience. Le premier paragraphe de la Critique de l'expérience pure « admet » que : « Tout élément de notre milieu est en de tels rapports avec les individus humains que, lorsque l’élément est donné, alors il y a expérience : j'apprends telle et telle chose par l'expérience ; telle ou telle chose est de l'expérience; ou vient de l'expérience, ou en dépend » (p. 1 de la tr. russe). Ainsi l'expérience est définie toujours à l'aide des mêmes concepts : le Moi et le milieu ; quant à la « doctrine » de leur liaison « indissoluble », on la met pour un temps sous le boisseau. Poursuivons. « Concept synthétique de l'expérience pure »: « précisément de l'expérience en tant qu'assertion conditionnée dans son intégralité par des élément du milieu » (pp. 1‑2). Si l'on admet l'existence du milieu indépendamment des « assertions » et des « jugements » de l'homme, l'interprétation matérialiste de l'expérience devient possible ! « Concept analytique de l'expérience pure » : « précisément en tant qu'assertion exempte de tout ce qui n'est pas l'expérience, et qui ne représente, par suite, que l'expérience » (p. 2). L'expérience est l'expérience. Il y a pourtant des gens qui prennent ces absurdités pseudoscientifiques pour de la profondeur !

Ajoutons encore qu'au tome Il de sa Critique de l'expérience pure, Avenarius considère l'« expérience » comme « un cas spécial » du psychique, la divise en valeurs matérielles (sachhafte Werte) et en valeurs mentales (gedankenhafte Werte) ; l'« expérience dans un sens large » renferme ces dernières ; l'« expérience complète » s'identifie à la coordination de principe (Bemerkungen). En un mot : « Tu demandes ce que tu veux. » L'« expérience » couvre en philosophie aussi bien la tendance matérialiste que la ten­dance idéaliste et consacre leur confusion. Si nos disciples de Mach prennent de confiance l'« expérience pure » pour argent comptant, d'autres auteurs appartenant à diverses tendances de la philosophie montrent l'abus que fait Avena­rius de ce concept. « Avenarius ne définit pas de façon pré­cise l'expérience pure », écrit A. Riehl, et sa déclaration : « L'expérience pure est une expérience exempte de tout ce qui n'est pas l'expérience », tourne manifestement dans un cercle vicieux » (Systematische Philosophie, Leipzig, 1907, p. 102). Chez Avenarius, écrit Wundt, l'expérience pure signifie tantôt la fantaisie que vous voudrez, tantôt des jugements ayant un caractère de « matérialité » (Phi­losophische Studien, t. XIII, pp. 92‑93). Avenarius élargit la conception de l'expérience (p. 382). « D'une définition rigoureuse de ces termes : expérience et expérience pure, écrit Cauwelaert, dépend la signification de toute cette philosophie. Avenarius n'en donne pas lui‑même une définition si précise » (Revue Néo‑Scolastique, février 1907, p. 61). L'imprécision du terme : l'expérience rend de précieux services à Avenarius », à qui elle permet d'introduire dans sa philosophie l'idéalisme qu'il feint de combattre, dit Norman Smith (Mind, vol. XV, p. 29).

Je le déclare solennellement : le sens profond, l'âme de ma philosophie, c'est que l'homme n'a rien en général en dehors de l'expérience ; il ne parvient à rien que par l'expérience »... Quel zélateur acharné de l'expérience pure que ce philosophe, n'est‑il pas vrai ? Ces lignes sont de l'idéaliste subjectif J. G. Fichte (Sonnenklarer Bericht an das grössere Publikum über das eigentliche Wesen der neuesten Philosophie, p. 12). L'histoire de la philosophie nous apprend que l'interprétation de la notion d'expérience divisait les matérialistes et les idéalistes classiques. La philosophie professorale de toutes nuances pare aujourd'hui son caractère réactionnaire de déclamations sur l'« expérience ». C'est à l'expérience qu'en appellent tous les immanents. Dans la préface à la 2° édition de Connaissance et Erreur, Mach loue le livre du professeur W. Jérusalem où nous lisons : « L'admission de l'Etre premier divin ne contredit aucune expérience, » (Der kritische Idealismus und die reine Logik, p. 222).

On ne peut que plaindre les gens qui ont cru, d'après Avenarius et Cie, à la possibilité d'éliminer, à l'aide du petit mot « expérience », la distinction « surannée » du matérialisme et de l'idéalisme. Si Valentinov et Iouchkévitch accusent Bogdanov, qui a légèrement dévié du machisme pur, d'abuser du terme « expérience », ces messieurs ne font que révéler ici leur ignorance. Bogdanov « n'est pas coupable » sur ce point : il n'a fait que copier servilement la confusion de Mach et d'Avenarius. Quand il dit : « La conscience et l'expérience psychique directe sont des concepts identiques » (Empiriomonisme, t. II, p. 53) ; la matière, elle, « n'est pas l'expérience » mais « l'inconnu dont naît tout ce qui est connu » (Empiriomonisme, t. III, p. XIII), il traite l'expérience en idéaliste. Et il n'est certes pas le premier[1] ni le dernier à créer de ces petits systèmes idéalistes en spéculant sur le mot « expérience ». Quand, répondant aux philosophes réactionnaires, il dit que les tentatives de sortir des limites de l'expérience ne mènent en réalité « qu'à des abstractions creuses et à des images contradictoires dont les éléments sont quand même puisés dans l'expérience » (t. I, p. 48), il oppose aux abstractions creuses de la conscience humaine ce qui existe en dehors de l'homme et indépendamment de sa conscience, c'est‑à‑dire qu'il traite l'expérience en matérialiste.

Mach de même, prenant pour point de départ l'idéalisme (les corps sont des complexes de sensations ou « d'éléments »), dévie souvent vers l'interprétation matérialiste du mot « expérience ». « Il ne faut pas tirer la philosophie de nous‑mêmes (nicht ans uns herausphilosophieren), dit‑il dans sa Mécanique (3° édit. allem., 1897, p. 14), mais la tirer de l'expérience. » L'expérience est opposée ici à la philosophie creuse tirée de nous-mêmes, c'est‑à‑dire qu'elle est traitée de façon matérialiste, comme quelque chose d'objectif, de donné à l'homme du dehors. Un exemple encore : « Ce que nous observons dans la nature s'imprime incompris et inanalysé dans nos représentations, et celles‑ci imitent (nachahmen) ensuite les processus de la nature dans leurs traits les plus stables (stärksten) et les plus généraux. Ces expériences accumulées constituent pour nous un trésor (Schatz) que nous avons toujours sous la main... » (ibid., p. 27). Ici la nature est considérée comme donnée première, la sensation et l'expérience comme donnée seconde. Si Mach en tenait avec esprit de suite à ce point de vue dans les questions fondamentales de la gnoséologie, bien des sots « complexes » idéalistes eussent été évités à l'humanité. Un troisième exemple : « De l'étroite liaison entre la pensée et l'expérience naissent les sciences de la nature contemporaines. L'expérience engendre la pensée. Celle‑ci se développe de plus en plus, se confronte de nouveau avec l'expérience », etc. (Erkenntnis und Irrtum, p. 200). Ici, la « philosophie » personnelle de Mach est jetée par‑dessus bord, et l'auteur adopte d'instinct la façon de penser des savants, qui traitent l'expérience en matérialistes.

Résumons : le terme « expérience » sur lequel les disciples de Mach érigent leurs systèmes a dès longtemps servi de travestissement aux systèmes idéalistes ; Avenarius et Cie en usent maintenant pour effectuer le passage éclectique de l'idéalisme au matérialisme et vice versa. Les diverses « définitions » de cette notion ne font que traduire les deux tendances fondamentales en philosophie, si nettement révélées par Engels.

2. L'erreur de Plekhanov concernant le concept de l’« expérience »[modifier le wikicode]

Plekhanov dit, aux pages X et XI de sa préface à L. Feuerbach (éd. de 1905) :

« Un écrivain allemand fait remarquer que l'expérience n'est, pour l'empiriocriticisme, qu'un objet d'étude, et non point un moyen de connaissance. S'il en est ainsi, l'opposition de l'empiriocriticisme au matérialisme perd sa raison d'être, et les dissertations sur l'empiriocriticisme appelé à succéder au matérialisme sont désormais vides et oiseuses. »

Ce n'est que confusion d'un bout à l'autre.

Fr. Carstanjen, un des disciples les plus « orthodoxes » d'Avenarius, dit dans son article sur l'empiriocriticisme, (réponse à Wundt), que l'expérience est « pour la Critique de l'expérience pure un objet d'étude, et non un moyen de connaissance »[2]. Il s'ensuit, d'après Plekhanov, que l'opposition des vues de Fr. Carstanjen au matérialisme est dépourvue de sens !

Fr. Carstanjen transcrit à peu près textuellement Avenarius qui, dans ses Remarques, oppose résolument sa conception de l'expérience, au sens de ce qui nous est donné, de ce que nous trouvons (das Vorgefundene), à cette autre conception, suivant laquelle l'expérience est un « moyen de connaissance » « au sens des théories dominantes de la connaissance, théories qui au fond sont entièrement métaphysiques » (l.c., p. 401). Petzoldt le répète à la suite d'Avenarius dans son Introduction à la philosophie de l'expérience pure (t.I, p. 170). Il s'ensuit, d'après Plekhanov, que l'opposition des vues de Carstanjen, d'Avenarius et de Petzoldt au matérialisme est dépourvue de sens ! Ou Plekhanov n'a pas lu « jusqu'au bout » Carstanjen et Cie, ou il tient de cinquième main cet extrait d'« un écrivain allemand ».

Que signifie donc cette affirmation des empiriocriticistes les plus marquants, incomprise de Plekhanov ? Carstanjen veut dire qu'Avenarius prend, dans la Critique de l'expérience pure, pour objet d'étude, l'expérience, c'est‑à‑dire toute espèce d'« expressions humaines ». Avenarius ne se demande pas ici, dit Carstanjen (p. 50 de l'article cité), si ces expressions sont réelles ou si elles ont trait, par exemple, à des visions ; il se contente de grouper, de systématiser, de classer formellement les expressions humaines de tout genre, aussi bien idéalistes, que matérialistes (p. 53), sans toucher au fond de la question. Carstanjen. a absolument raison de qualifier ce point de vue de « scepticisme par excellence (p. 213). Carstanjen défend entre autres dans cet article son maître affectionné contre l'accusation déshonorante (pour un professeur allemand) de matérialisme que lui jette Wundt. Nous, des, matérialistes, allons donc ! réplique en somme Carstanjen; nous ne prenons pas l'« expérience » au sens habituel, courant du terme, qui mène ou pourrait mener au matérialisme, nous étudions tout ce que les hommes « expriment », comme expérience. Carstanjen et Avenarius considèrent comme matérialiste la conception d'après laquelle l'expérience est un moyen de connaissance (conception peut‑être la plus usuelle, mais fausse cependant, comme nous l'avons vu par l'exemple de Fichte). Avenarius répudie la « métaphysique » « dominante » qui, sans vouloir compter avec les théories de l'introjection et de la coordination, s'obstine à voir dans le cerveau l'organe de la pensée. Par le donné ou le trouvé (das Vorgefundene), Avenarius entend précisément la liaison indissoluble du Moi et du milieu, ce qui mène à une interprétation idéaliste confuse de l'« expérience ».

Ainsi donc, le terme « expérience » peut abriter indubitablement les tendances matérialiste et idéaliste de la philosophie, de même que celles de Hume et de Kant, mais ni la définition de l'expérience comme objet d'étude[3], ni sa définition comme moyen de la connaissance ne résolvent encore rien à cet égard. Quant aux remarques formulées par Carstanjen contre Wundt, elles n'ont absolument rien à voir avec l'opposition de l'empiriocriticisme au matérialisme.

Chose curieuse, c'est que Bogdanov et Valentinov révèlent dans leur réponse à Plekhanov une information tout aussi insuffisante. Bogdanov dit : « Ce n'est pas assez clair »(t. III, p. XI) et : « Il appartient aux empiriocriticistes de voir ce qu'il y a dans cette formule et d'accepter ou non la condition ». Position avantageuse : Je ne suis pas un disciple de Mach pour chercher à savoir dans quel sens un Avenarius ou un Carstanjen traitent l'expérience ! Bogdanov veut bien se servir de la doctrine de Mach (et de la confusion qu'elle crée en matière d'« expérience »), mais il ne tient pas à en prendre la responsabilité.

Le « pur » empiriocriticiste Valentinov a cité la note de Plekhanov et dansé le cancan devant la galerie ; il raille Plekhanov qui n'a pas nommé l'écrivain cité ni expliqué les choses (pp. 108‑109 du livre cité). Mais ce philosophe empiriocriticiste, qui avoue « avoir bien relu trois fois sinon plus » la note de Plekhanov (sans y rien comprendre évidemment), ne souffle mot sur le fond de la question. Ils sont bien bons, les disciples de Mach !

3. De la causalité et de la nécessité dans la nature[modifier le wikicode]

La question de la causalité est d'une importance toute particulière pour donner une définition de la tendance philosophique des « ismes » les plus récents. Aussi devons-­nous nous y arrêter.

Considérons d'abord la théorie matérialiste de la connaissance sur ce point. Dans sa réponse déjà citée à R.Haym, L. Feuerbach expose ses vues avec une clarté remarquable :

« La nature et l'esprit humain, dit Haym, divorcent complètement chez lui (chez Feuerbach) : un abîme infranchissable de part et d'autre se creuse entre eux. Haym fonde ce reproche sur le paragraphe 48 de mon Essence de la religion, où il est dit : « La nature ne peut être comprise que par elle‑même ; sa nécessité n'est pas une nécessité humaine ou logique, métaphysique ou mathématique ; seule la nature est l'être auquel on ne peut appliquer aucune mesure humaine, encore que nous comparions ses phénomènes à des phénomènes humains analogues et que nous nous servions, pour la rendre plus intelligible, d'expressions et de concepts humains tels que : l'ordre, le but, la loi, obligés que nous y sommes par notre langage même. » Qu'est‑ce que cela signifie ? Est‑ce que j'entends par là qu'il n'y a aucun ordre dans la nature, de sorte que, par exemple, l'été pourrait bien succéder à l'automne, l'hiver au printemps, ou l'automne à l'hiver ? Qu'il n'y a pas de but, de sorte que, par exemple, il n'existe aucune coordination entre les poumons et l'air, la lumière et l’œil, le son et l'oreille ? Qu'il n'y a pas d'ordre, de sorte que, par exemple, la terre suit une orbite tantôt elliptique, tantôt circulaire, accomplissant tantôt en une année, tantôt en un quart d'heure, sa révolution autour du soleil ? Quelle absurdité ! Que voulais-­je donc dire dans le passage cité ? Je voulais simplement faire une différence entre ce qui appartient à la nature et ce qui appartient à l'homme ; je ne disais pas, dans ce passage, qu'il n'y a rien de réel dans la nature, rien qui corresponde aux mots et aux représentations sur l'ordre, le but, la loi ; je ne faisais que nier l'identité de la pensée et de l'être, nier que l'ordre, etc., soient dans la nature les mêmes que dans la tête ou les sens de l'homme. L'ordre, le but, la loi ne sont que des mots à l'aide desquels l'homme traduit en son langage, afin de les comprendre, les choses de la nature ; ces mots ne sont dépourvus ni de sens ni de contenu objectif (nicht sinn‑ d. h. gegenstandlose Worte) ; il faut néanmoins distinguer entre l'original et la traduction. L'ordre, le but, la loi sont, au sens humain, l'expression de quelque chose d'arbitraire.

« Le théisme conclut directement du caractère fortuit de l'ordre, du but et des lois de la nature, à leur origine arbitraire, à l'existence d'un être différent de la nature et apportant l'ordre, le but et les lois dans la nature chaotique (dissolute) en elle‑même (an sich), étrangère à toute détermination. L'esprit des théistes... est en contradiction avec la nature, à l'essence de laquelle il ne comprend absolument rien. L'esprit des théistes divise la nature en deux êtres, l'un matériel, l'autre formel ou spirituel » (Werke, t. VII, 1903, pp. 518‑520).

Feuerbach admet ainsi dans la nature les lois objectives, la causalité objective ne se reflétant dans les idées humaines sur l'ordre, les lois, etc., qu'avec une exactitude approximative. La reconnaissance des lois objectives dans la nature est, chez Feuerbach, indissolublement liée à la reconnaissance de la réalité objective du monde extérieur, des objets, des corps, des choses reflétés par notre conscience. Les vues de Feuerbach sont d'un matérialisme conséquent. Et Feuerbach considère avec raison comme relevant de la tendance fidéiste toutes les autres vues, ou plutôt une autre tendance philosophique en matière de causalité, la négation des lois, de la causalité et de la nécessité objectives dans la nature. Il est clair, en effet, qu'en matière de causalité la tendance subjectiviste qui attribue l'origine de l'ordre et des lois de la nature non au monde objectif extérieur, mais à la conscience, à l'esprit, à la logique, etc., non seulement détache l'esprit humain de la nature, non seulement oppose l'un à l'autre, mais fait de la nature une partie de l'esprit au lieu de considérer l'esprit comme une partie de la nature. La tendance subjectiviste se réduit, dans la question de la causalité, à l'idéalisme philosophique (dont les théories de la causalité de Hume et de Kant ne sont que des variétés), c'est‑à‑dire à un fidéisme plus ou moins atténué, dilué. Le matérialisme est la reconnaissance des lois objectives de, la nature et du reflet approximativement exact de ces lois dans la tête de l'homme.

Engels n'eut pas, si je ne me trompe, à opposer spécialement sa conception matérialiste de la causalité à d'autres courants. C'eût été superflu, puisqu'il s'était complètement désolidarisé de tous les agnostiques sur la question plus capitale de la réalité objective du monde extérieur, en général. Mais pour qui a lu avec quelque attention les œuvres philosophiques d'Engels, il apparaît clairement que ce dernier n'admettait pas l'ombre d'un doute sur l'existence des lois de la causalité et de la nécessité objectives de la nature. Bornons‑nous à quelques exemples. Engels dit dès le premier chapitre de l'Anti‑Dühring : « Pour connaître ces détails » (ou les particularités du tableau d'ensemble des phénomènes universels), « nous sommes obligés de les détacher de leur enchaînement naturel (natürlich) ou historique et de les étudier individuellement dans leurs qualités, leurs causes et leurs effets particuliers » (pp. 5‑6). Il est évident que ces rapports naturels, rapports entre les phénomènes de la nature, ont une existence objective. Engels souligne particulièrement la conception dialectique de la cause et de l'effet : « Cause et effet sont des représentations qui ne valent comme telles qu'appliquées à un cas particulier, mais que, dès que nous considérons ce cas particulier dans sa connexion générale avec l'ensemble du monde, elles se fondent, elles se résolvent dans la vue de l'universelle action réciproque, où causes et effets permutent continuellement, où ce qui était effet, maintenant ou ici, devient cause ailleurs ou ensuite, et vice versa » (p. 8). Ainsi, le concept humain de la cause et de l'effet simplifie toujours quelque peu les liaisons objectives des phénomènes de la nature, qu'il ne reflète que par approximation en isolant artificiellement tel ou tel aspect d'un processus universel unique. Si nous constatons la correspondance des lois de la pensée aux lois de la nature, cela devient compréhensible, dit Engels, dès que l'on considère que la pensée et la conscience sont « des produits du cerveau humain et que l'homme est lui‑même un produit de la nature ». On comprend que « les productions du cerveau humain, qui en dernière analyse sont aussi des produits de la nature, ne sont pas en contradiction, mais en conformité avec l'ensemble de la nature (Naturzusammenhang ») (p. 22). Les liaisons naturelles, objectives, entre les phénomènes du monde ne font pas de doute. Engels parle constamment des « lois de la nature », de la « nécessité de la nature » (Naturnotwendigkeiten) et ne juge pas indispensable d'éclairer plus spécialement les thèses généralement connues du matérialisme.

Nous lisons de même dans son Ludwig Feuerbach : Les « lois générales du mouvement, tant du monde extérieur que de la pensée humaine », sont « identiques au fond, mais différentes dans leur expression en ce sens que le cerveau humain peut les appliquer consciemment, tandis que, dans la nature, et, jusqu'à présent, en majeure partie également dans l'histoire humaine, elles ne se fraient leur chemin que d'une façon inconsciente, sous la forme de la nécessité extérieure, au sein d'une série infinie de hasards apparents » (p. 38). Engels accuse l'ancienne philosophie de la nature d'avoir remplacé « les rapports réels encore inconnus » (entre les phénomènes de la nature) « par des rapports imaginaires, fantastiques » (p. 42) La reconnaissance des lois de la causalité et de la nécessité objectives, dans la nature est très nettement exprimée par Engels, qui souligne par ailleurs le caractère relatif de nos reflets humains, approximatifs, de ces lois en telles ou telles notions.

Nous devons, en passant à J. Dietzgen, noter avant tout une des innombrables façons de déformer le problème, familières à nos disciples de Mach. Un des auteurs des Essais « sur » la philosophie marxiste, M. Hellfond, nous déclare : « Les points fondamentaux de la conception de Dietzgen peuvent être résumés comme suit » : « ... 9. Les rapports de causalité que nous attribuons aux choses n'y sont pas contenus en réalité » (p. 248). C'est une absurdité d'un bout à l'autre. M. Hellfond, dont les idées propres représentent une véritable salade de matérialisme et d'agnosticisme, a faussé terriblement la pensée de J. Dietzgen. Certes, on peut relever chez J. Dietzgen nombre de confusions, d'inexactitudes et d'erreurs de nature à réjouir les disciples de Mach, et qui contraignent tout matérialiste à voir en Dietzgen un philosophe pas tout à fait conséquent. Mais seuls les Hellfond, seuls les disciples russes de Mach sont capables d'attribuer au matérialiste Dietzgen la négation pure et simple de la conception matérialiste de la causalité.

« La connaissance scientifique objective, écrit Dietzgen dans l'Essence du travail cérébral (édition allemande, 1903), recherche les causes non dans la foi ou dans la spéculation, mais dans l'expérience, dans l'induction, non a priori, mais a posteriori. Les sciences de la nature recherchent les causes non en dehors des phénomènes, ni derrière les phénomènes, mais en eux ou par eux » (pp. 94‑95), « Les causes sont des produits de la faculté de penser. Mais ce ne sont pas des produits purs : elles sont nées de l'union cette faculté avec les matériaux fournis par la sensibilité. Les matériaux fournis par la sensibilité donnent à la cause ainsi engendrée une existence objective. De même que nous exigeons de la vérité qu'elle soit celle d'un phénomène objectif, de même nous exigeons de la cause qu'elle soit réelle, qu'elle soit la cause de l'effet objectivement donné » (pp (p 98‑99). « La cause d'une chose est sa liaison » (p. 100).

Il s'ensuit que l'affirmation de M. Hellfond est absolument contraire à la réalité. La conception matérialiste monde, exposée par J. Dietzgen, admet que les « rapports de causalité » sont contenus « dans les choses mêmes ». Hellfond a dû, pour confectionner sa salade machiste, confondre dans la question de la causalité les tendances matérialiste et idéaliste.

Passons à cette seconde tendance.

Avenarius nous donne dans sa première œuvre : La Philosophie, conception du monde d'après le principe du moindre effort, un exposé clair des points de départ de sa philosophie dans cette question. Nous lisons au § 81 : « N'ayant pas la sensation (la connaissance par l'expérience : enfahren) de la force comme cause du mouvement, nous ne sentons pas non plus la nécessité d'un mouvement quelconque... Tout que nous sentons (erfahren), c'est que l'un suit l'autre. C'est là la conception de Hume sous sa forme la plus pure : la sensation, l'expérience ne nous apprennent rien sur la nécessité. Le philosophe qui affirme (en se fondant sur le principe de l'« économie de la pensée ») que rien n'existe en hors de la sensation, n'a pu arriver à aucune autre conclusion.

« Dans la mesure où l'idée de causalité, lisons‑nous plus loin, suppose, pour la définition de l'effet, la force et la nécessité ou la contrainte comme parties constitutives intégrales, elle s'évanouit avec ces dernières notions » (§ 82). « La nécessité demeure comme un degré de probabilité dans l'attente des effets » (§ 83, thèse).

C'est là, en matière de causalité, un subjectivisme bien déterminé. Et l'on ne peut, si l'on veut rester tant soit peu conséquent, arriver à aucune autre conclusion sans voir dans la réalité objective la source de nos sensations.

Prenons Mach. Nous lisons, chez lui, au chapitre spécial de « la causalité et de l'explication » (Wärmelehre, 2. Auflage, 1900, pp. 432‑439)[4] : « La critique de Hume (sur la conception de causalité) demeure entière. » Kant et Hume résolvent différemment le problème de la causalité (les autres philosophes n'existent pas pour Mach !) ; « nous nous rangeons » du côté de Hume. « En dehors de la nécessité logique (souligné par Mach), il n'en existe aucune autre ; par exemple, il n'existe pas de nécessité physique. » C'est justement la conception que combattit si énergiquement Feuerbach. Il ne vient même pas à l'idée de Mach de nier sa parenté avec Hume. Seuls les disciples russes de Mach ont été jusqu'à affirmer la « compatibilité » de l'agnosticisme de Hume et du matérialisme de Marx et d'Engels. Nous lisons dans la Mécanique de Mach : « Il n'y a dans la nature ni cause ni effet » (p. 474, 3. Auflage, 1897). « J'ai insisté à maintes reprises sur le fait que toutes les formes de la loi de causalité proviennent des tendances (Trieben) subjectives auxquelles la nature ne doit pas nécessairement se conformer » (p. 495).

Il faut noter ici que nos disciples russes de Mach substituent avec une naïveté frappante au caractère matérialiste ou idéaliste des raisonnements sur la loi de causalité, telle ou telle formule de cette loi. Les professeurs empiriocriticistes allemands leur ont fait accroire que dire : « corrélation fonctionnelle », c'est faire une découverte propre au « positivisnie moderne » et nous débarrasser du « fétichisme » des expressions comme « nécessité », « loi », etc. Ce ne sont évidemment que vétilles, et Wundt avait parfaitement raison de railler ce changement de mots (pp. 383 et 388 de l'article cité, dans Philosophische Studien) qui ne change rien au fond des choses. Mach lui‑même traite de « toutes les formes » de la loi de causalité et fait, dans Connaissance et Erreur (2° édit., p. 278), cette restriction bien compréhensible que le concept de fonction ne peut mieux exprimer la « dépendance des éléments » que lorsqu'on parvient à exprimer les résultats des recherches en grandeurs mesurables, ce à quoi une science même comme la chimie n'est encore arrivée que patiellement. Il faut croire que, du point de vue de nos disciples de Mach confiants dans les découvertes professorales, Feuerbach (pour ne point parler d'Engels) ignorait que les concepts d'ordre, de loi, etc., peuvent dans certaines conditions être mathématiquement exprimés par une corrélation fonctionnelle déterminée !

La question vraiment importante de la théorie de la connaissance, qui divise les courants philosophiques, n'est pas de savoir quel degré de précision ont atteint nos descriptions des rapports de causalité, ni si ces descriptions peuvent être exprimées dans une formule mathématique précise, mais si la source de notre connaissance de ces rapports est dans les lois objectives de la nature ou dans les propriétés de notre esprit, dans sa faculté de connaître certaines vérités a priori, etc. C'est bien là ce qui sépare à jamais les matérialistes Feuerbach, Marx et Engels des agnostiques Avenarius et Mach (disciples de Hume).

Mach, qu'on aurait tort d'accuser d'être conséquent, « oublie » souvent, dans certains passages de ses œuvres, son accord avec Hume et sa théorie subjectiviste de la causalité, pour raisonner « tout bonnement » en savant, c'est‑à‑dire d'un point de vue spontanément matérialiste. C'est ainsi que nous lisons dans sa Mécanique : « La nature nous apprend à reconnaître cette uniformité dans ses phénomènes » (p. 182 de la traduction française). Si nous reconnaissons l'uniformité dans les phénomènes de la nature, faut‑il en conclure que cette uniformité a une existence objective, en dehors de notre esprit ? Non. Mach énonce sur cette même question de l'uniformité de la nature des choses comme celles‑ci : « La force qui nous incite à compléter par la pensée des faits que nous n'avons observés qu'à moitié, c'est l'association. Elle s'accroît par la répétition. Elle nous apparaît comme une force indépendante de notre volonté et des faits isolés, qui dirige et les pensées et (souligné par Mach) les faits, les maintenant les uns et les autres en conformité en tant que loi qui les domine. Que nous nous croyions capables de formuler des prédictions à l'aide d'une telle loi, prouve seulement (!) l'uniformité suffisante de notre milieu, et non point la nécessité du succès de nos prédictions » (Wärmelehre, p. 383).

Il s'ensuit qu'on peut et qu'on doit rechercher une sorte de nécessité en dehors de l'uniformité du milieu, c'est‑à‑dire de la nature ! Où la chercher ? C'est là le secret de la philosophie idéaliste qui n'ose voir, dans la faculté de connaître de l'homme, un simple reflet de la nature. Mach définit même, dans son dernier ouvrage Connaissance et Erreur, les lois de la nature comme une « limitation de l'attente » (2° édit., p. 450 et suiv.) ! Le solipsisme prend tout de même son dû.

Voyons la position des autres écrivains appartenant à cette tendance philosophique. L'Anglais Karl Pearson s'exprime avec la netteté qui lui est propre : « Les lois de la science sont bien plus les produits de l'esprit humain que des faits du monde extérieur » (The Grammar of Science, 2nd ed., p. 36). « Poètes et matérialistes, qui voient dans la nature la souveraine (sovereign) de l'homme, oublient trop souvent que l'ordre et la complexité des phénomènes qu'ils admirent sont pour le moins autant le produit de la faculté de connaître de l'homme que ses propres souvenirs et pensées » (p. 185). « Le caractère si large de la loi de la nature est dû à l'ingéniosité de l'esprit humain » (ibid.). « L'homme est le créateur des lois de la nature », est‑il dit au § 4 du chapitre III. « L'affirmation que l'homme dicte des lois à la nature est beaucoup plus sensée que l'affirmation contraire, d'après laquelle la nature dicte ses lois à l'homme », bien que (l'honorable professeur l'avoue avec amertume) ce dernier point de vue (matérialiste) « soit malheureusement trop répandu de nos jours » (p. 87). Au chapitre IV consacré à la causalité, le § 11 formule la thèse de Pearson : « La nécessité appartient au monde des concepts et non pas au monde des perceptions. » Notons que les perceptions ou les impressions des sens « sont justement », pour Pearson, une réalité existant hors de nous. « Il n'y a aucune nécessité intérieure dans l'uniformité avec laquelle se répètent certaines séries de perceptions, dans cette routine de perceptions ; mais la routine des perceptions est la condition indispensable de l'existence des êtres pensants. La nécessité est donc dans la nature de l'être pensant, et non dans les perceptions mêmes ; elle est le produit de notre faculté de connaître » (p. 139).

Notre disciple de Mach, dont Mach « lui‑même » s'affirme maintes fois entièrement solidaire, arrive ainsi avec bonheur au pur idéalisme kantien : l'homme dicte les lois à la nature, et non la nature à l'homme ! L'essentiel, ce n'est pas de répéter après Kant l'apriorisme, qui caractérise non pas la tendance idéaliste en philosophie, mais une forme particulière de cette tendance ; l'essentiel, c'est que l'esprit, la pensée, la conscience, constituent chez lui la donnée première et la nature, la donnée seconde. Ce n'est pas la raison qui est une parcelle de la nature, un de ses produits suprêmes, le reflet de ses processus ; c'est la nature qui est une parcelle de la raison, laquelle devient alors, par extension, en procédant de l'ordinaire raison humaine familière à tous, la raison mystérieuse, divine, « excessive », comme disait J. Dietzgen. La formule de Kant‑Mach : « L'homme dicte les lois à la nature » est une formule du fidéisme. Si nos disciples de Mach ouvrent de grands yeux en lisant chez Engels que la reconnaissance de la priorité de la nature et non de l'esprit est, par excellence, le trait distinctif du matérialisme, cela montre seulement combien ils sont peu capables de distinguer les courants philosophiques vraiment importants, du jeu professoral de l'érudition et des petits termes savants.

J. Petzoldt qui, dans ses deux volumes, expose et développe Avenarius, peut nous fournir un bel échantillon de la scolastique réactionnaire de la doctrine de Mach. « De nos jours encore, proclame‑t‑il, cent cinquante ans après Hume, la substantialité et la causalité paralysent le courage de la pensée » (Introduction à la philosophie de l'expérience pure, t. I, p. 31). Les solipsistes qui ont découvert la sensation sans matière organique, la pensée sans cerveau, la nature sans loi objective, sont assurément les plus « courageux » ! « Et la dernière définition, non encore mentionnée par nous, de la causalité, nécessité ou nécessité de la nature, a quelque chose de vague et de mystique », l'idée du « fétichisme », de l'« anthropomorphisme », etc. (pp. 32 et 34). Les pauvres mystiques que Feuerbach, Marx et Engels ! Ils parlaient sans cesse de la nécessité de la nature et traitaient les disciples de Hume de théoriciens réactionnaires... Petzoldt est, lui, supérieur à tout « anthropomorphisme ». Il a découvert la grande « loi de l'identité », qui élimine toute indécision, toute trace du « fétichisme », etc., etc. Exemple : le parallélogramme des forces (p. 35). On ne peut pas le « démontrer », il faut l'admettre comme un « fait expérimental ». On ne peut admettre qu'un corps se meuve sous des impulsions uniformes, de façon diverse. « Nous ne pouvons admettre tant d'imprécision et d'arbitraire dans la nature ; nous devons en exiger de la précision, des lois » (p. 35). Bien, bien. Nous imposons des lois à la nature. La bourgeoisie exige que ses professeurs soient réactionnaires. « Notre pensée exige de la nature de la précision, et la nature se soumet toujours à cette exigence ; nous verrons même qu’elle est, en un sens, tenue de s'y soumettre (p. 36). Pourquoi un corps recevant une impulsion sur la ligne AB se meut‑il vers C et non pas vers D ou F, etc. ? »

« Pourquoi la nature ne choisit‑elle aucune autre direction parmi les nombreuses directions possibles ? » (p. 37). Parce qu'il y aurait alors « pluralité », tandis que la grande découverte empiriocriticiste de Joseph Petzoldt réclame l'identité.

Et les « empiriocriticistes » remplissent d'absurdités aussi inénarrables des dizaines de pages !

« ... Nous avons maintes fois noté que notre proposition ne repose pas sur une somme d'expériences isolées, et que nous en exigeons, au contraire, la reconnaissance (seine Geltung) par la nature. Elle est en effet pour nous, avant de devenir loi, un principe que nous appliquons à la réalité, c'est‑à‑dire un postulat. Sa valeur est pour ainsi dire a priori, indépendante de toute expérience. Il ne sied point, à première vue, à la philosophie de l'expérience pure de prêcher des vérités a priori et de retourner ainsi à la métaphysique la plus stérile. Mais notre a priori n'est qu'un a priori logique, et non psychologique ou métaphysique » (p. 40). Evidemment, il n'est que de qualifier l'a priori de logique pour que cette idée perde tout ce qu'elle a de réactionnaire et s'élève au niveau du « positivisme moderne » !

Il ne peut y avoir, nous enseigne encore J. Petzoldt, d'identité des phénomènes psychiques : le rôle de l'imagination, l'importance des grands inventeurs, etc., font ici exception, tandis que la loi de la nature ou la loi de l'esprit ne souffre « aucune exception » (p. 65). Nous sommes en présence du plus pur métaphysicien, qui n'a aucune idée de la relativité de la distinction entre le fortuit et le nécessaire.

Peut‑être, continue Petzoldt, invoquera‑t‑on l'explication des événements de l'histoire ou de l'évolution du caractère dans les œuvres poétiques ? « A regarder de plus près, on constate l'absence d'identité. Pas d'événement historique ni de drame où nous ne puissions nous représenter les acteurs agissant différemment dans les conditions psychiques données » (p. 73). « Non seulement l'identité fait défaut dans le psychique, mais nous avons le droit d'exiger qu'elle soit absente de la réalité (souligné par Petzoldt). Notre doctrine s'élève ainsi... au rang d'un postulat... c'est‑à‑dire d'une condition nécessaire de toute expérience préalable, d'un a priori logique » (souligné par Petzoldt, p. 76).

Et c'est avec cet « a priori logique » que Petzoldt continue à opérer dans les deux volumes de son Introduction et dans son opuscule Le problème de l'univers au point de vue positiviste[5], paru en 1906. Nous y trouvons encore l'exemple d'un empiriocriticiste marquant, qui, sans s'en douter, est tombé dans le kantisme et présente, sous une sauce à peine modifiée, les doctrines les plus réactionnaires. Et ce n'est pas là l'effet du hasard, car la doctrine de la causalité de Mach et d'Avenarius est, à sa base même, un mensonge idéaliste, quelles que soient les phrases sonores sur le « positivisme » dont on l'affuble. La différence entre la théorie de la causalité de Hume et celle de Kant est une différence de second ordre entre les agnostiques, qui se rejoignent sur ce point essentiel : la négation des lois objectives de la nature, négation qui les amène fatalement à des conclusions idéalistes. Un empiriocriticiste un peu plus « scrupuleux » que J. Petzoldt, et qui rougit de sa parenté avec les immanents, Rudolf Willy, repousse, par exemple, toute la théorie de l'« identité » de Petzoldt, parce qu'elle n'offre, à son avis, qu'un « formalisme logique ». Mais R. Willy améliore‑t‑il en reniant Petzoldt, sa propre position ? Nullement. Car il ne renie l'agnosticisme de Kant qu'en faveur de celui de Hume : « Nous savons depuis longtemps, écrit‑il, depuis Hume, que la « nécessité » est un caractère (Merkmal) purement logique, non « transcendantal », ou, comme je dirais plutôt et comme je l'ai déjà dit, purement verbal (sprachlich) » (R. Willy : Gegen die Schulweisheit, Münch., 1905, p. 91 ; cf. pp. 173, 175).

L'agnostique qualifie de « transcendantale » notre conception matérialiste de la nécessité, car, du point de vue de la « sagesse scolaire » de Hume et de Kant, que Willy ne fait qu'épurer au lieu de la renier, toute reconnaissance de la réalité objective qui nous est donnée dans l'expérience est un « transcensus » illégitime.

Parmi les écrivains français appartenant à la tendance philosophique que nous étudions, Henri Poincaré, grand physicien et mince philosophe, dont les erreurs constituent naturellement pour P. louchkévitch le dernier mot du positivisme moderne, « moderne » au point qu'il a même été nécessaire de le désigner par un nouvel « isme » : l'empiriosymbolisme, dévie constamment dans cette même voie de l'agnosticisme. Pour Poincaré (dont nous étudierons les vues dans leur ensemble au chapitre de la physique nouvelle), les lois de la nature sont des symboles, des conventions que l'homme crée pour sa « commodité ». « L'harmonie interne du monde est la seule véritable réalité objective. » Notons que pour Poincaré l'objectif est ce qui a une valeur générale, ce qui est admis par la plupart ou par la totalité des hommes[6], c'est‑à‑dire qu'il supprime de façon purement subjectiviste, comme tous les disciples de Mach, la vérité objective et, à la question de savoir si l'« harmonie » existe hors de nous, il répond nettement : « Non, sans doute. » Il est tout à fait évident que les termes nouveaux ne changent rien à la vieille, très vieille tendance philosophique de l'agnosticisme, la théorie « originale » de Poincaré se ramenant au fond ‑ en dépit de ses multiples inconséquences ‑ à la négation de la réalité objective et des lois objectives dans la nature. Il est donc tout naturel que, contrairement aux disciples russes de Mach qui prennent la façon nouvelle de formuler les anciennes erreurs pour une découverte moderne, les kantiens allemands aient fait bon accueil à ces vues, marquant dans une question philosophique essentielle le passage à leurs côtés, aux côtés de l'agnosticisme. « Le mathématicien français Henri Poincaré, lisons‑nous chez le kantien Philipp Frank, plaide en faveur de cette opinion que nombre de principes généraux des sciences de la nature théoriques (loi de l'inertie, conservation de l'énergie, etc.), à propos desquels il est souvent difficile de dire s'ils proviennent de l'empirisme ou de l'apriorisme, n'ont en réalité ni l'une ni l'autre de ces origines, puisqu'ils ne représentent que des principes tout conventionnels dépendant de l'arbitraire humain. » « Ainsi, s'extasie le kantien, la philosophie moderne de la nature renouvelle d'une façon inattendue la conception fondamentale de l'idéalisme critique, à savoir que l'expérience ne fait que remplir le cadre que l'homme apporte au monde »[7]...

Nous avons cité cet exemple pour bien montrer au lecteur le degré de naïveté de nos Iouchkévitch et Cie, qui prennent, argent comptant, une « théorie du symbolisme » pour une nouveauté, alors que des philosophes tant soit peu compétents disent simplement et nettement : l'auteur est passé à la conception de l'idéalisme critique ! Car l'essence de cette conception n'est pas nécessairement dans la répétition des formules de Kant, mais dans l'admission de la pensée fondamentale commune à Hume et à Kant : la négation des lois objectives de la nature et la déduction de telles ou telles « conditions de l'expérience », de tels ou tels principes, postulats ou propositions du sujet, de la conscience humaine, et non de la nature. Engels avait raison de dire qu'il importe peu qu'un philosophe se range dans telle ou telle des nombreuses écoles du matérialisme ou de l'idéalisme ; ce qui importe, c'est ce qu'il tient pour primordial : la nature, le monde extérieur, la matière en mouvement, ou l'esprit, la raison, la conscience, etc.

Voici une autre définition qui oppose la doctrine de Mach aux autres tendances philosophiques, définition donnée sur ce point par E. Lucka, kantien compétent. « Mach se rallie entièrement à Hume[8] » dans la question de la causalité. « P. Volkmann déduit la nécessité de la pensée de la nécessité des processus naturels, ‑ opinion qui, contrairement à Mach et en accord avec Kant, admet la nécessité mais, contrairement à Kant, il voit la source de la nécessité dans les processus naturels, et non dans la pensée » (p. 424)

Physicien, P. Volkmann écrit beaucoup sur la gnoséologie et penche, comme l'immense majorité des savants, vers le matérialisme, matérialisme timide, inconséquent, réticent. Admettre la nécessité de la nature et en conclure à la nécessité de la pensée, c'est professer le matérialisme. Dire que la nécessité, la causalité, les lois naturelles, etc., ont leur source dans la pensée, c'est professer l'idéalisme. La seule inexactitude à relever dans le texte cité, c'est l'attribution à Mach de la négation absolue de toute nécessité. Nous avons déjà vu qu'il n'en est ainsi ni pour Mach, ni pour toute la tendance empiriocriticiste qui, s'étant résolument détournée du matérialisme, glisse inévitablement vers l'idéalisme.

Il nous reste à dire quelques mots spécialement des disciples russes de Mach. Ils se réclament du marxisme. Ils ont tous « lu » chez Engels la discrimination bien nette du matérialisme et de la tendance de Hume ; ils n'ont pas pu ne pas entendre de Mach lui-même et de toute personne quelque peu informée de sa philosophie, que Mach et Avenarius marchent sur les traces de Hume ; mais ils s'efforcent tous de ne pas proférer une syllabe sur le problème de la causalité, tel qu'il se pose chez les matérialistes et chez Hume ! La confusion la plus complète règne parmi eux. Quelques exemples. M. P. louchkévitch prône le « nouvel » empiriosymbolisme. Et « les sensations de bleu, de dur, etc., ces prétendues données de l'expérience pure », et « les créations de la raison soi‑disant pure, telles que les chimères ou le jeu d'échecs », tout cela n'est qu'« empiriosymboles » (Essais, p. 179). « La connaissance est empiriosymboliste et s'achemine, en se développant, vers les empiriosymboles d'un degré de plus en plus élevé de symbolisation. » « Les lois dites de la nature... ne sont que des empiriosymboles » (ibid.). « La prétendue réalité authentique, l'existence en elle-­même, c'est le système « infinitaire » (ce M. louchkévitch est terriblement savant !), « système‑limite de symboles auquel aspire notre connaissance » (p. 188). « Le torrent du donné », « qui est à la base de notre connaissance », est « irrationnel », « illogique » (pp. 187, 194). L'énergie est « aussi peu une chose, une substance, que le temps, l'espace, la masse et les autres notions fondamentales (les sciences de la nature : l'énergie est une constance, un empiriosymbole comme les autres empiriosymboles qui satisfont, pour un temps, l'aspiration essentielle de l'homme à introduire la raison, le Logos, dans le torrent irrationnel du donné » (p. 209).

Nous sommes en présence d'un idéaliste subjectif, pour lequel le monde extérieur, la nature, ses lois, ne sont que les symboles de notre connaissance ; mais il a revêtu l'habit d'arlequin d'une terminologie « moderne » bigarrée et criarde. Le torrent du donné est dépourvu de raison, d'ordre, de tout ce qui est conforme aux lois : notre connaissance y introduit la raison. Les corps célestes, la terre y comprise, sont des symboles de la connaissance humaine. Si les sciences de la nature nous enseignent que la terre existait bien avant que la matière organique et l'homme aient pu faire leur apparition, nous avons cependant changé tout cela ! Nous mettons de l'ordre dans le mouvement des planètes, c'est là un produit de notre connaissance. Mais se rendant compte que cette philosophie élargit la raison humaine jusqu'à en faire l'auteur, le géniteur de la nature, M. Iouchkévich place à côté de la raison le « Logos », c'est‑à‑dire la raison abstraite, non pas la raison, mais la Raison, non pas la fonction du cerveau humain, mais quelque chose d'antérieur à tout cerveau, quelque chose de divin. Le dernier mot du « positivisme moderne » n'est autre chose que la vieille formule du fidéisme déjà réfutée par Feuerbach.

Prenons A. Bogdanov. En 1899, alors qu'il était encore à moitié matérialiste, à peine ébranlé par Wilhelm Ostwald, philosophe aussi confus que grand chimiste, Bogdanov écrivait : « L'universelle liaison causale des phénomènes est le dernier‑né, le meilleur des enfants de la connaissance humaine ; c'est une loi générale, la loi suprême parmi les lois que, suivant l'expression d'un philosophe, l'esprit humain prescrit à la nature » (Éléments fondamentaux de la conception historique de la nature, p. 41).

Allah sait de quelles mains Bogdanov tenait alors cette expression. Le fait est cependant que l'« expression d'un philosophe », répétée de confiance par ce « marxiste », est celle de Kant. Fâcheux incident ! D'autant plus fâcheux qu'on ne saurait même l'expliquer « simplement » par l'influence d'Ostwald.

En 1904, Ostwald et le matérialisme des sciences de la nature déjà abandonnés, Bogdanov écrivait : « ... Le positivisme contemporain ne voit dans la loi de la causalité qu'un moyen de lier les phénomènes dans la connaissance en une série ininterrompue, qu'une forme de la coordination de l'expérience » (Psychologie sociale, p. 207). Que ce positivisme contemporain ne soit autre chose que l'agnosticisme qui nie la nécessité objective de la nature antérieure et extérieure à toute « connaissance » et à tout homme, Bogdanov l'ignorait ou le taisait. Il empruntait de confiance aux professeurs allemands ce qu'ils appelaient le « positivisme contemporain ». En 1905, enfin, parvenu déjà au stade « empiriomoniste » après avoir franchi tous les stades antérieurs, y compris le stade empiriocriticiste, Bogdanov écrivait : « Les lois n'appartiennent nullement à la sphère de l'expérience... elles n'y sont pas données, elles sont créées par la pensée comme un moyen d'organiser l'expérience, de l'agencer harmonieusement en un tout coordonné » (Empiriomonisme, t. I, p. 40). « Les lois sont des abstractions de la connaissance ; les lois physiques ont aussi peu de propriétés physiques que les lois psychologiques ont de propriétés psychiques » (ibid.).

Ainsi, la loi d'après laquelle l'hiver suit l'automne et printemps l'hiver, ne nous est pas donnée par l'expérience ; elle est créée par la pensée, comme un moyen d'organiser, d'harmoniser, d'agencer... quoi et avec quoi, camarade Bogdanov ?

« L'empiriomonisme n'est possible que parce que la connaissance harmonise activement l'expérience, en en éliminant les innombrables contradictions, en lui créant des formes organisatrices universelles, en substituant au monde chaotique primitif des éléments un monde dérivé, ordonné de rapports » (p. 57). C'est faux. L'idée que la connaissance peut « créer » des formes universelles, substituer l'ordre au chaos primitif, etc., appartient à la philosophie idéaliste. L'univers est un mouvement de la matière, régi par des lois, et notre connaissance, produit supérieur de la nature, ne peut que refléter ces lois.

Il s'ensuit que nos disciples de Mach, ayant une confiance aveugle dans les professeurs réactionnaires « modernes », répètent sur le problème de la causalité les erreurs de l'agnosticisme de Kant et de Hume, sans s'apercevoir de la contradiction absolue de cet enseignement avec le marxisme, c'est‑à‑dire avec le matérialisme, ni du fait qu'ils glissent sur un plan incliné vers l'idéalisme.

4. « Le principe de l’économie de la pensée » et le problème de l’« unité du monde »[modifier le wikicode]

« Le principe du « moindre effort » que Mach, Avenarius et beaucoup d'autres mettent à la base de la théorie de la connaissance appartient... sans contredit à une tendance « marxiste » en gnoséologie. »

Ainsi s'exprime V. Bazarov dans les Essais, p. 69.

Marx parle d'« économie ». Mach parle d'« économie ». Y a‑t‑il en effet, « sans contredit », l'ombre d'un rapport entre l'un et l'autre ?

Dans sa Philosophie, conception du monde d'après le principe du moindre effort (1876), Avenarius applique, comme nous l'avons vu, ce « principe » de façon à déclarer au nom de l’ » économie de la pensée » que la sensation seule existe. La causalité et la « substance » (terme que messieurs les professeurs emploient volontiers pour « en imposer » aux lieu et place du mot matière, plus clair et plus précis) sont déclarées « éliminées » au nom de la même économie, c'est-à‑dire que l'on obtient la sensation sans matière, la pensée sans cerveau. Cette pure absurdité n'est qu'une tentative d'introduire sous une sauce nouvelle idéalisme subjectif. Comme nous l'avons vu, c'est bien ainsi que cette œuvre fondamentale consacrée à la fameuse « économie de la pensée », est généralement appréciée dans la littérature philosophique. Si nos disciples de Mach n'ont pas discerné l'idéalisme subjectif sous ce « nouveau » pavillon, le fait ne laisse point d'être bizarre.

Dans Analyse des sensations (p. 49 de la traduction russe) Mach se réfère entre autres à son travail de 1872 sur cette question. Et ce travail est, comme nous l'avons vu, une application du point de vue du subjectivisme pur, un essai de ramener le monde aux sensations. Ainsi, les deux œuvres fondamentales qui ont introduit dans la philosophie ce fameux « principe », sont idéalistes ! Pourquoi ? Parce que le principe de l'économie de la pensée, si on le met effectivement « à la base de la théorie de la connaissance », ne peut mener à rien d'autre qu'à l'idéalisme subjectif. Si nous introduisons dans la gnoséologie une conception aussi absurde, il est plus « économique » de « penser » que j'existe seul, moi et mes sensations. Voilà qui est hors de contestation.

Est‑il plus « économique » de « penser » que l'atome est indivisible ou qu'il est composé d'électrons positifs et négatifs ? Est‑il plus « économique » de penser que la révolution bourgeoise russe est faite par les libéraux ou contre les libéraux ? Il n'est que de poser la question pour voir à quel point il est absurde et subjectif d'appliquer ici la catégorie de l'« économie de la pensée ». La pensée de l'homme est « économique », quand elle reflète exactement la vérité objective : la pratique, l'expérience, l'industrie fournissent alors le critère de son exactitude. Ce n'est qu'en niant la réalité objective, c'est‑à‑dire les fondements du marxisme, qu'on peut prendre au sérieux l'économie de la pensée dans la théorie de la connaissance !

Si nous examinons les travaux ultérieurs de Mach, nous y trouvons une interprétation du fameux principe, équivalant presque toujours à sa négation absolue. C'est ainsi que, dans sa Théorie de la chaleur, Mach revient à son idée favorite du « caractère économique » de la science (p. 366 de la 2° édition allemande). Mais, ajoute‑t‑il aussitôt, nous ne cultivons pas l'économie pour elle‑même (p. 366 ; répétition à la page 391) : « le but de l'économie scientifique est de donner... le tableau le plus complet... le plus serein... de l'univers » (p. 366). S'il en est ainsi, le « principe de l'économie » est éliminé non seulement des fondements de la gnoséologie, mais à proprement parler de toute gnoséologie. Dire que le but de la science est de donner un tableau fidèle de l'univers (la sérénité n'a rien à faire ici), c'est répéter la thèse matérialiste. Le dire, c'est reconnaître la réalité objective du monde par rapport à notre connaissance, du modèle par rapport au tableau. Partant, l'économie de la pensée n'est plus qu'un terme maladroit et ridiculement pompeux, pour dire : exactitude. Ici, suivant son habitude, Mach crée la confusion, et ses disciples contemplent cette confusion et lui vouent un culte !

Nous lisons dans Connaissance et Erreur de Mach, au chapitre « Exemples des voies de la recherche » :

« La description complète et très simple de Kirchhoff (1874), la représentation économique des faits (Mach, 1872), « la coordination de la pensée avec l'être et la coordination des processus de la pensée les uns avec les autres » (Grassmann, 1844) expriment, à quelques variations près, la même pensée. »

N'est‑ce point là un exemple de confusion ? L'« économie de la pensée », dont Mach déduisait en 1872 l'existence exclusive des sensations (point de vue qu'il dut lui-­même reconnaître plus tard idéaliste), est mise sur le même plan que l'apophtegme purement matérialiste du mathématicien Grassmann sur la nécessité de coordonner la pensée avec l'être ! sur le même plan que la description la plus simple (de la réalité objective que Kirchhoff n'avait jamais mise en doute !).

Une telle application du principe de l'« économie de la pensée » n'est qu'un exemple des curieux flottements philosophiques de Mach. Mais si on élimine des passages tels que les lapsus ou les curiosités, le caractère idéaliste du « principe de l'économie de la pensée » devient indéniable. Le kantien Hőnigswald, par exemple, tout en polémisant contre la philosophie de Mach, le félicite de ce « principe de l'économie » comme d'un rapprochement vers le « cercle des idées kantiennes » (Dr. Richard Hőnigswald : Zur Kritik der Machschen Philosophie, Berlin, 1903, p. 27). En effet, si l'on ne reconnaît pas la réalité objective donnée dans nos sensations, d'où peut provenir le « principe de l'économie » si ce n'est du sujet ? Les sensations ne comportent certes aucune « économie ». La pensée apporte donc un élément qui n'existe pas dans la sensation ! Le « principe de l'économie » ne provient donc pas de l'expérience (=des sensations), mais est antérieur à toute expérience et en constitue, comme les catégories de Kant, la condition logique. Hőnigswald cite le passage suivant de l'Analyse des sensations : « Nous pouvons conclure de notre équilibre corporel et moral à l'équilibre, à l'identité de détermination, à l'homogénéité des processus en voie d'accomplissement dans la nature » (p. 281 de la traduction russe). Le caractère idéaliste subjectif de ces affirmations et l'affinité de Mach avec Petzoldt arrivé à l'apriorisme, sont hors de doute.

Traitant du « principe de l'économie de la pensée », l'idéaliste Wundt qualifie très pertinemment Mach de « Kant à rebours » (Systematische Philosophie, Leipzig, 1907, p. 128). Chez Kant, c'est l'a priori et l'expérience. Chez Mach, c'est l'expérience et l'a priori, le principe de l'économie de la pensée étant au fond chez Mach un principe a priori (p. 130). Ou les rapports (Verknüpfung) sont dans les choses mêmes la « loi objective de la nature (c'est ce que Mach nie catégoriquement), ou ils représentent un principe subjectif de description » (p. 130). Le principe de l'économie est subjectif chez Mach, et il kommt wie aus der Pistole geschossen, - il apparaît en ce monde on ne sait d'où, comme un principe téléologique susceptible d'avoir des significations différentes (p. 131). Vous le voyez, les spécialistes de la terminologie philosophique ne sont pas aussi naïfs que nos disciples de Mach, prêts à croire sur parole qu'un petit terme « nouveau » élimine la contradiction du subjectivisme et de l'objectivisme, de l'idéalisme et du matérialisme.

Référons‑nous enfin au philosophe anglais James Ward, qui se dit lui‑même sans circumlocutions moniste spiritualiste. Loin de polémiser avec Mach, il tire parti, comme nous le verrons tout à l'heure, dans son combat contre le matérialisme, de toute la tendance de Mach en physique et déclare tout net que le « critère de la simplicité est » chez Mach « surtout subjectif et non objectif » (Naturalism, and Agnosticism, v. I, 3rd ed., p. 82).

Que le principe de l'économie de la pensée, considéré comme le fondement de la gnoséologie, ait pu plaire aux kantiens allemands et aux spiritualistes anglais, voilà qui ne peut paraître singulier après tout ce qui précède. Que des gens qui se réclament du marxisme rapprochent l'économie politique du matérialiste Marx de l'économie gnoséologique de Mach, c'est là un trait vraiment humoristique.

Il serait opportun de dire ici quelques mots de l'« unité du monde ». M. P. Iouchkévitch a, pour la centième et millième fois, étalé avec évidence dans cette question l'extrême confusion créée par nos disciples de Mach. Dans l'Anti‑Dühring Engels, répondant à Dühring qui faisait dériver l'unité de l'univers de l'unité de la pensée, disait : « L'unité réelle du monde consiste en sa matérialité, et celle‑ci se prouve non pas par quelques boniments de prestidigitateur, mais par un long et laborieux développement de la philosophie et de la science de la nature » (p. 31). M. Iouchkévitch. cite ce passage et « objecte » : « Ce qui manque avant tout ici de clarté, c'est l'affirmation que l'« unité du monde consiste en sa matérialité » (ouvr. cité, p. 52).

C'est charmant, n'est‑il pas vrai ? Ce beau monsieur-là se met à disserter en public sur la philosophie du marxisme pour déclarer que les principes les plus élémentaires du matérialisme lui paraissent « manquer de clarté » ! Engels a montré par l'exemple de Dühring qu'une philosophie tant soit peu conséquente peut faire dériver l'unité de l'univers ou bien de la pensée, ‑ mais qu'elle est alors impuissante en présence du spiritualisme et du fidéisme (Anti‑Duhring, p. 30), et que les arguments d'une semblable philosophie se ramènent inévitablement à des boniments de prestidigitateur, ‑ ou bien de la réalité objective qui existe hors de nous, qui porte depuis très longtemps en gnoséologie le nom de matière et constitue l'objet des sciences de la nature. Parler sérieusement avec un monsieur à qui une pareille chose paraît « manquer de clarté », serait inutile, car il n'invoque ici le « manque de clarté » que pour se dérober malhonnêtement à la réponse à donner, sur le fond, à la proposition nettement matérialiste d'Engels, et pour répéter des balivernes à la Dühring sur le « postulat cardinal de l'homogénéité de principe et de l'unité de l'être » (Iouchkévitch, ouvr. cité, p. 51), sur les postulats considérés comme des « propositions » dont « il ne serait pas exact d'affirmer qu'on les a dégagées de l'expérience, l'expérience scientifique n'étant possible que parce qu'elles sont mises à la base de l'expérimentation » (ibid.). Pur galimatias, car si ce monsieur‑là avait, ne serait‑ce qu'un peu de respect pour les choses imprimées, il verrait le caractère idéaliste en général et kantien en particulier de l'idée qu'il peut soi‑disant y avoir des propositions qui n'ont pas été tirées de l'expérience, et sans lesquelles cette dernière est impossible. La « philosophie » des louchkévitch n'est qu'un ramassis de mots glanés çà et là et accolés aux erreurs manifestes du matérialiste Dietzgen.

Suivons plutôt les développements d'un empiriocriticiste sérieux, Joseph Petzoldt, sur l'unité de l'univers. Le paragraphe 29 du tome 2 de son Introduction est intitulé : « La tendance à l'uniformité (einheitlich) dans le domaine de la connaissance. Le postulat de l'identité de tout ce qui s'accomplit. » Voici quelques échantillons de ses développements : « ... On n'acquiert que dans l'unité le but naturel au-delà duquel rien ne peut plus être pensé et où la pensée peut, par conséquent, si elle tient compte de tous les faits du domaine correspondant, parvenir au calme » (p. 79). « ... Il est certain que la nature ne satisfait pas toujours, loin de là, l'exigence de l'unité ; mais il est tout aussi certain que, dès maintenant, elle satisfait néanmoins, dans bien des cas, l'exigence du calme, et, toutes nos recherches antérieures nous portent à considérer comme très probable que la nature satisfera, à l'avenir, cette exigence, en toute occasion. Il serait donc plus exact de définir l'état d'âme existant comme une tendance à des états stables plutôt que comme une tendance à l'unité... Le principe des états stables est plus profond et plus large... En proposant d'admettre, à côté des règnes végétal et animal, celui des protistes, Haeckel n'apporte qu'une solution défectueuse, car elle crée deux difficultés nouvelles là où il n'y en avait qu'une : nous avions auparavant une frontière douteuse entre les végétaux et les animaux : maintenant on ne peut délimiter nettement les protistes ni des végétaux ni des animaux... Il est évident que cet état de choses n'est pas définitif (endgültig). Cette ambiguïté des concepts doit être éliminée de façon ou d'autre, fut‑ce, à défaut d'autres moyens, par une entente des spécialistes et par une décision prise à la majorité des voix » (pp. 80‑81).

N'est‑ce pas suffisant ? Il est clair que l'empiriocriticiste Petzoldt ne vaut pas une once de plus que Dühring. Mais il faut être juste même envers l'adversaire : Petzoldt fait au moins preuve d'assez de bonne foi scientifique pour répudier résolument et définitivement, dans chacune de ses œuvres, le matérialisme en tant que tendance philosophique. Lui, au moins, ne s'abaisse pas à se déguiser en matérialiste pour déclarer ensuite que la discrimination élémentaire des principaux courants de la philosophie « manque de clarté ».

5. L’espace et le temps[modifier le wikicode]

Reconnaissant l'existence de la réalité objective, c'est‑à‑dire de la matière en mouvement, indépendamment de notre conscience, le matérialisme est inévitablement amené à re­connaître aussi la réalité objective de l'espace et du temps, et ainsi il diffère, d'abord, du kantisme, pour lequel, comme pour l'idéalisme, l'espace et le temps sont des formes de la contemplation humaine, et non des réalités objectives. Les écrivains appartenant aux tendances les plus différentes et les penseurs quelque peu conséquents se rendent fort bien compte des divergences capitales existant sur cette question entre les deux courants principaux de la philosophie. Com­mençons par les matérialistes.

« L'espace et le temps, dit Feuerbach, ne sont pas de simples formes des phénomènes, mais des conditions essentielles (Wesensbedingungen)... de l'existence » (Werke, t. II, p. 332). Reconnaissant la réalité objective du monde sensible qui nous est donnée dans nos sensations, Feuerbach repousse naturellement la conception phénoméniste (comme dirait Mach de lui‑même) ou agnostique (comme s'exprime Engels) de l'espace et du temps : de même que les choses ou les corps ne sont pas de simples phénomènes, ni des complexes de sensations, mais des réalités objectives agissant sur nos sens, de même l'espace et le temps sont des formes objectives et réelles de l'existence, et non de simples formes des phénomènes. L'univers n'est que matière en mouvement, et cette matière en mouvement ne peut se mouvoir autrement que dans l'espace et dans le temps. Les idées humaines sur l'espace et le temps sont relatives, mais la somme de ces idées relatives donne la vérité absolue : ces idées relatives tendent, dans leur développement, vers la vérité absolue et s'en rapprochent. La variabilité des idées humaines sur l'espace et le temps ne réfute pas plus la réalité objective de l'un et de l'autre que la variabilité des connaissances scientifiques sur la structure de la matière et les formes de son mouvement ne réfute la réalité objective du monde extérieur.

Démasquant en Dühring le matérialiste inconséquent et confus, Engels le surprend justement à traiter des modifications du concept de temps (chose incontestable pour des philosophes contemporains tant soit peu réputés et appartenant aux tendances philosophiques les plus diverses), tout en évitant de donner une réponse nette à la question : l'espace et le temps sont‑ils réels ou idéaux ? Nos conceptions relatives de l'espace et du temps sont‑elles des approximations des formes objectivement réelles de l'existence ? Ou ne sont‑elles que des produits de la pensée humaine en voie de développement, d'organisation, d'harmonisation, etc. ? C'est là, et là seulement, qu'est le problème capital de la théorie de la connaissance sur lequel se divisent les tendances vraiment fondamentales de la philosophie. « Il ne nous importe pas du tout ici, écrit Engels, de savoir quels concepts se transforment dans la tête de M. Dühring. Il ne s'agit pas du concept de temps, mais du temps réel, dont M. Dühring ne se débarrasse nullement à si bon compte » (c'est‑à‑dire à l'aide de phrases sur la variabilité des concepts) (Anti‑Dühring, 5° éd. allemande, p. 41).

Voilà, semble‑t‑il, qui est tellement clair que les Iouchkévitch eux‑mêmes devraient comprendre le fond des choses. Engels oppose à Dühring la proposition généralement admise et qui tombe sous le sens de tout matérialiste, du caractère réel, c'est‑à‑dire de la réalité objective du temps, en affirmant qu'il est impossible de se débarrasser de la reconnaissance ou de la négation directes de cette proposition par des raisonnements sur la modification des concepts du temps et de l'espace. Il ne s'agit pas de faire nier à Engels la nécessité et la portée scientifique des recherches sur les changements et l'évolution de nos concepts du temps et de l'espace ; il s'agit de résoudre avec esprit de suite le problème gnoséologique, c'est‑à‑dire celui des sources et de la valeur de toute connaissance humaine en général. Tout philosophe idéaliste tant soit peu sensé, ‑ et Engels, parlant des idéalistes, entendait les idéalistes génialement logiques de la philosophie classique, ‑ admettra sans peine, sans renoncer à l'idéalisme, que nos concepts du temps et de l'espace évoluent et que par exemple, les concepts du temps et de l'espace se rapprochent, dans leur développement, de l'idée absolue de l'un et de l'autre, etc. On ne peut en philosophie s'en tenir de façon conséquente à un point de vue hostile à tout fidéisme et à tout idéalisme, si l'on n'admet pas nettement et résolument que nos concepts du temps et de l'espace reflètent, au cours de leur développement, le temps et l'espace objectivement réels, se rapprochant ici, comme en général, de la vérité objective.

« Car les formes fondamentales de tout Etre, expose Engels à Dühring, sont l'espace et le temps et un Etre en dehors du temps est une absurdité tout aussi grande qu'un Etre en dehors de l'espace » (ibid.).

Pourquoi Engels dut‑il recourir, dans la première moitié de cette phrase, à la répétition presque textuelle de Feuerbach, et, dans la seconde moitié, au rappel de la lutte contre les plus grandes absurdités du théisme, soutenue avec tant de succès par Feuerbach ? Parce que Dühring, comme on le voit au même chapitre d'Engels, n'a pas su joindre les deux bouts de sa philosophie sans se heurter tantôt à la « cause dernière » du monde, tantôt au « choc premier » (autre expression pour désigner Dieu, dit Engels). Dühring a probablement voulu être matérialiste et athée, avec non moins de sincérité que nos disciples de Mach veulent être marxistes, mais il n'a pas su appliquer avec esprit de suite une méthode philosophique susceptible d'enlever vraiment toute base à l'absurdité idéaliste et théiste. N'admettant pas la réalité objective du temps et de l'espace, ou tout au moins ne l'admettant pas de façon nette et distincte (Dühring erra et hésita sur ce point), cet auteur glisse fatalement, et non par hasard, sur un plan incliné jusqu'aux « causes dernières » et aux « chocs premiers », s'étant privé lui-même du critère objectif qui empêche de sortir des limites du temps et de l'espace. Si le temps et l'espace ne sont que des concepts, l'humanité qui les a créés a le droit de sortir de leurs limites, et les professeurs bourgeois ont le droit de toucher des émoluments de gouvernements réactionnaires pour défendre la légitimité de cette sortie, pour défendre, directement ou non, l'« absurdité » moyenâgeuse.

Engels a montré à Dühring que la négation de la réalité objective du temps et de l'espace est, en théorie, une confusion philosophique et, dans la pratique, une capitulation ou un aveu d'impuissance devant le fidéisme.

Voyez maintenant la « doctrine » du « positivisme mo­derne » à ce sujet. Nous lisons chez Mach : « L'espace et le temps sont des systèmes bien coordonnés (ou harmonisés, wohlgeordnete) de séries de sensations » (Mécanique, 3° édit. allemande, p. 498). Absurdité idéaliste évidente, qui est la conséquence obligée de la doctrine d'après laquelle les corps sont des complexes de sensations. D'après Mach, ce n'est pas l'homme avec ses sensations qui existe dans l'espace et le temps ; ce sont l'espace et le temps qui existent dans l'homme, qui dépendent de l'homme, qui sont créés par l'homme. Mach se sent glisser vers l'idéalisme et « ré­siste », en multipliant les restrictions et en noyant, comme Dühring, la question dans des dissertations interminables (voir surtout Connaissance et Erreur) sur la variabilité de nos concepts du temps et de l'espace, sur leur relati­vité, etc. Mais cela ne le sauve pas, ne peut pas le sauver, car on ne peut surmonter vraiment l'idéalisme, dans cette question, qu'en reconnaissant la réalité objective de l'espace et du temps. Et c'est justement ce que Mach ne veut à aucun prix. Il édifie une théorie gnoséologique du temps et de l'es­pace, fondée sur le principe du relativisme, rien de plus. Cet effort ne peut le mener qu'à l'idéalisme subjectif, comme. nous l'avons déjà montré en parlant de la vérité absolue et de la vérité relative.

Résistant aux conclusions idéalistes que ses principes imposent, Mach s'élève contre Kant et défend l'origine expérimentale du concept d'espace (Connaissance et Erreur, 2° édit. allem., pp. 350, 385). Mais si la réalité objective ne nous est pas donnée dans l'expérience (comme le veut Mach), cette objection adressée à Kant ne change en rien le fond, d'agnosticisme commun à Kant et à Mach. Si le concept d'espace est tiré de l'expérience sans refléter la réalité objective existant hors de nous, la théorie de Mach demeure idéaliste. L'existence de la nature dans le temps, évalué à des millions d'années à des époques antérieures à l'homme et à l'expérience humaine, démontre l'absurdité de cette théorie idéaliste.

« La physiologie, écrit Mach, voit dans le temps et l'espace des sensations d'orientation qui, avec les sensations provenant des organes des sens, déterminent le déclenchement (Auslösung) de réactions d'adaptation biologiquement utiles. Pour la physique, le temps et l'espace sont des relations de dépendance entre les éléments physiques » (ibid., p. 434).

Le relativiste Mach se borne à étudier le concept de temps sous divers rapports ! Et il piétine sur place, tout comme Dühring. Si les « éléments » sont des sensations, la dépendance des éléments physiques entre eux ne peut exister en dehors de l'homme, antérieurement à l'homme, antérieurement à la matière organique. Si les sensations de temps et d'espace peuvent donner à l'homme une orientation biologiquement utile, c'est exclusivement à la condition de refléter la réalité objective extérieure à l'homme : l'homme ne pourrait pas s'adapter biologiquement au milieu, si ses sensations ne lui en donnaient une représentation objectivement exacte. La théorie de l'espace et du temps est étroitement liée à la solution du problème gnoséologique fondamental : nos sensations sont‑elles les images des corps et des choses, ou les corps sont‑ils des complexes de nos sensations ? Mach ne fait qu'errer entre ces deux solutions.

La physique contemporaine, dit‑il, est encore dominée par la conception de Newton sur le temps et l'espace absolus (pp. 442‑444), sur le temps et l'espace comme tels. Cette conception « nous » paraît absurde, continue Mach, sans se douter, évidemment, de l'existence des matérialistes et de la théorie matérialiste de la connaissance. Mais cette conception était inoffensive (unschädlich, p. 442) dans la pratique, et c'est pourquoi la critique s'est longtemps abstenue d'y toucher.

Comme cette remarque naïve sur le caractère inoffensif de la pensée matérialiste trahit bien Mach ! Il est d'abord inexact de dire que « très longtemps » les idéalistes n'ont pas critiqué cette conception matérialiste ; Mach feint tout bonnement d'ignorer la lutte entre les théories idéaliste et matérialiste de la connaissance sur cette question ; il évite d'exposer clairement et nettement les deux points de vue. En second lieu, convenant du « caractère inoffensif » des vues matérialistes qu'il conteste, Mach ne fait en somme que reconnaître leur justesse. Comment en effet une erreur serait‑elle demeurée inoffensive des siècles durant ? Qu'est devenu le critère de la pratique avec lequel Mach a tenté de flirter ? La conception matérialiste de la réalité objective du temps et de l'espace ne peut être « inoffensive » que parce que les sciences de la nature ne vont pas au‑delà des limites du temps et de l'espace, au‑delà des limites du monde matériel, laissant ce soin aux professeurs de la philosophie réactionnaire. Ce « caractère inoffensif » équivaut à la justesse.

Ce qui est « nocif », c'est le point de vue idéaliste de Mach sur l'espace et le temps, car, d'abord, il ouvre largement la porte au fidéisme et, en second lieu, il incite Mach lui‑même à des conclusions réactionnaires. C'est ainsi que Mach écrivait, en 1872, qu'« il n'est pas obligatoire de se représenter les éléments chimiques dans un espace à trois dimensions » (Erhaltung der Arbeit, pp. 29 et 55). Le faire, c'est « s'imposer une restriction inutile. Point n'est besoin de situer les objets purement mentaux (das bloss Gedachte) dans l'espace, c'est‑à‑dire par rapport au visible et au tangible, de même qu'il n'est pas besoin de les concevoir comme ayant une certaine intensité de son » (p. 27). « Le fait qu'on n'est pas parvenu jusqu'ici à formuler une théorie satisfaisante de l'électricité, vient peut‑être de ce qu'on a voulu expliquer à tout prix le phénomène électrique par des processus moléculaires dans un espace à trois dimensions » (p. 30).

Raisonnement absolument juste au point de vue de la doctrine franche et claire de Mach, défendue par ce dernier en 1872 : si les molécules, les atomes, en un mot les éléments chimiques ne peuvent être perçus par les sens, c'est qu'ils ne sont « que des objets purement mentaux » (das bloss Gedachte). Et s'il en est ainsi, si l'espace et le temps n'ont pas de signification objective réelle, il est évident que rien ne nous oblige à nous représenter les atomes comme situés dans l'espace ! Que la physique et la chimie « se circonscrivent » dans un espace à trois dimensions où se meut la matière, les éléments de l'électricité peuvent néanmoins être recherchés dans un espace autre que celui à trois dimensions !

On comprend que nos disciples de Mach aient bien soin de passer sous silence cette absurdité, quoique Mach la répète en 1906 (Connaissance et Erreur, 2° édit., p. 418), car ils devraient alors poser de front, sans subterfuges et sans tentatives de « conciliation » des contraires, la question des conceptions idéaliste et matérialiste de l'espace. On comprend aussi pourquoi, dès les années 70, à une époque où Mach, totalement inconnu, se voyait même refuser ses articles par les « physiciens orthodoxes », un des chefs de l'école immanente, Anton von Leclair, s'emparait justement de ce raisonnement de Mach pour l'exploiter à fond comme une répudiation remarquable du matérialisme et comme une reconnaissance de l'idéalisme ! En ce temps‑là Leclair n'avait pas encore imaginé ou emprunté à Schuppe et Schubert­-Soldern ou J. Rehmke la « nouvelle » enseigne d'« école immanente », se qualifiant tout bonnement d'idéaliste critique[9]. Les propos cités poussèrent ce défenseur déterminé du fidéisme, qu'il préconise nettement dans toutes ses œuvres philosophiques, à proclamer aussitôt Mach un grand philosophe, « un révolutionnaire au meilleur sens du mot » (p. 252). Et il avait parfaitement raison. Le raisonnement de Mach atteste son passage du camp des sciences de la nature à celui du fidéisme. En 1872 comme en 1906, les sciences de la nature ont cherché, cherchent et trouvent ou du moins sont près de découvrir ‑ l'atome de l'électricité, l'électron, dans un espace à trois dimensions. Les sciences de la nature ne s'attardent pas au fait que la matière qu'elles étudient existe uniquement dans un espace à trois dimensions et que, par suite, les particules de cette matière, fussent‑elles infimes au point d'être invisibles pour nous, existent « nécessairement » dans le même espace à trois dimensions. Au cours des trois décades et plus écoulées depuis 1872 et marquées par les progrès prodigieux et vertigineux de la science dans la connaissance de la structure de la matière, la conception matérialiste de l'espace et du temps est restée « inoffensive », c'est‑à‑dire tout aussi conforme qu'auparavant aux sciences de la nature, tandis que la conception contraire de Mach et Cie n'a été qu'une capitulation « nocive » devant le fidéisme.

Dans sa Mécanique, Mach défend les mathématiciens qui étudient la question des espaces imaginaires à n dimensions, contre l'accusation les rendant responsables des conclusions « monstrueuses » que l'on tire de leurs recherches. Défense parfaitement fondée, c'est indéniable ; mais voyez la position gnoséologique que Mach adopte dans cette défense. Les mathématiques modernes, dit‑il, ont posé la question, très importante et très utile, de l'espace à n dimensions, espace concevable, mais, comme « cas réel » (ein wirklieher Fall), il ne reste que l'espace à trois dimensions (3° édit., pp. 483‑485). C'est pourquoi « nombre de théologiens qui éprouvent des difficultés en ce sens qu'ils ne savent où placer l'enfer », et aussi des spirites ont eu tort de vouloir tirer parti de la quatrième dimension (ibid.).

Très bien ! Mach ne veut pas marcher en compagnie des théologiens et des spirites. Et comment s'en sépare‑t‑il dans sa théorie de la connaissance ? En constatant que l'espace à trois dimensions est le seul espace réel ! Mais que vaut cette défense contre les théologiens et Cie, si vous ne reconnaissez pas à l'espace et au temps une réalité objective ? Il s'ensuit donc que vous employez la méthode des emprunts tacites au matérialisme quand il s'agit de s'écarter des spirites. Car les matérialistes, voyant dans le monde réel, dans la matière que nous percevons, une réalité objective, ont le droit d'en conclure que, quelles qu'elles soient, les fantaisies humaines et les fins qu'elles poursuivent sont irréelles, si elles sortent des limites de l'espace et du temps. Et vous, messieurs les disciples de Mach, vous déniez, dans votre lutte contre le matérialisme, à la « réalité » l'existence objective, et vous la réintroduisez subrepticement, dès qu'il s'agit de combattre l'idéalisme conséquent, franc et intrépide jusqu'au bout ! Si, dans le concept relatif du temps et de l'espace, il n’y a rien que relativité, s'il n'existe aucune réalité objective (=indépendante de l'homme et de l'humanité), reflétée dans ces concepts relatifs, pourquoi l'humanité, pourquoi la plupart des hommes n'auraient‑ils pas le droit de concevoir des êtres en dehors du temps et de l'espace ? Si Mach a le droit de chercher les atomes de l'électricité ou les atomes en général hors de l'espace à trois dimensions, pourquoi la majeure partie de l'humanité ne serait‑elle pas en droit de chercher les atomes ou les fondements de la morale hors de l'espace à trois dimensions ?

« On n’a pas encore vu, écrit Mach au même endroit, d'accoucheur qui ait pu aider à un accouchement au moyen de la quatrième dimension. »

Excellent argument, mais uniquement pour ceux qui voient dans le critère de la pratique la confirmation de la vérité objective, de la réalité objective de notre monde sensible. Si nos sensations nous donnent une image objectivement fidèle du monde extérieur existant indépendamment de nous, alors cet argument se référant à l'accoucheur et à toute l'activité pratique humaine, vaut bien quelque chose. Mais alors c'est la doctrine de Mach qui ne vaut rien comme tendance philosophique.

« J'espère, continue Mach, qui renvoie le lecteur à son travail de 1872, que personne n'invoquera pour des histoires de revenants (die Kosten einer Spukgeschichte bestreiten) ce que j'ai dit ou écrit à ce propos. »

Il n'est pas permis d'espérer que Napoléon ne soit pas mort le 5 mai 1821. Il n'est pas permis d'espérer que la doctrine de Mach, qui a déjà servi et continue de servir aux immanents, ne serve pas à des « histoires de revenants » !

Pas seulement aux immanents, comme nous le verrons plus loin. L'idéalisme philosophique n'est qu'une histoire de revenants dissimulée et travestie. Voyez plutôt les représentants français et anglais de l'empiriocriticisme, moins maniérés que les représentants allemands de cette tendance philosophique. Poincaré dit que les concepts de l'espace et du temps sont relatifs et que, par conséquent (« par conséquent » pour les non‑matérialistes, en effet), « ce n'est pas la nature qui nous les impose » .(ces concepts) ; « c'est nous qui les imposons à la nature, parce que nous les trouvons commodes » (l.c., p. 6). L'enthousiasme des kantiens allemands n'est‑il pas dès lors justifié ? N'est‑elle pas confirmée, l'assertion d'Engels selon laquelle les doctrines philosophiques conséquentes doivent tenir pour l'élément primordial ou la nature ou la pensée humaine ?

Les conceptions du disciple anglais de Mach Karl Pearson sont nettement définies. « Nous ne pouvons affirmer, dit‑il, que l'espace et le temps aient une existence réelle ; ils ne se trouvent pas dans les choses, mais dans notre façon (our mode) de percevoir les choses » (l.c., p. 184). Idéalisme franc et net. « De même que l'espace, le temps est un des modes (textuellement, un des plans) dont use la faculté humaine de connaître, cette grande machine à classer, pour mettre en ordre (arranges) ses matériaux » (ibid.). La conclusion finale de K. Pearson, qu'il expose, selon son habitude, en des thèses précises et claires, est ainsi formulée : « L'espace et le temps ne sont pas des réalités du monde phénoménal (phenomenal world), mais des façons (modes) dont nous percevons les choses. Ils ne sont ni infinis ni divisibles à l'infini, étant, dans leur essence (essentially), limités par le contenu de nos perceptions » (p. 191, conclusions du chapitre V sur l'espace et le temps).

Ennemi probe et consciencieux du matérialisme, Pearson, avec qui, nous le répétons, Mach s'est entièrement solidarisé à maintes reprises, et qui de son côté se déclare ouvertement d'accord avec Mach, ne donne pas à sa philosophie d'étiquette spéciale, mais nomme sans détour les philosophes classique dont il continue la lignée : Hume et Kant (p. 192) !

Et s'il s'est trouvé en Russie des naïfs pour croire que la doctrine de Mach apporte une solution « nouvelle » au problème de l'espace et du temps, dans la littérature anglaise par contre les savants d'un côté et les philosophes idéalistes de l'autre ont immédiatement et nettement pris position à l'égard du disciple de Mach K. Pearson. Voici, par exemple, l'appréciation du biologiste Lloyd Morgan : « Les sciences de la nature, en tant que telles, considèrent le monde phénoménal comme extérieur à l'esprit de l'observateur et indépendant de lui », tandis que le professeur Pearson adopte une « attitude idéaliste »[10]. « Je suis d'avis que les sciences de la nature ont, en tant que sciences, toutes les raisons, de traiter l'espace et le temps comme des catégories purement objectives. Le biologiste est en droit, me semble‑t‑il, de considérer la distribution des organismes dans l'espace, et le, géologue, leur distribution dans le temps, sans s'attarder à expliquer au lecteur qu'il ne s'agit là que de perceptions sensibles, de perceptions sensibles accumulées, de certaines formes de perceptions. Tout cela est peut‑être très bien, mais c'est déplacé en physique et en biologie » (p. 304). Lloyd Morgan est un représentant de cet agnosticisme qu'Engels qualifia de « matérialisme honteux »; et quelque « conciliantes » que soient les tendances de cette philosophie, il ne lui a pas été possible de concilier les vues de Pearson avec les sciences de la nature. Chez Pearson, dit un autre critique[11], on a « d'abord l'esprit dans l'espace, et puis l'espace dans l'esprit ». « Il est hors de doute, répond R.J. Ryle, défenseur de K. Pearson, que la théorie de l'espace et du temps à laquelle est attaché le nom de Kant, est l'acquisition, positive la plus importante de la théorie idéaliste de la con­naissance humaine depuis l'évêque Berkeley. Et l'un des caractères les plus remarquables de la Grammaire de la Science de Pearson, c'est que nous y trouvons, peut­-être pour la première fois sous la plume d'un savant anglais, la reconnaissance sans réserve de la théorie de Kant, aussi bien que son exposé clair et précis » ...

Ainsi, ni les disciples anglais de Mach, ni leurs adversaires du camp des scientifiques, ni leurs partisans du camp des philosophes de métier n'ont l'ombre d'un doute quant au caractère idéaliste de la doctrine de Mach sur le temps et l'espace. Quelques écrivains russes se réclamant du marxisme sont les seuls à « ne pas l'avoir remarqué ».

« Certaines vues d’Engels, écrit par exemple V. Bazarov dans les Essais (p. 67), comme sa représentation du temps et de l'espace « purs », ont maintenant vieilli. »

Allons donc ! Les conceptions du matérialiste Engels ont vieilli, mais les conceptions de l'idéaliste Pearson ou de l'idéaliste confusionniste Mach sont tout ce qu'il y a de plus neuf ! Le plus curieux ici, c'est que Bazarov ne doute même pas qu'on puisse regarder les idées sur l'espace et le temps, à savoir : la reconnaissance ou la négation de leur réalité objective, comme des « vues particulières » par opposition au « point de départ de la conception du monde », dont il est question dans la phrase suivante du même auteur. Exemple frappant des « pauvres soupes éclectiques » auxquelles faisait allusion Engels en parlant de la philosophie allemande des années 80. Car opposer le « point de départ » de la conception matérialiste de Marx et Engels à leurs « vues particulières » sur la réalité objective du temps et de l'espace, c'est énoncer un non‑sens aussi criant que si l'on prétendait opposer le « point de départ » de la théorie économique de Marx à ses « vues particulières » sur la plus‑value. Détacher la doctrine d'Engels sur la réalité objective du temps et de l'espace de sa théorie de la transformation des « choses en soi » en « choses pour nous », de sa reconnaissance de la vérité objective et absolue, plus précisément de la réalité objective qui nous est donnée dans la sensation, ‑ la détacher de sa reconnaissance des lois naturelles, de la causalité et de la nécessité objectives, c'est faire un hachis d'une philosophie qui est toute d'une seule pièce. Comme tous les disciples de Mach, Bazarov a fait fausse route en confondant la variabilité des concepts humains du temps et de l'espace, leur caractère exclusivement relatif, avec l'invariabilité du fait que l'homme et la nature n'existent que dans le temps et l'espace ; or, les êtres créés en dehors du temps et de l'espace par le cléricalisme et nourris par l'imagination des foules exploitées et maintenues dans l'ignorance, ne sont que les produits d'une fantaisie maladive, les subterfuges de l'idéalisme philosophique, les mauvais produits d'un mauvais régime social. Les vues de la science sur la structure de la matière, sur la composition chimique des aliments, sur l'atome ou sur l'électron, peuvent, vieillir et vieillissent chaque jour ; mais des vérités telle que : l'homme ne peut se nourrir de pensées et l'amour, purement platonique ne peut être fécond, ne peuvent pas vieillir. Or, la philosophie qui nie la réalité objective du, temps et de l'espace est aussi absurde, aussi fausse, aussi pourrie en dedans que la négation de ces vérités. Les artifices des idéalistes et des agnostiques sont, en somme, aussi hypocrites que la propagande de l'amour platonique par les pharisiens !

Pour illustrer cette distinction entre la relativité de nos concepts du temps et de l'espace et l'opposition absolue sur ce point des tendances matérialiste et idéaliste dans les limites de la gnoséologie, je citerai encore quelques lignes d'un « empiriocriticiste » très vieux et très pur, précisément de Schulze‑Aenesidemus, disciple de Hume. Il écrivait en 1792 :

« Si on conclut des idées aux « choses extérieures à nous », « l'espace et le temps sont quelque chose de réel, extérieur à nous et existant dans la réalité, car les corps ne se conçoivent que dans un espace existant (vorhandenen), et les changements ne se conçoivent que dans un temps existant » (l.c., p. 100).

Justement ! Répudiant de façon catégorique le matérialisme et la moindre concession à ce dernier, Schulze, disciple de Hume, exposait en 1792 les rapports du problème de l'espace et du temps avec celui de la réalité objective extérieure à nous, en des termes identiques à ceux dont s'est servi le matérialiste Engels en 1894 (la dernière préface d'Engels à l'Anti‑Dühring est datée du 23 mai 1894). Cela ne veut point dire que nos représentations du temps et de l'espace ne se soient pas modifiées en cent ans, qu'une quantité énorme de faits nouveaux n'ait pas été recueillie sur le développement de ces représentations (faits auxquels se réfèrent Vorochilov‑Tchernov et Vorochilov‑Valentinov dans leur prétendue réfutation d'Engels) ; cela signifie seulement que la corrélation du matérialisme et de l'agnosticisine, en tant que tendances philosophiques fondamentales, n'a pu changer quelles que soient les étiquettes « nouvelles » dont se parent nos disciples de Mach.

Bogdanov lui non plus n'ajoute rien, mais absolument rien, si ce n'est quelques étiquettes « nouvelles » à la vieille philosophie de l'idéalisme et de l'agnosticisme. Lorsqu'il répète les raisonnements de Hering et de Mach sur la discrimination de l'espace physiologique et de l'espace géornétrique ou de l'espace de la perception sensible et de l'espace abstrait (Empiriomonisme, l, p.26) il reprend en entier l'erreur de Dühring. Une chose est de savoir comment à l'aide de différents organes des sens l'homme perçoit l'espace et comment au cours d'un long développement historique se forme, à partir de ces perceptions, l'idée abstraite d'espace ; autre chose est de savoir si une réalité objective, indépendante de l'humanité, correspond à ces perceptions et à ces idées humaines. Cette dernière question, bien qu'elle soit la seule question philosophique proprement dite Bogdanov « ne l'a pas remarquée » sous un fouillis de recherches de détail concernant la première question ; aussi n'a‑t‑il pas pu opposer nettement le matérialisme d'Engels à la doctrine confuse de Mach.

Tout comme l'espace le temps « est une forme de coordination sociale de l'expérience d'hommes différents » (ibid., p. 34) ; leur « objectivité » est une « valeur générale » (ibid.).

C'est faux d'un bout à l'autre. La religion qui exprime une coordination sociale de l'expérience de la plus grande partie de l'humanité a, elle aussi, une valeur générale. Mais les idées religieuses sur le passé de la terre ou sur la création du monde, par exemple, ne correspondent à aucune réalité objective. Une réalité objective correspond à la conception scientifique de l'existence de la terre, dans un espace déterminé par rapport aux autres planètes, pendant une durée déterminée antérieurement à toute socialité, antérieurement à l'humanité, antérieurement à la matière organique (bien que cette conception soit aussi relative à chaque degré du développement de la science que l'est la religion à chacun des stades de son évolution). Pour Bogdanov, les différentes formes de l'espace et du temps s'adaptent à l'expérience des hommes et à leur faculté de connaître. En réalité, c'est juste le contraire qui a lieu : notre « expérience » et notre connaissance s'adaptent de plus en plus à l'espace et au temps objectifs, en les reflétant avec toujours plus d'exactitude et de profondeur.

6. Liberté et nécessité[modifier le wikicode]

Aux pages 140 et 141 des Essais A. Lounatcharski ci les développements d'Engels dans l'Anti‑Dühring sur cette question et se rallie sans réserve à la définition « d' une netteté et d'une justesse frappantes », qu'en donne Engels en une « page admirable »[12].

Il y a là, en effet, bien des choses admirables. Et le plus « admirable », c'est que ni A. Lounatcharski, ni quantité d'autres disciples de Mach se réclamant du marxisme « n'aient pas remarqué » la portée gnoséologique de l'argumentation d'Engels sur la liberté et la nécessité. Pour lire, ils ont lu, pour copier, ils ont copié, mais sans rien entendre à rien.

Engels dit : « Hegel a été le premier à représenter exactement le rapport de la liberté et de la nécessité. Pour lui, la liberté est l'intellection de la nécessité ». « La nécessité n'est aveugle que dans la mesure où elle n'est pas comprise. » La liberté n'est pas dans une indépendance rêvée à l'égard des lois de la nature, mais dans la connaissance de ces lois et dans la possibilité donnée par là même de les mettre en œuvre méthodiquement pour des fins déterminées. Cela est vrai aussi bien des lois de la nature extérieure que de celles qui régissent l'existence physique et psychique de l'homme lui-même, ‑ deux classes de lois que nous pouvons séparer tout au plus dans la représentation, mais non dans la réalité. La liberté de la volonté ne signifie donc pas autre chose que la faculté de décider en connaissance de cause. Donc, plus le jugement d'un homme est libre sur une question déterminée, plus grande est la nécessité qui détermine la teneur de ce jugement... La liberté consiste par conséquent dans l'empire sur nous-mêmes et la nature extérieure, fondé sur la connaissance des nécessités naturelles (Naturnotwendigkeiten) »... (pp. 112 et 164 de la 5° édit. allem.) .

Voyons sur quels principes gnoséologiques est fondé tout ce raisonnement.

En premier lieu, Engels reconnaît dès le début les lois de la nature, les lois du monde extérieur, la nécessité de la nature, c'est‑à‑dire tout ce que Mach, Avenarius, Petzoldt et Cie qualifient de « métaphysique ». Si Lounatcharski s'était donné la peine de réfléchir sérieusement à l'argumentation « admirable » d'Engels, il n'aurait pas pu ne pas voir la distinction essentielle entre la théorie matérialiste de la connaissance et l'agnosticisme et l'idéalisme qui nient les lois de la nature, ou n'y voient que des lois « logiques », etc., etc.

Deuxièmement, Engels ne perd pas son temps à formuler les « définitions » de la liberté et de la nécessité, définitions scolastiques qui intéressent par‑dessus tout les professeurs réactionnaires (comme Avenarius) ou leurs élèves (comme Bogdanov). Engels considère la connaissance et la volonté de l'homme d'une part, les lois nécessaires de la nature de l'autre, et, s'abstenant de toute définition, constate simplement que les lois nécessaires de la nature constituent l'élément primordial, la volonté et la connaissance humaines étant l'élément secondaire. Ces dernières doivent nécessairement et inéluctablement s'adapter aux premières ; c'est pour Engels d'une évidence telle qu'il ne croit pas devoir l'expliquer. Les disciples russes de Mach ont été les seuls à se plaindre de la définition générale du matérialisme donnée par Engels (la nature est l'élément primordial ; la connaissance, le secondaire ; souvenez‑vous des « perplexités » de Bogdanov à ce sujet !), et à trouver en même temps « admirable », « d'une justesse frappante », une des applications particulières que fit Engels de cette définition générale et essentielle !

Troisièmement, Engels ne doute pas de l'existence de la « nécessité aveugle », il admet l'existence de la nécessité non connue de l'homme. C'est ce qui ressort de toute évidence du passage cité par nous. Or, au point de vue des disciples de Mach, l'homme peut‑il connaître l'existence de ce qu'il ne connaît pas ? Connaître l'existence d'une nécessité qu'il ignore ? N'est‑ce point là « mystique », « métaphysique », admission des « fétiches » et des « idoles », n'est‑ce pas « l'inconnaissable chose en soi de Kant » ? Si les disciples de Mach y avaient réfléchi, ils n'auraient pas manqué d'apercevoir l'identité complète de l'argumentation d'Engels sur la connaissance de la nature objective des choses et sur la transformation de la « chose en soi » en « chose pour nous », d'un côté, et de son argumentation sur la nécessité aveugle non encore connue, de l'autre. Le développement de toute conscience individuelle et celui des connaissances collectives de toute l'humanité nous montrent à chaque instant la « chose en soi » inconnue se transformant en « chose pour nous » connue, la nécessité aveugle inconnue, la « nécessité en soi », se transformant en « nécessité pour nous » connue. Au point de vue gnoséologique, il n'y a absolument aucune différence entre ces deux transformations, car le point de vue fondamental est le même dans les deux cas : c'est le matérialisme, la reconnaissance de la réalité objective du monde extérieur et des lois de la nature extérieure, ce monde et ces lois étant parfaitement accessibles à la connaissance humaine, mais ne pouvant jamais en être connus définitivement. Nous ne connaissons pas les loi nécessaires de la nature dans les phénomènes météorologiques, et c'est pourquoi nous sommes inévitablement les esclaves du temps qu'il fait. Mais ne connaissant pas cette nécessité, nous savons qu'elle existe. D'où vient cette connaissance ? Elle vient justement d'où nous vient la connaissance des choses existant hors de notre conscience et indépendamment de celle‑ci, autrement dit : de l'évolution de nos connaissances, qui a montré des millions de fois à tout homme que l'ignorance fait place au savoir quand l'objet agit sur nos organes des sens, et inversement : la possibilité de cette action une fois écartée, la science devient ignorance.

Quatrièmement, Engels applique manifestement à la philosophie, dans l'argumentation citée, la méthode « salto‑vitale », c'est‑à‑dire qu'il fait un bond de la théorie à la pratique. Aucun des savants (et sots) professeurs de philosophie que suivent nos disciples de Mach, ne se permet jamais de ces bonds déshonorants pour des représentants de la « science pure ». Une chose est chez eux la théorie de la connaissance où il importe de cuisiner subtilement les « définitions » verbales ; autre chose est la pratique. Chez Engels, toute la pratique vivante de l'homme fait irruption dans la théorie même de la connaissance, fournissant un critère objectif de la vérité : tant que nous ignorons une loi de la nature, cette loi, existant et agissant à l'insu, en dehors de notre connaissance, fait de nous les esclaves de la « nécessité aveugle ». Dès que nous la connaissons, cette loi agissant (comme l'a répété Marx des milliers de fois) indépendamment de notre volonté et de notre conscience, nous rend maîtres de la nature. La domination de la nature, réalisée dans la pratique humaine, résulte d'une représentation objectivement fidèle, dans l'esprit humain, des phénomènes et des processus naturels ; elle est la meilleure preuve que cette représentation (dans les limites que nous assigne la pratique) est une vérité éternelle, objective et absolue.

Quel est donc le résultat final ? Chaque étape du raisonnement d'Engels, presque chacune de ses phrases, chacune de ses propositions, pourrait‑on dire, est entièrement et exclusivement fondée sur la gnoséologie du matérialisme dialectique, sur des propositions qui frappent au visage toutes les bourdes de Mach sur les corps en tant que complexes de sensations, sur les « éléments », sur « la coïncidence de nos représentations sensibles et de la réalité existant hors de nous », etc., etc. Les disciples de Mach ne s'en laissent pas troubler le moins du monde ; ils lâchent le matérialisme et ressassent (à la Bermann) sur la dialectique des banalités éculées, en souscrivant d'ailleurs, séance tenante, à l'une des applications du matérialisme dialectique ! Ils ont puisé leur philosophie dans les pauvres soupes éclectiques et continuent à servir ces mêmes soupes au lecteur. Ils empruntent à Mach une parcelle d'agnosticisme et un rien d'idéalisme, mêlent le tout à un peu de matérialisme dialectique de Marx et susurrent que ce salmigondis, c'est un progrès du marxisme. Ils pensent que si Mach, Avenarius, Petzoldt et toutes leurs autres autorités n'ont pas la moindre idée de la solution donnée au problème (de la liberté et de la nécessité) par Hegel et Marx, c'est pur hasard : c'est que tout bonnement ces « autorités‑là » n'ont pas lu telle page dans tel livre, et non point qu'elles aient été et soient demeurées absolument ignorantes du progrès réel de la philosophie au XIX° siècle, qu'elles aient été et soient restées des obscurantistes en philosophie.

Voici le raisonnement d'un de ces obscurantistes, Ernst Mach, professeur de philosophie à l'université, de Vienne :

« Il est impossible de démontrer la justesse de la position du déterminisme ou de l'indéterminisme. Seule une science parfaite ou démontrée impossible serait capable de résoudre ce problème. Il s'agit ici des prémisses que l'on introduit (man heranbringt) dans l'analyse des choses, suivant que l'on attribue aux succès ou aux insuccès antérieurs, des recherches une valeur subjective (subjektives Gewicht) plus ou moins grande. Mais, au cours de la recherche, tout penseur est nécessairement déterministe en théorie » (Connaissance et Erreur, 2° édit. allem., pp. 282‑283).

N'est‑ce pas faire preuve d'obscurantisme lorsqu'on sépare soigneusement la théorie pure de la pratique ? Lorsqu'on réduit le déterminisme au domaine de la « recherche » et qu'en morale, dans la vie sociale, dans tous les autres domaines, sauf la « recherche », on laisse la question à l'appréciation « subjective ». Dans mon cabinet, dit le pédantesque savant, je suis déterministe ; mais que le philosophe se préoccupe de bâtir sur le déterminisme une conception du monde cohérente, embrassant la théorie et la pratique, il n’en est point question. Mach énonce des truismes parce que la question des rapports de la liberté et de la nécessité, au point de vue théorique, ne lui apparaît pas claire.

« ... Toute nouvelle découverte révèle les insuffisances de notre savoir et met à jour un résidu de dépendances jusqu'alors inaperçu » (p. 283)... Fort bien ! Ce « résidu » n'est-il pas la « chose en soi » que notre connaissance reflète de plus en plus profondément ? Pas du tout : « ... De sorte que celui qui défend en théorie un déterminisme extrême doit demeurer, en pratique, un indéterministe » (p. 283)... Voilà bien un partage à l'amiable[13] : la théorie aux professeurs, la pratique aux théologiens ! Ou bien : en théorie l'objectivisme (c'est‑à‑dire le matérialisme « honteux ») ; dans la pratique, la « méthode subjective en sociologie ». Quel les idéologues russes de la petite‑bourgeoisie, les populistes, de Lessévitch à Tchernov, sympathisent avec cette philosophie banale, il n'y a rien d'étonnant. Mais que des gens se réclamant du marxisme s'engouent de pareilles absurdités, en dissimulant honteusement les conclusions singulièrement absurdes de Mach, voilà qui est tout à fait triste.

En traitant de la volonté, Mach ne se contente d'ailleurs pas de cette confusion et d'un agnosticisme équivoque, il va beaucoup plus loin... « Notre sensation de faim, lisons‑nous dans la Mécanique, n'est pas essentiellement différente de la tendance de l'acide sulfurique vers le zinc, et notre volonté n'est pas si différente de la pression de la pierre sur son support ». « Nous nous trouverons ainsi » (c'est‑à‑dire en nous plaçant à ce point de vue) « plus près de la nature sans qu'il soit besoin de nous résoudre en un incompréhensible amas nuageux de molécules, ou de faire de l'univers un système de groupements d'esprit » (p. 434 de la traduction française). Ainsi, point n'est besoin de matérialisme (« amas nuageux de molécules » ou électrons, c'est‑à‑dire admission de la réalité objective du monde matériel) ; point n'est besoin d'un idéalisme qui verrait dans le monde une « forme particulière de l'existence » de l'esprit, mais un idéalisme concevant le monde comme volonté est possible. Nous voici non seulement au-dessus du matérialisme, mais aussi de l'idéalisme d'un « quelconque » Hegel, ce qui ne nous empêche pas d'être en coquetterie avec un idéalisme dans le genre de Schopenhauer ! Nos disciples de Mach qui prennent des mines de pudeur offensée à chaque rappel de la proche parenté de Mach et de l'idéalisme philosophique, ont préféré cette fois encore faire le silence sur ce point délicat. Il est cependant difficile de trouver dans la littérature philosophique un exposé des idées de Mach où ne soit pas noté son faible pour la Willensmetaphysik, c'est‑à‑dire pour l'idéalisme volontariste. Ce point a été relevé par J. Baumann[14], et le disciple de Mach H. Kleinpeter, discutant avec cet auteur, n'a pas réfuté ce point, se bornant à dire que Mach est sans contredit « plus près de Kant et de Berkeley que de l'empirisme métaphysique qui domine dans les sciences de la nature » (c'est‑à‑dire du matérialisme spontané, ibid., vol. 6, p. 87). E. Becher[15] l'indique de même et rappelle que si Mach professe en certains passages la métaphysique volontariste pour la renier ailleurs, il n'y faut voir que la preuve du caractère arbitraire de sa terminologie ; en réalité, le fait, que Mach est proche de la métaphysique volontariste est hors de doute. Lucka[16] reconnaît, lui aussi, à la « phénoménologie » (c'est‑à‑dire à l'agnosticisme) un goût de cette métaphysique (c'est‑à‑dire de l'idéalisme). W. Wundt[17] l'indique à son tour. Et le manuel d'histoire de la philosophie moderne d'Uberweg‑Heinze[18] constate également que Mach est un phénoméniste, « qui n'est pas étranger à l'idéalisme volontariste ».

En un mot, l'éclectisme de Mach et son penchant à l'idéalisme sont évidents aux yeux de tous, excepté peut‑être des disciples russes de Mach.

  1. A des exercices de ce genre se livre depuis longtemps en Angleterre le camarade Belfort Bax, auquel le critique français de son livre The roots of reality disait tout récemment non sans venin : « L'expérience n'est qu'un mot remplaçant le mot conscience »; soyez donc franchement idéaliste ! (Revue de philosophie, 1907, n° 10, p . 399).
  2. Vierteljahrsschrift für wissenschaftliche Philosophie, Jahrg. 22, 1898) p. 45.
  3. Plekhanov a peut‑être cru que Carstanjen avait dit : « L'objet de la connaissance, indépendant de la connaissance », et non pas « objet d'étude » ? Ce serait alors, vraiment, du matérialisme. Mais Carstanjen, pas plus qu'aucune autre personne au courant de l'empiriocriticisme, n a dit et n'a pu dire rien d'analogue.
  4. E. Mach, Die Prinzipien der Wärmelehre, 2. Auflage, 1900.
  5. J. Petzoldt, Das Weltproblem von positivistischem Stardpunkte aus, Leipzig, 1906, p. 130 : « Il peut également y avoir un a priori logique au point de vue empirique : la causalité est un a priori logique pour la constance expérimentale (erfabrungsmässig) de notre milieu. »
  6. Henri Poincaré : la Valeur de la Science, Paris, 1905, pp. 7, 9. Il y a une traduction russe.
  7. Annalen der Naturphilosophie, VI, 1907, pp. 443, 447.
    « Annalen der Naturphilosophie », revue à tendance positiviste ; éditée par W. Ostwald à Leipzig de 1901 à 1921. Parmi les collaborateurs de la revue, on compte E. Mach, P. Volkmann, d'autres encore. (N.R.)
  8. E. Lucka : Das Erkenhtnisproblem und Machs « Analyse der Emplindungen» dans Kantstudien, t. VIII, p. 409.
  9. Anton von Leclair, Der Realismus der modernen Naturwissenschaft im Lichte der von Berkeley und Kant angebahnten Erkenntaiskritik, Prag., 1789.
  10. Natural Science, vol. I, 1892, p. 300.
  11. I. M. Bentley sur Pearson dans The Philosophical Review, vol. VI, 5, 1897 Septemb . p. 523.
  12. Lounatcharski écrit : « une page admirable d'économie religieuse, dirais‑je, au risque de faire sourire le lecteur irréligieux ». Quelles que soient vos bonnes intentions, camarade Lounatcharski vos coquetteries avec la religion ne font pas sourire ; elles écœurent.
  13. Mach écrit dans la Mécanique : « Les opinions religieuses de l'homme demeurent strictement privées tant qu'on ne s'efforce pas de les imposer à autrui ou de les appliquer à des questions se rapportant à un autre domaine » (p. 434 de la traduction française).
  14. Archiv für systematische Philosophie, 1898, Il, t. 4., p. 63, article sur les conceptions philosophiques de Mach.
  15. Erich Becher : The Philosophical Views of E. Mach, dans Philosophical Review, vol. XIV, 5, 1905, pp. 536, 546, 547, 548.
  16. E. Lucka : Das Erkenninisproblem und Machs« Analyse der Empfindungen » dans Kantstudien, t. VIII, 1903, p. 400.
  17. Systematische Philosophie, Leipzig, 1907, p. 131.
  18. Grundriss der Geschichte der Philosophie, t. IV, 9. Auflage Berlin, 1903, p. 250.