III. Le capital financier et la limitation de la libre concurrence

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Chapitre XI. Les obstacles à l'égalisation des taux de profit et les moyens de les surmonter[modifier le wikicode]

L'objectif de la production capitaliste est le profit. L'obtention du plus grand profit possible est l'objectif de chaque capitaliste en particulier, la raison d'être de son activité économique, qui découle nécessairement des conditions de la lutte pour la concurrence. Car le capitaliste ne peut se maintenir que s'il s'efforce constamment, non seulement de résister à ses concurrents, mais même de les battre. Il n'y réussit que s'il parvient à accroître son profit au-dessus de la moyenne, par conséquent à obtenir un surprofit[1].

Mais cet effort subjectif en vue du profit le plus élevé possible a pour résultat objectif la tendance à l'établissement du même taux de profit moyen pour tous les capitaux[2].

Ce résultat on cherchera à l'atteindre par la concurrence des capitaux pour les sphères de placement, l'afflux constant du capital dans les secteurs à taux de profit supérieur à la moyenne et son reflux constant hors des secteurs à taux de profit inférieur à cette moyenne. Mais ce va-et-vient constant se heurte à des obstacles qui s'accroissent au fur et à mesure du développement capitaliste.

Le développement de la productivité du travail, le progrès technique, se manifestent en cela que la même quantité de travail vivant met en mouvement une quantité croissante de moyens de production. Ce processus se reflète économiquement dans la composition organique de plus en plus élevée du capital, la part de plus en plus grande qu’occupe le capital constant par rapport au capital variable à l'intérieur du capital global[3]. Dans cette modification de la proportion c : v s'exprime le changement de l'image que présentaient la manufacture et la fabrique pré-capitaliste avec leurs groupes d'ouvriers serrés les uns contre les autres dans des ateliers exigus autour de quelques petites machines, en comparaison avec l'usine moderne où derrière les immenses carcasses des automates, de petits hommes à peine visibles çà et là semblent toujours disparaître de nouveau.

Mais le développement technique entraîne également un changement à l'intérieur des éléments dont se compose le capital constant. Ainsi, la part du capital fixe croit plus rapidement que celle du capital circulant. C'est ce que montrent les textes suivants :

« Les progrès techniques dans les hauts fourneaux ont contraint à une activité de plus en plus grande, amené une concentration de capital de plus en plus forte. Selon Lürmann (« Les Progrès dans l'industrie des hauts fourneaux depuis cinquante ans », Düsseldorf, 1902), le cubage des hauts fourneaux s'est accru depuis 1852 dans la proportion à 33,3 et de 1 à 7 par tonne de cubage. En 1750, quatorze hauts fourneaux de charbon de bois silésiens produisaient au total 25 000 quintaux de fer brut, en 1799, les deux hauts fourneaux à coke de Königshütte voyaient passer leur production à 40 000 quintaux par an. Œchelhaüser célèbre en 1852 une production journalière de 50 à 60 000 livres prussiennes. Les derniers records par jour et haut fourneau sont : société d'exploitation Deutscher Kaiser (Thyssen), 518 tonnes; Ohio Steel Co n° 3, 806 tonnes. Autrement dit, le haut fourneau américain produit en une trentaine d'heures ce qu'un haut fourneau silésien produisait autrefois en une année entière et en 36 heures ce que produisaient dans l'année il y a cent cinquante ans quatorze hauts fourneaux silésiens.

En conséquence, les frais d'installation par haut fourneau ont augmenté dans d'énormes proportions. Les hauts fourneaux de Königshütte susmentionnés étaient estimés en gros à 40 000 thalers, ce qui représente environ un capital de fondation de 20 000 thalers par tonne de pro­duction quotidienne. En 1887, on était descendu, selon Wedding, avec des frais d'établissement de près de 1 million de marks par haut fourneau, à 5 400-6 000 marks par tonne de production journalière. Ces derniers temps, les frais par tonne de production journalière, du fait de l'introduction de nombreux nouveaux appareils et de la suppression presque complète du travail manuel, se sont élevés à environ 10 000 marks, ce qui signifie qu'un faut fourneau normal de 250 tonnes dans le bassin de la Ruhr coûte aujourd'hui 2 millions et demi de marks. Quant aux hauts fourneaux américains, ils ont déjà englouti 6 millions de marks.

En dehors du Siegerland et de la Haute-Silésie, il n'y a presque plus aujourd'hui en Allemagne de hauts fourneaux d'une capacité de production journalière inférieure à 100 tonnes. La production annuelle minima d'un nouveau haut fourneau doit être estimée à 30 à 40 000 tonnes au minimum, mais l'activité de plusieurs hauts fourneaux offre de grands avantages, d'où l'effort en vue d'accroître constamment le nombre des hauts fourneaux appartenant à la même société. De même, les frais généraux (direction, laboratoire, ingénieurs), les frais de la machinerie de réserve nécessaire (soufflerie, chaufferie), se répartissent sur une production beaucoup plus vaste. Mais ce n'est qu'en groupant plusieurs fourneaux qu'on peut, bon an mal an, produire dans un même fourneau la même sorte de fer brut. On évite ainsi le passage onéreux, dans le même fourneau, d'une sorte de fer brut à l'autre, et il devient alors possible de spécialiser la construction des fourneaux en vue de la production d'une sorte de fer déterminée. Enfin, l'utilisation des inventions modernes (transport rationnel des matières premières, chaudière de fonderie, mélangeur, etc.) n'est économiquement rationnelle qu'avec de hauts chiffres de production et plusieurs fourneaux (Heymann, op. cit., pp. 13 sq.).

A cette branche d'industrie à haute composition organique, il est intéressant de comparer une autre branche industrielle où l'utilisation des machines a atteint également un très haut degré, mais où, par suite de tout autres conditions techniques, la composition organique est beaucoup plus basse. Nous montrerons l'importance du capital nécessaire pour la fabrication des chaussures en prenant l'exemple d'une usine qui fabrique 6 à 800 paires de chaussures par jour, la moitié à semelles débordantes, la moitié à semelles cousues.

Bâtiments100 000marks
Terrain50 000»
Machines à vapeur (50 CV)21 000»
Installations électriques20 000»
Machines et autres installations80 000»
Formes25 000»
—————————
Capital fixe296 000marks

Supposons maintenant que le capital circulant soit transformé deux fois par an ; nous obtenons :

Matières premières pour six mois350 000marks
Salaires pour six mois100 000»
Frais divers pour six mois90 000»
————————
Capital circulant540 000marks


« Nous pourrons donc dire qu'en dehors d'un capital fixe d'environ 300 000 marks, il faut un capital circulant de 500 000 marks, soit, pour cette fabrique, qui occuperait 180 à 200 ouvriers, un capital total d'environ 800 000 marks » (Karl Rehe, op. cit., p. 54)

En revanche, « Une grande firme combinée Thomas, d'une production de 300 000 à 400 000 tonnes, dont la fon­dation est projetée en Allemagne occidentale, et qui doit acheter des terrains ferrugineux, coûterait aujourd'hui au moins :

1 000 hectares de terrains ferrugineux10millions de marks
Six terrains houillers dans le bassin de la Ruhr3»
Une mine de charbon d'une capacité extractive de un million de tonnes, y compris les cokeries12»
Construction de hauts fourneaux10»
Usine sidérurgique15»
Terrains, lignes ferroviaire, logement ouvriers, etc5»
————————————
Soit en tout55millions de marks


Il faut envisager pour un tel combinat un personnel ouvrier de 10 000 personnes. En Amérique, on estime nécessaire un capital de 20 à 30 millions de dollars pour une aciérie d'une capacité de production deux fois plus grande (2 500 tonnes par jour). En revanche, on a investi en 1852 dans toute l'industrie du fer de la province de Nassau un capital de 1 235 000 florins » (Heymann, op. cit., p. 26).

Mais cet énorme accroissement du capital fixe a pour conséquence qu'il devient de plus en plus difficile de retirer les capitaux une fois investis. Alors que le capital circulant, à la fin de chaque période de transformation, peut être reconverti en argent et placé de nouveau dans une autre branche de production, le capital fixe est immobilisé par toute une série de périodes de transformation dans le processus de la production. Sa valeur se transfère peu à peu sur le produit et revient aussi progressivement sous forme d'argent. La transformation du capital global se prolonge. Plus la part du capital fixe est importante, plus vastes ses dimensions, plus il pèse lourdement dans la balance des investissements, et plus il est difficile de réaliser la valeur qui y est liée sans lourdes pertes et de transférer ensuite le capital dans une sphère de production plus favorable. Mais cela a pour résultat de modifier la lutte de concurrence du capital pour les sphères de placement. A la place des vieilles barrières légales de la tutelle moyenâgeuse, de nouvelles barrières économiques sont apparues, qui restreignent la liberté de mouvement du capital, restriction qui n'affecte d'ailleurs que les capitaux déjà investis dans la production et non ceux qui cherchent à s’investir. Une deuxième barrière consiste en ceci que le développement technique élargit en même temps l'échelle de la production, que les dimensions croissantes du capital constant et en particulier du capital fixe exigent des capitaux de plus en plus considérables, pour pouvoir élargir la production d'une façon adéquate ou créer de nouvelles entreprises. Les sommes progressivement accumulées au moyen de la plus-value sont très loin de suffire pour pouvoir être transformées en capitaux indépendants. On pourrait ainsi penser que même l'afflux de nouveaux capitaux est insuffisant ou vient trop tard. Mais la liberté de mouvement du capital est la condition de l'établissement du taux de profit égal - égalité impossible si l'afflux ou le reflux du capital ne peuvent se faire sans entraves. Comme la tendance à l'égalité du profit est en premier lieu effort individuel du capitaliste en vue du plus haut profit possible, la barrière doit être supprimée en premier lieu au niveau individuel. C'est ce qui se passe grâce à la mobilisation du capital.

Pour centraliser le capital, il suffit de l'associer. Mais la mobilisation élargit en même temps le cercle du capital associé. Car elle rend la reconversion du capital industriel, y compris le capital fixe, en capital-argent la plus indépendante possible du véritable reflux à la fin de la période pendant laquelle le capital fixe doit fonctionner en tant que tel. Cette reconversion, bien entendu, n'est pas possible à l'échelle sociale, mais seulement pour un certain nombre de capitalistes changeant constamment. La possibilité d'être reconverti en argent donne au capital le mode de reflux du capital de prêt - capital-argent qui, avancé pour un certain temps, revient comme somme d'argent majorée de l’intérêt. Mais cela permet à des capitaux d'être investis dans l’industrie, qui n'auraient pu le faire sans cela.

Ce sont des capitaux qui devraient être immobilisés pour un temps plus ou moins long ou placés provisoirement en tant que simple capital de prêt. Leur composition change constamment, Ils se contractent ou s'élargissent, mais il y a toujours une certaine somme ainsi provisoirement immobilisée. Celle-ci peut être transformée en capital industriel et par là fixée. Le changement constant de cette somme d'argent s’exprime dans le changement constant de la propriété des actions. Cette transformation en capital industriel ne se fait bien entendu qu’une fois pour toutes. L'argent immobilisé a définitivement été transformé en capital-argent et celui-ci en capital productif. Les nouvelles sommes d'argent qui affluent maintenant de ce fonds d'argent immobilisé fonctionnent en tant que moyens d'achat pour les actions et ne servent plus que comme moyens de circulation pour leur échange. Mais, pour propriétaires de l’argent initialement converti en capital industriel, elles permettent le reflux de leur argent, dont ils peuvent maintenant disposer de nouveau à d'autres fins, après qu'il a fonctionné pour eux aussi dans l'intervalle en tant que capital. Observons en passant qu'avec la hausse du cours des actions, l'argent nécessaire pour leur échange doit, toutes proportions gardées, augmenter également et qu'alors il peut entrer dans cette circulation plus d'argent qu'il n'en a été initialement transformé en capital industriel. A propos de quoi il faut tenir compte qu'en règle générale le cours des actions est plus élevé que la valeur du capital industriel en lequel l'argent a été converti.

La mobilisation du capital n'affecte en rien bien entendu le processus de production. Elle ne concerne que la propriété, ne crée que la forme de transfert de la propriété fonctionnant d'une façon capitaliste, le transfert de capital en tant que capital, somme d'argent produisant du profit. Comme il n'affecte pas la production, ce transfert n'est en fait que transfert du titre de propriété sur le profit. Mais le capitaliste ne s'intéresse qu'au profit. La sphère dans laquelle ce profit a été réalisé lui est indifférente. Le capitaliste ne fait pas une marchandise, mais il fait, dans une marchandise, du profit.

Une action est donc aussi bonne qu'une autre si elle rapporte, dans les mêmes conditions, le même profit. Chaque action est donc estimée selon le profit qu'elle rapporte. Le capitaliste qui achète des actions achète pour la même somme d'argent une part aussi grande sur le profit que tout autre capitaliste. Sur le plan individuel, par conséquent, l'égalité du taux de profit est réalisée pour chaque capitaliste par la mobilisation du capital. Mais seulement sur le plan individuel, en ce sens que les inégalités existantes ne sont, lors de l'achat des actions, effacées que pour lui. En réalité, ces inégalités continuent d'exister, de même que leur tendance à se compenser mutuellement.

Car la mobilisation du capital n'affecte pas le véritable mouvement du capital vers l'égalisation du taux de profit. Reste seulement l'effort du capitaliste en vue du plus grand profit possible. Celui-ci apparaît maintenant dans le plus grand dividende et le cours le plus élevé des actions. On montre ainsi nettement la voie au capital qui cherche à s'investir. Le montant du profit obtenu, qui était jusqu'alors le secret commercial de l'entreprise individuelle, apparaît maintenant exprimé d'une façon plus ou moins adéquate dans le montant du dividende et facilite ainsi, pour le capital à la recherche d'un placement, le choix de la branche de production vers laquelle il doit se tourner. Si, par exemple, dans une industrie sidérurgique, on réalise avec un milliard de capital un profit de 200 millions, et dans une autre industrie avec le même capital 100 millions seulement, la valeur totale des actions de la première, en supposant une capitalisation à 5 %, peut atteindre 4 milliards, celle de la seconde 2 milliards, et ainsi la différence être effacée pour les propriétaires individuels. Mais cela n'empêche pas les nouveaux capitaux de chercher à s'investir dans l'industrie sidérurgique où ils peuvent obtenir un profit supérieur à la moyenne. Précisément, par le système des actions, l'afflux des capitaux dans cette sphère industrielle sera facilité. Non seulement parce que, nous l'avons remarqué, l'obstacle découlant de l'importance du capital en est ainsi facilement surmonté, mais parce que le surprofit de cette branche de production permet aussi, capitalisé, un bénéfice de fondateur particulièrement élevé et pousse les banques à tourner leur activité vers cette branche. La différence des taux de profit se manifeste ici dans la différence des bénéfices du fondateur; celle-ci se compense du fait que les masses de plus-value nouvellement accumulées affluent dans les sphères de production donnant les bénéfices du fondateur les plus élevés.

De même, la mobilisation du capital ne diminue en rien les difficultés auxquelles se heurte l'égalisation des taux de profit. Par contre, l'association du capital, qui se développe en même temps que la mobilisation, supprime les obstacles qui résultent du montant du capital à investir : grâce à l'union des capitaux avec la richesse croissante de la société capitaliste, l'importance de l'entreprise n'est pas un obstacle à sa réalisation. Ainsi, de plus en plus, l’égalisation du taux de profit n'est possible que par l'introduction de nouveaux capitaux dans les sphères de production où le taux de profit est supérieur à la moyenne, alors que le reflux du capital hors de celles comportant un grand capital fixe se heurte à de nombreuses difficultés. Ici, la diminution du capital ne se réalise que par une disparition progressive de vieilles installations ou la destruction du capital en cas de faillite.

En outre, avec l'élargissement de l'échelle de la production, une autre difficulté se présente. Dans une sphère de production hautement capitaliste, une nouvelle entreprise doit d’avance avoir une grande extension; son installation accroîtra considérablement d'un seul coup la production. Les exigences de la technique ne permettent pas cet accroissement progressif de la production que nécessiterait sans doute la capacité d'absorption limitée du marché. La forte augmentation de la production compense et au-delà l'effet sur le taux de profit ; si ce dernier était supérieur à la moyenne, il tombe maintenant au-dessous de cette moyenne.

C'est ainsi que la tendance à l'égalisation du taux de profit se heurte à certains obstacles qui s'accroissent au fur et à mesure du développement du capitalisme. Ils agissent différemment selon les branches de production, en particulier selon la part que représente le capital fixe dans le capital global. Mais c'est précisément dans les sphères les plus développées de la production capitaliste, à savoir l'industrie lourde, que cette influence est la plus forte. C'est là que le capital fixe joue le rôle de loin le plus important. C’est là que le capital une fois investi se dégage le plus difficilement.

Quelles conséquences cela a-t-il pour le taux de profit dans ces branches de production? On peut imaginer le raisonnement suivant : dans ces branches d'industrie, il faut un capital initial très important ; or, la propriété de si gros capitaux initiaux est limitée ; aussi la concurrence y sera-t-elle moins forte et le profit plus élevé. Mais ce raisonnement ne tient pas compte du fait que cela n'est vrai que pour le temps où le capital fonctionnait encore individuellement. La possibilité d'association du capital supprime comme en se jouant cette barrière. L'importance du capital n'est pas du tout un obstacle à sa mise sur pied. En revanche, l'égalisation du taux de profit par suite du dégagement de capitaux est ici à peu près exclue, et de même la destruction de capital très difficile. Ces branches d'industrie développées sont aussi celles où la concurrence des petites entreprises est plus rapidement éliminée ou bien où il n'y a pas eu de petites entreprises (comme dans certaines branches de l'industrie électrique). Non seulement c'est ici le domaine de la grande entreprise, mais ces grandes entreprises disposant de gros capitaux s'égalisent de plus en plus, et les différences techniques et économiques qui assurent à certaines d'entre elles une position prépondérante dans la lutte pour la concurrence diminuent de plus en plus. Ce n'est pas une lutte de forts contre des faibles, où ces derniers seraient anéantis et par là supprimé l'excédent de capital dans ces branches de production, mais une lutte entre égaux, qui longtemps reste indécise et impose à tous les mêmes sacrifices. Ces entreprises doivent toutes maintenir le combat, car autrement l'immense capital que l'on y a investi perdrait de sa valeur.

L'allégement de ces branches de production par destruction de capital est ainsi rendu très difficile. Par ailleurs, chaque nouvelle entreprise, du fait de la grande capacité de production qu'elle doit d'avance posséder, exerce une action puissante sur l'afflux de capitaux. Aussi, dans ces sphères, une situation se crée très facilement où, pour un temps très long, le taux de profit est inférieur à la moyenne - situation d'autant plus dangereuse que le taux de profit moyen est plus faible. Avec la baisse du taux de profit qui accompagne le développement de la production capitaliste, la marge à l'intérieur de laquelle une production est encore rentable se rétrécit de plus en plus. Si le profit n'est que de 20 %, alors qu'il était précédemment de 40 %, il suffit déjà d'une pression des prix beaucoup plus faible pour faire disparaître complètement le profit et détruire la raison d'être de la production capitaliste. Ainsi, ces industries précisément, avec leurs masses de capital fixe, sont de plus en plus sensibles à la concurrence et à la baisse du taux de profit qu'elle entraîne, tandis qu'il leur est de plus en plus difficile de modifier la répartition du capital telle qu'elle a déjà été faite. C'est chez elles que - en supposant une libre concurrence - peut apparaître facilement un taux de profit inférieur à la moyenne, qui ne s'égaliserait que peu à peu, grâce à un arrêt de l'afflux de nouveaux capitaux et à une augmentation progressive de la consommation comme conséquence d'un accroissement de la population. Cette tendance ne peut qu'être renforcée par le fait que de nouveaux capitaux (capital-actions) n'escomptent qu'un profit inférieur à la moyenne.

D'un autre côté, il y aura un profit inférieur à la moyenne dans les branches d'activité où le capital individuel domine encore et où le capital nécessaire est encore relativement faible. C'est là qu'affluent les capitaux qui ne peuvent plus soutenir la concurrence dans les branches d'activité plus développées, et dont les faibles dimensions par ailleurs ne permettent plus à leurs propriétaires de les placer en tant que capitaux rapportant intérêt ou dividende. Ce sont les sphères du petit commerce et de la petite production capitaliste, avec leur concurrence acharnée, leur destruction constante de vieux capitaux, constamment remplacés par d'autres, sphères habitées par ces éléments qui ont toujours un pied dans le prolétariat, où la faillite est un phénomène courant et où un très petit nombre seulement deviennent peu à peu de grands capitalistes. Ce sont les branches de la production qui tombent de plus en plus et sous les formes les plus diverses sous la dépendance du grand capital.

Une autre circonstance encore vient exercer son action pour abaisser ici le taux de profit. On se livre à une concurrence acharnée pour les débouchés, concurrence qui nécessite de grosses sommes d'argent. On consacre des sommes énormes à la publicité, on envoie partout des représentants, qui s'arrachent les clients. Tout cela nécessite de l'argent, qui vient gonfler le capital de ces sphères d'activité, mais qui, du fait qu'il n'est pas employé d'une façon productive, n'accroît pas le profit, mais en fait baisser le taux, calculé sur ce capital accru.

Ainsi nous voyons comment se forme, aux deux pôles du développement capitaliste et pour des raisons tout à fait différentes, une tendance à la baisse du taux de profit au-dessous de la moyenne. Cette tendance provoque à son tour, là où le capital est suffisamment fort, une tendance contraire. Celle-ci aboutit finalement à la suppression de la concurrence et, par là, au maintien de l'inégalité du taux de profit, jusqu'à ce que, en fin de compte, cette inégalité elle-même soit abolie par la suppression de la séparation des sphères de production[4].

Cette tendance, qui se manifeste précisément dans les sphères les plus développées du capital industriel, est mise en action par les intérêts du capital bancaire.

Nous avons vu que la concentration dans l'industrie provoque en même temps une concentration des banques, laquelle est encore renforcée par les conditions de développement propres du système bancaire. Nous avons vu également comment le capital bancaire peut élargir le crédit industriel au moyen du système des actions et, stimulé par l'espoir d'un bénéfice de fondateur, s'intéresse de plus en plus au financement d'entreprises industrielles. Mais ce bénéfice du fondateur dépend, sauf circonstances imprévues, du niveau du profit. Le capital bancaire est ainsi directement intéressé à ce niveau. Toutefois, la concentration des banques a pour effet d'accroître le cercle des entreprises industrielles auxquelles participe la banque, en tant que donneur de crédit et institut financier.

Tandis que l'entreprise industrielle qui possède une supériorité technique ou économique s'efforce de conquérir le marché, d'accroître ses propres débouchés et d'obtenir, pour longtemps, après avoir éliminé ses adversaires, un surprofit qui la dédommagera amplement des pertes subies pendant la lutte pour la concurrence, les calculs de la banque sont d'un tout autre ordre. La victoire de cette entreprise est la défaite d'une ou plusieurs autres, auxquelles la banque est également intéressée. Ces entreprises ont eu besoin de beaucoup de crédit et le capital prêté est maintenant en danger. La lutte pour la concurrence elle-même a entraîné des pertes, ce qui a obligé la banque à restreindre ses crédits et à renoncer à des opérations prometteuses. La victoire d'une entreprise sur ses rivales ne l'en dédommage absolument pas, car une entreprise aussi forte est un partenaire avec lequel elle ne peut pas trop gagner. Du fait que les firmes en concurrence sont ses clients, la banque n'a que des inconvénients à attendre de cette concurrence. Aussi s'efforce-t-elle de l'éliminer parmi celles auxquelles elle participe. Mais chaque banque est intéressée à obtenir un profit le plus élevé possible. Elle ne pourra y parvenir qu'en éliminant complètement la concurrence dans une branche d'industrie. D'où l'effort des banques en vue de créer des monopoles. Ainsi les tendances du capital bancaire coïncident avec celles du capital industriel en vue de l'élimination de la concurrence. Mais, en même temps, le capital bancaire acquiert de plus en plus les moyens de parvenir à ce but, même contre la volonté de certaines entreprises qui, travaillant dans des conditions particulièrement favorables, préféreraient peut-être encore la lutte pour la concurrence. C’est donc à l'appui du capital bancaire que le capital industriel doit de pouvoir éliminer la concurrence à un stade du développement économique où, sans cette participation, elle se maintiendrait encore[5].

Outre ces tendances générales à la restriction de la concurrence, il en est d'autres qui découlent de certaines phases de la production industrielle. Constatons tout d'abord qu'en période de dépression le désir d'accroître le profit se fait sentir d'une façon particulièrement forte. En période de prospérité, la demande dépasse l'offre, ce qui suffit à expliquer que, tant qu'elle dure, la production est vendue longtemps avant d'être effectuée[6].

Observons en passant que la demande en période de prospérité prend un caractère spéculatif. On achète dans l'espoir que les prix continueront à monter. L'augmentation des prix, qui réduit la demande destinée à, la consommation, stimule au contraire la demande spéculative. Mais, si la demande dépasse l'offre, les entreprises produisant dans les plus mauvaises conditions déterminent le prix du marché. Celles qui produisent dans les meilleures conditions réalisent un surprofit. Les entrepreneurs constituent une unité solide même sans avoir conclu un accord formel. Tout au contraire, en période de dépression, où chacun cherche à sauver par ses propres moyens ce qu'il est encore possible de sauver, chacun opère impitoyablement contre les autres. « L'aspect momentanément le plus faible que comporte la concurrence est celui où chacun agit indépendamment des autres et souvent en opposition directe avec eux, faisant ressortir ainsi la dépendance de chacun à l'égard des autres, tandis que l'aspect le plus fort est celui où chacun voit dans la masse de ses partenaires une unité solide. Si, pour une certaine sorte de marchandises, la demande est plus forte que l'offre, un acheteur surenchérit, dans certaines limites, sur l'autre et fait monter ainsi pour tous le prix de la marchandise au-dessus du prix du marche, tandis que, d'un autre côté, les vendeurs cherchent ensemble à vendre à un prix élevé. Si, au contraire, l'offre est plus forte que la demande, l'un commence à vendre meilleur marché, et les autres sont obligés de suivre, tandis que les acheteurs ensemble s'efforcent d'abaisser le plus possible le prix du marché au-dessous de la valeur marchande. Le lien qui les unit n'intéresse chacun que dans la mesure où il présente plus d'avantages que d'inconvénients. Et la communauté cesse dès qu'il apparaît comme le plus faible et que chacun pour son propre compte peut s'en tirer le mieux possible. Si l'un produit à meilleur marché et peut arriver à conquérir une plus grande partie de la clientèle, il le fait, et ainsi commence l'action qui oblige peu à peu les autres à introduire le genre de production à meilleur marché et réduit le temps de travail nécessaire à de nouvelles dimensions moindres. Si un côté domine, tous ceux qui en font partie gagnent, c'est comme s'ils avaient à faire valoir un monopole commun. Si un côté est le plus faible, chacun peut essayer pour son propre compte d'être le plus fort (par exemple celui qui travaille à un coût de production moindre) ou tout au moins de s'en tirer aussi bien que possible, et ici que le diable emporte le voisin, quoique son action ne l'intéresse pas lui seulement, mais aussi tous les autres[7]. »

On constate ainsi une contradiction : la limitation de la concurrence est la plus facile quand elle s'impose le moins, parce que l'accord ne concerne que l'état de choses existant, notamment pendant la période de prospérité. Au contraire, c'est pendant la période de dépression, où la limitation de la concurrence est la plus nécessaire, qu'il est le plus difficile de conclure l'accord. Cela explique pourquoi les cartels se forment plus facilement pendant les périodes de prospérité ou tout au moins une fois passée la période de dépression, et s'écroulent si souvent pendant cette période, surtout quand ils ne sont pas solidement constitués[8].

De même il est clair que les associations de monopole dominent le marché d'une façon beaucoup plus efficace en période de haute conjoncture que dans les périodes de dépression[9].

En dehors des tendances qui provoquent une baisse du taux de profit au-dessous de la moyenne et qui ne peuvent être surmontées qu'en supprimant leur cause, la concurrence, on constate également une baisse du taux de profit dans une branche d'industrie déterminée, baisse provoquée par un accroissement du profit dans une autre branche. Si la première est due à des causes agissant d'une façon permanente, le second est dû aux conditions du cycle industriel. Si la première, enfin, se manifeste dans toutes les branches de production capitalistes développées, ce dernier n'apparaît que dans certaines branches bien déterminées. Si la première provient de la concurrence à l'intérieur d'une branche d'industrie, le second naît des rapports entre certaines branches d'industrie, dont l'une fournit les matières premières utilisées par l'autre.

Pendant les périodes de prospérité, il y a expansion de la production. Elle est la plus rapide là où les capitaux sont relativement faibles et où elle peut se produire dans un délai très court et sur de nombreux points. Cette expansion rapide de la production va jusqu'à un certain point de pair avec une hausse des prix. C'est le cas par exemple dans une grande partie de l'industrie de transformation. En revanche, elle est moins rapide dans les industries extractives. L'achèvement d'un nouveau puits de mine, la construction de nouveaux hauts fourneaux, exigent des délais relativement longs[10]. Au début de la période de prospérité, la demande croissante est satisfaite par l'utilisation plus intensive des capacités de production existantes. Mais, au plus fort de cette période, la demande des industries de produits manufacturés croît plus rapidement que la production des industries extractives. Par conséquent, les prix des matières premières montent plus rapidement que ceux des produits manufacturés. Ainsi dans l'industrie extractive le taux de profit s'accroît au détriment de l'industrie de transformation et celle-ci en outre peut être empêchée par le manque de matières premières de profiter de la conjoncture.

C'est le contraire qui se produit en période de dépression. La limitation de la production est plus difficile dans les branches d'industrie qui fournissent les produits manufacturés. C'est donc chez elles que le taux de profit reste le plus longtemps au-dessous de la moyenne, ce qui contribue à ramener dans l'industrie de transformation le taux de profit à la moyenne, tandis que dans l'industrie extractive la dépression est plus longue et plus pénible.

Combien longues et pénibles peuvent être de telles périodes de dépression en régime de libre concurrence, c'est ce que montre la crise dans l'industrie métallurgique aux Etats-Unis de 1874 à 1878. De 1873 à 1878, le prix du fer brut à Philadelphie passa de 42,75 à 17,63 dollars[11].

Les fluctuations énormes des prix au cours d'un cycle industriel sont encore illustrées par les chiffres ci-dessous, à propos de quoi il faut observer que le coût de production du fer brut a diminué d'une façon générale pendant la période considérée.

De 1890 à 1895, le prix du minerai de base n° 1 de l'hématite Bessemer passe de 6 dollars à 2,90 dollars. En 1894, le Bessemer Mesabi est vendu 2,25 dollars, le non-Bessemer 1,85 dollars. Survient une courte période de prospérité dans l'industrie sidérurgique... Aussitôt les cours s'élèvent à 4,00 dollars, 3,25 dollars et 2,40 dollars[12].

Le fer brut Bessemer à Pittsburgh valait en 1887 21,37 dollars, en 1897 10,13 dollars, en 1902 20,67 dollars, en 1904 13,76 dollars. Le meilleur fer brut anglais valait en 1888 13,02 dollars[13].

En ce qui concerne l'évolution des prix des matières premières par rapport au fer brut au cours de la période de dépression, voici les chiffres que fournit Lévy[14] :

AnnéePrix de 2 240 lbs fer brut Bessemer (dollars)Prix de 2 240 lbs de minerai du Lac Supérieur (dollars)Prix de 2 000 livres de coke (dollars)Prix de 4 122 lbs de minerai + 2 423 lbs de coke (dollars)Différence entre le prix du fer brut et celui du minerai + coke (dollars)
189018.87256.002.083313.565.31
189115.95004.751.875011.014.94
189214.36674.501.808310.473.90
189312.86924.001.47929.153.72
189411.37752.751.05836.345.04
189512.71672.901.32506.945.78
189612.14004.001.87509.632.51
189710.12582.651.61676.843.29

Ces chiffres montrent dans quelle situation étaient tombées après 1890 les entreprises qui étaient contraintes d'acheter du charbon et du minerai. Certes, au cours de cette période, les prix des matières premières baissèrent considérablement, mais la différence entre leurs prix et ceux des produits fabriqués diminua encore plus fortement, de sorte que la situation des industries consommatrices s'aggrava sensiblement. C’était la tendance bien connue : les prix du fer baissèrent plus rapidement et plus fortement que ceux des matières premières, tendance qui, nous l'avons expliqué, poussa à la combinaison des entreprises.

Cette différence dans le taux de profit doit être surmontée et elle ne peut l'être que par l'union de l'industrie extractive et de l'industrie de transformation. La raison qui pousse à cette union diffère selon le caractère de la conjoncture. En période de prospérité, l'initiative vient de l'industrie de transformation en vue de supprimer les prix élevés des matières premières ou la pénurie de ces dernières. Dans les périodes de dépression, au contraire, ce sont les producteurs de matières premières qui s'annexent l'industrie de transformation pour n'avoir pas à vendre les matières premières au-dessous de leur prix de revient. Ils les transformeront eux-mêmes et réaliseront le produit manufacturé avec un profit plus élevé. D'une façon générale, la tendance est que la branche d'industrie momentanément la moins rentable s'annexe la branche la plus rentable[15].

Selon la façon dont naît la combinaison, on peut par conséquent distinguer, d'une part, la combinaison montante - par exemple, une usine de fer laminé qui s'annexe des hauts fourneaux et des mines de charbon -, d'autre part, la combinaison descendante - une mine de charbon achète des hauts fourneaux et des laminoirs. Ou la combinaison mixte - une entreprise sidérurgique s'annexe, d'une part, des mines de charbon, d'autre part, des usines de fer laminé. C'est par conséquent la différence des taux de profit qui pousse à la combinaison. Pour l'entreprise combinée, les fluctuations du taux de profit sont éliminées, tandis que l'entreprise isolée voit son profit diminué à l'avantage de l'autre.

Un autre avantage de la combinaison découle de l'épargne de profit commercial. Ce dernier peut être éliminé, ce qui accroît d'autant le profit industriel.

Cette suppression du profit commercial est rendue possible par la concentration croissante. La fonction du commerce, qui consiste à concentrer la fonction dispersée dans les différentes entreprises capitalistes et à permettre ainsi aux autres capitalistes industriels de satisfaire leurs besoins dans les dimensions voulues, n'est plus nécessaire. Un tisserand préfère se procurer chez le marchand de fil les différentes sortes de fil dans les différentes qualités et quantités que de conclure des transactions avec toute une série de fileurs. De même, le fileur préfère vendre sa production à un seul marchand plutôt qu'à toute une série de tisserands. On épargne ainsi du temps et des frais de circulation qui réduisent le capital de réserve.

Il en est tout autrement quand il s'agit de grandes entreprises concentrées, qui produisent les mêmes sortes de biens (biens de grande consommation), où la production de l'un couvre les besoins de l'autre. Ici le commerce est superflu. Le commerçant et son profit peuvent être éliminés et ils le sont en fait par la combinaison de ces entreprises. Cette suppression du profit commercial est propre à la combinaison par rapport à la fusion, où il n'y a naturellement pas eu de relations commerciales. Mais le profit commercial n'est qu'une partie du profit global. Sa suppression accroît d'autant le profit industriel. Aussi longtemps que les entreprises combinées sont en concurrence avec les entreprises isolées, ce profit accru leur confère une supériorité certaine dans la lutte pour la concurrence.

Si les taux de profit de deux entreprises étaient les mêmes et ne dépassaient pas le profit moyen, leur combinaison ne leur conférait aucune supériorité, étant donné que seul ce dernier pourrait être réalisé. Mais la combinaison a pour effet de compenser les différences de conjoncture et garantit ainsi pour les entreprises combinées une plus grande constance du profit moyen. En outre, la combinaison a pour résultat d'éliminer le profit commercial. Troisièmement, elle fournit la possibilité de progrès techniques et, par là, l'obtention d'un surprofit par rapport à l'entreprise isolée. Quatrièmement, elle renforce la position de l'entreprise combinée par rapport aux autres dans la lutte pour la concurrence en période de dépression, quand la baisse des prix des matières premières ne va pas de pair avec celle des prix des produits manufacturés.

La combinaison, qui signifie également une limitation de la division du travail social, tandis qu'elle fournit un nouveau stimulant pour la division du travail au sein de l'entreprise combinée, division du travail qui englobe aussi de plus en plus le travail de la direction, accompagne dès le début le mode de production capitaliste. « Enfin la manufacture, qui naît en partie de la combinaison de différents ateliers artisanaux, peut se développer en une combinaison de différentes manufactures. Les plus grandes verreries anglaises, par exemple, fabriquent elles-mêmes leurs creusets de terre parce que de leur qualité dépend essentiellement la réussite ou l'échec du produit. La manufacture d'un moyen de production est ici liée à la manufacture du produit. Et, réciproquement, la manufacture du produit peut être liée à des manufactures où il sert à son tour de matière première ou bien aux produits desquelles il sera plus tard uni. C'est ainsi qu'on trouve, par exemple, la manufacture de flint-glass combinée avec le polissage du verre et la dinanderie, celle-ci pour le sertissage d'articles de verre. Les différentes manufactures combinées forment alors plus ou moins des départements, séparés dans l'espace, d'une manufacture totale et en même temps des processus de production indépendants les uns des autres, chacun avec sa division du travail propre. Malgré certains avantages qu'offre la manufacture combinée, elle n'acquiert sur sa propre base aucune unité technique véritable. Celle-ci n’apparaît que lors de sa transformation en entreprise mécanisée[16]. »

L'accélération inouïe que connaît la combinaison dans la phase la plus récente du développement capitaliste est due aux fortes impulsions nées de causes économiques, particulièrement de la cartellisation. Mais celle-ci implique en même temps que la combinaison due à des causes économiques fournit rapidement l'occasion d’améliorations techniques du processus de production, telle que, par exemple, l'union des hauts fourneaux avec les usines de transformation, qui seule a permis l'utilisation des gaz de combustion en tant que force énergétique. Ces avantages techniques, une fois donnés, constituent à leur tour un motif de réaliser la combinaison là où les seules causes économiques n'auraient pas réussi à la faire naître.

Par combinaison, nous entendons par conséquent l’union d'entreprises capitalistes, dont l'une fournit les matières premières utilisées par l'autre, et distinguons cette union découlant de la différence des taux de profit dans différentes sphères de l'union d'entreprises faisant partie de la même branche d'industrie. Celle-ci se forme dans le but d'élever, par l'élimination de la concurrence, le taux de profit dans cette sphère au-dessus de son niveau inférieur a la moyenne. Dans le premier cas, les taux de profit dans les branches d'industrie auxquelles appartenaient les entreprises avant leur union ne sont pas modifiés. Leur différence subsiste et ne disparaît que pour l'entreprise combinée. Dans le second cas, on escompte un accroissement du profit dans cette branche d'industrie par suite de l'atténuation de la concurrence. Théoriquement il apparaît déjà lors de l'union de deux entreprises, soit que la suppression de la concurrence n'a d'effet que pour les entreprises en question, soit qu'elles sont suffisamment importantes pour occuper une position prépondérante sur le marché et l'utiliser pour des augmentations de prix, ce qui réduit également l'effet de la concurrences pour les autres entreprises. Le cas peut aussi se présenter ou les entreprises unies utilisent d'abord leur position renforcée pour éliminer la concurrence de leurs adversaires et ne s'en servent pour accroître leur profit qu'une fois cet objectif atteint.

L'union des entreprises peut se faire de deux façons. Ou bien elles conservent chacune son autonomie et ne se lient que par contrat. Il s'agit alors d'une communauté d'intérêts Ou bien elles se fondent dans une entreprise nouvelle, et c'est ce qu'on appelle une fusion.

La première comme la seconde peuvent être, soit partielles et, dans ce cas, la concurrence se poursuit comme auparavant dans la branche d'industrie en question, soit totales[17].

Une communauté d'intérêts groupant le plus grand nombre possible d'entreprises en vue d'augmenter les prix et, par là, le profit en éliminant la concurrence, c'est le cartel. Le cartel est par conséquent une communauté d'intérêts à caractère de monopole.

Une fusion se proposant le même but par le même moyen, c'est le trust. Ce dernier est par conséquent une fusion à caractère de monopole[18].

Communauté d'intérêts et fusion peuvent être en outre, soit homogènes, c'est-à-dire englober des entreprises appartenant à la même branche de production, soit combinées, c'est-à-dire englober des entreprises appartenant à des branches de production complémentaires. Nous parlons par conséquent de fusions et de communautés d'intérêts homogènes ou combinées partielles ou de cartels et de trusts homogènes ou combinés. A propos de quoi il faut observer que des communautés d'intérêts peuvent souvent se former aujourd'hui, non pas au moyen de contrats formels, mais d'unions personnelles, qui reflètent ordinairement des rapports de dépendance capitalistes. Les fusions et les communautés d'intérêts sont possibles, non seulement dans l'industrie, mais aussi dans le commerce et les banques. Toutes ces unions se font dans une seule et même sphère, et c'est ce que nous appelons des unions homosphériques. Mais il peut se former également des unions entre une entreprise commerciale et une banque. C'est le cas quand une banque ouvre une section commerciale ou au contraire quand une maison de commerce ouvre une banque de dépôts. De même, une entreprise industrielle peut créer une entreprise commerciale. C'est ainsi que, par exemple, des fabriques de chaussures ouvrent fréquemment dans les grandes villes des magasins pour la vente directe aux consommateurs. Nous parlons alors d'unions « hétérosphériques ».

A ce propos il faut observer que, pas plus que les genres dans la nature, les différentes branches dans l'industrie n'ont un caractère fixe. La combinaison, d'une façon générale, ne fait que grouper en une seule des branches d'industrie jusque-là distinctes. On peut très bien imaginer que l'industrie métallurgique constituera une seule branche d'industrie dont feront partie aussi bien les mines de charbon et de fer que la fabrication des rails et de fil de fer, puisque chaque entreprise sidérurgique englobe tous ces genres de production et que celles qui s'y consacraient exclusivement ont disparu. A l'intérieur de cette branche d'industrie, toutes les façons de supprimer la concurrence, de la communauté d'intérêts jusqu'au trust, sont possibles.

La combinaison partielle, que ce soit sous forme de communauté d'intérêts ou de fusion, ne supprime pas la concurrence, elle ne fait que renforcer la position de l'entreprise combinée dans la concurrence avec celles qui ne le sont pas. En revanche, l'union homogène a toujours pour conséquence une atténuation de la concurrence quand il s'agit d'une union partielle ou une suppression complète de cette concurrence quand il s'agit d'une union totale. Combinaison, fusion et trust procurent, outre des avantages économiques, des avantages techniques propres aux grandes entreprises par rapport à celles de moindre importance. Ces avantages sont différents selon la nature des entreprises et de la branche d'industrie à laquelle elles appartiennent.

Ces avantages techniques peuvent suffire à eux seuls pour pousser aux combinaisons et aux fusions. Par contre, les communautés d'intérêts et les cartels ne poursuivent que des avantages économiques. Toutes ces unions d'entreprises industrielles sont, d'une façon générale, préparées par l'intérêt commun qui lie une banque à certaines entreprises. Une banque qui, par exemple, a de gros intérêts dans une mine de charbon utilisera son influence sur une entreprise sidérurgique pour en faire le client de la mine. Il y a là le germe d'une combinaison où les intérêts qu'elle possède dans deux entreprises du même genre qui se livrent une concurrence acharnée sur différents marchés l'amèneront à essayer de leur faire conclure un accord, première étape vers une communauté d'intérêts homogène ou une fusion.

Cette intervention bancaire ne fait du reste qu'accélérer et faciliter un processus qui est impliqué dans la tendance du développement de la concentration industrielle. Mais elle le réalise par d'autres moyens. Le résultat de la lutte pour la concurrence est anticipé. D'une part, on épargne ainsi une destruction et un gaspillage de forces productives et, d'autre part, on évite cette concentration de la propriété qui était jusqu'alors le résultat de la lutte par la concurrence. L'autre entreprise n'est pas expropriée. Nous avons une concentration d'activité et même d'entreprises sans concentration de la propriété. De même qu'on a à la Bourse une simple concentration de propriété sans concentration d'activité, on assiste maintenant dans l'industrie à une concentration d'activité sans concentration de propriété, ce qui manifeste d'une façon évidente que la fonction de propriété s'est détachée de plus en plus de la fonction de production.

En revanche, l'intervention de la banque dans ce processus lui assure une plus grande sécurité pour son capital prêté et lui fournit en même temps l'occasion de transactions lucratives : échange d'actions, nouvelles émissions d'actions, etc. Car l'union de ces entreprises signifie pour elles un profit accru. Une partie de ce profit accru, capitalisée, est appropriée par la banque, laquelle est ainsi intéressée, non seulement en tant qu'institut de crédit, mais aussi et surtout en tant qu'institut financier, aux opérations d'unions.

Mais, d'un autre côté, cette concentration croissante constitue un obstacle à la poursuite du phénomène. Plus les entreprises sont importantes, puissantes et de même genre, moins il leur est possible de s'agrandir en supprimant la concurrence des autres. En outre, le bas niveau du taux de profit, la peur de faire baisser encore davantage les prix en accroissant la production, fait hésiter devant une extension des entreprises qui serait peut-être souhaitable pour des raisons techniques. Mais, même en cas de pression sur le marché; on ne peut se priver des avantages de la grande production. D'où la solution qui consiste à créer une entreprise plus vaste en unissant des entreprises jusque-là séparées : la fusion.

Quelle doit être la part d'une union à caractère de monopole dans la production globale qui lui permette de contrôler le marché ? A cette question il est impossible d'apporter une réponse générale pour toutes les branches de production. Mais, pour pouvoir y répondre, il suffit de nous rappeler la conduite déjà mentionnée des concurrents aux périodes de haute et de basse conjoncture. Dans les premières, quand la demande dépasse l'offre, le prix du produit est le plus élevé possible; dans de telles périodes, les entrepreneurs en dehors du cartel vendent plutôt au-dessus qu'au-dessous du prix du cartel. II en est autrement dans les périodes de dépression, quand l'offre dépasse la demande. C'est le moment où l'on se rend compte si l'union contrôle ou non le marché. Ce sera le cas si sa production est absolument nécessaire à l'approvisionnement du marché. Elle ne vendra que si son prix est accepté, et il faut qu'il le soit, puisque le cartel est précisément indispensable au marché. Il pourra donc vendre à ce prix les quantités manquantes sur le marché. Mais il devra ensuite restreindre la production assez fortement pour qu'elle n'encombre pas le marché pendant que les autres entreprises pourraient y écouler toute leur production. Une telle politique des prix est surtout possible dans les branches de production où la restriction n'impose pas de sacrifices trop durs et par conséquent là où le travail vivant constitue un poste principal et où l'usure du capital constant ne joue pas un rôle trop important, comme par exemple dans l'industrie extractive. Le minerai et le charbon ne s'usent pas et le travail vivant joue là un rôle important. Elle est également possible là où la restriction de la consommation en période de dépression est faible.

Mais là où elle n'est pas possible, le cartel est obligé, pour écouler sa production, de baisser ses prix par rapport à ceux des autres entreprises. Alors le moment est venu où le cartel, qui ne contrôle pas toute la production, perd son contrôle sur le marché, et où la libre concurrence se rétablit.

La nécessité de restreindre la production et, par là, d'accroître le prix de revient pour une production amoindrie, donc de réduire le taux de profit, va à l'encontre de la tendance qui consiste à tenir les prix même en période défavorable, tendance où s'exprime le contrôle du marché. Mais cette restriction, le cartel peut l'éviter s'il ne satisfait que la demande moyenne en laissant aux autres le soin de satisfaire la demande conjoncturelle. Ce n'est possible que si ces derniers, premièrement, ne peuvent pas produire plus que ne l'exige la demande supplémentaire des périodes de haute conjoncture - car autrement il y aurait danger pour le cartel à voir ses débouchés réduits - et, deuxièmement, qu'ils produisent a un prix de revient plus élevé que le cartel. Car c'est seulement dans ce cas que des prix encore rentables pour le cartel pourront jeter ces concurrents hors du marché et assurer les débouchés du cartel. En d'autres termes, les outsiders sont indispensables pour qu'on puisse rejeter sur eux tout le poids des fluctuations de la conjoncture. En période de haute conjoncture, le cartel réalise des surprofits élevés, en période de dépression un profit moyen, tandis que les concurrents sont exclus du marché. C'est pourquoi il est de l'intérêt de l'union à caractère de monopole de ne pas s'opposer entièrement au maintien des outsiders, ce qu'il pourrait faire souvent grâce a sa supériorité économique.

Mais quand les conditions nécessaires de production défavorables pour les outsiders sont-elles remplies ? Cela peut déjà être le cas quand l'importance et l'installation technique de l'union monopolistique lui assurent cette supériorité. Mais ce ne sera souvent qu'une supériorité momentanée ou insuffisante. Il en est autrement quand il s'agit de cartels bénéficiant de conditions de production naturelles plus favorables, où par conséquent le monopole naturel vient s'ajouter au monopole économique, de cartels qui se sont assuré la possession des mines de charbon ou de minerai ou de chutes d'eau particulièrement favorables par rapport aux conditions dont disposent les outsiders. Ces derniers ne pourront donc pas élargir leur production dans la mesure où elle peut mettre le cartel dans l'impossibilité d'écouler ses produits, mais seulement produire au cas où les prix élevés de la haute conjoncture leur permettent de le faire avec un coût de production plus élevé.

Un exemple frappant en est la politique suivie par le trust de l'acier. Ce dernier pourrait facilement accroître sa production, mais il s'en garde bien pour n'avoir pas à supporter pendant la période de dépression le poids de la surproduction. « Il paraît souhaitable aux grandes entreprises combinées dans l'industrie métallurgique d'avoir un stock de réserve qu'il est toujours possible d'écouler. A cet effet on laisse, dans les périodes de haute conjoncture, les entreprises non combinées produisant à prix de revient élevé se multiplier à leur aise et on leur fournit même du travail en leur passant des commandes. Ainsi, elles deviennent de nouveau rentables avec la hausse des prix, la soif de spéculation pousse à la création de nouvelles entreprises non combinées, bref la production à prix de revient élevé s'accroît par rapport à la production à bas prix de revient. Cela dure jusqu'à ce que la demande soit satisfaite et que les prix baissent de nouveau. Alors les hauts fourneaux mis en activité en période de haute conjoncture, dans la mesure où ils travaillent à prix de revient élevé, disparaissent du marché, car ils ne sont plus rentables. Seuls restent en compétition ceux qui produisent à meilleur marché et sont encore rentables : avant tout le trust, les grandes entreprises combinées et tel ou tel haut fourneau travaillant dans des conditions particulièrement favorables.

« Ainsi ces grandes entreprises, et avant tout le trust, constituent le stock de base d'une production qui peut, dans sa grande masse, se poursuivre avec bénéfice dans les mauvaises périodes comme dans les bonnes et trouve des débouchés. L'apparition d'une plus grande concurrence de la part des outsiders ne nuit nullement au trust en période de haute conjoncture car, s'il voulait couvrir lui-même les besoins croissants, il sentirait peser sur lui, au moment de la dépression, le poids de la surproduction, tandis que celui-ci affecte en premier lieu les outsiders[19].

Tout autre est la situation, par exemple, pour le Syndicat de la houille rhénano-westphalien. Ici, les outsiders ne jouent pas un rôle important. En 1900, dans le district minier de Dortmund, la part des mines appartenant au syndicat représentait 87 % de la production globale et celle des mines non adhérentes au syndicat 13 %. Le syndicat contrôle ainsi le marché et les prix. C'est pourquoi il préféra, pendant la crise de 1901, maintenir les prix en vigueur pendant la période de haute conjoncture de 1900 et restreindre la production. Aussi, cette année-là et l'année suivante, les mines non syndiquées purent accroître quelque peu leur production, tandis que la part du syndicat, pour qui le maintien des prix avait plus d'importance, diminuait[20].

Tout autre doit être la politique des unions monopolistiques là où l'accroissement de la production n'est pas limité par des monopoles naturels, où la production par conséquent peut s'accroître au-delà des dimensions d'une demande supplémentaire de caractère conjoncturel et, où cet accroissement est possible à un prix de revient égal ou même moindre. Là, le contrôle du marché dépendra essentiellement de la question de savoir si l'union contrôle la plus grande partie de la production pour que la mauvaise conjoncture ne rende pas le cartel sans valeur pour ceux qui en font partie et même ne le brise pas.

L'existence ou l'absence d'un monopole naturel agit ainsi d'une façon décisive sur la formation des prix et le coût de production, mais par là aussi sur le maintien et la durée de l'union monopolistique, sa capacité de contrôler le marché. Le facteur décisif est l'importance de la part à la production totale que doit représenter l'union pour être en mesure de contrôler le marché.

Cette possibilité peut être plus ou moins grande. Elle sera la plus grande là où l'on réussit à renforcer le monopole économique par un monopole naturel. En cela, l'union monopolistique, une fois créée, bénéficie d'un grand avantage du fait de sa puissance financière qui lui permet de fixer pour une durée assez longue des moyens extrêmement importants. La solidité des syndicats de producteurs de matières premières repose essentiellement sur leur monopolisation des conditions naturelles de la production, monopolisation qui leur est en outre facilitée par la législation minière.

Un monopole légal en tant que soutien du monopole économique permet aux unions monopolistiques la possession de brevets. Ici également elles sont, grâce à leur puissance financière, plus facilement que leurs concurrents en mesure d'acquérir de nouveaux brevets et de renforcer ainsi leur position de monopole[21].

Une étape intermédiaire entre un monopole naturel et légal et un monopole uniquement économique est représentée par le monopole des moyens de transport. D'où l'effort des trusts en vue d'obtenir le contrôle des moyens de transport par voie fluviale et terrestre. L'étatisation des moyens de transport réduit la solidité du monopole et entraîne ainsi jusqu'à un certain point un ralentissement de la concentration des entreprises et de la propriété.

Le monopole économique lui-même deviendra d'autant plus solide qu'il faudra des capitaux plus importants pour créer une nouvelle entreprise et que sera plus étroite la liaison des banques avec l'union monopolistique car une grande entreprise industrielle ne peut plus exister de nos jours sans l'aide des banques ou contre leur volonté.

Chapitre XII. Cartels et trusts[modifier le wikicode]

La façon dont se forment les unions d'entreprises capitalistes peut être considérée de trois points de vue.

La distinction entre unions homogènes et unions combinées concerne le caractère technique de l'union. Nous avons vu comment la formation de ces unions a des causes différentes, tant techniques qu'économiques.

La distinction entre unions partielles et unions à caractère de monopole repose sur leur situation différente sur le marché, le fait qu'elles contrôlent les prix ou au contraire sont dominées par eux. Pour contrôler les prix, il n'est pas nécessaire que toutes les entreprises du même genre soient unies. Il suffit de contrôler cette partie de la production qui est indispensable, à toutes les phases de la conjoncture, à l'approvisionnement du marché, le coût de cette production devant être plus faible que celui de la production des outsiders. C'est seulement à cette condition que la restriction de la production lors d’une crise incombera aux outsiders et que les prix n’auront besoin que d'être rabaissés au niveau du coût de production du cartel.

La distinction entre communauté d'intérêts et fusion, enfin, repose sur la différence entre les formes d'organisation. La première est fondée sur un accord entre deux ou plusieurs entreprises jusque-là indépendantes les unes des autres Dans la fusion, en revanche, deux ou plusieurs entreprises se fondent en une seule. Mais cette distinction ne concerne que la forme, non le fond. Celui-ci dépend du contenu même de l'accord sur lequel repose la communauté d'intérêts. En tout cas, cet accord supprime sur certains points l'autonomie des entreprises : la fusion la supprime complètement Mais, entre la limitation et la suppression, il n'y a qu'une différence de degré. Plus l'accord restreint l'autonomie des entreprises faisant partie de la communauté d'intérêts, plus elles se rapprochent de la fusion. Mais il y a différentes façons de restreindre l'autonomie d'une entreprise. On peut tout d'abord fixer par contrat l'organisation de l'entreprise de telle façon que, par exemple, la direction de cette entreprise doit se soumettre au contrôle d'un organe commun chargé de limiter certaines sortes de concurrence dans le domaine de la circulation en fixant certains délais et conditions de paiement, etc., par conséquent en unifiant lesdites conditions. Enfin, on peut fixer des restrictions concernant le domaine économique et la production.

Mais le contenu de l'accord entre les entreprises formant une communauté d'intérêts à caractère de monopole est déjà donné par le but même qu'il poursuit. Ce but, c'est l'accroissement du profit par la hausse des prix. Celle-ci est obtenue de la façon la plus simple par un accord sur les prix. Mais ces derniers n'ont rien d'arbitraire. Ils dépendent en premier lieu de l'offre et de la demande. Le simple accord sur les prix ne pourra être réalisé qu'en période de prospérité, où ils ont tendance à monter et encore seulement dans une mesure restreinte. Mais là non plus un simple accord sur les prix ne suffit pas. Le prix plus élevé pousse à une augmentation de la production. L'offre s'accroît et finalement l'accord sur les prix ne peut être maintenu, et au plus tard au début de la période de dépression le cartel sera brisé[22].

Pour que le cartel puisse durer, il faut que l'accord aille plus loin et entraîne un tel rapport de l'offre à la demande que le prix fixe sur le marché puisse être maintenu. Il faut par conséquent régler l'offre, contingenter la production. Si le respect de ces clauses représente l'intérêt de l'ensemble du cartel, il ne représente pas toujours celui de chacun de ses adhérents, qui peuvent en accroissant leur production diminuer leur prix de revient et s'efforcent par conséquent souvent de tourner les clauses en question. Mais la garantie la plus sûre du respect de ces clauses est fournie quand la vente des produits est assurée, non plus par les adhérents eux-mêmes, mais par un bureau central de ventes.

La sécurité du contrôle n'est pas le seul effet de cette mesure. Les rapports directs entre chaque entreprise et ses clients sont supprimés pour la durée du cartel, ainsi que l'indépendance commerciale des entreprises. Le cartel lie maintenant ses membres, non plus par un simple contrat, mais par une organisation économique commune. Pour sortir d'un tel cartel, il faut nouer de nouvelles relations avec les clients rétablir les anciens débouchés, tous efforts qui peuvent échouer ou en tout cas exiger certains sacrifices. Ce qui assure au cartel une plus grande solidité et une durée plus longue. Le cartel qui, d'une simple communauté d'entreprises liées par contrat, devient, par la suppression de l'autonomie commerciale de ces entreprises, une unité commerciale c'est ce qu'on appelle un syndicat. Mais, pour que le syndicat soit possible, il doit être indifférent aux acheteurs de savoir à laquelle des entreprises cartellisées Ils achètent. Ce qui suppose une certaine similarité de la production, condition indispensable pour la création de l'organisation étroite, durable et solide, que représente le syndicat. A propos de quoi il faut observer que la cartellisation d’articles spéciaux est en général plus difficile, du fait que les fabricants tirent un surprofit de l'utilisation de leurs marques spéciales, brevets, etc., et que la suppression de la concurrence a pour eux moins d’importance. C’est particulièrement le cas lorsque la cartellisation dans les industries qui leur fournissent les matières premières les oblige eux aussi à se cartelliser ou à s'unir d'une façon quelconque. D'un autre côté, la cartellisation a pour résultat une plus grande simplification de la production[23].

En schématisant quelque peu, on obtient le développement suivant du contenu des accords de communautés d'intérêts à caractère de monopole, où l'on peut bien entendu sauter par-dessus l'une ou l'autre des étapes de ce développement. D'abord, en tant que forme la plus lâche, forme en quelque sorte préliminaire, le « cartel de conditions ». Vient ensuite le règlement commun des prix mais, pour que ces derniers puissent être maintenus, il faut fixer l'offre en conséquence. Pour qu'il ne soit pas purement provisoire, le règlement des prix exige la fixation de la production. Et, pour éviter que les clauses de l'accord soient tournées, le meilleur moyen est de ne pas laisser aux entreprises la liberté des ventes, mais de confier celles-ci à un organisme commun, un bureau de ventes. Ainsi, chaque entreprise perd son indépendance commerciale, ses rapports directs avec la clientèle. Le respect du contrat est également assuré quand le profit ne revient pas à l'entreprise qui l'a vraiment réalisé, mais est réparti, selon des règles fixées d'avance, entre l'ensemble des entreprises. De même, l'achat des matières premières peut être fait en commun. Enfin, il peut y avoir aussi des atteintes à l'indépendance technique des entreprises. Celles qui sont mal équipées peuvent être fermées, d'autres spécialisées en vue de la fabrication de certains produits déterminés en vue desquels elles sont choisies, soit pour leur équipement technique, soit pour leur situation favorable au point de vue des débouchés[24]. Tout cela peut se faire au moyen de la conclusion d'accords, donc dans des communautés d'intérêts. Mais une telle communauté d'intérêts est, par suite d'une certaine lourdeur de son organisation, différente de la fusion. La distinction : cartel ou trust, en tant que termes antagoniques, est donc mal posée. L'autonomie des entreprises peut aussi dans le cartel être à ce point réduite que toute différence avec le trust disparaît. La question est bien plutôt de savoir quels avantages présentent les restrictions apportées à cette autonomie. Dans la mesure où elles en présentent, le trust les possède d'avance, tandis que dans le cartel ils dépendent de la nature et des effets de l'accord sur lequel il repose[25].

L'union à caractère de monopole est une organisation économique de domination, en quoi elle ressemble aux organisations de domination de l'Etat. Les rapports entre cartel, syndicat et trust trouvent leur équivalent dans les rapports entre l'Etat confédéral, l'Etat fédéral et l'Etat unitaire. La mode qui consiste à vanter les mérites « démocratiques » du cartel par opposition au trust apparaît dans tout son caractère ridicule quand on l'applique au bienheureux Deutsches Bund.

S'il s'agit de la fixation des prix, le trust est supérieur au cartel. Ce dernier est obligé, pour fixer les prix, de se fonder sur le coût de production de l'entreprise produisant au coût le plus élevé, tandis que pour le trust il n'existe qu'un seul coût de production, où se compensent celui des entreprises les mieux outillées et celui des entreprises les plus mal outillées. Les prix du trust peuvent être fixés de telle sorte que la quantité des produits fabriqués soit la plus grande possible ; la masse des ventes compense le faible profit sur l'article isolé. En outre, le trust peut décider plus facilement que le cartel la fermeture des entreprises moins rentables. Il peut, en restreignant la production, faire tomber le poids de cette restriction sur les entreprises travaillant à un prix de revient élevé et faire baisser ainsi les coûts de production et au contraire augmenter la production des entreprises les mieux outillées. Le cartel ne peut, en règle générale, que répartir d'une façon égale l'accroissement de la production entre les entreprises qui en font partie. Ainsi, les fixations de prix par le cartel procurent aux entreprises les mieux outillées des surprofits, qui ne sont pas égalisés par la concurrence, puisque celle-ci est exclue par le cartel, et qui par conséquent semblent prendre le caractère d'une rente différentielle. Mais la différence par rapport à la rente foncière consiste en ceci que l'entreprise la plus mal outillée n'est en aucune façon, comme le plus mauvais sol, nécessaire à la satisfaction des besoins du marché. On peut la supprimer si sa production est transférée à des usines mieux outillées. Toutefois, comme les prix du cartel sont maintenus au début, l'accroissement de la production signifie pour les entrepreneurs travaillant à meilleur marché un surprofit. Ainsi il devient avantageux d'arrêter la production des entreprises travaillant à prix élevé. Mais la rente différentielle disparaît et il ne reste plus qu'un profit de cartel élevé.

C'est précisément dans le cartel de producteurs de matières premières que la différence entre les coûts de production est importante, parce que le montant de la rente foncière (mines) joue un rôle décisif dans le coût de la production. Aussi est-ce là que la tendance à fermer les entreprises moins rentables (au sens propre du terme : rapportant une moindre rente foncière) est la plus forte, de même que le penchant à maintenir des prix élevés, ce qui signifie de nouveau une restriction relativement forte de la production, que permet le monopole naturel. Les prix élevés des matières premières réagissent sur les prix, mais aussi sur la quantité de la production de l'industrie de transformation.

Chapitre XIII. Les monopoles capitalistes et le commerce[modifier le wikicode]

Les unions capitalistes dans l'industrie ont également leurs répercussions sur la circulation et la façon dont celle-ci est assurée par le commerce. Nous parlons ici du commerce en tant que catégorie économique spécifique et le considérons par conséquent détaché des fonctions de pesage et de partage aussi bien que de transport. La production de marchandises rend nécessaire le déplacement dans tous les sens de la marchandise et celui-ci s'accomplit au moyen de l'achat et de la vente. Quand ces derniers deviennent des fonctions autonomes d'un capital, on a affaire à un capital commercial. Il est clair qu'en devenant ainsi autonomes les opérations commerciales, qui autrement devraient être réalisées par les producteurs eux-mêmes, ne deviennent pas pour autant des opérations créatrices de valeur et que le commerçant ne devient pas un producteur. Mais, du fait qu'il devient une fonction autonome, le commerce a pour effet de concentrer les achats et les ventes, d'épargner des frais de garde et d'entretien, etc. Il signifie ainsi une diminution des frais de la production. Mais, pour pouvoir se livrer au commerce, une certaine somme d'argent est nécessaire, qui doit être transformée en marchandises. Or, dans la société capitaliste, chaque somme d'argent prend le caractère de capital. Pour que les fonctions commerciales deviennent autonomes, il faut que l'argent investi dans le commerce devienne du capital, rapporte par conséquent du profit. Mais il est clair que ce profit n'est pas engendré par le commerce, par le simple fait d'acheter pour vendre, il est seulement approprié par lui. Le montant du profit est donné par le montant du capital. Car, dans une société capitaliste développée, un capital d'un montant donné rapporte le même profit. Mais ce dernier n'est qu'une partie du profit engendré dans la production. Sur celui qu'ils obtiennent directement, les industriels doivent en abandonner aux commerçants une partie suffisante pour amener au commerce le capital dont il a besoin.

Le commerce, qui existait déjà avant la généralisation de la production de marchandises, donc avant le développement capitaliste, et qui est par conséquent plus ancien que le capital industriel et le capital bancaire, est lui-même le point de départ du développement capitaliste. Il unit en lui la plus grande partie de la richesse d'argent de la société. Au moyen du crédit, qui est toujours un moyen puissant d'établissement de liens de dépendance capitalistes, et souvent même sous la forme de crédit de marchandises, il met sous sa dépendance la vieille production artisanale, crée les débuts de l'industrie domestique capitaliste, d'une part, et ceux de la manufacture, d'autre part. Le développement du capital industriel supprime cette dépendance de la production par rapport au commerce et les rend indépendants l'une de l'autre, en détachant le commerce de la production.

Le développement du commerce lui-même est déterminé par deux facteurs. D'une part, les conditions techniques du commerce. Ce dernier rassemble et concentre les produits venus des différents lieux de production et les vend finalement aux derniers consommateurs. Plus ils sont dispersés, plus les ventes doivent se disperser elles aussi, non seulement au point de vue de la quantité, mais au point de vue du temps et de l'espace. Le caractère des dernières ventes dépend des revenus des derniers acheteurs et de leur concentration locale, deux facteurs qui dépendent eux-mêmes du développement social et de la structure du pays. Précisément du point de vue de la technique commerciale, la supériorité de la grande entreprise sur la petite est évidente. Les frais de l'achat et de la vente, la comptabilité qui s'y rapporte, ne croissent pas, tant s'en faut, en proportion des quantités de valeurs échangées. D'où la tendance à la concentration. Mais, d'un autre côté, il est dans la nature du commerce que, plus il se rapproche du consommateur, plus les ventes se dispersent dans le temps et l'espace. Selon le stade de rapprochement avec la consommation, il existe certaines limites à l'importance de l'entreprise, limites qui sont absolument élastiques, s'élargissent avec le degré de développement d'un pays, mais conditionnent pourtant différentes grandeurs du chiffre d'affaires. A chacun de ces stades s'impose la tendance au développement de l'entreprise, mais avec une force et une rapidité différentes. La nécessité de la décentralisation géographique est surmontée par la création de filiales d'une seule et même grande firme. En outre, la concentration de la population dans les villes permet de concentrer le commerce de détail dans de grands magasins. Mais ce n'est que le premier stade de la concentration. Le besoin de la technique commerciale lie les grands magasins eux-mêmes en de vastes organisations d'achats, qui unissent les grands groupes de magasins et les contrôlent plus ou moins financièrement, tandis que par ailleurs les énormes besoins financiers des grands magasins les poussent à se lier étroitement avec les banques[26].

Mais avec la concentration se manifeste également dans le commerce de détail une tendance à la suppression de son indépendance, en ce sens que les producteurs des industries de moyens de subsistance assurent eux-mêmes la vente de leurs produits. Cette évolution est la plus accentuée là où un trust a complètement éliminé le commerce indépendant, comme par exemple l'a fait le trust américain des tabacs[27].

Cependant, ce mouvement de concentration rencontre également certains obstacles, qui le ralentissent. Une entreprise commerciale de faibles dimensions est facile à créer, d'autant plus facile qu'elle est plus petite, car ici les allocations de crédit, comme il ne s'agit que de crédit en vue d'un capital-marchandises, sont relativement importantes, surtout quand elles sont accordées par les producteurs eux-mêmes, pour qui elles constituent un moyen de concurrence dans la lutte pour les débouchés. Dans ces petites entreprises, le taux de profit est très bas, ce qui fait des commerçants de simples agents du capitaliste, dont il écoule les produits. C'est pourquoi il n'y a aucun intérêt économique urgent à les supprimer.

Mais, en dehors de ces facteurs de technique commerciale, qui jouent un rôle là où il s'agit de produits qu'il faut vendre directement aux derniers consommateurs - c'est-à-dire dans le commerce de détail -, les répercussions de la situation économique jouent un rôle essentiel là où il s'agit d'échanges de marchandises entre les capitalistes industriels eux-mêmes et entre ces derniers et les gros commerçants. Et ici la concentration industrielle se répercute sur le développement du commerce, qui doit s'y adapter. Plus les entreprises industrielles sont concentrées, plus leur production est considérable et plus les commerçants chargés de l'écouler doivent disposer de capitaux importants. En outre, plus est réduit, avec une concentration croissante, le nombre des entreprises industrielles, plus deviennent superflus, d'une façon générale, les commerçants, et plus il doit paraître simple que les grandes entreprises concentrées se mettent directement en liaison entre elles sans passer par l'intermédiaire d'un commerçant indépendant. La concentration dans l'industrie entraîne ainsi, non seulement la concentration, mais aussi l'inutilité du commerce. Il y a moins d'échanges, étant donné que chacun d'eux est plus important, ce qui rend de plus en plus superflue l'intervention d'un capitaliste indépendant. Il en résulte qu'une partie du capital investi dans le commerce devient superflue elle aussi, et peut être retirée de la sphère de la circulation.

Le capital investi dans le commerce est égal à la valeur du produit annuel social, divisé par le nombre de transformations du capital commercial, multiplié par le nombre de stades intermédiaires qu'il traverse avant de parvenir au dernier consommateur. Mais c'est seulement d'une façon purement comptable que ce capital est si important. La plus grande partie ne consiste qu'en crédit. Le capital commercial ne sert qu'à la circulation des marchandises, mais nous savons déjà qu'elle peut se faire en majeure partie sans l'aide d'argent véritable. C'est du crédit que s'accordent réciproquement les capitalistes productifs et qui se compense. Le véritable capital commercial est beaucoup plus restreint et c'est seulement là-dessus que le commerçant obtient un profit. Celui de l'industriel dépend du capital global, qu'il lui appartienne en propre ou lui ait été prêté, car c'est du capital productif. Le profit du commerçant dépend du capital vraiment employé, car celui-ci n'est pas du capital productif, mais n'accomplit que les fonctions de capital-argent et capital-marchandises. Le crédit ne signifie pas ici une simple séparation de propriété et, par là, un partage du profit, mais une diminution absolue du capital et, par là, du profit qui revient à la classe commerciale et qui doit lui être payé par les capitalistes industriels. Le crédit réduit ici directement les frais de la circulation, comme aussi le papier-monnaie.

Mais le profit commercial est une partie de l'ensemble de la plus-value créée dans la production. Plus est considérable cette part qui revient au capital commercial, plus est réduite, toutes proportions gardées, celle des industriels. Il y a par conséquent opposition d'intérêts entre capital industriel et capital commercial.

De cette opposition d'intérêts naît un conflit qui aboutit finalement à l'écrasement d'un des antagonistes au moyen de la création de rapports de dépendance capitalistes. Dans ce genre de conflit, ce qui décide en fin de compte, c'est la plus ou moins grande puissance financière. Mais il ne faut pas l'entendre du seul point de vue quantitatif. Nous avons vu tout au long de cette étude que la forme du capital joue aussi un rôle important. La disposition de capital-argent donne, toutes proportions gardées, la suprématie parce que les industriels aussi bien que les commerçants sont, avec le développement du système du crédit, de plus en plus contraints de faire appel au capital-argent. Ainsi l'établissement de rapports de dépendance entre l'industrie et le commerce s'accomplit de différentes façons.

Aussi longtemps que régnait la libre concurrence, le commerce pouvait utiliser à son avantage la lutte que se livraient entre eux les industriels. Cela particulièrement dans les branches d'industrie où la production était encore relativement dispersée et la concentration dans le commerce déjà avancée. Les rapports de crédit jouaient également dans le même sens. Tant que le crédit était en majeur partie du crédit de paiement et que les banques mettaient leur crédit principalement à la disposition du capital commercial, la supériorité financière était souvent du côté des commerçants. Ceux-ci l'utilisaient pour à l'occasion de leurs achats, faire pression sur les prix des producteurs et leur imposer des conditions de livraison et de paiement qui leur permettaient d'exploiter au maximum les avantages de la haute conjoncture et de rejeter en partie sur les producteurs les pertes de la période de dépression. C'est l'époque où les plaintes des industriels sur la dictature des commerçants se font de plus en plus bruyantes. Cette attitude des commerçants sera plus tard l’une des raisons mises en avant par les industriels pour justifier la formation de cartels. Mais la situation changera fondamentalement avec le changement des rapports des banques et de l'industrie et l'apparition d'unions capitalistes dans l'industrie.

Les unions industrielles partielles ont pour effet de diminuer le commerce. Avec les unions combinées, cet effet est direct, car elles rendent inutiles les opérations commerciales. Quant aux unions homogènes, elles agissent comme la concentration dans l'industrie, en général. Mais les unions à caractère de monopole ont tendance à supprimer complètement l'indépendance du commerce. Nous avons vu qu'un véritable contrôle du marché n'est possible que si les marchandises sont vendues par une centrale spéciale. Celle-ci doit, pour régler la production dans la branche d'industrie correspondante, pouvoir calculer à tout moment l'importance des débouchés. En outre, le niveau de la consommation dépend toujours du niveau des prix. C'est pourquoi l’union à caractère de monopole doit fixer les prix jusqu'au dernier stade et ne pas les laisser dépendre de facteurs extérieurs, avant tout des commerçants. Si on abandonnait à ces derniers l'exclusivité des opérations commerciales proprement dites, donc également le soin de fixer les prix, on les laisserait en grande partie libres d'utiliser la situation du marché, ce qui constitue en fait le principal avantage du cartel. Ils pourraient stocker les produits et attendre les périodes de haute conjoncture pour les vendre à prix élevés. D'une part, cela aurait pour résultat une restriction de la production, pour laquelle le cartel ne trouverait aucune compensation dans une augmentation du profit, et, d'autre part, cela conduirait les dirigeants du cartel à une fausse appréciation du marché s'ils prenaient cette demande spéculative et peut-être erronée des commerçants pour base de leur production. C'est pourquoi l'union à caractère de monopole aura tendance à supprimer l'indépendance du commerce. C'est seulement de cette manière que le cartel pourra pleinement utiliser son influence sur la fixation des prix.

Mais nous avons vu que la cartellisation représente déjà une union étroite de l'industrie et du capital bancaire. En règle générale, c'est le cartel qui disposera de la plus grande puissance. Il pourra alors dicter sa loi au commerce, en vue de lui enlever son indépendance et de lui ôter le pouvoir de fixer les prix. La cartellisation supprimera par conséquent le commerce en tant que sphère de placement du capital. Elle restreindra les opérations commerciales, en supprimera une partie et chargera ses propres employés, agents de vente du cartel, de réaliser les autres. Elle pourra même transformer une partie des commerçants jusqu'alors indépendants en ses propres agents. En ce cas, le cartel leur fixera d'une façon précise les prix de vente et d'achat, dont la différence constituera leur bénéfice. L'importance de ce bénéfice ne sera plus déterminée par le niveau du profit moyen, ce sera un salaire fixé par le cartel. Mais si les rapports de force capitalistes étaient différents, les choses pourraient se passer différemment. Il est possible que les conditions pour la concentration aient été plus favorables dans le commerce que dans l'industrie. Dans ce cas, un petit nombre de commerçants ont en face d'eux un grand nombre d'entreprises industrielles relativement faibles en capital, qui sont obligées, pour écouler leurs produits, d'avoir affaire à ces commerçants. Ces derniers peuvent alors utiliser leur supériorité pour employer une partie de leur capital, au moyen d’une participation financière à ces entreprises, en tant que capital industriel Ce qui leur permettra de les obliger à leur vendre leurs produits meilleur marché. De tels rapports de dépendance se sont développés assez rapidement ces derniers temps dans certaines industries productrices de moyens de consommation qui vendent à un grand magasin capitaliste.

Ces rapports de dépendance reflètent à un niveau capitaliste élevé le processus qui a mené à l'apparition de l'industrie domestique capitaliste, où le commerçant a éliminé l'artisan. Mais des rapports semblables peuvent aussi se rencontrer de temps à autre dans des industries aptes à la cartellisation. Ici, le capital commercial, qui participe peut-être à toute une série de telles entreprises, peut jouer un rôle analogue à celui du capital bancaire.

Dans de tels cas, les commerçants participent directement au cartel. Mais ils le font parce qu'en fait ils participaient déjà financièrement à la production[28]. Pratiquement, rien n'est changé. Ici aussi le commerce perd toute influence sur la fixation des prix, il cesse de servir de marché aux industriels, qui maintenant entrent directement en liaison avec les consommateurs.

L'union à caractère de monopole a ainsi pour résultat d'éliminer le commerce autonome. Elle rend une partie des opérations complètement superflues et réduit les frais pour les autres.

C’est dans le même sens qu'agit la réduction des frais de circulation consacrés à gagner le consommateur aux produits d'une entreprise déterminée, de préférence à ceux des autres entreprises. En font partie les dépenses pour les démarcheurs, dans la mesure où leur nombre est conditionné par la dispersion de la production entre différentes entreprises, ainsi que celles consacrées à la publicité. Ces dépenses représentent des frais de circulation. Pour l'entrepreneur isolé, elles rapportent un profit dans la mesure où elles lui permettent d'accroître ses ventes. Mais ce profit est la perte des autres entrepreneurs au détriment desquels il a accru ses débouchés. Pour l'ensemble de la sphère de production, ces dépenses signifient une réduction du profit qui lui reviendrait sans elles. La cartellisation a pour résultat de les diminuer considérablement, ramène la publicité à une simple annonce et réduit les démarcheurs au nombre strictement nécessaire aux opérations commerciales, elles-mêmes réduites, simplifiées et accélérées.

Une évolution particulière se manifeste en Autriche. Ici, le commerce capitaliste proprement dit, pour certaines raisons historiques, ne s'est développé que d'une façon incomplète. Dans les secteurs qui produisent des articles de grande consommation et surtout là où la spéculation joue un rôle important, comme par exemple dans le commerce du sucre, la banque a pris les fonctions du commerce de gros, et cela d'autant plus facilement qu'il ne fallait y consacrer que des capitaux peu importants. Elle est donc intéressée, à la fois comme commerçant et comme donneur de crédit, à la cartellisation. Aussi, c'est en Autriche que l'influence directe et consciente du capital bancaire sur la cartellisation apparaît le plus nettement. La banque conserve les fonctions de vendeur pour le cartel et reçoit pour cela une commission fixe. Ces derniers temps, des tendances semblables se sont manifestées en Allemagne également. C'est ainsi que l'union bancaire de Schaffhouse a créé une section commerciale pour la vente de produits cartellisés[29].

Le résultat de tout ce processus est donc une diminution du capital commercial. Mais, si le capital a diminué il en est de même du profit, lequel, comme nous le savons est prélevé sur le profit industriel. Cette diminution du capital commercial représente une diminution de frais. Quels en sont les effets sur les prix ? Le prix du produit est déterminé par le prix de revient, plus le profit global. Le partage de ce profit en bénéfice d'entreprise, intérêt, profit commercial et rente, n'affecte absolument en rien le prix. Que le cartel ait pris la place du commerçant, qu'une partie des opérations commerciales soit supprimée, cela signifie seulement que l'industrie n'a plus maintenant à abandonner une partie de son profit aux commerçants. Le prix du produit global reste le même pour le consommateur[30]. Les frais de circulation représentaient une partie du profit, la réduction de ces frais signifie que le profit industriel, le bénéfice de l'entrepreneur, s'accroît du montant libéré par la diminution des frais commerciaux. C'est seulement la croyance en un profit commercial proprement dit, l'idée que le commerçant tire son profit d'une simple surcharge sur son prix d'achat, qui éveille chez maints économistes l'espoir que la diminution des frais commerciaux pourrait amener une baisse des prix pour le consommateur[31].

La diminution des opérations commerciales a pour autre conséquence de libérer le capital jusqu'alors occupé dans le secteur commercial et qui cherche maintenant une nouvelle mise en valeur. Ce qui peut, dans certains cas, renforcer la tendance à l'exportation du capital.

Mais il est dans l'intérêt des cartels de maintenir, du moins dans la forme, le commerce. Kirdorf, le grand chef du Syndicat de la houille, écrit à ce propos : « Si l'on veut parvenir jusqu'aux dernières sources de la consommation, autrement dit le consommateur individuel, il faut disposer d'un appareil puissant ; alors viennent les frais d'administration élevés, qui annulent l'avantage des prix par livraison directe, et l'on obtient une administration si coûteuse qu'on ne peut la supporter et un personnel si nombreux qu'on ne peut plus le contrôler. C’est pourquoi le bon et solide commerce intermédiaire est et reste dans une certaine mesure une nécessité absolue, dont on ne pourra jamais se passer[32] ».

En fait, il ne s'agit plus de commerçants, mais d'agents du syndicat, dont l'indépendance est tout aussi fictive que celle du façonnier qu'on appelle artisan indépendant. La seule différence est que, si l'industrie domestique, du fait des changements techniques intervenus dans la production, devient, à partir d'un certain moment, non rentable, il n'en est pas de même dans le commerce. Qu'il s'agisse d'un agent appointé ou d'un commerçant en apparence indépendant, mais qui reçoit en réalité une commission, dont les fluctuations du fait de la délimitation territoriale de la région de vente et de la fixation des prix par le syndicat, sont si faibles, que le revenu du commerce est à peu de chose près celui d'un agent recevant un salaire fixe, il n'y a pratiquement aucune différence. Mais cette fiction de l'indépendance qui est créée par cette autre sorte de salaire - et dans ce cas il s'agit de salaire, car le revenu du commerçant consiste dans le profit sur son capital et dans le salaire que le syndicat devrait payer à un agent - épargne au syndicat des frais de surveillance ou de contrôle, tout comme le salaire à forfait par rapport au salaire horaire. Du reste, dans un tel commerce, le capital nécessaire est extrêmement réduit : le commerçant n'a besoin que d'un capital modeste, puisque la constance des prix du cartel et le monopole local diminuent pour lui le risque. Les échanges peuvent donc être réglés en majeure partie avec du crédit, du fait que le commerçant peut recevoir l'argent pour le paiement en majeure partie à crédit pour cette partie du capital, il n'y a que l'intérêt à payer. Le syndicat est seulement intéressé à réduire le nombre des commerçants, étant donné que ses ventes sont par là simplifiées, et à rapprocher la commission en fait du salaire de l'activité commerciale, considérée comme hautement qualifiée. Jusqu'où on maintient en cela la fiction de l'indépendance, cela n'a au point de vue économique aucune importance. Que le degré momentané de restriction du commerce intermédiaire n'a rien de définitif, mais était imposé, « en tenant compte du développement historique du commerce de la houille », Kirdof le dit lui-même[33] comme il souligne « que le commerce de la houille, tel qu'il s'est développé en cette grande quantité avec l'ancienne dispersion de l'industrie houillère, n'est pas nécessaire ».

Cette situation a été exposée nettement, sans aucune retenue visible, par les négociants en charbon. Quelques citations suffiront. C'est ainsi que Vowinkel, de Düsseldorf, déclare : « Comme je viens de le dire, nous ne sommes plus de vrais commerçants, et voici pourquoi. Le Syndicat de la houille nous prescrit, premièrement, quelles sortes de charbon nous devons acheter, deuxièmement, à quel prix nous devons l'acheter, troisièmement, la région où nous devons l'écouler, quatrièmement, à quel prix nous devons le vendre. Alors, bien entendu, il ne reste plus rien de la liberté du commerce. Mais je crois qu'étant donné la situation, le Syndicat de la houille ne peut agir autrement... A l'avenir, nous autres commerçants en gros, nous devons nous rendre compte qu'il ne peut en être autrement et que nous deviendrons peu à peu moins nombreux. C'est là un fait si évident qu'il est aujourd'hui impossible d'entreprendre un commerce de gros de grandes dimensions parce que les quantités disponibles n'existent pas. De même, les affaires actuelles sont à ce point réduites qu'il est absolument impossible de les étendre[34]. »

Ces « commerçants » ont perdu toute indépendance. Car, comme le dit Bellwinkel, de Dortmund, « dans chaque association de commerçants, le syndicat est représenté au conseil d'administration par un membre de sa direction » et a en outre « le droit de consulter les livres à tout moment ». Et il conclut très justement : « Nous avons perdu finalement toute liberté de mouvement ; nous sommes devenus une sorte de représentants. »

Et les pronostics pour l'avenir sont encore plus sombres. M. Vowinkel les pose de la manière suivante : « Le syndicat a crée une organisation remarquable dont j'ai tout lieu de penser que le commerce de gros, à l'exception d’une toute petite partie, sera exclu. Car qu'est-ce qui justifie l’existence du commerce de gros ? Il ne lui restera finalement plus d'autre ressource que de vendre au petit consommateur, à celui qui a besoin de crédit, et de servir d'entrepôt de charbon aux époques de mauvaise vente. Ce sont les seules raisons qui dans l'avenir justifieront encore son existence, et il est probable que le commerce du charbon passera, d'une diminution de 45 %, ainsi que je l'ai entendu dire ce matin, à 20 % au moins[35].

On montre ici fort bien que la fonction commerciale spécifique, chargée de réaliser le processus de circulation M-A-M, devient superflue et ne subsiste que pour la fonction de partage, d'emmagasinage et de gardiennage du produit, toujours nécessaire pour la consommation dans n'importe quel régime social à production massive. Mais la vente commerciale en tant que telle a cessé. Elle est, se lamente F. Vowinkel, devenue entièrement automatique[36].

De quelle manière le commerçant en gros est remplacé peu à peu par les agents du syndicat, c'est ce que Vowinkel montre également d'une façon détaillée. Très justement, il appelle « sinécure » la participation à une telle association de commerçants. Elle dépend entièrement de la grâce du syndicat. A la mort de chaque participant, la part de ventes qui lui a été attribuée revient au syndicat. « Le syndicat est le véritable participant. Par là on a très clairement fait comprendre qu'en réalité ce sous-syndicat (l'association de commerçants. - R. H.) passe finalement au syndicat principal[37]. »

Le monopole dont bénéficient les gros commerçants ou les associations de vente leur donne également le pouvoir de soumettre à leur dictature les petits commerçants en leur prescrivant leurs prix de vente, bref en faisant d'eux leurs agents. C'est ainsi que, par exemple, le gros commerçant Heidmann, de Hambourg, déclare : « Quand je me suis rendu compte, en consultant mes livres, que les dettes de ces gens (c'est-à-dire les petits commerçants à qui il fournissait le charbon. - R. H.) augmentaient de plus en plus, je leur ai dit : « Vous ne recevrez plus de charbon que si vous le prenez à tel ou tel prix[38]. »

Et voici ce que le Dr Rive, conseiller municipal, déclare au sujet des gros commerçants de Haute-Silésie : « Ces messieurs les commerçants en gros, avec qui nous avons eu affaire ici, par conséquent ceux du premier rang (les firmes Cesar Wollheim et Friedländer), sont suivis bien entendu de toute une série de gros commerçants de second rang qui, on peut le dire ouvertement, dépendent d'eux, et ces derniers à leur tour ont sous leur dépendance les commerçants de première, deuxième et troisième catégorie. L'un dépend de l'autre, et les gros commerçants du premier rang sont liés, sinon par contrat, du moins en fait, avec la Convention (c'est-à-dire la Convention houillère de Haute-Silésie. - R. H.). »

Indiquons ici brièvement que la position indépendante des deux grandes firmes susmentionnées s'explique par le fait que le commerce avec les mines de Haute-Silésie était entre leurs mains bien avant que ne fût conclue la Convention houillère. Ces mines étaient pour la plupart propriété privée et les deux firmes en question y participaient financièrement. Elles avaient, non seulement entre leurs mains l'organisation de la vente, mais aussi des parts sur la propriété des mines, soit directement, soit en qualité de créanciers.

Le système des sociétés par actions a, en Rhénanie-Westphalie, rendu les mines indépendantes du commerce. Peut-être le commerce était-il moins concentré à l’Ouest parce que les débouchés y étaient plus vastes et la concurrence par conséquent moins vive. Et une raison plus importante encore est le fait qu'à l'Ouest les mines sont de date plus récente que celles de la Haute-Silésie. C'est pourquoi, dans cette dernière région, non pas le commerce à vrai dire, mais les deux grandes firmes susnommées ont pu maintenir leur position. Elles sont devenues l'organisation commerciale du cartel (non pas formellement, mais en fait, en ce sens que le cartel ne s'occupe pas de la vente, mais laisse les mines écouler elles-mêmes leur production), et cela non pas en tant que commerçants, mais bien plutôt à cause de leur puissance financière, tandis que le commerce de l'Ouest, moins fort parce que moins concentré, perd sa position, et que le commerçant se transforme « plus ou moins en agent du cartel », comme dit le Dr Wachler[39], conseiller des mines.

La subordination du commerce au cartel permet également à ce dernier d'interdire la concurrence étrangère, qui doit, plus encore que l'industrie indigène, faire appel au commerce. C'est ainsi que M. Kloeckner, de Duisburg, déclare : « Les firmes commerciales qui s'occupent de la vente du fer moulé doivent souscrire auprès du Syndicat du fer brut des conditions aux termes desquelles ils s'engagent à ne vendre aucun fer étranger et à ne pas en importer[40]. »

Avec cette supériorité de l'industrie cartellisée contraste l'état de dépendance dans laquelle se trouvent de petits fabricants dans des industries non encore cartellisées par rapport au commerçant capitaliste, état de dépendance qui devient particulièrement accablant quand il est renforcé par des allocations de crédit.

« Un grand nombre de petits fabricants sont aussi complètement sous la dépendance des commerçants. Nous en avons malheureusement beaucoup dans notre industrie de produits manufacturés, qui ont trop peu de capitaux et ne sont pas libres de leurs mouvements, mais sont obligés, pour pouvoir maintenir leur activité, de vendre leurs marchandises à n'importe quel prix. Alors celles-ci sont prises par un marchand, qui souvent ne verse qu'un acompte, et dans ce cas le marchand a pour un temps assez long le petit fabricant complètement en son pouvoir ; il peut ensuite lui dicter la façon dont il doit conduire son affaire[41] ». M. Gerstein parle ici de la petite industrie métallurgique et voit dans la résistance opposée par les commerçants un obstacle important à la formation d'un cartel.

D'un autre côté, la cartellisation des industries de produits manufacturés ne peut pas, à elle seule, leur être d'une grande utilité pour la fixation des prix. « Si les fabricants des industries de produits manufacturés se groupent et s'ils fixent les prix de telle sorte qu'ils puissent en tirer un modeste bénéfice, alors la grande industrie leur jette un bâton entre les jambes et se met à fabriquer dans ses propres ateliers les articles dont elle a besoin, naturellement à un prix de revient bien moins élevé que celui des fabricants, qui eux sont contraints d'acheter leurs matières premières aux prix fixés par les cartels de la grande industrie. Cette fabrication des articles qui leur sont nécessaires dans leurs propres ateliers va, nous le savons, très loin. M. le directeur Fuchs me disait hier encore : de grosses entreprises, telles que Bochum, l'Union de Dortmund, les Forges Koenig et Laura - la fabrication des wagons ne fait pas partie de la petite industrie mécanique, mais tout de même de l'industrie des produits manufacturés - apparaissent comme concurrents des usines de fabrication de wagons. Je lui ai répondu que ce ne sont pas seulement ces dernières qui en souffrent, mais aussi les petites entreprises mécaniques, car les grandes usines métallurgiques fabriquent elles-mêmes, outre les wagons, tout ce qui en fait partie : tampons, bielles, attelages, etc. Les Forges Koenig et Laura fabriquent tout ce qui est nécessaire pour leurs wagons, depuis les roues jusqu'à la dernière pièce, exception faite peut-être des ressorts, boulons, rivets. Pareillement, l'Union de Dortmund fabrique presque toutes les pièces détachées pour sa fabrique de wagons, de même que d'autres petits articles de l'industrie mécanique, tels que des boulons pour la superstructure des chemins de fer[42].

Mais, si le commerce s'efforce, grâce à l'influence qu'il exerce sur les petites entreprises capitalistes, d'empêcher la cartellisation, il cherche d'un autre côté à renforcer cette influence en formant lui-même des associations. Gerstein en fournit également quelques exemples. Les grands magasins de quincaillerie de Berlin ont créé une association qui exerce une grande influence sur les prix. Ceux de Dantzig ont acheté en commun une firme et se sont groupés en une Union de la quincaillerie, société à responsabilité limitée. L'Association des quincailliers allemands, dont le siège est à Mayence, a établi des clauses précises pour l'achat de marchandises. Les membres de l'association font signer à leurs fournisseurs une déclaration aux termes de laquelle ils s'engagent à ne pas vendre aux bazars. En revanche ils s'engagent à ne pas acheter aux fabricants qui livrent eux-mêmes aux consommateurs, et cela est même allé si loin qu'on a inclus les chemins de fer d'Etat parmi les consommateurs et qu'on a voulu interdire aux fabricants de livrer certains articles aux chemins de fer[43].

Et voici qui montre qu'une plus grande puissance financière mène facilement à des rapports de dépendance, en ce sens même que le gros commerçant accroît le profit commercial aux dépens du profit industriel et rejette le risque qui lui incombe, risque qu'il a souvent créé lui-même par sa propre spéculation : « Par contre, la spéculation sur le papier à imprimer va à l'encontre des efforts du Syndicat en vue d'établir des prix stables et d'adapter l'offre à la demande. Le papier, en général, et le papier à imprimer en particulier, n'est pas un article de spéculation et, d'après les faits qui se sont produits, et ont été observés par toutes les fabriques de papier d’Allemagne, ce sont précisément les gros commerçants qui, en cas de tendance à la baisse des prix du papier, le vendent in blanco et sans tenir compte du prix de revient ; ce sont eux qui ensuite font pression de la façon la plus éhontée sur les prix au moment de l'achat chez les fabricants embarrassés pour leurs commandes. Cela est allé et continue d'aller aujourd'hui encore si loin que ces commerçants obligent avec leurs prétentions incroyables les fabricants travaillant dans la montagne et coupés du marché à leur vendre le papier à un cours très inférieur à celui du marché. Mais ce sont les mêmes commerçants qui, en cas de tendance à la hausse des prix sur le marché du papier, et en employant tous les arguments et artifices, poussent le fabricant à leur vendre de grandes quantités de papier sans qu'ils l'aient déjà eux-mêmes vendu. Dans ce cas, ce sont alors en premier lieu les imprimeurs qui en subissent les conséquences en payant au commerçant plus qu'il ne convient le fruit de son heureuse spéculation, et ensuite les fabricants de papier, parce qu'une fois passée cette période de haute conjoncture, c'est sur eux que le commerçant en question fait pression pour obtenir un prix moins élevé, à moins que, ne pouvant écouler le papier, il laisse le fabricant tranquillement assis sur sa marchandise. C'est seulement dans des cas extrêmement rares qu'un fabricant de papier se décide à faire établir un constat ou à porter plainte contre le commerçant, car il craint de perdre ainsi sa clientèle[44]. »

La création du syndicat change la situation d'un seul coup. Aux commerçants dispersés s'oppose l'industrie unie. La puissance financière est maintenant du côté des industriels. Mais ce n'est pas tout. Le commerçant apparaît maintenant ce qu'il est, un intermédiaire non nécessaire en face de la production, qui est, elle, indispensable. Cela se manifeste comme la supériorité de la nécessité naturelle de la production sur la nécessité capitaliste de la distribution au moyen du commerce. Le syndicat ramène ce dernier à ses « frontières légitimes ». On considère comme commerce légitime le travail du commerçant qui, sur la base de prix sûrs, majorés d'un bénéfice normal, écoule le papier en respectant les conditions reconnues admissibles par les fabricants et comme étant d'usage pour la vente de papier. Ainsi le commerçant devient l'agent appointé du syndicat. Sa liberté lui est ôtée et il se lamente à haute voix sur le traitement indigne qu'on lui inflige, et se souvient avec mélancolie du commerce du bon vieux temps. Parmi les conditions qui lui sont imposées, celle qu'il ressent comme la plus pénible est qu'il doit se fournir exclusivement au syndicat et nulle part ailleurs. Il lui est interdit de profiter de la concurrence entre les producteurs et il n'est plus lui-même qu'un instrument qui contribue à renforcer le syndicat, à rendre éternel le monopole qui l'étrangle. Il lui faut laisser toute espérance, car au-dessus de la porte qui mène au bureau de ventes du syndicat il voit écrits, en lettres aussi terrifiantes que la phrase de Dante au-dessus de la porte de l'enfer, ces mots fatidiques : « N'achetez qu'aux membres du syndicat et ne vendez qu'aux prix fixés par lui. » C'est la mort du commerçant capitaliste[45].

Un autre moyen d'interdire au commerçant la spéculation est la conclusion de contrats de longue durée. C'est ainsi que le Syndicat de la houille fixe toujours ses prix pour toute une année et ne s'écarte en aucun cas de cette « règle fondamentale[46] ».

Que les temps sont changés ! Dans l'enquête sur la Bourse de l'année 1893, la spéculation est la plus haute fleur et la racine la plus profonde du capitalisme. Tout est spéculation : fabrication, commerce, affaires différentielles. Chaque capitaliste est spéculateur, et le prolétaire lui-même, qui recherche l'endroit où il pourra vendre au meilleur prix sa force de travail, est un spéculateur. Dans l'enquête du cartel, la sainteté de la spéculation est oubliée. Elle est le mal par excellence, d'où viennent les crises, la surproduction, bref tous les maux de la société capitaliste. Suppression de la spéculation, tel est le mot d'ordre. L'idéal de la spéculation est remplacé par la spéculation sur l'idéal du « prix stable », la mort de la spéculation. Bourse et commerce sont maintenant spéculatifs, condamnables, et écartés en faveur du monopole industriel. Le profit industriel s'annexe le profit commercial, est lui-même capitalisé en bénéfice du fondateur, en butin de la trinité parvenue, en tant que capital financier, à la plus haute forme du capital. Car le capital industriel est Dieu le Père, qui a libéré le capital commercial et bancaire comme Dieu le Fils, et le capital-argent est le Saint-Esprit. Ils sont trois, mais pourtant un seul dans le capital financier.

La sécurité du bénéfice du cartel, en opposition avec l'incertitude du bénéfice spéculatif, se reflète dans la psychologie de ses représentants et l'assurance de leur maintien. Le magnat du cartel se sent comme le maître de la production, son action se manifeste au grand jour. Son succès, il le doit à l'organisation de la production, à l'épargne de frais. Il se considère comme le représentant de la nécessité sociale en face de l'anarchie individuelle et voit dans son profit le salaire qui lui est dû pour son activité en tant qu'organisateur. Qu'il recueille les fruits d'une organisation qui n'est pas exclusivement son œuvre, cela apparaît à sa mentalité capitaliste comme tout naturel. Il représente une nouvelle époque. « The days of the individual, lance Havemeyer aux défenseurs de l'ancienne, has passed ; if the mass of the people profit at the expense of the individual, the individual should and must go[47]. » C'est le socialisme qu'il entend par là, et, dans son ivresse de la victoire, il ne se doute pas que, des individus qui doivent disparaître, lui et les siens pourraient bien un jour faire partie. Le magnat du cartel ne connaît aucun scrupule et quand Havemeyer déclare avec une franchise réjouissante qu'il « ne se soucie pas pour deux sous de la morale des autres[48] » Herr Kirdorf ne souligne pas moins fièrement le droit du maître dans sa propre maison. Mais cette morale est en réalité le pire des crimes : la rupture de la solidarité, la libre concurrence, l'exclusion volontaire de la fraternité du bénéfice du monopole. La proscription sociale et l'anéantissement économique lui paraissent la seule punition qu'ils méritent[49]. On envoie des listes où les noms des non-adhérents sont soulignés en caractères gras[50].

Tout autres les manières du spéculateur. Il apparaît modeste, conscient de ses fautes. Son gain n'est que la perte des autres. Même s'il est nécessaire, sa nécessité n'est que la preuve de l'imperfection de la société capitaliste. La source de son bénéfice reste obscure. Le spéculateur n'est pas un producteur qui crée des valeurs. Si son gain dépasse certaines dimensions, l'admiration pour son succès s’accompagne de soupçons. Il ne se sent jamais sûr vis-à-vis de l'opinion publique, et redoute toujours une nouvelle loi sur la Bourse. Il s’excuse et prie qu’on ne le juge pas trop sévèrement. « C'est le lot de toutes les institutions humaines : elles sont toujours fautives et coupables[51]. »

Et il est heureux quand il trouve des croyants, comme M. le professeur van der Borght, qui le console ainsi : « Il est dans la nature des hommes que le besoin du jeu devienne de temps en temps particulièrement vif », et adjure ceux qui l'attaquent de faire preuve de clémence en ajoutant : « Tous ces effets défavorables s’expliquent en dernier lieu par les faiblesses et les imperfections de la nature humaine[52]. »

Mais assurément il ne faut pas serrer de trop près un capitaliste. A peine vient-il de reconnaître : « L'argent a pouvoir démoralisateur et le caractère change rapidement avec l'accroissement du revenu[53] », que sa bile s’échauffe. Tout le temps il s'est déjà fâché au sujet de l'incompréhension, tout à fait contraire à la foi, que M. le professeur Cohn montre pour sa belle âme. Il a accepte avec beaucoup de patience que les explications détaillées de M. le professeur sur la fonction de la Bourse n'aient pas apporté une grande clarté et il écoute maintenant avec ironie les déclarations intéressantes que le professeur Cohn a à faire sur la fonction des universités prussiennes. Mais il ne faut pas exagérer. Il n'est nullement opposé à ce que le professeur proclame : « Le but de l'Université est de se placer entre la Bourse et la social-démocratie, de montrer et de défendre la justification morale de la Bourse. » Mais quand le savant professeur ajoute : « Si les universités n'étaient pas là, les contradictions éclateraient », ce cas de mégalomanie le fait rire. Il ne peut pas croire au sérieux du professeur et c’est pourquoi il lui réplique : « Que les Bourses poursuivent des buts moraux, j’y consens. Toutefois ce n'est pas pour cela qu’elles ont été créées, mais dans des buts d'intérêt personnel. Les commerçants doivent-ils créer des Bourses pour en faire des institutions de bienfaisance ? » A cette question, l'économie politique classique n'apporte aucune réponse et M. le professeur Cohn ressemble alors à un barbet trempé, où ne se cache aucun Méphistophélès.

Chapitre XIV. Les monopoles capitalistes et les banques. Transformation du capital en capital financier[modifier le wikicode]

Le développement de l'industrie capitaliste a pour résultat l'accroissement de la concentration des banques. Celle-ci à son tour est un facteur important de l'accroissement du degré de concentration dans les cartels et les trusts. Comment ces derniers réagissent-ils à leur tour sur le régime bancaire ? Le cartel ou le trust est une entreprise douée d'une très grande puissance financière. Dans les rapports de dépendance mutuelle des entreprises capitalistes, c'est la puissance financière qui décide laquelle se trouve placée sous la dépendance de l'autre. Une cartellisation poussée très loin a pour conséquence que les banques se groupent, elles aussi, et s'agrandissent pour ne pas tomber sous la coupe du cartel ou du trust. La cartellisation entraîne ainsi le groupement des banques, comme celui-ci à son tour entraîne la cartellisation. Au groupement des usines métallurgiques, par exemple, toute une série de banques sont intéressées, qui agissent en commun pour le provoquer, même contre la volonté de certains industriels. Réciproquement, une communauté d'intérêts, créée d'abord par des industriels, peut avoir pour conséquence que deux banques jusqu'alors concurrentes se trouvent avoir de ce fait des intérêts communs et sont amenées à agir en commun dans un domaine déterminé. Des combinaisons industrielles agissent de la même façon sur l'élargissement de la sphère industrielle d'une banque, qui ne travaillait peut-être jusqu'alors que dans le domaine de l'industrie des matières premières et se voit contrainte par la combinaison d'étendre son activité à l'industrie de transformation.

Le cartel lui-même suppose une grande banque qui soit en mesure de satisfaire aux besoins de crédit de paiement et de production de toute une branche d'industrie.

Mais le cartel entraîne aussi une nouvelle intensification des rapports entre la banque et l'industrie. La suppression de la libre concurrence dans l'industrie a tout d'abord pour résultat un accroissement du taux de profit. Ce taux de profit accru joue un rôle important. Là où l'élimination de la concurrence est la conséquence d'une fusion, on assiste à la création d'une nouvelle entreprise. Celle-ci peut compter sur un profit accru, lequel peut être capitalisé et constituer un bénéfice de fondateur[54]. Ce bénéfice joue dans la formation du trust un rôle important et sous un double aspect. Premièrement, son obtention est pour les banques un motif très puissant d'encourager la formation des monopoles. Deuxièmement, une partie du bénéfice du fondateur peut être employée à amener des éléments récalcitrants, mais néanmoins très importants, au moyen du paiement d'un prix d'achat élevé, à vendre leurs usines, par conséquent à rendre possible la formation du cartel. On pourrait exprimer la chose de la manière suivante : le cartel exerce une demande sur les entreprises d'une branche déterminée ; cette demande accroît dans une certaine mesure leur prix[55], et ce prix est payé avec une partie du bénéfice du fondateur.

La cartellisation assure en outre une plus grande sécurité et une plus grande régularité du revenu des entreprises cartellisées. Elle supprime les dangers de la concurrence, si souvent mortels pour l'entreprise isolée. Cela a pour résultat de faire monter les actions de ces entreprises ce qui signifie, à l'occasion de nouvelles émissions, un bénéfice de fondateur plus élevé: Par ailleurs, la sécurité du capital investi dans ces entreprises en est considérablement accrue. Ce qui permet aux banques d'accroître encore leur crédit industriel et de prendre une part plus grande que jusqu'alors au profit industriel. Ainsi, du fait de la cartellisation, les rapports entre les banques et l'industrie deviennent encore plus étroits, tandis que la disposition du capital investi dans l'industrie revient de plus en plus aux banques.

Nous avons vu comment, au début de la production capitaliste, l'argent des banques provient de deux sources différentes. D'une part, des fonds des classes non productives, de l'autre, du capital de réserve des capitalistes industriels et commerciaux. Nous avons vu, en outre, comment le développement du crédit tend à mettre à la disposition de l'industrie, non seulement tout le capital de réserve de la classe capitaliste, mais aussi la plus grande partie des fonds des classes non productives. L'industrie de nos jours travaille, en d'autres termes, avec un capital beaucoup plus important que celui que possèdent en propre les capitalistes industriels. Au fur et à mesure du développement capitaliste croît le total des fonds que la classe non productive met à la disposition des banques et que celles-ci à leur tour mettent à la disposition de l'industrie. La disposition des fonds indispensables à l'industrie appartient aux banques. Avec le développement du capitalisme et de ses organisations de crédit s'accroît ainsi l'état de dépendance de l'industrie par rapport aux banques. D'un autre côté, celles-ci peuvent se contenter d'attirer les fonds des classes non capitalistes et maintenir ce stock à leur disposition permanente en versant des intérêts. Elles le pouvaient aussi longtemps que ces fonds n'étaient pas assez importants pour pouvoir être employés comme crédit de spéculation et de circulation. Avec l'accroissement de ces fonds, d'une part, le déclin de la spéculation et du commerce, d'autre part, ils devaient être transformés de plus en plus en capital industriel. Sans l'extension croissante du crédit de production, l'utilisation pratique des dépôts, et par conséquent aussi leur capacité de rapporter des intérêts, eussent depuis longtemps considérablement diminué. C'est d'ailleurs ce qui se passe en Angleterre, où les banques de dépôts n'accordent que du crédit de circulation et où par conséquent l'intérêt versé sur les fonds déposés est très faible. D'où le transfert constant de ces fonds dans l'industrie au moyen d'achats d'actions. Ici, le public fait directement ce que fait la banque en établissant des rapports étroits avec l'industrie. Pour lui, le résultat est le même, étant donné qu'en aucun cas il ne participe au bénéfice du fondateur. Mais, pour l'industrie, cela signifie une moindre dépendance à l'égard du capital bancaire en Angleterre qu'en Allemagne.

La dépendance de l'industrie à l'égard des banques est donc la conséquence des rapports de propriété. Une partie de plus en plus grande du capital de l'industrie n'appartient pas aux industriels qui l'emploient. Ils n'en obtiennent la disposition que par la banque, qui représente à leur égard le propriétaire. En outre, la banque doit fixer une part de plus en plus grande de ses capitaux dans l'industrie. Elle devient ainsi dans une mesure croissante capitaliste industriel. J'appelle le capital bancaire, - par conséquent capital sous forme d'argent, qui est de cette manière transformé en réalité en capital industriel - le capital financier. Par rapport aux propriétaires, il conserve toujours sa forme d'argent, il est placé par eux sous forme de capital-argent, capital portant intérêt, et peut toujours être retiré sous forme d'argent. En réalité, la plus grande partie du capital ainsi placé par les banques est transformée en capital industriel, productif (moyens de production et force de travail), et fixée dans le processus de production. Une partie de plus en plus grande du capital employé dans l'industrie est du capital financier, capital à la disposition des banques et employé par les industriels.

Le capital financier s'accroît au fur et à mesure du développement du système des sociétés par actions et atteint son apogée avec la monopolisation de l'industrie. Le revenu industriel acquiert ainsi un caractère plus sûr et plus constant. Par là, la possibilité de placement du capital bancaire dans l'industrie s'étend de plus en plus. Mais la disposition du capital bancaire, c'est la banque qui la possède, et le contrôle des banques, ce sont les détenteurs de la majorité des actions bancaires qui l'exercent. Il est clair qu'avec la concentration croissante de la propriété, les propriétaires du capital fictif qui donne le pouvoir sur les banques et de ce capital qui donne le pouvoir sur l'industrie sont de plus en plus les mêmes. D'autant que, nous l'avons vu, les grandes banques ont de plus en plus pouvoir de disposition sur le capital fictif.

Si l'industrie tombe ainsi sous la dépendance du capital bancaire, cela ne veut pas dire pour autant que les magnats de l'industrie dépendent eux aussi des magnats de la banque. Bien plutôt, comme le capital lui-même devient, à son niveau le plus élevé, capital financier, le magnat du capital, le capitaliste financier, rassemble de plus en plus la disposition de l'ensemble du capital national sous forme de domination du capital bancaire. Ici aussi l'union personnelle joue un rôle important.

Avec la cartellisation et la trustisation, le capital financier atteint son plus haut degré de puissance, tandis que le capital commercial connaît son plus profond abaissement. Un cycle du capitalisme a pris fin. Au début du développement capitaliste, le capital-argent joue, en tant que capital usuraire et capital commercial, un rôle important, tant en ce qui concerne l'accumulation du capital que la transformation de la production artisanale en production capitaliste. Mais ensuite commence la résistance du capitaliste « productif », c'est-à-dire créant du profit, par conséquent du capitaliste industriel et commercial, contre le capitaliste dont les revenus proviennent de l'intérêt[56].

Le capital usuraire est subordonné au capital industriel. En tant que capital de commerce d'argent, il accomplit les fonctions d'argent, qu'autrement les industriels et les commerçants auraient dû accomplir eux-mêmes pour écouler leurs marchandises. En tant que capital bancaire, il accomplit les opérations de crédit pour le capitaliste productif. La mobilisation du capital et l'expansion de plus en plus grande du crédit changent peu à peu complètement la position du capitaliste prêteur d'argent. La puissance des banques s'accroît, elles deviennent les fondateurs et finalement les maîtres de l'industrie, dont elles tirent les profits à elles en tant que capital financier, tout comme autrefois le vieil usurier, avec son intérêt, le revenu du travail du paysan et la rente du seigneur. L'hégélien pourrait parler de négation de la négation : le capital bancaire était la négation du capital usuraire et lui-même à son tour est nié par le capital financier. Ce dernier est la synthèse du capital usuraire et du capital bancaire et s'approprie, à un niveau infiniment plus élevé du développement économique, les fruits de la production sociale.

Tout autre est le développement du capital commercial. Le développement de l'industrie le chasse peu à peu de la position dominante qu'il occupait à l'époque de la manufacture. Mais ce recul est définitif, et le développement du capital financier réduit le commerce absolument et relativement et transforme le marchand, autrefois si fier, en un simple agent de l'industrie monopolisée par le capital financier.

Chapitre XV. La fixation des prix des monopoles capitalistes. Tendance historique du capital financier[modifier le wikicode]

Les unions partielles représentent une nouvelle étape de la concentration. Elles se distinguent de la forme précédente de concentration par anéantissement des entreprises plus faibles en ceci qu'avec l'union des entreprises il doit y avoir également union de la propriété, mais elles n'entraînent aucun changement fondamental dans les rapports de concurrence. Dans la mesure où elles ont des coûts de production moins élevés que les autres entreprises ou qu'elles n'avaient elles-mêmes avant leur union: elles sont mieux armées pour soutenir la concurrence. Si elles sont assez nombreuses et étendues pour contrôler la plus grande partie de la production, leur coût de production détermine les prix. Ces unions ont ainsi tendance à faire baisser les prix. Cela n'empêche, mais suppose au contraire, que les avantages de l'union puissent fournir aux entreprises unies un surprofit.

Il en est autrement des unions à caractère de monopole : les cartels et les trusts. Leur but est l'accroissement du taux de profit et elles peuvent y parvenir d'abord par la hausse des prix, quand elles sont en mesure de supprimer la concurrence. Mais quel sera le prix du cartel ? On confond d'ordinaire cette question avec celle du prix de monopole en général et l'on discute pour savoir si l'union à caractère de monopole est vraiment un monopole et dans quelle mesure elle en est un, si par conséquent les prix de ces unions doivent être vraiment égaux ou inférieurs aux prix de monopole, si ceux-ci sont déterminés par les rapports de dépendance mutuelle entre les coûts de production et le niveau de la production, d’une part, le prix et l'importance des débouchés, d'autre part. On discute également sur la question de savoir si le prix de monopole est égal au prix qui permette un débouché assez grand pour que l'échelle de la production n'accroisse pas le coût de production et que, par là, le profit sur l'unité de produit ne diminue pas trop. On fait valoir qu'un prix élevé fait baisser la vente et réduit par là l'échelle de la production, accroît par conséquent le coût et diminue le profit par unité, qu'un prix trop bas fait baisser le profit dans de telles proportions que l'accroissement des ventes ne compense plus la baisse des prix.

Ce qu'on ne peut prévoir et calculer sous le régime des prix de monopole, c'est la demande. Comment celle-ci réagira-t-elle à la hausse des prix ? Telle est la question. On peut certes fixer d'une façon empirique le prix de monopole, mais non le calculer objectivement, seulement d'une façon subjective, psychologique. C'est pourquoi les économistes classiques, avec lesquels nous rangerons également Marx, ont exclu de leurs calculs le prix de monopole, le prix des biens qui ne peuvent s'accroître à volonté. Au contraire, c'est l'occupation préférée des économistes de l'école psychologique d'« expliquer » les prix de monopole et, ce qu'ils préféreraient, c'est, partant d'une réserve de biens limitée, expliquer tous les prix comme étant des prix de monopole.

Pour l'économie classique, le prix est la forme d'expression de la production sociale anarchique et son montant indépendant de la force productive sociale du travail. Mais la loi objective des prix ne s'impose que par la concurrence. Si les unions à caractère de monopole suppriment la concurrence, elles suppriment par là même le seul moyen grâce auquel peut se manifester une loi objective des prix. Le prix cesse d'être une grandeur objectivement déterminée, il devient une opération arithmétique de ceux qui le déterminent volontairement et consciemment, au lieu d'un résultat une condition, d'un objectif un subjectif, d'un nécessaire indépendant de la volonté et de la conscience des participants un arbitraire et un fortuit. La vérification de l'enseignement marxien de la concentration, à savoir l'union à caractère de monopole, paraît ainsi aller à l'encontre de la théorie marxienne de la valeur.

Voyons cela de près. La cartellisation est un processus historique et elle conquiert les unes après les autres les branches de production capitaliste selon les conditions qui lui sont données. Nous avons vu comment le développement du capitalisme tend à réaliser de plus en plus ces conditions pour toutes les branches de production. A conditions égales, par conséquent à degré de développement égal de l'influence des banques sur l’industrie, à phase égale du cycle industriel, à composition organique du capital égale, une branche d'industrie sera d'autant plus mûre pour la cartellisation que la puissance financière de l'entreprise individuelle sera plus grande et plus faible le nombre des entreprises dans la branche d'industrie en question.

Supposons que ces conditions soient réalisées d'abord dans l'extraction du minerai de fer, que celle-ci soit cartellisée et augmente ses prix. La conséquence immédiate en sera la hausse du taux de profit pour les entrepreneurs. Mais cette hausse des prix du minerai entraîne pour les producteurs de fer brut une hausse de leur coût de production. Les prix de vente du fer brut n'en seront pas affectés au début. Sur le marché du fer, la cartellisation de l'extraction du minerai n'entraîne aucun changement. Le rapport de l'offre et de la demande, et par conséquent les prix, restent les mêmes. La hausse du taux de profit du cartel a donc pour conséquence une baisse du taux de profit pour les producteurs de fer brut. Mais qu'est-ce que cela signifie, au juste ?

Théoriquement, les conséquences suivantes peuvent se produire. Le capital quitte la sphère du taux de profit plus bas pour aller dans celle du taux de profit plus élevé. Le capital jusqu'alors employé dans la production du fer brut est maintenant passé dans l'industrie extractive. Pour celle-ci, une concurrence apparaîtrait qui se ferait d'autant plus sentir que la production du fer brut aurait été réduite. Les prix du minerai baisseraient, ceux du fer brut monteraient et, après quelques oscillations, l'ancienne situation serait rétablie après que vraisemblablement le cartel aurait éclaté dans l'intervalle. Mais nous savons déjà que les allées et venues du capital dans de telles branches de production trouveraient des limites difficiles à franchir. Cette voie vers l'égalisation des taux de profit n'est par conséquent pas possible.

Les prix de cartel n'ont d'importance que pour les producteurs de fer brut qui doivent acheter le minerai sur le marché. Pour éviter les effets du cartel, il suffit que les entreprises sidérurgiques acquièrent elles-mêmes des mines de fer. Par là elles deviennent indépendantes du cartel et leur taux de profit revient à son niveau normal. En devenant ainsi des entreprises combinées, elles obtiennent un surprofit par rapport aux autres, qui doivent payer leurs matières premières au prix fort, ainsi que le profit commercial des vendeurs de minerai. Mais il en est de même des entreprises minières qui passent à la production du fer brut : elles aussi l'emportent, dans la lutte pour la concurrence, en tant qu'entreprises combinées, sur celles qui ne le sont pas. Ainsi le cartel se révèle comme le meilleur stimulant vers la combinaison et, par là, vers une nouvelle concentration. Celle-ci se fera sentir surtout dans les branches d'industrie qui achètent et transforment les produits du cartel.

Nous avons vu que la tendance à la combinaison est provoquée et renforcée par certains phénomènes conjoncturels. La cartellisation renforce et modifie en même temps cette tendance. Une union à caractère de monopole peut lors d'une crise maintenir ses prix, alors que cela n'est pas possible à ses acheteurs non cartellisés. Pour ces derniers, aux effets de la crise vient s’ajouter l'impossibilité de réduire leur coût de production au moyen de l'achat à meilleur marché des matières premières qu'ils utilisent. A de tels moments, la tendance chez les entreprises non cartellisées à obtenir, au moyen de leurs propres mines, des matières premières à bon marché apparaît particulièrement forte. Si elles n'y parviennent pas, toute une série d'entreprises, par ailleurs parfaitement viables et bien équipées au point de vue technique, ne pourront plus fonctionner. Elles devront faire faillite ou se laisser acheter à bas prix par une entreprise minière pour qui l'acquisition à bon compte d'une usine sidérurgique constitue une garantie de rentabilité.

Une autre voie encore reste ouverte aux industriels de la métallurgie. En face de la puissance unie des propriétaires de mines, les producteurs de fer brut se tenaient isolés. Aussi étaient-ils impuissants à empêcher la hausse des prix des matières premières, de même qu'ils l'étaient à répercuter cette hausse dans le prix de leurs produits. Cela change dès qu'ils s'unissent eux-mêmes en cartel. Alors, ils sont en mesure d'opposer un front uni au cartel des propriétaires de mines et de montrer leur force en tant qu'acheteurs. Et, ils peuvent en outre, pour la vente de leurs produits, fixer eux-mêmes leurs prix et accroître ainsi leur taux de profit. En fait, on s’est engagé dans ces deux voies, tant celle de la combinaison que celle de la cartellisation, et le résultat du processus sera l'union combinée à caractère de monopole des producteurs de minerai et de fer.

Il est clair que ce processus doit s'étendre également aux autres acheteurs de produits sidérurgiques et à une sphère de production capitaliste après l'autre. C'est ainsi que les cartels développent leur force de propagande. La cartellisation signifie d'abord un changement du taux de profit. Ce changement se fait aux dépend du taux de profit des autres industries capitalistes. L’égalisation des taux de profit au même niveau ne peut se faire par un déplacement du capital. Car la cartellisation signifie que la concurrence du capital pour ses sphères de placement est entravée. Les limitations imposées à la liberté de mouvement du capital pour des raisons économiques et des rapports de propriété (monopole des matières premières) sont la condition de la suppression de la concurrence sur le marché entre les acheteurs. L'égalisation des taux de profit ne peut donc se faire que par une participation au taux de profit élevé par suite de la cartellisation ou la combinaison. L'une et l'autre signifient une concentration élevée et par conséquent la voie libre vers une nouvelle cartellisation.

Mais si celle-ci, pour des raisons quelconques, est impossible, quel est l'effet des prix de cartel et comment s’établiront-ils ?

Nous avons vu que l'accroissement du taux de profit obtenu par suite de l'élévation des prix du cartel ne peut pas avoir d'autres conséquences que celles qu'on obtient par une baisse du taux de profit dans les autres branches d'industrie. Le profit du cartel n'est rien d'autre que l'appropriation du profit des autres branches d'industrie. Or, nous savons déjà que dans les branches d'industrie à faible capital et forte dispersion des entreprises, il existe une tendance à la baisse du taux de profit au-dessous du niveau moyen social. La cartellisation signifie un renforcement de cette tendance, une nouvelle baisse du taux de profit dans ces branches. La façon dont cette baisse intervient dépend de la nature de la sphère en question. Une baisse trop forte entraîne un reflux du capital hors de ces sphères, reflux qui, du fait de la nature technique du capital dans ces sphères, n'est pas trop difficile.

Mais de quel côté doit-il se tourner, étant donné que les autres sphères à faible capital sont exploitées de la même façon par les industries cartellisées[57] ? C'est ainsi que finalement, dans ces industries non cartellisées, le profit des capitalistes en apparence encore indépendants devient un simple salaire de surveillance, ces capitalistes eux-mêmes de simples employés du cartel, des « capitalistes intermédiaires », des « entrepreneurs intermédiaires », analogues aux maîtres intermédiaires de l'artisanat.

Le prix du cartel dépend ainsi en fait de la demande. Mais celle-ci elle-même est une demande capitaliste. Le prix du cartel doit donc théoriquement être en fin de compte égal au coût de production, plus le taux de profit moyen. Mais ce dernier lui-même a changé. Il est différent pour la grande industrie cartellisée et pour les branches d'industrie tombées sous la dépendance de la première, et dont les capitalistes se sont vu ravir une partie de leur plus-value, réduite à un simple traitement.

Mais cette détermination des prix elle-même - comme le cartel isolé ou partiel - n'est que provisoire.

La cartellisation signifie un changement du taux de profit moyen. Celui-ci s'élève dans les industries cartellisées et baisse dans celles qui ne le sont pas. Cette différence pousse à la combinaison et au développement de la cartellisation. Pour les industries restées en dehors du mouvement, le taux de profit baisse. Le prix du cartel augmentera du montant, supérieur au coût de production des industries cartellisées, dont il a baissé dans les industries non cartellisées au-dessous de leur coût de production. Dans la mesure où il existe des sociétés par actions dans les industries non cartellisées, le prix ne peut pas baisser au-dessous de p+i, prix de revient, plus intérêt, sinon il n'y aurait pas de placement de capital possible. La hausse des prix du cartel trouve ainsi ses limites dans les possibilités de baisse du taux de profit dans les industries non cartellisées. Dans celles-ci, on assiste à une égalisation du taux de profit à un niveau plus bas par suite de la concurrence qui y règne entre les capitaux désireux de se placer.

La hausse des prix de cartel a pour résultat de modifier le prix des produits des entreprises non cartellisées. Cette modification provient de l'égalisation des taux de profit dans ces entreprises. Si elles formaient une unité, leurs prix resteraient les mêmes. Cela n'aurait d'autre conséquence qu'un taux de profit moindre que précédemment du fait de la hausse des prix des matières premières et, par conséquent, du coût de production. Si le prix était jusqu'alors de 100, le taux de profit de 20 %, il n'est plus maintenant que de 10 %, puisque le coût de production, qui était jusque-là de 80, est monté, par suite de la cartellisation, à 90. Mais, comme dans les entreprises non cartellisées le coût de production augmente, du fait de la cartellisation, d'une façon différente selon la composition organique de leur capital, il doit se produire une égalisation. Celles qui utilisent les plus grandes quantités de matières premières dont le prix a été augmenté par le cartel doivent augmenter le prix de leurs produits, et celles qui en consomment moins pourront baisser les leurs. En d'autres termes, les industries non cartellisées dont le capital a une composition organique supérieure à la moyenne verront leur coût de production augmenter, et celles dont le capital a une composition organique inférieure à cette moyenne le verront baisser, au contraire, tandis que celles dont le capital a une composition organique moyenne ne connaîtront aucun changement. D'ordinaire, on ne considère que l'augmentation des prix et l'on s'imagine alors que chaque hausse du coût de production peut être rejetée purement et simplement sur le consommateur. Mais cette hausse du coût de production peut même dans certains cas entraîner une baisse des prix.

La détermination des prix montre encore quelques autres particularités. Supposons que le capital des industries non cartellisées soit de 50 milliards. Avec un taux de profit de 20 %, le coût de production est de 60 milliards. Là dessus, les industries non cartellisées en achèteraient 50 milliards. Leur coût de production serait donc, à taux de profit égal, de 60 milliards également, et la valeur du produit global, par conséquent, de 120 milliards. Mais les industries cartellisées ont augmenté leur taux de profit, ce qui a fait baisser celui des industries non cartellisées, lequel n'est plus ainsi que de 10 %. Ce profit a diminué parce qu'elles doivent payer, pour leurs matières premières, non plus 50, mais environ 55 milliards. (Je néglige ici le capital variable, qui dans cet exemple ne joue aucun rôle.) Mais, si le cartel reçoit 55 milliards pour 50, il doit, pour 60 milliards, en recevoir 66. Or, les prix doivent être les mêmes, non seulement pour les consommateurs capitalistes, mais pour tous les consommateurs. D'après notre hypothèse, par conséquent, les 10 milliards qui vont directement aux consommateurs doivent être achetés, non pas 10, mais 11 milliards. Les consommateurs achètent par conséquent la masse des produits des entreprises non cartellisées aux anciens prix, ceux des entreprises cartellisées à des prix plus élevés. Une partie du profit du cartel provient donc des consommateurs, par quoi il faut entendre ici tous les milieux non capitalistes qui tirent un revenu dérivé. Mais les consommateurs restreindront peut-être leurs achats à cause des prix élevés. Et ici nous arrivons à la deuxième barrière à laquelle se heurtent les prix de cartel. L'augmentation des prix doit, premièrement, laisser aux industries non cartellisées un taux de profit qui permette la poursuite de la production. Mais elle doit, en outre, ne pas entraîner une diminution trop forte de la consommation. Cette seconde barrière dépend elle-même de l'importance du revenu dont disposent les classes non productives. Mais, comme pour les industries cartellisées dans leur ensemble la consommation productive joue un rôle beaucoup plus important que la consommation improductive, la première de ces deux barrières est en fait la plus déterminante.

Toutefois, la diminution du profit dans les industries non cartellisées a pour résultat de ralentir leur développement. La baisse du taux de profit signifie qu'un nouveau capital n'y affluera que lentement. Mais, en même temps, du fait de la baisse du taux de profit, il y aura une lutte d'autant plus acharnée pour les débouchés, et plus dangereuse, que déjà une baisse des prix relativement faible suffit à elle seule pour supprimer le maigre profit. En outre, une autre conséquence se produit : là où grâce à leur supériorité, les industries cartellisées parviennent à réduire le profit à un simple salaire de surveillance, il n'est plus possible de constituer des sociétés par actions, puisque tant le bénéfice du fondateur que les dividendes ne peuvent être payés que sur le revenu dépassant le simple salaire de surveillance. Ainsi la cartellisation entrave le développement des industries non cartellisées, En même temps, elle aggrave chez ces dernières la concurrence et renforce par là la tendance à la concentration, jusqu'à ce que finalement elles soient elles-mêmes en mesure de se cartelliser ou de s'intégrer à une industrie déjà cartellisée.

La libre concurrence impose l'expansion croissante de la production par suite de l'introduction d'une meilleure technique. Pour les cartels, celle-ci a également pour résultat un accroissement du profit. Ils y sont du reste contraints, car autrement ils courraient le risque qu'un outsider mette à profit cette amélioration de la technique pour l'utiliser dans la nouvelle lutte pour la concurrence qui s'ensuivrait contre les cartels. Que cela soit ou non possible dépend du caractère du monopole que s'est assuré le cartel. Un cartel qui a monopolisé également les conditions naturelles de sa production, comme c'est le cas, par exemple pour les syndicats de l'industrie minière, ou qui travaille avec un capital de très haute composition organique, de telle sorte qu'une nouvelle entreprise aurait besoin de capitaux énormes que seules les banques pourraient fournir, ce qu'elles ne feront pas pour ne pas entrer en conflit avec le cartel, un tel cartel est hautement protégé contre une concurrence de ce genre. Là, l'amélioration de la technique signifie un surprofit, lequel ne disparaîtrait pas finalement du fait de la concurrence qui ferait baisser les prix des marchandises. L'introduction d'une meilleure technique ne profite pas dans ce cas aux consommateurs, mais seulement à ces cartels et ces trusts solidement organisés. Mais elle pourrait entraîner un accroissement de la production, dont l'écoulement exigerait une baisse des prix, sans laquelle il n'y aurait pas accroissement de la consommation. cela peut se produire, mais pas nécessairement ; il serait également possible que, par exemple, le trust de l'acier emploie celte technique améliorée dans quelques-unes de ses usines, dont la production suffirait alors pour couvrir tous les besoins aux anciens prix, tout en fermant d'autres usines. Les prix resteraient les mêmes mais, le coût de production ayant diminué, il en résulterait an accroissement du profit. Il n'y aurait pas augmentation de production, des ouvriers seraient licenciés, qui n'auraient plus aucune perspective de retrouver du travail. Un résultat analogue pourrait se produire également dans l'organisation du cartel. Les plus grosses entreprises introduiraient une technique améliorée et étendraient ainsi leur production ; pour pouvoir le faire à l'intérieur du cartel, elles achèteraient aux entreprises plus faibles leur participation et les fermeraient. Dans ce cas, on aurait introduit une meilleure technique et concentré la production, sans que celle-ci augmente.

La cartellisation signifie des surprofits considérables[58] et nous avons vu comment ces surprofits capitalisés affluent en masse dans les banques. Mais, en même temps, les cartels ont pour résultat de ralentir le placement des capitaux. Dans les industries cartellisées, parce que la première mesure que prend le cartel est de restreindre la production ; dans les industries non cartellisées, parce que la baisse du taux de profit a pour résultat immédiat d'empêcher les nouveaux placements de capitaux. C'est ainsi que, d’une part, croît rapidement la masse des capitaux destinée à l'accumulation, tandis que, d'autre part, leurs possibilités de placement diminuent. Cette contradiction appelle une solution, et c'est l'exportation du capital. Celle-ci n'est pas une conséquence de la cartellisation ; c'est un phénomène inséparable du développement capitaliste. Mais la cartellisation aggrave brusquement la contradiction et crée le caractère aigu de l'exportation de capital.

La question se pose de savoir où est en fait la limite de la cartellisation. A quoi il faut répondre qu'il n'y a pas de limite absolue, mais plutôt une tendance à une expansion continue de la cartellisation. Les industries non cartellisées tombent de plus en plus, nous l'avons vu, sous la dépendance de celles qui le sont déjà, pour être finalement annexées par elles. Ce qui fait que le résultat du processus est la formation d'un cartel général. Toute la production capitaliste est réglée consciemment par un organisme qui fixe les dimensions de la production dans toutes ses sphères. La fixation des prix est alors purement théorique et ne signifie plus que la répartition du produit global entre les magnats du cartel, d'une part, et la masse des autres membres de la société, d'autre part. Le prix n'est plus alors le résultat d'un rapport matériel entre les hommes, mais une sorte purement comptable d'assignation de choses par des personnes à d'autres personnes. L'argent ne joue plus aucun rôle. Il peut disparaître complètement puisqu'il s'agit d'une répartition de choses et non d'une répartition de valeurs. Avec l'anarchie de la production disparaît l'apparence matérielle, l'objectivité de valeur de la marchandise et par conséquent l'argent. Le cartel répartit le produit. Les éléments matériels de la production sont reconstitués et employés à une nouvelle production. Sur le nouveau produit, une partie est distribuée à la classe ouvrière et aux intellectuels, l'autre revient au cartel pour qu'il en fasse l'emploi qu'il voudra, C'est la société consciemment réglée sous une forme antagonique. Mais cet antagonisme est un antagonisme de répartition. Cette répartition elle-même est réglée consciemment et, par là, la nécessité de l'argent disparaît. Le capital financier dans sa forme achevée se détache du sol nourricier où il a pris naissance. La circulation de l'argent est devenue inutile, le mouvement incessant de l'argent a atteint son but, la société réglée, et le « mouvement perpétuel » de la circulation prend fin.

La tendance à la formation d'un cartel général et celle qui pousse à la création d'une banque centrale se rencontrent et de leur union naît la puissante force de concentration du capital financier. Dans ce dernier, toutes les formes partielles de capital s'unissent. Le capital financier apparaît comme capital-argent et possède en fait sa forme de mouvement A-A', c'est-à-dire d'argent rapportant de l'argent, qui est la forme la plus générale et la plus matérielle du mouvement du capital. En tant que capital-argent, il est mis, sous les deux formes de capital de prêt et de capital fictif, à la disposition des producteurs. Ce rôle d'intermédiaire est joué par les banques, qui en même temps cherchent à s'approprier une partie de plus en plus grande de ce capital et à donner ainsi au capital financier la forme de capital bancaire. Celui-ci devient de plus en plus la simple forme - forme d'argent - du capital fonctionnant vraiment, c'est-à-dire du capital industriel. En même temps, l'indépendance du capital commercial disparaît de plus en plus, tandis que la séparation du capital bancaire et du capital industriel s'efface dans le capital financier. Au sein du capital industriel lui-même, les limites des différentes sphères sont supprimées par l'union croissante de branches de production jusqu'alors séparées et indépendantes, la division du travail social, c'est-à-dire la division dans les différentes sphères de la production, qui ne sont liées que par leurs échanges en tant que parties intégrantes de l'organisme social, est constamment réduite, tandis que, d'autre part, la division du travail technique au sein des différentes entreprises est poussée de plus en plus loin.

Ainsi s'efface dans le capital financier le caractère spécial du capital. Ce dernier apparaît en tant que force unie, qui domine souverainement le processus vital de la société, force qui découle directement de la propriété des moyens de production, des richesses naturelles et de tout le travail passé accumulé, et la disposition du travail vivant comme découlant des rapports de propriété. En même temps, la propriété, concentrée et centralisée entre les mains de quelques grandes associations de capital, apparaît directement opposée à la grande masse des non-capitalistes. La question des rapports de propriété reçoit son expression la plus claire. la plus nette, la plus brutale, tandis que celle de l'organisation de l'économie sociale se trouve elle-même résolue par le développement du capital financier.

  1. Hobbes explique cet effort de la manière suivante : la tendance générale de l'homme est « le désir permanent de plus en plus de puissance, désir qui ne prend fin qu'avec la mort ». « Et la cause en est toujours que chacun espère un plaisir plus intense que celui qu'il a obtenu ou qu'il ne se satisfait pas d'une puissance modérée, et qu'il ne peut assurer la puissance et les moyens pour le bien-être dont il jouit sans en avoir davantage » (Le Léviathan, chap. XI). Le motif capitaliste - le profit pour le profit - est personnifié chez Zola par Gunderman, qui ne se nourrit que de lait et malgré cela continue à pratiquer l'usure. D'où sa victoire - celle du principe capitaliste - sur Saccard, chez qui la recherche du profit est troublée par un mélange étranger au capital : le goût de la puissance, les idées culturelles et des besoins de luxe. Gunderman est le type du capitaliste sous sa forme la plus pure, saisi comme usurier et spéculateur en Bourse, bien plus que le Gabriel Borkmann d'Ibsen (chez qui le besoin social est violenté par le capitalisme). Car Borkmann part du besoin social au lieu de la recherche du profit, par conséquent d'un motif étranger au capitaliste. Dans les drames bourgeois, cette contradiction entre l'intérêt social et l'intérêt du profit est toujours le motif tragique, et c'est ce qui explique si souvent leur effet non réaliste. Le vrai capitaliste se présente tout autrement que l'avare, dont la misère personnelle apparaît parfois tragique : non comme personnage dramatique, mais seulement comme épisode dans le roman.
  2. Des motifs des sujets économiques agissants, déterminés eux-mêmes par la nature des rapports économiques, on ne peut rien tirer de plus que la tendance à l'établissement de l'égalité des conditions économiques : mêmes prix pour les mêmes marchandises même profit pour le même capital, même salaire et même taux d'exploitation pour le même travail. Mais, de cette façon, en partant des motifs subjectifs, je n’aboutis jamais aux rapports quantitatifs. Il me faut connaître déjà l’importance du produit social pour pouvoir trouver les déterminations quantitatives des différentes parties. De facteurs psychologiques il est impossible de tirer des résultats quantitativement déterminés.
  3. A quel point, dans les usines modernes de fer laminé, la part du travail vivant a diminué, c'est ce qu'expriment les chiffres suivants : « Le seul élévateur dans le laminage des rails a eu pour effet de faire passer de 15-17 à 4-5 le nombre des servants. » Aux Etats-Unis, le salaire par tonne de produit fabriqué est passé de 1880 à 1901 :
    pour les lamineurs de railsde 15 à moins de 1
    tréfileursde 212 à moins de 12
    chauffeurs de rondinsde 80 à moins de 5
    (Voir Hans Gideon Heymann, Les Usines mixtes dans la grande industrie sidérurgique allemande, Stuttgart, 1904, p. 23.)
  4. La tendance à l'égalisation du taux de profit est importante pour comprendre le mouvement de la production capitaliste et le mode d'action de la loi de la valeur en tant que loi de mouvement. Car la loi de la valeur ne régit pas directement les actes d'échange individuels, mais seulement leur totalité, dont l'acte d'échange individuel n'est qu'une partie, elle-même conditionnée par la totalité. D'un autre côté, l'inégalité individuelle des profits est importante pour la répartition du profit global, pour l'accumulation et la concentration, enfin pour la combinaison, la fusion, le cartel et le trust.
  5. Il ne fait aucun doute que l'évolution différente du système bancaire en Angleterre, qui accorde aux banques une influence bien moindre sur l'industrie, est une des raisons qui rendent difficile dans ce pays la formation de cartels et n'en font, lorsqu'ils se forment, que de simples accords sur les prix, qui, en période de haute conjoncture, les font monter extraordinairement, pour ensuite s'effondrer en période de dépression (Voir les nombreux exemples qu'en donne Henry W. Macrosty, The Trust Movement in British Industry, Londres, 1967, pp. 63 sq.). Les améliorations apportées dans l'organisation de l'industrie anglaise, notamment l'extension de la combinaison au cours des dernières années, s'expliquent par la concurrence américaine et allemande. Le monopole du marché mondial que détenait l'industrie anglaise avait provoqué son retard, ce qui est la meilleure preuve de la nécessité de la concurrence au sein du système capitaliste. Du reste, l'évolution du système bancaire en Angleterre montre encore un autre phénomène. En Allemagne et aux Etats-Unis, ce sont en grande partie les directeurs de banque qui expriment au moyen de l’union personnelle les communautés d’intérêts de l'industrie. En Angleterre, cela joue un rôle moins important ; l'union personnelle est réalisée par les directeurs des sociétés par actions industrielles.
  6. C'est ainsi qu'à la mi-juin 1907 la production totale des filatures allemandes et anglaises était dans de nombreux cas déjà vendue pour le premier trimestre de l'année suivante. Les consommateurs allemands de charbon avaient en janvier 1907 conclu avec le syndicat de la houille des accords fermes jusqu'en mars 1908, soit sur quinze mois (Frankfurter Zeitung du 16 juillet 1907).
  7. Marx, Le Capital, I, p. 174. Très caractéristique également est le passage suivant cité par Marx et dont voici la traduction : « Si chaque individu d'une classe déterminée ne pouvait jamais avoir plus qu'une certaine partie des profits et des biens de toute la classe, il serait facilement porté à conclure des accords pour accroître les revenus (ce qu'il fait du reste, ajoute Marx, dès que le rapport de l'offre et de la demande le lui permet). Cela signifie monopole. Mais dès que chacun pense qu'il pourrait augmenter d'une manière quelconque le montant absolu de sa propre part, même en dimi­nuant le montant total, il le fait; cela signifie concurrence » (An Inquiry into those Principles Respecting the Nature of Demand... , Londres, 1811, p. ,105). Pendant la prospérité, cette part est donnée, elle est égale au produit que peut créer un entrepreneur individuel. Dans la dépression, en revanche, il lui faut lutter pour l'écouler.
  8. « L'expérience a montré que, quoique les cartels soient considérés comme des « enfants de la nécessité » et que les efforts en vue de grouper les collègues de la profession trouvent leur terrain le plus favorable dans les périodes de mauvaise conjoncture ou les crises, c'est pourtant dans les périodes de haute conjoncture qu'il est le plus facile de former des cartels, car la perspective du maintien de prix élevés, liée à une forte demande, constitue le meilleur stimulant pour l'association d'intérêts communs. En revanche l'effort en vue d'obtenir des commandes à n'importe quel prix, même le plus bas, et de les enlever au concurrent, rend difficile une action commune » (Rapport du Dr Voelcker sur l'Association allemande des producteurs de papier à imprimer). Voir également, sur l'histoire des cartels, Heinrich Cunow, « Les Cartels en théorie et en pratique », Neue Zeit, XXII, 2, p. 210.
  9. C'est ainsi que Lévy dit également, après avoir indiqué que le prix des rails d'acier aux Etats-Unis, en dépit de toutes les fluctuations, tant du prix du marché mondial que des matières premières, s'est maintenu stable à 28 dollars de mai 1901 à l'été 1905 : « Il semble que cette organisation, le pool, ait toujours perdu de sa puissance dans les mauvaises périodes pour retrouver dans les bonnes... Ainsi, en 1892, le rail pool s'effondre à la suite du conflit entre la Carnegie et l'Illinois Steel Company, ses deux principaux éléments, au moment où les prix baissent. Il s'effondre de nouveau en 1897, après le court essor de l'année 1896. Suit la démoralisation générale du marché qui pousse de nouveau les producteurs, à la fin de l'année 1898, à reconstituer le cartel. (Hermann Lévy, L'Industrie de l'acier aux Etats-Unis, Berlin, 1905, p. 201.)
  10. Dans le bassin de la Ruhr, l'installation d'une fosse demande cinq à sept ans. Aux Etats-Unis, la mise en activité d'une usine sidérurgique dure deux ans, et plus longtemps encore avec un haut fourneau (Op. cit., p. 221). Le processus décrit ici est un pur phénomène de concurrence. C'est pourquoi son analyse ne relevait plus du champ d'investigation du capital. Mais Marx a indiqué en passant un phénomène tout à fait analogue : « Il est dans la nature des choses que des matières végétales et animales, dont la croissance et la production sont soumises à certaines lois organiques liées à certains intervalles naturels, ne peuvent être accrues soudainement dans la même mesure que, par exemple, des machines et autre capital fixe : charbon, minerais, etc., dont l'accroissement, dans certaines conditions naturelles données, peut dans un pays industriellement développé se faire en un temps très court. C'est pourquoi il est possible, et même avec une production capitaliste développée, inévitable, que la production et l'accroissement de la partie du capital constant qui consiste en capital fixe, machines, etc., prennent une avance considérable sur la partie de ce capital qui consiste en matières premières organiques, de sorte que la demande de ces matières augmente plus rapidement que leur production, et c'est pourquoi leur prix monte » (Le Capital, III, 1, pp. 94 sq.). La disproportion ici décrite est la conséquence de la différence de longueur du temps de transformation. Si elle provient, pour les matières premières organiques, de causes naturelles, pour les matières premières d'ordre minéral elle provient de l'importance du capital, en particulièrement de sa partie fixe.
  11. Lévy, op. cit., p. 31.
  12. Ibidem, p. 98.
  13. Ibidem, p. 121.
  14. Ibidem, p. 136
  15. Heymann, op cit., p. 223. Aux Etats-Unis, c'est surtout le besoin de voies ferrées, lequel dépendait lui-même du résultat de la récolte, qui décidait de la conjoncture dans l'industrie métallurgique aux premiers stades de son développement. D'où la succession rapide et l'importance des fluctuations de prix pendant la conjoncture et la tendance précoce à la combinaison aux Etats-Unis (Voir Lévy, op. cit., p. 77).
  16. Marx, Le Capital, I, 4° éd., p. 312.
  17. Il faut considérer qu'on a déjà affaire à une union monopolistique quand celle-ci détermine la fixation des prix sur le marché. Qu’il puisse encore exister quelques entreprises indépendantes, dont les prix se conforment toujours à ceux fixés par l'union, cela ne change rien au fait que, dans cette branche de production, la libre concurrence, au sens économique du terme, n'existe plus. Mais, pour éviter certaines objections de caractère pédantesque, je n'appelle pas de telles unions communautés d'intérêts ou fusions totales, mais seulement des unions à caractère de monopole (Voir Liefmann, Cartels et trusts, 1905, p. 12).
  18. Liefmann, op. cit.,p. 13.
  19. Lévy, op. cit., pp 156 sq. Lévy illustre ce qui a été dit par les chiffres suivants de la production du fer brut, dans laquelle à vrai dire est comprise également celle de fonte et de puddlage, à laquelle la corporation ne participe que pour un minimum. Cette production était (en tonnes) :
    AnnéeCorporationEntr. indépendantesPourcentage
    19027 802 8129 805 51444,3
    19037 123 05310 693 53839,9
    19047 210 2489 286 78543,9
    En 1903, la production diminue par rapport à l'année précédente ; celle des outsiders, en revanche, augmente fortement, de sorte que la part de la corporation dans la production totale passe de 44,3 % à 39,9 %. Mais au cours de l'année de dépression 1904, la production augmenta quelque peu, tandis que celle des outsiders diminuait de 1 400 000 tonnes, tombant ainsi très en dessous de la production de 1902.

    Remarquons en passant à quel point est superficielle l’opinion de ceux qui considèrent chaque outsider d'un cartel comme un monstre épouvantable, une sorte de criminel. Cette façon de voir est ridicule, même du point de vue de l'intérêt du cartel, sans parler du point de vue social, car justement la concurrence des outsiders peut être précieuse pour le développement technique et autre de l’union monopolistique, abstraction faite des intérêts des consommateurs.

  20. Voir Débats contradictoires sur les cartels allemands, 1er cahier, Berlin, 1903, Franz Siemenroth, p. 80. Déclaration de Kirdorf.
  21. D'un autre côté, la possession de brevets peut, dans certaines circonstances, rendre plus difficile la fusion, si le surprofit qu'on en obtient est suffisamment élevé pour faire paraître avantageux le maintien de la concurrence. « Chaque branche de l'industrie des machines textiles ne comprend que peu de noms. Seules de grandes firmes dans le Lancashire fabriquent des machines textiles et non seulement monopolisent le marché intérieur, mais exportent en outre pour plus de 4,5 millions de livres sterling par an. A différentes reprises, des tentatives ont été faites en vue d'une fusion, mais chaque fois sans succès. Les industries mécaniques conduisent d'elles-mêmes à des inventions, qui, une fois brevetées, créent un monopole pour de nombreuses années, et, aussi longtemps qu'il est en vigueur, un brevet est un argument contre la fusion. Le refus de sacrifier un nom mondialement connu, surtout quand il a été créé par l'esprit d'initiative individuel, à une association anonyme et impersonnelle, doit également agir comme un moyen de répulsion efficace » (Maccrosty, op. cit., p. 48). Le petit monopole est ici l'ennemi du grand. Pourtant le désir d'échanger des brevets peut servir précisément de stimulant à des communautés d'intérêts, tels les accords conclus dans l'industrie chimique allemande et ceux conclus par la Société générale allemande d'électricité avec la Westinghouse Company américaine.
  22. C'est à cette forme de cartels qu'Engels faisait allusion quand il écrivait : « Le fait que les forces productives modernes, qui se développent rapidement, bouleversent chaque jour davantage les lois de l'échange capitaliste des marchandises au sein desquelles elles doivent se mouvoir, ce fait s'impose aujourd'hui de plus en plus à la conscience des capitalistes eux-mêmes. Cela se manifeste notamment par deux symptômes. D'une part, par la nouvelle manie générale de protection douanière, qui se distingue des anciens droits de douane particulièrement en ceci que ce sont précisément les articles propres à l'exportation qu'elle protège le plus. (Ce fait est exact, mais il ne s'explique que si l'on considère la protection douanière moderne en liaison avec les cartels.) Deuxièmement, par les cartels (trusts) des fabricants de grandes branches de la production en vue de régler la production, et, par là, les prix et le profit. Il est évident que ces expériences ne sont possibles qu'en période économique relativement favorable. Le premier orage doit les jeter par-dessus bord et montrer que, si la production a besoin d'être réglée, ce n'est sûrement pas la classe capitaliste qui en est capable. Entre-temps, ces cartels n'ont d'autre but que de faire en sorte que les petits soient mangés encore plus rapidement par les gros » (Le Capital, III, p. 97, n. 16).
  23. Le cartel veut une production de masse, dont la qualité, la forme, la matière première, etc., ne manifestent plus aucune différence sensible. A vrai dire, cela peut se faire tout aussi scientifiquement que dans les Bourses de marchandises, qui exigent également une certaine qualité des marchandises et fixent pour cela au moyen d'usages spéciaux quelle qualité doit posséder une marchandise pour pouvoir être livrée. Les cartels obtiennent le même résultat, soit en ne choisissant que certains articles standard dont dépend principalement la marche des affaires dans la branche. Soit en établissant certains types d'après lesquels tous les fabricants doivent produire, de sorte que toutes les différences de qualité disparaissent. C'est ainsi que le cartel international de verre à glace n'a soumis à l'accord que du verre d'une épaisseur de 10 à 15 millimètres. Le cartel austro-hongrois de la ficelle, lui, a imposé pour les sortes à fabriquer des modèles de qualité auxquels doivent se conformer tous les membres du cartel. De même le cartel austro-hongrois de la jute a imposé certains types déterminés pour la fabrication des sacs de jute (Grunzel, Sur les cartels, Leipzig, 1902, pp. 32 sq.).
  24. Que les cartels puissent également exercer une certaine influence sur la production et la technique des entreprises, c'est ce que montre la déclaration suivante de Schaltenbrand, le président du directoire de l'Union allemande des aciéries : « Nous avons encore à examiner comment nous pourrons, en cas de maintien de l'Union, diriger les ventes afin qu'elles soient les plus avantageuses possible, quelle division du travail nous pourrons établir pour produire à meilleur marché dans ce sens que chaque usine n'ait pas à fabriquer tous les produits » (Débats contradictoires, 10° cahier, p. 236). Le cartel autrichien des machines-outils a établi lui aussi une large division du travail dans ses entreprises. Les profits sont versés à une caisse commune et répartie au prorata de la production.
  25. Quand Grunzel déclare par conséquent (op. cit., p. 14) : « Cartel et trust ne sont pas très différents quant au degré, mais seulement quant au fond ; je ne connais pas un seul cas où, au cours des trente dernières années du mouvement de cartellisation si vigoureux en Europe, une forme aurait fait place à l'autre », il prend précisément la forme juridique pour le fond. Que le passage du cartel au trust ne soit pas fréquent, cela prouve seulement que les deux formes ont le même contenu. En quoi il ne faut pas oublier que l'affaiblissement croissant de l'indépendance des entreprises cartellisées les rapproche constamment des trusts. Mais la différence de la forme dépend d'autres facteurs, avant tout de l'évolution du système bancaire et de ses liens avec l'industrie, ainsi que des interventions de la loi. L'encouragement aux trusts apporté par la loi anticartels aux Etats-Unis est bien connu.
  26. Au début de juillet 1908, différents journaux publièrent la note suivante : « On a appris récemment que le groupe des grands magasins Braun, de Zurich, a été transformé, avec la participation d'un consortium allemand, en société en commandite. » Que des grands magasins soient créés n'est plus un phénomène rare, mais la fondation suisse mérite l'attention générale pour d'autres raisons. La direction du consortium allemand est entre les mains de la firme Hecht, Pfeiffer et Cie, de Berlin, qui compte parmi les firmes d'exportation allemandes les plus importantes. Cette maison s'est développée en un consortium d'achats pour un grand nombre de magasins dans différents pays. Selon l'accord conclu avec les magasins suisses Braun, la firme Hecht, Pfeiffer et Cie a désormais la charge d'effectuer tous leurs achats et de les régler directement. Elle entretient un vaste réseau aux nombreuses ramifications et s'est associée au début de l'année dernière avec la firme Emden et fils, de Hambourg. d'une façon si étroite qu'elle procède, à l'intérieur du pays même, aux achats pour les deux cents magasins adhérents à la Centrale Emden. En outre, elle entretient également des relations avec un grand magasin de New York, pour le compte duquel elle achète en Allemagne des marchandises d'une valeur totale d'environ 60 millions de marks par an. La supériorité économique des grands magasins, qui consiste principalement dans les avantages que présentent les achats en gros, a conduit à la fondation de centrales d'achats, qui obtiennent, sous dépendance financière également, la plupart des affaires assurées par elles.
  27. Voir l'intéressant exposé chez Algernon Lee, « La Trustification du petit commerce aux Etats-Unis », Neue Zeit, 27° année, t. II, pp. 654 sq. Les débitants en cigares s'étaient groupés, pour sauvegarder leur indépendance, en une association appelée Cigar Stores Company. Le trust du tabac, lui, fonda l'United Cigar Company, au capital de deux millions de dollars. « Cette société acheta un grand nombre de débits de tabacs et en ouvrit d'autres avec de meilleures marchandises, un choix plus abondant et des devantures plus belles que n'importe quelle autre affaire concurrente. Les prix furent abaissés en même temps qu'on introduisait un système de primes qui assurait à la société une clientèle permanente. La lutte ne dura pas longtemps. En l'espace d'un an, l'Independent Cigar Stores Company fut obligée de vendre à la United Cigar Stores Company aux conditions dictées par le trust. Les petits détaillants n'avaient, par leur opposition, que précipité leur ruine. Aussi ne fait-il pas le moindre doute que le trust poursuivra dans la voie où il s'est engagé, et probablement même à une allure plus rapide, jusqu'à ce qu'il ait vaincu tout ce qui mérite de l'être dans le commerce de détail de cette branche d'industrie. » Lee parle ensuite de la concentration dans le commerce de détail du café, du thé, du lait, des œufs, des produits combustibles, de l'épicerie, etc., et résume d'une façon remarquable les tendances à la concentration : « La concentration se poursuit et la classe des petits détaillants indépendants perd une position après l'autre dans cinq directions différentes, mais qui aboutissent toutes au même résultat : 1°) Quelques-uns des trusts industriels, après avoir obtenu la haute main dans la production, étendent leurs opérations dans le domaine du commerce de détail, éliminent complètement le petit détaillant et vendent directement leurs produits aux consommateurs; 2°) Certaines grandes sociétés de production utilisent encore le petit détaillant pour écouler leurs marchandises, mais le traitent plutôt comme un employé que comme un commerçant indépendant; 3°) Dans les grandes villes, les grands magasins ont déjà enlevé une grande partie du commerce de détail aux petits commerçants, et ce processus se poursuit. Certains de ces magasins représentent un capital de centaines de milliers ou même de millions de dollars. Souvent plusieurs appartiennent à la même société, et ont déjà commencé à renforcer la tendance à la concentration dans le domaine des grands magasins. Ils entrent par là en étroit contact avec les différents groupes de la haute finance, du commerce de gros et des trusts industriels; 4°) Les grandes maisons de commerce, qui reçoivent leurs commandes exclusivement, ou presque, par la poste, nuisent dans les districts ruraux au domaine du petit commerçant exactement de la même manière que leurs succursales dans les villes. Le développement énorme des communications téléphoniques et des transports urbains, ainsi que l'extension des livraisons par la poste à la campagne, ont ouvert à ce domaine commercial un champ très vaste, et dans de nombreux cas ces affaires de livraisons par la poste appartiennent à la même société qui possède en ville une ou plusieurs succursales; 5°) Parmi les petits commerçants eux-mêmes, la concurrence a pour effet de renforcer la tendance à la concentration, comme ce fut le cas au début de l'ère capitaliste dans le domaine industriel. Maints commerçants réussissent à s'assurer un avantage sur leurs concurrents, ce qui leur permet d'agrandir leur affaire, par quoi ils obtiennent de nouveaux avantages, réduisant ainsi le champ d'activité de leurs concurrents » (Voir également Werner Sombart, Le Capitalisme moderne, t. II, chap. 22 : « Les Efforts en vue de l'élimination du commerce de détail »).
  28. Pour l'organisation du commerce de la lignite de Bohême il est caractéristique que le commissaire de la vente et en même temps propriétaire de mine et détenteur de parts des sociétés représentées par lui. Les deux firmes de ventes de charbon J. Petschek et Ed. J. Weinmann ont créé à Aussig leurs centrales qui assurent la vente de la lignite pour les grandes sociétés de la Bohême... A Aussig, les deux firmes de charbon n'étaient à l'origine que les intermédiaires. Au début des années 90, un changement se produisit, qui eut son point de départ dans le développement puissant de la société minière de Brüx. Les ventes pour cette société furent assurées ensuite par la firme Weinmann. La société de Brüx acheta à très bas prix les mines inondées d'Osseg et devint ainsi la principale entreprise de l'industrie de la lignite de Bohême. Entre-temps les actions de la Brüx avaient changé de mains; la majorité était passée à un syndicat sous la direction de la firme Petschek à la suite de quoi la vente du charbon avait été confiée à cette firme. Une situation nouvelle était ainsi créée : le commissionnaire de la vente était en même temps un gros actionnaire de l'entreprise, c'est-à-dire qu'il concluait les contrats de vente avec lui-même et exerçait également une grande influence sur la marche des affaires et la production. C'est dans cette voie que dut s'engager aussi la firme concurrente; elle aussi réussit grâce à la possession d'actions à s'assurer une influence prépondérante sur les entreprises représentées par elle (Neue Freie Presse, 25 février 1906).
  29. Dans le même ordre d'idée, la Neue Freie Presse du 18 juin 1905 caractérise comme symptomatique l'absorption d'une grande firme sucrière de Prague par le Kreditanstalt et poursuit : « Le commerce du sucre est devenu presque entièrement la victime de ces efforts. Au début des années 90 encore, la vente des produits de la plupart des raffineries de Bohême était l'apanage des riches négociants de Prague, qui en tiraient des bénéfices énormes, travaillaient souvent aussi pour leur propre compte et constituaient par leurs contrats, ainsi que par leurs liaisons avec les marchés extérieurs, un phénomène spécifique de la place. Les affaires de sucre des banques se réduisaient à la vente par commission pour leurs propres fabriques et à l'allocation de crédits dans le cadre de l'activité bancaire normale. Au cours des dix dernières années, un certain nombre de ces firmes privées se sont retirées ou ont été transférées aux banques, d'autres se sont vues contraintes de réduire considérablement leurs opérations, et parmi les anciens magnats du commerce du sucre seule est restée une grande firme de Prague, qui représente encore maintenant treize usines et écoule chaque année plusieurs centaines de milliers de quintaux de marchandise. Les très grands fabricants de sucre privés, qui étendent leur production sur les deux moitiés de l'Empire, ne font pas appel à des intermédiaires pour leurs ventes, mais s'en chargent eux-mêmes. Les petites et moyennes entreprises sont entrées en liaison plus ou moins étroite avec les banques, qui leur accordent les crédits nécessaires, vendent pour elles la marchandise à l’exportation, ainsi qu’aux petits détaillants à l'intérieur et prennent souvent elles-mêmes tout le risque de l'opération. C'est ainsi que le commerce du sucre, autrefois si important, a été entièrement chassé de ses positions, et les deux tiers des ventes des usines de Bohême sont effectuées par les centrales des instituts de Prague (qui ne sont pour la plupart que des succursales des banques viennoises). Cette transformation du commerce de sucre a pris son point de départ dans l'allocation de crédits et d’installation de nouvelles raffineries. Au cours des années 80 et 90, de nouvelles fabriques ont été installées en Bohême et en Moravie, entre autres les grandes raffineries d'exportation sur l'Elbe, la plupart du temps à l'aide de capitaux étrangers et les banques qui ont fourni les fonds nécessaires se sont chargées de la vente des produits de ces nouvelles usines. Les petites et moyennes fabriques de sucre brut qui, depuis la conclusion du cartel, ont surgi du sol comme champignons après la pluie, ont été créées souvent avec des capitaux insuffisants, ce qui les a obligées de faire appel au crédit. Mais même des établissements déjà existants avaient besoin pour se moderniser et s'étendre de ressources importantes et entraient en liaison plus étroite avec les sources d'argent, liaison qui aboutissait la plupart du temps à l’abandon en d'autres mains de la vente de leurs produits. C'est ainsi que les succursales de Prague des banques viennoises, mais aussi des instituts locaux, ont pris pied dans les affaires de sucre et y ont consacré le plus clair de leur activité. La Laenderbank à elle seule représente quinze raffineries. L'Anglobank assure les ventes de onze fabriques de sucre brut, le Kreditanstalt s’occupe des affaires de cinq grandes entreprises, la Zisnovenka Banka est la centrale de ventes de nombreuses usines installées à la campagne. Les banques achètent aux fabriques de sucre brut toute leur production et la transfèrent aux raffineries d'où elles reçoivent le produit une fois raffiné pour le remettre aux offices de ventes à l'intérieur du pays et à l'étranger. Lorsqu'au cours des années les exportations prirent une importance de plus en plus grande pour les fabriques autrichiennes, l'activité des banques prit aussi un autre caractère. Les exportations exigeaient une action constante sur les marchés extérieurs et les bénéfices provenant des affaires de commission apparaissaient de plus en plus modestes par rapport à ceux que rapportaient les arbitrages et les transactions spéculatives... Mais les opérations sur le plan international supposaient une activité spéciale, du fait qu'un très petit nombre de fabricants étaient en mesure de réaliser eux-mêmes de telles opérations, qui exigeaient de longs délais pour pouvoir être menées à bien. C'est ainsi que le dernier acte de ce processus fut la prise en mains de ce commerce par les banques : les fabricants vendirent leurs produits aux banques avec lesquelles ils étaient en liaison, lesquelles s’efforcèrent de leur côte de tirer le plus grand bénéfice possible de la vente de ces produits sur les marchés intérieurs et extérieurs. Ce commerce pour son propre compte n'est certes pas encore la règle générale, et certaines banques prudentes s'en abstiennent par principe mais, à côté des ventes en commission, il prend déjà une place importante et. il n'est pas niable que l'évolution va dans ce sens. Des transactions très importantes sont encore réalisées par les banques qui sont étroitement liées à des cartels et s'occupent des ventes pour les produits des industries qu'elles contrôlent. C'est ainsi que la Laenderbank a le monopole de la vente pour le cartel des fabriques d'allumettes, des fabriques de sirop, des fabriques de vaisselle émaillée, des fabriques de papier peint, des amidonneries et de différentes industries chimiques, la Bankverein celle des fabriques de carton, le Kreditanstalt celle des fabriques de laiton. Ce ne sont généralement que des affaires de commission qui ne dissimulent pas un commerce plus spécialisé mais, du fait de la cartellisation et de la concentration des ventes dans un bureau spécial, le commerce intermédiaire a été chassé de ses positions. Le bénéfice provenant des affaires de commission a diminué par suite de la concurrence des banques et ne constitue plus qu'une petite partie des commissions obtenues autrefois. Cette diminution des bénéfices provenant des opérations régulières des banques a fait naître chez certaines d'entre elles qui possèdent des bureaux de vente des marchandises l'idée de développer ce commerce pour leur propre compte, et certains indices montrent que de nouvelles tentatives ont été faites dans ce sens. »
  30. Des changements de prix peuvent se produire selon le rapport du capital industriel et du capital commercial dans les différentes branches. Supposons que dans un secteur déterminé, par exemple l'industrie de la construction mécanique, le capital de production soit de 1 000 et le capital commercial de 200. Avec un taux de profit moyen de 20 %, le profit commercial sera de 40. Le prix pour le consommateur sera de 1 000 + 200 (c'est-à-dire le prix auquel les industriels vendront leur produit au commerçant), plus 240 (qui rembourseront au commerçant son capital plus le profit), soit en tout 1 440. Mais, dans l'industrie textile, à un capital de production de 1 000 correspond un capital commercial de 400. Ici, le prix du produit sera de 1 680. Supposons que le cartel réussisse dans les deux cas à supprimer le capital commercial et à diminuer les frais commerciaux de moitié ; les fabricants de machines-outils réaliseraient sur un capital de 1 100 un profit de 340 et les fabricants de produits textiles un profit de 480. L'inégalité des taux de profit pourrait entraîner des phénomènes d'égalisation, qui se traduiraient par des changements de prix. Mais ce que gagneraient les acheteurs de produits textiles serait perdu par les acheteurs de machines-outils. En général, cette égalisation du fait de la cartellisation ne se fera que difficilement et incomplètement. Il en est autrement quand le commerce indépendant est remplacé par des coopératives de consommation, des société d'achats en gros, des coopératives agricoles, etc. Cela signifie seulement qu'à l'action des commerçants capitalistes se substitue celle des organisations de consommateurs, auxquelles revient par conséquent le profit commercial. En outre, la concentration renforcée signifie une diminution des frais de circulation.
  31. Le grossiste Engel dit très justement : « Les efforts du syndicat tendent à monopoliser et à éliminer purement et simplement le commerce de gros. Le fournisseur n'achète naturellement pas pour cela à meilleur marché, car si l'on ne raisonnait pas ainsi : « Le bénéfice que réalise le commerce de gros, je veux me le réserver à moi-même, en tant que fabrique, que syndicat » , alors le mouvement n'aurait aucun sens » (Débats contradictoires sur l'union des fabriques allemandes de papier à imprimer, 4° cahier, p. 114). Cela est vrai également du Syndicat de la houille, par exemple. Il « utilise ce monopole des opérations d'expédition et du commerce de gros pour, sans augmentation expresse des prix du charbon, imposer les petits consommateurs par l'augmentation des frais de transport, et faire en sorte que les prix élevés que ceux-ci doivent payer profitent, non pas aux commerçants, comme jusqu'ici, mais aux producteurs » (Liefmann, op. cit., p. 98).
  32. Débats contradictoires, I, p. 236.
  33. Ibidem, p. 235.
  34. Ibidem, p. 228 sq.
  35. Ibidem, p. 230.
  36. Ibidem, p. 229.
  37. Ibidem, p. 230.
  38. Ibidem, p. 455.
  39. Ibidem, p. 380.
  40. Admirons l'hypocrisie de ce brave employé du syndicat : « Nous avons, en tant que firmes commerciales, considéré cela comme juste, car nous sommes principalement là pour encourager et protéger les affaires intérieures. » Le pillage de l'intérieur, les entraves imposées au travail de transformation par la création d'une disette artificielle de charbon, de coke et de fer, le maintien de prix intérieurs élevés au moyen des ventes à bon marché à l'étranger, c'est en cela que consiste le patriotisme de ceux qui recherchent le profit.
  41. Déclaration du secrétaire de la Chambre de commerce Gerstein (Hagen, Débats contradictoires, 6° séance, p. 444).
  42. Ibidem, p. 445 .
  43. Ibidem, p. 447. Avec quelle brutalité de grandes entreprises se conduisent parfois à l'égard de leurs fournisseurs, c'est ce que montre la déclaration de Gerstein (p. 556) : « Une grande usine métallurgique propriétaire de mines a des conditions imprimées pour la fourniture de ses outils où l'on exige une offre, avec cette indication : quantité : nos besoins pour l'année 1904, sans engagement de notre part en vue de l'achat d'une quantité déterminée. Livraison à notre convenance. »
  44. Ibidem, 4° cahier. Déclaration du directeur Reuther, pp. 110 sq.
  45. « Le Syndicat s'est par conséquent posé comme tâche d'éliminer ce commerce de gros en papier à imprimer. Après avoir réussi à éliminer un grand nombre d'agents qui s'occupaient de la vente, non seulement d'autres papiers, mais aussi du papier à imprimer, il restait encore un grand nombre de commerçants qui s'occupaient de papier à imprimer, et c'est ainsi que le syndicat s'est posé comme tâche, non seulement de refuser de fournir du papier à imprimer aux firmes qui faisaient de la spéculation, mais aussi d'empêcher que de nouveaux commerçants ne fassent leur apparition dans les affaires de papier à imprimer. C'est pourquoi il refusa dans de nombreux cas de vendre aux firmes qui voulaient, depuis la constitution du Syndicat, étendre leurs opérations au papier à imprimer » (Ibidem, p. 111).
  46. Ibidem, I, pp. 94 et sq. Le Syndicat allemand du coke a obligé en automne 1899 ses clients à couvrir leurs besoins pour les deux années suivantes. Notons en passant que le syndicat utilisa sa force pour porter les prix de l'année 1900, déjà fixés en février 1899 à 14 marks, à 17 marks pour les deux années en question. Sous la menace de ne pas recevoir de coke, les usines consommatrices durent s'incliner. La chose est également intéressante pour cette raison qu'elle montre à quel point les syndicats ont peu d'influence sur les crises. Les accords furent conclus en 1899, soit environ vingt-sept mois plus tôt. Au milieu de l'année 1900, la conjoncture s'aggrava et 1901 fut une année de crise, mais les hauts prix pour le coke étaient assurés. L'effet de la crise en fut ainsi extraordinairement aggravé pour l'industrie de transformation (Débats contradictoires, 3° séance, pp. 638, 655, 664).
  47. Industrial Commission. Preliminary Report on Trusts and Industrial Combinations, p. 223.
  48. Industrial Commission, op. cit., p. 63. « I do not care two cents for your ethics. » Il ajoute que c'est un bon principe commercial d'établir des prix bas pour dominer la concurrence. Car, comme il le déclare plus loin, « les trusts n'ont pas pour but d'assurer la bonne santé des concurrents » (p. 223).
  49. Ecoutons cette menace de punition de la Deutsche Agrarkorrespondenz (n° 8 de l'année 1899), qui est très proche de l'Union des cultivateurs : « Le distillateur allemand qui refuse d'adhérer à la Société mérite l'attention des professionnels. Il faudrait stigmatiser pour toujours ces messieurs. Si l'on s'en prenait plus tard à leur porte-monnaie, ne seraient-ils pas punis d'une façon plus sensible que par le "hou ! " qui leur convient de toutes façons ? »
  50. Débats contradictoires, déclaration du secrétaire général Koepke.
  51. Enquête sur la Bourse, I. p. 464. Déclaration du Consul général Russel, de la Diskontogesellschaft.
  52. Dictionnaire des sciences sociales, pp. 181 sq.
  53. Enquête sur la Bourse, t. II, p. 2151. Déclaration de van Gülpen. Il n'est pas le seul : « Quand ils lui rendent la vie saumâtre (un banquier de province), il se voit contraint, plus qu’il ne l’a peut-être fait jusqu'alors, de vendre des papiers de mauvaise qualité », assure M. von Guaita (Ibidem, p. 959).
  54. Le trust américain du sucre fut fondé en 1887 par Havemeyer au moyen de la fusion de quinze petites sociétés au capital total de 6,5 millions de dollars. Le capital-actions du trust fut fixé à 50 millions de dollars. Le trust augmenta immédiatement les prix pour le sucre raffiné et abaissa ceux du sucre brut. Une enquête entreprise en 1888 révéla qu'il gagnait sur une tonne de sucre raffiné environ 14 dollars, ce qui lui permettait de verser un dividende de 10 % sur l'ensemble du capital-actions, soit environ 70 % de la somme versée lors de la fondation de la société. En outre, le trust pût encore se permettre de distribuer des dividendes supplémentaires et de constituer des réserves considérables. Aujourd'hui, le trust a un capital-actions de 90 millions de dollars. La moitié est représentée par des actions préférentielles, justifiées à 7 % cumulatifs, l’autre moitié par des actions de première émission qui rapportent 7 % également (Berliner Tageblatt du 1er juillet 1909). On trouve d'innombrables exemples semblables dans les Reports of Industrial Commission on Trusts and Industrial Combinations.
  55. Il s'agit ici du « prix du capital », qui est le même dans le profit capitalisé.
  56. En effet, « l'usure fut le facteur principal de l'accumulation du capital, c'est-à-dire de sa participation aux revenus de la propriété foncière. Mais le capital industriel et commercial collaborent plus ou moins avec les propriétaires fonciers contre cette forme désuète du capital » (Marx, Théories sur la plus-value, t. I, p. 19).
  57. En même temps, le caractère du profit de cartel change. Il consiste en travail non payé, en plus-value, mais pour une part en plus-value que les ouvriers de capitalistes étrangers ont produite.
  58. Le surprofit de cartel prend une forme intéressante dans le cas suivant. La fourniture de machines-outils destinées à l'industrie allemande de la chaussure était jusque dans les années 90 en des mains américaines. Les fabriques fournissant des machines-outils à l'Allemagne se sont groupées en une Deutsche Vereinigte Schuhmaschinengesellschaft (D. V. S. G.). Ces machines ne sont pas vendues, mais seulement louées. Si un fabricant de chaussures désire une de ces machines, il signe un contrat pour une durée de cinq à vingt ans. « Par ce contrat, la firme s'engage à monter la machine, à procéder gratuitement à toutes les réparations nécessaires et à toutes les améliorations, ainsi qu'a fournir les pièces détachées à des prix modérés. En revanche, le fabricant de chaussures verse une taxe fixe qui correspond à peu près au prix de fabrication de la machine et, en outre, un certain droit pour 8 000 tours de la machine... Ces droits représentent un montant de 14 à 20 pfennigs par paire de chaussures, que le fabricant verse à la D. V. S. G., tribut dont nous ne pouvons estimer l'importance que si nous apprenons que par exemple, pour 1907, trois fabriques de chaussures d'Erfurt, employant 885 ouvriers, qui utilisent principalement ces machines, ont payé 61 300 marks pour une seule année d'utilisation » (K. Rohe, op. cit., p. 32). L’intéressant consiste en ceci : l’utilisation des machines donne aux fabricants allemands un surprofit parce qu'elle leur permet de dominer leurs concurrents. Le trust américain les a obligés à lui verser une part de ce surprofit (non le surprofit tout entier autrement il n'y aurait plus de raison d'utiliser ces machines). La stipulation d'une rente annuelle facilite l'achat de la machine et renforce la dépendance des fabricants à l'égard du trust, puisqu'il est lié à cette machine. Toutes les améliorations qui y sont apportées sont immédiatement appliquées et accroissent le surprofit, par là les affaires du fabricant, mais aussi le droit dû au trust, qui s'approprie ainsi une part de ce surprofit. Le bénéfice de ces améliorations revient ainsi en majeure partie au trust, pour une part moindre aux utilisateurs des machines et seulement pour une partie infime aux consommateurs.