5. La révolution moderne dans les sciences de la nature et l’idéalisme philosophique

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La revue Die Neue Zeit publiait, il y a un an, l'article de Joseph Diner‑Dénes : « Le marxisme et la révolution moderne dans les sciences de la nature » (1906‑1907, n° 52). Le défaut de cet article est d'ignorer les déductions gnoséologiques, tirées de la physique « nouvelle » et qui nous intéressent aujourd'hui tout spécialement. Mais ce défaut confère justement à nos yeux un intérêt particulier au point de vue et aux déductions de l'auteur. Joseph Diner‑Dénes se place, comme l'auteur de ces lignes, au point de vue du « simple marxiste » que nos disciples de Mach traitent avec un souverain mépris. « Un simple marxiste moyen a coutume de se qualifier de dialecticien‑matérialiste », écrit par exemple M. Iouchkévitch (p.1 de son livre). Et voici que ce simple marxiste, représenté en l'occurrence par J. Diner-Dénes, confronte les découvertes les plus récentes des sciences de la nature et surtout de la physique (rayons X, rayons Becquerel, radium, etc. ) directement avec l'Anti‑Dühring d'Engels. A quelle conclusion l'a donc amené cette confrontation ? « Des connaissances nouvelles ont été acquises dans les domaines les plus variés des sciences de la nature, écrit J. Diner‑Dénes ; elles se ramènent toutes à ce point que voulut faire ressortir Engels, à savoir que dans la nature « il n'existe pas de contradictions inconciliables, de différences et de démarcations arbitrairement fixées ». Si nous rencontrons dans la nature des contradictions et des différences, c'est nous seuls qui introduisons dans la nature leur immutabilité et leur caractère absolu ». On a découvert, par exemple, que la lumière et l'électricité ne sont que manifestations d'une seule et même force naturelle[1]. Il devient chaque jour plus probable que l'affinité chimique se ramène aux processus électriques. Les éléments indestructibles et indécomposables de la chimie dont le nombre continue d'augmenter, comme pour railler la conception de l'unité du monde, s'avèrent destructibles et décomposables. On a réussi à transformer l'élément radium en élément hélium[2]. « De même que toutes les forces de la nature se ramènent à une seule, toutes les substances de la nature se ramènent à une seule substance » (souligné par J. Diner‑Dénes). Rapportant l'opinion d'un écrivain pour qui l'atome n'est qu'une condensation de l'éther[3], l'auteur s'exclame : « Comme le mot d'Engels ‑ le mouvement est le mode d'existence de la matière ‑ est brillamment confirmé. » « Tous les phénomènes naturels sont des mouvements, et la différence entre eux ne vient que de ce que nous, les hommes, nous les percevons différemment... Il en est exactement ainsi que l'avait dit Engels. De même que l'histoire, la nature obéit à la loi dialectique du mouvement. »

Il nous est, d'autre part, impossible de toucher à la littérature de l'école de Mach ou à la littérature traitant de cette doctrine sans y rencontrer des références prétentieuses à la nouvelle physique, qui a, paraît‑il, réfuté le matérialisme, etc., etc. Ces références sont‑elles sérieuses, c'est là une autre question. Mais les rapports de la nouvelle physique, ou plutôt d'une certaine école de cette physique, avec la doctrine de Mach et avec les autres variétés de la philosophie idéaliste contemporaine ne soulèvent aucun doute. Analyser la doctrine de Mach en ignorant ces rapports, comme le fait Plékhanov[4], c'est se moquer de l'esprit du matérialisme dialectique, c'est sacrifier dans la méthode d'Engels l'esprit à la lettre. Engels dit explicitement : « avec chaque découverte qui fait époque dans le domaine des sciences naturelles » (à plus forte raison dans l'histoire de l'humanité) « le matérialisme doit modifier sa forme » (Ludwig Feuerbach, p. 19, édit. allemande). Ainsi, la révision de la « forme » du matérialisme d'Engels, la révision de ses principes de philosophie naturelle, n'a rien de « révisionniste » au sens consacré du mot ; le marxisme l'exige au contraire. Ce n'est pas cette révision que nous reprochons aux disciples de Mach, c'est leur procédé purement révisionniste qui consiste à trahir l'essence du matérialisme en feignant de n'en critiquer que la forme, à emprunter à la philosophie bourgeoise réactionnaire ses propositions fondamentales sans tenter ouvertement, en toute franchise et avec résolution, de s'attaquer par exemple à cette affirmation d'Engels, qui est indéniablement dans cette question d'une extrême importance : « ... le mouvement est inconcevable sans matière » (Anti‑Dühring, p. 50).

Il va de soi que nous sommes loin de vouloir toucher, en analysant les rapports d'une école de physiciens modernes avec la renaissance de l'idéalisme philosophique, aux doctrines spéciales de la physique. Ce qui nous intéresse exclusivement, ce sont les conclusions gnoséologiques tirées de certaines propositions déterminées et de découvertes universellement connues. Ces conclusions gnoséologiques s'imposent d'elles-mêmes au point que de nombreux physiciens les envisagent déjà. Bien plus : il y a déjà parmi les physiciens diverses tendances, des écoles se constituent sur ce terrain. Notre tâche se réduit donc à montrer nettement la nature des divergences de ces courants et leurs rapports avec les tendances fondamentales de la philosophie.

1. La crise de la physique contemporaine[modifier le wikicode]

Le célèbre physicien français Henri Poincaré dit, dans sa Valeur de la science, qu'« il y a des indices d'une crise sérieuse » en physique et consacre un chapitre à cette crise (ch. VIII, cf. p. 171). Cette crise ne veut pas seulement dire que « le radium, ce grand révolutionnaire », sape le principe de la conservation de l'énergie. « Tous les autres principes sont également en danger » (p. 180). Le principe de Lavoisier ou le principe de la conservation de la masse est ainsi miné par la théorie électronique de la matière. D'après cette théorie les atomes sont formés de particules infimes appelées électrons, les unes chargées négativement, les autres chargées positivement et « plongées dans le milieu que nous nommons éther ». Les expériences de physiciens permettent de mesurer à la fois la vitesse des électrons et leur masse (ou plutôt le rapport de leur masse à leur charge). Il se trouve que la vitesse des électrons est comparable à celle de la lumière (300 000 kilomètres à la seconde), atteignant par exemple au tiers de cette vitesse. Il faut prendre en considération la double masse de l'électron et alors triompher d'une double inertie : de celle de l'électron lui‑même et de celle de l'éther. La première masse sera la masse réelle ou mécanique de l'électron ; la seconde, « la masse électro­dynamique représentant l'inertie de l'éther ». Or la première masse est égale à zéro. La masse entière de l'électron ou tout au moins des électrons négatifs est, par son origine, entièrement et exclusivement électrodynamique[5]. La masse disparaît. Les bases mêmes de la mécanique sont minées. Miné également le principe de Newton sur l'égalité de l'action et de la réaction, etc.

Nous sommes, dit Poincaré, au milieu de « ruines » des vieux principes de la physique, « en présence de cette débâcle générale des principes ». Il est vrai, ajoute‑t‑il en manière de restriction, que toutes ces dérogations aux principes, on ne les rencontre que dans les infiniment petits ; il est possible que nous ne connaissions pas encore d'autres grandeurs infiniment petites qui s'opposent, elles, à ce bouleversement des anciennes lois; et de plus le radium est très rare. En tout cas, la « période de doutes » n'est pas niable. Nous avons déjà vu quelles sont les conclusions gnoséologiques que l'auteur en tire : « Ce n'est pas la nature qui nous les « 'espace et le temps) impose, c'est nous qui les imposons à la nature » ; « tout ce qui n'est pas pensée est le pur néant ». Conclusions idéalistes. Le bouleversement des principes fondamentaux démontre (tel est le cours des idées de Poincaré) que ces principes ne sont pas des copies, des photographies de la nature, des reproductions de choses extérieures par rapport à la conscience de l'homme, mais des produits de cette conscience. Poincaré ne développe pas ces conclusions de façon suivie et ne s'intéresse guère au côté philosophique de la question. Le philosophe français Abel Rey s'y arrête longuement dans son livre La théorie de la physique chez le physiciens contemporains (Paris, F. Alcan, 1907). Il est vrai que l'auteur est lui‑même positiviste, c'est‑à‑dire confusionniste et à moitié acquis à Mach, ce qui en l'espèce est plutôt un avantage, car on ne peut le suspecter de vouloir « calomnier » l'idole de nos disciples de Mach. On ne peut se fier à Rey quand il s'agit de définir avec précision les concepts philosophiques, quand il s'agit du matérialisme notamment, car Rey est lui aussi un professeur et, comme tel, il professe à l'égard des matérialistes le mépris le plus complet (tout en se signalant par l'ignorance la plus complète de la gnoséologie matérialiste). Point n'est besoin de dire que Marx ou Engels, personnages quelconques, n'existent pas du tout pour de telles « sommités de la science ». Cependant, c'est avec le plus grand soin et, somme toute de façon consciencieuse, que Rey résume sur cette question la riche littérature tant anglaise et allemande (Ostwald et Mach surtout) que française; aussi aurons‑nous souvent recours à son travail.

La physique, dit cet auteur, devait attirer sur elle, plus que sur toute autre science, l'attention des philosophes et de tous ceux qui, pour un motif ou un autre, désiraient critiquer la science en général. « C'est au fond la légitimité de la science positive, la possibilité d'une connaissance de l'objet, que l'on discute en cherchant les limites et la valeur de la science physique » (pp. I‑II). On a hâte de tirer de la « crise de la physique contemporaine » les conclusions sceptiques (p. 14). Quelle est donc la nature de cette crise ? Dans les deux premiers tiers du XIX° siècle les physiciens furent d'accord sur les points essentiels. « On croit à une explication purement mécanique de la nature ; on postule que la physique n'est qu'une complication de la mécanique : une mécanique moléculaire. On ne diffère, que sur les procédés employés pour réduire la physique à la mécanique, et sur les détails du mécanisme. » « Aujourd'hui, semble‑il, le spectacle que nous offrent les sciences physico‑chimiques a complètement changé. Une extrême diversité a remplacé l'unité générale, et non plus seulement dans les détails, mais dans les idées directrices et fondamentales. S'il serait exagéré de dire que chaque savant a ses tendances particulières, on doit constater que, comme l'art, la science, et surtout la physique, a ses écoles nombreuses, aux conclusions souvent éloignées, parfois opposées et hostiles...

« On comprend alors dans son principe, et dans toute son étendue, ce qu'on a appelé la crise de la physique contemporaine.

« La physique traditionnelle, jusqu'au milieu du XIX° siècle, postulait que la physique n'avait qu'à se prolonger pour être une métaphysique de la matière. Elle donnait à ses théories une valeur ontologique. Et ces théories étaient toutes mécanistes. Le mécanisme traditionnel » (ces mots, employés par Rey dans un sens particulier, désignent ici un ensemble de vues ramenant la physique à la mécanique) « représentait donc, au‑dessus et au‑delà des résultats de l'expérience, la connaissance réelle de l'univers matériel. Ce n'était pas une expression hypothétique de l'expérience ; c'était un dogme » (p. 16)...

Force nous est d'interrompre ici l'honorable « positiviste ». Il nous dépeint évidemment la philosophie matérialiste de la physique traditionnelle sans vouloir appeler le diable (c'est­-à‑dire le matérialisme) par son nom. A un disciple de Hume, le matérialisme doit apparaître sous l'aspect d'une métaphysique, d'un dogme, d'une excursion au‑delà des limites de l'expérience, etc. Ne connaissant pas le matérialisme, Rey, disciple de Hume, ignore à plus forte raison la dialectique et la différence entre le matérialisme dialectique et le matérialisme métaphysique, au sens prêté à ces mots par Engels. Aussi, les rapports entre la vérité absolue et la vérité relative, par exemple, lui échappent‑ils absolument.

« ... Les critiques du mécanisme traditionnel qui furent formulées pendant toute la seconde moitié du XIX° siècle, infirmèrent cette proposition de la réalité ontologique du mécanisme. Sur ces critiques s'établit une conception philosophique de la physique qui devint presque traditionnelle dans la philosophie de la fin du XIX° siècle. La science ne fut plus qu'une formule symbolique, un moyen de repérage (de création de signes, de repères, de symboles), et encore comme ce moyen de repérage variait selon les écoles, on arriva vite à trouver qu'il ne repérait que ce qu'on avait au préalable façonné pour être repéré (pour être symbolisé). La science devint une œuvre d'art pour les dilettantes, un ouvrage d'art pour les utilitaires : attitudes qu'on avait bien le droit de traduire universellement par la négation de la possibilité de la science. Une science, pur artifice pour agir sur la nature, simple technique utilitaire, n'a pas le droit, à moins de défigurer le sens des mots, de s'appeler science. Dire que la science ne peut être que cela, c'est nier la science, au sens propre du mot.

« L'échec du mécanisme traditionnel, ou plus exactement la critique à laquelle il fut soumis, entraîna cette proposition : la science, elle aussi, a échoué. De l'impossibilité de s'en tenir purement ou simplement au mécanisme traditionnel, on inféra : la science n'est plus possible » (pp. 16‑17).

L'auteur pose la question suivante : « La crise actuelle de la physique est‑elle un incident temporaire et extérieur, dans l'évolution de la science, ou la science tourne‑t‑elle brusquement sur elle‑même et abandonne‑t‑elle définitivement le chemin qu'elle a suivi ?... »

« ... Si les sciences physico‑chimiques qui, historiquement, ont été essentiellement émancipatrices, sombrent dans une crise qui ne leur laisse que la valeur de recettes techniquement utiles, mais leur enlève toute signification au point de vue de la connaissance de la nature, il doit en résulter, dans l'art logique et dans l'histoire des idées, un complet bouleversement. La physique perd toute valeur éducative ; l'esprit positif qu'elle représentait est un esprit faux et dangereux. » La science ne peut donner que des recettes pratiques, et non des connaissances réelles. « La connaissance du réel doit être cherchée et donnée par d'autres moyens... Il faut aller dans une autre voie, et rendre à une intuition subjective, à un sens mystique de l'a réalité, au mystère en un mot, tout ce que l'on croyait lui avoir arraché » (p. 19).

Positiviste, l'auteur professe que cette opinion est erronée et tient la crise de la physique pour passagère. Nous verrons plus loin comment Rey épure de ces vues Mach, Poincaré et Cie. Bornons‑nous pour l'instant à constater la « crise » et son importance. Les derniers mots que nous avons cités de Rey montrent bien quels éléments réactionnaires ont exploité cette crise et l'ont accentuée. Rey dit nettement dans la préface de son livre que « le mouvement fidéiste et anti‑intellectualiste des dernières années du XIX° siècle » prétend « s'appuyer sur l'esprit général de la physique contemporaine » (p. 11). On appelle en France fidéistes (du latin fides, foi) ceux qui placent la foi au‑dessus de la raison. L'anti‑intellectualisme nie les droits ou les prétentions de la raison. Ainsi, du point de vue de la philosophie, l'essence de la « crise de la physique contemporaine » est que l'ancienne physique voyait dans ses théories la « connaissance réelle du monde matériel », c'est‑à‑dire le reflet de la réalité objective. Le nouveau courant de la physique n'y voit que symboles, signes, points de repère d'une utilité pratique, c'est‑à‑dire qu'il nie l'existence de la réalité objective indépendante de notre conscience et reflétée par celle‑ci. Si Rey usait d'une terminologie philosophique exacte, il devrait dire : la théorie matérialiste de la connaissance adoptée inconsciemment par l'ancienne physique a fait place à la théorie idéaliste et agnostique, ce dont le fidéisme a bénéficié à l'encontre des idéalistes et des agnostiques.

Mais ce changement qui fait le fond de la crise, Rey ne se le représente pas comme si tous les nouveaux physiciens s'opposaient à tous les vieux physiciens. Non. Il montre que les physiciens contemporains se divisent, selon leurs tendances gnoséologiques, en trois écoles : énergétique ou conceptuelle (du mot concept, idée pure) ; mécaniste ou néomécaniste, celle‑ci ralliant toujours l'immense majorité des physiciens ; et criticiste, intermédiaire entre les deux premières. Mach et Duhem appartiennent à la première ; Henri Poincaré, à la dernière ; les vieux physiciens Kirchhoff, Helmholtz, Thomson (lord Kelvin), Maxwell et les physiciens modernes Larmor et Lorentz appartiennent à la deuxième. Rey montre dans les lignes suivantes la différence essentielle des deux tendances fondamentales (la troisième étant intermédiaire, et non autonome) :

« Le mécanisme traditionnel a construit un système de l'univers matériel. » Il partit, dans sa doctrine de la structure de la matière, d'« éléments qualitativement homogènes et identiques » qui devaient être considérés comme « indéformables, impénétrables », etc. La physique « construit un édifice réel, avec des matériaux réels et du ciment réel. Le physicien tenait les éléments matériels, les causes et la manière dont elles agissent, les lois réelles de leur action » (pp. 33‑38). « Les modifications de la conception générale de la physique consistent surtout dans le rejet de la valeur ontologique des théories figuratives, et dans le sens phénoménologique très accentué que l'on attribue à la physique. » La théorie conceptuelle opère sur des « notions abstraites pures et simples » et « cherche une théorie purement abstraite, qui éliminera autant qu'il est possible l'hypothèse matérielle ». « La notion d'énergie devenait ainsi là substructure de la physique nouvelle. C'est pourquoi la physique conceptuelle peut encore le plus souvent être appelée physique énergétique », bien que cette appellation ne puisse s'appliquer, par exemple, à un représentant de la physique conceptuelle tel que Mach (p. 46).

Cette confusion, chez Rey, de l'énergétique et de la doctrine de Mach n'est assurément pas plus juste que son assertion selon laquelle l'école néo‑mécaniste adopterait peu à, peu, malgré tout ce qui l'éloigne des conceptualistes, la conception phénoménologique de la physique (p. 48). La « nouvelle » terminologie de Rey obscurcit la question au lieu de l'éclaircir ; il ne nous a pourtant pas été possible de la passer sous silence, désireux que nous étions de donner au lecteur une idée de l'interprétation de la crise de la physique par un « positiviste ». Au fond, l'opposition de la « nouvelle », école à la vieille conception concorde complètement, comme le lecteur a pu s'en convaincre, avec la critique précitée de Helmholtz par Kleinpeter. Rey traduit, en exposant les vues, des différents physiciens, tout le vague et toute l'inconstance de leurs conceptions philosophiques. L'essence de la crise de la physique contemporaine consiste dans le bouleversement des vieilles lois et des principes' fondamentaux, dans le rejet de toute réalité objective indépendante de la conscience, c'est‑à‑dire dans la substitution de l'idéalisme et de l'agnosticisme au matérialisme. « La matière disparaît » : on peut exprimer en ces mots la difficulté fondamentale, typique à l'égard de certaines questions particulières, qui a suscité cette crise. C'est à cette difficulté que nous nous arrêterons.

2. « La matière disparaît »[modifier le wikicode]

On trouve cette expression textuelle dans les descriptions que donnent des découvertes les plus récentes les physiciens contemporains. Ainsi, dans son livre L'évolution des sciences, L. Houllevigue intitule un chapitre traitant des nouvelles théories de la matière : « La matière existe‑telle ? ». « Voilà l'atome dématérialisé, dit‑il... la matière disparaît[6]. » Afin de montrer avec quelle facilité les disciples de Mach tirent de là des conclusions philosophiques radicales, prenons si vous voulez Valentinov. « La thèse selon laquelle l'explication scientifique du monde n'a de base solide « que dans le matérialisme », n'est que fiction, écrit cet auteur, et qui plus est, fiction absurde » (p. 67). Et Valentinov cite comme destructeur de cette fiction absurde le physicien italien bien connu, Augusto Righi, selon lequel la théorie des électrons « est moins une théorie de l'électricité qu'une théorie de la matière ; le nouveau système substitue tout bonnement l'électricité à la matière » (Augusto Righi. Die moderne Theorie der physikalischen Erscheinungen, Leipzig, 1905, p. 131. Il y a une traduction russe) Cette citation faite (p. 64), Valentinov s'exclame :

« Pourquoi Augusto Righi se permet‑il cet attentat à la sainte matière ? Serait‑il solipsiste, idéaliste, criticiste bourgeois, empiriomoniste, ou pis encore ? »

Cette remarque, qui paraît à M. Valentinov un trait mortel décoché aux matérialistes, révèle toute son ignorance virginale du matérialisme philosophique. M. Valentinov n'a rien compris à la relation véritable entre l'idéalisme philosophique et la « disparition de la matière ». Pour ce qui est de la « disparition de la matière » dont il parle à la suite des physiciens contemporains, elle n'a aucun rapport avec la distinction gnoséologique du matérialisme et de l'idéalisme. Adressons‑nous, pour élucider ce point, à l'un des disciples de Mach les plus conséquents et les plus lucides, K. Pearson. Le monde physique est formé, pour ce dernier, de séries de perceptions sensibles. Cet auteur donne de « notre modèle mental du monde physique » le diagramme, suivant, non sans préciser que les proportions n'y sont pas prises en considération (The Grammar of Science, p. 282).

Matérialisme et empiriocriticisme atomes.jpg

Simplifiant son diagramme, K. Pearson en a complètement éliminé le problème des rapports de l'éther et de l'électricité ou des électrons positifs et négatifs. Mais il n'importe. L'important c'est que, du point de vue idéaliste de Pearson, les « corps » sont considérés comme des perceptions sensibles ; quant à la formation de ces corps à partir de particules, formées à leur tour à partir de molécules, etc., elle a trait aux changements dans le modèle du monde physique, et nullement à la question de savoir si les corps sont des symboles de sensations ou si les sensations sont des images de corps. Le matérialisme et l'idéalisme diffèrent par les solutions qu'ils apportent au problème des origines de notre connaissance, des rapports entre la connaissance (et le « psychique » en général) et le monde physique ; la question de la structure de la matière, des atomes et des électrons n'a trait qu'à ce « monde physique ». Lorsque les physiciens disent que « la matière disparaît », ils entendent par là que les sciences de la nature ramenaient jusqu'à présent tous les résultats des recherches sur le monde physique à ces trois concepts ultimes : la matière, l'électricité, l'éther ; or les deux derniers subsistent seuls désormais, car on peut ramener la matière à l'électricité et représenter l'atome semblable à un système solaire infiniment petit dans lequel des électrons négatifs gravitent avec une vitesse déterminée (extrêmement grande, comme nous l'avons vu) autour d'un électron positif. On arrive ainsi à ramener le monde physique à deux ou trois éléments au lieu de plusieurs dizaines (dans la mesure où les électrons positifs et négatifs représentent « deux matières fondamentales distinctes », comme s'exprime le physicien Pellat, cité par Rey, l.c., pp. 294‑295). Les sciences de la nature conduisent donc à l'« unification de la matière » (ibid.)[7], tel est le sens réel de la phrase sur la disparition de la matière, sur la substitution de l'électricité à la matière, etc., qui déroute tant de gens. « La matière disparaît », cela veut dire que disparaît la limite jusqu'à laquelle nous connaissions la matière, et que notre connaissance s'approfondit ; des propriétés de la matière qui nous paraissaient auparavant absolues, immuables, primordiales (impénétrabilité, inertie, masse, etc.) disparaissent, reconnues maintenant relatives, inhérentes seulement à certains états de la matière. Car l'unique « propriété » de la matière, que reconnaît le matérialisme philosophique, est celle d'être une réalité objective, d'exister hors de notre conscience.

L'erreur de la doctrine de Mach en général et de la nouvelle physique de Mach, c'est de ne pas prendre en considération cette base du matérialisme philosophique et ce qui sépare le matérialisme métaphysique du matérialisme dialectique. L'admission d'on ne sait quels éléments immuables, de l'« essence immuable des choses », etc., n'est pas le matérialisme ; c'est un matérialisme, métaphysique, c'est‑à‑dire antidialectique. J. Dietzgen soulignait pour cette raison que « l'objet de la science est infini », que « le plus petit atome » est aussi incommensurable, inconnaissable à fond, aussi inépuisable que l'infini, « la nature n'ayant dans toutes ses parties ni commencement ni fin » (Kleinere philosophische Schriften, pp. 229‑230). Engels citait pour cette raison, en critiquant le matérialisme mécaniste, la découverte de l'alizarine dans le goudron de houille. Si l'on veut poser la question au seul point de vue juste, c'est‑à‑dire au point de vue dialectique‑matérialiste, il faut se demander : les électrons, l'éther et ainsi de suite existent‑ils hors de la conscience humaine, en tant que réalité objective ou non ? A cette question les savants doivent répondre et répondent toujours sans hésiter par l'affirmative, de même qu'ils n'hésitent pas à admettre l'existence de la nature antérieurement à l'homme et à la matière organique. La question est ainsi tranchée en faveur du matérialisme, car le concept de matière ne signifie, comme nous l'avons déjà dit, en gnoséologie que ceci : la réalité objective existant indépendamment de la conscience humaine qui la réfléchit.

Mais le matérialisme dialectique insiste sur le caractère approximatif, relatif, de toute proposition scientifique concernant la structure de la matière et ses propriétés, sur l'absence, dans la nature, de lignes de démarcation absolues, sur le passage de la matière mouvante d'un état à un autre qui nous paraît incompatible avec le premier, etc. Quelque singulière que paraisse au point de vue du « bon sens » la transformation de l'éther impondérable en matière pondérable et inversement ; quelque « étrange » que soit l'absence, chez l'électron, de toute autre masse que la masse électromagnétique ; quelque inhabituelle que soit la limitation des lois mécaniques du mouvement au seul domaine des phénomènes de la nature et leur subordination aux lois plus profondes des phénomènes électro‑magnétiques, etc., tout cela ne fait que confirmer une fois de plus le matérialisme dialectique. La nouvelle physique a dévié vers l'idéalisme, principalement parce que les physiciens ignoraient la dialectique. Ils ont combattu le matérialisme métaphysique (au sens où Engels employait ce mot, et non dans son sens positiviste, c'est‑à‑dire inspiré de Hume) avec sa « mécanicité » unilatérale, et jeté l'enfant avec l'eau sale. Niant l'immuabilité des propriétés et des éléments de la matière connus jusqu'alors, ils ont glissé à la négation de la matière, c'est‑à‑dire de la réalité objective du monde physique. Niant le caractère absolu des lois les plus importantes, des lois fondamentales, ils ont glissé à la négation de toute loi objective dans la nature ; les lois naturelles, ont‑ils déclaré, ne sont que pures conventions, « limitation de l'attente », « nécessité logique », etc. Insistant sur le caractère approximatif, relatif, de nos connaissances, ils ont glissé à la négation de l'objet indépendant de la connaissance, reflété par cette dernière avec une fidélité approximative et une relative exactitude. Et ainsi de suite à l'infini.

Les réflexions de Bogdanov sur l’ » essence immuable des choses » exposées en 1899, les réflexions de Valentinov et de louchkévitch sur la « substance », etc., ne sont également que les fruits de l'ignorance de la dialectique. Il n'y a d'immuable, d'après Engels, que ceci : dans la conscience humaine (quand elle existe) se reflète le monde extérieur qui existe et se développe en dehors d'elle. Aucune autre « immuabilité », aucune autre « essence », aucune « substance absolue », au sens où l'entend la philosophie oiseuse des professeurs, n'existe pour Marx et Engels. L'« essence » des choses ou la « substance » sont aussi relatives ; elles n'expriment que la connaissance humaine sans cesse approfondie des objets, et si, hier encore cette connaissance n'allait pas au‑delà de l'atome et ne dépasse pas aujourd'hui l'électron ou l'éther, le matérialisme dialectique insiste sur le caractère transitoire, relatif, approximatif de tous ces jalons de la connaissance de la nature par la science humaine qui va en progressant. L'électron est aussi inépuisable que l'atome, la nature est infinie, mais elle existe infiniment ; et cette seule reconnaissance catégorique et absolue de son existence hors de la conscience et des sensations de l'homme, distingue le matérialisme dialectique de l'agnosticisme relativiste et de l'idéalisme.

Nous citerons deux exemples pour montrer les fluctuations inconscientes et spontanées de la physique moderne entre le matérialisme dialectique, qui reste ignoré des sa­vants bourgeois, et le « phénoménisme » avec ses inévitables conclusions subjectivistes (et puis nettement fidéistes).

Augusto Righi, celui‑là même que M. Valentinov n'a pas su interroger sur la question du matérialisme qui l'intéressait pourtant, écrit dans l'introduction à son livre ‑ « La nature des électrons ou des atomes électriques demeure encore mystérieuse ; peut‑être la nouvelle théorie acquerra‑t‑elle néanmoins à l'avenir une grande valeur philosophique, dans la mesure où elle arrive à de nouvelles conclusions sur la structure de la matière pondérable et tend à ramener tous les phénomènes du monde extérieur à une origine unique.

« Du point de vue des tendances positivistes et utilitaires de notre temps, cet avantage peut n'avoir guère d'importance, et la théorie peut être d'abord considérée comme un moyen commode de mettre de l'ordre parmi les faits, de les confronter, de guider dans les recherches ultérieures. Mais si l'on témoigna par le passé d'une confiance peut­-être trop grande en les facultés de l'esprit humain, et si l'on crut saisir trop aisément les causes ultimes de toutes choses, on est aujourd'hui enclin à tomber dans l'erreur opposée » (l.c., p.3).

Pourquoi Righi se désolidarise‑t‑il ici des tendances positivistes et utilitaires ? Parce que, ne professant sans doute aucun point de vue philosophique déterminé, il se cramponne d'instinct à la réalité du monde extérieur et à l'idée que la nouvelle théorie n'est pas uniquement une « commodité » (Poincaré), un « empiriosymbole » (louchkévitch), une « harmonisation de l'expérience » (Bogdanov) et autres subterfuges analogues du subjectivisme, mais un progrès dans la connaissance de la réalité objective. Si ce physicien avait pris connaissance du matérialisme dialectique, son jugement sur l'erreur opposée à celle de l'ancien matérialisme métaphysique eût peut-­être le point de départ d'une juste philosophie. Mais l'ambiance même où vivent ces gens-là les écarte de Marx et d'Engels, et les jette dans les bras de la plus banale philosophie officielle.

Rey, lui aussi, ignore absolument la dialectique. Mais il est contraint de constater à son tour qu'il y a parmi les physiciens modernes des continuateurs des traditions du « mécanisme » (c'est‑à‑dire du matérialisme). Kirchhoff, Hertz, Boltzmann, Maxwell, Helmholtz, lord Kelvin ne sont pas les seuls, dit‑il, à suivre la voie du « mécanisme ». « Purs mécanistes, et à certains points de vue, plus mécanistes que quiconque, et représentant l'aboutissant du mécanisme, ceux qui, à la suite de Lorentz et de Larmor, formulent une théorie électrique de la matière et arrivent à nier la constance de la masse en en faisant une fonction du mouvement. Tous sont mécanistes, parce qu'ils prennent leur point de départ dans des mouvements réels » (c'est Rey qui souligne, pp. 290‑291).

« ... Si, par exemple, les hypothèses récentes de Lorentz, de Larmor et de Langevin, arrivaient à avoir, grâce à certaines concordances expérimentales, une base suffisamment solide pour asseoir la systématisation physique, il serait certain que les lois de la mécanique actuelle ne seraient plus qu'une dépendance des lois de l'électromagnétisme ; elles en formeraient comme un cas spécial dans des limites bien déterminées. La constance de la masse, notre principe de l'inertie ne seraient plus valables que pour les vitesses moyennes des corps, le terme « moyen » étant pris par rapport à nos sens et aux phénomènes qui constituent notre expérience générale. Un remaniement général de la mécanique s'ensuivrait et, par suite, un remaniement général de la systématisation physique.

« Le mécanisme serait‑il abandonné ? En aucune façon la pure tradition mécaniste continuerait à être suivie, et le mécanisme suivrait les voies normales de son développement » (p. 295).

« La physique électronique, qui doit être rangée parmi les théories d'esprit général mécaniste, tend à imposer actuellement sa systématisation à la physique. Elle est d'esprit mécaniste, bien que les principes fondamentaux de la physique ne soient plus fournis par la mécanique, mais par les données expérimentales de la théorie de l'électricité, parce que : Elle emploie des éléments figurés, matériels, pour représenter les propriétés physiques et leurs lois ; elle s'exprime en termes de perception. Si elle ne considère plus les phénomènes physiques comme des cas particuliers des phénomènes mécaniques, elle considère les phénomènes mécaniques comme un cas particulier des phénomènes physiques. Les lois de la mécanique sont donc toujours en continuité directe avec les lois de la physique ; et les notions de la mécanique restent du même ordre que les notions physico‑chimiques. Dans le mécanisme traditionnel, c'étaient les mouvements calqués sur les mouvements relativement lents, qui, étant les seuls connus et les plus directement observables, avaient été pris... pour types de tous les mouvements possibles. Les expériences nouvelles au contraire montrent qu'il faut étendre notre conception des mouvements possibles. La mécanique traditionnelle reste tout entière debout, mais elle ne s'applique plus qu'aux mouvements relativement lents... A des vitesses considérables, les lois du mouvement sont autres. La matière paraît se réduire à des particules électriques, éléments derniers de l'atome.. Le mouvement, le déplacement dans l'espace, reste l'élément figuratif unique de la théorie physique. Enfin ‑ ce qui, au point de vue de l'esprit général de la science physique, prime toute autre considération, ‑ la conception de la science physique, de ses méthodes, de ses théories et de leur rapport avec l'expérience, reste absolument identique à celle du mécanisme et à la conception de la physique depuis la Renaissance » (pp. 46 et 47).

J'ai cité ces longs extraits de Rey, car sa crainte perpétuelle de tomber dans la « métaphysique matérialiste » ne permet pas d'exposer autrement ses affirmations. Quelle que soit l'aversion de Rey et des physiciens qu'il cite, à l'égard du matérialisme, il n'en est pas moins vrai que la mécanique calquait les lents mouvements réels, tandis que la nouvelle physique calque les mouvements réels qui s'accomplissent à des vitesses prodigieuses. Le matérialisme consiste justement à admettre que la théorie est un calque, une copie approximative de la réalité objective. Nous ne pourrions souhaiter de meilleure confirmation du fait que la lutte se poursuit, au fond, entre les tendances idéalistes et matérialistes, que celle qui nous est donnée par Rey lorsqu'il dit qu'il existe, parmi les physiciens modernes, « une réaction contre l'école conceptuelle (celle de Mach) et l'école énergétique », et lorsqu'il classe les physiciens professant la théorie des électrons parmi les représentants de cette réaction (p. 46). Il importe seulement de ne pas oublier que, outre les préjugés communs à l'ensemble des philistins instruits, contre le matérialisme, les théoriciens les plus marquants se ressentent de leur ignorance complète de la dialectique.

3. Le mouvement est‑il concevable sans matière ?[modifier le wikicode]

L'exploitation de la nouvelle physique par l'idéalisme philosophique, ou les déductions idéalistes tirées de cette physique ne sont pas dues à la découverte de nouveaux aspects de la substance et de la force, de la matière et du mouvement, mais à la tentative de concevoir le mouvement sans matière. C'est cette tentative précisément que nos disciples de Mach n'arrivent pas à saisir en substance. Ils ont préféré ne pas affronter l'affirmation d'Engels, selon laquelle « le mouvement est inconcevable sans matière ». J. Dietzgen exprimait, dès 1869, dans son livre sur l'Essence du travail cérébral, la même idée qu'Engels, non sans tenter, il est vrai, comme il en avait la coutume, de « concilier » confusément le matérialisme et l'idéalisme. Laissons de côté ces tentatives, explicables dans une large mesure par la polémique de Dietzgen contre le matérialisme de Büchner étranger à la dialectique, et demandons‑nous quelles sont les opinions de Dietzgen lui‑même sur la question qui nous intéresse. « Les idéalistes veulent, dit‑il, le général sans le particulier, l'esprit sans la matière, la force sans la substance, la science sans l'expérience ou sans les matériaux, l'absolu sans le relatif » (Das Wesen der menschlichen Kopfarbeit, 1903, p. 108). La tendance à détacher le mouvement de la matière et la force de la substance, Dietzgen la relie ainsi à l'idéalisme et la situe à côté de la tendance à détacher la pensée du cerveau. « Liebig, continue Dietzgen, qui aime à s'écarter de sa science inductive pour se rapprocher de la spéculation philosophique, dit, dans le sens de l'idéalisme : on ne peut voir la force » (p. 109). « Le spiritualiste ou l'idéaliste croit à l'essence idéale, c'està‑dire illusoire, inexplicable de la force » (p. 110). « La contradiction entre la force et la matière est aussi vieille que la contradiction entre l'idéalisme et le matérialisme » (p. 111). « Il n'y a sans doute ni force sans matière, ni matière sans force. La matière sans force et la force sans matière, c'est un non‑sens. Si les savants idéalistes croient à l'existence immatérielle des forces, ils sont sur ce point... des visionnaires, et non des savants » (p. 114).

Nous voyons ici qu'on pouvait déjà rencontrer, il y a quarante ans, des savants disposés à admettre la possibilité de concevoir le mouvement sans matière et que Dietzgen qualifiait « sur ce point » de visionnaires. Quel est donc le lien entre l'idéalisme philosophique et la tendance à détacher la matière du mouvement, à séparer la matière de la force ? N'est‑il pas en effet plus « économique » de concevoir le mouvement sans matière ?

Figurons‑nous un idéaliste conséquent pour qui, par exemple, le monde n'est que sa sensation ou sa représentation, etc. (si l'on prend la sensation ou la représentation, sans la préciser par un possessif, l'idéalisme philosophique changerait de variété et non d'essence). L'idéaliste ne songera pas à nier que le monde est un mouvement : mouvement de sa pensée, de ses représentations, de ses sensations. La question de savoir ce qui se meut, il la repoussera comme absurde : mes sensations, dira‑t‑il, se succèdent les unes aux autres, mes représentations apparaissent et disparaissent, et voilà tout. Il n'y a rien en dehors de moi. « Mouvement », un point c'est tout. On ne saurait imaginer de pensée plus « économique ». Pas de preuves, de syllogismes et de définitions qui puissent réfuter le solipsiste s'il développe logiquement sa conception.

Ce qui distingue essentiellement le matérialiste et le partisan de la philosophie idéaliste, c'est que le premier tient la sensation, la perception, la représentation et, en général, la conscience de l'homme pour une image de la réalité objective. Le monde est le mouvement de cette réalité objective reflétée par notre conscience. Au mouvement des représentations, des perceptions, etc., correspond le mouvement de la matière extérieure. Le concept de matière prime que la réalité objective qui nous est donnée dans la sensation. C'est pourquoi vouloir détacher le mouvement de la matière équivaudrait à détacher la pensée de la réalité objective, à détacher mes sensations du monde extérieur, c'est‑à‑dire à passer à l'idéalisme. Le tour de force qu'on accomplit généralement en niant la matière et en supposant le mouvement sans matière consiste à ne rien dire des rapports de la matière et de la pensée. Ces rapports sont représentés comme inexistants ; mais en réalité on les introduit subrepticement, on s'abstient de les mentionner au début du raisonnement et ils reparaissent, plus ou moins inaperçus, par la suite.

La matière a disparu, nous dit‑on, et l'on veut tirer de là des conclusions gnoséologiques. Et la pensée, reste‑t‑elle ? demanderons‑nous. Si la pensée a disparu avec la matière, si les représentations et les sensations ont disparu avec le cerveau et le système nerveux, alors tout s'évanouit, y compris votre raisonnement, échantillon d'une « pensée » quelconque (ou d'une insuffisance de pensée) ! Mais si vous supposez que la pensée (la représentation, la sensation, etc.) n'a pas disparu avec la matière, vous adoptez subrepticement le point de vue de l'idéalisme philosophique. C'est ce qui arrive précisément à ceux qui, pour des raisons d'« économie », veulent concevoir le mouvement sans la matière, puisque, du fait même qu'ils prolongent leur raisonnement, ils admettent tacitement l'existence de la pensée après la disparition de la matière. Cela veut dire qu'on prend pour base un idéalisme philosophique très simple ou très complexe : très simple quand il se ramène ouvertement au solipsisme (moi, j'existe, et le monde n'est que ma sensation) ; très complexe si l'on substitué à la pensée, à la représentation, à la sensation de l'homme vivant une abstraction morte : pensée, représentation, sensation tout court, pensée en général (idée absolue, volonté universelle, etc.), sensation considérée comme un « élément » indéterminé, « psychique », substitué à toute la nature physique, etc., etc. Des milliers de nuances sont possibles parmi les variétés de l'idéalisme philosophique, et l'on peut toujours y ajouter la mille et unième nuance (I'empiriomonisme, par exemple) dont la différence avec toutes les autres peut paraÎtre très importante à son auteur. Au point de vue du matérialisme ces différences ne jouent absolument aucun rôle. Ce qui importe, c'est le point de départ, c'est que la tentative de concevoir le mouvement sans matière introduit la pensée détachée de la matière, ce qui aboutit précisément à l'idéalisme philosophique.

C'est pourquoi, par exemple, le disciple anglais de Mach Karl Pearson, le plus clair, le plus conséquent, le plus hostile aux subtilités verbales, ouvre le chapitre VII de son livre, consacré à la « Matière », par ce sous‑titre caractéristique : « Tous les objets se meuvent, mais seulement dans la conception » (« All things move, but only in conception »). « Pour ce qui est du domaine des perceptions il est oiseux de se demander (« it is idle to ask ») : Qu'est‑ce qui se meut et pourquoi » (The Grammar of Science, p. 243).

Aussi les mésaventures philosophiques de Bogdanov avaient commencé avant qu'il eût fait la connaissance de Mach, à partir du jour où il crut le grand chimiste et médiocre philosophe Ostwald qui affirmait que le mouvement est concevable sans la matière. Il sera d'autant plus opportun de s'arrêter à cet épisode de l'évolution philosophique de Bogdanov, qu'on ne peut, en parlant des rapports de l'idéalisme philosophique avec certains courants de la nouvelle physique, passer sous silence l'« énergétique » d'Ostwald.

« Nous avons déjà dit, écrivait Bogdanov en 1899, que le XIX° siècle n'a pas réussi à trancher définitivement la question relative à « l'essence immuable des choses ». Cette essence joue, sous le nom de « matière », un rôle éminent dans les conceptions des penseurs les plus avancés du siècle »... (Eléments fondamentaux de la conception historique de la nature, p. 38.)

Confusion, avons‑nous dit. L'admission de la réalité objective du monde extérieur, l'admission ‑ en dehors de notre conscience, ‑ de l'existence d'une matière perpétuellement mouvante et perpétuellement changeante, est ici confondue avec l'admission de l'essence immuable des choses. Il n'est pas permis de supposer que Bogdanov n'ait pas rangé en 1899 Marx et Engels parmi les « penseurs avancés ». Mais il est évident qu'il n'a pas compris le matérialisme dialectique.

« ... On distingue encore habituellement deux aspects dans les processus naturels : la matière et son mouvement. On ne peut dire que le concept de matière soit très lumineux. Il n'est pas facile de donner une réponse satisfaisante à la question : Qu'est‑ce que la matière ? On la définit « cause des sensations » ou « possibilité permanente de sensations » ; mais il est certain qu'en ce cas on confond la matière avec le mouvement... »

Ce qui est évident, c'est que Bogdanov raisonne mal. Il confond l'admission matérialiste de la source objective des sensations (la cause des sensations est formulée en termes peu clairs) avec la définition agnostique, donnée par Mill, de la matière en tant que possibilité permanente de sensations. L'erreur capitale de l'auteur vient de ce que, en abordant de près le problème de l'existence ou de l'inexistence de la source objective des sensations, il l'abandonne à mi-chemin et saute au problème de l'existence ou de l'inexistence de la matière sans mouvement. L'idéaliste peut considérer le monde comme le mouvement de nos sensations (fussent‑elles « socialement organisées » et « harmonisées » au plus haut degré) ; le matérialiste peut le considérer comme le mouvement de la source objective, du modèle objectif de nos sensations. Le matérialiste métaphysique, c'est-à‑dire antidialectique, peut admettre l'existence (au moins temporaire, jusqu'au « choc premier », etc.) de la matière sans mouvement. Le matérialiste dialectique voit dans le mouvement une propriété inhérente à la matière, mais repousse la conception simpliste du mouvement, etc.

« ... La définition suivante serait peut‑être la plus précise : « la matière est ce qui se meut » ; mais ce serait tout aussi dénué de sens que de dire : la matière est le sujet d'une proposition dont « se meut » est le prédicat. Mais la difficulté ne vient‑elle pas précisément de ce que les hommes se sont accoutumés, à l'époque de la statique, à concevoir nécessairement un sujet comme quelque chose de solide, comme un « objet » quelconque, et à ne tolérer une chose aussi incommode pour la pensée statique que le « mouvement », qu'en qualité de prédicat ou de l'un des attributs de la « matière » ? »

Voilà qui rappelle un peu le grief que faisait Akimov aux partisans de l'Iskra, de ne pas inscrire au nominatif, dans leur programme, le mot prolétariat[8] ! Dire : le monde est matière en mouvement ou : le monde est mouvement matériel, ne change rien à l'affaire.

« ... Il faut bien que l'énergie ait un porteur ! », disent les partisans de la matière. « Et pourquoi ? », demande avec raison Ostwald. « La nature doit‑elle être formée d'un sujet et d'un prédicat ? » (p. 39).

La réponse d'Ostwald, dont Bogdanov s'émerveillait en 1899, n'est qu'un sophisme. Nos jugements, pourrait‑on répondre à Ostwald, doivent‑ils forcément être formés d'électrons et d'éther ? Eliminer mentalement de la « nature » la matière en tant que « sujet », c'est en réalité prendre implicitement en philosophie la pensée pour « sujet » (c'est‑à‑dire principe primordial, point de départ, indépendant de la matière). Ce n'est pas le sujet qu'on élimine, c'est la source objective de la sensation, et la sensation devient « sujet », c'est‑à‑dire que la philosophie devient du berkeleyisme, quelle que soit la façon dont on travestisse ensuite le mot sensation. Ostwald a tenté d'esquiver cette inévitable alternative philosophique (matérialisme ou idéalisme) en employant d'une manière imprécise le mot « énergie », mais sa tentative atteste une fois de plus la vanité des artifices de ce genre. Si l'énergie est mouvement, vous n'avez fait que reporter la difficulté du sujet sur le prédicat, vous n'avez fait que modifier les termes de la question : la matière est‑elle mouvante ? pour : l'énergie est‑elle matérielle ? La transformation de l'énergie s'accomplit-elle en dehors de ma conscience, indépendamment de l'homme et de l'humanité, ou n'est‑elle qu'une idée, qu'un symbole, qu'un signe conventionnel, etc. ? La philosophie « énergétique », cet essai pour remédier, à l'aide d'une terminologie « nouvelle », à d'anciennes erreurs gnoséologiques, s'est enferrée sur cette question.

Quelques exemples montreront à quelle confusion en est arrivé le créateur de l'énergétique, Ostwald. Il déclare, dans la préface de son Cours de philosophie naturelle[9], considérer comme « un immense avantage que l'ancienne difficulté de concilier les concepts de matière et d'esprit soit simplement et naturellement éliminée par la réduction de ces deux concepts à celui d'énergie ». Ce n'est pas un avantage, mais une perte, car la question de savoir s'il faut orienter les recherches gnoséologiques (Ostwald ne se rend pas exactement compte qu'il pose une question de gnoséologie et non de chimie !) dans un sens matérialiste ou idéaliste, loin d'être résolue, est encore obscurcie par l'emploi arbitraire du terme « énergie ». Certes, la « réduction » de la matière et de l'esprit à la notion d'énergie aboutit indéniablement à la suppression verbale de la contradiction, mais l'absurdité de la croyance aux loups-garous et aux lutins ne disparaîtra pas du fait que nous qualifierons cette croyance d'« énergétique ». Nous lisons, à la page 394 du Cours d'Ostwald : « L'explication la plus simple du fait que tous les phénomènes extérieurs peuvent être représentés comme des processus s'accomplissant entre les énergies, c'est que les processus de notre conscience sont eux‑mêmes des processus énergétiques et communiquent (aufprägen) cette qualité à toutes les expériences extérieures. » Pur idéalisme : notre pensée ne reflète pas la transformation de l'énergie dans le monde extérieur ; c'est le monde extérieur qui reflète la « qualité » de notre conscience ! Le philosophe américain Hibben dit très spirituellement à propos de ce passage et de quelques autres analogues du Cours d'Ostwald que ce dernier « apparaît ici sous la toge kantienne » : l'explicabilité des phénomènes de l'univers extérieur se déduit des propriétés de notre esprit[10] ! « Il est évident, dit Hibben, que si nous définissons le concept primitif de l'énergie de façon à lui faire englober aussi les phénomènes psychiques, ce ne sera plus le simple concept de l'énergie admis dans les milieux scientifiques et par les énergétistes eux-mêmes. » La transformation de l'énergie est considérée par les sciences de la nature comme un processus objectif indépendant de la conscience de l'homme et de l'expérience de l'humanité ; autrement dit, elle est considérée de façon matérialiste. En maintes occasions, et probablement dans l'immense majorité des cas, Ostwald lui‑même entend par énergie le mouvement matériel.

C'est pourquoi on a vu se produire ce fait curieux l'élève d'Ostwald, Bogdanov, une fois devenu l'élève de Mach, s'est mis à accuser son premier maître non de ne point s'en tenir avec esprit de suite à la conception matérialiste de l'énergie, mais d'admettre cette conception (et d'en faire même parfois la base). Les matérialistes reprochent à Ostwald d'être tombé dans l'idéalisme et d'essayer de concilier le matérialisme et l'idéalisme. Bogdanov le critique d'un point de vue idéaliste : « ... L'énergétique d'Ostwald, hostile à l'atomisme, mais pour le reste très proche de l'ancien matérialisme, s'est acquis mes plus vives sympathies, écrit Bogdanov en 1906. J'ai pourtant vite relevé une contradiction importante dans sa philosophie naturelle : tout en soulignant maintes fois la valeur purement méthodologique de la notion d'énergie, l'auteur ne réussit pas, dans un très grand nombre de cas, à s'en tenir à cette conception. L'énergie, pur symbole des rapports entre les faits expérimentaux, se transforme très fréquemment chez lui en substance de l'expérience, en matière du monde »... (Empiriomonisme, livre III, pp. XVI‑XVII).

L'énergie, pur symbole ! Après cela Bogdanov peut discuter à loisir avec l’ » empiriosymboliste » louchkévitch, avec les « disciples fidèles de la doctrine de Mach », avec les empiriocriticistes et autres, la discussion ne mettra jamais aux prises, aux yeux des matérialistes, qu'un croyant au diable jaune et un croyant au diable vert. Car l'important, ce n'est pas ce qui distingue Bogdanov des autres disciples de Mach, mais ce qu'ils ont de commun : l'interprétation idéaliste de l'« expérience » et de l'« énergie », la négation de la réalité objective à laquelle l'expérience humaine ne fait que s'adapter et que la « méthodologie » scientifique et l'« énergétique » scientifique se bornent à calquer.

« La matière du monde lui est indifférente (à l'énergétique d'Ostwald) ; elle est aussi compatible avec le vieux matérialisme qu'avec le panpsychisme » (p. XVII)... c est-à-­dire l'idéalisme philosophique ? Partant de la confuse énergétique, Bogdanov prend le chemin de l'idéalisme et non du matérialisme... « Représenter l'énergie comme une substance, c'est revenir purement et simplement à l'ancien matérialisme moins les atomes absolus, à un matérialisme corrigé en ce sens qu'il admet la continuité de ce qui existe » (ibid.). Oui, du « vieux » matérialisme, c'est‑à‑dire du matérialisme métaphysique des savants, Bogdanov n'est pas allé au matérialisme dialectique, qu'il ne comprend pas plus en 1906 qu'en 1899, mais à l'idéalisme et au fidéisme, car nul représentant instruit du fidéisme contemporain, nul immanent, nul « néo‑criticiste », etc., ne fera d'objection à la conception « méthodologique » de l'énergie ni à son interprétation en tant que « pur symbole des rapports entre les faits expérimentaux ». Prenez P. Carus, dont la physionomie nous est maintenant assez familière, et vous verrez ce disciple de Mach critiquer Ostwald tout à fait dans la manière de Bogdanov : « Le matérialisme et l'énergétique, écrit Carus, appartiennent sans contredit à une seule et même catégorie » (The Monist, vol.XVII,1907, n° 4, p. 536). « Le matérialisme nous éclaire fort peu quand il nous dit que tout est matière, que les corps sont matière, que la pensée n'est qu'une fonction de la matière ; l'énergétique du professeur Ostwald ne vaut guère mieux, puisqu'il nous dit que la matière n'est que l'énergie et que l'âme n'est qu'un facteur de cette énergie » (p. 533).

L'énergétique d'Ostwald nous offre un bel exemple de la terminologie « nouvelle » rapidement en vogue : elle nous montre avec quelle promptitude on se rend compte qu'un mode d'expression légèrement modifié ne suffit pas à éliminer les questions et tendances fondamentales de la philosophie. On peut tout aussi bien (avec plus ou moins d'esprit de suite, assurément) exprimer le matérialisme et l'idéalisme en termes d'« énergétique » qu'en termes d'« expérience », etc. La physique énergétique est la source de nouvelles tentatives idéalistes pour concevoir le mouvement sans la matière à la suite de la décomposition de particules de matière que l'on croyait jusqu'ici indécomposables, et de la découverte de nouvelles formes, jusque‑là inconnues, du mouvement matériel.

4. Les deux tendances de la physique contemporaine et le spiritualisme anglais[modifier le wikicode]

Afin de mieux montrer la joute philosophique qui s'est engagée dans la littérature contemporaine au sujet des diverses conclusions à tirer de la physique nouvelle, laissons la parole aux participants mêmes de la « bataille », à commencer par les Anglais. Le physicien Arthur W. Rücker, en sa qualité de savant, plaide en faveur d'une tendance ; le philosophe James Ward, en faveur d'une autre, ‑ du point de vue de la gnoséologie.

Le président de la section de physique du congrès des savants anglais qui se tint à Glasgow en 1901, A. W. Rücker, choisit pour thème de son discours la valeur de la théorie physique et les doutes qui se sont fait jour quant à l'existence des atomes et, plus particulièrement, de l'éther. L'orateur cita les physiciens Poincaré et Poynting (ce dernier est un émule anglais des symbolistes et des disciples de Mach), et le philosophe Ward, qui ont soulevé cette question ; il cita le livre bien connu de Haeckel et esquissa un exposé de ses propres vues[11].

« La question débattue, dit Rücker, est de savoir si les hypothèses qui sont à la base des théories scientifiques les plus répandues doivent être considérées comme une description exacte de la structure du monde qui nous entoure, ou tout simplement comme des fictions commodes. » (Pour employer les termes de notre discussion avec Bogdanov, Iouchkévitch et Cie : sont‑elles des calques de la réalité objective, de la matière en mouvement, ou ne sont‑elles que « méthodologie », « pur symbole », « formes d'organisation de l'expérience » ?) Rücker convient qu'il peut ne pas y avoir de différence pratique entre les deux théories : la direction d'un fleuve peut aussi bien être déterminée par l'homme qui examine un trait bleu sur une carte ou sur un diagramme que par celui qui sait que ce trait représente effectivement un fleuve. Du point de vue d'une fiction commode, la théorie « facilite la mémoire », « met de l'ordre » dans nos observations, les accorde avec un certain système artificiel, « règle nos connaissances », les classe en équations, etc. On peut, par exemple, se borner à dire que la chaleur est une forme du mouvement ou de l'énergie, « substituant ainsi au vivant spectacle des atomes en mouvement une assertion incolore (colourless) sur l'énergie calorique dont nous n'essayons pas de déterminer la nature réelle ». Reconnaissant pourtant la possibilité d'arriver dans cette voie à de très grands succès scientifiques, Rücker « ose affirmer qu'un pareil système tactique ne saurait être considéré comme le dernier mot de la science dans sa lutte pour la vérité ». La question demeure entière : « Pouvons‑nous conclure des phénomènes révélés par la matière à la structure de la matière même ? » « Avons‑nous des raisons de croire que l'esquisse théorique que la science nous a déjà donnée est jusqu'à un certain point une copie, et non un simple diagramme de la vérité ? »

Dans l'analyse qu'il fait du problème de la structure de la matière, Rücker prend comme exemple l'air. L'air est, dit‑il, composé de gaz et la science décompose « tout gaz élémentaire en un mélange d'atomes et d'éther ». C'est ici poursuit‑il, qu'on nous crie : « Halte ! » On ne peut voir ni molécules ni atomes ; on peut en user comme de « simples concepts » (mère conceptions), « mais on ne peut les considérer comme des réalités ». Rücker écarte cette objection en faisant appel à l'un des cas très nombreux dans l'évolution de la science. Les anneaux de Saturne, examinés au télescope, ont l'aspect d'une masse indivise. Les mathématiciens ont prouvé par des calculs précis que ces anneaux ne peuvent être formés d'une masse indivise, et l'analyse spectrale a confirmé les conclusions tirées de ces calculs. Autre objection : on prête aux atomes et à l'éther des propriétés que nos sens ne nous révèlent pas dans la matière ordinaire. Rücker écarte cette nouvelle objection en citant les exemples de la diffusion des gaz, des liquides, etc. Des faits, des observations et des expériences prouvent que la matière est formée de particules distinctes ou de grains. Ces particules, ces atomes diffèrent‑ils du « milieu primordial », du « milieu fondamental » qui les environne (éther), ou en sont‑ils des parties dans un état particulier, la question reste ouverte et ne concerne en rien la théorie même de l'existence des atomes. Il n'y a aucune raison de nier a priori, en dépit des indications de l'expérience, l'existence de « substances quasi matérielles » différentes de la matière ordinaire (les atomes et l'éther). Des erreurs de détail sont inévitables, mais l'ensemble des données scientifiques ne permet pas de douter de l'existence des atomes et des molécules.

Rücker indique ensuite les nouvelles données relatives à la structure des atomes, qui seraient composés de corpuscules (ou électrons) chargés d'électricité négative, et marque les résultats analogues des différentes expériences et des calculs sur les dimensions des molécules : « à la première approximation » le diamètre des molécules est d'environ cent millimicrons (millionièmes de millimètre). Sans nous arrêter aux remarques particulières de Rücker et à sa critique, du néo‑vitalisme[12], citons seulement ses conclusions :

« Ceux qui diminuent la valeur des idées qui présidèrent jusqu'ici au progrès de la théorie scientifique, admettent trop souvent qu'il n'y a de choix qu'entre ces deux assertions opposées : ou l'atome et l'éther sont de simples fictions de l'imagination scientifique, ou la théorie mécaniste des atomes et de l'éther ‑ si elle pouvait être achevée, ce qui n'est pas le cas, ‑ nous donnerait une idée complète, idéalement exacte des réalités. Mon avis est qu'il y a une troisième voie. » Un homme placé dans une chambre obscure ne peut distinguer que très confusément les objets, mais s'il ne se heurte pas aux meubles et s'il ne prend pas un miroir pour une porte, c'est qu'il y voit assez bien. Aussi ne devons‑nous pas renoncer à pénétrer plus profondément la nature, ni prétendre avoir déjà soulevé tous les voiles du mystère du monde environnant : « On peut convenir que nous ne nous sommes pas encore fait une image bien nette de la nature des atomes ou de celle de l'éther au sein duquel ils existent. Mais j'ai essayé de montrer que, malgré le caractère tâtonnant (littéralement : tentative) de certaines de nos théories, malgré les nombreuses difficultés de détail auxquelles se heurte la théorie des atomes... cette théorie est juste dans ses grandes lignes ; les atomes ne sont pas que des conceptions auxiliaires (helps) à l'usage de mathématiciens (puzzled mathematicians) ; ce sont des réalités physiques. »

Telle fut la péroraison de Rücker. Le lecteur voit que cet auteur ne s'était pas occupé de gnoséologie ; à la vérité, il avait défendu, au nom de la masse des savants, le point de vue du matérialisme spontané. Sa pensée se résume en ces mots : la théorie de la physique est un calque (de plus en plus exact) de la réalité objective. Le monde est matière en mouvement que nous apprenons à connaître de plus en plus profondément. Les inexactitudes de la philosophie de Rücker découlent de la défense, nullement obligatoire, de la théorie « mécaniste » (pourquoi pas électromagnétique ?) des mouvements de l'éther et de l'incompréhension des rap­ports entre la vérité relative et la vérité absolue. Il ne man­que à ce physicien que la connaissance du matérialisme dialectique (abstraction faite, bien entendu, des considéra­tions pratiques si importantes qui contraignent les profes­seurs anglais à se dire « agnostiques »).

Voyons maintenant la critique de cette philosophie par le spiritualiste James Ward : « ... Le naturalisme n'est pas une science, écrivait‑il, et la théorie mécaniste de la nature qui lui sert de base n'en est pas une non plus ... Mais bien que le naturalisme et les sciences de la nature, la théorie mécaniste du monde et la mécanique en tant que science soient logiquement des choses différentes, leur ressemblance est grande à première vue et leur liaison étroite au point de vue historique. Nul danger qu'il y ait confusion des sciences de la nature et de la philosophie idéaliste ou spirituelle, cette philosophie impliquant nécessairement la critique des prémisses gnoséologiques que la science admet inconsciemment[13] »... C'est juste ! Les sciences de la nature admettent inconsciemment que leur doctrine reflète la réalité objective, et cette philosophie est la seule compatible avec les sciences de la nature ! « ... Il en va tout autrement pour le naturalisme, dont l'innocence égale celle de la science en ce qui concerne la théorie de la connaissance. Le naturalisme est, en effet, comme le matérialisme, une physique traitée comme une métaphysique... Le naturalisme est, sans doute, moins dogmatique que le matérialisme, car il fait des réserves agnostiques sur la nature de la réalité ultime ; mais il insiste résolument sur la primauté de l'aspect matériel de cet « Inconnaissable »... »

Le matérialiste traite la physique comme une métaphysique. Argument que nous connaissons bien ! L'admission de la réalité objective extérieure à l'homme est appelée métaphysique : les spiritualistes rejoignent les kantiens et les disciples de Hume pour adresser ce reproche au matérialisme. Cela se comprend fort bien : il n'est pas possible de payer les voies pour les « concepts réels » du goût de Rehmke, sans éliminer d'abord la réalité objective des choses, des corps ou des objets connus de chacun !...

« ... Quand on pose la question, philosophique quant au fond, d'une meilleure systématisation des expériences dans leur ensemble » (vous plagiez Bogdanov, M. Ward !), « le naturaliste affirme que nous devons commencer par le physique. Seuls les faits physiques sont précis, bien déterminés et strictement liés ; toute pensée qui a fait battre le cœur humain... peut, nous dit‑on, être ramenée à une redistribution tout à fait exacte de la matière et du mouvement... Les physiciens contemporains n'osent affirmer nettement que des affirmations aussi larges et d'une telle portée philosophique soient des conclusions légitimes de la science physique (c'est‑à‑dire des sciences de la nature). Mais beaucoup d'entre eux sont d'avis que ceux qui veulent dévoiler la métaphysique cachée, dénoncer le réalisme physique sur lequel repose la théorie mécaniste du monde, discréditent la valeur de la science... » Telle est, d'ailleurs, l'opinion de Rücker sur ma philosophie. « ... En réalité, ma critique » (de cette « métaphysique » abhorrée de tous les disciples de Mach) « repose entièrement sur les conclusions d'une école de physiciens, s'il est permis de l'appeler ainsi, école numériquement toujours plus vaste et plus influente, qui repousse ce réalisme quasi moyenageux... Il y a si longtemps, que ce réalisme ne rencontrait pas d'objection, que toute insurrection contre lui est considérée comme une proclamation de l'anarchie scientifique. Ce serait pourtant chose extravagante que de suspecter des hommes tels que Kirchhoff, et Poincaré ‑ pour ne citer que deux grands noms parmi tant d'autres, ‑ de vouloir « discréditer la valeur de la science »... Pour les distinguer de la vieille école, que nous sommes en droit d'appeler celle du réalisme physique, nous pouvons appeler la nouvelle celle du symbolisme physique. Ce terme n'est pas très heureux, mais il souligne au moins une différence essentielle entre les deux écoles, différence qui nous intéresse aujourd'hui tout spécialement. La question controversée est très simple. Les deux écoles procèdent, bien entendu, de la même expérience sensible (perceptual) toutes deux usent de systèmes abstraits de concepts qui identiques au fond, ne diffèrent que sur des points de détail ; toutes deux ont recours aux mêmes procédés de vérification des théories. Mais l'une d'elles croit se rapprocher de plus en plus de l'ultime réalité et laisser derrière elle des apparences toujours plus nombreuses. L'autre croit substituer (is substituting) à la complexité des faits concrets, des schémas descriptifs synthétisés, propres à servir aux opérations intellectuelles... Ni l'une ni l'autre ne touche à la valeur de la physique en tant que science systématique des (en italique chez Ward) choses ; le développement ultérieur de la physique et de ses applications pratiques est également, possible pour les deux. Mais la différence philosophique (speculative) entre elles est énorme, et il importe à cet égard de savoir laquelle des deux a raison. »

Ce spiritualiste franc et conséquent pose la question avec une justesse et une clarté remarquables. En effet, la différence entre les deux écoles de la physique contemporaine est uniquement philosophique, uniquement gnoséologique. En effet, la différence capitale entre ces deux écoles consiste uniquement en ce que l'une admet la réalité « ultime » (il eût fallu dire : objective), reflétée par notre théorie, tandis que l'autre la nie, ne voyant dans la théorie qu'une systématisation des expériences, qu'un système d'empiriosymboles, etc., etc. La nouvelle physique, ayant découvert de nouvelles variétés de la matière et de nouvelles formes de son mouvement, a soulevé, à la suite de la ruine des vieilles notions en physique, les vieux problèmes de la philosophie. Et si les partisans des tendances « moyennes » en philosophie (« positivistes », disciples de Hume et de Mach) ne savent pas poser de façon explicite la question controversée, le franc idéaliste Ward en fait tomber tous les voiles.

« ... Rücker a consacré son allocution présidentielle à la défense du réalisme physique contre l'interprétation symbolique dernièrement défendue par les professeurs Poincaré et Poynting, ainsi que par moi » (pp. 305‑306 ; en d'autres pages de son livre Ward ajoute à ces noms ceux de Duhem, de Pearson et de Mach ; cf. vol. II, pp. 161, 63, 57, 75, 83, etc.).

« ... Rücker parle constamment d'« images mentales », non sans affirmer toujours que l'atome et l'éther sont plus que des images mentales. Cette manière de raisonner équivaut à dire en réalité : Je ne puis, dans tel ou tel cas particulier, créer une autre image ; aussi la réalité doit‑elle lui ressembler... Le professeur Rücker admet la possibilité abstraite d'une autre image mentale... Il reconnaît même le caractère « approximatif » (tentative) de certaines de nos théories, ainsi que les nombreuses « difficultés de détail ». Il ne défend au fond qu'une hypothèse de travail (a working hypothesis), qui au reste a, dans une mesure appréciable, perdu son prestige au cours de la seconde moitié du siècle. Mais si la théorie atomique et les autres théories de la structure de la matière ne sont que des hypothèses de travail, hypothèses strictement limitées par les phénomènes physiques, rien ne peut justifier la théorie selon laquelle le mécanisme est à la base de tout et réduit les faits vitaux et spirituels aux épiphénomènes, les rend pour ainsi dire d'un degré plus phénoménaux, moins réels d'un degré que la matière et le mouvement. Telle est la théorie mécaniste du monde, et si le professeur Rücker ne veut pas lui prêter un soutien direct, nous n'avons plus à discuter avec lui » (pp. 314‑315).

Sans doute est‑il absurde de dire que le matérialisme tient pour « moindre » la réalité de la conscience ou pour absolument obligatoire la conception « mécaniste » plutôt que la conception électromagnétique, ou toute autre conception infiniment plus complexe du monde en tant que matière en mouvement. Mais c'est en véritable prestidigitateur, bien supérieur à nos disciples de Mach (c'est‑à‑dire à nos idéalistes confus) que Ward, ce franc idéaliste, saisit les faiblesses du matérialisme « spontané » des sciences de la nature, par exemple, son impuissance à expliquer le rapport entre la vérité relative et la vérité absolue. Ward multiplie ses jongleries et déclare que si la vérité est relative, approximative, et ne fait que « tâter » le fond des choses, c'est qu'elle ne peut refléter la réalité ! Par contre, ce spiritualiste pose fort bien la question des atomes, etc., en tant qu'« hypothèse de travail ». Que les concepts des sciences de la nature soient des « hypothèses de travail », le fidéisme contemporain et cultivé (tel que Ward le déduit directement de son spiritualisme) ne songe pas à en demander plus. Nous vous abandonnons la science, MM. les savants, rendez‑nous la gnoséologie, la philosophie : tel est, dans les pays capitalistes « avancés », le pacte de cohabitation des théologiens et des professeurs...

Il convient de noter, parmi les autres points que la gnoséologie de Ward rattache à la « nouvelle » physique, sa lutte acharnée contre la matière. Qu'est‑ce que la matière ? Qu'est‑ce que l'énergie ? interroge Ward, en raillant l'abondance et le caractère contradictoire des hypothèses. Un éther ou des éthers ? Un nouveau « liquide parfait », auquel on prête arbitrairement des qualités aussi neuves qu'invraisemblables ? Et Ward en conclut : « Nous ne trouvons rien de défini en dehors du mouvement. La chaleur est une forme du mouvement, l'élasticité est une forme du mouvement, la lumière et le magnétisme sont des formes du mouvement. La masse elle‑même s'affirme en dernière analyse, on le suppose du moins, une forme du mouvement, mouvement de quelque chose qui n'est ni un solide, ni un liquide, ni un gaz ; qui n'est pas à proprement parler un corps ni un agrégat de corps ; qui n'est pas un phénomène et ne doit pas être un noumène ; qui est un apeiron véritable (terme de philosophie grecque désignant ce qui est infini, illimité), auquel nous pouvons appliquer nos propres définitions » (t. I, p. 140).

Le spiritualiste demeure fidèle à lui‑même en détachant le mouvement de la matière. Le mouvement des corps devient dans la nature le mouvement de ce qui n'est pas un corps à masse constante, de ce qui est charge inconnue d'une électricité inconnue dans un éther inconnu. Cette dialectique des transformations matérielles qui s'accomplissent dans les laboratoires et dans les usines, loin de servir, aux yeux de l'idéaliste (comme aux yeux du grand public et des disciples de Mach), de confirmation à la dialectique matérialiste, fournit un argument contre le matérialisme : ... « La théorie mécaniste, considérée comme l'explication obligatoire (professed) du monde, reçoit un coup mortel du progrès de la physique mécanique elle‑même » (p. 143) ... Le monde est la matière en mouvement, répondrons‑nous, et la mécanique traduit les lois du mouvement de cette matière quand il s'agit de mouvements lents, tandis que la théorie électromagnétique les traduit quand il s'agit de mouvements rapides... « L'atome étendu, ferme, indestructible a toujours été le point d'appui de la conception matérialiste du monde. Malheureusement pour cette conception, l'atome étendu n'a pas satisfait aux exigences (was not equal to the demands) de la science en voie de développement »... (p. 144). La destructibilité de l'atome, son caractère inépuisable, la variabilité de toutes les formes de la matière et de ses mouvements ont toujours été le point d'appui du matérialisme dialectique. Toutes les limites sont relatives, conventionnelles, mobiles dans la nature ; elles expriment le cheminement de notre esprit vers la connaissance de la matière, ce qui ne démontre nullement que la nature, la matière, soit elle‑même un symbole, un signe conventionnel, c'est‑à‑dire un produit de notre esprit. L'électron est à l'atome ce que serait un point de ce livre au volume d'un édifice de 64 mètres de long sur 32 mètres de large et 16 mètres de haut (Lodge). Il se meut avec une vitesse de 270000 kilomètres à la seconde, sa masse varie avec sa vitesse ; il fait 500 trillions de tours par seconde ; tout cela est autrement compliqué que l'ancienne mécanique, mais tout cela n'est que mouvement de la matière dans l'espace et dans le temps. L'esprit humain a découvert des choses miraculeuses dans la nature et en découvrira encore, augmentant par là sa maîtrise de la nature, mais cela ne veut point dire que la nature soit une création de notre esprit ou de l'esprit abstrait, c'est‑à‑dire du dieu de Ward, de la « Substitution » de Bogdanov, etc.

« ... Cet idéal (l’idéal du « mécanisme »), rigoureusement (rigorously) appliqué comme théorie du monde réel, nous mène au nihilisme ; tous les changements sont des mouvements, car les mouvements sont les seuls changements que nous puissions connaître, et ce qui se meut doit être mouvement pour que nous puissions le connaître » (p. 166)…

« Comme j'ai essayé de le montrer, le progrès de la physique est justement le moyen le plus puissant de combattre la croyance obscure à la matière et au mouvement, la théorie qui y voit la substance dernière (inmost) au lieu du symbole le plus abstrait d'une somme d'existence... Jamais nous n'arriverons à Dieu par le mécanisme pur » (p. 180)...

Voilà qui commence à ressembler trait pour trait aux Essais « sur » la philosophie marxiste ! Vous feriez bien, M. Ward, de vous adresser à Lounatcharski et à Iouchkévitch, à Bazarov et à Bogdanov : ils prêchent absolument la même chose, mais « avec un peu plus de pudeur ».

5. Les deux tendances de la physique contemporaine et l’Idéalisme allemand[modifier le wikicode]

Hermann Cohen, l'idéaliste kantien bien connu, préfaçait en 1896, en termes solennels et exaltants, la cinquième édition de l'Histoire du matérialisme, falsifiée par F. Albert Lange. « L'idéalisme théorique, s'exclamait H. Cohen (p. XXVI), ébranle le matérialisme des savants, sur lequel il va peut-être remporter bientôt une victoire définitive. » « L'idéalisme pénètre (Durchwirkung) la physique nouvelle. » « L'atomisme a dû céder la place au dynamisme. » « L'évolution a ceci de remarquable que l'étude approfondie des problèmes chimiques de la substance devait s'affranchir en principe de la conception matérialiste de la matière. De même que Thalès conçut la première abstraction en dégageant le concept de substance et en y rattachant ses raisonnements spéculatifs Sur l'électron, la théorie de l’électricité devait accomplir la révolution la plus profonde dans la conception de la matière et, transformant la matière en force, amener la victoire de l'idéalisme i (p. XXIX).

H. Cohen définit avec autant de clarté et de précision que J. Ward les tendances fondamentales de la philosophie, sans s'égarer (comme le font nos disciples de Mach) parrmi les infimes discriminations d'un idéalisme énergétique, symbolique, empiriocriticiste, empiriomoniste, etc. Cohen considère la tendance philosophique fondamentale de l'école de physique actuellement liée aux noms de Mach, Poincaré et autres, et la définit avec raison comme une tendance idéaliste. La « transformation de la matière en force » est pour Cohen, de même que pour les savants « visionnaires » que démasquait Dietzgen en 1869, la principale conquête de l'idéalisme. L'électricité devient un auxiliaire de l'idéalisme, puisqu'elle a détruit l'ancienne théorie de la structure de la matière, décomposé l'atome, découvert de nouvelles formes de mouvement matériel si différentes des anciennes, si inexplorées, inétudiées, inaccoutumées, si « merveilleuses » qu'il devient possible d'introduire en fraude une interprétation de la nature considérée comme mouvement immatériel (spirituel, mental, psychique). Ce qui était hier la limite de notre connaissance des particules infiniment petites de la matière a disparu, ‑ donc, conclut le philosophe idéaliste, la matière a disparu, (mais la pensée demeure). Tout physicien et tout ingénieur savent que l'électricité est un mouvement (matériel), mais nul ne sait au juste ce qui se meut ; aussi, conclut le philosophe idéaliste, peut‑on tromper les gens dépourvus d'instruction philosophique en leur faisant cette proposition de séduisante « économie » : Représentons‑nous le mouvement sans matière...

H. Cohen s'efforce de se faire un allié du célèbre physicien Heinrich Hertz. Hertz est des nôtres, il est kantien, et il admet les a priori ! Hertz est des nôtres, il est disciple de Mach car on voit percer chez lui « une conception subjectiviste de l'essence de nos concepts, semblable à celle de Mach »[14], réplique le disciple de Mach Kleinpeter. Cette curieuse discussion sur la question de savoir aux côtés de qui se range Hertz, nous offre un bel exemple de la façon dont les philosophes idéalistes se saisissent, chez les grands savants, de la moindre erreur, de la moindre obscurité dans l'expression, pour justifier leur défense un peu retouchée du fidéisme. En réalité, l'introduction philosophique de Hertz à sa Mécanique[15] révèle la façon de voir habituelle d'un savant intimidé par le tollé des professeurs contre la « métaphysique » matérialiste, mais qui ne parvient pas du tout à surmonter sa certitude instinctive de la réalité du monde extérieur. Kleinpeter en convient lui‑même qui, d'une part, jette à la masse des lecteurs des plaquettes de vulgarisation, profondément mensongères, sur la théorie de la connaissance des sciences de la nature, et où Mach figure à côté de Hertz, et qui, d'autre part, dans des articles philosophiques spéciaux, convient que, « contrairement à Mach et à Pearson, Hertz s'en tient encore à l'idée préconçue selon laquelle toute la physique est susceptible d'une explication mécanique »[16], garde la conception de la chose en soi et le « point de vue habituel des physiciens » ; que Hertz « s'en tenait encore à l'existence du monde en soi[17] », etc.

L'opinion de Hertz sur l'énergétique mérite d'être notée. « Si nous nous demandons, écrit‑il, pourquoi la physique contemporaine aime à user dans ses raisonnements du langage énergétique, la réponse sera qu'il permet d'éviter plus commodément de parler des choses que nous connaissons fort peu... Certes, nous sommes tous convaincus que la matière pondérable est composée d'atomes ; nous nous représentons même dans certains cas,‑ de façon assez précise, leurs dimensions et leurs mouvements. Mais, dans la plupart des cas, la forme des atomes, leur cohésion, leurs mouvements nous échappent complètement... Aussi, les idées que nous nous formons des atomes constituent‑elles un objet important et intéressant de recherches ultérieures, sans toutefois offrir une base solide aux théories mathématiques » (l.c., t. III, p. 21). Hertz attendait des recherches ultérieures sur l'éther l'explication de « l'essence de l'ancienne matière, de sa force d'inertie et de sa gravitation » (t. I, 354).

Ainsi, la possibilité d'une conception non matérialiste de l'énergie ne lui vient même pas à l'esprit. L'énergétique a servi de prétexte aux philosophes pour fuir du matérialisme à l'idéalisme. Le savant y voit un procédé commode d'exposition des lois du mouvement matériel dans un moment où les physiciens ont, s'il est permis de s'exprimer ainsi, quitté l'atome sans parvenir jusqu'à l'électron. Moment qui dure encore dans une mesure appréciable : une hypothèse succède à l'autre ; on ne sait rien de l'électron positif il y a trois mois à peine (22 juin 1908) que Jean Becquerel déclarait, à l'Académie des Sciences de Paris, avoir réussi à trouver cette « nouvelle partie constituante de la matière » (Comptes rendus des séances de l'Académie des Sciences, p. 1311). Comment la philosophie idéaliste n'aurait‑elle pas profité de cette circonstance avantageuse où l'esprit humain ne fait encore que « chercher » la « matière », pour en déduire que celle‑ci n'est que « symbole », etc.

Un autre idéaliste allemand, d'une nuance bien plus réactionnaire que Cohen, Eduard von Hartmann, a consacré tout un livre à la Conception du monde de la physique moderne (Die Weltanschauung der modernen Physik, Leipzig, 1902). Certes, les réflexions personnelles de l'auteur sur la variété d'idéalisme qu'il défend ne nous intéressent pas. Il nous importe seulement de noter que cet idéaliste se livre lui aussi aux mêmes constatations que Rey, Ward et Cohen. « La physique contemporaine a grandi sur un terrain réaliste, dit E. Hartmann, et seule la tendance néo‑kantienne et agnostique de notre époque a amené une interprétation des derniers résultats de la physique dans un sens idéaliste » (p. 218). D'après E . Hartmann, trois systèmes gnoséologiques sont à la base de la physique moderne : l'hylocinétique (du grec hulê = matière et kinesis = mouvement, c'est‑à‑dire admission des phénomènes physiques comme mouvement de la matière), l'énergétique et le dynamisme (c'est-à‑dire admission de la force sans matière). On conçoit que l'idéaliste Hartmann défende le « dynamisme » et en déduise que les lois de la nature se réduisent à la pensée universelle, « substituant » en un mot le psychique à la nature physique. Mais il doit convenir que l'hylocinétique a pour elle le plus grand nombre de physiciens ; que ce système est celui « dont on use le plus souvent » (p. 190), et que son plus grand défaut est dans « le matérialisme et l'athéisme, menaces qui pèsent sur l'hylocinétique pure » (p. 189). L'auteur voit très justement dans l'énergétique un système intermédiaire qu'il appelle agnosticisme (p. 136). Ce système est, bien entendu, « l'allié du dynamisme pur, car il élimine la substance » (S. VI, p. 192), mais son agnosticisme déplaît à Hartmann comme une sorte d'« anglomanie » contraire au vrai idéalisme du bon Allemand ultra‑réactionnaire.

Rien de plus édifiant que de voir cet idéaliste intransigeant, imbu d'esprit de parti (les sans‑parti sont en philosophie d'une stupidité aussi désespérante qu'en politique), montrer aux physiciens ce que c'est que de suivre en gnoséologie, telle ou telle tendance. « Parmi les physiciens qui suivent cette mode, écrit Hartmann à propos de l'interprétation idéaliste des dernières conquêtes de la physique, extrêmement rares sont ceux qui se rendent compte de toute la portée et de toutes les conséquences de cette interprétation. Ils n'ont pas remarqué que la physique ne conservait sa valeur propre et ses lois spéciales que dans la mesure où les physiciens s'en tenaient, en dépit de leur idéalisme, aux prémisses fondamentales du réalisme, telles que l'existence des choses en soi, leur variabilité réelle dans le temps, la causalité réelle... Ce n'est qu'à l'aide de ces prémisses réalistes (la valeur transcendantale de la causalité, du temps et de l'espace à trois dimensions), c'est‑à‑dire à la condition que la nature, dont les physiciens exposent les lois, coïncide avec le domaine des choses en soi... qu'on peut parler des lois de la nature à la différence des lois psychologiques. Dans le cas seulement où les lois de la nature agissent dans un domaine indépendant de notre pensée, elles sont susceptibles d'expliquer le fait que les conclusions logiquement nécessaires tirées de nos images mentales s'avèrent les images de résultats nécessaires, en histoire des sciences de la nature, provenant de l'inconnu que ces images reflètent ou symbolisent dans notre conscience » (pp. 218‑219).

Hartmann se rend bien compte que l'idéalisme de la nouvelle physique n'est justement qu'une mode, et qu'il ne constitue pas un revirement philosophique sérieux par rapport au matérialisme des sciences de la nature ; aussi remontre‑t‑il avec raison aux physiciens qu'il faut, pour que la « mode » aboutisse à un idéalisme philosophique conséquent et intégral, transformer radicalement la doctrine de la réalité objective du temps, de l'espace, de la causalité et des lois de la nature. Il n'est pas permis de voir de purs symboles, de simples « hypothèses de travail » uniquement dans les atomes, les électrons et l'éther ; il faut déclarer aussi le temps, l'espace, les lois de la nature et le monde extérieur tout entier, « hypothèses de travail ». Ou le matérialisme, ou la substitution universelle du psychique à l'ensemble de la nature physique ; quantité de gens se plaisent à confondre ces choses, nous ne sommes pas, Bogdanov et nous, de ce nombre.

Ludwig Boltzmann, mort en 1906, figure parmi les physiciens allemands qui ont systématiquement combattu la tendance de Mach. Nous avons déjà noté qu'il opposait à l'« engouement pour les nouveaux dogmes gnoséologiques » la démonstration simple et claire que la doctrine de Mach se ramène au solipsisme (voir plus haut, ch. I, §6). Boltzmann craint évidemment de se poser en matérialiste et spécifie même qu'il ne nie pas du tout l'existence de Dieu[18]. Mais sa théorie de la connaissance est au fond matérialiste ; elle exprime l'opinion de la majorité des savants, comme le reconnaît l'historien des sciences de la nature du XIX° siècle, S. Günther[19]. « Nous connaissons l'existence des choses par les impressions qu'elles produisent sur nos sens », dit L. Boltzmann (l.c., p. 29). La théorie est une « image » (ou une reproduction) de la nature, du monde extérieur (p. 77). A ceux qui affirment que la matière n'est qu'un complexe de perceptions sensibles, Boltzmann réplique qu’en ce cas les autres hommes ne sont aussi, pour celui qui parle, que des sensations (p. 168). Ces « idéologues » ‑ Boltzmann applique parfois cette épithète aux philosophes idéalistes, ‑ nous donnent un « tableau subjectif du monde » (p. 176). L'auteur préfère, lui, un « tableau objectif plus simple ». « L'idéaliste compare l'affirmation d'après laquelle la matière existe tout comme nos sensations,à l'opinion de l'enfant pour qui la pierre qu'il bat ressent une douleur. Le réaliste compare l'opinion selon laquelle on ne peut se représenter le psychique comme dérivé de la matière ou même du jeu des atomes, à l'opinion de l'ignorant qui affirme que la distance entre la Terre et le Soleil ne peut être de vingt millions de lieues, puisqu'il ne peut se le représenter » (p. 186). Boltzmann ne renonce pas à l'idéal scientifique qui représente l'esprit et la volonté comme des « actions complexes de parcelles de matière » (p. 396).

L. Boltzmann a maintes fois polémisé, du point de vue de la physique, avec l'énergétique d'Ostwald en démontrant que ce dernier ne peut ni réfuter ni éliminer la formule de l'énergie cinétique (égale au produit de la moitié de la masse par le carré de la vitesse), et que, déduisant d'abord l'énergie de la masse (la formule de l'énergie cinétique adoptée) pour définir ensuite la masse par l'énergie (pp. 112, 139), il tourne dans un cercle vicieux. Je me souviens à ce propos de la paraphrase que Bogdanov fait de Mach au troisième livre de l'Empiriomonisme. « Le concept scientifique de la matière, écrit Bogdanov qui se réfère à la Mécanique de Mach, se ramène au coefficient de la masse tel qu'il est exprimé dans les équations de la mécanique, coefficient qui de l'analyse précise s'avère être l'inverse de l'accélération lors de l'interaction de deux complexes physiques ou de deux corps » (p. 146). Il va de soi que si l'on prend un corps quelconque comme unité, le mouvement (mécanique) de tous les autres corps peut être exprimé par un simple rapport d'accélération. Mais les « corps » (c'est‑à‑dire la matière) ne disparaissent pas pour autant, ne cessent pas d'exister indépendamment de notre conscience. L'univers ramené au mouvement des électrons, il serait possible d'éliminer de toutes les équations l'électron, puisqu'il serait partout sous‑entendu, et la corrélation entre groupes ou agrégats d'électrons se réduirait à leur accélération mutuelle, ‑ si les formes du mouvement étaient aussi simples qu'en mécanique.

Combattant la physique « phénoménologique » de Mach et Cie, Boltzmann affirmait que « ceux qui pensent éliminer l'atomistique au moyen d'équations différentielles ne voient pas la forêt derrière les arbres » (p. 144). « Si l'on ne se fait pas d'illusions sur la portée des équations différentielles, il est hors de doute que le tableau du monde (construit à l'aide des équations différentielles) restera nécessairement le tableau atomistique des changements que subissent dans le temps, suivant certaines règles, une quantité énorme de choses situées dans l'espace à trois dimensions. Ces choses peuvent sans doute être identiques ou différentes, invariables ou variables », etc. (p. 156). « Il est tout à fait évident que la physique phénoménologique ne fait que se dissimuler sous le vêtement des équations différentielles, dit Boltzmann en 1899, dans son discours au congrès des savants, à Munich ; elle procède de même, en réalité, d'êtres particuliers (Einzelwesen) semblables à des atomes. Et comme il faut se représenter ces êtres comme possédant des propriétés différentes dans les différents groupes de phénomènes, le besoin d'une atomistique plus simple et plus uniforme se fera bientôt sentir » (p. 223). « Le développement de la doctrine des électrons donne notamment naissance à une théorie atomique valable pour toutes les manifestations de l'électricité » (p. 357). L'unité de la nature se manifeste dans l'« étonnante analogie » des équations différentielles se rapportant aux différents ordres de phénomènes : « Les mêmes équations peuvent servir à résoudre les questions de l'hydrodynamique et à exprimer la théorie des potentiels. La théorie des tourbillons liquides et celle du frottement des gaz (Gasreibung) ont une analogie frappante avec la théorie de l'électromagnétisme, etc. » (p. 7). Ceux qui admettent la « théorie de la substitution universelle » n'éluderont jamais la question suivante : Qui donc s'est avisé de « substituer » si uniformément la nature physique ?

Comme pour répondre à ceux qui jettent par‑dessus bord la « physique de la vieille école », Boltzmann relate par le menu les cas de spécialistes de la « chimie physique » qui adoptent le point de vue gnoséologique opposé à celui de Mach. L'auteur d'« un des meilleurs » ‑ selon Boltzmann ‑ travaux d'ensemble publiés en 1903, Vaubel, « est résolument hostile à la physique phénoménologique si souvent louée » (p. 381). « Il s'efforce d'arriver à une représentation aussi concrète et aussi nette que possible de la nature des atomes et des molécules, ainsi que des forces agissant entre eux. Il accorde cette idée avec les expériences les plus récentes accomplies dans ce domaine » (ions, électrons, radium, effet Zeemen, etc.). « L'auteur s'en tient strictement au dualisme de la matière et de l'énergie[20], et expose séparément la loi de la conservation de la matière et celle de la conservation de l'énergie. En ce qui concerne la matière, l'auteur s'en tient également au dualisme de la matière pondérable et de l'éther, ce dernier étant à ses yeux matériel au sens strict du mot » (p. 381). Dans le tome II de son ouvrage (théorie de l'électricité), l'auteur « adopte dès le début ce point de vue que les phénomènes électriques sont provoqués par l'action réciproque et le mouvement d'individus pareils à des atomes, à savoir les électrons » (p. 383).

Ainsi, ce que le spiritualiste J. Ward reconnaissait pour l'Angleterre se confirme aussi pour l'Allemagne, à savoir que les physiciens de l'école réaliste ne systématisent pas avec moins de bonheur les faits et les découvertes des dernières années que ceux de l'école symboliste, et qu'il n'est, entre les uns et les autres, de différence essentielle qu'au « seul » point de vue de la théorie de la connaissance[21].

6. Les deux tendances de la physique contemporaine et le fidéisme français[modifier le wikicode]

La philosophie idéaliste française s'est emparée avec non moins de résolution des errements de la physique de Mach. Nous avons déjà vu quel accueil les néo‑criticistes ont fait à la Mécanique de Mach, en relevant aussitôt le caractère idéaliste des principes de la philosophie de cet auteur. Le disciple français de Mach Henri Poincaré a été plus favorisé encore à cet égard. La philosophie idéaliste la plus réactionnaire, à tendances nettement fidéistes, s'est tout de suite emparée de sa théorie. Le représentant de cette philosophie, Le Roy, faisait le raisonnement suivant : les vérités scientifiques sont des signes conventionnels, des symboles ; vous avez renoncé aux absurdes prétentions « métaphysiques » de connaître la réalité objective ; soyez donc logique et convenez avec nous que la science n'a qu'une valeur pratique, dans un domaine de l'activité humaine, et que la religion a, dans un autre domaine de l'activité humaine, une valeur non moins réelle ; la science « symbolique » de Mach n'a pas le droit de nier la théologie. H. Poincaré, très gêné de ces conclusions, les a spécialement attaquées dans la Valeur de la Science. Mais voyez quelle attitude gnoséologique il a dû adopter pour se débarrasser des alliés dans le genre de Le Roy : « Si M. Le Roy, écrit Poincaré, regarde l'intelligence comme irrémédiablement impuissante ce n'est que pour faire la part plus large à d'autres sources de connaissances, au cœur<, par exemple, au sentiment, à l'instinct ou à la foi » (pp. 214‑125). « Je ne puis le suivre jusqu'au bout. » La Science n'est faite que de conventions, de symboles. « Si donc les « recettes » scientifiques ont une valeur, comme règle d'action, c'est que nous savons qu'elles réussissent, du moins en général. Mais savoir cela, c'est bien savoir quelque chose et alors pourquoi, venez-vous nous dire que nous ne pouvons rien connaître ? » (p. 219).

H. Poincaré en appelle au critérium de la pratique. Mais il ne fait que déplacer là question sans la résoudre, ce critérium pouvant être interprété aussi bien au sens subjectif qu'au sens objectif. Le Roy l'admet lui aussi pour la science et l'industrie ; il nie seulement que ce critérium soit une preuve de vérité objective, cette négation lui suffisant à reconnaître au même titre que la vérité subjective de la science (inexistante en dehors de l'humanité) celle de la religion. H. Poincaré voit qu'il ne suffit pas, pour faire face à Le Roy, d'en appeler à la pratique, et il passe à la question de l'objectivité de la science. « Quelle est la mesure de son objectivité ? Eh bien, elle est précisément la même que pour notre croyance aux objets extérieurs. Ces derniers sont réels en ce que les sensations qu'ils nous font éprouver nous apparaissent comme unies entre elles par je ne sais quel ciment indestructible, et non par un hasard d'un jour » (pp. 269‑270).

Il est admissible que l'auteur d'un semblable raisonnement puisse être un grand physicien. Mais il est tout à fait certain que seuls les Vorochilov‑louchkévitch peuvent le prendre au sérieux en tant que philosophe. Le matérialisme a été déclaré anéanti par une « théorie », qui, à la première attaque lancée par le fidéisme, se réfugie sous l'aile du matérialisme ! Car c'est pur matérialisme que professer que les objets réels font naître nos sensations et que la « croyance » à l'objectivité de la science est identique à la « croyance » à l'existence objective des objets extérieurs.

« ... On peut dire, par exemple, que l'éther n'a pas moins de réalité qu'un corps extérieur quelconque » (p. 270).

Quel tapage auraient soulevé les disciples de Mach, si un matérialiste avait dit cela ! Que de traits obtus n'aurait‑on pas décochés au « matérialisme éthéré », etc. Mais le fondateur de l'empiriosymbolisme moderne vaticine à cinq pages de là : « Tout ce qui n'est pas pensée est le pur néant ; puisque nous ne pouvons penser que la pensée » (p. 276). Vous vous trompez, M. Poincaré. Vos oeuvres prouvent que certaines gens ne peuvent penser que le non‑sens. Georges Sorel, confusionniste bien connu, est de ce nombre ; il affirme que « les deux premières parties » du livre de Poincaré sur la valeur de la science sont traitées « dans l'esprit de M. Le Roy », et que les deux philosophes peuvent, conséquent, « se mettre d'accord » sur ce qui suit : vouloir établir une identité entre la science et le monde est illusoire ; point n'est besoin de se demander si la science peut connaître la nature ; il suffit qu'elle s'accorde avec nos mécanismes (Georges Sorel : Les préoccupations métaphysiques des physiciens modernes, Paris, 1907, pp. 77, 80 et 81).

Il suffit de mentionner la « philosophie » de Poincaré et de passer outre ; les oeuvres de A. Rey méritent, par contre, que l'on s'y arrête. Nous avons déjà précisé que les différences entre les deux tendances fondamentales de la physique contemporaine qualifiées par Roy de « conceptualiste » et de « néo‑mécaniste » se ramènent à celles qui existent entre les gnoséologies idéaliste et matérialiste. Voyons à présent comment le positiviste Roy résout un problème diamétralement opposé à celui du spiritualiste J. Ward et des idéalistes H. Cohen et E. Hartmann : il ne s'agit pas pour lui de faire siennes les erreurs philosophiques de la nouvelle physique encline à l'idéalisme, mais de corriger ces erreurs et de démontrer le caractère illégitime des conclusions idéalistes (et fidéistes) tirées de la nouvelle physique.

Un aveu traverse comme une traînée de lumière toute l’œuvre de A. Rey, c'est que la nouvelle théorie physique des « conceptualistes » (disciples de Mach) a été exploitée par le fidéisme (pp. 11, 17,220, 362, etc.) et l'« idéalisme philosophique » (p. 200), par le scepticisme à propos des droits de la raison et de la science (pp. 210, 220), par le subjectivisme (p. 311), etc. Aussi Rey fait‑il avec raison de l'analyse des « idées des physiciens relatives à la valeur objective de la physique » (p. 3) le centre de son travail.

Quels sont les résultats de cette analyse ?

Prenons le concept fondamental, celui de l'expérience. L'interprétation, subjectiviste de Mach (que, pour abréger et simplifier, nous prendrons comme un représentant de l'école appelée par Rey conceptualiste), n'est, comme l'affirme Rey, qu'un malentendu. Il est vrai que « l'une des principales nouveautés philosophiques de la fin du XIX° siècle », c'est que « l'empirisme toujours plus nuancé et plus subtil aboutit au fidéisme, à la suprématie de la croyance, lui qui jadis avait été la grande machine de combat du scepticisme contre les affirmations de la métaphysique. N'a‑t‑on pas, au fond, fait dévier petit à petit et par des nuances insensibles le sens réel du mot « expérience » ? Replacée dans ses conditions d'existence, dans la science expérimentale qui la précise et l'affine, l'expérience nous ramène à la nécessité et à la vérité » (p. 398). Il n'est pas douteux que toute la doctrine de Mach, au sens large du mot, n'est qu'une déformation par des nuances insensibles, du sens réel du mot « expérience » ! Mais comment Rey, qui n'en accuse que les fidéistes et point Mach lui‑même, y remédie‑t‑il ? Ecoutez : « L'expérience est, par définition, une connaissance de l'objet. Dans la science physique, cette définition est mieux que partout ailleurs à sa place... L'expérience est ce que notre esprit ne commande pas, ce sur quoi nos désirs, notre volonté ne peuvent avoir de prise, ce qui est donné et que nous ne faisons pas. L'expérience, c'est l'objet en face du sujet » (p. 314).

Voilà bien un exemple de la défense de la doctrine de Mach par Rey ! Engels fit preuve d'une perspicacité géniale en définissant comme des « matérialistes honteux » les types les plus modernes des partisans de l'agnosticisme philosophique et du phénoménisme. Positiviste et phénoméniste zélé, Rey réalise ce type sous une forme achevée. Si l'expérience est une « connaissance de l'objet », si « l'expérience, c'est l'objet en face du sujet », si l'expérience consiste en ce que « quelque chose du dehors se pose et en se posant s'impose » (p. 324), nous voici évidemment ramenés au matérialisme ! Le phénoménisme de Rey, son zèle à souligner que rien n'existe en dehors des sensations, que l'objectif est ce qui a une signification générale, etc., etc., tout cela n'est qu'une feuille de vigne, qu'une dissimulation verbale du matérialisme, puisqu'on nous dit :

« Est objectif ce qui est donné du dehors, imposé par l'expérience, ce que nous ne faisons pas, mais ce qui est fait indépendamment de nous et dans une certaine mesure nous fait » (p. 320). Rey défend le « conceptualisme » tout en l'anéantissant ! On ne parvient à réfuter les conclusions idéalistes de la doctrine de Mach qu'en l'interprétant dans le sens du matérialisme honteux. Ayant reconnu la différence des deux tendances de la physique contemporaine, Rey travaille, à la sueur de son front, à effacer toutes ces différences dans l'intérêt de la tendance matérialiste. Il dit, par exemple, de l'école néo‑mécaniste qu'elle n'admet pas « le moindre doute, la moindre incertitude » quant à l'objectivité de la physique (p. 237) : « on se sent ici (sur le terrain des enseignements de cette école) loin des détours par lesquels on était obligé de passer dans les autres conceptions de la physique pour arriver à poser cette même objectivité ».

Ce sont ces « détours » de la doctrine de Mach que Rey dissimule tout au long de son exposé. Le trait fondamental du matérialisme, c'est qu'il prend pour point de départ l'objectivité de la science, la reconnaissance de la vérité objective reflétée par la science, tandis que l'idéalisme a besoin de « détours » pour « déduire », de façon ou d'autre, l'objectivité à partir de l'esprit, de la conscience, du « psychique ». « L'école néo‑mécaniste (c'est‑à‑dire dominante) de la physique, écrit Rey, croit à la réalité de la physique théorique, dans le même sens que l'humanité croit à la réalité du monde extérieur » (p. 234, § 22 : thèse). Pour cette école « la théorie veut être le décalque de l'objet » (p. 235).

C'est juste. Et ce trait fondamental de l'école « néo‑mécaniste » n'est pas autre chose que la base de la théorie matérialiste de la connaissance. Ce fait capital ne peut être atténué ni par les assertions de Rey, selon lesquelles les néo‑mécanistes eux aussi seraient, au fond, des phénoménistes, ni par son reniement du matérialisme, etc. La principale différence entre les néo‑mécanistes (matérialistes plus ou moins honteux) et les disciples de Mach, c'est que ces derniers s'écartent de cette théorie de la connaissance et, s'en écartant, versent inévitablement dans le fidéisme.

Considérez l'attitude de Rey envers la doctrine de Mach sur la causalité et la nécessité de la nature. Ce n'est qu'à première vue, affirme Rey, que Mach « s'approche du scepticisme » (p. 76) et du « subjectivisme » (p. 76) ; cette « équivoque ».(p. 115) se dissipe dès que l'on considère la doctrine de Mach dans son ensemble. Et Rey, la prenant dans son ensemble, cite divers textes empruntés à la Théorie de la chaleur et à l'Analyse des sensations, s'arrête spécialement sur le chapitre consacré, dans la première de ces œuvres, à la causalité ; mais... mais il se garde de citer le passage décisif, la déclaration de Mach selon laquelle il n'y a pas de nécessité physique, il n'y a que nécessité logique ! On ne peut que dire que ce n'est pas là une interprétation, mais un maquillage de la pensée de Mach, que c'est vouloir effacer la différence entre le « néo-mécanisme » et la doctrine de Mach. Rey conclut : « Mach reprend pour son propre compte l'analyse et les conclusions de Hume, de Mill et de tous les phénoménistes, d'aprés lesquels la relation causale n'a rien de substantiel, et n'est qu'une habitude mentale. Il a repris d'ailleurs à son propre compte la thèse fondamentale du phénoménisme dont celle-ci n'est qu'une conséquence : il n'existe que des sensations. Mais il ajoute, et dans une direction nettement objectiviste : La science, en analysant les sensations, découvre en elles des éléments permanents et communs qui ont, bien qu'abstraits de ces sensations, la même réalité qu'elles, puisqu'ils sont puisés en elles par l'observation sensible. Et ces éléments communs et permanents, comme l'énergie et ses modalités, sont le fondement de la systématisation physique » (p. 117).

Ainsi, Mach adopte la théorie subjective de la causalité de Hume pour l'interpréter dans le sens objectiviste ! Rey se dérobe dans sa défense de Mach, en arguant de l'inconséquence de ce dernier et en nous amenant à conclure que l'interprétation « réelle » de l'expérience conduit à la « nécessité ». Or, l'expérience est ce qui est donné du dehors, et si la nécessité de la nature, si les lois naturelles sont aussi données à l'homme du dehors, de la nature objectivement réelle, il est évident alors que toute différence entre la doctrine de Mach et le matérialisme s'évanouit. Rey, défendant la doctrine de Mach contre le « néo-mécanisme », capitule sur toute la ligne devant ce dernier, se bornant à justifier le mot phénoménisme, et non l'essence même de cette tendance.

Poincaré, par exemple, qui s'inspire d'un esprit tout à fait analogue à celui de Mach, déduit les lois de la nature - jusqu'aux trois dimensions de l'espace, - de la « commodité ». Mais cela ne veut point dire : « arbitraire », s'empresse de « corriger » Rey. Non, la « commodité » exprime ici l'« adaptation à l'objet » (souligné chez Rey, p. 196). Merveilleuse discrimination des deux écoles et « réfutation » du matérialisme, il n'y a pas à dire... « Si la théorie de Poincaré se sépare logiquement par un abîme infranchissable d'une interprétation ontologique du mécanisme » (c'est-à-dire que la théorie est le décalque de l'objet)... « si elle est propre à étayer un idéalisme philosophique, du moins sur le terrain scientifique, elle concorde très bien avec l'évolution générale des idées classiques, et la tendance à considérer la physique comme un savoir objectif, aussi objectif que l'expérience, c'est-à-dire les sensations dont elle émane » (p. 200).

Admettons d'une part, convenons de l'autre que... D'une part, Poincaré se sépare du néo-mécanisme par un abîme infranchissable, bien qu'il tienne le milieu entre le « conceptualisme » de Mach et le néo-mécanisme, et que nul abîme ne sépare, paraît-il, Mach du néo-mécanisme. D'autre part, Poincaré est fort bien conciliable avec la physique classique qui, selon Rey lui-même, partage le point de vue du « mécanisme ». D'une part, la théorie de Poincaré est propre à étayer un idéalisme philosophique ; de l'autre, elle est compatible avec l'interprétation objective du mot « expérience ». D'une part, ces mauvais fidéistes ont altéré, à l'aide de déviations imperceptibles, la signification du mot « expérience » et se sont écartés de la juste interprétation selon laquelle « l'expérience, c'est l'objet »; de l'autre, l'objectivité de l'expérience signifie uniquement que celle-ci se réduit aux sensations, ce qu'approuvent pleinement Berkeley et Fichte !

Rey s'est empêtré parce qu'il s'est posé un problème insoluble - « concilier » l'antinomie des écoles matérialiste et idéaliste dans la nouvelle physique. Il tente d'édulcorer le matérialisme de l'école néo-mécaniste en ramenant au phénoménisme les vues des physiciens pour qui leur théorie est un décalque de l'objet[22]. Et il tente d'atténuer l'idéalisme de l'école conceptualiste, en éludant les affirmations les plus catégoriques de ses disciples et en interprétant toutes les autres dans le sens du matérialisme honteux. L'appréciation donnée par Rey de la valeur théorique des équations différentielles de Maxwell et de Hertz montre à quel point sa renonciation laborieuse au matérialisme est fictive. Le fait que ces physiciens ramènent leur théorie à un système d'équations est aux yeux des disciples de Mach une réfutation du matérialisme : des équations, tout est là, aucune matière, aucune réalité objective, rien que des symboles. Boltzmann réfute cette opinion entendant par là réfuter la physique phénoménologique. Rey la réfute en croyant défendre le phénoménisme ! « On ne saurait, dit‑il, renoncer à classer Maxwell et Hertz parmi les « mécanistes », du fait qu'ils se sont bornés à des équations calquées sur les équations différentielles de la dynamique de Lagrange. Cela ne veut pas dire que, pour Maxwell et Hertz, on n'arrivera pas à fonder sur des éléments réels une théorie mécaniste de l'électricité. Bien au contraire, le fait de représenter les phénomènes électriques dans une théorie dont la forme est identique à la forme générale de la mécanique classique, en montre la possibilité » (p. 253) ... L'incertitude que nous observons aujourd'hui dans la solution de ce problème « doit diminuer à mesure que se précisera la nature des quantités, par suite des éléments, qui entrent dans les équations ». Le fait que telles ou telles formes du mouvement matériel ne sont pas encore étudiées ne justifie pas, pour Rey, la négation de la matérialité du mouvement. L'« homogénéité de la matière » (p. 262) n'est pas un postulat, elle est un résultat de l'expérience et du développement de la science, l'« homogénéité de l'objet de la physique », telle est la condition nécessaire de l'application des mesures et des calculs mathématiques.

Citons l'appréciation, formulée par Rey, du critérium de la pratique dans la théorie de la connaissance : « A l'inverse des propositions sceptiques, il semble donc légitime de dire que la valeur pratique de la science dérive de sa valeur théorique » (p. 368)... Rey préfère passer sous silence que Mach, Poincaré et toute leur école souscrivent sans ambiguïté à ces propositions sceptiques... « L'une et l'autre sont les deux faces inséparables et rigoureusement parallèles de sa valeur objective. Dire qu'une loi de la nature a une valeur pratique... revient à dire, au fond, que cette loi de la nature a une objectivité. Agir sur l'objet implique une modification de l'objet, une réaction de l'objet conforme à une attente ou à une prévision contenue dans la proposition en vertu de laquelle on agit sur l'objet. Celle‑ci enferme donc des éléments contrôlés par l'objet, et par l'action qu'il subit... Il y a donc dans ces théories diverses une part d'objectif » (p. 368). Cette théorie de la connaissance est tout à fait matérialiste, exclusivement matérialiste, les autres opinions, et la doctrine de Mach en particulier, niant l'objectivité, c'est‑à‑dire la valeur, indépendante de l'homme et de l'humanité, du critérium de la pratique.

Bilan : ayant abordé la question d'une façon entièrement différente de celle de Ward, de Cohen et Cie, Rey est arrivé aux mêmes résultats, savoir : à la constatation que les tendances matérialiste et idéaliste sont à la base de la division des deux écoles principales de la physique moderne.

7. Un « physicien idéaliste » russe[modifier le wikicode]

De fâcheuses conditions de travail m'ont à peu près complètement empêché de prendre connaissance des publications russes sur le sujet traité. Je me bornerai donc à résumer un très important article dû à la plume de notre fameux philosophe ultra‑réactionnaire, M. Lopatine. Cet article, intitulé : « Un physicien idéaliste », est paru dans les Problèmes de Philosophie et de Psychologie[23] (septembre‑octobre 1907). Philosophe idéaliste authentiquement russe, M. Lopatine est pour les idéalistes européens contemporains ce que l'Union du peuple russe[24] est pour les partis réactionnaires des pays d'Occident. Il n'en est que plus instructif de voir des tendances philosophiques similaires se manifester dans des milieux aussi profondément différents quant à la culture et aux mœurs. L'article de M. Lopatine est, comme disent les Français, un éloge[25] de feu Chichkine, physicien russe (décédé en 1906). M. Lopatine est ravi que cet homme instruit, qui s'est beaucoup intéréssé à Hertz et à la nouvelle physique en général, n'ait pas seulement appartenu à la droite du parti cadet (p. 339), mais ait été aussi foncièrement croyant, admirateur de la philosophie de V. Soloviev, etc., etc. Cependant, malgré ses « préférences » pour les régions où la philosophie voisine avec la police, M. Lopatine a su donner au lecteur quelques indications caractérisant les conceptions gnoséologiques du physicien idéaliste, « Il fut, écrit M. Lopatine, un positiviste authentique, par son aspiration constante à la critique la plus large des procédés de recherches, des hypothèses et des faits scientifiques pour en déterminer la valeur en tant que moyens et matériaux de construction d'une conception du monde intégrale et achevée. A ce point de vue, N. Chichkine était aux antipodes d'un grand nombre de ses contemporains. Je me suis déjà efforcé à plusieurs reprises, dans mes articles parus ici même, de montrer de quels matériaux disparates et souvent fragiles se forme la prétendue conception scientifique du monde : on y trouve des faits démontrés, des généralisations plus ou moins hardies, des hypothèses commodes à un moment donné pour tel ou tel domaine scientifique, et même des fictions scientifiques auxiliaires, le tout élevé à la dignité de vérités objectives incontestables, du point de vue desquelles toutes les autres idées et toutes les autres croyances d'ordre philosophique ou religieux doivent être jugées après avoir été épurées de tout ce qu'elles renferment d'étranger à ces vérités. Notre penseur savant de si haut talent, le professeur V. Vernadski, a montré avec une netteté exemplaire tout ce qu'il y a de creux et de déplacé dans le désir prétentieux de transformer les vues scientifiques d'une époque historique donnée en un système dogmatique immuable et obligatoire. Cette erreur n'est pourtant pas uniquement le fait du grand public qui lit (M. Lopatine ajoute ici en note : « On a écrit pour ce public divers ouvrages populaires destinés à le convaincre de l'existence d'un catéchisme scientifique contenant des réponses à toutes les questions. Les œuvres typiques de ce genre sont : Force et Matière de Büchner et les Enigmes de l'univers de Haeckel ») et de certains savants spécialisés ; chose beaucoup plus étrange, c'est que cette erreur est assez souvent imputable aussi aux philosophes officiels, dont tous les efforts ne tendent parfois qu'à démontrer qu'ils ne disent rien de plus que ce qui a déjà été dit par les représentants des sciences spéciales, mais ils le disent en leur propre langage.

« N. Chichkine n'avait nul dogmatisme préconçu. Il fut un partisan convaincu de l'explication mécaniste des phénomènes de la nature, mais cette explication n'était pour lui qu'une méthode d'investigation... » (341). Hum... hum... Refrains connus !... « Il ne pensait nullement que la théorie mécaniste pût découvrir le fond même des phénomènes étudiés ; il n'y voyait que le moyen le plus commode et le plus fécond de grouper les phénomènes et de leur donner un fondement scientifique. Aussi la conception mécaniste et la conception matérialiste de la nature étaient‑elles loin de coïncider à ses yeux... » Tout comme chez les auteurs des Essais « sur » la philosophie marxiste ! ... « Il lui semblait, bien au contraire, que la théorie mécaniste dût adopter, dans les questions d'ordre supérieur, une attitude rigoureusement critique, voire conciliante »...

Cela s'appelle, dans le langage des disciples de Mach, « surmonter » l'opposition « unilatérale, étroite et surannée » du matérialisme et de l'idéalisme... « Les questions du commencement et de la fin des choses, de l'essence intime de notre esprit, de la volonté libre, de l'immortalité de l'âme, etc., posées dans toute leur ampleur, ne peuvent être de son ressort, car, en tant que méthode d'investigation, elle est limitée par son application exclusive aux faits de l'expérience physique » (p. .342)... Les deux dernières lignes constituent sans contredit un plagiat de l'Empiriomonisme de A. Bogdanov.

« La lumière peut être considérée comme matière, comme mouvement, comme électricité, comme sensation », écrivait Chichkine dans un article sur « Les phénomènes psychophysiques au point de vue de la théorie mécaniste » (Problèmes de Philosophie et de Psychologie, fasc. 1, p. 127).

Il est certain que M. Lopatine a eu parfaitement raison de classer Chichkine parmi les positivistes, et que ce physicien a appartenu sans réserve, en physique nouvelle, à l'école de Mach. Parlant de la lumière, Chichkine veut dire que les différentes manières de traiter la lumière représentent différentes méthodes d'« organisation de l'expérience » (d'après la terminologie de A. Bogdanov), également légitimes suivant le point de vue admis, ou différentes « liaisons d'éléments » (d'après la terminologie de Mach), la théorie de la lumière élaborée par les physiciens n'étant pas un décalque de la réalité objective. Mais Chichkine raisonne aussi mal que possible. « La lumière peut être considérée comme matière, comme mouvement »... La nature ne connaît ni matière sans mouvement, ni mouvement sans matière. La première « antinomie » de Chichkine est dépourvue de sens. « Comme électricité »... L'électricité est un mouvement de la matière ; Chichkine n'a donc pas raison ici non plus. La théorie électro‑magnétique de la lumière a démontré que la lumière et l'électricité sont des formes de mouvement d'une seule et même matière (l'éther)... « Comme sensation »... La sensation est une image de la matière en mouvement. Nous ne pouvons rien savoir ni des formes de la matière ni des formes du mouvement, si ce n'est par nos sensations ; les sensations sont déterminées par l'action de la matière en mouvement sur nos organes des sens. Tel est l'avis des sciences de la nature. La sensation de rouge reflète les vibrations de l'éther d'une vitesse approximative de 450 trillions par seconde. La sensation de bleu reflète les vibrations de l'éther d'une vitesse approximative de 620 trillions par seconde. Les vibrations de l'éther existent indépendamment de nos sensations de lumière. Nos sensations de lumière dépendent de l'action des vibrations de l'éther sur l'organe humain de la vue. Nos sensations reflètent la réalité objective, c'est‑à‑dire ce qui existe indépendamment de l'humanité et des sensations humaines. Tel est l'avis des sciences de la nature. Les arguments de Chichkine contre le matérialisme se réduisent à la plus vile sophistique.

8. Essence et valeur de l’idéalisme « physique »[modifier le wikicode]

Nous avons vu que le problème des conclusions gnoséologiques à tirer de la physique moderne est posé dans la littérature anglaise, allemande et française, et y est discuté des points de vue les plus différents. Il est hors de doute que nous sommes en présence d'une tendance idéologique internationale, ne dépendant pas d'un système philosophique donné, mais déterminée par des causes générales placées en dehors du domaine de la philosophie. Les données que nous venons de passer en revue montrent indubitablement que la doctrine de Mach est « liée » à la nouvelle physique ; elles montrent aussi que l'idée de cette liaison, répandue par nos disciples de Mach, est profondément erronée. Ceux‑ci suivent servilement la mode, en philosophie comme en physique, et se montrent incapables d'apprécier de leur point de vue, du point de vue marxiste, l'aspect général et la valeur de certains courants.

Un double faux entache toutes les dissertations selon lesquelles la philosophie de Mach serait « la philosophie des sciences de la nature du XX° siècle », la « philosophie moderne des sciences de la nature », le « positivisme moderne des sciences de la nature », etc. (Bogdanov dans la préface à l'Analyse des sensations, pp. IV, XII; cf. aussi Iouchkévitch, Valentinov et consorts). D'abord, la doctrine de Mach est liée idéologiquement à une seule école dans une seule branche des sciences contemporaines. En second lieu, et c'est là l'important, elle est liée à cette école non par ce qui la distingue de tous les autres courants et petits systèmes de la philosophie idéaliste, mais par ce qu'elle a de commun avec l'idéalisme philosophique en général. Il suffit de jeter un coup d’œil sur cette tendance idéologique dans son ensemble pour que la justesse de cette thèse ne puisse laisser l'ombre d'un doute. Considérez les physiciens de cette école : l'Allemand Mach, le Français Henri Poincaré, le Belge P. Duhem, l'Anglais K. Pearson. Bien des choses leur sont communes ; ils n'ont qu'une base et qu'une orientation, chacun d'eux en convient très justement, mais ni la doctrine de l'empiriocriticisme en général, ni au moins celle de Mach sur les « éléments du monde », en particulier, ne font partie de ce patrimoine commun. Les trois derniers physiciens ne connaissent ni l'une ni l'autre doctrine. Ce qui leur est commun, c'est « uniquement » l'idéalisme philosophique auquel ils sont tous sans exception enclins, plus ou moins consciemment, plus ou moins nettement. Considérez les philosophes qui s'appuient sur cette école de la nouvelle physique, s'efforçant de lui fournir une justification gnoséologique et de la développer ; vous retrouverez là, une fois de plus, des immanents allemands, des disciples de Mach, des néo‑criticistes et des idéalistes français, des spiritualistes anglais, le Russe Lopatine, plus l'unique empiriomoniste, A. Bogdanov. Ils n'ont de commun qu'une chose : ils professent plus ou moins consciemment, plus ou moins nettement l'idéalisme philosophique, soit avec une tendance brusque ou hâtive au fidéisme, soit en dépit d'une répugnance personnelle à son égard (chez Bogdanov).

L'idée fondamentale de cette école de physique nouvelle, c'est la négation de la réalité objective qui nous est donnée dans la sensation et que reflètent nos théories, ou bien le doute sur l'existence de cette réalité. Cette école s'écarte sur ce point du matérialisme (improprement appelé réalisme, néo‑mécanisme, hylocinétique et que les physiciens mêmes n'ont pas développé de façon plus ou moins consciente), qui de l'aveu général prévaut parmi les physiciens ; elle s'en écarte comme école de l'idéalisme « physique ».

Il faut, pour expliquer ce terme d'une résonance si singulière, rappeler un épisode de l'histoire de la philosophie moderne et des sciences modernes. L. Feuerbach attaquait en 1866 Johannes Müller, le célèbre fondateur de la physiologie moderne, et le classait parmi les « idéalistes physiologiques » (Werke, t. X, p. 197). Ce physiologiste, analysant le mécanisme de nos organes des sens dans leurs rapports avec nos sensations et précisant, par exemple, que la sensation de lumière peut être obtenue par diverses excitations de l’œil, était enclin à en inférer que nos sensations ne sont pas des images de la réalité objective : c'était là son idéalisme. Cette tendance d'une école de savants à l'« idéalisme physiologique », c'est‑à‑dire à l'interprétation idéaliste de certains résultats de la physiologie, L. Feuerbach la discerna avec beaucoup de finesse. Les « attaches » de la physiologie et de l'idéalisme philosophique, du genre kantien principalement, furent plus tard longuement exploitées par la philosophie réactionnaire. F. A. Lange spécula sur la physiologie dans sa défense de l'idéalisme kantien et dans ses réfutations du matérialisme ; parmi les immanents (que Bogdanov a grandement tort de situer entre Mach et Kant), J. Rehmke s'insurgeait tout spécialement en 1882 contre la prétendue confirmation du kantisme par la physiologie[26]. Que nombre de grands physiologistes aient penché à cette époque vers l'idéalisme et le kantisme, cela n'est pas plus contestable que le fait que nombre de physiciens éminents penchent de nos jours vers l'idéalisme philosophique. L'idéalisme « physique », c'est‑à‑dire l'idéalisme d'une certaine école de physiciens de la fin du XIX° et du commencement du XX° siècle, « réfute » aussi peu le matérialisme et démontre tout aussi peu les attaches de l'idéalisme (ou de l'empiriocriticisme) avec les sciences de la nature, que le furent autrefois les velléités analogues de F. A. Lange et des idéalistes « physiologiques ». La déviation qu'a manifestée dans ces deux cas vers la philosophie réactionnaire, une école scientifique dans une branche des sciences de la nature, n'a été qu'un détour temporaire, une courte période douloureuse dans l'histoire de la science, une maladie de croissance, due par‑dessus tout à un brusque bouleversement des vieux concepts hérités du passé.

Les attaches de l'idéalisme « physique » contemporain avec la crise de la physique contemporaine sont générale­ment reconnues, comme nous l'avons montré plus haut. « Les arguments de la critique sceptique de la physique con­temporaine reviennent tous, au fond, au fameux argument de tous les scepticismes : la diversité des opinions » (parmi les physiciens), écrit A. Rey, visant moins les sceptiques que les partisans avoués du fidéisme tels que Brunetière. Mais les divergences « ne peuvent, par conséquent, rien prou­ver contre l'objectivité de la physique ». « On peut distin­guer dans l'histoire de la physique, comme dans toute histoire, de grandes périodes qui se différencient par la forme et l'aspect général des théories... Mais vienne une de ces découvertes qui retentissent sur toutes les parties de la physique, parce qu'elles dégagent un fait capital, jusque‑là mal ou très partiellement aperçu, et l'aspect de la physique se modifie ; une nouvelle période commence. C'est ce qui est arrivé après les découvertes de Newton, après les découvertes de Joule‑Meyer et Carnot‑Clausius. C'est ce qui paraît en train de se produire depuis la découverte de la radio‑activité... L'historien qui voit ensuite les choses avec le recul nécessaire n'a pas de peine à démêler, là où les contemporains montraient conflits, contradictions, scissions en écoles différentes, une évolution continue. Il semble que la crise qu'a traversée la physique en ces dernières années (malgré les conclusions qu'en a déduites la critique philosophique) n'est pas autre chose. Elle représente même très bien le type de ces crises de croissance amenées par les grandes découvertes nouvelles. La transformation indéniable qui en résultera (y aurait‑il évolution et progrès sans cela ?) ne modifiera pas sensiblement l'esprit scientifique » (l.c., pp. 370‑372).

Le conciliateur Rey s'efforce de coaliser toutes les écoles de la physique contemporaine contre le fidéisme ! Il commet un faux, avec les meilleures intentions sans doute, mais un faux, car le penchant de l'école de Mach‑Poincaré‑Pearson pour l'idéalisme (savoir : pour le fidéisme raffiné) est incontestable. Quant à l'objectivité de la physique, liée aux bases de l'« esprit scientifique » et non à l'esprit fidéiste, et défendue par Rey avec tant d'ardeur, elle n'est autre chose qu'une définition « honteuse » du matérialisme. L'esprit matérialiste essentiel de la physique, comme de toutes les sciences contemporaines, sortira vainqueur de toutes les crises possibles et imaginables, à la condition expresse que le matérialisme métaphysique fasse place au matérialisme dialectique.

La crise de la physique contemporaine vient de ce qu'elle a cessé de reconnaître franchement, nettement et résolument la valeur objective de ses théories, ‑ le conciliateur Rey s'efforce très souvent de le dissimuler, mais les faits sont plus forts que toutes les tentatives de conciliation. « Il semble, écrit Rey, qu'à traiter d'ordinaire d'une science où l'objet, au moins en apparence, est créé par l'esprit du savant, où, en tout cas, les phénomènes concrets n'ont plus à intervenir dans la recherche, on se soit fait (les mathématiciens) de la science physique une conception trop abstraite : on a cherché à la rapprocher toujours plus près de la mathématique, et on a transposé une conception générale de la mathématique dans une conception générale de la physique... Il y a là une invasion de l'esprit mathématique dans les façons de juger et de comprendre la physique, que dénoncent tous les expérimentateurs. Et n'est‑ce pas à cette influence, qui, pour être cachée, n'en est pas moins prépondérante, que sont dus parfois l'incertitude, l'hésitation de la pensée sur l'objectivité de la physique, et les détours que l'on prend, ou les obstacles que l'on surmonte pour la mettre en évidence ?... » (p. 227).

C'est très bien dit. L'« hésitation de la pensée » dans la question de l'objectivité de la physique est au fond même de l'idéalisme « physique » en vogue.

« ... Les fictions abstraites de la mathématique semblent avoir interposé un écran entre la réalité physique et la façon dont les mathématiciens comprennent la science de cette réalité. Ils sentent confusément l'objectivité de la physique... Bien qu'ils veuillent être avant tout objectifs, lorsqu'ils s'appliquent ensuite à la physique, bien qu'ils cherchent à prendre et à garder pied dans le réel, ils restent hantés par les coutumes antérieures. Et jusque dans la conception énergétique qui a voulu construire plus solidement et avec moins d'hypothèses gue le mécanisme, qui a cherché à décalquer l'univers sensible et non à le reconstruire, on a toujours affaire à des théories de mathématiciens... Ils (les mathématiciens) ont tout fait pour sauver l'objectivité sans laquelle ils comprennent très bien qu'on ne peut parler de physique... Mais les complications ou les détours de leurs théories laissent pourtant un malaise. Cela est trop fait ; cela a été recherché, édifié ; un expérimentateur n'y sent pas la confiance spontanée que le contact continuel avec la réalité physique lui donne en ses propres vues... Voilà ce que disent en substance ‑ et ils sont légion, ‑ tous les physiciens qui sont avant tout physiciens ou ne sont que cela, et toute l'école mécaniste... Elle [la crise de la physique] est dans la conquête du domaine de la physique par l'esprit mathématique. Les progrès de la physique, d'une part, et les progrès de la mathématique, d'autre part, ont amené au XIX° siècle une fusion étroite entre ces deux sciences... La physique théorique devint la physique mathématique ... Alors commença la période formelle, c'est‑à‑dire la physique mathématique, purement mathématique, la physique mathématique, non plus branche de la physique, si on peut ainsi parler, mais branche de la mathématique, cultivée par des mathématiciens. Nécessairement dans cette phase nouvelle, le mathématicien habitué aux éléments conceptuels (purement logiques) qui fournissent la seule matière de son oeuvre gêné par les éléments grossiers, matériels, qu'il trouvait peu malléables, dut tendre toujours à en faire le plus possible abstraction, à se les représenter d'une façon tout à fait immatérielle et conceptuelle, ou même à les négliger complètement. Les éléments, en tant que données réelles, objectives, et pour tout dire, en tant qu'éléments physiques disparurent finalement. On ne garda que des relations formelles représentées par les équations différentielles... Et si le mathématicien n'est pas dupe de son travail constructif... il sait bien retrouver ses attaches à l'expérience, et... à première vue, et pour un esprit non prévenu, on croit se trouver en face d'un développement arbitraire... Le concept, la notion a remplacé partout l'élément réel... Ainsi s'expliquent historiquement, par la forme mathématique qu'à prise la physique théorique... le malaise, la crise de la physique et son éloignement apparent des faits objectifs » (pp. 228‑232).

Telle est la cause première de l'idéalisme « physique ». Les velléités réactionnaires naissent du progrès même de la science. Les grands progrès des sciences de la nature, la découverte d'éléments homogènes et simples de la matière dont les lois du mouvement sont susceptibles d'une expression mathématique, font oublier la matière aux mathématiciens. « La matière disparaît », il ne subsiste que des équations. Ce nouveau stade de développement nous ramène à l'ancienne idée kantienne présentée sous un jour soi‑disant nouveau : la raison dicte ses lois à la nature. Hermann Cohen, ravi, comme nous l'avons vu, de l'esprit idéaliste de la physique nouvelle, en arrive à recommander l'enseignement des mathématiques supérieures dans les écoles, cela afin de faire pénétrer dans l'intelligence des lycéens l'esprit idéaliste évincé par notre époque matérialiste (Geschichte, des Materialismus von A. Lange, 5. Auflage, 1896, t. 11, p. XLIX). Ce n'est là assurément que le rêve absurde d'un réactionnaire : en réalité, il n'y a, il ne peut y avoir là qu'un engouement momentané d'un petit groupe de spécialistes pour l'idéalisme. Mais il est significatif au plus haut point que les représentants de la bourgeoisie instruite, pareils à un naufragé qui s'attache à un brin de paille, recourent aux moyens les plus raffinés pour trouver ou garder, artificiellement une place modeste au fidéisme engendré au sein des masses populaires par l'ignorance, l'hébétude et l'absurde sauvagerie des contradictions capitalistes.

Une autre cause de l'idéalisme « physique », c'est le principe du relativisme, de la relativité de notre connaissance, principe qui s'impose aux physiciens avec une vigueur particulière en cette période de brusque renversement des vieilles théories et qui, joint à l'ignorance de la dialectique, mène infailliblement à l'idéalisme.

Cette question des rapports du relativisme et de la dialectique est peut‑être la plus importante pour expliquer les mésaventures théoriques de la doctrine de Mach. Rey, par exemple, n'a, comme tous les positivistes européens, aucune idée de la dialectique de Marx. Il n'emploie le mot dialectique qu'au sens de spéculation philosophique idéaliste. Aussi, se rendant compte que la nouvelle physique déraille dans la question du relativisme, se démène‑t‑il sans parvenir à distinguer le relativisme modéré du relativisme immodéré. Certes, le « relativisme immodéré confine, logiquement, sinon dans la pratique, à un véritable scepticisme » (p. 215), mais Poincaré n'est pas entaché de ce relativisme « immodéré ». Qu'à cela ne tienne ! Avec une balance d'apothicaire on pèse un peu plus ou un peu moins de relativisme, pour sauver la cause de Mach !

En réalité, seule la dialectique matérialiste de Marx et d'Engels résout, en une théorie juste, la question du relativisme, et celui qui ignore la dialectique est voué à passer du relativisme à l'idéalisme philosophique. L'incompréhension de ce fait suffit à ôter toute valeur à l'absurde petit livre de M. Bermann La dialectique à la lumière de la théorie contemporaine de la connaissance. M. Bermann a répété de vieilles, de très vieilles bourdes sur la dialectique, dont il ne comprend pas le premier mot. Nous avons déjà vu que tous les disciples de Mach manifestent à chaque pas, dans la théorie de la connaissance, la même incompréhension.

Toutes les anciennes vérités de la physique, y compris celles qui furent considérées comme immuables et non sujettes à caution, se sont révélées relatives ; c'est donc qu'il ne peut y avoir aucune vérité objective indépendante de l'humanité. Telle est l'idée non seulement de toute la doctrine de Mach mais aussi de tout l'idéalisme « physique » en général. Que la vérité absolue résulte de la somme des vérités relatives en voie de développement ; que les vérités relatives soient des ‑reflets relativement exacts d'un objet indépendant de l'humanité ; que ces reflets deviennent de plus en plus exacts ; que chaque vérité scientifique contienne en dépit de sa relativité un élément de vérité absolue, toutes ces propositions évidentes pour quiconque a réfléchi à l'Anti‑Dühring d'Engels, sont de l'hébreu pour la théorie « contemporaine » de la connaissance.

Des œuvres telles que La théorie physique de P. Duhem[27] ou Les Concepts et théories de la physique moderne, de Stallo[28], particulièrement recommandées par Mach, montrent de toute évidence que ces idéalistes « physiques » attachent précisément la plus grande importance à la démonstration de la relativité de nos connaissances et hésitent, au fond, entre l'idéalisme et le matérialisme dialectique. Les deux auteurs, qui appartiennent à des époques différentes et abordent la question à des points de vue différents (Duhem, physicien, a une expérience de vingt ans ; Stallo, ancien hégélien orthodoxe, rougit d'avoir publié en 1848 une philosophie de la nature conçue dans le vieil esprit hégélien), combattent surtout avec énergie la conception mécano‑atomiste de la nature. Ils s'appliquent à démontrer qu'elle est bornée, qu'il est impossible d'y voir la limite de nos connaissances, qu'elle conduit à des concepts pétrifiés chez les écrivains qui s'en inspirent. Ce défaut du vieux matérialisme est indéniable ; l'incompréhension de la relativité de toutes les théories scientifiques, l'ignorance de la dialectique, l'exagération de la valeur du point de vue mécaniste, Engels en fit grief aux matérialistes d'autrefois. Mais Engels a su (contrairement à Stallo) répudier l'idéalisme hégélien et comprendre le principe rationnel vraiment génial de la dialectique hégélienne. Il a renoncé au vieux matérialisme métaphysique pour adopter le matérialisme dialectique, et non le relativisme qui glisse au subjectivisme. « La théorie mécaniste, dit par exemple Stallo, hypostasie, ainsi que toutes les théories métaphysiques, des groupes d'attributs partiels, idéaux et peut‑être purement conventionnels, ou même des attributs isolés qu'elle considère comme des aspects variés de la réalité objective » (p. 150). Cela est vrai tant que vous ne renoncez pas à la reconnaissance de la réalité objective et que vous combattez la métaphysique parce qu'antidialectique. Stallo ne s'en rend pas bien compte. N'ayant pas compris la dialectique matérialiste, il lui arrive fréquemment de glisser par le relativisme au subjectivisme et à l'idéalisme.

Il en est de même de Duhem. Duhem démontre à grand‑peine, à l'aide d'un grand nombre d'exemples intéressants et précieux empruntés à l'histoire de la physique, ‑ tels qu'on en rencontre souvent chez Mach, ‑ que « toute loi de physique est provisoire et relative, parce qu'elle est approchée » (p. 280). Pourquoi enfoncer des portes ouvertes ? se demande le marxiste à la lecture des longues dissertations sur ce sujet. Mais le malheur de Duhem, de Stallo, de Mach, de Poincaré, c'est qu’ils ne voient pas la porte ouverte par le matérialisme dialectique. Ne sachant pas donner du relativisme une juste définition, ils glissent à l'idéalisme. « Une loi de physique n'est, à proprement parler, ni vraie ni fausse, mais approchée », écrit Duhem (p. 274). Ce « mais » renferme déjà un germe de faux, le début d'un effacement des limites entre la théorie scientifique qui reflète approximativement l'objet, ou qui se rapproche de la vérité objective, et la théorie arbitraire, fantaisiste, purement conventionnelle qu'est, par exemple, la théorie de la religion ou celle du jeu d'échecs.

Ce faux prend chez Duhem des proportions telles que cet auteur en arrive à qualifier de métaphysique (p. 10) la question de l'existence d'une « réalité matérielle » cor­respondant aux phénomènes sensibles : A bas le problème de la réalité ! Nos concepts et nos hypothèses ne sont que des signes (p. 26), des constructions « arbitraires » (p. 27), etc. De là à l'idéalisme, à la « physique du croyant », prê­chée par M. Pierre Duhem dans un esprit kantien (voir Rey, p. 162; cf. p. 160), il n'y a qu'un pas. Et cet excel­lent Adler (Fritz) ‑ encore un disciple de Mach, se réclamant du marxisme ! ‑ n'a rien trouvé de plus intelligent que de « corriger » ainsi Duhem : Duhem, prétend‑il, n'évince « les réalités dissimulées derrière les phénomènes qu'en tant qu'objets de la théorie, et non en tant qu'objets de la réa­lité[29] ». Nous retrouvons là une critique qui nous est bien familière, la critique du kantisme selon Hume et Berkeley.

Mais il ne peut être question, chez P. Duhem, d'aucun kantisme conscient. Tout comme Mach, il erre simplement sans savoir sur quoi étayer son relativisme. En maints passages, il aborde de près le matérialisme dialectique. Le son nous est connu « tel qu'il est par rapport à nous, non tel qu'il est en lui‑même, dans les corps sonores. Cette réalité, dont nos sensations ne sont que le dehors et que le voile, les théories acoustiques vont nous la faire connaître. Elles vont nous apprendre que là où nos perceptions saisissent seulement cette apparence que nous nommons le son, il y a, en réalité, un mouvement périodique, très petit et très rapide... » (p. 7). Les corps ne sont pas les signes des sensations, mais les sensations sont les signes (ou plutôt les images) des corps. « Le développement de la physique provoque une lutte continuelle entre la nature qui ne se lasse pas de fournir et la raison qui ne veut pas se lasser de concevoir » (p. 32). La nature est infinie comme l'est la moindre de ses particules (l'électron y compris), mais l'esprit de même transforme infiniment les « choses en soi » en « choses pour nous ». « Ainsi se continuera indéfiniment cette lutte entre la réalité et les lois de la physique ; à toute loi que formulera la physique, la réalité opposera, tôt ou tard, le brutal démenti d'un fait ; mais, infatigable, la physique retouchera, modifiera, compliquera la loi démentie » (p. 290). Nous aurions là un exposé parfaitement juste du matérialisme dialectique si l'auteur affirmait fermement la réalité objective, indépendante de l'humanité. « ... La théorie physique n'est point un système purement artificiel, aujourd'hui commode et demain sans usage... elle est une classification de plus en plus naturelle, un reflet de plus en plus clair des réalités que la méthode expérimentale ne saurait contempler face à face » (p. 445),

Le disciple de Mach Duhem flirte en cette dernière phrase avec l'idéalisme kantien : comme si un sentier s'ouvrait à une méthode autre que la méthode « expérimentale », comme si nous n'apprenions pas à connaître immédiatement, directement, face à face, les « choses en soi ». Mais si la théorie physique devient de plus en plus naturelle, c'est qu'une « nature », une réalité, « reflétée » par cette théorie, existe indépendamment de notre conscience, tel est précisément le point de vue du matérialisme dialectique.

En un mot, l'idéalisme « physique » d'aujourd'hui, comme l'idéalisme « physiologique » d'hier, montre seulement qu'une école de savants dans une branche des sciences de la nature est tombée dans la philosophie réactionnaire, faute d'avoir su s'élever directement, d'un seul coup, du matérialisme métaphysique au matérialisme dialectique[30]. Ce pas, la physique contemporaine le fait et le fera, mais elle s'achemine vers. la seule bonne méthode, vers la seule philosophie juste des sciences de la nature, non en ligne droite, mais en zigzags, non consciemment, mais spontanément, non point guidée par un « but final » nettement aperçu, mais à tâtons, en hésitant et parfois même à reculons. La physique contemporaine est en couche. Elle enfante le matérialisme dialectique. Accouchement douloureux. L'être vivant et viable est inévitablement accompagné de quelques produits morts, déchets destinés à être évacués avec les impuretés. Tout l'idéalisme physique, toute la philosophie empiriocriticiste, avec l'empiriosymbolisme, l'empiriomonisme, etc., sont parmi ces déchets.

  1. Cette découverte appartient à James Maxwell. Généralisant les expériences de Faraday touchant les phénomènes électromagnétiques, il crée une théorie dite de champ électromagnétique, selon laquelle les variations du champ électromagnétique se propagent à la vitesse de la lumière. Partant de ces recherches Maxwell concluait en 1865 que la lumière représentait des oscillations électromagnétiques. La théorie de Maxwell a été confirmée expérimentalement en 1887‑1888 par Hertz qui a démontré l'existence d'ondes électromagnétiques.(N.R.)
  2. L'étude de la radioactivité a permis de découvrir les rayons alpha, bêta et gamma. En 1903 Rutherford et F. Soddy ont émis l'hypothèse que la radioactivité est une transmutation spontanée d'éléments chimiques en d'autres. Cette hypothèse fût bientôt confirmée par Ramsey et Soddy, qui trouvèrent de l’hélium parmi les produits de la désintégration radioactive du radon (1903). Ensuite, il fut établi que l’hélium se forme lors de la désintégration du radium, argument important en faveur de la transmutation des substances radioactives. (N.R.)
  3. Lénine utilise la notion d'éther, telle que la physique l'employait au début du XX° siècle. L’idée d’éther, comme milieu qui remplit tout l’espace, support de la lumière, des forces de gravitation, etc… avait été mise en avant depuis le XVII° siècle. Cette théorie scientifique a depuis été abandonnée (N.R.)
  4. Lénine considérait la critique faite de Mach par Plékhanov comme superficielle, même s’il en partageait les conclusions. (N.R.)
  5. La caractéristique donnée par H. Poincaré de la notion de masse et reproduite par Lénine, répond au niveau de dévelop­pement de la physique de l'époque. Le progrès de la théorie électronique, consécutif à la découverte de l'électron, a permis d'expliquer la nature de la masse de l'électron. J. Thomson émit l'hypothèse selon laquelle la masse propre de l'électron est conditionnée par l'énergie du champ électromagnétique (c'est‑à‑dire l'inertie de l'électron est due à l'inertie du champ) ; on a introduit le concept de la masse électromagnétique de l'électron, laquelle se trouva être dépendante de la vitesse de son mouvement ; quant à la masse mécanique de l'électron, de même que de toute autre particule, elle était tenue pour invariable. Les expériences sur la dépendance de la masse électromagnétique de l'électron vis‑à‑vis de la vitesse, entreprises en 1901-1902 par W. Kaufmann, devaient découvrir la masse mécanique. Or elles ont montré inopinément que l'électron se comporte de façon à faire croire que toute sa masse était électromagnétique . D'où l'on inférait que la masse mécanique antérieurement considérée comme une propriété inséparable de la matière, disparaissait dans l'électron. Ceci devait permettre toutes sortes de spéculations philosophiques, de déclarations relatives à la « disparition de la matière ». (N.R.)
  6. L. Houllevigue : L'évolution des sciences, Paris (A. Collin), 1908, pp. 63, 87, 88; cf. l'article du même auteur « Les idées des physiciens sur la matière » dans l'Année Psychologique, 1908.
  7. Cf. Oliver Lodge, Sur les électrons, Paris, 1906, p. 159 : « L'explication électrique de la matière », la reconnaissance de la « substance fondamentale » dans l'électricité constitue « l'achèvement théorique et prochain de ce que les philosophes ont toujours recherché, c'est-à‑dire l'unification de la matière ». Cf. aussi Augusto Righi : Ûber die Struktur der Materie, Leipzig, 1908 ; J. J. Thomson : The Corpuscular Theory of Matter, London 1907 ; P. Langevin : La physique des électrons, dans la Revue générale des sciences, 1905, pp. 257‑276.
  8. Allusion à l'intervention au II° Congrès du P.O.S.D.R., de l'« économiste » Akimov, qui répudiait le programme du parti défendu par l’Iskra. Un de ses arguments était que le mot « prolétariat » figurait dans le programme non pas comme sujet, mais comme complément… (N.R.)
  9. Wilhelm Ostwald : Vorlesungen über Naturphilosophie, 2. Aufl., Leipzig, 1902, p. VIII.
  10. J. G. Hibben : The Theory ot Energetics and its Philosophical Bearings, The Monist, vol. XIII, n° 3, 1903, April, pp. 329‑330.
  11. The British Association at Glasgow, 1901. Presidential Address by Prof. Arthur W. Rücker dans The Scientific American Supplement, 1901, n° 1345 et 1346.
  12. Néo‑vitalisme : courant idéaliste en biologie, apparu à la fin du XIX° siècle pour combattre le darwinisme, la conception matérialiste du monde. Ses représentants (W. Roux, H. Driesch, J. UexküII et d'autres) ont fait renaître les conceptions antiscientifiques du vitalisme, cherchant à expliquer les phénomènes vitaux et l'utilité des organismes vivants par l'action de facteurs immatériels particuliers (« force vitale », « entéléchies », etc.), et séparer par là la nature organique de la nature inorganique. (N.R.)
  13. James Ward : Naturalism and Agnosticism, 1906, vol. I, p. 303.
  14. Archiv fûr systematische Philosophie, vol. V, 1898‑1899, pp. 169‑170.
  15. Heinrich Hertz : Gesammelte Werke, t. 3, Leipzig, 1894, pp. 1, 2. 49 principalement.
  16. Kantstudien, t. VIII, 1903, p. 309.
  17. The Monist, vol. XVI, 1906, n° 2, p. 164 ; art. sur le « monisme » de Mach.
  18. Ludwig Boltzmann : Populäre Schriften, Leipzig, 1905, p. 187.
  19. Siegmund Günther : Geschtchte der anorganischen Naturwiseenschaften im 19. Jahrhundert, Berlin, 1901, pp. 942 et 941.
  20. Boltzmann entend par là que l'auteur cité ne tente pas de concevoir le mouvement sans matière. Il serait ridicule de parler ici de « dualisme ». Le monisme et le dualisme sont en philosophie l'application conséquente ou inconséquente de la conception matérialiste ou idéaliste.
  21. L'ouvrage d'Erich Becher sur les « prémisses philosophiques des sciences exactes » (Erich Becher, Philosophische Voraussetzunngien der exakten Naturwissenschaften, Leipzig, 1907), dont j'ai pris connaissance quand le livre était déjà terminé, confirme ce que je viens de dire. Se rapprochant surtout du point de vue gnoséologique de Helmholtz et de Boltzmann, c'est‑à‑dire du matérialisme « honteux » et inachevé, l'auteur consacre son travail à la défense et à l'explication des propositions fondamentales de la physique et de la chimie. Cette défense devient naturellement une lutte contre la tendance de Mach en physique (cf. p. 91 et autres) qui, quoique à la mode, se heurte à une résistance accrue. E. Becher la définit avec justesse comme un « positivisme subjectiviste » (p. 111) et fait graviter la lutte contre elle autour de la démonstration de l'« hypothèse » de l'existence du monde extérieur (ch. II‑VII), démonstration de son « existence indépendamment des perceptions humaines » (vom Wahrgengmmenweren unabhängige Existenz). La négation de cette « hypothèse » par les disciples de Mach les mène souvent au solipsisme (pp. 78‑82 et autres). Becher appelle « monisme sensualiste » (Empfindungsmonismus) « la conception de Mach suivant laquelle les sensations et leurs complexes, et non le monde extérieur, représentent le seul objet des sciences de la nature » (p. 138) ; ce « monisme sensualiste », il le rapporte aux tendances « purement conscientionalistes ». Ce terme lourd et absurde vient du latin conscientia, conscience, et ne désigne que l'idéalisme philosophique (cf. p. 156). Dans les deux derniers chapitres de son livre, E. Becher compare assez bien la vieille théorie mécaniste de la matière et l'ancienne conception du monde à la nouvelle théorie, électrique (conception « cinético­élastique » et « cinético‑électrique » de la nature, suivant la terminologie de l'auteur). Cette dernière théorie, fondée sur la doctrine des électrons, est un progrès dans la connaissance de l'unité du monde : pour elle « ce sont les charges électriques (Ladungen) qui représentent les éléments du monde matériel » (p . 223). « Toute conception purement cinétique de la nature ne connaît rien d'autre qu'un certain nombre de corps en mouvement, qu'ils s'appellent électrons ou autrement ; l'état du mouvement de ces corps à tout moment ultérieur du temps est rigoureusement déterminé, en vertu de lois fixes, par leur situation et leur état du mouvement au moment précédent » (p. 225). Le défaut principal du livre de E. Becher vient de son ignorance complète du matérialisme dialectique, ignorance qui l'induit souvent à des confusions et à des absurdités sur lesquelles il ne nous est pas possible de nous arrêter ici.
  22. Le « conciliateur » A. Rey ne se contente pas de jeter un voile sur la question telle qu'elle est posée par le matérialisme philosophique, il passe également sous silence les affirmations matérialistes les plus nettes des physiciens français. Un exemple : il n'a pas soufflé mot d'Alfred Cornu, décédé en 1902. Ce physicien répondit à la « réfutation » (Überwindung, plus exactement infirmation) du matérialisme scientifique » par Ostwald par une note méprisante sur la manière prétentieuse et légère dans laquelle celui-ci avait traité le sujet (voir Revue générale des sciences, 895, pp. 1030-1031). Au congrès international des physiciens qui se tint a Paris, en 1900, A. Cornu disait :
    « ... Plus nous pénétrons dans la connaissance des phénomènes naturels, plus se développe et se précise l'audacieuse conception cartésienne relative au mécanisme de l'univers : il n'y a dans le monde physique que de la matière et du mouvement. Le problème de l'unité des forces physiques... s'est imposé à nouveau depuis les grandes découvertes qui ont signalé la fin de ce siècle : aussi la préoccupation constante de nos maîtres modernes, Faraday, Maxwell, Hertz (pour ne parler que des illustres disparus), consiste‑t‑elle à préciser la nature, à deviner les propriétés de cette matière subtile, réceptacle de l'énergie universelle... Le retour aux idées cartésiennes est actuellement si manifeste... » (Rapports présentés au Congrès International de Physique (Paris, 1900, 4° vol., p. 7). Lucien Poincaré note avec raison dans sa Physique moderne (Paris, 1906, p. 14) que cette idée cartésienne a été adoptée et développée par les Encyclopédistes dû XVIII° siècle ; mais ni ce physicien ni A. Cornu ne savent que les matérialistes dialecticiens Marx et Engels ont dégagé de l'exclusivisme du matérialisme mécaniste ce principe fondamental du matérialisme.
  23. « Problèmes de philosophie et de psychologie » : revue idéaliste ; fondée par le professeur N. Groth ; parut à Moscou de novembre 1889 à avril 1918 (à partir de 1894, éditée par la Société de psychologie de Moscou). La revue publiait des articles de philosophie, de psychologie, de logique, d'éthique, d'esthétique, des notes critiques et analyses de doctrines et ouvrages de philosophes et psychologues d'Europe occidentale. Dans les années 90, y collaborèrent les « marxistes légaux » Strouvé, Boulgakov, et à l'époque de la réaction, Bogdanov et autres disciples de Mach. A partir de 1894 la revue parut sous la direction de L. Lopatine. (N.R.)
  24. « Union du peuple russe » : organisation ultra‑réactionnaire des Cent‑Noirs monarchistes ; fondée en octobre 1905 à Pétersbourg.
    L'« Union prônait le caractère immuable de l'autocratie tsariste, le maintien de l'économie semi‑féodale des propriétaires fonciers, des privilèges de la noblesse. A son programme figurait le mot d'ordre nationaliste monarchique du servage : « orthodoxie, autocratie, nationalisme ». Sa principale méthode de lutte contre la révolution était les pogroms et les assassinats.
    Après la dissolution de la II° Douma, l'« union » se scinda en deux organisations : « La Chambre de Michel l'Archange » avec à sa tête Pourichkévitch, qui préconisait l'utilisation de la Ill° Douma, et l'« Union du peuple russe » proprement dite avec à sa tête Doubrovine, qui poursuivait la tactique de terreur. (N.R.)
  25. En français dans le texte. (N.R.)
  26. Johannes Rehmke: Philosophie und Kantianismus, Eisenach, 1882, p. 15 et suivantes.
  27. P. Duhem : la Théorie physique, son objet et sa structure, Paris, 1906.
  28. J. B. Stallo : The Concepts and Theories of Modern Physics, Londres, 1882. Il y a la traduction en français et en allemand.
  29. Note du traducteur à la traduction allemande du livre de Duhem, Leipzig, 1908, J. Barth.
  30. Le célèbre chimiste William Ramsay dit : « On m'a souvent demandé : L'électricité n'est‑elle pas une vibration ? Comment expliquer la télégraphie sans fil par le transport des particules ou des corpuscules ? Voici la réponse à cette question : l'électricité est une chose; elle n'est pas (c'est Ramsay qui souligne) autre chose que ces corpuscules, mais quand ces corpuscules se détachent de quelque objet, une onde analogue à une onde lumineuse, se propage dans l'éther, et c'est cette onde que l'on utilise dans la télégraphie sans fil » (William Ramsay, Essays, Biographical and Chemical, Londres, 1908, p.126). Après avoir exposé le processus de la transformation du radium en hélium, Ramsay observe : « Un prétendu élément, tout au moins, ne peut plus être considéré comme matière ultime ; il se transforme lui‑même en une forme plus simple da la matière » (p. 160). « Il est à peu près certain que l'électricité négative est une forme particulière de la matière ; l'électricité positive est la matière dépourvue d'électricité négative, c'est‑à‑dire la matière moins cette matière électrique » (176). « Qu'est‑ce que l'électricité ? On croyait autrefois qu'il y avait deux sortes d'électricité : positive et négative. Il était alors impossible de répondre à la question posée. Mais les recherches les plus récentes rendent probable l'hypothèse que ce que nous avons accoutumé d'appeler électricité négative est en réalité (really) une substance. Le poids relatif de ses particules a, en effet, eté mesuré ; il est approximativement égal à un sept centième de la masse de l'atome de l'hydrogène... Les atomes de l'électricité s'appellent électrons » (p. 196.) Si nos disciples de Mach, auteurs de livres et d'articles traitant de sujets philosophiques, savaient penser, ils comprendraient que les phrases : « la matière disparaît », « la matière se ramène à l'électricité », etc., ne sont que des expressions gnoséologiquement impuissantes de cette vérité que la science parvient à découvrir de nouvelles formes de la matière, de nouvelles formes du mouvement matériel, à ramener les formes anciennes à ces formes nouvelles, etc.