V. La politique économique du capital financier

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Chapitre XXI. Le changement dans la politique commerciale[modifier le wikicode]

Le capital financier signifie en fait l'unification du capital. Les secteurs, autrefois distincts, du capital industriel, commercial et bancaire, sont désormais sous le contrôle de la haute finance, où les magnats de l'industrie et des banques sont étroitement associés. Association elle-même fondée sur la suppression de la libre concurrence des capitalistes entre eux par les grandes unions à caractère de monopole, qui a naturellement pour conséquence de changer les rapports de la classe capitaliste avec le pouvoir d'Etat.

La conception bourgeoise de l'Etat se forme dans la lutte contre la politique mercantiliste et le pouvoir centralisé et privilégié de l'Etat. Elle représente les intérêts de la manufacture et de la fabrique capitalistes à leurs débuts, opposés aux privilèges et monopoles des grandes compagnies commerciales et coloniales, d'une part, de l'industrie artisanale fermée à la manière des corporations, d'autre part. La lutte contre l'intervention de l'Etat ne pouvait être menée que si l'on prouvait qu'elle était superflue et même nuisible pour la vie économique. Pour la faire écarter, il fallait démontrer la supériorité des lois propres de l'économie[1].

Ainsi la politique de la bourgeoisie se fonde sur la science économique, et la lutte contre le mercantilisme devient une lutte pour la liberté économique, laquelle s'élargit en une lutte pour la liberté de l'individu contre la tutelle de l'Etat. De quelle façon ces conceptions se haussent au niveau d'une conception mondiale du libéralisme, c'est une question que nous n'examinerons pas ici. Une chose seulement peut être soulignée : comme en Angleterre la lutte pour la liberté économique remporte la victoire à une époque qui ne connaît pas encore la conception scientifique moderne, le libéralisme ne la fait pas entrer dans son univers : le bouleversement révolutionnaire de toutes les idées morales et religieuses, tel que l'accomplit le libéralisme français, ne devient jamais en Angleterre conscience commune du peuple, tandis qu'au contraire le libéralisme économique s’impose plus fortement en Angleterre que partout ailleurs sur le continent.

Cependant, en Angleterre non plus, la victoire du « laisser faire » n’est pas totale : le système bancaire en est exclu et la théorie de la liberté des banques est battue en brèche par les besoins pratiques des dirigeants de la Banque d'Angleterre. Encore moins la doctrine manchestérienne a-t-elle une influence sur la politique étrangère, qui au XIXe siècle comme au XVIIe et au XVIIIe continue d'obéir aux impératifs du commerce britannique. Sur le continent, la pratique se réduit essentiellement à l'application de la liberté du travail et reste un axiome de politique intérieure, tandis que la politique commerciale continue d'être protectionniste. Car la politique anglaise de libre-échange repose sur l’avance prise par le développement capitaliste et la supériorité technique et économique de l'industrie anglaise qui en découle. Cette avance n'était pas due uniquement à des causes naturelles, bien qu'elles y aient beaucoup contribué. C’est ainsi qu'aussi longtemps que le système moderne des transports n'était pas développé, le fret et l'économie de fret réalisée par l'union du minerai et de la houille devaient acquérir une importance décisive. Mais il ne faut pas oublier que développement capitaliste signifie accumulation de capital et que l'accumulation plus rapide en Angleterre est due essentiellement d'une part à l'issue des guerres menés contre l'Espagne, la Hollande et la France pour la domination des mers et par là sur les colonies, et, de l'autre, à l'expropriation de la paysannerie par les grands propriétaires terriens.

L'avance industrielle de l'Angleterre accrut son intérêt pour le libre-échange, tout comme précédemment l'essor du capitalisme en Hollande avait engagé ce pays dans la voie de la libre concurrence[2]. A l'intérieur, le développement de l'industrie, l'augmentation de la population et sa concentration dans les villes eurent pour conséquence que la production agricole intérieure devint insuffisante. C’est pourquoi le prix des céréales fut déterminé par les frais de transport encore fort élevés avant la transformation du système des transports et par les droits de protection, qui devenaient alors efficaces. D'ailleurs, les propriétaires terriens, déjà à l'époque transitoire où seules de bonnes récoltes rendaient les importations inutiles, tandis que les mauvaises les accroissaient considérablement, veillent, au moyen du système des primes à l'exportation, à l'imposition périodique de prix de famine, et la rigidité du système monétaire anglais eut pour résultat que la crise monétaire suivit la hausse des prix des produits alimentaires. Tout ce système était en contradiction avec les intérêts des industriels ; ceux-ci n'avaient pas à craindre une importation de produits étrangers, car leurs entreprises étaient, au point de vue technique et économique, très en avance sur celles des pays étrangers. Mais les prix du blé constituaient l'élément essentiel du « prix de la main-d'œuvre », qui jouait dans le prix de revient des industriels un rôle d'autant plus important que la composition organique du capital était encore faible et plus grande par conséquent la part du travail vivant par rapport à la valeur du produit global. La raison ouvertement exprimée de la campagne douanière anglaise était ainsi l'abaissement du prix de revient par la diminution du prix des matières premières, d'une part, et du prix de la main-d'œuvre, de l'autre.

De même, le capital industriel et commercial anglais était intéressé au libre-échange des autres pays, mais très peu, en revanche, à la possession de colonies. Dans la mesure où elles servaient de marchés de débouchés pour ses produits industriels et d'achat pour ses matières premières, l'Angleterre n'avait à craindre aucune concurrence digne de ce nom aussi longtemps que seuls ces territoires étaient sous le régime de la libre concurrence. La propagande en faveur d'une politique coloniale active, qui coûtait très cher et avait pour résultat d'augmenter les impôts et d'affaiblir le régime parlementaire à l'intérieur, recula devant la propagande libre-échangiste. L'abandon des colonies resta une revendication purement platonique des libres-échangistes les plus radicaux. Car non seulement la principale colonie, l'Inde, entrait en ligne de compte en tant que marché, mais sa possession assurait à une catégorie nombreuse et influente des revenus abondants à titre de « tribut de bon gouvernement[3]». En outre, sur ce vaste marché, la « sécurité » était une condition des ventes et l'on pouvait se demander si la renonciation à la domination sur cette colonie n'entraînerait pas la reprise des ancienne luttes, qui aurait pour résultat inévitable d'aggraver le possibilités de débouchés[4].

Tout autres étaient les intérêts de la politique commerciale sur le continent. Là, c'était surtout les fournisseurs de matières premières agricoles, les propriétaires fonciers, qui étaient partisans du libre-échange, car ce dernier favorisait l'écoulement de leurs produits et abaissait les prix des produits industriels. En revanche, les intérêts des industriels allaient dans le sens contraire. Il n'était pas question pour eux d'établir des droits de douane sur les produit agricoles, mais la concurrence anglaise interdisait ou ralentissait le développement industriel intérieur. Il s'agissait d'abord de surmonter les difficultés du début et d'écarter les obstacles qu'entraînait la pénurie d'ouvriers, de contremaîtres et d'ingénieurs qualifiés, de compenser l'état arriéré de la technique, de créer un vaste réseau commercial, de développer le crédit, d'accélérer la prolétarisation en écrasant la concurrence de l'artisanat et la dissolution de l'économie paysanne, bref de rattraper l'avance prise par l'industrie anglaise. A cela s'ajoutait l'intérêt fiscal pour les recettes douanières qui, à cette époque où le système de l'imposition indirecte n'en était encore qu'à ses débuts et au développement duquel l'état d'économie naturelle dans lequel se trouvaient des pays éloignés opposait des obstacles insurmontables, entrait en ligne de compte encore plus qu'aujourd'hui. Les recettes douanières des Etats continentaux, dans la mesure où elles étaient perçues sur des produits industriels, ne paraissaient alors comporter aucun inconvénient au point de vue économique. Certes, le consommateur indigène devait payer le produit, par exemple, de l'industrie anglaise, plus cher du montant de la taxe douanière, mais la différence affluait dans les caisses de l'Etat. Par contre, le système de protection douanière a aujourd'hui pour résultat qu'en dehors du montant qui afflue dans les caisses de l'Etat, des sommes considérables doivent être versées par les consommateurs indigènes aux industriels et aux propriétaires fonciers. Au contraire, l'intérêt fiscal commence aujourd'hui en Angleterre à venir au premier plan parce que le système fiscal édifié entre-temps ne peut, étant donné le rapport des forces entre les classes, être perfectionné que difficilement et au prix des plus grands efforts.

Mais, dans la mesure où la question des colonies se posait, celles-ci avaient à redouter, elles aussi, la concurrence anglaise dès qu'elles abattaient les barrières protectionnistes.

Ainsi la politique douanière des classes industrielles sur le continent et en Angleterre s'engagea dans des directions différentes, qui s'expliquent l'une et l'autre par la suprématie du capitalisme anglais. Sur le plan théorique, le protectionnisme continental et américain fut justifié par Carey et List. Le système de List n'est pas une réfutation de la doctrine libre-échangiste telle que l'a formulée Ricardo. C'est seulement une politique économique qui ne doit rendre possible le libre-échange que dans la mesure où il permet le développement d'une industrie nationale. Les droits de douane éducatifs de List n'ont pas d'autre but et c'est pourquoi List ne préconisait que des droits assez faibles pour compenser la différence existant entre l'avance prise par l'Angleterre et le retard de l'Allemagne, et d'ailleurs temporaires, étant donné que sa politique avait pour but de rendre finalement inutiles les droits protecteurs eux-mêmes.

Cette politique douanière de développement du capitalisme est transformée en son contraire à mesure que le capitalisme se développe.

Le système de List était, il l'a reconnu lui-même, le système qui convenait à un pays capitaliste retardataire. Mais la loi de l'hétérogénéité des buts manifesta ici aussi son efficacité. Ce n'est pas le pays du libre-échange, l'Angleterre, mais les pays protectionnistes, l'Allemagne et les Etats-Unis, qui devinrent les modèles de développement capitaliste si l'on se réfère au degré de centralisation et de concentration du capital, par conséquent au degré de développement des cartels et des trusts, de contrôle des banques sur l'industrie, bref de transformation de tout capital en capital financier. En Allemagne, l'essor rapide de l'industrie après la suppression des douanes intérieures, et particulièrement après la fondation du Reich, entraîna un changement complet de la politique commerciale. L'arrêt des exportations de produits agricoles fit des propriétaires fonciers les partisans du protectionnisme. Se joignirent à eux ceux qui, dans les milieux industriels, étaient intéressés au maintien des barrières douanières, notamment les représentants de l'industrie lourde, et en premier lieu ceux de l'industrie sidérurgique, qui exigèrent le maintien de ces barrières pour se protéger contre la concurrence anglaise. C'était une branche d'industrie à très haute composition organique du capital, que ne gênait nullement la hausse des prix des produits alimentaires, laquelle était encore modérée et dont les effets pouvaient d'ailleurs être supprimés facilement par la concurrence des produits américains qui commençait à se faire sentir. D'un autre côté, l'industrie souffrait extraordinairement des conséquences de la crise. La concurrence anglaise était d'autant plus difficile à supporter que l'industrie sidérurgique allemande était, pour des raisons naturelles et techniques, en retard sur l'industrie anglaise, surtout avant l'invention du procédé de déphosphoration de la fonte. A quoi il faut ajouter que, précisément dans les industries à très haute composition organique et à participation particulièrement forte de capital fixe, il est difficile de rattraper l'avance prise par une industrie déjà développée. Était également partisan d'une politique protectionniste une partie du capital bancaire étroitement liée depuis le début à l'industrie lourde. Les adversaires de cette politique étaient la partie du capital placée dans les industries travaillant pour l'exportation et le capital commercial. Mais la victoire du protectionnisme en 1879 signifie le début d'une transformation dans la fonction des droits protecteurs, en faisant progressivement des droits éducatifs un système de protection des cartels[5].

Il ne fait aucun doute que la suppression de la concurrence étrangère a considérablement facilité la formation des cartels. Directement d'abord, indirectement ensuite, parce que le système protectionniste, tel qu'il s'est constitué et qu'il est soutenu en Europe et aux Etats-Unis par les magnats de l'industrie minière et de l'industrie de transformation, est en règle générale plus favorable à ces industries qu'à celles qui produisent des articles destinés à l'exportation, lesquelles devaient concurrencer sur le marché mondial des produits anglais dont les prix de revient n'étaient pas surchargés du montant des droits de douane. Précisément ce fait devait favoriser les industries productrices de biens d'équipement, mettre à leur disposition tout le capital nécessaire en vue d'améliorer leurs installations techniques, accélérer leur progrès vers une plus haute composition organique, mais par là aussi leur concentration et leur centralisation, et créer ainsi les conditions préliminaires à leur cartellisation.

Mais c'est encore une fois le caractère retardataire du capitalisme allemand qui fut finalement la cause de la supériorité de l'industrie allemande sur l’industrie anglaise. Celle-ci s'est développée peu à peu, d'une façon pour ainsi dire organique, à partir de débuts très modestes. La coopérative et la manufacture donnèrent naissance à la fabrique, laquelle se développe d'abord et principalement dans l'industrie textile, industrie n'exigeant qu'un capital relativement faible. Du point de vue de l'organisation, on en resta principalement à l'entreprise individuelle : le capitaliste individuel, non la société par actions, dominait, et la richesse capitaliste restait entre les mains de capitalistes individuels. Il se constitua ainsi peu à peu une classe de riches entrepreneurs industriels, dont la propriété était leurs lieux de production. Lorsque, plus tard, surtout par suite du développement des grandes entreprises de transport, les sociétés par actions prirent une plus grande importance, ce fut principalement ces grands industriels qui devinrent actionnaires, et le capital placé dans ses sociétés fut du capital industriel. De même, le capital bancaire, et celui qui s'occupait d'affaires d'émissions, exclusivement, était entre les mains de capitalistes individuels, tandis que les banques d'actions ne servaient qu'au crédit de circulation, et par conséquent n'exerçaient pas une grande influence sur l'industrie, tout comme les banquiers d'émissions, qui avaient cessé par là d'être des banquiers, et étaient devenus, tout au moins en partie, des industriels. Cette prédominance de l'accumulation du capital dans les mains des capitalistes individuels, conséquence du développement précédent, et pour ainsi dire organique, du capitalisme anglais, faisait défaut sur le continent comme aux Etats-Unis. A quoi il faut ajouter que de grosses sommes d'argent provenant des colonies et notamment de l'Inde, comme de l'exploitation du monopole commercial anglais, s'étaient accumulées également entre les mains de particuliers, ce qui n'était pas le cas en Allemagne et en Amérique.

Lorsque ensuite les obstacles politiques au développement capitaliste furent finalement écartés en Allemagne par l'Union douanière puis par la fondation du Reich, et que la voie devint libre pour le capitalisme, ce dernier ne pouvait naturellement pas traverser les mêmes phases que le capitalisme anglais. Il devait bien plutôt s'efforcer de prendre, si possible, comme point de départ dans son propre pays la phase déjà atteinte, au point de vue technique et économique, dans un pays plus avancé. Mais, en Allemagne, il n’y avait pas cette accumulation de capital entre les mains de particuliers, nécessaire pour mener la production dans les industries hautement développées à l'échelle atteinte en Angleterre, si l'entreprise devait être une entreprise individuelle. C'est ainsi qu'ici la société par actions reçut, outre sa fonction commune à la forme allemande et à la forme anglaise, celle, nouvelle, de servir d'instrument destiné à rassembler le capital nécessaire, que ne possédait ni l’entrepreneur privé ni la classe capitaliste dans son ensemble. Tandis qu'en Angleterre la société par actions, surtout à ses débuts, groupait essentiellement de riches capitalistes, elle devait en Allemagne mettre à la disposition des industriels le capital nécessaire leur amener pour leurs entreprises l'argent des autres classes. Cependant, on ne pouvait pas y parvenir, au moyen de l'émission d’actions directe, dans les mêmes dimensions que par l'entremise des banques, où étaient concentrés, non seulement les fonds disponibles des capitalistes eux-mêmes, mais aussi ceux des autres classes. Les mêmes causes qui favorisèrent dans l'industrie la création de sociétés par actions firent naître les banques en tant que banques d’actions. Les banques allemandes avaient ainsi pour tâche dès l’origine de mettre le capital nécessaire à la disposition des sociétés par actions et d'assurer non seulement le crédit de circulation, mais aussi le crédit de capital. Dès l’origine, par conséquent, les rapports des banques avec l’industrie devaient être, en Allemagne et aux Etats-Unis tout autres qu'en Angleterre. Si cette différence était due avant tout au caractère retardataire du développement capitaliste en Allemagne, cette union étroite entre le capital industriel et le capital bancaire devint par contre un facteur important dans l'évolution vers de plus hautes formes d'organisation capitaliste en Allemagne et aux Etats-Unis[6]. Cette rencontre de la politique protectionniste et du financement de l'industrie par les banques devait, avec un développement industriel plus rapide, créer ces tendances à la cartellisation, qui créaient à leur tour de nouvelles tendances au protectionnisme, car la fonction du protectionnisme s'en trouvait par là même modifiée.

L'ancien protectionnisme avait pour but, non seulement de compenser des circonstances naturelles défavorables, mais aussi de favoriser la création d'une industrie à l'intérieur des frontières, protégées contre la concurrence extérieure. Il devait préserver l'industrie nationale à ses débuts du danger d'être entravée ou écrasée par la concurrence de l'industrie étrangère déjà développée. Il suffisait que les droits fussent modérés, juste assez pour compenser l'avance prise par l'industrie étrangère. Ils ne pouvaient nullement être prohibitifs, car l'industrie nationale n'était pas encore en mesure de satisfaire tous les besoins. Et surtout ils n'étaient pas conçus comme devant être permanents. Une fois remplie leur fonction de « droits éducatifs » et l'industrie nationale en mesure de satisfaire les besoins intérieurs, et même d'exporter, le protectionnisme avait atteint son but. Car il devenait un obstacle à l'exportation en poussant des nations étrangères à prendre des mesures de rétorsion. Son effet sur la hausse des prix ne pouvait, sous le régime de la libre concurrence, cesser de jouer qu'à partir du moment où l'industrie protégée devenait capable de satisfaire les besoins intérieurs et de commencer à exporter. Car, avec la libre concurrence, le prix sur le marché protégé devait être égal à celui du marché mondial, puisque, grâce à l'épargne des frais de transport vers les marchés extérieurs plus éloignés, les ventes à l'intérieur donnaient plus de bénéfices que celles réalisées à l'extérieur et que l'offre de l'industrie était égale à la demande intérieure ou même plus grande. C'est pourquoi les droits de douane étaient modérés et leur durée conçue comme devant être provisoire et destinée seulement à aider une branche d'industrie pendant sa période de croissance à surmonter les difficultés du début.

Il en va autrement à l'époque des monopoles capitalistes. Maintenant, ce sont précisément les industries les plus puissantes, capables d'exporter, dont les capacités de concurrence sur le marché mondial ne font aucun doute et pour qui par conséquent les droits protectionnistes ne devaient plus, selon l'ancienne théorie, présenter aucune espèce d'intérêt, ce sont ces industries qui se prononcent en faveur d'une haute protection douanière. Or les barrières douanières n'ont plus d'effet sur la hausse des prix à partir du moment où l'industrie nationale couvre complètement les besoins intérieurs, en régime de libre concurrence. Mais les droits de douane sur les produits industriels étaient l'un des moyens les plus efficaces de développement des cartels, d'abord en rendant plus difficile la concurrence étrangère[7], ensuite parce que le cartel offrait la possibilité d’utiliser la différence des droits de douane même une fois atteinte la capacité d'exportation, En contingentant les produits destinés à la consommation intérieure le cartel supprime la concurrence sur le marché intérieur. Or, la suppression de la concurrence maintient l'effet de la protection douanière sur la hausse des prix même au stade où la protection dépasse depuis longtemps les besoins intérieurs. Ainsi l’industrie cartellisée est hautement intéressée à faire du protectionnisme une institution permanente, car il lui permet, premièrement, de se maintenir en tant que cartel et, deuxièmement, d'écouler ses produits sur le marche intérieur avec un surprofit. L'importance de ce surprofit est déterminée par l'élévation du prix intérieur au-dessus du prix du marché mondial. Mais cette différence dépend du montant des droits de douane. L'effort en vue d'accroître ce montant est aussi illimité que l'effort en vue d'accroître le profit. L'industrie cartellisée est ainsi directement intéressée à la hausse des droits de douane. Plus ils sont élevés, plus le prix intérieur peut dépasser le prix du marché mondial, et c'est ainsi que les droits éducatifs se transforment en barrière protectionniste. Le partisan d’une réduction progressive des droits de douane est devenu le défenseur le plus acharné du protectionnisme.

Mais le cartel ne profite pas seulement des droits protecteurs qui pèsent sur les produits qu'il fabrique lui-même. Nous savons que les prix du cartel trouvent leur limite dans le taux de profit des autres industries. Si, par exemple, le taux de profit est accru dans l'industrie de la construction mécanique par suite de l'augmentation des droits sur les machines-outils, les cartels des industries houillères et sidérurgiques peuvent élever leurs prix et s'approprier ainsi une partie ou éventuellement la totalité du surprofit de l'industrie de la construction mécanique. Les unions à caractère de monopole sont aussi intéressées, non seulement aux droits de douane sur leurs propres produits, mais à ceux qui frappent les produits des industries de transformation.

Le protectionnisme fournit ainsi au cartel un profit supplémentaire qui vient s'ajouter à celui qu'il obtient déjà du fait de la cartellisation[8] et lui donne le pouvoir de prélever sur l'ensemble de la population une sorte d'impôt indirect. Ce surprofit ne provient plus de la plus-value que créent les ouvriers employés par le cartel, il n'est pas non plus une part prélevée sur le profit d'autres industries non cartellisées, c'est un tribut imposé à l'ensemble des consommateurs. Dans quelle mesure il est supporté par les différentes couches de ces consommateurs, qu'il soit prélevé sur la rente foncière, le profit ou le salaire de l'ouvrier et dans quelle mesure il l'est, cela dépend, tout comme pour les impôts indirects qui pèsent sur les matières premières ou les produits de consommation, des rapports de force et de la nature de l'objet dont le prix est augmenté du montant des droits de douane. Ainsi, par exemple, l'augmentation du prix du sucre frappe davantage la masse des ouvriers qu'une augmentation du prix des machines agricoles ou des meubles de bois courbé. Mais de quelque façon que ces augmentations agissent finalement, une partie du revenu de la société est prélevée grâce à elles en faveur de l'industrie cartellisée et protégée, dont l'accumulation en est ainsi puissamment favorisée.

Cette sorte d'accroissement du profit devait être d'autant plus importante que l’augmentation du taux de profit par accroissement de la plus-value absolue, par conséquent par prolongation du temps de travail et réduction du salaire, devenait impossible en raison du renforcement des organisations ouvrières et qu'au contraire la tendance opposée l'emportait de plus en plus. Mais le fait que l'imposition des droits de douane sur les produits industriels entraînait l’augmentation des droits sur les produits agricoles avait peu d’importance pour l'industrie lourde, car, du fait de sa haute composition organique, elle ne pesait pas d’un poids trop lourd sur l'augmentation du prix de la main-d’œuvre, que sa position dans la lutte pour les salaires était extrêmement forte et que la faible augmentation du coût de production par suite des droits sur les produits agraires était plus que compensée par le surprofit obtenu grâce aux droits sur les produits industriels, pour peu que ces derniers fussent assez élevés.

Toutefois, la hausse des prix sur le marché intérieur a tendance à restreindre la vente des produits de l'industrie cartellisée et entre par là en contradiction avec la tendance à réduire le coût de production par l'élargissement de l'échelle de la production. Là où les cartels ne sont pas solidement organisés, cela peut mettre leur existence en danger. Les grandes entreprises les mieux équipées, à qui la diminution de leurs ventes par suite de la politique du cartel devient insupportable, engagent de nouveau la lutte pour la concurrence afin d'anéantir les entreprises plus faibles et s'approprier leur territoire de ventes en suite de quoi, la lutte terminée, un cartel encore plus solide peut être forme sur une nouvelle base. Mais si le cartel est solidement organisé, il cherchera à compenser la diminution des ventes a l'intérieur par un accroissement des exportations afin de pouvoir poursuivre la production sur la même échelle et si possible sur une échelle plus large. Sur le marché mondial il devra, bien entendu vendre au prix mondial. Mais, s'il est fort et capable d'exporter, ce qui selon notre hypothèse est le cas, son véritable coût de production (pr + p) correspondra au prix du marché mondial. Cependant, le cartel est en mesure de vendre même au-dessous de son coût de production. Car, sur le marché intérieur, il a obtenu sur les produits qu'il y a écoulés un surprofit déterminé par le montant des droits de douane. C'est pourquoi il est en mesure d'employer une partie de ce surprofit pour accroître ses débouchés à l'extérieur en offrant ses produits à des prix moins élevés que ses concurrents. S'il y parvient, il peut éventuellement augmenter sa production, diminuer son coût de production et ainsi, comme les prix intérieurs restent les mêmes, obtenir un nouveau surprofit. Il en est de même s'il verse à ses acheteurs à l'intérieur, sur son surprofit, des primes d'exportation quand ils vendent à l'étranger. La limite extrême de la prime d'exportation est ici, pour une grandeur donnée du territoire économique et une consommation intérieure donnée, déterminée par le montant des droits de douane mais, dans les conjonctures favorables, le cartel sera en mesure de fixer cette prime beaucoup plus bas, même de la supprimer complètement, et de s'approprier ainsi une partie du bénéfice de conjoncture qui, autrement, reviendrait à ses acheteurs. Dans les conjonctures défavorables, la prime complète ne suffira peut-être même pas à compenser les pertes subies par les acheteurs du fait de la baisse des prix mondiaux. L'histoire des cartels montre à quel point il est important pour eux de tenir aussi en main les exportations car, autrement, l'impossibilité d'exporter du fait du développement insuffisant du système des primes menace leur existence même.

Mais, avec le développement du système des primes, le protectionnisme a transformé complètement sa fonction. De moyen de défense contre la conquête du marché intérieur par les industries étrangères, il est devenu un moyen de conquête des marchés extérieurs par l'industrie nationale, d'arme défensive du faible une arme offensive du fort.

Le libre-échange britannique n'était pas du tout considéré par ses partisans comme une politique économique valable seulement pour l'Angleterre. Au contraire, la généralisation de la politique de libre-échange était d'un intérêt primordial pour l'industrie anglaise, dont le monopole sur le marché mondial était ainsi assuré. Le protectionnisme d'autres nations signifiait une réduction des possibilités de vente des produits britanniques. En cela également un changement s'est accompli dans la mesure où le capital surmonte aussi cet obstacle. L'établissement ou l'élévation des droits de douane dans un autre pays signifie certes comme avant, pour le pays qui y exporte, une réduction de ses possibilités de vente, par conséquent une entrave à son développement industriel. Mais ces droits signifient dans ce pays un surprofit et ce dernier devient un motif d'exporter à l'étranger, au lieu de marchandises, la production des marchandises elle-même. Aussi longtemps que le capitalisme n'était pas développé, cette possibilité était relativement faible, soit parce qu'à cette époque la législation de l’Etat s'y opposait, soit parce que les conditions économiques préliminaires pour la production capitaliste n’y étaient pas encore suffisantes, qu'il n'y avait pas de sécurité d'Etat, pas de main-d'œuvre, surtout qualifiée, tous obstacles qui ne devaient être surmontés que lentement et progressivement et rendaient extrêmement difficiles les transferts de capital. Mais ils sont aujourd'hui pour la plupart écartés. C'est ainsi qu'il devient possible au capital d'un pays développé de surmonter les conséquences néfastes du système protectionniste sur le taux de profit grâce à l'exportation de capital.

Chapitre XXII. L'exportation de capital et la lutte pour le territoire économique[modifier le wikicode]

Tandis que, d'une part, la généralisation du système protectionniste tend de plus en plus à diviser le marché mondial en différents territoires économiques nationaux, de l'autre, l'évolution vers le capitalisme financier accroît l'importance de l'étendue du territoire économique. Celle-ci a toujours été très grande pour le développement de la production capitaliste[9]. Plus un territoire économique est vaste et peuplé, et plus il y a possibilité d'une vaste unité d'entreprise et par conséquent que le coût de la production soit moindre et plus forte la spécialisation à l'intérieur de chaque entreprise, ce qui signifie à son tour réduction du coût de production. Plus le territoire économique est vaste et plus rapidement il est possible de transférer les industries là où existent les conditions naturelles les plus favorables, où la productivité du travail est plus grande. Plus ce territoire est vaste, plus la production est variée et plus il est vraisemblable que les branches de production se complètent les unes les autres et que des frais de transport découlant des importations de l'extérieur soient épargnés. De même, dans un vaste territoire, des perturbations de la production par suite de fluctuations de la demande et de catastrophes naturelles sont plus faciles à pallier. C'est pourquoi il ne fait aucun doute qu'avec une production capitaliste développée le libre-échange unirait tout le marché mondial en un seul territoire économique, garantirait la productivité du travailla plus grande possible et la division internationale du travail la plus rationnelle. Mais, avec le libre-échange également, l'industrie jouit sur son propre marché national de certains avantages à cause de sa connaissance des mœurs du pays en question, des goûts et des habitudes des consommateurs, de la compréhension plus facile et surtout de la protection que lui assure la proximité géographique, par conséquent l'épargne de frais de transport, qui est encore renforcée par les mesures de la politique douanière. En revanche, l'industrie étrangère se heurte à certains obstacles du fait des différences linguistiques, juridiques, monétaires, etc. Mais le protectionnisme accroît considérablement les inconvénients du territoire économique plus petit en entravant les exportations et en réduisant par là les dimensions de l'entreprise possible, en empêchant la spécialisation et en augmentant ainsi le coût de production tout comme en empêchant une division internationale du travail rationnelle. C'est avant tout grâce à l’étendue de leur territoire économique qui permet une spécialisation extraordinaire dans la dimension des entreprises que les Etats-Unis ont pu, même sous le régime protectionniste, se développer si rapidement au point de vue industriel. Plus est petit le territoire économique avec une production capitaliste déjà développée, et plus en général ce pays est en faveur du libre-échange. Voir la Belgique. A quoi il faut ajouter que plus le territoire est exigu, plus est unilatérale la répartition des conditions naturelles de la production, et plus est réduit par conséquent le nombre des branches d'industrie en mesure d'exporter et plus grand l'intérêt à l'importation de marchandises étrangères pour la production desquelles le territoire national est moins bien adapté.

Par contre, le protectionnisme signifie une réduction du territoire économique et, par la, une entrave au développement des forces productives, puisqu'il diminue la mesure de grandeur des entreprises industrielles, rend la spécialisation difficile et finalement empêche cette division internationale du travail qui fait que le capital se tourne vers les branches de production pour lesquelles le pays en question possède les conditions les plus favorables. Mais avec le système protectionniste moderne, c'est d'autant plus grave que ses tarifs douaniers sont souvent établis moins en raison de la situation technique des différentes branches d'industrie que comme le résultat des luttes politiques entre les différentes couches industrielles, dont l'influence sur le pouvoir d'Etat détermine en fin de compte leur montant. Toutefois, si le protectionnisme constitue un obstacle au développement des forces productives et, par là, à celui de l’industrie, il signifie pour la classe capitaliste un accroissement du profit. Avant tout, le libre-échange rend la cartellisation difficile, enlève aux industries capables de se cartelliser, dans la mesure où elles ne bénéficient pas déjà, en raison des droits sur le fret (comme pour le charbon) ou d'un monopole naturel (comme, par exemple, pour la production allemande de la potasse), d'une situation privilégiée, le monopole du marché intérieur. Mais par là elles perdent le surprofit qui découle de l'utilisation au protectionnisme du cartel.

Certes, la monopolisation progresse aussi sans protection douanière. Mais, d'une part, son allure en est très ralentie, deuxièmement, la solidité des cartels en est moindre et, troisièmement, il y a à craindre la résistance contre des cartels internationaux, car ces derniers sont ressentis directement comme des puissances d'exploitation étrangères. Par contre, le protectionnisme assure au cartel le marché national et lui donne une solidité beaucoup plus grande, non seulement en supprimant la concurrence, mais parce que la possibilité d'utilisation des droits de douane devient une force motrice qui agit directement en faveur de la formation de cartels. Même la cartellisation internationale, qui avec le libre-échange interviendrait finalement aussi sur la base d'une concentration beaucoup plus avancée, sera accélérée par le protectionnisme en ce sens qu'elle facilite la formation de cartels avant tout sous forme de cartels d'union de prix et de rayonnement, puisqu'il ne s'agit plus de groupement de producteurs individuels sur le marché mondial, comme ce serait le cas sous le régime du libre-échange, mais de groupement de cartels déjà solidement constitués sur la base nationale. Le protectionnisme suppose comme contractants les différents cartels et réduit ainsi considérablement le nombre des partenaires. Mais il prépare la base de l'accord dans la mesure où il réserve d'avance le marché intérieur aux cartels nationaux. Plus il y a de tels marchés soustraits à la concurrence par le système des droits de douane et réservés à certains cartels nationaux, et plus facile, d'une part, est l'entente sur les marchés libre, plus solide, d'autre part, l'accord international, car sa rupture n'offre pas aux outsiders d'aussi grandes chances de succès que sous le régime du libre-échange.

Il y a par conséquent ici deux tendances opposées. D'une part, le protectionnisme devient pour les cartels une arme offensive dans la lutte pour la concurrence, ce qui aggrave la lutte des prix, tandis qu'en même temps on s'efforce, en faisant appel à l'aide de l'Etat, aux interventions diplomatiques, de renforcer ses positions dans la lutte pour la concurrence. D'autre part, il stabilise les cartels nationaux et facilite ainsi la création de formations inter-cartels. Le résultat de ces tendances est que ces accords internationaux signifient plutôt une suspension d'armes qu'une communauté d'intérêts durable, car tout déplacement de cette armée de droits protecteurs, tout changement dans les rapports de force entre les Etats modifie la base des accords et rend nécessaires de nouveaux contrats. On n'en vient à des créations plus solides que là où le libre-échange supprime plus ou moins les barrières nationales ou quand la base du cartel n'est pas fournie par le protectionnisme, mais avant tout par un monopole naturel, comme par exemple pour le pétrole.

En même temps, la cartellisation accroît considérablement l'importance de l'étendue du territoire économique pour le montant du profit. Nous avons vu que le protectionnisme assure un surprofit au monopole capitaliste pour la vente sur le marché intérieur. Plus est vaste le territoire économique et considérable la vente sur le marché intérieur (qu'on compare par exemple la partie destinée à l'exportation des aciéries des Etats-Unis et de la Belgique) et plus est grand par conséquent le profit du cartel. Et plus ce dernier est considérable, plus peuvent être élevées les primes d'exportation et plus forte sera par conséquent la capacité de la concurrence sur le marché mondial. A mesure que la passion coloniale provoquait une intervention plus active dans la politique mondiale, on s'efforçait de créer un territoire économique, entouré de barrières protectrices, aussi vaste que possible.

Dans la mesure où le protectionnisme a pour effet de réduire le taux de profit, le cartel s'efforce d'y remédier par des moyens que lui fournit le système protectionniste lui-même. En outre, le développement des primes d'exportation qu'entraîne le protectionnisme permet de franchir, du moins en partie, les barrières douanières des autres pays et empêche ainsi jusqu'à un certain point la réduction de la production. C’est d'autant plus possible qu'est plus importante la production primée par les droits protecteurs, ce qui fait qu'on s'intéresse, non pas au libre-échange, mais à l'extension de son propre territoire économique et à la hausse des droits de douane. Mais, dès que ce moyen échoue, intervient l'exportation de capital sous forme d'installation d'usines à l'étranger. Le secteur industriel menacé par le protectionnisme des pays étrangers utilise maintenant ce même protectionnisme en transférant une partie de sa production à l'étranger. Si l'extension de l'entreprise mère en devient par là impossible, de même que l'accroissement du taux de profit par la diminution du coût de production, on y remédie par l'augmentation du profit que la hausse des prix des produits fabriqués à l'étranger par le même propriétaire de capital procure à ce dernier. C'est ainsi que l'exportation de capital, qui est fortement encouragée sous d'autres formes par le protectionnisme de son propre pays, l'est également par celui des pays étrangers, et contribue par là à la transformation capitaliste du monde et à l'internationalisation du capital.

Ainsi, dans la mesure où le taux de profit entre en ligne de compte, est supprimé l'effet de la baisse de ce taux de profit provoquée par les entraves à la productivité dues au protectionnisme moderne. Le libre-échange apparaît ainsi au capital superflu et nuisible. Ces entraves à la productivité, par suite de la réduction du territoire économique, il cherche à les compenser, non par le passage au libre-échange, mais par l'élargissement de son propre territoire économique et l'accroissement des exportations de capital[10].

Si la politique protectionniste moderne renforce ainsi la tendance toujours existante du capital à un élargissement constant de son territoire économique, la concentration de tout capital disponible dans les mains des banques mène à l'organisation méthodique de l'exportation de capital ; l'union des banques et de l'industrie leur fait lier le prêt de capital-argent à la condition qu'il sera employé exclusivement à l'activité de cette industrie, ce qui a pour résultat d'accélérer l'exportation de capital sous toutes ses formes.

Par exportation de capital nous entendons l'exportation de valeur destinée à produire de la plus-value à l'étranger. En quoi il est essentiel que la plus-value reste à la disposition du capital du pays d'origine. Si, par exemple, un capitaliste allemand émigre au Canada avec son capital, qu'il met en valeur dans ce pays, et ne revient plus dans son pays d'origine, il en résulte une perte pour le capital allemand, une dénationalisation du capital : il ne s’agit plus là d'une exportation de capital, mais d'un transfert de capital. Celui-ci représente une perte pour le capital national et un accroissement du capital étranger. On ne peut parler d'exportation de capital que quand le capital travaillant à l'étranger reste à la disposition du pays d'origine et quand les capitalistes de la métropole peuvent disposer de la plus-value produite par ce capital. Il crée alors un poste dans la « balance des comptes », la plus-value venant accroître chaque année le revenu national.

La société par actions et l'organisation développée favorisent l’exportation de capital et en modifient le caractère dans la mesure où elles rendent possible l'émigration du capital, non accompagnée de l'entrepreneur, où la propriété reste par conséquent plus longtemps au pays exportateur et rend plus difficile la nationalisation du capital. Là où l’exportation du capital a pour but la production agricole, la nationalisation est plus rapide, ainsi que le montre l'exemple des Etats-Unis.

L'exportation du capital peut, du point de vue du pays exportateur, se faire sous deux formes : le capital émigre à l'étranger en tant que capital portant intérêt ou rapportant un profit. En tant que créateur de profit, il peut fonctionner comme capital industriel, commercial ou bancaire. Du point de vue du pays où le capital est exporté, ce qui entre aussi en ligne de compte, c'est la partie de la plus-value sur laquelle l'intérêt est versé. L'intérêt à verser sur des lettres de change se trouvant à l'étranger signifie qu'une partie de la rente foncière[11], et celui qui est à verser sur des obligations d'entreprises industrielles, qu'une partie du profit industriel s'en va a l'étranger.

Avec l'évolution vers le capital financier en Europe, le capital européen émigre souvent déjà comme tel : une grande banque allemande fonde une succursale à l'étranger ; celle-ci lance un emprunt, dont le produit est employé a l'établissement d'une installation électrique ; celle-ci est confiée à la société de production de matériel électrique avec laquelle la banque est liée dans son pays d'origine. Ou le processus se simplifie encore : la succursale en question fonde à l'étranger une entreprise industrielle, émet les actions dans le pays d'origine et confie les fournitures aux entreprises avec lesquelles la banque principale est liée. Le processus s'accomplit à l'échelle la plus vaste dès que les emprunts des Etats étrangers sont employés à l'achat de fournitures industrielles. C'est l'union étroite du capital bancaire et du capital industriel qui favorise ce développement des exportations de capital.

La condition de ces exportations de capital est la différence des taux de profit : elles sont le moyen de l'égalisation des taux de profit nationaux. Le niveau du profit dépend de la composition organique du capital, par conséquent du niveau du développement capitaliste. Plus il est avancé, plus le taux de profit est bas. A cette cause générale qui entre moins en ligne de compte, puisqu'il s'agit de marchandises du marché mondial, dont le prix est déterminé par les méthodes de production les plus développées, s'en ajoutent d'autres, spéciales. En ce qui concerne d'abord le taux d'intérêt, celui-ci est beaucoup plus élevé dans les pays à faible développement capitaliste, sans organisation de crédit et bancaire, que dans les pays capitalistes avancés, à quoi s'ajoute le fait que l'intérêt contient la plupart du temps encore des parties du salaire ou du bénéfice de l'entrepreneur. Le taux d'intérêt élevé est un stimulant direct à l'exportation de capital de prêt. Le bénéfice de l'entrepreneur est plus élevé parce que la main-d'œuvre est extrêmement bon marché et que sa qualité inférieure est compensée par une très longue durée du travail. Mais en outre, parce que la rente foncière est faible ou purement théorique du fait qu'il y a encore beaucoup de terres libres, soit naturellement, soit par suite de l'expropriation violente des indigènes, le bas prix de la terre réduit le coût de production. A cela s'ajoute l'accroissement du profit par les privilèges et les monopoles. S'il s'agit de produits dont le nouveau marché lui-même constituerait le débouché, des surprofits abondants sont réalisés, car ici les marchandises produites selon le mode capitaliste sont en concurrence avec des produits fabriqués sur la base artisanale.

Mais, de quelque façon que se fasse l'exportation de capital, elle signifie toujours que la capacité d'absorption du marché étranger augmente. La barrière qui s'opposait à l'exportation de marchandises était la capacité d'absorption des marchés étrangers pour les produits industriels européens. Elle était limitée par la disposition d'excédents de leur production naturelle ou autre, dont la productivité ne pouvait être accrue rapidement et encore moins transformée en peu de temps en production pour le marché. Il est donc compréhensible que la production capitaliste anglaise, considérablement plus souple et plus capable d'expansion, suffit très rapidement aux besoins des nouveaux marchés et même les dépassa, ce qui se manifesta par voie de conséquence en tant que surproduction de l'industrie textile. Mais, d'un autre côté, la capacité d'absorption de l'Angleterre pour les produits spécifiques des nouveaux marchés était limitée. Certes, considérée du point de vue purement quantitatif, elle était beaucoup plus grande que celle des marchés étrangers. Mais, ce qui jouait ici le rôle décisif, c'était la qualité, la valeur d'usage des produits que ces marchés pouvaient exporter en échange des marchandises anglaises. Dans la mesure où il s'agissait de produits de luxe, leur consommation en Angleterre était limitée. D'un autre côté, l'industrie textile cherchait à s'étendre d'une façon extrêmement rapide, mais l'exportation des produits textiles accrut considérablement l'importation des produits coloniaux, alors que la consommation de luxe ne s'étendait absolument pas dans les mêmes proportions. Bien au contraire, l'expansion rapide de l'industrie textile eut comme conséquence que le profit fut accumulé en proportions de plus en plus grandes, au lieu d’être consommé en produits de luxe. C'est pourquoi chaque ouverture de nouveaux marchés donne lieu à des crises en Angleterre, provoquées, d'une part, par la baisse des prix des produits textiles à l'étranger et, de l'autre, par la chute des prix des produits coloniaux dans la métropole. Toutes les crises anglaises montrent l'importance de ces causes spécifiques de crise : il suffit de voir avec quel soin Tooke suit l'évolution des prix de tous les produits coloniaux et avec quelle régularité les crises industrielles d'autrefois sont accompagnées de l'effondrement complet de ces branches commerciales. Un changement n'apparut qu'avec le développement du système des transports moderne, qui rejette tout le poids sur l'industrie métallurgique, tandis que le commerce avec les nouveaux marchés se développe d'autant plus dans ce sens qu'il ne s'agit pas d'un simple commerce de marchandises, mais d'exportation de capital.

Déjà à elle seule l'exportation du capital en tant que capital de prêt accroît d'une façon considérable la capacité d’absorption des nouveaux marchés. En supposant qu'un nouveau marché soit en état d'exporter pour 1 million de livres de marchandises, sa capacité d'absorption dans un échange de marchandises - bien entendu, à valeurs égales - serait également de 1 million de livres. Mais si cette valeur est exportée dans le pays, non pas en tant que marchandises, mais en tant que capital de prêt, par exemple sous forme d'un emprunt d'Etat, la valeur de 1 million de livres dont le nouveau marché peut disposer grâce à l'exportation de son excédent ne sert pas à un échange contre des marchandises, mais au versement des intérêts du capital prêté. On peut par conséquent exporter dans ce pays, non seulement une valeur de 1 million de livres, mais, disons, de 10 millions, si cette valeur y est envoyée en tant que capital et si l'intérêt est de 10 %, et de 20 millions si l'intérêt est ramené à 5 %. Cela montre en même temps la grande importance que la baisse du taux d'intérêt a pour la capacité d'extension du marché. La vive concurrence du capital de prêt étranger a pour effet de faire baisser rapidement le taux d'intérêt même dans les pays retardataires et, par là, d'accroître de nouveau la possibilité de l'exportation de capital. Beaucoup plus important encore que l'exportation sous forme de capital de prêt est l'effet de l’exportation du capital industriel, et c'est ce qui explique pourquoi ce genre d'exportation se développe de plus en plus. Car le transfert de la production capitaliste sur le marché extérieur libère ce dernier des barrières de sa propre capacité de consommation. Le revenu de cette nouvelle production assure la mise en valeur du capital. Mais, pour son écoulement, le nouveau marché n'entre pas seul en ligne de compte. Au contraire, le capital, dans ces nouveaux territoires également, se tourne vers les branches de production dont l'écoulement est assuré sur le marché mondial. Le développement capitaliste en Afrique du Sud, par exemple, est complètement indépendant de la capacité d'absorption de ce pays, du fait que la principale branche d'industrie, l'extraction aurifère, a une capacité d'écoulement quasi illimitée et que le développement capitaliste dans ce pays ne dépend que de la capacité d'extension de l'exploitation des mines et de l'existence d'une main-d'œuvre suffisante. De même, l'exploitation des mines de cuivre est indépendante de la capacité de consommation de la colonie, tandis que les industries productrices de biens de consommation, qui doivent trouver leurs débouchés en majeure partie sur le nouveau marché lui-même, voient leur expansion très rapidement limitée par la capacité de consommation intérieure.

C’est ainsi que l'exportation de capital élargit les limites qu'impose la capacité de consommation du nouveau marché. Mais, en même temps, le transfert de méthodes de transport et de production capitalistes dans le pays étranger entraînent ici un développement économique rapide, la création d'un marché intérieur plus vaste par suite de la dissolution des rapports d'économie naturelle, l'extension de la production pour le marché et, par là, l'augmentation des produits qui sont exportés et par conséquent peuvent servir à de nouveaux versements d'intérêts du capital importé. Si la conquête de nouveaux marchés coloniaux signifiait autrefois avant tout la création de nouveaux moyens de consommation, les placements de capital se tournent aujourd'hui principalement vers des branches qui fournissent des matières premières pour l'industrie. En même temps, avec l'expansion de l'industrie indigène destinée à couvrir les besoins de l'exportation de capital, le capital exporté se tourne vers la production de matières premières pour les industries. Par là, les produits du capital exporté trouvent accueil dans le pays d'origine, et le cercle étroit dans lequel se mouvait la production en Angleterre s'élargit considérablement du fait de l'alimentation réciproque de l'industrie indigène et de la production du capital exporté.

Mais nous savons que l'ouverture de nouveaux marchés est un élément important pour mettre fin à une dépression industrielle, prolonger la durée d'une période de prospérité et atténuer l'effet de la crise. L'exportation de capital précipite l'ouverture de marchés extérieurs et développe considérablement leurs forces productives. En même temps, elle accroît la production dans le pays qui doit fournir les marchandises destinées à être envoyées en tant que capital à l'étranger. Elle devient ainsi un puissant stimulant de la production capitaliste qui, avec la généralisation de l'exportation de capital, entre dans une nouvelle période de Sturm und Drang[12], de tempête et de fièvre, pendant laquelle le cycle de prospérité et de dépression semble raccourci, la crise atténuée. L'accroissement rapide de la production entraîne également un accroissement de la demande de main-d'œuvre, qui favorise les syndicats : les tendances immanentes à la paupérisation qui caractérisent le capitalisme semblent surmontées dans les pays de développement capitaliste ancien. La montée rapide de la production empêche de prendre conscience des maux de la société capitaliste et crée une vision optimiste de ses capacités de vie.

L'ouverture plus ou moins rapide des colonies et de nouveaux marchés dépend maintenant essentiellement de leur aptitude à servir à des déplacements de capitaux. Celle-ci est d'autant plus grande que la colonie est plus riche en biens, dont la production selon les méthodes capitalistes et l'écoulement sur le marché mondial sont assurés, et qui sont importants pour l'industrie indigène. Mais la rapide expansion du capitalisme depuis 1895 a entraîné une hausse des prix avant tout des métaux et du coton et par là fortement accru le désir d'ouvrir de nouvelles sources pour ces matières premières de la plus haute importance. C'est ainsi que le capital d'exportation cherche avant tout à s'investir dans les territoires qui sont capables de fournir ces produits et se tourne vers les secteurs dont la production, minière surtout, peut être entreprise immédiatement selon des méthodes hautement capitalistes. Grâce à cette production s'accroît de nouveau l'excédent que la colonie peut exporter et par là est donnée la possibilité de nouveaux placements de capitaux. Ainsi l'allure de la transformation capitaliste des nouveaux marchés est extraordinairement accélérée ; l'obstacle ne consiste pas en la pénurie de capital, mais plutôt en l'absence de main-d’œuvre « libre », c'est-à-dire salariée. La question ouvrière prend des formes aiguës et ne paraît pouvoir être résolue qu'à l'aide de moyens violents.

Comme toujours, quand le capital se trouve placé pour la première fois devant des conditions qui contredisent son besoin de mise en valeur et qu'on ne peut surmonter que lentement et progressivement, il a recours à la force de l'Etat et la met au service d'une expropriation violente qui lui procure la main-d'œuvre nécessaire, qu'il s'agisse, comme à ses débuts, de paysans européens, des indiens du Mexique et du Pérou, ou, comme aujourd'hui, des Noirs africains[13]. Les méthodes de violence font partie intégrante de la politique coloniale qui sans elles perdrait son sens capitaliste, tout comme l'existence d'un prolétariat sans terre est une condition indispensable du capitalisme. Faire une politique coloniale en évitant ses méthodes de violence est aussi absurde que de vouloir abolir le prolétariat en conservant le capitalisme.

Les méthodes d'obligation au travail sont variées. La principale est l'expropriation des indigènes, auxquels on prend leurs terres et, par là, la base même de leur existence. La terre devient la propriété des conquérants, la tendance étant de plus en plus de la remettre, non à des émigrants individuels, mais à de grandes sociétés. C'est le cas surtout quand il s'agit d'exploitations minières. Ici est créée brusquement, selon les méthodes de l'accumulation primitive, une richesse capitaliste entre les mains d'un petit nombre de magnats du capital, tandis que les petits colons en sont pour leurs frais. Qu'on pense aux richesses énormes qui sont ainsi concentrées entre les mains du groupe qui exploite les mines d'or et de diamants de l'Afrique du Sud, et dans une mesure plus restreinte entre les mains des compagnies coloniales allemandes. en liaison étroite avec les grandes banques. L'expropriation crée en même temps, avec les indigènes ainsi rendus libres, un prolétariat destiné à devenir un objet d'exploitation. L'expropriation elle-même est rendue possible par la résistance que les convoitises des conquérants suscitent tout naturellement chez les indigènes. L'attitude provocante des émigrants crée les conflits qui rendent « nécessaire » l'intervention de l'Etat, laquelle ne s'arrête pas à mi-chemin. L'effort du capital en vue de se procurer des objets passifs d'exploitation est désormais, en tant, que « pacification du territoire », but de l'Etat, pour la réalisation duquel toute la nation, c'est-à-dire en premier lieu les soldats prolétariens et les contribuables de la métropole, doit se porter garante.

Là où l'expropriation ne réussit pas d'une façon aussi radicale, ce but est atteint par l'établissement d'un système d'impôts, lequel exige des indigènes des contributions d'un montant tel qu'ils ne peuvent se le procurer que par un travail incessant au service du capital étranger. Cette éducation au travail a atteint sa perfection au Congo belge où, à côté des impôts écrasants, l'emploi permanent de la force, du genre le plus infâme, la tromperie et la ruse, sont les moyens de l'accumulation capitaliste. L'esclavage devient de nouveau un idéal économique et par là en même temps cet esprit de bestialité qui passe des colonies aux porteurs des intérêts coloniaux de la métropole, où il célèbre ses répugnantes orgies[14].

Si la population indigène ne suffit pas, soit parce que, par excès de zèle au moment de l'expropriation, les indigènes sont libérés, non seulement de la terre, mais aussi de la vie, soit parce que la population n'est pas assez résistante ni assez nombreuse pour fournir le niveau désiré du taux de plus-value, le capital s'efforce de résoudre le problème de la main-d'œuvre en faisant appel à des travailleurs étrangers. On organise l'importation de coolies et on veille en même temps, grâce au système raffiné de l'esclavage par contrat, à ce que les lois de l'offre et de la demande sur ce marché du travail ne puissent exercer aucun effet désagréable. Assurément cette solution de la question ouvrière n'est pas radicale pour le capital. L'introduction de coolies se heurte, d'une part, dans tous les pays où il y a de la place pour le travail des Blancs, à une résistance de plus en plus forte des ouvriers européens. Mais, en même temps, elle apparaît dangereuse même aux couches dirigeantes, là où la politique coloniale des pays européens entre en conflit avec les efforts de plus en plus grands du Japon, que doit suivre dans un temps prévisible la Chine elle-même[15].

Mais si l'introduction de travailleurs jaunes est ainsi limitée, l'extension du champ du travail blanc l'est encore plus. La libération d'ouvriers par le développement du capitalisme est encore en partie arrêtée pour l'Europe. L'expansion rapide du capitalisme dans les pays les plus développés a même pour cette période d'expansion fougueuse créé une tendance contraire.

C'est ainsi que dans les deux dernières périodes de haute conjoncture, le capitalisme allemand s'est heurté lui-même à la barrière de la population ouvrière et dû veiller au recrutement nécessaire de l'armée de réserve industrielle à l'aide d'ouvriers étrangers. Dans une mesure beaucoup plus grande, le capitalisme des Etats-Unis est contraint lui aussi de faire venir des émigrants, tandis que le ralentissement du développement capitaliste en Angleterre se manifeste dans le chômage de plus en plus sensible. C'est ainsi que le territoire d'émigration se réduit à l'Europe du Sud et du Sud-Est et à la Russie. Mais, en même temps, par suite de l'expansion rapide, les besoins de travailleurs salariés se sont considérablement accrus.

Les pays qui interdisent, pour des raisons de politique sociale ou autre, l'immigration jaune, se heurtent dans leur expansion à la barrière de la population, et c'est précisément dans les territoires où le développement capitaliste est le plus riche de promesses, comme par exemple au Canada et en Australie, qu'elle est la plus difficile à surmonter. A cela s'ajoute que dans ces régions, qui comportent de vastes étendues de terres libres, l'expansion de l’agriculture exige également une population excédentaire en rapide croissance et fait ainsi obstacle à la formation d'un prolétariat de non possédants. Mais l'accroissement propre de la population de ces territoires est extrêmement faible, et dans les pays européens développés il se ralentit constamment[16], ce qui a pour résultat de réduire l'excédent de population disponible pour l'émigration.

Ce ralentissement se fait sentir précisément dans les régions les plus importantes pour l’extension de la production agricole, à savoir le Canada, l'Australie et l'Argentine. D'où une tendance à la hausse des produits agricoles, hausse qui, en dépit des fortes capacités d'élargissement de cette production, s'accentue de jour en jour.

Mais cette barrière de la population n'est jamais que relative. Elle explique pourquoi l'expansion capitaliste ne progresse pas d'une façon plus ardente, mais ne la supprime pas. Elle porte du reste en elle son propre remède. Même si l'on fait abstraction de la création de main-d'œuvre salariée ou de travail forcé dans les territoires coloniaux proprement dits, ou de la libération de travailleurs européens par suite des progrès techniques réalisés dans les pays capitalistes métropolitains, libération jusqu'ici seulement relative, mais qui deviendrait absolue en cas de ralentissement de l'expansion, une plus forte réduction de cette expansion dans les territoires coloniaux où la main-d'œuvre est européenne aurait pour conséquence de pousser le capitalisme à se tourner de plus en plus vers les pays encore retardataires d'Europe, quitte à surmonter les obstacles d'ordre politique qui se dresseraient devant lui et à s'ouvrir ainsi des territoires où son introduction, par la destruction de l'industrie familiale dans les campagnes et la libération de la population agraire, fournirait en plus grande quantité du matériel pour l'accroissement de l'émigration.

Or, si les nouveaux marchés ne sont plus de simples territoires de débouchés, mais des sphères de placement de capital, cela a pour conséquence un changement dans l'attitude politique des pays exportateurs de capital.

Le commerce, dans la mesure où il n'était pas commerce colonial, c'est-à-dire vol et pillage, mais commerce avec une population blanche ou jaune capable de résistance et relativement développée, laissa longtemps intactes les structures sociales et politiques de ces pays et se limita uniquement aux relations économiques. Aussi longtemps qu'il existe un pouvoir d'Etat, capable de maintenir un semblant d'ordre, la domination directe a moins d'importance. Cela change avec la prédominance de l'exportation de capital, qui met en jeu des intérêts beaucoup plus vastes. Quand on construit à l'étranger des voies ferrées, qu'on y acquiert de la terre, qu'on y installe des ports, qu'on y ouvre et qu'on y exploite des mines, le risque est beaucoup plus grand que quand on se contente d'acheter et de vendre des marchandises.

L'état arriéré des rapports juridiques devient ainsi un obstacle, et le capital financier exige de plus en plus impérieusement qu'on l'écarte, au besoin par la violence. D'où les conflits de plus en plus graves entre les pays capitalistes développés et le pouvoir d'Etat des pays retardataires, des tentatives de plus en plus pressantes en vue d'imposer à ces derniers les règles de droit en vigueur dans les premiers, que ce soit en ménageant ces pouvoirs d'Etat, soit en les détruisant purement et simplement. En même temps, la concurrence qui se livre autour des nouvelles sphères de placement oppose les uns aux autres les pays capitalistes développés. Mais, à l'intérieur même de ces territoires, le capitalisme importé accroît les contradictions et suscite la résistance des peuples éveillés à la conscience nationale, résistance qui peut mener facilement à des mesures dangereuses contre le capital étranger. Les anciens rapports sociaux sont complètement bouleversés, l'isolement millénaire des « nations sans histoire » brisé et ces nations entraînées dans le tourbillon capitaliste. Le capitalisme lui-même fournit aux indigènes les voies et moyens de leur libération. Le but le plus élevé que se proposaient autrefois les nations européennes, à savoir l'établissement de l'unité nationale en tant que moyen de la liberté économique et culturelle, ce but devient le leur. Ce mouvement d'indépendance menace le capital européen précisément dans ses territoires d'exploitation les plus riches et les plus précieux, et c'est pourquoi il se voit contraint, pour maintenir sa domination, d'employer des méthodes de plus en plus violentes.

D'où l'appel de tous les capitalistes possédant des intérêts dans les pays étrangers au pouvoir de l'Etat, dont l'autorité pourra les défendre jusque dans les coins les plus reculés du globe, l'appel au pavillon de guerre qu'il faut montrer partout pour que le pavillon commercial puisse être planté partout.

Mais c'est dans la domination complète du nouveau territoire par le pouvoir d'Etat de la métropole que le capital d'exportation est le plus à l'aise. Car alors l'exportation de capital d'autres pays est exclue, il jouit d'une situation privilégiée et ses profits obtiennent, si possible encore, la garantie de l'Etat. C'est ainsi que l'exportation de capital agit également dans le sens d'une politique impérialiste.

L'exportation de capital, surtout sous la forme de capital industriel et de capital financier, a considérablement accéléré la transformation de tous les rapports sociaux et l'extension du capitalisme sur toute la surface du globe. Le développement capitaliste ne s'est pas fait d'une façon autonome dans chaque pays séparément, mais avec le capital ont été importés en même temps la production capitaliste et les rapports d'exploitation, et cela toujours au stade atteint dans le pays le plus avancé. De même qu'aujourd’hui une nouvelle industrie ne se développe pas à partir de la technique et des méthodes artisanales en immenses entreprises modernes, mais est créée directement en tant qu'entreprise hautement capitaliste, de même le capitalisme est importé, aujourd'hui, dans un nouveau pays à son niveau le plus élevé et développe par conséquent des effets révolutionnaires avec une force beaucoup plus grande et en un temps beaucoup plus court que, par exemple, le capitalisme hollandais ou britannique.

Ce qui fait époque dans l'histoire de l'exportation de capital, c'est la transformation du système des transports. Les chemins de fer et les bateaux à vapeur ont pour le capitalisme une importance énorme à cause de la réduction du temps de circulation qu'ils entraînent. De ce fait du capital de circulation est libéré et le taux de profit accru, La diminution du prix des matières premières fait baisser le prix de revient et élargit la consommation. En outre, ces moyens de transport modernes créent ces vastes territoires économiques qui rendent possibles les immenses usines modernes avec leur production de masse. Mais, surtout, les chemins de fer ont été le principal moyen de l'ouverture des marchés extérieurs. C'est grâce à eux que l'utilisation des produits de ces pays à travers l'Europe a été possible dans une mesure telle que le marché s'est élargi rapidement en un marché mondial. Mais plus important encore était le fait que des exportations de capital en plus grandes dimensions devenaient nécessaires pour l'installation de ces voies ferrées, lesquelles ont été construites presque uniquement avec du capital européen, surtout anglais.

L'exportation de capital était le monopole de l'Angleterre et elle assura a ce pays la suprématie sur le marché mondial. Du point de vue tant industriel que financier l'Angleterre n'avait donc pas à craindre la concurrence. C'est pourquoi son idéal resta la liberté du marché. A l'inverse, la supériorité de l’Angleterre devait pousser d'autres pays à maintenir et à étendre leur domination sur les territoires qu’ils avalent conquis, pour pouvoir être protégés, au moins dans les limites de ces territoires, contre la concurrence anglaise.

Mais cela changea dès que le monopole de l'Angleterre fut brisé et qu'en face du capitalisme anglais non organisé d’une façon suffisamment efficace par suite du libre-échange se dressèrent des concurrents mieux armés : l’américain et l’allemand. L'évolution vers le capital financier créa dans ces pays une forte tendance à l'exportation de capital. Nous, avons vu comment le développement des sociétés par actions et des cartels crée des bénéfices de fondateur qui affluent dans les banques en tant que capitaux à la recherche d’emploi. A quoi il faut ajouter que le système protectionniste réduit la consommation intérieure et par conséquent oblige à accroître les exportations. En même temps, les primes d’exportation rendues possibles par la protection douanière des cartels fournissent le moyen de concurrencer victorieusement l'Angleterre sur les marchés extérieurs, concurrence d'autant plus dangereuse que la grande industrie plus jeune de ces pays est, grâce à ses installations nouvelles, souvent supérieure à l'anglaise. Mais, si les primes d’exportation sont devenues une arme puissante dans la lutte pour la concurrence, elle est d'autant plus efficace que les primes sont plus élevées. Leur importance dépend du montant des droits de douane. C'est pourquoi chaque classe capitaliste nationale est intéressée à l'accroissement de ces droits. Et ici il n'est pas possible à la longue de rester en arrière. Le système protectionniste d'un pays entraîne nécessairement celui de l'autre, et d'autant plus sûrement que le capitalisme y est plus développé, plus puissants et plus vastes les monopoles capitalistes. La hausse des droits protecteurs devient un facteur décisif dans la lutte pour la concurrence. Quand elle intervient dans un pays donné, elle doit être immédiatement imitée par l'autre pour que les conditions de concurrence ne soient pas aggravées sur le marché mondial. Le protectionnisme industriel devient, tout comme le protectionnisme agraire, une vis sans fin.

Mais la lutte pour la concurrence, qui ne peut être soutenue que par le plus bas prix de la marchandise, risque toujours d'entamer des pertes ou de ne pas donner le profit moyen. C'est pourquoi, les grandes unions de capitalistes s'efforcent ici aussi d’éliminer la concurrence. D'autant plus que l'exportation, nous l'avons vu, devient pour elles une nécessite à laquelle il faut satisfaire à tout prix parce que les conditions techniques d’une échelle de production la plus vaste possible l’exigent absolument. Cependant, sur le marché mondial, la concurrence règne et il ne reste d’autre solution que de remplacer une sorte de concurrence par une autre, moins dangereuse : à la concurrence sur le marché des marchandises ou seul décide le prix de la marchandise se substitue la concurrence sur le marché du capital dans l’offre de capital de prêt, dont l'allocation est déjà liée, à la condition d'une fourniture ultérieure de marchandises. L’exportation de capital devient ainsi un moyen d'assurer au pays exportateur les fournitures industrielles. L'acheteur n'a plus le choix : il devient débiteur et tombe sous la coupe du créancier lequel lui impose ses conditions. Ainsi la Serbie ne reçoit d'emprunt de l'Autriche, de l'Allemagne ou de la France, que si elle s’engage à faire venir ses canons ou son matériel ferroviaire de Skoda, de Krupp ou de Schneider. La lutte pour l'écoulement des marchandises devient lutte pour les sphères de placement du capital de prêt entre les groupes bancaires nationaux et, comme, à cause de l'égalisation internationale des taux d’intérêts, la concurrence économique est prise ici à l'intérieur de limites relativement étroites, la lutte économique devient rapidement une lutte pour le pouvoir menée à l'aide d'armes politiques.

Mais, du point de vue économique, les vieux pays capitalistes ont précisément dans ces luttes un avantage[17]. L'Angleterre possède une industrie déjà ancienne et rassasiée de capital qui, adaptée depuis l'époque du monopole anglais aux besoins du marché mondial, se développe plus lentement que l'industrie allemande ou américaine. Mais, d'un autre côté, le capital accumulé est considérable, et de ses placements extérieurs des masses de profit toujours nouvelles affluent dans la métropole. Le rapport des masses de capital à accumuler au capital qu'on peut placer à l'intérieur est ici le plus grand, la poussée vers les placements extérieurs la plus forte, le taux d'intérêt exigé le plus faible. Pour d'autres raisons, le même effet s'est produit en France. Ici aussi, d'un côté une richesse accumulée, bien que, d'après ses rapports de propriété, moins concentrée, mais centralisée par le système bancaire, avec un afflux constant provenant de placements étrangers, et de l'autre un développement industriel très lent, d'où ici aussi un fort désir d'exportation du capital. Cette avance ne peut être compensée que par une plus forte pression de la diplomatie, moyen dangereux et pour cette raison limité, ou, économiquement, par des réductions de prix, qui, contrebalancent des versements d'intérêts éventuellement plus élevés.

Mais la vivacité de la concurrence suscite le désir de l'écarter. La méthode la plus simple est d'incorporer des parties du marché mondial dans le marché national, par conséquent de conquérir des territoires extérieurs grâce à la politique coloniale. Si le libre-échange se montrait indifférent à l'égard des colonies, le protectionnisme mène une plus grande activité dans ce domaine. Ici les intérêts des Etats entrent directement en conflit.

Un autre facteur joue dans le même sens. Déjà du point de vue purement quantitatif, il est plus avantageux pour un pays d'exporter ses capitaux sous forme de capital industriel que sous forme de capital de prêt, car le profit est plus élevé que l'intérêt. En outre, la disposition et le contrôle du capital sont plus directs avec le capital industriel qu'avec le capital de prêt. L'influence exercée par le capital anglais placé dans les obligations de chemins de fer américains, par conséquent en tant que capital portant intérêt, sur la politique des dirigeants des chemins de fer américains, est faible, tandis qu'elle est décisive là où les entreprises industrielles travaillent avec du capital anglais. Mais ce sont surtout les cartels et les trusts qui exportent aujourd'hui du capital industriel, et cela pour différentes raisons. D'une part, ils sont les plus forts dans l'industrie lourde où, nous l'avons vu, la tendance à l’exportation de capital se fait sentir le plus nettement en vue de procurer de nouveaux débouchés à la production qui s'accroît dans des proportions colossales. La construction de voies ferrées, l'exploitation des mines, l’accroissement des équipements militaires des pays étrangers, l'établissement d'installations électriques, tout cela est avant tout l'affaire de ces industries lourdes à caractère de monopole. Derrière eux se trouvent les grandes banques en liaison étroite avec ses branches d'industrie. A quoi il faut ajouter, d'une part que le désir d'élargissement de la production est très fort dans l'industrie cartellisée, et, d'autre part, que le prix élevé des cartels fait obstacle à cet élargissement sur le marché intérieur, de sorte que l'expansion a l'extérieur reste la seule issue. D'ailleurs, les cartels disposent grâce à leurs surproduits, de capitaux toujours prêts à l'accumulation qu'ils préfèrent placer dans leurs propres secteurs, où le taux de profit est le plus élevé. En outre la liaison des banques et de l’industrie est ici la plus étroite et la perspective d'obtenir des bénéfices de fondateur par l'émission des actions d'entreprises devient un fort motif d'exportation de capital. Aussi est-ce dans les pays où l'industrie est la plus avancée au point de vue de l'organisation, comme en Allemagne et aux Etats-Unis, qu'on constate aujourd'hui la plus forte tendance à l'exportation de capital industriel. Cela explique ce phénomène singulier que ces pays, d'une part, exportent du capital, et, d'autre part, importent de l'étranger une partie du capital nécessaire a leur propre économie. Ils exportent surtout du capital industriel et élargissent ainsi leur propre industrie dont ils se procurent le capital de fonctionnement en partie sous forme de capital de prêt dans des pays à développement industriel plus lent, mais possédant une plus grande richesse de capital accumulé. En quoi non seulement ils profitent de la différence entre le profit industriel qu'ils réalisent sur les marchés extérieurs et l'intérêt beaucoup plus bas qu’ils doivent verser sur le capital emprunté, mais ils s'assurent, par ce genre d'exportation de capital, l'élargissement plus rapide de leur propre industrie. Ainsi les Etats-Unis exportent en grandes quantités du capital industriel dans les pays de l'Amérique du Sud, tandis qu'ils importent du capital de prêt d'Angleterre, de Hollande, de France, etc., sous forme d'obligations[18], pour faire marcher leur propre industrie.

Ainsi, grâce au développement de l'exportation de capital, la cartellisation assure, sous ce rapport également, aux capitalistes du pays où la monopolisation de l'industrie est la plus avancée, une avance par rapport à ceux dont l'industrie est moins bien organisée, et éveille, d'une part, dans ces pays le désir d'accélérer, au moyen du protectionnisme, la cartellisation de l'industrie, tandis qu'elle renforce, d'autre part, dans les pays les plus avancés la tendance à assurer à tout prix la poursuite des exportations de capitaux par l'élimination de la concurrence du capital étranger.

Si l'exportation du capital sous ses formes les plus développées est supportée par les secteurs dont la concentration est la plus avancée, elle accroît en revanche leur puissance et leur accumulation. Ce sont les plus grandes banques et les plus grandes branches d'industrie qui obtiennent les meilleures conditions pour la mise en valeur du capital sur les marchés extérieurs. C'est à elles que reviennent les surprofits abondants auxquels de moindres puissances capitalistes ne peuvent même songer.

La politique du capital financier poursuit ainsi trois objectifs : premièrement, créer un territoire économique le plus vaste possible, qui sera, deuxièmement, protégé par de hautes barrières douanières contre la concurrence étrangère, et deviendra ainsi, troisièmement, un territoire réservé aux unions nationales à caractère de monopole. Mais ces ambitions devaient entrer en contradiction avec la politique que le capital industriel, pendant sa domination exclusive (dans ce double sens que le capital commercial et bancaire lui étaient subordonnés et qu'il exerçait en même temps la domination exclusive sur le marché mondial, avait menée en Angleterre sous sa forme la plus classique. D'autant que la politique du capital financier dans les autres pays menaçait de plus en plus les intérêts du capital industriel anglais. Le pays du libre-échange était la cible naturelle de la concurrence étrangère. Certes, le dumping comporte pour l'industrie anglaise également ses avantages. L'industrie de transformation obtenait, grâce à la concurrence des vendeurs à bas prix, des matières premières à bon marché. Mais, d'un autre côté, cela nuisait précisément aux industries productrices de matières premières. Et en outre, avec le développement de la cartellisation, le resserrement de nouvelles phases de la production et l’extension du système des primes d'exportation, l'heure devait sonner aussi pour les industries anglaises qui avaient tiré profit jusque-là du dumping, A quoi il faut ajouter enfin ce facteur très important que le protectionnisme offre la perspective d'une ère de rapide monopolisation avec ses promesses de surprofits et de bénéfices de fondateurs, qui constituent pour le capital anglais une grande tentation.

D'un autre côté, une union de l'Angleterre avec ses colonies au moyen d'une protection douanière est tout à fait possible. Les dominions de la Couronne britannique sont pour la plupart des territoires qui jouent pour l’Angleterre avant tout le rôle de fournisseurs de matières premières[19] et d'importateurs de produits industriels[20]. La politique protectionniste, particulièrement dans le domaine de l'agriculture, des autres pays les a déjà tournés vers l'Angleterre comme leur principal marché de débouchés. Mais, dans la mesure ou l'industrie anglaise empêcherait le développement de leur propre industrie, ces pays se trouvent encore au stade des droits protecteurs éducatifs, c'est-à-dire à un stade qui ne supporte pas des droits de douane trop élevés parce qu'ils ont absolument besoin d'importer des produits industriels de l'extérieur pour approvisionner leur propre marché. Il est donc parfaitement possible de réaliser un protectionnisme de cartel de tout l'Empire britannique en conservant des droits de douane éducatifs inter-Etats, et la perspective d'un tel territoire économique qui, en outre serait assez fort, tant politiquement qu'économiquement, pour s'opposer à l'élimination des industries britanniques par l'élévation des droits de douane d'autres pays, est propre à unir toute la classe capitaliste[21]. A quoi Il faut ajouter que le capital travaillant dans les colonies est en majeure partie entre les mains de capitalistes anglais, pour qui le protectionnisme d'Empire est beaucoup plus important que l'accroissement qu'apporteraient les tarifs douaniers coloniaux autonomes[22].

Les Etats-Unis sont, eux aussi, un territoire économique suffisamment vaste, même pour l'ère de l'impérialisme, dont l'expansion est du reste géographiquement déterminée. Le mouvement pan-américain, qui a trouvé dans la doctrine de Monroe sa première expression politique, n’en est qu'à ses débuts, et a encore, du fait de l'énorme supériorité des Etats-Unis, de grandes perspectives devant lui.

Il en est autrement en Europe où la division entre Etats a créé des intérêts opposés au point de vue économique, qui font obstacle à leur élimination au moyen d'une Union douanière. Ici il ne s'agit pas, comme pour l'Empire britannique, de parties complémentaires, mais de formations plus ou moins semblables et qui pour cette raison se font concurrence.

Opposition encore aggravée par la politique du capital financier, dont l'effort ne consiste pas à créer des territoires économiques unis en Europe même, comme au XIXe siècle, mais à s'emparer de marchés neutres étrangers en utilisant les moyens de force des Etats européens. Car il ne s'agit pas de s'emparer de pays déjà fortement développés au point de vue capitaliste, dont l’industrie elle-même serait capable d'exporter, ce qui signifierait une concurrence accrue pour celle du pays conquérant, et en tout cas ne pourrait servir de sphère de placement pour son capital excédentaire. Il s'agit tout au contraire de territoires encore fermés, et qu'il serait très important d'ouvrir pour les plus puissants groupes de capitalistes, donc principalement de territoires coloniaux, où il serait possible de procéder à d'énormes placements de capitaux, en particulier dans la création d'un système de transports moderne, soit terrestres, soit maritimes[23].

L'Etat veille à ce que la main-d'œuvre soit mise à disposition dans les colonies dans des conditions permettant le surprofit. En outre il assure dans de nombreux cas le profit global en lui donnant sa caution. Les richesses naturelles des colonies deviennent également une source de surprofits. Il s'agit surtout ici de diminuer le coût des matières premières, par conséquent le prix de revient des produits industriels. Dans les colonies, la rente foncière n'existe pas ou presque pas. L'expropriation des indigènes et, dans le meilleur des cas, leur transformation, de pâtres ou chasseurs, en esclaves par contrat ou en cultivateurs enfermés dans des réserves, libère d'un seul coup des terres qui n'ont qu'un prix théorique. Si la terre est fertile, elle peut fournir à l'industrie indigène ses matières premières, par exemple du coton, à bien meilleur marché que les anciennes sources d'où l'on tirait ces marchandises. Même quand le prix américain est déterminant, cela signifie qu’une partie de la rente foncière, qui autrement devrait être payée au fermier américain, revient maintenant aux propriétaires des plantations coloniales.

Plus important encore est le ravitaillement en matières premières de l'industrie métallurgique. Le développement rapide des industries métallurgiques a, en dépit de tous les progrès techniques, tendance à élever le prix des métaux, tendance encore accentuée par la monopolisation capitaliste. Il est d’autant plus important d'avoir dans son propre territoire économique des sources d'approvisionnement pour ces matières premières[24].

L'aspiration à la conquête de colonies mène ainsi a une opposition croissante entre les grands territoires économiques et exerce en Europe une influence décisive sur les rapports entre les différents pays. Les conditions naturelles qui, à l'intérieur d'un grand espace économique comme celui des Etats-Unis, sont une cause de progrès rapides, en Europe, au contraire, où elles sont réparties de la façon la plus diverse, entre un grand nombre de petits espaces économiques, entravent le progrès et le différencient en faveur des plus grands et au détriment des plus petits, d'autant plus qu'aucun libre-échange ne lie ces espaces en une vaste unité économique. Mais cette inégalité a pour les différents pays les mêmes conséquences que pour les différentes couches de la population à l'intérieur de ces pays, à savoir la dépendance des plus forts à l'égard des plus faibles. Le moyen économique est ici aussi l'exportation de capital : le pays riche en capital l'exportant en tant que capital de prêt, il devient créancier du pays importateur

Aussi longtemps que l'exportation de capital servait essentiellement, d'abord à créer dans le pays retardataire le système des transports, et ensuite à développer les industries de consommation, elle favorisait l'essor capitaliste de ce pays. Certes, cette méthode avait aussi ses inconvénients : la plus grande partie du profit s'écoulait à l'étranger, pour y être, soit dépensée en tant que revenu, par conséquent sans faire travailler les industries du pays débiteur, soit pour y être accumulée. Cette accumulation, bien entendu, ne se faisait pas dans le pays d'où provenait le profit et, par suite de cet absentéisme capitaliste[25], l'accumulation dans ce pays, et par conséquent le développement du capitalisme, était considérablement ralenti. Dans les grands territoires économiques, où le capitalisme devait se développer rapidement en partant des conditions internes, on assista rapidement à une naturalisation du capital étranger. C'est ainsi que l'Allemagne a assimilé très rapidement le capital belge et français, qui jouait un rôle important, surtout dans l'industrie minière de Rhénanie-Westphalie. Mais, dans les petits territoires économiques, cette naturalisation était rendue très difficile du fait que la formation d'une classe capitaliste autochtone y était beaucoup plus lente.

Toutefois, cette émancipation devint complètement impossible dès que l'exportation de capital changea de caractère, que les classes capitalistes des grands territoires économiques s'efforcèrent moins de créer des industries de biens de consommation dans les pays étrangers, que de s'assurer le contrôle des matières premières destinées à leurs industries de biens d'équipement en voie de développement constant. C'est ainsi que les mines des pays de la péninsule ibérique passèrent sous le contrôle du capital étranger, lequel désormais ne fut plus exporté en tant que capital de prêt, mais investi dans les mines, de même que - en dépit d'une plus grande résistance - les ressources minières des pays scandinaves, particulièrement de la Suède. A une époque où ils auraient pu passer à la création de la plus importante des industries modernes, l'industrie sidérurgique, ces pays se virent privés de leurs matières premières en faveur de l'industrie anglaise, allemande et française. Ainsi leur développement capitaliste, mais par là aussi leur développement politique et financier, en fut entravé. Économiquement tributaires du capital étranger[26], ils devinrent, politiquement aussi, des pays de second ordre, contraints de se soumettre à la protection des grands.

D'un autre côté, l'importance croissante de la politique coloniale capitaliste plaça la Grande-Bretagne dans la nécessité de défendre son empire colonial, ce qui signifiait le maintien de sa supériorité maritime et la sauvegarde de ses voies de communication avec l'Inde. Dans ce but, elle avait besoin de disposer de ports sur l'Atlantique, ce qui l'obligeait à entretenir de bonnes relations avec les Etats riverains de cet océan. Et elle le pouvait parce que, du point de vue économique, elle tenait, grâce à ses exportations de capitaux, ces petits Etats sous sa dépendance. La puissance de la flotte anglaise devait également pousser la France du côté de l'Angleterre, dès que les prétentions allemandes à participer à la politique coloniale de la France mirent ce pays en opposition avec l'Allemagne et lui causèrent, comme à tous les autres pays possesseurs de colonies, des inquiétudes au sujet de ses possessions d'outre-mer. Ainsi se développa la tendance, non pas à supprimer les barrières douanières à l'intérieur de l'Europe et de créer ainsi un vaste territoire économique unifié, mais à grouper les petites puissances politiques, par conséquent économiquement retardataires, autour d'une plus grande. Ces relations politiques se répercutent sur les relations économiques et font du pays satellite une sphère de placement particulière du capital du pays protecteur. En cela, la diplomatie est directement au service du capital à la recherche d'emploi.

Mais, dans la mesure où les petits pays ne sont pas encore en « main ferme », ils deviennent le champ clos de la lutte pour la concurrence du capital étranger. Ici aussi, on cherche à emporter la décision par des mesures politiques. Ainsi, le choix pour la Serbie de la protection franco-russe ou de la protection austro-allemande dépendra de la question de savoir qui lui livrera les canons dont elle a besoin[27]. La puissance politique joue ainsi un rôle décisif dans la lutte pour la concurrence et, pour le capital financier, la position de force de l'Etat devient un intérêt de profit direct. La diplomatie a désormais pour principale fonction de représenter le capital financier. Aux armes purement politiques s'en ajoutent d'autres, de caractère commercial[28], et les clauses d'un traité de commerce ne sont plus déterminées par des raisons d'ordre purement économique, mais par la disposition plus ou moins grande du pays le plus faible à donner la préférence au capital financier du plus fort sur celui de ses concurrents.

Cependant, plus est exigu le territoire économique et plus est faible sa possibilité de l'emporter dans la lutte pour la concurrence au moyen de primes d'exportations élevées, et plus est forte la tendance à l'exportation de capital pour pouvoir participer au développement économique d'autres grandes puissances et à leurs profits élevés ; plus grande est la masse du capital déjà accumulé et plus il est possible de satisfaire ce besoin.

Ici aussi se manifestent plusieurs tendances opposées. Plus le territoire économique est vaste et plus fort le pouvoir d'Etat, et plus est favorable la position du capital national sur le marché mondial. C'est pourquoi le capital financier préconise le renforcement du pouvoir d'Etat par tous les moyens. Mais, plus grandes sont les différences devenues historiques dans le pouvoir d'Etat, plus les conditions de la concurrence diffèrent, et plus est acharnée, parce que plus riche de promesses, la lutte des grands territoires économiques pour le contrôle du marché mondial. Cette lutte devient d'autant plus violente que le capital financier est plus développé et plus fort son désir de monopoliser une partie tout au moins du marché mondial. Mais, plus ce processus de monopolisation est avancé, plus la lutte pour le reste est acharnée. Si cet antagonisme était encore supportable à l'époque où régnait en Angleterre le système du libre-échange, il ne devait plus en être de même à partir du moment où il lui fallut passer au protectionnisme. La contradiction entre le développement du capitalisme allemand et les dimensions relativement étroites de son territoire économique s'est alors considérablement aggravée. Alors que l'Allemagne voit ses industries se développer à une allure rapide, son territoire de concurrence est soudain réduit. Ce qui est d'autant plus grave que, pour certaines raisons historiques[29], donc fortuites pour le capitalisme actuel, qui n'accorde rien au passé, si ce n'est du « travail figé », accumulé, ce pays ne possède aucune possession coloniale digne de ce nom, alors que non seulement ses principaux concurrents, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, pour qui tout leur continent a, du point de vue économique, un caractère colonial, mais encore les puissances de second ordre, telles que la France, la Belgique et la Hollande, possèdent de vastes colonies, et que son futur concurrent, la Russie, dispose d'un espace économique incomparablement plus grand. Une situation qui tend à aggraver considérablement l'antagonisme entre l'Allemagne et l'Angleterre avec ses satellites, et ne peut que mener à une solution de force.

Celle-ci serait de puis longtemps intervenue si certaines causes n'avaient agi dans le sens contraire. Car l'exportation de capital crée elle-même des tendances qui s’opposent à une telle solution. L'inégalité du développement industriel entraîne certaines différences dans les formes que revêt l'exportation de capital. La participation directe à l'ouverture des pays retardataires incombe à ceux dont le développement industriel, au double point de vue de la technique et de l'organisation, a atteint la forme la plus haute, c'est-à-dire avant tout l'Allemagne et les Etats-Unis, et en second lieu l'Angleterre et la Belgique. Les autres pays, à développement capitaliste déjà ancien participent à l'exportation de capital davantage sous forme de capital de prêt que sous forme d'installations d'usines. Cela a pour résultat que, par exemple, le capital français, hollandais et même, dans une certaine mesure, anglais, devient du capital de prêt pour des industries sous direction allemande et américaine. Ainsi se crée une certaine solidarité des intérêts internationaux du capital. Le capital français est intéressé en tant que capital de prêt au développement des industries allemandes en Amérique du Sud, etc. Cette solidarité, qui renforce considérablement le pouvoir du capital, permet une ouverture encore plus rapide de territoires étrangers, facilitée en outre par la pression accrue des pays concernés[30].

Laquelle de ces deux tendances l'emportera sur l'autre, cela dépend avant tout des perspectives de gain qu'offrirait le combat. Ici les mêmes considérations jouent sur le plan de la politique internationale qu'à l'intérieur d'un secteur industriel déterminé pour savoir si l'on poursuivra la lutte pour la concurrence ou si l'on y renoncera pendant un temps plus ou moins long en formant un cartel ou un trust. Plus les forces sont différentes, plus la lutte en général sera probable. Mais toute lutte victorieuse entraînerait un renforcement du vainqueur aux dépens de tous les autres. D'où la politique actuelle de maintien des possessions, qui rappelle tout à fait la politique d'équilibre des débuts du capitalisme. A quoi il faut ajouter la peur des conséquences qu'aurait une guerre dans le domaine intérieur, peur provoquée par le mouvement socialiste. D'un côté, la décision concernant la question de la guerre ou de la paix n'est pas uniquement entre les mains des puissances hautement capitalistes où la tendance opposée à la guerre est la plus marquée. L'éveil capitaliste des pays de l'Europe orientale et de l'Asie est accompagné de déplacement de forces qui, par les répercussions qu'elles exercent sur les grandes puissances, peuvent amener les antagonismes existants au point d'explosion.

Mais, si la puissance politique de l'Etat devient sur le marché mondial un moyen de concurrence du capital financier, cela signifie bien entendu un changement complet dans l'attitude de la bourgeoisie à l'égard de l'Etat. Celle-ci lui était hostile lorsqu'elle luttait contre le mercantilisme économique et l'absolutisme politique. Le libéralisme était vraiment destructif, il signifiait en fait le « renversement » du pouvoir d'Etat et la dissolution des liens traditionnels. Tout le système péniblement édifié des rapports de dépendance agricoles et des liens corporatifs dans les villes, avec sa superstructure complexe de privilèges et de monopoles, fut jeté par dessus bord. La victoire du libéralisme signifie d'abord un affaiblissement sensible du pouvoir d'Etat. La vie économique devait, tout au moins en principe, être soustraite au contrôle de ce dernier, dont le rôle devait se restreindre exclusivement au maintien de la sécurité et à l'établissement de l'égalité entre les citoyens. Ainsi le libéralisme était purement négatif, en contradiction violente avec l'Etat du précapitalisme mercantiliste, qui voulait tout réglementer, mais aussi avec les systèmes socialistes, qui veulent, d'une façon non destructrice, mais constructive, substituer à l'anarchie de la concurrence la réglementation par la société organisant sa vie économique et par là s'organisant elle-même. On comprend que le principe libéral devait l'emporter d'abord en Angleterre, où il était soutenu par une bourgeoisie libre-échangiste, que seule son opposition au prolétariat, et encore pour des périodes très courtes, obligea à faire appel au pouvoir de l'Etat. Mais, même en Angleterre, sa mise en application se heurta à la résistance, non seulement de l'aristocratie, favorable à la politique protectionniste, donc opposée au libéralisme, mais aussi, en partie, du capital commercial et du capital bancaire à la recherche de placements à l'étranger, qui exigeaient avant tout le maintien de la suprématie maritime, revendication qu'appuyaient toutes les couches de la population intéressées aux profits coloniaux. Sur le continent, la conception libérale de l'Etat ne devait l'emporter qu'avec de fortes réserves. Mais - opposition caractéristique entre l'idéologie et la réalité -, tandis que le libéralisme occidental développé d'une façon classique par les Français en tirait les conséquences dans tous les domaines de la vie politique et intellectuelle avec une hardiesse et une logique beaucoup plus grandes que le libéralisme anglais, du fait que son entrée en scène plus tardive le pourvoyait d'un matériel scientifique autrement riche que ce dernier (sa formulation était pour cette raison beaucoup plus large et sa base la philosophie rationaliste, alors que le libéralisme anglais était fondé uniquement sur l’économie), sa mise en application sur le continent devait se heurter à certaines limites. Comment en effet la revendication libérale d'une diminution des pouvoirs de l'Etat pouvait-elle être acceptée par une bourgeoisie qui, sur le plan économique, avait besoin de ce dernier comme du levier le plus puissant de son développement, et pour qui par conséquent il ne pouvait s'agir, non pas de supprimer l'Etat, mais de le transformer d'un obstacle en un instrument de son propre développement ? Ce dont la bourgeoisie continentale avait surtout besoin, c'était abolir le système des petits Etats indépendants et sans force pour lui substituer la suprématie de l'Etat unitaire. Le besoin de créer un Etat national devait faire de la bourgeoisie un allié de l'Etat. Or, sur le continent, il ne s'agissait pas de puissance maritime, mais de puissance terrestre. L'armée moderne est un tout autre moyen d'opposer le pouvoir d'Etat à la société que la flotte. Elle signifie le contrôle du pouvoir d'Etat par ceux qui disposent de l'armée. D'un autre côté, le service militaire obligatoire, qui armait la masse, devait très rapidement faire comprendre à la bourgeoisie que, pour que l'armée ne menace pas sa domination, il lui fallait une organisation strictement hiérarchisée, avec un corps d'officiers qui fût un instrument docile de l'Etat. Si, par conséquent, le libéralisme ne put appliquer son programme dans des pays comme l'Allemagne, l'Italie ou l'Autriche, ses efforts se heurtèrent en France également à certains obstacles, car la bourgeoisie française ne pouvait, sur le plan de la politique commerciale, se passer de l'Etat. A quoi il faut ajouter que la victoire de la Révolution française devait entraîner la France dans une guerre sur deux fronts : d'une part, il lui fallait assurer ses conquêtes contre le féodalisme du continent et, d'autre part, la création d'un nouvel empire du capitalisme moderne constituait une menace pour les positions traditionnelles de l'Angleterre sur le marché mondial ; c'est ainsi que la France dut engager la lutte avec l'Angleterre pour la domination du marché mondial. Sa défaite renforça en Angleterre le pouvoir de l'aristocratie terrienne, du capital commercial, bancaire et colonial et retarda ainsi la domination définitive du capital industriel anglais et la victoire du libre-échange. Par ailleurs, la victoire de l'Angleterre jeta le capital industriel européen dans le camp du protectionnisme et rendit vaine la victoire du libéralisme économique, mais créa du même coup les conditions d'un développement plus rapide du capital financier sur le continent.

Ainsi s'opposait en Europe un faible obstacle à l'adaptation de l'idéologie et de la conception de l'Etat de la bourgeoisie aux besoins du capital financier ; le fait que l'unification de l'Allemagne se fit par des voies contre-révolutionnaires devait renforcer la position de l'Etat dans la conscience du peuple, tandis qu'en France la défaite militaire obligea à concentrer toutes les forces sur le rétablissement du pouvoir d'Etat. Ainsi, les besoins du capital financier se heurtèrent à des éléments idéologiques qu'il put utiliser facilement pour créer avec eux la nouvelle idéologie adaptée à ses intérêts.

Mais cette idéologie était complètement opposée à celle du libéralisme. Ce que veut le capital financier, ce n'est pas la liberté, mais la domination, il n'a aucune compréhension pour l'indépendance du capitaliste individuel, mais il exige qu'il soit lié, il a horreur de l'anarchie de la concurrence et réclame l’organisation afin de pouvoir engager la lutte pour la concurrence à une échelle toujours plus élevée. Pour y parvenir, il a besoin de l'Etat, qui doit lui assurer par sa politique douanière le contrôle du marché intérieur et lui faciliter la conquête de marchés extérieurs. Il a besoin d'un Etat fort qui n'ait pas à tenir compte, dans sa politique commerciale, des intérêts opposés d'autres Etats[31], qui fasse prévaloir ses intérêts à l'étranger, mette en jeu sa puissance politique pour imposer aux Etats plus faibles des traités de commerce favorables, un Etat qui puisse intervenir partout pour transformer le monde entier en sphères de placement, mener une politique d'expansion et conquérir de nouvelles colonies. Si le libéralisme était adversaire de la politique de force de l'Etat, s'il voulait asseoir sa domination face aux forces traditionnelles de l'aristocratie et de la bureaucratie, la politique de force sans limite devient la revendication au capitalisme financier, et ce serait le cas même si les dépenses militaires n'assuraient pas aux couches capitalistes les plus puissantes un débouché important avec des gains ayant pour la plupart un caractère de monopole.

Mais la revendication d'une politique d'expansion bouleverse également toute la conception du monde de la bourgeoisie. Elle cesse d'être pacifique et humanitaire. Les anciens libre-échangistes voyaient dans le libre-échange, non seulement la politique économique la plus juste, mais aussi le point de départ d'une ère de paix. Le capital financier a depuis longtemps perdu cette illusion. Il ne croit pas à l'harmonie des intérêts capitalistes, mais sait que la lutte pour la concurrence devient de plus en plus une lutte politique. L'idéal pacifique pâlit et l'idée de l'humanité est remplacée par l'idéal de la grandeur et de la puissance. L'Etat moderne est né en tant que réalisation de l'effort des nations vers l'unité. L'idée nationale, qui trouvait sa limite naturelle dans la constitution de la nation comme base de l'Etat, puisqu'elle reconnaissait le droit de toutes les nations à l'indépendance et voyait, par là, les frontières de l'Etat dans les frontières naturelles de la nation, est maintenant transformée en l'idée de l'élévation d'une propre nation au-dessus de toutes les autres[32]. L'idéal est d'assurer à sa propre nation la domination sur le monde, effort aussi illimité que la tendance au profit du capital dont il découle. Le capital devient conquérant et avec chaque nouveau territoire il conquiert une nouvelle frontière à franchir. Cet effort devient une nécessité économique, car tout retard diminue le profit du capital financier, réduit sa capacité de concurrence et peut faire enfin du plus petit territoire économique le tributaire du plus grand. Économiquement fondé, il trouve sa justification idéologique dans ce retournement singulier de l'idée nationale, qui ne reconnaît plus le droit de chaque nation à l'indépendance et qui n'est plus l'application sur le plan national du principe démocratique de l'égalité de tous les hommes. Au contraire, la référence économique du monopole se reflète dans la position privilégiée qu'on doit reconnaître à sa propre nation. Celle-ci apparaît comme élue. Comme la soumission de nations étrangères se fait par la force, c'est-à-dire par un moyen très naturel, la nation dominante semble devoir sa domination à ses qualités naturelles particulières, par conséquent à ses qualités de race. L'idéologie raciste est ainsi une justification sous déguisement scientifique des ambitions du capital financier, qui s'efforce de prouver par là le caractère scientifique et la nécessité de son action. A l’idéal d’égalité démocratique s'est substitué un idéal oligarchique de domination.

Mais si cet idéal, dans le domaine de la politique étrangère, englobe apparemment toute la nation, dans celui de la politique intérieure il se transforme en l'affirmation du point de vue du seigneur à l'égard de la classe ouvrière. Simultanément la force croissante des ouvriers pousse le capital à renforcer encore le pouvoir de l'Etat en tant que sauvegarde contre les revendications prolétariennes.

Ainsi l'idéologie de l'impérialisme apparaît comme une victoire sur les vieilles idées libérales. Elle raille leur naïveté. Quelle illusion, dans le monde de la lutte capitaliste, où la supériorité des armes décide de tout, de croire à une harmonie des intérêts ! Quelle illusion d'attendre le Royaume de la paix éternelle, de prêcher le droit des peuples là où seule la force décide du sort des peuples ! Quelle folie de vouloir porter le règlement des rapports de droit à l'intérieur des nations au-delà des frontières nationales, quelle perturbation irresponsable des affaires que cette stupidité humanitaire qui a fait des ouvriers un problème, invente à l'intérieur la réforme sociale, et veut abolir dans les colonies l'esclavage par contrat, la seule possibilité d'exploitation rationnelle ! La Justice éternelle est un beau rêve, mais ce n'est pas avec de la morale qu’on construit des voies ferrées. Comment pourrons-nous conquérir le monde si nous voulons attendre la conversion de la concurrence ?

Cependant, l'impérialisme ne substitue aux idéaux pâlis de la bourgeoisie cette destruction de toutes les illusions que pour en créer elle-même une nouvelle et plus grande encore. Il se montre froid dans l'appréciation du conflit réel des groupes d'intérêts capitalistes et considère toute la politique comme une affaire de syndicats capitalistes, tantôt en lutte tantôt collaborant les uns avec les autres. Mais quand il expose son propre idéal, alors il devient chaleureux et grisant. L’impérialiste ne veut rien pour lui-même mais ce n'est pas pour autant un illusionniste et un rêveur qui prétend résoudre la confusion inextricable des races à toutes les phases et avec toutes leurs possibilités de développement, au lieu d'une réalité magnifiquement colorée, dans la notion exsangue de l'humanité. Il regarde avec des yeux durs et clairs la masse des peuples et voit dressée au-dessus d'eux sa propre nation. Elle est réelle et vit dans l'Etat puissant, de plus en plus puissant ; c'est à sa grandeur qu’il voue tous ses efforts. La soumission de l'intérêt individuel à un intérêt général plus élevé, qui est le fondement de toute idéologie sociale viable, est ainsi acquise, l’Etat étranger au peuple et la nation elle-même solidement unis et l'idée nationale mise en tant que force motrice au service de la politique. Les antagonismes de classe ont disparu et se sont fondus dans le service de la communauté. A la lutte des classes, dangereuse et sans issue pour les possédants, s’est substituée l’action commune de la nation unie dans le même idéal de grandeur nationale.

Cet idéal, qui semble poser un nouveau lien autour de la société bourgeoise déchirée, devait trouver un écho d'autant plus enthousiaste qu'entre-temps le procès de décomposition de cette même société a fait de nouveaux progrès.

Chapitre XXIII. Le capital financier et les classes[modifier le wikicode]

Nous avons vu comment la formation de monopoles capitalistes a éveillé l'intérêt du capital pour le renforcement du pouvoir d'Etat. En même temps s'accroît son pouvoir de dominer l'Etat, d'une façon directe par sa propre force économique, d'une façon indirecte, en soumettant aux siens propres les intérêts d'autres classes. Le développement du capital financier modifie de fond en comble la structure économique, et par là politique, de la société. Les entrepreneurs individuels des débuts du capitalisme s'opposaient les uns aux autres dans la lutte pour la concurrence, ce qui n'empêchait nullement des actions communes dans d'autres domaines, entre autres le domaine politique. A quoi il convient d'ajouter que ces actions communes n'étalent pas encore imposées par les besoins de la classe, car son attitude négative à l'égard du pouvoir d'Etat ne faisait pas apparaître le capital industriel comme représentant l'ensemble des intérêts capitalistes, mais le capitaliste individuel en tant que citoyen. Les grands problèmes qui agitaient la bourgeoisie étaient d'ordre essentiellement constitutionnel et avaient pour objet l'instauration de l'Etat constitutionnel moderne, donc des problèmes qui concernaient de la même façon tous les citoyens et les unissaient dans la lutte commune contre la réaction, les survivances du mode de gouvernement féodal et de la bureaucratie absolutiste.

Cela change dès que la victoire du capitalisme déchaîne les antagonismes au sein de la société bourgeoise. Contre la domination du capital industriel se dressèrent tout d'abord la petite bourgeoisie et la classe ouvrière. Toutes deux intervinrent sur le terrain économique. La liberté d'entreprise parut menacée par la première qui exigeait des unions corporatives, par la seconde qui demandait la réglementation légale du contrat de travail. Il ne s'agissait plus désormais du citoyen, mais du fabricant et de l'ouvrier, du fabricant et du maître artisan. Les partis politiques s'orientèrent ouvertement selon des intérêts économiques, restés jusque-là cachés derrière les mots d'ordre de réaction, de libéralisme et de démocratie, sous lesquels s'étaient dissimulés les trois classes de la période du début de l'ère capitaliste : les propriétaires fonciers, avec leurs représentants à la Cour, dans les bureaux et dans l'armée, la bourgeoisie et la petite bourgeoisie alliée au prolétariat. Dans la lutte qui se livra autour de la liberté d'entreprise se formèrent ainsi les trois groupes d'associations économiques : les associations industrielles, les associations coopératives et les organisations ouvrières, les deux premières parfois encouragées par le pouvoir d'Etat, qui leur donne dans certains cas un caractère légal. Mais, tandis que les coopératives et les syndicats ouvriers étaient orientes d'une façon unifiée, les associations d'entrepreneurs restaient divisées par leurs intérêts économiques divergents. A quoi il faut ajouter que le capital industriel se trouvait politiquement opposé au capital commercial et au capital de prêt. Le capital commercial était davantage partisan d'un renforcement du pouvoir d'Etat que le capital industriel, car le grand commerce, particulièrement en tant que commerce maritime et surtout que commerce colonial, avait besoin de la protection de l'Etat et cédait en outre facilement au désir d'obtenir des privilèges. Quant au capital de prêt du début du capitalisme, il soutenait le pouvoir d'Etat, avec lequel il avait à régler ses principales affaires, les emprunts d'Etat, et ne s'encombrait pas du désir de paix et de tranquillité qui animait le capital industriel. Plus grands étaient les besoins financiers de l'Etat, plus son influence était forte, et plus fréquents les emprunts et les transactions financières. Mais celles-ci à l'époque n'avaient pas seulement en vue le gain immédiat. Elles constituaient aussi l'épine dorsale des transactions boursières et en outre un moyen important d'obtenir le privilège d'Etat pour les banques. Notons ici que le privilège d'émission de la Banque d'Angleterre, par exemple, est historiquement lié aux dettes contractées par l'Etat à l'égard de la banque.

La cartellisation unifie le pouvoir économique et accroît par là directement son efficacité politique. Mais elle unifie en même temps les intérêts politiques du capital et permet au pouvoir économique d’exercer toute son action sur le pouvoir d'Etat. Elle unit les intérêts de l'ensemble du capital et dresse devant le pouvoir d'Etat un front plus solide que le capital industriel dispersé de l'époque de la libre concurrence. Mais, en outre, le capital rencontre chez les autres classes de la société une plus grande disposition à le soutenir.

Cela peut sembler au premier abord étrange, car le capital financier paraît être en contradiction avec les intérêts des autres classes. Le profit de monopole n'est-il pas en effet, ainsi que nous l'avons vu, un prélèvement opéré sur le revenu de ces classes ? Le profit de cartel sur les produits industriels augmente pour les agriculteurs le prix des moyens de production et réduit d'autant le pouvoir d'achat de leur revenu. Le développement rapide de l'industrie enleva à l'agriculture les forces de travail dont elle avait besoin et créa une pénurie de main-d'œuvre chronique à la campagne en liaison avec, le bouleversement technico-scientifique des méthodes d'exploitation agricoles. Cet antagonisme devait se faire sentir d'autant plus vivement qu'à la tendance du capital financier de faire monter les prix des produits industriels ne correspondait pas une tendance analogue en ce qui concerne les produits agricoles.

Les débuts du développement capitaliste heurtent les intérêts de la population rurale. L'industrie anéantit le travail domestique et transforme l'exploitation paysanne destinée à la satisfaction des besoins familiaux en une entreprise purement agricole en vue de la vente sur le marché, transformation qui entraîne pour les paysans de nombreux sacrifices. Aussi ces derniers ont-ils une attitude hostile à l'égard du développement industriel. Mais, dans la société moderne, la paysannerie à elle seule est une classe peu capable d'action. Sans liaison les uns avec les autres, isolés de la culture urbaine, leur attention uniquement portée vers les affaires locales, les paysans ne sont capables d'une action politique qu'en liaison avec d'autres classes. Or, au début du développement capitaliste, la paysannerie est précisément en opposition avec la classe qui possède la plus grande capacité d'action à la campagne, les grands propriétaires fonciers. Ceux-ci sont directement intéressés au développement industriel. Contraints de vendre leurs produits, le capitalisme leur assure un grand marché intérieur et leur permet de développer les industries de la distillerie, de la brasserie et de la fabrication du sucre et de l'amidon. Cet intérêt que manifeste pour lui la grande propriété foncière est pour le capitalisme de la plus haute importance, car elle lui assure à ses débuts le soutien, non seulement des propriétaires fonciers, mais aussi de l'Etat. C'est ce qui explique que la politique mercantiliste soit toujours appuyée par les propriétaires fonciers, qui y voient le produit de transformation capitaliste de leurs domaines.

Mais les progrès ultérieurs du capitalisme ont vite fait de rompre cette communauté d'intérêts par suite de la lutte menée contre le mercantilisme et son comité directeur, l'Etat absolutiste. Cette lutte est dirigée avant tout contre les propriétaires fonciers, qui contrôlent en grande partie ce pouvoir d’Etat, occupent les postes dirigeants dans l'armée, la bureaucratie et à la Cour, accroissent leur revenu par l'exploitation économique de ce pouvoir d'Etat et en sont finalement les représentants. Après la défaite de l'absolutisme et la création de l'Etat moderne, cet antagonisme ne fait que s'aggraver : le développement de l'industrie renforce le pouvoir politique de la bourgeoisie et menace la propriété foncière d'une dépossession politique complète. A cet antagonisme politique vient s'ajouter l'aggravation de l’antagonisme économique. Les progrès de l’industrie ont pour effet, de dépeupler les campagnes, créent une pénurie de main-d’œuvre et transforment en fin de compte l'intérêt pour les exportations en intérêt pour les importations. D'où l'antagonisme dans le domaine de la politique commerciale qui aboutit en Angleterre à la défaite des propriétaires fonciers. Sur le continent, par contre, l'intérêt commun pour le protectionnisme empêche cet antagonisme de se développer pleinement. Là, aussi longtemps que les progrès plus lents de l'industrie obligent l'agriculture à exporter, la grande propriété se montre encore partiellement favorable à l'industrie et surtout au commerce extérieur. Elle est libre-échangiste et seule la naissance d’un intérêt nouveau pour les importations la convertit au protectionnisme et la rapproche, sur le terrain de la politique économique, des industries lourdes. Mais ce même développement industriel qui la renforce en Allemagne en faisant monter les prix des produits agricoles et en augmentant, par conséquent, la rente foncière, crée les germes d’un nouveau conflit. Les progrès de l'industrie renforcent, avant la période de la cartellisation, ses tendances libre-échangistes, et sa force menace de devenir assez grande pour faire triompher l'intérêt qu'elle a à des prix de céréales très bas. Ils menacent ainsi les intérêts des grands propriétaires fonciers. Menace d'autant plus redoutable que ces mêmes progrès qui, en Europe, transforment le continent en un Etat industriel, déchaînent en Amérique la concurrence agricole qui place l'agriculture européenne devant le danger d'une baisse catastrophique des prix des céréales, de la rente foncière et de la terre. Le développement du capital financier a pour effet, en transformant la fonction du protectionnisme, de surmonter cet antagonisme et de créer une nouvelle communauté d'intérêts entre la grande propriété foncière et les industries lourdes cartellisées. Le niveau des prix est maintenant assuré à l'agriculture et le développement ultérieur de l'industrie doit le faire monter encore. Ce n'est plus son antagonisme avec l’industrie qui est maintenant le principal souci de la propriété foncière, mais la question ouvrière. Ce qui lui importe désormais, c’est de rabattre les prétentions des ouvriers, ce qui la met en opposition violente avec les efforts des ouvriers industriels en vue d'améliorer leur situation, car chaque amélioration de ce genre rend difficile sa mainmise sur, les ouvriers agricoles. C'est ainsi que leur commune hostilité au mouvement ouvrier soude étroitement ces deux puissantes classes.

Par ailleurs, le pouvoir de la grande propriété foncière s'accroît du fait de la disparition ou en tout cas de l'atténuation de l'antagonisme qui l'opposait à la petite propriété foncière. Le vieil antagonisme historique a disparu depuis longtemps du fait de l'abolition des droits féodaux. La période de la hausse du prix des céréales, ainsi que les difficultés suscitées par la question ouvrière, ont mis fin presque complètement à l'expansion de la grande propriété aux dépens de la petite. D'un autre côte, la lutte pour les droits de douane sur les produits agricoles a uni les grands et les petits propriétaires. Le fait que les petites exploitations sont plus intéressées que les grandes a la protection contre les importations de viande et de bétail n'a nullement empêché leur collaboration, car la protection douanière ne pouvait être obtenue que dans une lutte commune. A cela s'ajoute l'action spécifique sur le prix de la terre des droits de douane sur les produits agricoles. L'augmentation du prix de la terre est certes plutôt nuisible pour l'agriculture dans son ensemble, mais très utile pour chaque propriétaire en particulier. La lutte commune pour la politique commerciale unit par conséquent toutes les couches de la propriété foncière dans les pays où l'on avait besoin d'importer des produits agricoles et apporta au capital financier le soutien des campagnes. La moyenne et la petite propriété participèrent d'autant plus volontiers à ces luttes que le développement rapide des coopératives avait pour effet d'accroître les ventes pour la marche de chaque exploitation paysanne et diminuait la production pour les besoins familiaux. D'un autre côté, les grands propriétaires accédèrent très facilement à la direction de ces coopératives, parce que, d'une part, il n'existait avec les paysans aucun antagonisme d'intérêts et que, de l'autre, ils possédaient l'expérience, l'intelligence et l'autorité nécessaires. Ce qui ne fit que renforcer leur rôle dirigeant à la campagne et eut pour conséquence que la politique des campagnes passa de plus en plus entre leurs mains.

Cette évolution aboutit à ce résultat que les intérêts des propriétaires s'unifièrent de plus en plus parce que les sources de revenus devinrent de plus en plus variées. La politique protectionniste a rapidement accru le revenu de la rente foncière et cela particulièrement au cours de la dernière décennie, pendant laquelle l'intensité de la concurrence des pays d'outre-mer diminua, en partie à cause du développement industriel rapide des Etats-Unis d'Amérique, en partie parce que la production agricole des pays de l'Amérique centrale et de l'Amérique du Sud ne peut, en dépit de ses progrès, suivre l'accroissement de la demande, Mais l'augmentation de la rente foncière signifiait que la grande propriété disposait d'un excédent de revenu qu'il était difficile d'utiliser en vue d'accroître la production agricole, car l’extension de la superficie de la terre se heurte à de grands obstacles dans la répartition de la propriété. Ceux-ci ne peuvent être surmontés que si premièrement, la tendance à la montée des prix des céréales est forte et durable et entraîne par conséquent une augmentation du prix de la terre, et, deuxièmement, si les grands propriétaires fonciers ont affaire à une paysannerie appauvrie et qui ne peut se défendre contre l'achat de ses terres. Or la période qui va de 1875 à 1905 avait été favorable à la paysannerie. La concurrence d'outre-Atlantique ayant surtout frappé la grande propriété productrice de céréales et pratiquant l'élevage du bétail, que défavorisait en outre la pénurie de main-d'œuvre, tandis que la forte augmentation de la demande citadine des produits de l'exploitation paysanne : lait, viande, légumes, fruits, etc., et l’importance moindre qu’avait pour celle-ci la question ouvrière, favorisait la moyenne et petite propriété. La tendance à élargir la propriété du sol qui, pour la grande propriété, ne pouvait se manifester avec une pleine vigueur que lorsque la tendance à la baisse de prix des céréales faisait place à la tendance contraire, se heurtait par conséquent a la résistance d'une petite et moyenne propriété vigoureuse, dont les principaux produits voyaient eux-mêmes leurs prix monter. Aussi cet excédent de revenus dut-il chercher à s’employer avant tout en un placement avantageux dans l'industrie. A quoi contribuait aussi le fait que la période de haute conjoncture commencée à partir de 1895 augmentait le taux de profit dans l'industrie et le plaçait en tout cas très au-dessus de celui qui avait cours dans l'agriculture. Cette possibilité d'emploi était d’autant plus facile que le développement des sociétés par actions avait créé la forme appropriée pour de tels placements de capitaux vers d'autres secteurs de la production et que la concentration et la consolidation des grandes industries avaient réduit également le risque pour ceux qui venaient du dehors. A quoi il faut ajouter le développement rapide, tant des industries rurales proprement dites et leur évolution, facilitée par le pouvoir d'Etat (législation fiscale) vers le monopole, que des industries installées à la compagne, et enfin, spécialement pour les grands propriétaires fonciers, la vieille union traditionnelle de la propriété foncière et de la propriété minière. Tout cela fit de la classe des grands propriétaires, d'une classe dont le revenu provient de la rente foncière, une classe dont le revenu provient, en outre et dans une mesure croissante du profit industriel, d'une participation aux bénéfices du « capital mobile[33]».

D'un autre côté, le capital financier s'intéressait de plus en plus aux affaires hypothécaires. Mais, pour leur développement, le facteur décisif est, toutes proportions gardées, le niveau du prix de la terre. Plus il est élevé, plus l'endettement hypothécaire peut être grand. L'augmentation des droits sur les produits agricoles devint ainsi un objet d'intérêt important pour une partie considérable des affaires bancaires. En outre, les revenus accrus des propriétaires fonciers et des fermiers incitaient à de nouveaux placements de capital dans l'agriculture, à l'accroissement de l'intensité de l'exploitation et, par là, à l'achat de nouveaux moyens de production, donc à l'extension de ces sphères de placement du capital bancaire.

Simultanément le désir d'améliorer leur position sociale poussa des capitalistes de la ville à acquérir des propriétés foncières ou - et ici nous retrouvons le principe de l'union personnelle - à l'union avec la grande propriété foncière par le mariage, forme préférée de l'élévation sociale et défense contre la dispersion de la propriété.

Ainsi apparaît, par le fait que le système des sociétés par actions sépare la fonction de la propriété de la direction de la production, la possibilité, avec l'accroissement de la rente foncière de l'augmentation du surprofit industriel, qui a pour conséquence une union des intérêts de la propriété foncière. La richesse n’est plus différenciée d’après ses sources de revenus, le profit ou la rente, mais provient de toutes les parties entre lesquelles se divise la plus-value produite par la classe ouvrière.

Mais l'union avec la grande propriété terrienne renforce considérablement le pouvoir du capital financier de dominer l'Etat. Avec la grande propriété il gagne la couche dirigeante et, par là, dans la plupart des questions, les campagnes en général. Certes, ce soutien n’est pas inconditionnel et sûrement il est coûteux. Mais le prix qu’il doit être payé sous forme d'une augmentation des prix des produits agricoles est facilement compensé par les surprofits que le contrôle du pouvoir d'Etat et, par là, la réalisation de la politique impérialiste, procure au capital financier, pour qui ce contrôle est une condition sine qua non. Grâce au soutien de la grande propriété foncière il s'assure la classe qui détient le plus grand nombre de postes dirigeants dans l'administration et dans l'armée. En outre, l’impérialisme signifie renforcement du pouvoir d'Etat, augmentation des effectifs de l'armée et de la marine et de la bureaucratie en général, et renforce aussi par là la solidarité d’intérêts existant entre le capital financier et la grande propriété foncière.

Si, dans son effort en vue de contrôler le pouvoir d'Etat, le capital financier a reçu l'appui des couches dirigeantes dans les campagnes, le développement des antagonismes de classe entre les différentes catégories de producteurs industriels avait déjà auparavant favorisé cette tendance.

Le capital financier apparaît tout d'abord en contradiction avec le petit et le moyen capital. Nous avons vu que le profit de cartel constitue un prélèvement sur le profit de l’industrie non cartellisée. Celle-ci a donc intérêt à s'opposer à la cartellisation. Mais cet intérêt est contredit par d'autres. Dans la mesure où il s'agit d'industries qui ne sont pas, ou pas encore, capables d'exporter l'intérêt qu'elles ont au protectionnisme, et qu'elles ne peuvent faire valoir qu'en commun, les unit à l'industrie cartellisée, le champion le plus puissant du protectionnisme. Mais la formation d'un cartel signifie l'accélération des tendances monopolistes chez les autres. Ce sont précisément les capitalistes les plus aptes à la concurrence dans les industries non encore cartellisées qui souhaitent le plus vivement la formation de cartels, laquelle doit avoir pour résultat de favoriser la concentration dans leur propre industrie et développer ainsi sa capacité de se cartelliser. Ils cherchent a se défendre contre le cartel des autres en constituant leur propre cartel et nullement en luttant en faveur du libre-échange. Car leur but, ce n'est pas le libre-échange, mais l’utilisation du protectionnisme au moyen d'un cartel.

A quoi il faut ajouter que, parmi les petits et moyens capitalistes, les cas de dépendance indirecte à l'égard du capital se multiplient. Nous avons vu que cela se produit de plus en plus dans le commerce. Certes, aussi longtemps que le processus se réalise, cela entraîne un antagonisme. Mais, une fois qu’il est accompli, ces couches précisément se sentent solidaires du cartel. Les commerçants, qui sont aujourd’hui les agents du Syndicat de la houille ou de la Centrale de l'alcool, ont maintenant intérêt au renforcement du syndicat, qui les débarrasse de la concurrence des outsiders, et à son extension, qui accroît leurs recettes. Mais les nombreux cas, qui se multiplient, de dépendance indirecte d'industriels qui travaillent pour un grand magasin, un consortium industriel, etc., offrent le même tableau, comme d'une façon générale l'extension de la cartellisation signifie l'égalité des intérêts de tous les capitalistes. C'est dans le même sens qu'agit la participation des petits et moyens capitalistes à la grande industrie. Rendu possible par le système des actions, même le profit accumulé dans d'autres branches d'industrie peut être investi en partie dans les industries lourdes parce qu'ici le développement qu'exigent les progrès plus rapides de la production des biens d'équipement se poursuit le plus rapidement et la cartellisation est la plus avancée, mais aussi le taux de profit le plus élevé.

Enfin, la politique du capital financier signifie l'expansion la plus énergique et la recherche permanente de nouvelles sphères de placement et de nouveaux débouchés. Mais, plus le capitalisme se développe et plus est longue la période de prospérité et courte celle de crise. L'expansion est l'intérêt commun de tout le capital et, à l'époque du protectionnisme, elle n'est possible qu'en tant qu'expansion impérialiste. A cela s'ajoute le fait que plus la période de prospérité est longue, moins est sensible la concurrence du capital dans la métropole, ce qui réduit pour les petits capitalistes le danger de succomber devant la concurrence des grands. Cela est vrai pour les petits capitalistes de toutes les industries, même cartellisées. Car ce sont précisément les périodes de prospérité qui sont les plus dangereuses pour le maintien des cartels, de même qu'au contraire la dépression, avec l'aggravation qu'elle entraîne de la concurrence à l'intérieur, ses masses de capital immobilisé, est l'époque où le besoin de nouveaux marchés se fait le plus vivement sentir.

Après avoir été combattu pendant des décennies, la théorie marxiste de la concentration est devenue aujourd'hui un lieu commun. Le retard pris par la classe artisanale est considéré comme irrémédiable. Mais, ce qui nous intéresse ici, c'est moins le retard chiffré provenant de la destruction de la petite entreprise que le changement de structure apporté dans les petites entreprises industrielles et commerciales par le développement capitaliste moderne. Une grande partie d'entre elles sont les succursales des grandes et par conséquent intéressées à leur extension. Les ateliers de réparations des villes, les travaux d'installation, etc., sont conditionnés par la grande production manufacturière, qui ne s'est pas encore emparée des travaux de raccommodage. L'ennemi des affaires de réparations de toute sorte n'est pas l'usine, mais l'artisanat, qui a assuré autrefois ces travaux. Ces couches sont par conséquent opposées à la classe ouvrière, mais non à la grande industrie. Une partie beaucoup plus grande encore des petites entreprises ne sont indépendantes qu'en apparence : en réalité elles sont tombées sous « la dépendance directe du capital » (Sombart) et devenues par là « serves du capital » (Otto Bauer). Elles constituent une couche en voie de disparition, de faible capacité de résistance et dénuée de toute capacité d’organisation, complètement dépendantes des grandes entreprises capitalistes, dont elles sont les agents. En font partie, par exemple, la masse des petits cabaretiers, qui, ne sont que des agents de vente de brasseries, les propriétaires de magasins de chaussures, qui sont installés par une fabrique de chaussures, etc. De même, les nombreux ébénistes, en apparence indépendants, qui travaillent pour le magasin de meubles, les tailleurs, qui travaillent pour le confectionneur, etc. Il est d'autant moins besoin d’insister sur ces rapports qu'ils ont été décrits en détail et excellemment par Sombart dans son Capitalisme moderne.

Mais, ce qui importe, c'est que ce développement a entraîné un changement complet de position politique de ces couches de la population. Le conflit d'intérêts entre petite et grande entreprise, tel qu'il se manifeste, au début de l’ère capitaliste, en tant que lutte de l'artisanat contre l’entreprise capitaliste, est pour l'essentiel réglé, Cette lutte avait amené l’ancienne classe moyenne à une attitude anticapitaliste. En luttant contre la liberté d'entreprise, en ligotant les grandes entreprises capitalistes, elle s'efforça de retarder la défaite. On fit appel a la loi pour, au moyen de la protection de l’artisanat, de la réintroduction des corporations, des fixations de temps d'apprentissage, des exemptions fiscales, etc., prolonger l'existence de la classe moyenne. Dans cette lutte contre le grand capital, elle trouva l’appui des classes rurales, qui à cette époque se montraient également hostiles au capitalisme. Mais elle se heurta à l’opposition de la classe ouvrière, qui considérait toute restriction de la productivité comme une menace pour ses intérêts vitaux.

Tout autre est actuellement la position de la petite entreprise. La lutte pour la concurrence, dans la mesure où il s’agit de concurrence entre capital et artisanat, est ici terminée. La lutte pour la concentration se déroule maintenant à l’intérieur du secteur capitaliste lui-même en tant que lutte des petites et moyennes entreprises contre l'entreprise géante. Les premières ne sont plus que des succursales de grandes entreprises ; même là où leur indépendance n’est pas simplement fictive, elles ne sont plus que des annexes de grandes entreprises ; ainsi les affaires d’installation de branches d’éclairage, les magasins modernes des grandes villes qui vendent les produits fabriqués, etc. Elles ne sont pas en lutte contre la grande industrie, mais au contraire intéressées à son extension, elles assurent ses affaires en tant qu'ateliers de réparations, magasins de vente, etc. Ce qui ne les empêche d'ailleurs pas de se faire concurrence les unes aux autres, le mouvement de concentration se poursuivant aussi entre elles. Mais cette lutte n'a en général aucun caractère anticapitaliste : au contraire, elles ne voient leur salut que dans un développement plus rapide du capitalisme dont elles sont elles-mêmes le produit et qui élargisse leur champ d'activité. En revanche, elles entrent en conflit de plus en plus violent avec la classe ouvrière dans la mesure où elles emploient des salariés, car c'est précisément dans les petites entreprises que la puissance des organisations ouvrières est la plus grande.

Mais, même dans les couches de la population ou la petite entreprise domine encore, comme par exemple dans la construction, l'hostilité à l'égard du grand capital perd de son acuité. Non seulement parce que ces entrepreneurs, qui ne peuvent travailler qu'avec l'aide des banques, ont une mentalité de capitalistes et que leur antagonisme à l'égard des ouvriers devient de plus en plus violent, mais aussi parce que là où ils présentent des revendications spécifiques ils rencontrent de moins en moins de résistance de la part du grand capital, et sont souvent même soutenus par lui. La lutte pour et contre la liberté d’entreprise a été menée avec une violence particulière entre les maîtres artisans et les petits et moyens entrepreneurs des industries de biens de consommation. Tailleurs, cordonniers, charrons, maçons, étaient d'un côté, fabricants de textiles confectionneurs, etc., de l'autre. Par contre, la protection des professions artisanales, là où la lutte est terminée sur les points essentiels, ne heurte aucun intérêt vital précisément des secteurs capitalistes les plus développés. Au Syndicat de la houille, à l’association des entreprises sidérurgiques, à la construction de matériel électrique et à l'industrie chimique, les revendications des professions artisanales, telles qu'elles sont présentées aujourd'hui, sont assez indifférentes. Les intérêts des petits et moyens capitalistes, qui peuvent en souffrir, ne sont pas, ou tout au moins directement, les leurs. Par contre, ceux qui présentent ces revendications sont précisément les adversaires les plus acharnés des revendications ouvrières. C'est dans ces secteurs de la petite production que la concurrence est la plus vive, le taux de profit le plus bas. Chaque nouvelle réforme sociale, chaque succès syndical, donne le coup de grâce à toute une série de ces existences. C'est là que les ouvriers trouvent leurs adversaires les plus virulents, mais c'est là aussi que le grand capital et la grande propriété foncière trouvent leurs alliés les plus fidèles[34].

Mais le même intérêt assure également à la classe moyenne l'appui de la classe paysanne et ainsi disparaît le vieil antagonisme entre la grande et la petite bourgeoisie, laquelle devient une troupe de protection politique du grand capital. A quoi ne change rien le fait que la satisfaction des revendications de la classe moyenne n'a nullement amélioré sa situation. L'établissement par l'Etat d'organisations forcées de la petite entreprise a été un échec total. Là où la petite entreprise est viable, les coopératives et corporations, comme dans les entreprises de produits alimentaires, sont devenues une sorte de cartels qui cherchent en commun à piller le consommateur, notamment dans la boucherie et la boulangerie. Ou ce sont des associations d'entrepreneurs, soit directement, soit en ce sens que les membres de ces corporations adhèrent à une association patronale distincte, mais dépendant essentiellement de la corporation[35].

C'est précisément cette impossibilité de présenter des revendications particulières de quelque importance, contrairement à l'artisanat d'autrefois, qui tend la classe moyenne incapable d'une politique indépendante et fait de cette politique de satellite une nécessité. Aussi est-elle la proie de n'importe quelle démagogie, pourvu qu'elle tienne compte de son hostilité à l'égard de la classe ouvrière. D'adversaire des ouvriers sur le plan économique elle devient leur adversaire politique, et voit dans la liberté politique, qu'elle ne peut plus utiliser elle-même, un instrument pour le renforcement de la puissance politique, et par là aussi économique, de la classe ouvrière. Elle devient réactionnaire et, plus petite est sa maison, plus elle tient à être maître chez elle. Elle se prononce en faveur d'un gouvernement autoritaire et est prête à soutenir toute politique de force dirigée contre les ouvriers. Partisan du militarisme et de la bureaucratie d'Etat, elle est en somme l'allié de l'impérialisme. Ce dernier lui fournit une nouvelle idéologie : d'une extension rapide du capital il attend aussi pour lui une meilleure marche de ses affaires, un accroissement de ses occasions de gain, une capacité d'achat accrue de ses clients. En outre, elle est la plus accessible aux arguments de la propagande électorale, avant tout au boycott économique, et sa faiblesse en fait également, sur le plan politique, un objet d'exploitation.

Certes, quand on lui présente la note, elle devient pensive, et l'harmonie entre elle et le grand capital en est pour un temps troublée. Mais les impôts sont payés en majeure partie par les ouvriers, et si les impôts indirects la frappent davantage que le grand capital, sa capacité de résistance est trop faible pour qu'elle puisse rompre le lien. Seule, une petite partie de la classe moyenne se détache de la bourgeoisie et se rallie au prolétariat. Si l'on fait abstraction de ceux qui sont en apparence indépendants, exploitants individuels qui sont en réalité des industriels familiaux, il s'agit ici de ces couches pour la plupart citadines du petit commerce qui, ayant une clientèle ouvrière, adhèrent, soit par intérêt, soit gagnés par le contact permanent avec les ouvriers à leurs idées, au parti ouvrier.

Tout autre est la position qu'adoptent ces couches qu'on a pris l'habitude ces derniers temps d'appeler la « nouvelle classe moyenne ». Il s'agit des employés du commerce et de l'industrie, dont le nombre s'est considérablement accru par suite du développement de la grande entreprise et qui deviennent les véritables dirigeants de la production. C'est une couche sociale dont l'accroissement dépasse même celui du prolétariat. Le progrès vers une plus haute composition organique du capital entraîne une diminution relative, et même dans certains cas, absolue, du nombre des ouvriers. Il n'en est pas de même du personnel technique, qui augmente au contraire avec les dimensions de l'entreprise, quoique pas dans la même proportion. Car progrès de la composition organique du capital signifie progrès du travail automatique, changement et complexité de la machinerie. L'introduction de nouvelles machines rend le travail humain superflu, mais non la surveillance du technicien. C'est pourquoi l'extension de la grande entreprise capitaliste mécanisée est d'un intérêt vital pour les techniciens de toutes catégories et fait des employés de l'industrie les partisans les plus enthousiastes du capitalisme

Le développement du système des actions agit d'une façon identique. Il sépare la fonction de direction de celle de propriété et en fait la fonction spéciale d'ouvriers salariés et d'employés bien payés. En même temps, les postes les plus élevés deviennent des positions influentes qui, selon les possibilités, semblent accessibles à tous les employés. Le désir de faire carrière, d'obtenir de l'avancement, qui se développe dans chaque hiérarchie, s'éveille ainsi chez chaque employé et étouffe ses sentiments de solidarité. Chacun espère grimper avant les autres et s'évader de sa condition semi-prolétarienne pour accéder au niveau d'un revenu capitaliste Plus le développement des sociétés par actions est rapide, plus grandes leurs dimensions, et plus est important le nombre des postes, surtout les plus influents et les mieux payés. Les employés ne voient d'abord que cette harmonie des intérêts et, comme chaque position ne leur paraît qu'un passage vers une autre, plus élevée, ils s'intéressent moins à la lutte pour leur contrat de travail qu'à celle du capital pour l'élargissement de sa sphère d'influence.

C’est une couche sociale qui, tant par son idéologie que par son origine, appartient encore à la bourgeoisie, et dont les représentants les plus zélés et les plus dénués de scrupules ont un revenu qui les élève au-dessus du prolétariat. Ceux qui en font partie entrent en contact avec les capitalistes dirigeants, sont surveillés par eux et font l'objet d'un choix extrêmement sévère. C'est contre leur organisation que la lutte est la plus violente. Si, en fin de compte, l'évolution doit pousser cette couche sociale indispensable à la production du côté du prolétariat, spécialement quand les rapports de force auront commencé à se modifier et que la puissance du capitalisme, bien qu'encore intacte, ne paraîtra cependant plus invincible, elle ne constitue pas encore aujourd'hui une troupe particulièrement active dans un combat mené d'une façon indépendante.

L'évolution ultérieure contribuera certes à modifier peu à peu cette attitude. La diminution des chances de parvenir à une position indépendante, qu'entraîne le développement de la concentration, oblige de plus en plus les petits entrepreneurs et les petits capitalistes à faire entrer leurs fils dans la carrière des employés. En même temps s'accroît avec le nombre de ces derniers l'importance du poste dépenses constitué par leurs traitements et se crée la tendance à abaisser le niveau des rétributions. L'offre de cette main-d'œuvre augmente rapidement. D'un autre côté apparaît dans les grandes entreprises, même pour cette main-d'œuvre hautement qualifiée, une division du travail et une spécialisation de plus en plus poussée. Une partie de ce travail, qui reçoit un caractère automatique, est assurée par des employés moins qualifiés : une grande banque moderne, une compagnie d'électricité moderne, un magasin, occupent un grand nombre d'employés qui ne sont rien d'autre que des ouvriers partiels qualifiés, dont la culture supérieure, quand ils la possèdent, est plus ou moins indifférente à l'entrepreneur. Ils sont constamment en danger d'être remplacés par des ouvriers non qualifiés ou semi-qualifiés, et subissent même la concurrence du travail féminin, concurrence qui a pour effet de réduire le prix de leur force de travail et de faire baisser leur niveau de vie, ce qu'ils ressentent d'autant plus amèrement qu'ils sont habitués à des prétentions bourgeoises. A cela s'ajoute qu'avec l'extension des entreprises géantes le nombre de ces postes mal payés s'accroît, mais pas du tout dans la même proportion celui des postes supérieurs. Si l’augmentation du nombre des grandes entreprises et de leurs formes modernes a rapidement accru la demande d'employés de tout genre, l'agrandissement de celles qui existent déjà n'entraîne nullement une augmentation équivalente. A quoi il faut ajouter qu'avec la consolidation des sociétés par actions les postes les mieux payés deviennent de plus en plus le monopole de la couche des grands capitalistes et que la perspective de faire carrière se rétrécit en conséquence[36].

La fusion des industries et des banques en grands monopoles ne fait qu'aggraver encore la situation des employés. Ils ont maintenant en face d'eux un groupe de capitalistes extrêmement puissants et leur liberté de mouvement - et, par là, la perspective d'améliorer leur sort en utilisant la concurrence que se font entre eux les entrepreneurs pour se procurer les meilleurs employés - devient, même pour les plus capables et les plus doués d'entre eux, de plus en plus précaire. Le nombre des employés peut aussi diminuer en chiffres absolus par suite de la fusion. Cela concerne avant tout le nombre des postes les mieux payés, car c'est la direction qui risque d'être simplifiée. La formation de la combinaison, avant tout du trust, réduit le nombre des postes techniques supérieurs. De même, celui des agents du circuit commercial : voyageurs, représentants, etc.[37].

Mais il faut un temps assez long pour que ces effets se fassent sentir sur l'attitude politique de cette couche sociale. Issus pour la plupart des milieux bourgeois, ils en conservent au début l'idéologie traditionnelle. Ce sont les milieux où la peur de tomber dans le prolétariat mène à la hantise d'être considéré comme prolétaire, où la haine des ouvriers est la plus virulente, l'opposition aux méthodes de lutte prolétariennes la plus nette. Le petit employé de magasin ressent comme un affront à être appelé un prolétaire, alors que le haut fonctionnaire, et parfois même le directeur d'un cartel, revendiquent cette appellation, en quoi le premier à vrai dire redoute la déchéance sociale, quand les autres soulignent au contraire la valeur morale du travail. Toujours est-il que cette idéologie maintient au début les employés à l'écart du monde prolétarien. Mais l’accroissement du nombre des sociétés par actions et celui surtout des cartels et des trusts signifient une accélération extraordinaire du développement capitaliste. Le développement rapide des grandes banques, l'augmentation de la production grâce à l’exportation de capital, l'ouverture de nouveaux marchés, autant de moyens d'offrir de nouveaux champs d’activité aux employés de tout genre. Encore coupés de la lutte prolétarienne, ils voient tous leur avenir dans l'extension du champ d'activité du capital. Plus cultivés que la classe moyenne du genre plus haut décrit, ils se laissent prendre plus facilement par l'idéologie de l'impérialisme et, intéressés à l'extension du capital, ils deviennent prisonniers de son idéologie, qui leur ouvre des perspectives séduisantes d'avancement. Socialement faible, cette couche des employés, avec leurs relations dans les milieux du petit capital, leurs plus grandes dispositions pour l’activité publique, est d'une influence considérable sur la formation de l'opinion. Ce sont les abonnés aux organes spécifiquement impérialistes, les partisans de la théorie des races, les lecteurs de romans de guerre, les admirateurs des héros coloniaux, les agitateurs et le troupeau électoral du capital financier.

Mais cette situation n'est pas définitive. Plus le développement du capitalisme se heurte à des obstacles qui le ralentissent, plus le processus de cartellisation s'accentue et, par là, les tendances qui ont pour effet d'aggraver la situation des employés, et plus l’antagonisme de ces couches qui remplissent les principales fonctions dirigeantes de la production comme les plus insignifiantes, à l'égard du capital s’aggrave, plus la partie des employés constituant leur masse, ravalée au niveau d'ouvriers partiels mal payés, sera poussée à mener, au côté du prolétariat, la lutte contre l’exploitation, moment qui arrivera d'autant plus tôt que plus grande sera la vigueur, et par conséquent les perspectives de victoire, du mouvement prolétarien. Finalement, leur intérêt commun en face des progrès de la classe ouvrière unit de plus en plus toutes les couches de la bourgeoisie. Mais, dans cette lutte, le grand capital a pris depuis longtemps la direction des opérations.

Chapitre XXIV. La lutte pour le contrat de travail[modifier le wikicode]

La lutte pour le contrat de travail traverse, comme on sait, trois phases différentes. Dans la première, l'entrepreneur isolé fait face aux ouvriers isolés ; dans la deuxième, il lutte contre le syndicat ; dans la troisième, les organisations patronales opposent aux syndicats un front uni.

Le syndicat a pour fonction de supprimer la concurrence des ouvriers entre eux sur le marché de la main-d'œuvre : il s'efforce de s'assurer le monopole de l'offre de la marchandise force de travail. Il constitue ainsi un cartel de contingentement ou, puisqu'il ne s'agit ici, dans les rapports avec le capitaliste, que d'achat et de vente de la marchandise, un trust. Mais chaque cartel de contingentement et chaque trust souffrent de cette faiblesse, qu'ils ne contrôlent pas la production et ne peuvent par conséquent pas régler les dimensions de la demande. Pour le syndicat, cette faiblesse est irrémédiable. La production de la force de travail échappe presque toujours à son contrôle. C'est seulement là où il s'agit de main-d'œuvre qualifiée que les organisations ouvrières peuvent réussir, grâce à certaines mesures spéciales, à en limiter la production. Un syndicat puissant d'ouvriers qualifiés peut, en réduisant le nombre des apprentis, en imposant une plus longue durée de l'apprentissage, en s'opposant à l'embauchage d'ouvriers non qualifiés, c'est-à-dire de ceux qu'il ne reconnaît pas comme tels, restreindre la production de ces forces de travail et s'assurer ainsi une certaine position de monopole. C'est ainsi par exemple, que les syndicats de typographes ont obtenu qu'on n'emploie aux linotypes, pour lesquelles il serait possible d'utiliser des ouvriers ayant subi une préparation purement technique et donc sans grande qualification, que des typographes hautement qualifiés. Un syndicat puissant peut même réussir, dans certaines circonstances favorables, à renverser la situation et à donner à un travail la qualité de travail qualifié et par conséquent bien payé en n'admettant comme travailleurs complets que des ouvriers employés depuis un temps assez long. C'est le cas, par exemple, dans l'industrie anglaise du textile, dont la position de monopole sur le marché mondial, qui s'est maintenue pour certains produits jusqu'aujourd'hui, a d'une part favorisé la formation d'un syndicat puissant et d'autre part permis aux employeurs de faire certaines concessions, car cette position de monopole leur permettait d'en rejeter la charge sur les consommateurs.

L'effort en vue de contrôler le marché de la main-d'œuvre crée aussi la tendance à empêcher la concurrence d'ouvriers étrangers en entravant l'immigration, surtout celle de prolétaires sans ressources et difficilement organisables. Les entraves à l'immigration jouent pour le syndicat le même rôle que les droits protecteurs pour le cartel[38].

Mais le syndicat est une organisation d'hommes vivants ; pour qu'il puisse atteindre son but, il faut que ce dernier soit réalisé par la volonté de ses membres. L'établissement du monopole suppose que les ouvriers ne vendent leur force de travail que par l'intermédiaire du syndicat et aux conditions fixées par lui. Le prix de la main-d'œuvre doit être soustrait au jeu de l'offre et de la demande. Mais cela suppose que ceux qui offrent, c'est-à-dire les chômeurs, n'entrent pas en action sur le marché du travail à des prix autres que ceux fixés. Le prix est l'élément donné, fixé par la volonté du syndicat, et l'offre doit se conformer au prix, et non l'inverse, C'est ainsi que le syndicat devient une coopération des ouvriers qui travaillent avec les chômeurs. Ceux-ci sont tenus à l'écart du marché de la main-d’œuvre, de même que le cartel, quand la production dépasse les normes fixées par lui, entrepose les produits afin qu'ils ne soient pas amenés sur le marché. Aux frais d'entrepôt correspondent les secours aux chômeurs des syndicats, secours qui ont ici une importance beaucoup plus grande, car ils constituent le seul moyen de limiter l'offre sur le marché de la main-d'œuvre, tandis que le cartel possède le moyen beaucoup plus efficace qui consiste à restreindre la production. D'un autre côté, le même but est atteint quand, par les moyens de la contrainte morale, la mise au pilori des ouvriers qui acceptent de travailler à des salaires plus bas, les explications sur le tort ainsi causé aux intérêts de classe, bref l'éducation syndicale spécifique, la classe ouvrière est groupée en une unité de combat.

Comme tout monopole, le syndicat s'efforce de contrôler le plus complètement possible le marché. Mais il y a des obstacles : à l'intérêt de classe des ouvriers s'oppose l'intérêt personnel momentané de chaque ouvrier pris isolément. L'organisation suppose certains sacrifices : cotisations, perte de temps, disposition à la lutte. Celui qui s'en tient éloigné est favorisé par l'employeur, évite des conflits, du chômage ou des passe-droit. Plus les syndicats se renforcent, plus l'employeur s'évertue à empêcher ses ouvriers d'y adhérer. Aux institutions de secours du syndicat il substitue les siennes et met à profit l'antagonisme existant entre l'intérêt personnel de l’ouvrier et son intérêt de classe.

La lutte syndicale est une lutte pour le contrat de travail. L'ouvrier reproduit la valeur de c et crée une valeur nouvelle, qui se décompose en v + p, salaire et plus-value. La grandeur absolue de v + p dépend de la durée du temps de travail. Plus celui-ci est court, plus v + p est petit, et, v restant le même, d'autant plus petit p. Avec un même temps de travail, p augmente si v diminue, et inversement. Cet effet est contrarié par le changement de l'intensité du travail : avec un salaire en hausse et un temps de travail réduit, l'intensité du travail augmente. Le développement du système du travail à la pièce et du système des primes a pour but d'accroître l'intensité du travail au maximum avec un salaire et une durée de travail donnés, et de même l'accélération de la vitesse avec laquelle tournent les machines offre un moyen objectif d'accroître l'intensité du travail. Les conquêtes que la classe ouvrière a réalisées en ce qui concerne la réduction du temps de travail restent certainement à l'intérieur, et parfois encore très en deçà des limites où la réduction du temps de travail est compensée par l'accroissement de l'intensité du travail. Si considérable qu'ait été l'effet de la réduction du temps de travail sur la situation sociale des ouvriers, quelles qu'aient été l'influence exercée par elle et la lutte menée en sa faveur, sur l'amélioration de leur condition physique et morale, il ne fait pas le moindre doute qu'elle n'a pas affecté le rapport de v à p aux dépens de p. Le taux de profit n'en a pas diminué pour autant et, par conséquent, du point de vue purement économique, rien n'a été changé. Qu'il nous suffise de noter en passant que, pour le dévelop­pement d'un grand nombre d'industries de haute précision, des temps de travail plus longs auraient été impossibles et qu'en général, avec la réduction du temps de travail, la qualité du travail a été améliorée, le progrès technique accéléré, la plus-value relative accrue. En ce qui concerne le niveau du salaire, le lien entre augmentation de salaire et accroissement de l'intensité du travail n'est pas apparu aussi nettement, mais il existe, et il est pour le moins extrêmement douteux que l'augmentation relativement faible du salaire, ayant tout pour les ouvriers non qualifiés, ait accru v au dépens de p ; il est beaucoup plus vraisemblable, au contraire, qu'ici aussi cette augmentation a été compensée par un accroissement de l'intensité du travail. Ce qu'on doit bien entendu admettre, c'est qu'il faut, pour que cette compensation se produise, un certain temps, pendant lequel p diminue du fait de l'augmentation de v.

Comme la valeur de la marchandise - et nous pouvons ici, où il s’agit du rapport social, parler, pour simplifier les choses, de valeur - est égale en capital constant, plus le capital variable, plus la plus-value (c + v + p), le changement de v, auquel correspond un changement opposé de p, n’a sur le prix de la marchandise aucune influence, par conséquent pour le consommateur aucun effet. Que l'augmentation du salaire et la réduction du temps de travail ne peuvent avoir aucun effet sur le prix de la marchandise, Ricardo l'a très bien montré. C'est du reste parfaitement clair. Le produit social chaque année se divise en deux parties. La première sert à remplacer les moyens de production usés, les machines, matières premières, etc., qu'il faut remplacer en premier lieu sur le produit global ; la seconde est le produit nouveau qui a été créé pendant l'année par les ouvriers. Ce dernier, qui est au début entre les mains des capitalistes, se divise à son tour en deux parties : l'une constitue le revenu des ouvriers, la seconde revient en tant que plus-value aux capitalistes. Le prix du produit pour le consommateur est égal à la somme des deux parties et ne peut pas être modifié par la façon dont la deuxième partie est partagée entre ouvriers et capitalistes. Dire que l'augmentation du salaire et la réduction du temps de travail augmentent le prix du produit est par conséquent du point de vue social une absurdité. Pourtant cette affirmation revient toujours sur l'eau, et cela pour d'excellentes raisons.

L'argument ci-dessus exposé ne vaut que pour la valeur de la marchandise, donc uniquement du point de vue de la société. Mais nous savons que la valeur de la marchandise est modifiée par l'effort en vue d'égaliser les taux de profit. Pour le capitaliste individuel, et même pour le capitaliste d'une branche d'industrie, l'augmentation de salaire se présente comme une augmentation du prix de revient. En supposant que sa somme de valeur ait été jusqu'ici de 100, avec un capital constant usé de 100 et un taux de profit de 30 %, il vendait le produit 260. Maintenant, le salaire, à la suite d'une grève, s'élève à 120, ce qui fait que son prix de revient est égal à 220. S'il continue à vendre à 260, son profit baissera, en chiffres absolus, de 60 à 40, et son taux de profit de 30 à un peu moins de 19 %, par conséquent très au-dessous du taux de profit moyen. Il devra donc y avoir une égalisation des taux de profit. Cela signifie qu’une augmentation de salaire dans une branche d'industrie donnée a pour conséquence une augmentation de prix dans cette branche d'industrie, augmentation qui se fait sur la base de la formation d'un nouveau taux de profit général, plus bas que le précédent. Mais les augmentations de prix se heurtent toujours à certaines difficultés : augmentation de prix signifie toujours débouchés plus difficiles ; les accords conclus sur la base des anciens prix doivent être exécutés ; et, surtout, il faut un certain temps jusqu'à ce que l'augmentation de prix puisse être appliquée. Logiquement, il devrait s'ensuivre une émigration de capital hors de cette branche d'industrie, puisque augmentation de prix signifie diminution des ventes et que par conséquent l'offre, c'est-à-dire la production, devrait être réduite. Ce danger de diminution des ventes diffère selon les branches d'industrie et par conséquent aussi la résistance qu'opposent les employeurs aux revendications de salaires. En cela du reste beaucoup dépend également de l'état de la conjoncture et de l'organisation de l'industrie, permettant de telles modifications dans une mesure plus ou moins grande et plus ou moins rapidement. En supposant que l'augmentation de salaire soit générale, l'égalisation du taux de profit modifié aura pour conséquence que les prix des produits des industries à haute composition organique du capital baisseront et que ceux des industries à basse composition organique augmenteront. Mais chaque augmentation de salaire a pour conséquence une baisse du profit moyen, même si cette baisse ne s'impose que lentement et n'est que de faibles proportions.

Mais comme, jusqu'à ce que ce niveau des prix soit atteint, il en résulte des pertes pour le capitaliste intéressé, on comprend qu'il s'oppose aux augmentations de salaire, et d'autant plus vigoureusement que son taux de profit est plus bas. Nous avons vu que, dans les petites entreprises, le taux de profit est inférieur à la moyenne, et c'est pour cela que la résistance opposée aux augmentations de salaire y est la plus forte, alors que la capacité de résistance y est précisément la plus faible. La lutte syndicale est une lutte pour le taux de profit du point de vue de l'entrepreneur, pour l'augmentation du salaire (en quoi est comprise également la réduction du temps de travail) du point de vue de l'ouvrier. Elle ne peut jamais être une lutte pour la suppression du capitalisme lui-même, de l'exploitation de la force de travail. Car une telle lutte serait toujours tranchée d'avance : comme le but de la production capitaliste est la production de profit au moyen de l'exploitation de l'ouvrier, la suppression de cette exploitation ferait paraître à l'entrepreneur son activité absurde. Il arrêterait par conséquent la production car, quelle que soit alors sa situation personnelle, elle ne pourrait être améliorée par la reprise de l'activité : il devrait dans ce cas laisser aller les choses jusqu'à ce que ses ouvriers en soient réduits à la famine. Si seul son secteur était menacé, il chercherait à sauver, ne serait-ce qu'une partie de son capital, en le transférant dans un autre secteur. La lutte pour l'abolition complète de l'exploitation est ainsi en dehors du cadre des tâches proprement syndicales, elle ne peut être menée jusqu'à la victoire à l'aide de méthode de lutte purement syndicales, comme voudrait le faire croire la « doctrine » syndicaliste. Même quand elle a recours à de telles méthodes, comme pour la grève de masse, il ne s'agit pas d'une lutte contre la position économique de l'entrepreneur, mais pour le pouvoir de la classe ouvrière dans son ensemble contre l'organisation de pouvoir de la bourgeoisie, l'Etat. Le dommage causé aux entrepreneurs n'est jamais qu'un moyen auxiliaire dans la lutte pour la désorganisation du pouvoir de l'Etat : cette tâche ne peut être celle des syndicats en tant que tels, mais seule la forme d'organisation syndicale peut être mise au service des luttes politiques du prolétariat.

Cependant si la lutte syndicale est une lutte pour le taux de profit, certaines limites sont par là chaque fois posées aux objectifs du syndicat. Il s'agit pour l'employeur de savoir s'il est en mesure d'imposer les nouveaux prix si les pertes qu'il aura à subir au cours de la période transitoire ne dépasseront pas celles qu'entraînerait une grève même prolongée, et finalement si la possibilité n'existe pas pour lui de placer son capital ailleurs dans une branche de production dont le taux de profit ne sera pas directement affecté par le succès de la grève. Il en résulte que certaines limites sont posées d'avance à chaque lutte syndicale, limites que les dirigeants syndicaux ont pour tâche de reconnaître et qui déterminent leur tactique. Il s'ensuit également que le syndicat, d'une façon générale, peut opérer avec d'autant plus de succès que le taux de profit est plus élevé, soit du fait de la haute conjoncture, soit parce qu'il s'agit d'une branche bénéficiant d'une position de monopole, de l'obtention d'un surprofit par brevets, etc. Examiner ces conditions en détail n'entre pas dans le cadre de notre étude. Il nous reste par contre à examiner brièvement le changement du rapport des forces des deux classes en général.

Il va de soi que l'apparition de l'organisation patronale entraîne une modification importante du rapport des forces entre le capital et le travail.

Le développement de l'organisation patronale est considéré en général, et non sans raison, comme une réponse à l'organisation ouvrière. Mais la rapidité de ce développement comme sa puissance dépendent du changement de la structure industrielle, de la concentration et de la monopolisation du capital.

Aussi longtemps que l'entrepreneur isolé avait devant lui une classe ouvrière organisée, le syndicat disposait de toute une série de moyens de pression que le développement de l'organisation patronale a rendus inefficaces.

Avec la concentration du capital croit la puissance de l'entrepreneur dans la lutte pour le contrat de travail, mais aussi la capacité d'organisation des ouvriers concentrés. La différence de grandeur des entreprises conditionne également une tout autre capacité de résistance à l'égard des syndicats. Plus une industrie est dispersée, plus les dimensions moyennes des entreprises sont petites, et plus grande est en général la puissance du syndicat. A l'intérieur de la même industrie, cette puissance est plus grande dans les petites et moyennes entreprises que dans les grandes pour cette simple raison que ces dernières, déjà menacées par la concurrence des grandes, sont beaucoup moins en mesure de supporter les pertes causées par une grève. C'est pourquoi la lutte menée par les syndicats favorise le développement vers la grande entreprise et par là celui de la productivité, le progrès technique, l'abaissement du coût de production et la formation d'une plus-value relative, par quoi elle crée elle-même les conditions de l'obtention de nouvelles concessions.

Aussi longtemps que les syndicats ont devant eux des employeurs isolés, leur position est favorable. Ils peuvent utiliser leur force concentrée contre l'employeur isolé. La lutte pour les salaires est déclenchée dans toute une série de grèves isolées. Les ouvriers des entreprises concernées ont derrière eux toute la puissance financière du syndicat, laquelle est maintenue pendant toute la durée de la lutte par les cotisations et éventuellement des contributions supplémentaires versées par les membres du syndicat qui continuent de travailler. L'employeur, de son coté, peut craindre que ses clients ne lui soient pris par ses confrères dont les ouvriers ne sont pas en grève et que, même celle-ci une fois terminée, ses débouchés ne soient réduits. Il doit se résoudre à céder et, à partir de ce moment, il a intérêt à ce que les concessions qu'il a dû faire soient généralisées et que les autres employeurs acceptent, volontairement ou non les mêmes conditions de travail qui lui ont été imposées. L'isolement dans lequel se trouvent les employeurs permet aux syndicats de les contraindre les uns après les autres dans des luttes isolées poursuivies systématiquement. Les succès les renforcent en accroissant leurs effectifs et par conséquent les cotisations, ce qui fait qu'après la grève ils sont plus puissants qu'avant. Il est clair que cette tactique peut être employée d'autant plus facilement que les entrepreneurs se tiennent moins solidement, que la concurrence qu'ils se font mutuellement est plus forte, qu'ils sont plus nombreux et que la capacité de résistance de chacun d'eux est plus faible. C'est le cas notamment dans les branches d'industrie où dominent les petites et moyennes entreprises. C'est là que l'influence des syndicats est la plus grande, leur pouvoir au plus haut. La grande industrie, qui calcule d'une façon plus précise, oppose à de telles grèves isolées une résistance beaucoup plus vive, car les grandes entreprises veillent très soigneusement à la plus grande égalité possible des coûts de production. Ici les succès ne peuvent être que généraux, car les grèves isolées se heurtent à une très vive résistance, beaucoup plus difficile à surmonter, du fait que la puissance même d'une seule grande entreprise est beaucoup plus considérable et qu'une entente entre un nombre relativement petit d'entrepreneurs peut aussi se faire plus rapidement[39]. Mais plus se développe la puissance des syndicats, plus vive est la résistance des employeurs. A l'union des ouvriers s'oppose maintenant le front commun des employeurs. Comme c'est face aux petites et moyennes entreprises que l'influence des syndicats est la plus forte, c'est là que la résistance se fera sentir le plus nettement. En fait, l'organisation du patronat commence clans l'artisanat et clans les petites manufactures[40], où la puissance des syndicats se fait le plus sentir, et prend son essor le plus rapide clans les périodes de haute conjoncture[41]. Mais, même si l'apparition des associations patronales doit être considérée comme une réaction contre les syndicats[42] et se manifeste d'abord dans l'industrie légère, elle ne se cantonne pas là. La cartellisation et la trustisation unissent d'une façon beaucoup plus forte et indissoluble les intérêts des capitalistes qui y participent et font de ces derniers une unité en face de la classe ouvrière. L'élimination de la concurrence ne se réduit pas ici, comme dans l'industrie légère non cartellisée, au marché de la main-d’œuvre, et renforce ainsi la solidarité des employeurs dans une mesure beaucoup plus grande. Cela peut aller si loin que dans les branches où ces derniers jouissent d'une très forte position, une organisation spéciale devient inutile. Le Syndicat de la houille rend une association d'entrepreneurs superflue, le Trust de l'acier la rend impossible. Même si ce qu'on déclare officiellement, que les cartels allemands ne s'occupent pas des questions ouvrières, est vrai, l'action unie des entrepreneurs est ici donnée d'avance, et précisément leur force rend certaines fonctions spécifiques de l'association des employeurs, comme les secours de grève, superflus, car un « accord de bon voisinage » de cas en cas suffit. Mais, ici aussi, la tendance à la fondation d'associations d'entreprises se manifeste de plus en plus nettement.

Ces associations rendent beaucoup plus difficile, sinon impossible, aux syndicats de remporter un succès par une attaque isolée, car derrière chaque entrepreneur se tient maintenant son organisation : elle le dédommage de ses pertes, fait en sorte que les ouvriers en grève ne trouvent pas de travail ailleurs, tout en s'efforçant d'exécuter elle-même les commandes les plus pressantes de l'employeur dont l'usine est fermée du fait de la grève. Au besoin, elle a recours à des moyens plus énergiques : elle passe elle-même à l'attaque et élargit la lutte par un lock-out pour affaiblir le syndicat et le contraindre à céder. Et dans cette lutte des employeurs unis contre les syndicats, l'organisation patronale a souvent le dessus[43].

L'association des employeurs signifie en premier lieu la possibilité de retarder le moment de la lutte. Aussi longtemps que les organisations ouvrières avaient en face d'elle des entrepreneurs isolés, le choix du moment appartenait aux ouvriers. Or, pour le succès de la lutte il est d'une importance capitale. C'est pendant la période de haute conjoncture, où le taux de profit est le plus élevé, l'occasion d'obtenir le meilleur surprofit, que l'arrêt du travail est le plus sensible : pour ne pas perdre tout le taux de profit, l'employeur, même le plus fort, cherchera en un tel moment à éviter la lutte, car il s'agit pour lui d'une occasion qui ne reviendra pas, ou du moins jusqu'à la prochaine période de haute conjoncture. Considérée du seul point de vue du succès syndical, la grève devrait être reportée au moment de la plus haute tension des forces productives, et c'est un des aspects les plus difficiles du travail d'éducation syndical que de gagner les adhérents à cette tactique. Car c'est précisément à ces moments-là que, du fait des heures supplémentaires et d'un travail régulier, le revenu des ouvriers est au plus haut, et par conséquent le stimulant psychologique à la grève le plus faible. Cela explique pourquoi les grèves les plus nombreuses ont lieu pendant la période de prospérité, avant la haute conjoncture proprement dite.

Mais ce choix du moment cesse d'être entre les seules mains des syndicats dès que l'organisation patronale est solidement constituée. Alors, celle-ci peut choisir pour engager la lutte le moment qui lui convient le mieux. Pour elle le lock-out est une guerre préventive, pour laquelle le moment le plus propice est la période de dépression, où une cessation de travail, du fait de la surproduction, est très utile et où la capacité de résistance des ouvriers, du fait de l'offre surabondante sur le marché de la main-d'œuvre, de l'amenuisement des ressources des organisations provoqué par les demandes de secours et la diminution du nombre des adhérents, est la plus faible. Cette possibilité de fixer le moment de la lutte signifie déjà à elle seule un déplacement de force considérable, qui est la conséquence de l'organisation patronale[44].

Mais les mêmes raisons qui ont conduit à l'organisation patronale entraînent à leur tour un renforcement des syndicats. Ceux-ci sont maintenant partout le refuge des ouvriers s'ils ne veulent pas être livrés pieds et poings liés à la merci des employeurs. Les mesures de combat de ces derniers frappent aussi ceux qui jusqu'alors se tenaient à l'écart des syndicats. En outre, le lock-out, et en particulier le lock-out général, constitue un stimulant puissant qui pousse les ouvriers jusque-là indifférents à adhérer à l'organisation. Les syndicats voient leurs effectifs augmenter rapidement et, par là, leurs forces s'accroissent.

A quoi les organisations patronales cherchent à s'opposer en menant une lutte permanente contre les syndicats. Ils s'efforcent, au moyen d'un choix artificiel parmi leurs ouvriers, de donner la préférence aux inorganisés. Le label de l'association patronale favorise systématiquement les derniers par rapports aux ouvriers syndiqués, dont les plus dangereux sont du reste inscrits sur des listes noires. En créant des syndicats jaunes, ces instituts de culture pour trahison de classe, on s'efforce, par corruption et allocation d'avantages spéciaux, de diviser les ouvriers et de s'assurer une garde de briseurs de grève[45]. En refusant de discuter avec les dirigeants syndicaux, on s'efforce de porter atteinte à leur prestige. Efforts vains - parce qu'en fin de compte l'intérêt de classe des ouvriers est en même temps leur intérêt personnel et que l'organisation syndicale est devenue d'une façon générale la condition d'existence des ouvriers - mais qui entravent le développement du mouvement syndical et réduisent son influence. De même que dans la période qui précéda l'apparition de l'organisation patronale la capacité de résistance de l'employeur individuel dépendait de la grandeur de son entreprise, de même la capacité de résistance des organisations patronales diffère selon leur composition. Les plus fortes sont les associations de la grande industrie, surtout celles des grandes industries cartellisées. Celles-ci n'ont pas à craindre la défection ou la ruine de leurs adhérents. Elles sont sûres qu'aucun concurrent ne pourra tirer avantage de la fermeture de leurs usines, et elles peuvent finalement, là où le monopole est assuré et la concurrence étrangère peu efficace du fait de la protection douanière, compenser les pertes subies pendant la grève. Les commandes retardées sont exécutées plus tard, la pénurie de marchandises engendrée par la grève permet une augmentation de prix, autrement dit de rejeter sur d'autres les pertes qu'elle a entraînées. Ici, par conséquent, la résistance est la plus forte, la lutte contre les syndicats la plus facile. Ainsi ces industries sont au premier rang dans la lutte de toutes les associations patronales, elles apparaissent comme les défenseurs de l'intérêt patronal commun dans la lutte contre la classe ouvrière. Plus les petits capitalistes sont contraints de reculer devant les syndicats, plus la puissance des ouvriers leur apparaît menaçante, plus ils se sentent solidaires des grands industriels en qui ils voient les champions de leur propre cause.

A cela rien n'est changé du fait que les associations les plus faibles doivent de leur côté se mettre d'accord avec les syndicats, quoique dans des conditions plus favorables qu'autrefois les employeurs isolés. Pour ceux qui en font partie, l'association a écarté les plus grands dangers. Elle a réussi à imposer les clauses de grève pour l'ensemble de la profession, elle empêche les outsiders - par la menace du boycott du matériel, en quoi elle fait des fournisseurs les auxiliaires de sa lutte - de faire défection, et finalement elle assure en toutes circonstances l'égalité des conditions de concurrence, en empêchant ses adhérents de conclure des accords particuliers. Au mieux, elle y parvient grâce au contrat collectif, l'accord sur le contrat de travail d'organisation à organisation. Le contrat collectif correspond aussi aux intérêts du syndicat, car il généralise pour l'ensemble de la profession les résultats obtenus. Son seul inconvénient est qu'il fixe d'avance la date pour un nouvel accord et enlève ainsi au syndicat le choix du moment où il convient de reprendre la lutte. Mais comme déjà, du fait même de l'existence de l'association patronale, le syndicat n'a plus seul le choix de la date, ce fait touche de la même façon les deux organisations. De toute façon, il apporte un élément de hasard dans la lutte future en ce qu'il pousse un syndicat puissant à s'efforcer de ne pas fixer la durée du contrat collectif de manière telle qu'il lui serait impossible de mettre à profit une période de haute conjoncture.

Pour les employeurs, l'existence de leur organisation a encore cet avantage qu'elle leur permet de rejeter sur d'autres la hausse du coût de production. Nous savons qu'un des premiers résultats de la grève est un abaissement du taux de profit au-dessous de la moyenne. L'égalisation par augmentation de prix qui doit s'ensuivre est facilitée et accélérée au moyen d'une action commune que l'association patronale peut permettre facilement dans ce cas et imposer dans les industries non cartellisées, puisque l'augmentation de prix correspond au nouveau prix de revient. Ainsi les petites industries de produits finis non cartellisées sont-elles les plus disposées à conclure des contrats collectifs[46].

Ici aussi apparaissent les tendances menant à la conclusion d'alliances corporatives. Des industries qui, du fait de leur dispersion déterminée par leurs différences techniques, ne sont pas encore en mesure de se cartelliser, cherchent à s'assurer un monopole en fermant le marché de la main-d'œuvre aux outsiders. Cette fermeture, c'est le syndicat lui-même qui s'en charge. Ainsi les employeurs alliés possèdent un cartel protégé par le syndicat contre la concurrence des outsiders. Le surprofit de cartel est partagé entre les employeurs et les ouvriers, ce qui fait que ces derniers sont intéressés au maintien du cartel.

La situation est différente dans l'industrie cartellisée. Ici le taux de profit a déjà atteint son plus haut niveau possible dans les conditions de production existantes. Le prix est égal, ou presque, au prix du marché mondial, plus les droits de douane, plus les frais de transport. Une augmentation de salaire ne peut pas être rejetée sur d'autres, ce qui fait que la résistance y sera particulièrement vive. Le profit élevé de cartel est du reste déjà inclus dans le prix des actions ; une diminution de profit signifie baisse des cours et suscite par là l'opposition des actionnaires à toute concession de la part de la direction. Celle-ci est soutenue par les banques, pour qui une diminution de profit signifie une diminution du bénéfice qu'elles tirent de l'émission de nouvelles actions. D'un autre côté, la résistance des directeurs, qui ne sont que mandatés, des sociétés par actions, s'explique également par des causes d'ordre psychologique. Ils ont perdu tout contact avec les ouvriers et ne sont à leur égard que les représentants d'intérêts étrangers. Les concessions qu'un employeur, représentant sa propre affaire, peut consentir de temps à autre, leur paraissent une violation de leurs engagements. Les derniers restes de relations personnelles entre ouvriers et patrons ont disparu et le contenu du contrat de travail devient une simple question de force dégagée de toute considération sentimentale[47].

Cette propriété du contrat collectif, précieuse à l'employeur, consistant à garantir l'égalité des prix de revient, est réalisée pour les cartels par l'action commune des employeurs, la garantie de la durée de la paix industrielle par l'importance des grèves, qui exclut de fréquentes répétitions. Il ne reste par conséquent que l'inconvénient de lier les employeurs dans le choix du moment pour la reprise de la lutte et pour les syndicats de faire leur propagande. D'où le refus des contrats collectifs. D'un autre côté, la possibilité de se cartelliser sans l'aide des syndicats rend une alliance corporative avec partage du surprofit de cartel absolument sans objet[48]. C'est aussi la position des industries qui se consacrent surtout à l'exportation, car les prix y sont déterminés par le marché mondial, ce qui rend difficile de rejeter sur d'autres une hausse éventuelle du salaire.

Le développement de l'organisation patronale et ouvrière donne aux luttes de salaires une signification sociale et politique générale de plus en plus grande. La guérilla que mènent les syndicats contre l'employeur isolé fait place aux luttes de masse qui affectent des branches d'industrie entières et, quand elles touchent les parties vitales de la production que la division du travail rend complémentaires les unes des autres, menacent d'arrêter toute la production sociale. La lutte syndicale déborde ainsi son propre cadre et devient, d'une affaire concernant uniquement les employeurs et les ouvriers qu'elle intéresse directement, une affaire générale de la société, autrement dit un événement politique. En outre, il est de plus en plus difficile de mettre fin à la lutte par des moyens purement syndicaux. Plus l'organisation patronale et le syndicat sont forts, plus les luttes durent longtemps. Le problème de la hausse des salaires et de la baisse du taux de profit devient un problème de force. Du côté des employeurs, la conviction devient inébranlable que toute concession aura pour résultat d'affaiblir leur position dans l'avenir, renforcera moralement et en fait le syndicat, et qu'une victoire dans le présent signifierait des victoires futures du syndicat dans l'avenir. Ils veulent forcer la décision une fois pour toutes et sont disposés à payer les frais de la lutte pour obtenir la soumission de l'adversaire pour longtemps. Leur puissance financière est assez grande pour leur permettre de tenir plus longtemps que les syndicats, dont les ressources diminuent rapidement du fait de l'aide qu'il sont obligés d'accorder aux ouvriers en grève. Mais la lutte ne reste pas confinée à ce secteur, elle déborde sur ceux auxquels il fournit les matières premières, et où les entreprises doivent fermer à leur tour et les ouvriers se croiser les bras. Une telle situation provoque chez ces derniers, comme dans les branches du petit commerce dont ils sont les clients, une amertume croissante et peut entraîner de grands conflits sociaux et politiques. La pression de ceux qui n'y participent pas directement s'accroît en vue de mettre fin à la lutte pour les salaires et, comme ils ne disposent d'aucun moyen d'action, ils pressent l'Etat d'intervenir. Du coup, le problème consistant à mettre fin à la grève se transforme, d'une question de force syndicale, en une question de force politique, et plus les rapports de force se sont modifiés, du fait de l'apparition de l'organisation patronale, en faveur des employeurs, plus il est important pour la classe ouvrière de s'assurer la plus grande influence possible dans les instances politiques, une représentation qui défende énergiquement ses intérêts contre ceux du patronat et leur permette de triompher. Mais ce triomphe n'est pas dû seulement à l'action politique. Celle-ci ne peut être menée et d'une façon efficace que si le syndicat est assez fort pour poursuivre la lutte économique avec une vigueur telle que la résistance opposée par l'Etat bourgeois à une immixtion dans les conflits sociaux au détriment des entrepreneurs soit déjà ébranlée et que la représentation politique n'ait plus qu'à finir de la briser. Bien loin que le syndicat soit inutile à la classe ouvrière et puisse être remplacé par la lutte politique, la puissance de plus en plus grande de l'organisation syndicale est la condition de tout succès. Mais, quelle que soit la force du syndicat, l'ampleur et l'intensité de ses luttes en font précisément des luttes politiques et montrent aux ouvriers organisés que l'action syndicale doit être complétée par l'action politique. C'est ainsi qu'au cours du développement syndical le moment arrive nécessairement où la formation d'un parti ouvrier indépendant devient une condition de la lutte syndicale elle-même. Mais, une fois ce parti constitué, sa politique déborde bientôt le cadre où il a pris naissance et s'efforce de défendre les intérêts de classe des travailleurs et, de la lutte menée à l'intérieur de la société bourgeoise, passe à la lutte contre cette société elle-même.

D'un autre côté, le renforcement de l'organisation patronale non seulement ne rend pas la lutte syndicale superflue, mais la rend au contraire indispensable. Il est faux de prétendre, parce que l'organisation patronale peut attendre jusqu'à ce que les ouvriers soient épuisés, que les caisses du syndicat sonnent le creux et que ceux qui sont disposés à reprendre le travail soient devenus majoritaires, que les luttes syndicales doivent toujours se terminer par une défaite et les lock-outs finir par avoir raison de la résistance ouvrière. Car il ne s'agit pas d'une simple question de force, mais de la question de l'effet de la lutte sur le taux de profit. Un lock-out ou une grève en période de haute conjoncture signifie en toute circonstance une perte telle qu'il peut être plus avantageux aux employeurs d'accepter les revendications de salaire pour éviter la lutte[49]. Même un syndicat affaibli par un lock-out est en mesure de leur arracher des concessions pendant la période de haute conjoncture. Mais, comme le syndicat doit craindre lui aussi la sévérité de la lutte, elles seront plus limitées qu'à l'époque où le syndicat n'avait encore en face de lui aucune organisation patronale.

Chapitre XXV. Le prolétariat et l'impérialisme[modifier le wikicode]

La politique économique du prolétariat est en contradiction fondamentale avec celle des capitalistes et chaque prise de position dans des questions de détail est marquée par cette contradiction. La lutte du salariat contre le capital est d'abord une lutte pour la participation à la plus-value du produit annuel créée par la classe ouvrière - y compris les employés productifs et les dirigeants de la production. Cette lutte se manifeste directement en tant que lutte pour le contrat de travail et se poursuit en tant que lutte pour la politique économique de l'Etat. Dans ce domaine, l'intérêt des ouvriers exige avant tout l'élargissement du marché intérieur. Plus le salaire est élevé, plus est importante la part de la plus-value qui constitue directement une demande de marchandises, et notamment de biens de consommation. Mais extension des industries productrices de biens de consommation, de produits manufacturés en général, signifie extension des secteurs à basse composition organique, c'est-à-dire des industries employant un personnel nombreux. Cela entraîne un accroissement rapide de la demande de main-d'œuvre et, par là, une position plus favorable des ouvriers sur le marché du travail, renforcement de l'organisation syndicale, d'où perspectives de victoire pour de nouvelles luttes de salaires. Tout autre est l'intérêt des employeurs. L'extension du marché intérieur par augmentation des salaires signifie pour eux une baisse du taux de profit avec la perspective d'une nouvelle baisse, laquelle entraîne à son tour un ralentissement de l'accumulation. En même temps, leur capital est poussé dans les industries de produits manufacturés, où la concurrence est la plus vive, et la capacité de cartellisation la plus faible. Certes, leur intérêt est d'élargir le marché, mais non aux dépens du taux de profit, ce qui est possible quand, le marché intérieur restant le même, ils élargissent le marché extérieur. Une partie du nouveau produit ne devient pas le revenu des ouvriers et n'accroît pas la demande de produits indigènes, mais est placée en tant que capital qui sert à la production pour le marché extérieur. Dans ce cas, par conséquent, le taux de profit est plus élevé et l'accumulation plus rapide. C’est pourquoi la politique commerciale des entrepreneurs a avant tout en vue le marché extérieur, celle des ouvriers le marché intérieur, et aboutit ainsi à une politique des salaires.

Aussi longtemps que les droits protecteurs sont des droits éducatifs pour les industries de produits manufacturés, ils ne sont pas en contradiction avec les intérêts du salariat. Ils nuisent certes a l’ouvrier en tant que consommateur mais ils accélèrent le développement industriel et peuvent par conséquent le dédommager en tant que producteur si les syndicats sont assez forts pour exploiter la situation. Ceux qui ont à souffrir de ces droits de douane sont bien plus les artisans, les petits industriels et les paysans, que les ouvriers d'usine. Mais il en est autrement quand les droits de douane deviennent droits de protection des cartels. Nous savons que ces derniers se forment avant tout dans les branches de production de haute composition organique, La production de surprofit dans ces secteurs entrave le développement des industries productrices de biens de consommation, En outre, l'augmentation du prix des produits alimentaires provoquée par les droits de douane sur les produits agricoles signifie une baisse du salaire réel et, par là, un rétrécissement du marché intérieur dans la mesure où ce dernier est déterminé par la demande des ouvriers en produits industriels, L'ouvrier est ainsi désavantagé à la fois comme consommateur et comme producteur, du fait de cette politique qui frappe les industries employant un nombreux personnel. Par ailleurs, la cartellisation signifie un renforcement de la position des employeurs sur le marché du travail, un affaiblissement des syndicats. Mais les droits de protection des cartels constituent le plus fort stimulant à l'accroissement des exportations de capital et mènent nécessairement à une politique d'expansion de l'impérialisme.

Nous avons vu que les exportations de capital sont la condition de l'expansion rapide du capitalisme. Cette expansion est la condition vitale du maintien de la société capitaliste en général, mais aussi du maintien, sinon de l'augmentation, du taux de profit. Cette politique d'expansion unit toutes les couches des possédants au service du capital financier. Le protectionnisme et l'expansion deviennent ainsi l'exigence commune de la classe dirigeante. Mais le fait que la classe capitaliste se détourne de la politique du libre-échange signifie que celle-ci n'a plus aucune chance de succès. Car le libre-échange n'est pas une revendication positive du prolétariat, elle n'est pour lui qu'une défense contre la politique protectionniste, qui signifie la cartellisation plus rapide et plus stricte, donc le renforcement de l'organisation patronale, l’aggravation des antagonismes nationaux, l'accroissement des armements, de la pression fiscale, l'abaissement du niveau de vie, le renforcement du pouvoir d'Etat, l’affaiblissement de la démocratie, et la naissance d'une idéologie de violence, anti-ouvrière. Dès que la bourgeoisie a tourné le dos à la politique du libre-échange, la lutte en faveur de cette politique n'a aucune chance de succès, car le prolétariat à lui seul est trop faible pour l’imposer.

Mais cela ne peut absolument pas signifier que le prolétariat doive se convertir à la politique protectionniste moderne, avec laquelle l'impérialisme est indissolublement lié. Qu'il ait compris la nécessité de cette politique pour la classe capitaliste et par conséquent sa victoire, aussi longtemps qu'elle exerce le pouvoir, n’est pas une raison pour le prolétariat de renoncer à sa politique propre et de capituler devant celle de ses ennemis ou de se laisser aller à des illusions sur l'utilité prétendue que la généralisation et l'accroissement de l'exploitation signifient pour sa situation de classe. Mais cela n'empêche pas le prolétariat de se rendre compte que la politique impérialiste ne fait que généraliser la révolution du capitalisme et par là, du même coup, les conditions de la victoire du socialisme. Mais, si faible que soit la conviction que la politique du capital financier doive mener à des développements guerriers et, par là, au déclenchement d'orages révolutionnaires, et puisse détourner le prolétariat de sa lutte impitoyable contre le militarisme et la politique de guerre, il lui est impossible, sous prétexte qu’en fin de compte la politique d'expansion du capital est le facteur le plus puissant de sa victoire définitive, de soutenir cette politique. Tout au contraire, la victoire ne peut sortir que de l’opposition à cette politique, parce que c'est seulement ainsi que le prolétariat peut tirer profit de l’effondrement auquel elle doit aboutir, effondrement politique et social, mais non économique, ce qui n'est pas une conception rationnelle. Le protectionnisme et les cartels signifient hausse du coût de la vie ; les organisations patronales renforcent la capacité de résistance du capital à l'assaut des syndicats ; la politique d'armements et la politique coloniale aggravent de plus en plus le poids des impôts qui pèsent sur le prolétariat ; le résultat de cette politique, l'affrontement armé des Etats capitalistes ; signifie un énorme accroissement de la misère, mais tous ces facteurs, qui ont pour effet de renforcer la conscience révolutionnaire des masses populaires, ne peuvent être mis au service d'une transformation complète de l'économie que si la classe dont la mission est de créer la société nouvelle saisit d'avance tous les résultats de cette politique. Cela n'est possible que si l’on montre clairement à quel point elle est contraire aux intérêts des masses populaires, ce qui ne peut se faire à son tour qu'au moyen d'une lutte constante, impitoyable, contre la politique impérialiste.

Mais, si le capital ne peut faire aucune autre politique qu'impérialiste, le prolétariat ne peut pas lui opposer celle qui fut la politique de l'époque de la domination du capital industriel. A la politique capitaliste la plus avancée, il ne peut opposer celle déjà dépassée de l'époque du libre-échange et de l'hostilité au pouvoir d'Etat. Sa réponse à la politique économique du capital financier, l'impérialisme, ne peut pas être le libre-échange mais seulement le socialisme. Ce n'est pas l'idéal devenu réactionnaire du rétablissement de la libre concurrence, mais la suppression complète de la concurrence par la suppression du capitalisme qui peut être maintenant le but de la politique prolétarienne. Au dilemme bourgeois : protectionnisme ou libre-échange ? le prolétariat répond : ni l'un ni l'antre, mais socialisme, organisation de la production, réglementation consciente de l'économie, non par les magnats du capital et à leur profit, mais par et au profit de l'ensemble de la société, qui se subordonne enfin l'économie, comme elle s'est subordonné la nature depuis qu'elle en a découvert les lois. Le socialisme cesse d'être un idéal lointain et même un « objectif final » qui ne fait que donner un sens général aux « revendications présentes » et devient un élément essentiel de la politique pratique immédiate du prolétariat. C'est précisément dans les pays où la politique de la bourgeoisie s'est imposée le plus complètement, ou les revendications démocratiques de la classe ouvrière ont été satisfaites dans leurs parties les plus importantes au point de vue social, que le socialisme doit, comme la seule réponse à l'impérialisme, être mis au premier plan de la propagande pour assurer l'indépendance de la politique ouvrière et montrer sa supériorité pour la défense des intérêts prolétariens.

Le capital financier met la disposition de la production sociale de plus en plus entre les mains d'un petit nombre de grandes associations de capital ; il sépare la direction de la production de la fonction de propriété et socialise la production jusqu'à la limite qu'il est possible d'atteindre à l'intérieur du capitalisme. Les barrières de la socialisation capitaliste sont formées : premièrement, par la division du marché mondial en territoires économiques nationaux des différents pays, division qu'on ne peut surmonter que péniblement et incomplètement par la cartellisation internationale, à quoi il faut ajouter qu'elle prolonge la durée de la lutte pour la concurrence que se livrent cartels et trusts avec l'aide du pouvoir d'Etat; deuxièmement, par la formation de la rente foncière, qui entrave la concentration dans l'agriculture; troisièmement, enfin, par les mesures en vue de prolonger l'existence des petites et moyennes entreprises.

Le capital financier signifie en fait l'établissement du contrôle social sur la production. Mais il est socialisation sous une forme antagonique : le contrôle de la production sociale reste entre les mains d'une oligarchie. La lutte pour l'expropriation de cette oligarchie constitue la dernière phase de la lutte de classes entre bourgeoisie et prolétariat.

La fonction socialisante du capital financier facilite considérablement la suppression du capitalisme. Dès que le capital financier a mis sous son contrôle les principales branches de production, il suffit que la société, par son organe d'exécution, l'Etat conquis par le prolétariat, s'empare du capital financier pour avoir immédiatement la disposition des principales branches de production. Toutes les autres en dépendent et le contrôle de la grande industrie signifie déjà le contrôle social le plus efficace sans autre mesure immédiate de socialisation. La société, qui dispose des mines, de toute l'industrie métallurgique jusqu'aux entreprises de construction mécanique, de la construction de matériel électrique et de l'industrie chimique, qui contrôle le système des transports, a dans sa main la répartition des matières premières aux autres industries et le transport de leurs produits, et peut ainsi les contrôler également. La prise de possession de six grandes banques berlinoises signifierait dès maintenant la prise de possession des principales branches de la grande industrie et faciliterait considérablement, pendant la période transitoire, tant que le système de comptabilité capitaliste se révélerait encore utile, la politique du socialisme à ses débuts. Il n'est pas du tout nécessaire d'étendre l'expropriation aux petites entreprises paysannes et artisanales, car, par suite de la mainmise sur la grande industrie, dont elles dépendent depuis longtemps, elles sont socialisées indirectement comme celle-ci l'est directement. Il est donc possible de laisser se développer lentement le processus d'expropriation précisément là où, à cause de sa décentralisation, il serait long et politiquement dangereux, c'est-à-dire de substituer à un acte d'expropriation par l'Etat une socialisation progressive au moyen d'avantages économiques accordés par la société, parce que le capital financier a déjà procédé à cette expropriation dans la mesure nécessaire pour le socialisme.

Si le capital financier crée ainsi, dans le domaine de l'organisation, les dernières conditions au socialisme, il rend aussi, du point de vue politique, le passage plus facile. L'action de la classe capitaliste elle-même, telle qu'elle se présente dans la politique impérialiste, montre au prolétariat la voie d'une politique indépendante qui ne peut aboutir qu'à la suppression du capitalisme en général. Aussi longtemps que régnait le principe du « laisser faire », que l'intervention de l'Etat dans les affaires économiques et par là, le caractère de l'Etat en tant qu'organisation de la domination de classe, étaient masqués, il fallait un degré relativement élevé d'intelligence pour comprendre la nécessité de la lutte politique et avant tout celle de l'objectif final, à savoir la conquête du pouvoir d'Etat. Ce n'est pas par hasard si c'est précisément en Angleterre, le pays classique de la non-intervention, qu'il a été si difficile de susciter une action politique indépendante de la classe ouvrière. Mais, entre-temps, la situation a changé. La classe capitaliste a pris si ouvertement et si nettement possession de la machine de l'Etat et en fait l'instrument de ses intérêts d'exploitation d'une façon qui est devenu si sensible au dernier des prolétaires, qu'il est maintenant obligé de reconnaître que la conquête du pouvoir politique par le prolétariat est son intérêt immédiat, personnel. La prise de possession de l'Etat par la classe capitaliste pousse chaque prolétaire à la conquête du pouvoir politique comme seul moyen de mettre fin à l'exploitation dont il est victime[50].

La lutte contre l'impérialisme aggrave tous les antagonismes de classe au sein de la société bourgeoise. Mais le prolétariat, en tant qu'ennemi le plus acharné de l'impérialisme, reçoit du renfort d'autres classes. L'impérialisme qui, au début, avait été soutenu par toutes les autres classes, contraint finalement ses partisans à prendre la fuite. Plus la monopolisation progresse, plus le poids du surprofit pèse lourdement sur les autres classes. La hausse des prix provoquée par les trusts abaisse leur niveau de vie d'autant plus que la tendance à la hausse des prix des produits alimentaires fait monter ceux des denrées les plus nécessaires. En même temps s'accroît le poids des impôts qui frappent également les classes moyennes, lesquelles deviennent de plus en plus rebelles. Les employés voient disparaître de plus en plus leurs perspectives d'avancement et se sentent de plus en plus des prolétaires exploités. De même les couches moyennes du commerce et de l'industrie se rendent compte de leur dépendance à l'égard des cartels, qui les transforment en simples agents payés à la commission. Mais tous ces antagonismes doivent s’aggraver jusqu’à devenir intolérables à partir du moment ou l’expansion du capital se ralentit. Ce qui se produit quand le développement des sociétés par actions et des cartels entre dans une période de pause relative et que la formation de nouveaux bénéfices de fondateur et par là la tendance à l’exportation du capital montre des signes d'essoufflement. L'ouverture au commerce des marchés de l'Extrême-Orient, le développement rapide du Canada, de l'Afrique du Sud et des pays de l'Amérique latine ont contribué énormément aux progrès foudroyants, interrompus seulement par de brèves dépressions, que le capitalisme a réalisés depuis 1895. Mais, s’ils se ralentissent, la pression des cartels sur le marché intérieur doit se manifester d’autant plus fortement, car c’est précisément pendant les périodes de dépression que la concentration est la plus rapide. En outre, le ralentissement de l'extension du marché mondial a pour résultat d'aggraver la lutte entre les pays capitalistes pour leurs débouchés et cela d'autant plus que des marchés importants jusqu'alors libres sont soustraits à la concurrence d'autres pays du fait de l'introduction de droits protecteurs, par exemple en Angleterre. Le danger de guerre accroît les armements et le poids des impôts et pousse finalement les classes moyennes, qui voient leur niveau de vie de plus en plus menacé, dans les rangs du prolétariat, lequel recueille ainsi les fruits de l'affaiblissement du pouvoir d'Etat et du conflit guerrier[51].

C'est une loi historique : dans les sociétés fondées sur des antagonismes de classes, les grandes transformations sociales ne se produisent que quand la classe dominante a atteint le plus haut degré possible de concentration de son pouvoir. Le pouvoir économique de la classe dominante signifie toujours en même temps pouvoir sur les hommes, disposition de la force de travail vivante. Mais, par là, le maître de l'économie tombe sous le pouvoir de ceux qu’il domine. Car, en accroissant son pouvoir, il accroît en même temps celui de la classe qui lui est opposée. En tant que classe opprimée, elle est impuissante. Sa force, qu'elle ne peut montrer que dans la lutte, dans le renversement du pouvoir de la classe dominante, apparaît latente, tandis que celle de la classe dominante est la seule qui se manifeste ouvertement. C'est seulement dans le heurt de ces deux forces, par conséquent dans la période révolutionnaire, que celle de la classe opprimée apparaît réelle.

Le pouvoir économique signifie en même temps pouvoir politique. Le contrôle de l'économie donne la disposition du pouvoir d'Etat. Plus la concentration dans le domaine économique est forte, plus la domination de l'Etat est illimitée. Cette concentration de tous les pouvoirs de l'Etat apparaît comme le stade le plus élevé de sa puissance, l'Etat comme instrument impitoyable du maintien de la domination économique, mais, du même coup la conquête du pouvoir politique comme condition préliminaire de la libération économique. La révolution bourgeoise ne s'est faite que quand l'Etat absolu, après avoir soumis les grands seigneurs féodaux, a rassemblé en lui tous les pouvoirs, tandis que la concentration du pouvoir politique entre les mains d'un petit nombre de grands seigneurs féodaux avait été la condition de la victoire de la monarchie absolue. Ainsi la victoire du prolétariat est liée à la concentration du pouvoir économique entre les mains d’un petit nombre de magnats du capital ou d'associations de magnats et à leur domination sur le pouvoir d'Etat.

Le capital financier dans sa perfection signifie le plus haut stade de concentration de pouvoir économique et politique entre les mains de l'oligarchie capitaliste. Il accomplit la dictature des magnats du capital. En même temps, il rend la dictature des maîtres du capital d'un pays déterminé de plus en plus incompatible avec les intérêts capitalistes d’un autre pays et la domination du capital à l'intérieur du pays de plus en plus inconciliable avec les intérêts des masses populaires exploitées par le capital financier, mais appelées par lui à la lutte. Dans le heurt violent de ces intérêts opposés, la dictature des magnats du capital se transforme finalement en la dictature du prolétariat.

  1. Du fait que la découverte des lois économiques est la tâche essentielle de l'économie politique, la lutte contre la politique économique mercantiliste devient un moteur puissant de l'évolution de la science économique. L'autre force motrice qui a fait sentir son action plus tôt et va encore plus directement au fond était la tentative en vue de résoudre le problème crucial de la législation économique au début du capitalisme moderne, à savoir celui de l'argent. C'est ce problème que pose Pretty et qui fait de lui le véritable fondateur de l'économie classique, parce qu'il mène directement au problème de la valeur et, par là, à la loi fondamentale de l'économie politique.
  2. « L'apogée de la suprématie hollandaise dans le commerce et la navigation se place à l’époque de la fondation de la Compagnie des Indes orientales jusqu'aux guerres contre Cromwell et Charles II de 1600 à 1675. A la fin de cette période, Colbert estimait toute la flotte commerciale des pays européens à 20 000 navires dont 16 000 rien que pour les Hollandais, qu'on appelait pour cette raison les rouliers de l'Europe. Un immense empire colonial en Asie, en Amérique du Sud et du Nord, en Afrique, fut créé, une grande société d'assurances fit son apparition. La Bourse d'Amsterdam fut la première ; là était le marché mondial de l'argent, dont le taux d'intérêt très bas profitait à l'industrie et au commerce. La pêche au hareng et à la baleine y dépassait en importance celle de toutes les autres nations. La politique commerciale qu'on y appliquait était la plus libérale de ce temps. Il n'y avait pas de concurrents que la Hollande eût pu craindre » (Sartorius, op. cit., p. 369).
  3. A lui seul, le total des pensions qui affluaient chaque année de l'Inde en Angleterre est évalué aujourd'hui à 320 millions de marks. A cela s'ajoutent les sommes considérables nécessitées par le paiement des fonctionnaires anglais, l'entretien de l'armée et la conduite d'une partie des guerres coloniales soutenues par l'Angleterre en Asie.
  4. Par contre, l'Angleterre, malgré Cobden ne renonça pas à ses colonies. Le principal homme d'Etat libéral de cette époque lord John Russel, pouvait exprimer l'opinion de son parti quand il déclarait que le moment de l'indépendance n'était pas encore venu. L'Angleterre devait tout faire entre-temps pour préparer les colonies à se gouverner elles-mêmes. En fait, l'Angleterre renonça sous l'influence de la doctrine manchestérienne à l'ancienne conception selon laquelle les colonies étaient une possession utile. Sir Robert Peel encore avait dit: « En chacune de nos colonies nous possédons une seconde île. » Désormais, l'Angleterre développa ses rapports avec ses colons d'outre-mer sur la base du volontariat et leur accorda des constitutions parlementaires. Par là, les gens de Manchester devinrent, sans le vouloir, les nouveaux fondateurs de l'Empire britannique, lequel n'aurait pu être maintenu par les habits rouges » (Schultze-Gaevernitz, L'Impérialisme britannique, p. 75).
  5. Voir Rudolf Hilferding, « Le Changement de fonction du protectionnisme », Neue Zeit, XX-2, et Robert Liefmann, Protectionnisme et cartels, Iéna, 1903. On trouve un abondant matériel chez Hermann Lévy, « Influence de la politique douanière sur le développement économique des Etats-Unis », Annuaires de Conrad, 1909, et « Histoire du développement d'une industrie américaine », Annuaire de Conrad, 1905.
  6. Que la même évolution, préparée par la fondation du Crédit foncier, ne se soit pas produite en France, cela s'explique par les raisons qui ont entravé d’une façon générale le développement industriel dans ce pays. Entre autres, la répartition défavorable du sol avec ses conséquences, le système des deux enfants et l'absence d'une armée de réserve industrielle suffisante, le protectionnisme excessif, et les exportations de capitaux, dont les causes résident dans le régime des rentiers reposant sur la petite bourgeoisie, la petite paysannerie et l'industrie de luxe. Le rapport entre la nationalisation du capital, d'une part, et le renforcement de l’influence des banques sur l'industrie en raison de la faible puissance financière des industriels allemands est illustré par une déclaration d'Alexander à l'enquête sur la Bourse (1re partie p. 449). D'après lui, un certain nombre de mines de charbon telles que Herne, Bochum, etc., étaient jusque il y a peu de temps (1892) entre les mains d'actionnaires français et belges. En même temps se produisit une concentration des mines. L'entremise dans l'achat des actions fut assurée par les banques, car les sociétés elles-mêmes ne possédaient pas les fonds nécessaires pour cela... Les banques pouvaient d'autant mieux s'en charger qu'elles étaient sûres de pouvoir, au moyen d'opérations à terme, rembourser les sommes employées dans ce but. Il faut du reste admettre que l'affaiblissement des Bourses du fait des restrictions imposées par la loi, et notamment celle des opérations à terme, tend à renforcer l'influence des banques sur l'industrie, puisque celle-ci est alors obligée de faire appel à l'aide des banques dans une mesure plus grande qu'avec une Bourse vigoureuse. En fait, la législation allemande sur la Bourse a beaucoup profité aux grandes banques.
  7. Bien entendu, cet effet du libre-échange qui consiste à rendre difficile la formation de cartels est bien connu des fabricants. Un industriel anglais proposa dans le Times du 10 octobre 1906 la constitution d’un cartel des firmes anglaises d'électricité. Il reconnaissait lui-même que, « dans un pays de libre-échange, des prix élevés et la restriction de la production auraient pour résultat de mettre le commerce dans les mains de la concurrence étrangère ». Un autre fabricant répondit : « Si nous avions une protection douanière, nous pourrions faire quelque chose dans le genre de ce qui est proposé, mais nous savons par expérience que toute tentative en ce sens dans les conditions actuelles est vaine pour tenir les prix au niveau proposé par votre correspondant. Nous souffrons tous de la surproduction et aussi longtemps que nous n'y aurons pas porté remède, soit en restreignant la production, soit en y renonçant complètement, nous continuerons à en souffrir » Maccrosty, op. Cit., pp. 319 sq). Maccrosty déclara lui-même plus loin (p. 342) : «The weakness of every form of combination in the United Kingdom is due to the free admission of foreign competition. If that can be removed their strength is enormous/y increased and all the conditions of the problem are altered. »
  8. A quel point cette possibilité elle-même devient un motif de cartellisation, c'est ce que montre le grave ébranlement que les cartels allemands et autrichiens du sucre connurent lorsque les droits de douane sur le sucre furent, à la suite de la convention de Bruxelles, ramenés à 6 francs. Le droit de douane autrichien, par exemple, de 22 couronnes, avait apporté aux usines groupées en cartel un surprofit si élevé qu'il dépassait de beaucoup les avantages qui pouvaient découler, même pour les plus grandes usines et les plus développées au point de vue technique, d'une lutte pour la concurrence aboutissant à l'élimination des plus faibles, et les rendait favorables à la conclusion d'un cartel. En même temps, la condition du contingentement de la production, qui imposait précisément aux entreprises les plus développées les sacrifices relativement les plus considérables, était plus facile à supporter, car le montant du droit de douane et l’augmentation ainsi rendue possible des prix intérieurs compensaient et de beaucoup l'inconvénient qui en découlait. On voit par là à quel point, non seulement le droit de douane en soi, mais l'importance de ce droit, entrent en ligne de compte pour la cartellisation.
  9. Voir Otto Bauer, « La Question des nationalités et la social-démocratie », Etudes marxiennes, tome II, p.p. 178 sq.
  10. Très caractéristique est l'exemple suivant, que montrent en temps un cartel international et l'effet de l’exportation du capital. « La fabrication de fil à coudre est une branche d’industrie importante implantée depuis longtemps en Grande-Bretagne, particulièrement en Écosse. Les quatre grandes firmes Coats and Co, Clark and Co, Brook and Bros, Chodwich and Bros, qui contrôlent pratiquement cette industrie, sont groupées depuis en une, communauté de travail connue sous le nom de J. and P. Coats Limited, qui englobe en outre toute une série de petites fabriques anglaises et une union groupant quinze sociétés américaines. Cette Thread Combine, au capital de 5,5 millions de livres sterling, représente une des plus grandes unions industrielles du monde. Déjà avant le groupement les firmes Coats et Clark s'étaient vues contraintes par la politique protectionniste des Etats-Unis de créer des filiales dans ce pays pour éviter les hauts tarifs douaniers dirigés contre leurs produits. L'Union a poursuivi cette politique et s'est même assuré, en achetant un nombre considérable d'actions des sociétés de la même branche aux Etats-Unis et dans d'autres pays (par conséquent, exportation de capital dans de vastes dimensions), le contrôle sur ces sociétés. Ainsi les industriels anglais fabriquent à l'étranger ; c'est la classe ouvrière anglaise, et en définitive toute la nation qui en supportent le dommage. Le trust du fer a toute raison de poursuivre cette politique, car il déclare sans risque d'être contredit que le bénéfice obtenu au cours de l’année 1903-1904, qui est de 2,58 millions de livres sterling, provient en grande partie des usines installées à l'étranger. Mais d’ici que l’industrie étrangère renforcée secoue le joug du « contrôle » anglais et diminue le tribut qu'elle paye actuellement, ce n’est qu’une question de temps » (Schwab, op. cit., p. 42).
  11. C'est ainsi par exemple, qu'une partie de la rente foncière hongroise s'écoule en Autriche en paiement des intérêts des lettres de change des banques hypothécaires hongroises en circulation en Autriche.
  12. D'après l'excellente expression de Parvus, La Crise commerciale et les syndicats, Munich, 1901.
  13. Voir les exemples chez Parvus, La Politique coloniale et l'effondrement, Leipzig, 1907, pp. 63 sq.
  14. Qu'on pense par exemple à l'enthousiasme scandaleux au pays des poètes et des penseurs pour un Carl Peters. Ce lien était déjà évident pour les libre-échangistes et son affirmation un bon moyen d'agitation contre la politique coloniale. C'est ainsi que Cobden déclare : « Is it possible, that we can play the part of despot and butcher there (in India), without finding our character deteriorate at home ? » (Cité par Schultze-Gaevernitz. op. cit., n. 104).
  15. Voir à ce sujet le débat sur la question de l'immigration dans la Neue Zeit XXVI, I, et particulièrement Otto Bauer, « Emigrations prolétariennes », et Max Schippel, « Les Forces de travail étrangères et la législation des différents pays ».
  16. Voir à ce sujet les indications que donne Paul Mombert (Etudes sur le mouvement de la population en Allemagne, 1907). C'est ainsi qu'en Europe le rapport des naissances au nombre d'habitants fut en moyenne la suivante (sur 1 000) :
    1841-185037,81881-188538,4
    1851-186037,81886-189037,8
    1861-187038,61891-189537,2
    1871-187539,11896-190036,9
    1876-188038,71901-36,5
    De même, la baisse du chiffre des naissances est considérable aux Etats-Unis et étonnante en Australie. Aux Nouvelles-Galles du Sud, par exemple, il y avait, pour 1 000 femmes mariées âgées de 15 à 45 ans en 1861, 340,8 naissances, et en 1901, 235,3 (Voir également les précisions fournies par Schultze-Gaevernitz, op. cit., p. 195, qui cite le cri d'alarme poussé par l'expert gouvernemental Coghlen : « Le problème de la baisse du chiffre des naissances est d'une importance primordiale et en Australie plus que partout ailleurs. De sa solution dépend la question de savoir si notre pays occupera jamais une place parmi les grandes nations du monde. »

    L'accroissement de la population dans les régions citées est par conséquent dû uniquement à la baisse considérable de la mortalité, plus forte que celles des naissances. En Allemagne, la mortalité a jusqu'à présent baissé beaucoup plus fortement que la natalité. « Si cette dernière baisse se poursuit, un moment viendra où la diminution de la mortalité sera plus lente et où le rapport des deux baisses s'inversera. Par là, l'excédent des naissances manifestera une tendance à la baisse » (Mombert, op. cit., p. 263). C'est ce qu'on constate déjà en Angleterre et dans le Pays de Galles, en Écosse et en Suède. Pour ce stade de l'expansion capitaliste, le jugement final de Mombert est très pertinent. « Dans un avenir pas trop éloigné, le point fondamental du problème de la population sera peut-être, et pas seulement en France, moins dans une trop forte que dans une trop faible augmentation de la population » (p. 280).

  17. Les capitaux britanniques placés à l'étranger sont évalués en 1900 à 2 500 millions de livres sterling, avec un accroissement supposé de 50 millions par an, dont 30 millions en titres. Les investissements à l'étranger semblent croître plus rapidement qu’à l'intérieur. En tout cas, le revenu total britannique au cours des années 1865-1898 n'a que doublé, alors que le revenu provenant des capitaux placés à l'étranger s'est dans le même temps multiplié par 9 (Giffen). On trouvera des indications détaillées dans une conférence de George Paish, publiée dans le Journal of the Royal statistical Society, septembre 1909. D'après lui, le revenu provenant des emprunts d'Etat de l'Inde fut en 1906-1907 de 8 768 237 livres sterling, celui des autres colonies de 13 952 722, et de tous les autres pays de 8 338 124 livres sterling, soit en tout 31 039 083 livres sterling contre 25 374 192 en 1897-1898. Le revenu provenant d'autres valeurs (chemins de fer) est évalué à 48 521 000 livres sterling. La somme du capital étranger est évaluée à 2 700 millions de livres sterling, dont 1 700 millions investis dans les chemins de fer avec un revenu total, de 140 millions de livres sterling, ce qui correspond à un intérêt de 5,2 %. Et ces chiffres sont sans doute inférieurs à la réalité. Le capital français investi à l'étranger était estimé par P. Leroy-Beaulieu à 34 milliards de francs, et il devrait avoir atteint 40 milliards de francs par an. Quant aux capitaux allemands placés à l'étranger, Schmoller les évaluait en 1892, dans le rapport à la commission d'enquête sur la Bourse, à 10 milliards, W. Christians à 13 milliards, rapportant un bénéfice de 5 à 600 millions de marks par an. Pour 1906 Sartorius évalue à 26 milliards, dont 16 milliards en titres le montant des investissements allemands à l'étranger, avec un revenu annuel d'environ 1 240 millions de marks. Voir Sartorius, op. cit., pp. 88 sq.
  18. Même là où les capitaux européens sont placés en actions de sociétés américaines, ils n'en tirent très souvent rien de plus qu'un intérêt, puisque le bénéfice de l'entrepreneur est déjà contenu dans le bénéfice du fondateur des banques américaines.
  19. Au cours des vingt dernières années, les importations de froment et autres céréales de l'étranger ont augmenté de 4 millions de livres sterling, soit de 9 %, celles provenant des possessions britanniques, elles, de 9,25 millions de livres sterling, soit de 84 %. Quant aux importations de viande de l'étranger, elles ont augmenté de 16,5 millions de livres sterling, soit 79 %, et celles provenant des possessions britanniques, de 8 millions de livres sterling (230 %). Enfin les importations de beurre et de fromage des pays étrangers et celles provenant des possessions britanniques ont augmenté respectivement de 60 % et de 630 %. Les importations de céréales en provenance des possessions britanniques s'élevaient en 1895 à 7 722 000 livres sterling, en 1905, à 20 345 000 livres sterling, soit accroissement de 163 %. En même temps, les importations totales passèrent de 45 359 000 livres à 49 684 000 livres, soit une augmentation de 9,5 %. En 1895, les pays étrangers couvraient 85,4 % des besoins en céréales du Royaume-Uni et les possessions britanniques 14,6 %. En 1905 ces pourcentages respectifs étaient de 71 % et de 19 % (W. A. S. Hewins, « L'Empire britannique », dans L'Economie mondiale publiée par Ernst von Halle, 1906, III, p, 7).
  20. D'après les indications de la commission Chamberlan (citées par Schultze-Gaevernitz, op, cit., p. 2,16), la valeur des importations en provenance de la Grande-Bretagne était par habitant :
    en Allemagne, Hollande, Belgique0,118livre sterling
    en France0,8
    aux Etats-Unis0,63
    au Natal8,60
    au Cap6,196
    en Australie5,56
    en Nouvelle-Zélande7,57
    au Canada1,184
    Les colonies britanniques importèrent en 1901 :
    de la métropole123,5millions de livres sterling
    d'autres colonies britanniques68,0
    de l'étranger90,0
    Quant aux exportations du Royaume-Uni, elles étaient (en millions de livres sterling) les suivantes :
    1866187218821902
    à destination des colonies britanniques :57,760,684,8109,0
    à destination des pays européens63,8108,085,386,5
    à destination des pays d'Asie, d'Afrique

    et de l'Amérique du Sud non britanniques

    42,947,040,354,1
    à destination des Etats-Unis28,540,731,023,8
  21. C'est pourquoi cet argument fut toujours mis en avant par Chamberlain dans sa propagande. « Il me semble que le sens de l'époque tend à mettre tout le pouvoir entre les mains des grandes nations. Les petits pays, qui ne progressent pas, me paraissent destinés à tomber dans une position subalterne. Mais, si la Grande-Bretagne reste unie, aucune puissance au monde ne peut la dépasser en superficie, en population, en richesse et en variété des ressources. » Discours du 31 mars 1897 cité par Marie Schwab, La Politique commerciale de Chamberlain, Iéna, 1905, p. 6.
  22. L'intérêt que l'ensemble de la classe capitaliste a dans la réforme des tarifs douaniers et l'impérialisme, où l'on met adroitement au premier plan celui des industries de transformation, est exposé de la façon suivante par le professeur Hewins : « Le Royaume-uni importe actuellement ses produits alimentaires de certains pays avec lesquels il n'a conclu aucun accord de réciprocité. Aussi doit-il utiliser pour le règlement de ces importations de produits alimentaires l'appareil compliqué du commerce international et chercher constamment de nouveaux débouchés pour ses produits manufacturés dans le monde et régler ses dettes au moyen d'accords de réciprocité entre les pays. A la longue, cette politique commerciale est impossible pour les raisons suivantes : a) Le nombre des pays ainsi ouverts aux importations de produits britanniques diminue constamment et, sur les marchés de l'Extrême-Orient, par exemple, nous nous heurterons certainement et très bientôt à la concurrence imbattable du Japon. b) La nécessité où nous sommes de chercher constamment pour nos produits d'autres débouchés que des pays comme l'Allemagne et les Etats-Unis, abstraction faite encore une fois des colonies, a une influence nuisible sur le développement économique de l'Angleterre. La tendance naturelle de ce développement consistait en ce que les industries anglaises s'efforçaient d'atteindre des niveaux de plus en plus élevés, employaient des ouvriers de plus en plus qualifiés et amélioraient sans cesse leurs qualités techniques. Mais désormais il ne saurait plus en être de même. Les pays les plus avancés se ferment à nos importations et l'industrie anglaise, contrainte de traiter avec les pays du monde les plus arriérés, doit produire les marchandises correspondant à leurs besoins. c) Il en résulte un conflit entre deux tendances opposées. Précisément dans ce domaine des marchandises de grande consommation, les plus jeunes pays industriels peuvent faire de grands progrès. Ici l'Allemagne, la Belgique, les Etats-Unis, l'Autriche, et même le Japon peuvent nous faire concurrence. D'un autre côté se manifeste dans l'industrie anglaise la tendance à développer plus de spécialités que les entreprises fabriquant des produits de grande consommation et a produire ainsi des marchandises plus chères. C'est ainsi que la Grande-Bretagne passe de plus en plus à l'arrière-plan dans les territoires dont elle dépend de plus en plus pour le paiement des denrées alimentaires qu'elle importe. C'est ce qui explique l'importance qu'a dans tout l'Empire l'effort en vue de l'organisation d'une plus grande activité professionnelle britannique » (Hewins, op. cit., p. 37).
  23. Les chiffres suivants montrent l'importance qu'a pour l'Angleterre la construction des chemins de fer dans les colonies : « En 1880 l'Empire britannique possédait 40 000 milles anglais de voies ferrées, dont les 3/8 dans le Royaume-Uni et 5/8 dans les colonies et possessions d'outre-mer. En 1904, le réseau était, passé, à 95 000 milles anglais, dont encore 2/9 dans le Royaume-Uni. Il s’était donc accru de 26 % dans la métropole et de 223 % dans les colonies. Le développement rapide de ces dernières repose naturellement sur l'ouverture de territoires où il n'y avait pas jusqu'alors de chemins de fer, sinon dans un état très primitif. C'est ainsi que, depuis 1880 la longueur des voies ferrées a triplé en Inde et au Canada quadruplé en Australie, quintuplé en Afrique du Sud. En dehors du Royaume-Uni la plus grande densité du réseau ferré est en rapport avec la densité de la population en Australie, où, pour 1 000 habitants, il y a 3,86 milles de voies ferrées, contre 3,76 au Canada et 0,19 en Inde. D'une façon caractéristique, le grand réseau ferré du Royaume-Uni paraît petit en comparaison des Etats-Unis où d'après le Poors Railroad Manual de 1904, il y avait en activité 212 349 milles de rail, c'est-à-dire plus du double de la longueur du réseau ferré de l'Empire britannique, dont la population est cinq fois plus nombreuse. Il en résulte par conséquent la perspective d'une nouvelle extension, presque illimitée, du réseau ferré dans l’Empire britannique. Presque tout le capital nécessité par la construction de ces lignes de chemins de fer a été rassemblé aux Etats-Unis ; les sommes investies dans les chemins de fer britanniques en dehors de la métropole peuvent être évaluées à environ 850 millions de livres sterling, les recettes annuelles brutes à 75 millions de livres et les recettes nettes à 30 millions. En tenant compte des chiffres pour le Royaume-Uni, j'évalue l'ensemble du capital investi dans les chemins de fer de l'Empire britannique à environ 2 100 millions de livres sterling, ce qui se rapproche beaucoup plus du chiffre correspondant pour les Etats-Unis, soit 2 800 millions de livres sterling, que de la longueur du réseau ferré. Les recettes nettes des chemins de fer sont d'environ 70 à 75 millions de livres sterling par an, soit 3 % du capital investi » (Hewins, op. cit., p. 34).
  24. M. Dernburg connaissait parfaitement la mentalité des capitalistes quand il soulignait constamment dans ses discours d'agitation la possibilité que les colonies allemandes libèrent les industriels allemands du coton et du cuivre du joug américain.
  25. Voir l'analyse pénétrante des conséquences de ce phénomène pour la Russie chez Kautsky, « L'Ouvrier américain », Neue Zeit, XXIV, I, pp. 675 sq.
  26. C'est aussi le cas pour la Russie, où cependant le processus d'assimilation nationale, dans lequel elle est déjà engagée, réussira beaucoup plus facilement à cause de l'étendue du territoire et en vue duquel le moyen le plus radical serait la banqueroute de l'Etat.
  27. De petits pays, en revanche, ne peuvent que difficilement, lors des négociations à propos d'emprunts, poser des conditions au sujet de fournitures industrielles, en partie aussi parce que leurs industries sont moins productives. « On a reproché avec raison aux banques néerlandaises de fournir des capitaux à l'étranger sans conditions... La Bourse accorda à l'étranger, en dernier lieu l'Amérique du Sud (notamment en 1905), des capitaux importants sans poser à cette occasion des conditions en faveur de l'industrie néerlandaise, comme cela se fait fréquemment en Belgique, en Allemagne et en Angleterre » (G. Hesselink, « Hollande » dans L'Economie mondiale, de Halle, III, p. 118).
  28. Au sujet de la supériorité dont bénéficie en cela le grand territoire économique, voir Richard Schüller, Protectionnisme et libre­échange, Vienne, 1905, p. 247 : « Le commerce extérieur d'un territoire de faibles dimensions est grand par rapport à sa production et par conséquent important ,pour lui, mais, pour les grands pays d'où il importe ses marchandises et dans lesquels il veut exporter, ce commerce est, par rapport à sa production, d'importance moindre. C'est pourquoi il est difficile au premier de défendre ses intérêts comme il convient dans les contrats et d'amener ses partenaires à adapter leur politique commerciale à ses besoins. »
  29. Voir Karl Emil, « L'Impérialisme allemand et la politique intérieure », Neue Zeit, XXVI, 1.
  30. Un exemple d'une telle évolution est fourni par l'issue provisoire du conflit marocain, où l'alliance de Krupp et de Schneider-Creusot en vue de l'exploitation en commun des mines maroco-algériennes a eu pour conséquence un accord des deux pays intéressés, à la pression desquels le Maroc peut beaucoup moins facilement se soustraire que s'il pouvait les jouer l'un contre l’autre.
  31. On imagine à quel point il est devenu important pour la réalisation internationale des derniers accords commerciaux allemands que la puissance politique de la Russie ait été si affaiblie du fait des événements en Extrême-Orient qu'une pression politique de sa part n'était pas possible.
  32. Voir Otto Bauer, « L'impérialisme et le principe des nationalités », Etudes marxiennes, II, § 30, pp. 491 sq .
  33. Pour la Prusse, voir « La Puissance en capital des cultivateurs indépendants en Prusse », par le professeur F. Kühnert dans la Revue de l’Office royal prussien de statistiques agricoles, 1908. Cette étude est fondée sur la statistique concernant l'endettement des propriétaires de fonds payant un minimum d'impôt de 60 marks (pour l'année 1902), c'est-à-dire en général des cultivateurs vraiment indépendants. « Par « puissance en capital », on n'entend pas ici la possession de fonds, le capital agricole et forestier, ni les installations professionnelles, mais des créances de toutes sortes, telles qu'actions, dépôts à la Caisse d’Epargne, parts de mine, etc. D’après cette statistique les propriétaires de fonds payant un impôt d'au moins 60 marks, dont le nombre total était de 720 067, possédaient un capital de 7 920 781 703 marks, dont 3 997 549 251 marks, soit 50,5 %, pour les 628 876 propriétaires dont le revenu principal provient de l'agriculture ou de l’exploitation forestière, et 3 923 232 452 marks, soit 49,5 %, pour les 91 195 propriétaires en tirant seulement un revenu supplémentaire. Sur la fortune brute totale de 720 067 cultivateurs indépendants de Prusse, d'un montant de 39 955 315 135 marks, 74,1 % représentent la valeur du sol, 19,8 % la fortune en capital, 5,9 % les installations et 0,2 % les droits, etc. En particulier, sur la fortune totale des 628 876 cultivateurs qui tirent leur principal revenu de la terre, d'un montant de 28 541 502 216 marks, et pour les 91 191 cultivateurs dont l'agriculture n’est pas la principale profession et qui possèdent au total 11 413 811 919 marks, ils sont de 47,1 %, 34,4 %, 18,3 % et 0,3 %.
  34. A quel point les grands industriels en ont conscience, c'est ce que montre la prise de position du baron von Reiswitz, le secrétaire général de l'Union des employeurs de Hamburg-Altona et principal défenseur du principe des unions mixtes d'employeurs. D'après lui, les avantages de ces unions sont que d'une part elles exercent une action « extrêmement éducative » sur les employeurs, car presque constamment l'une des branches participantes est touchée par la grève, ce qui fait que l'Union « se trouve pour ainsi dire en permanence en état de guerre », et d'autre part - et c'est là le principal - elles rendent possible une action commune de la grande industrie, des petites entreprises et de l'artisanat. C'est à cette collaboration de tous les groupes professionnels que le baron von Reiswitz accorde, pour des raisons politiques, une valeur particulière. L'artisan est d'après lui le meilleur champion dans la lutte contre la social-démocratie, et c'est pourquoi la grande industrie a un intérêt particulier à lui conserver ses chances de vie économique (Voir Reiswitz, Fondez des unions d'employeurs, pp. 22 sq. Cité par le Dr Gerhard Kessler, « Les Unions allemandes d'employeurs », dans Ecrits de l'Union pour la politique sociale, t. 124, Leipzig, 1907, pp. 106 sq.).
  35. Voir Kessler, op. cit., p. 15.
  36. C'est ainsi que selon le rapport du Berliner Tageblatt du 14 Juillet 1909 sur la conférence de l'Union allemande des employés de banque Fürstenberg, le président du comité directeur de Berlin, déclara : « Les tentatives de concentration dans les banques ont heureusement été arrêtées. Cependant, à l'heure actuelle, 90 % de tous les employés de banque d'Allemagne n'ont aucune chance de devenir jamais indépendants. »
  37. La constitution du Trust du whisky rendit superflus trois cents représentants et celle du Trust de l'acier deux cents (Voir J. W. Jenks, The Trust Problem, New York, 1902, p. 24).
  38. Nous ne pouvons ici examiner plus en détail le problème de l'immigration, surtout après les discussions, dont il a déjà été fait mention plus haut, dans la Neue Zeit.
  39. C’est pourquoi dans les pays où le mouvement syndical a pris naissance relativement tard et a trouvé dès le début en face de lui une grande industrie très développée, l'organisation syndicale dans les secteurs de la grande industrie est en général plus faible qu'en Angleterre, par exemple, où elle s'est développée en même temps que l'industrie.
  40. Voir Dr Gerhard Kessler, Les Unions allemandes d’employeurs, p. 40.
  41. Ibidem, p. 37.
  42. Ibidem. p. 20. « Aussi longtemps que les ouvriers d'une entreprise sont une masse inorganisée, même l'employeur isolé leur est supérieur. Il n'a besoin d'aucune union d'employeurs … Aussi longtemps par conséquent que le mouvement syndical luttait péniblement pour son existence - d'une façon générale jusqu'à la fin des années 80 du XIXe siècle - il n'y avait en Allemagne aucun besoin d'unions patronales. Mais lorsque, depuis la fin des années 80. et particulièrement après le retrait de la loi contre les socialistes, commença le grand essor du mouvement syndical, suivi d'une vague de mouvements de grèves pour les salaires, le patronat commença lui aussi à créer des unions d'employeurs, en réaction contre l'action des syndicats. Le syndicat ouvrier est partout le phénomène primaire, l'union patronale le phénomène secondaire. Le premier attaque, la seconde se défend (si parfois le rapport est inverse, cela ne change rien à la justesse générale de l'observation. Le syndicat est à ses débuts essentiellement une union pour la grève, l'union patronale une union contre la grève. Plus tôt entre en scène dans une profession déterminée un syndicat vigoureux, plus tôt se constitue également une union patronale en vue de le combattre. L'union patronale est par conséquent l'organisation des employeurs de la profession en vue du règlement de ses rapports avec les ouvriers organisés. »
  43. Que l'on compare à la situation aux Etats-Unis: « Les organisations patronales aux Etats-Unis devraient être plus fermes et plus combatives que dans les autres pays. Des unions centrales et régionales, sans parler des associations de ces unions, existent dans presque toutes les industries. Les deux plus importantes sont la National Association of Manufacturers et la Citizen's Industrial Association of America. La première se compose presque exclusivement d'industriels et a été fondée en 1895, essentiellement en vue de l'extension du marché extérieur pour les produits américains. Au cours des cinq dernières années, elle a cependant participé activement à la lutte contre les organisations ouvrières et cherché à influencer l'opinion publique et la législation fédérale en faveur des intérêts patronaux. En 1905, elle a empêché l'adoption de deux projets de loi importants qui avaient été déposés sur le bureau du Congrès à la demande des organisations ouvrières. La première avait pour but l'introduction de la journée de huit heures pour tous les travaux exécutés par ou pour le gouvernement fédéral ; la seconde proposait de restreindre la compétence des « ordres de suspension judiciaire » dans les conflits du travail. La Citizen's Industrial Association s'écarte de la précédente en ce qu'elle est une union de toutes les associations locales, régionales et nationales de patrons et de citoyens aux Etats-Unis. Elle a été créée en 1903 à la demande de la National Association of Manufacturers en vue de grouper en une organisation de combat tous les individus et associations décidés à s'opposer aux revendications des unions ouvrières et spécialement à l'introduction du closed shop, c'est-à-dire de l'exclusivité de l'embauche dans les entreprises pour les membres des unions ouvrières. Elle s'est accrue rapidement et comprend, dans ses associations nationales, régionales et locales, plusieurs centaines de milliers d'adhérents. Elle combat toutes les interventions, tant du gouvernement que des associations ouvrières, dans les affaires professionnelles. A sa troisième assemblée annuelle à Saint-Louis, en novembre 1905, elle adopta des résolutions concernant la fondation d'écoles professionnelles et de bureaux de placement qui sont sous le contrôle de l'Association et sont chargés de fournir aux employeurs des ouvriers sans tenir compte s'ils appartiennent ou non à une union ouvrière. Deux des plus importantes associations en liaison avec cette Citizen's Industrial Association est la National Metal Trades Association de fabricants de machines-outils et la National Founders Association de propriétaires de fonderies ne travaillant pas dans l'industrie des hauts fourneaux. Ces derniers ont conclu, il y a cinq ans, des accords avec les unions des mécaniciens et des ouvriers fondeurs. Mais ces accords ont été dénoncés et la Founders Association a engagé en 1905 la lutte contre la puissante l'union des ouvriers fondeurs, qui s'étend depuis à toutes les fabriques des Etats-Unis » (Halle, L'Economie mondiale, III, p. 62).
  44. A quoi ne change rien le fait que, pour le moment, où le développement des organisations patronales et de leur tactique en est encore à ses débuts, cette conséquence ne s'est pas encore pleinement manifestée. La statistique des lock-outs, telle que Kessler (op. cit., p. 259) la communique, montre 1°) que le nombre des lock-outs augmente rapidement, 2°) que leur nombre est plus élevé dans les périodes de haute conjoncture que dans les périodes de dépression. Cela s'explique tout simplement par le fait que ces lock-outs, qui sont des mesures de défense contre les grèves, augmentent naturellement en période de haute conjoncture, où les grèves sont les plus nombreuses. Cela ne contredit absolument pas l'affirmation qu'à mesure que se renfonce l'organisation patronale, la lutte est de plus en plus souvent déplacée par la volonté des employeurs dans les périodes de dépression, où augmente le nombre des lock-outs offensifs. Kessler déclare à ce propos (p. 243) : « Outre le lock-out de sympathie, le lock-out de programme est devenu de plus en plus fréquent ces derniers temps. Sous cette appellation, l'auteur entend tous les lock-outs auxquels on procède sans grève préalable en vue d'imposer aux ouvriers un programme établi par les employeurs, comportant certains tarifs de salaires, un temps de travail déterminé, un bureau de placement non paritaire ou autres conditions de travail générales ou particulières ... Il est probable que le nombre de ces lock-outs de programme augmentera encore à l'avenir, car après l'échec des négociations sur le renouvellement des tarifs, l'Union patronale a encore plus d'intérêt que le syndicat à imposer au plus vite un nouvel accord de salaires, au besoin par la lutte. Ces lock-outs de programme peuvent être comparés, soit aux grèves offensives, soit aux grèves défensives des syndicats, mais surtout, étant donné le caractère des unions patronales, à ces dernières. Qu'une union patronale tente par un lock-out d'aggraver directement les conditions de travail est une chose rare et le restera probablement aussi. Il est plus fréquent qu'on y fasse appel afin de renouveler pour des années un contrat de salaires non amélioré et se préserver contre des hausses de salaires éventuelles, etc. » Après examen de la statistique en question, Kessler en arrive à cette conclusion que « presque tous les grands lock-outs se sont terminés par un succès, soit complet, soit partiel, pour les employeurs. Le lock-out est une arme à laquelle les ouvriers, en règle générale, ne peuvent résister. Une raison suffisante pour les dirigeants syndicaux de modérer le plus possible l'ardeur belliqueuse de leurs adhérents et d'étouffer dans le germe des grèves futiles. Une raison également pour le patronat de ne pas être pris de panique devant l'accroissement des organisations ouvrières. D'ailleurs, les pertes considérables qu'entraîne chaque lock-out même victorieux empêcheront certainement d'utiliser trop souvent et dans des cas injustifiés cette arme trop lourde. Ni de ce côté-ci ni de ce côté-là, les arbres ne poussent dans le ciel » (p. 263).
  45. Si c'est devenu une profession spéciale en Amérique de louer une troupe de briseurs de grève professionnels que l'on met, selon les besoins, contre argent, à la disposition de tel ou tel employeur, on entretient dans nos entreprises géantes une troupe permanente de briseurs de grève sous forme d'institutions de bienfaisance. Les institutions de bienfaisance apparaissent ainsi, non comme un instrument de paix sociale, mais comme une arme de combat qui sert à la lutte sociale et accroît la supériorité de l'une des deux parties en présence (Lujo Brentano dans Débats de l'Association pour la politique sociale, 1905, t. 115, p. 142).
  46. D'un autre côté, la conclusion d'accords sur les salaires renforce le syndicat, auquel adhèrent maintenant un grand nombre d'ouvriers qui s'en étaient tenus éloignés jusque-là. Ce fait accroît la résistance des employeurs. C'est ainsi que la plus puissante organisation patronale allemande, l'Union centrale d'industriels allemands, adopta en mai 1905 la résolution suivante : « L'Union centrale d'industriels allemands considère la conclusion d'accords sur les salaires entre les organisations d'employeurs et les organisations des ouvriers comme extrêmement dangereuse pour l'industrie allemande et son développement prospère. Ces accords ôtent à l'employeur individuel la liberté, nécessaire pour la conduite pratique de toute entreprise, de décider l'utilisation de ses ouvriers, de même qu'ils placent inévitablement l'ouvrier isolé sous la domination de l'organisation ouvrière. Les accords sur les salaires constituent, selon la conviction de l'Union centrale, ainsi qu'il est confirmé par les expériences en Angleterre et en Amérique, de graves entraves aux progrès techniques et dans le domaine de l'organisation de l'industrie allemande » (Cité par Ad. Braun. Les Accords sur les salaires et les syndicats allemands, Stuttgart, 1908).
  47. Voir les déclarations du conseiller de gouvernement Leidig dans les Débats de l'Association pour la politique sociale, 1905, p. 156, et du professeur Harms, p. 201.
  48. Que les alliances corporatives sont à condamner également du point de vue général de la classe ouvrière, c'est ce qu'explique Adolf Braun : « Il convient de mentionner que les employeurs commencent à lier les accords sur les salaires avec des projets touchant l'exclusion de toute concurrence gênante, la garantie de prix élevés et l'exploitation des consommateurs. Ces mêmes employeurs qui, récemment encore, exprimaient leur indignation au sujet des arrêts de travail, des entraves apportées à l'embauchage d'ouvriers venus du dehors, des influences exercées par les syndicats sur le marché du travail, se demandent maintenant si l'on ne doit pas exiger des organisations syndicales, au moment de la conclusion d'accords sur les salaires, une garantie pour le maintien de certains prix minimum pour les marchandises produites. Alors à côté du tarif général qui fixe le paiement de la force de travail, il devrait y en avoir un autre fixant le rapport des prix que les consommateurs auront à payer. Les organisations syndicales liées par ce tarif devraient arrêter le travail partout où un entrepreneur vend ses marchandises à des prix inférieurs à ceux fixés dans le tarif général par l'organisation patronale. Ainsi les syndicats non seulement seraient contraints d'encourager la tendance à la hausse de tous les objets de consommation, mais deviendraient les défenseurs conscients des intérêts patronaux et seraient rendus responsables devant l'opinion publique de la hausse du coût de la vie. On peut certes imaginer des cas exceptionnels où l'objectif syndical ne peut être atteint autrement qu'en influençant la consommation de masse et où par conséquent une telle concession peut paraître explicable. Mais faire de ces concessions une règle générale, une condition de la conclusion d'un accord sur les salaires, semble en contradiction avec les principes du mouvement ouvrier, avec les tâches des syndicats (Adolf Braun, op. cit., pp. 5 sq.).
  49. Cela s'appelle vraiment jeter le manche après la cognée que de déclarer comme le fait Naumann (Débats de l’Union pour la politique sociale, 1905, p. 187) : « La sphère à l'intérieur de laquelle cette conclusion normale de la grève (à savoir l'accord sur les salaires) est possible cesse là où l'activité moyenne est dépassée. Il y a eu certes des tentatives isolées d'accords sur les salaires au-dessus de cette limite, mais malgré tout il y a une sphère où l'on peut recommander à l'ancienne manière, selon la recette libérale, de faire grève pour parvenir à un accord sur les salaires, et il existe au-delà une tout autre sphère où on ne peut pas au moyen d'une grève parvenir à un tel accord pour cette raison bien simple qu'à la question « Lequel de nous deux tiendra le plus longtemps? », la réponse est claire pour toute personne qui réfléchit. Si nous avions de nouveau une grève des mineurs, ... chacun sait d'avance, celui qui y participe comme celui qui n'y participe pas, que les ouvriers ne peuvent pas obtenir une victoire dans le sens des anciennes négociations de paix, que ces grèves sont essentiellement des grèves démonstratives. Car, même si nous supposons qu'une telle grèves isolée puisse être victorieuse, supposition du reste tout à fait arbitraire, la possibilité d'organiser une défense contre le retour de tels incidents serait entre les mains de la grande industrie cartellisée. Il n'y a pas longtemps, un jeune banquier me disait: « Quelle perte serait-ce si nous maintenions une réserve permanente pour tant ou tant de mois, qui nous protégerait pendant ce temps contre toute défaite par suite de grève, grève dans l'ancien sens du terme ? » Qu'en résulte-t-il ? Que l'ouvrier, s'il veut améliorer son sort, ne peut concevoir la grève que du point de vue de l'appel au reste de la population.
  50. « Le système protectionniste moderne, et c'est en cela que consiste son importance historique, introduit la dernière phase du capitalisme. Pour arrêter la baisse du taux de profit, cette loi fondamentale du capitalisme, le capital supprime la libre concurrence, s'organise et est mis en mesure par son organisation de s'emparer du pouvoir d'Etat pour le faire servir directement à ses intérêts d'exploitation. Ce n'est plus la classe ouvrière seule, mais la population tout entière qui est soumise au besoin de profit de la classe capitaliste. Tous les moyens de puissance dont dispose la société sont réunis pour les transformer en instruments d'exploitation de la société par le capital. C'est le premier degré de la société socialiste, parce qu’il en est la négation complète : socialisation consciente de toutes les forces économiques existant dans la société actuelle, mais socialisation, non dans l'intérêt de la collectivité, mais pour renforcer d'une façon inouïe le degré d'exploitation de la collectivité. Or, c'est précisément le caractère évident de cet état de choses qui rend à la longue son maintien impossible. Il suscite, en face de l'action de la classe capitaliste, à laquelle la concentration des moyens de production a apporté la concentration de sa conscience et de son activité, l'action du prolétariat, à qui il ne faut que prendre conscience de sa force pour devenir irrésistible » (Rudolf Hilferding, « La Nouvelle Fonction du protectionnisme », Neue Zeit, XXI, 2).
  51. Voir Karl Kautsky, Le Chemin du pouvoir, en particulier le chapitre final, « Une nouvelle ère de révolutions ».