Ch. 14 : Division du travail et manufacture

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche

I. Double origine de la manufacture[modifier le wikicode]

Cette espèce de coopération qui a pour base la division du travail revêt dans la manufacture sa forme classique et prédomine pendant la période manufacturière proprement dite, qui dure environ depuis la moitié du XVI° jusqu'au dernier tiers du XVIII° siècle.

La manufacture a une double origine.

Un seul atelier peut réunir sous les ordres du même capitaliste des artisans de métiers différents, par les mains desquels un produit doit passer pour parvenir à sa parfaite maturité. Un carrosse fut le produit collectif des travaux d'un grand nombre d'artisans indépendants les uns des autres tels que charrons, selliers, tailleurs, serruriers, ceinturiers, tourneurs, passementiers, vitriers, peintres, vernisseurs, doreurs, etc. La manufacture carrossière les a réunis tous dans un même local où ils travaillent en même temps et de la main à la main. On ne peut pas, il est vrai, dorer un carrosse avant qu'il soit fait; mais si l'on fait beaucoup de carrosses à la fois, les uns fournissent constamment du travail aux doreurs tandis que les autres passent par d'autres procédés de fabrication. Jusqu'ici nous sommes encore sur le terrain de la coopération simple qui trouve tout préparé son matériel en hommes et en choses. Mais bientôt il s'y introduit une modification essentielle. Le tailleur, le ceinturier, le serrurier, etc., qui ne sont occupés qu'à la fabrication de carrosses, perdent peu à peu l'habitude et avec elle la capacité d'exercer leur métier dans toute son étendue. D'autre part, leur savoir faire borné maintenant à une spécialité acquiert la forme la plus propre à cette sphère d'action rétrécie. A l'origine la manufacture de carrosses se présentait comme une combinaison de métiers indépendants. Elle devient peu à peu une division de la production carrossière en ses divers procédés spéciaux dont chacun se cristallise comme besogne particulière d'un travailleur et dont l'ensemble est exécuté par la réunion de ces travailleurs parcellaires. C'est ainsi que les manufactures de drap et un grand nombre d'autres sont sorties de l'agglomération de métiers différents sous le commandement d'un même capital[1].

Mais la manufacture peut se produire d'une manière tout opposée. Un grand nombre d'ouvriers dont chacun fabrique le même objet, soit du papier, des caractères d'imprimerie, des aiguilles, etc., peuvent être occupés simultanément par le même capital dans le même atelier. C'est la coopération dans sa forme la plus simple. Chacun de ces ouvriers (peut-être avec un ou deux compagnons) fait la marchandise entière en exécutant l’une après l'autre les diverses opérations nécessaires et en continuant à travailler suivant son ancien mode. Cependant des circonstances extérieures donnent bientôt lieu d'employer d'une autre façon la concentration des ouvriers dans le même local et la simultanéité de leurs travaux. Une quantité supérieure de marchandises doit par exemple être livrée dans un temps fixé. Le travail se divise alors. Au lieu de faire exécuter les diverses opérations par le même ouvrier les unes après les autres, on les sépare, on les isole, puis on confie chacune d'elles à un ouvrier spécial, et toutes ensemble sont exécutées simultanément et côte à côte par les coopérateurs. Cette division faite une première fois accidentellement se renouvelle, montre ses avantages particuliers et s'ossifie peu à peu en une division systématique du travail. De produit individuel d'un ouvrier indépendant faisant une foule de choses, la marchandise devient le produit social d’une réunion d'ouvriers dont chacun n'exécute constamment que la même opération de détail. Les mêmes opérations qui, chez le papetier d'un corps de métier allemand, s'engrenaient les unes dans les autres comme travaux successifs, se changeaient dans la manufacture hollandaise de papier en opérations de détail exécutées parallèlement par les divers membres d'un groupe coopératif. Le faiseur d'épingles de Nuremberg est l’élément fondamental de la manufacture d'épingles anglaise; mais tandis que le premier parcourait une série de vingt opérations successives peut-être, vingt ouvriers dans celle-ci n'exécutèrent bientôt chacun qu'une seule de ces opérations qui, par suite d'expériences ultérieures, ont été subdivisées et isolées encore davantage.

L'origine de la manufacture, sa provenance du métier, présente donc une double face. D'un côté elle a pour point de départ la combinaison de métiers divers et indépendants que l'on désagrège et simplifie jusqu'au point où ils ne sont plus que des opérations partielles et complémentaires les unes des autres dans la production d'une seule et même marchandise; d'un autre côté elle s'empare de la coopération d'artisans de même genre, décompose le même métier en ses opérations diverses, les isole et les rend indépendantes jusqu'au point où chacune d’elles devient la fonction exclusive d'un travailleur parcellaire. La manufacture introduit donc tantôt la division du travail dans un métier ou bien la développe; tantôt elle combine des métiers distincts et séparés. Mais quel que soit son point de départ, sa forme définitive est la même un organisme de production dont les membres sont des hommes.

Pour bien apprécier la division du travail dans la manufacture, il est essentiel de ne point perdre de vue les deux points suivants : premièrement, l'analyse du procès de production dans ses phases particulières se confond ici tout à fait avec la décomposition du métier de l'artisan dans ses diverses opérations manuelles. Composée ou simple, l'exécution ne cesse de dépendre de la force, de l'habileté, de la promptitude et de la sûreté de main de l'ouvrier dans le maniement de son outil. Le métier reste toujours la base. Cette base technique n'admet l'analyse de la besogne à faire que dans des limites très étroites. Il faut que chaque procédé partiel par lequel l'objet de travail passe, soit exécutable comme main-d’œuvre qu'il forme, pour ainsi dire, à lui seul un métier à part.

Précisément parce que l'habileté de métier reste le fondement de la manufacture, chaque ouvrier y est approprié à une fonction parcellaire pour toute sa vie.

Deuxièmement, la division manufacturière du travail est une coopération d'un genre particulier, et ses avantages proviennent en grande partie non de cette forme particulière, mais de la nature générale de la coopération.

II. Le travailleur parcellaire et son outil[modifier le wikicode]

Entrons dans quelques détails. Il est d'abord évident que l'ouvrier parcellaire transforme son corps tout entier en organe exclusif et automatique de la seule et même opération simple, exécutée par lui sa vie durant, en sorte qu'il y emploie moins de temps que l'artisan qui exécute toute une série d'opérations. Or le mécanisme vivant de la manufacture, le travailleur collectif, n'est composé que de pareils travailleurs parcellaires. Comparée au métier indépendant, la manufacture fournit donc plus de produits en moins de temps, ou, ce qui revient au même, elle multiplie la force productive du travail[2]. Ce n'est pas tout; dès que le travail parcelle devient fonction exclusive, sa méthode se perfectionne. Quand on répète constamment un acte simple et concentre l'attention sur lui, on arrive peu à peu par l'expérience à atteindre l'effet utile voulu avec la plus petite dépense de force. Et comme toujours diverses générations d'ouvriers vivent et travaillent ensemble dans les mêmes ateliers, les procédés techniques acquis, ce qu'on appelle les ficelles du métier, s'accumulent et se transmettent[3]. La manufacture produit la virtuosité du travailleur de détail, en reproduisant et poussant jusqu'à l’extrême la séparation des métiers, telle qu'elle l'a trouvée dans les villes du moyen âge. D'autre part, sa tendance à transformer le travail parcelle en vocation exclusive d'un homme sa vie durant, répond à la propension des sociétés anciennes, à rendre les métiers héréditaires, à les pétrifier en castes, ou bien, lorsque des circonstances historiques particulières occasionnèrent une variabilité de l'individu, incompatible avec le régime des castes, à ossifier du moins en corporations les diverses branches d'industries. Ces castes et ces corporations se forment d'après la même loi naturelle qui règle la division des plantes et des animaux en espèces et en variétés, avec cette différence cependant, qu’un certain degré de développement une fois atteint, l'hérédité des castes et l'exclusivisme des corporations sont décrétés lois sociales[4].

« Les mousselines de Dakka, pour la finesse, les cotons et autres tissus de Coromandel pour la magnificence et la durée de leurs couleurs, n'ont jamais été dépassés. Et cependant ils sont produits sans capital, sans machines, sans division du travail, sans aucun de ces moyens qui constituent tant d'avantages en faveur de la fabrication européenne. Le tisserand est un individu isolé qui fait le tissu sur la commande d'une pratique, avec un métier de la construction la plus simple, composé parfois uniquement de perches de bois grossièrement ajustées. Il ne possède même aucun appareil pour tendre la chaîne, si bien que le métier doit rester constamment étendu dans toute sa longueur, ce qui le tellement ample et difforme qu'il ne peut trouver place dans la hutte du producteur. Celui-ci est donc obligé de faire son travail en plein air, où il est interrompu par chaque changement de température[5]. »

Ce n'est que l'aptitude spéciale, accumulée de génération en génération et transmise par héritage de père en fils qui prête à l'Indien comme à l'araignée cette virtuosité. Le travail d'un tisserand indien, comparé à celui des ouvriers de manufacture, est cependant très compliqué.

Un artisan qui exécute les uns après les autres les différents procès partiels qui concourent à la production d'une œuvre doit changer tantôt de place, tantôt d'instruments. La transition d'une opération à l'autre interrompt le cours de son travail forme pour ainsi dire des pores dans sa journée. Ces pores se resserrent dès qu'il emploie la journée entière à une seule opération continue, ou bien ils disparaissent à mesure que le nombre de ces changements d'opération diminue. L'accroissemennt de productivité provient ici soit d'une dépense de plus de force dans un espace de temps donné, c'est à dire de l'intensité accrue du travail, soit d'une diminution dans la dépense improductive de la force. L'excédent de dépense en force qu'exige chaque transition du repos au mouvement se trouve compensé si l'on prolonge la durée de la vitesse normale une fois acquise. D’autre part, un travail continu et uniforme finit par affaiblir l’essor et la tension des esprits animaux qui trouvent délassement et charme au changement d'activité.

La productivité du travail ne dépend pas seulement de la virtuosité de l'ouvrier, mais encore de la perfection de ses instruments. Les outils de même espèce, tels que ceux qui servent à forer, trancher, percer, frapper, etc., sont employés dans différents procès de travail, et de même un seul outil peut servir dans le même procès à diverses opérations. Mais dès que les différentes opérations d'un procès de travail sont détachées les unes des autres et que chaque opération partielle acquiert dans la main de l'ouvrier parcellaire la forme la plus adéquate, et par cela même exclusive, il devient nécessaire de transformer les instruments qui servaient auparavant à différents buts. L'expérience des difficultés que leur ancienne forme oppose au travail parcellé indique la direction des changements à faire. Les instruments de même espèce perdent alors leur forme commune. Ils se subdivisent de plus en plus en différentes espèces dont chacune possède une forme fixe pour un seul usage et ne prête tout le service dont elle est capable que dans la main d'un ouvrier spécial. Cette différenciation et spécialisation des instruments de travail caractérisent la manufacture. A Birmingham, on produit environ cinq cents variétés de marteaux, dont chacune ne sert qu'à un seul procès particulier de production, et grand nombre de ces variétés ne servent qu'à des opérations diverses du même procès. La période manufacturière simplifie, perfectionne et multiplie les instruments de travail en les accommodant aux fonctions séparées et exclusives d'ouvriers parcellaires[6]. Elle crée par cela même une des conditions matérielles de l'emploi des machines, lesquelles consistent en une combinaison d'instruments simples.

Le travailleur parcellaire et son outil, voilà les éléments simples de la manufacture dont nous examinerons maintenant le mécanisme général.

III. Mécanisme général de la manufacture. Ses deux formes fondamentales. Manufacture hétérogène et manufacture sérielle.[modifier le wikicode]

La manufacture présente deux formes fondamentales qui, malgré leur entrelacement accidentel, constituent deux espèces essentiellement distinctes, jouant des rôles très différents lors de la transformation ultérieure de la manufacture en grande industrie. Ce double caractère provient de la nature du produit qui doit sa forme définitive ou à un simple ajustement mécanique de produits partiels indépendants, ou bien à une série de procédés et de manipulations connexes.

Une locomotive, par exemple, contient plus de cinq mille pièces complètement distinctes. Néanmoins elle ne peut pas servir de produit échantillon de la première espèce de manufacture proprement dite, parce qu'elle provient de la grande industrie. Il en est autrement de la montre que déjà William Petty a choisie pour décrire la division manufacturière du travail. Primitivement œuvre individuelle d'un artisan de Nuremberg, la montre est devenue le produit social d'un nombre immense de travailleurs tels que faiseurs de ressorts, de cadrans, de pitons de spirale, de trous et leviers à rubis, d'aiguilles, de boîtes, de vis, doreurs, etc. Les sous divisions foisonnent. Il y a, par exemple, le fabricant de roues (roues de laiton et roues d'acier séparément), les faiseurs de pignons, de mouvements, l'acheveur de pignon (qui assujettit les roues et polit les facettes), le faiseur de pivots, le planteur de finissage, le finisseur de barillet (qui dente les roues, donne aux trous la grandeur voulue, affermit l'arrêt), les faiseurs d'échappement, de roues de rencontre, de balancier, le planteur d'échappement, le repasseur de barillet (qui achève l'étui du ressort) , le polisseur d'acier, le polisseur de roues, le polisseur de vis, le peintre de chiffres, le fondeur d'émail sur cuivre, le fabricant de pendants, le finisseur de charnière, le faiseur de secret, le graveur, le ciliceur, le polisseur de boîte, etc., enfin le repasseur qui assemble la montre entière et la livre toute prête au marché. Un petit nombre seulement des parties de la montre passe par diverses mains et tous ces membres disjoints, membra disjecta, se rassemblent pour la première fois dans la main qui en fera définitivement un tout mécanique. Ce rapport purement extérieur du produit achevé avec ses divers éléments rend ici, comme dans tout ouvrage semblable, la combinaison des ouvriers parcellaires dans un même atelier tout à fait accidentelle. Les travaux partiels peuvent même être exécutés comme métiers indépendants les uns des autres; il en est ainsi dans les cantons de Waadt et de Neufchâtel, tandis qu'à Genève, par exemple, il y a pour la fabrication des montres de grandes manufactures, c'est à dire coopération immédiate d'ouvriers parcellaires sous le commandement d'un seul capital. Même dans ce cas, le cadran le ressort et la boîte sont rarement fabriqués dans la manufacture. L'exploitation manufacturière ne donne ici de bénéfices que dans des circonstances exceptionnelles, parce que les ouvriers en chambre se font la plus terrible concurrence, parce que le démembrement de la production en une foule de procès hétérogènes n'admet guère de moyens de travail d'un emploi commun, et parce que le capitaliste économise les frais d'atelier, quand la fabrication est disséminée[7]. Il faut remarquer que la condition de ces ouvriers de détail qui travaillent chez eux, mais pour un capitaliste (fabricant, établisseur), diffère du tout au tout de celle de l'artisan indépendant qui travaille pour ses propres pratiques[8].

La seconde espèce de manufacture, c'est à dire sa forme parfaite, fournit des produits qui parcourent des phases de développement connexes, toute une série de procès gradués, comme, par exemple, dans la manufacture d'épingles, le fil de laiton passe par les mains de soixante douze et même de quatre-vingt douze ouvriers dont pas deux n'exécutent la même opération.

Une manufacture de ce genre, en tant qu'elle combine des métiers primitivement indépendants, diminue l'espace entre les phases diverses de la production. Le temps exigé pour la transition du produit d'un stade à l'autre est ainsi raccourci, de même que le travail de transport[9]. Comparativement au métier, il y a donc gain de force productive, et ce gain provient du caractère coopératif de la manufacture. D'autre part, la division du travail qui lui est propre réclame l'isolement des différentes opérations, et leur indépendance les unes vis-à-vis des autres. L'établissement et le maintien du rapport d'ensemble entre les fonctions isolées nécessite des transports incessants de l'objet de travail d'un ouvrier à l'autre, et d'un procès à l'autre. Cette source de faux frais constitue un des côtés inférieurs de la manufacture comparée à l'industrie mécanique[10].

Avant de parvenir à sa forme définitive, l'objet de travail, des chiffons, par exemple, dans la manufacture de papier, ou du laiton dans celle d'épingles, parcourt toute une série d'opérations successives. Mais, comme mécanisme d'ensemble, l'atelier offre à l’œil l'objet de travail dans toutes ses phases d'évolution à la fois. Le travailleur collectif, Briarée, dont les mille mains sont armées d'outils divers, exécute en même temps la coupe des fils de laiton, la façon des têtes d'épingles, l'aiguisement de leurs pointes, leur attache, etc. Les diverses opérations connexes, successives dans le temps, deviennent simultanées dans l'espace, combinaison qui permet d'augmenter considérablement la masse de marchandises fournies dans un temps donné[11].

Cette simultanéité provient de la forme coopérative du travail; mais la manufacture ne s'arrête pas aux conditions préexistantes de la coopération : elle en crée de nouvelles par la décomposition qu'elle opère dans les métiers. Elle n'atteint son but qu'en rivant pour toujours l'ouvrier à une opération de détail.

Comme le produit partiel de chaque travailleur parcellaire n'est en même temps qu'un degré particulier de développement de l'ouvrage achevé, chaque ouvrier ou chaque groupe d'ouvriers fournit à l'autre sa matière première. Le résultat du travail de l'un forme le point de départ du travail de l'autre. Le temps de travail nécessaire pour obtenir dans chaque procès partiel l'effet utile voulu est établi expérimentalement, et le mécanisme total de la manufacture ne fonctionne qu'à cette condition, que dans un temps donné un résultat donné est obtenu. Ce n'est que de cette manière que les travaux divers et complémentaires les uns des autres peuvent marcher côte à côte, simultanément et sans interruption. Il est clair que cette dépendance immédiate des travaux et des travailleurs force chacun à n'employer que le temps nécessaire à sa fonction, et que l'on obtient ainsi une continuité, une régularité, une uniformité et surtout une intensité du travail qui ne se rencontrent ni dans le métier indépendant ni même dans la coopération simple[12]. Qu'une marchandise ne doive coûter que le temps du travail socialement nécessaire à sa fabrication, cela apparaît dans la production marchande en général l'effet de la concurrence, parce que, à parler superficiellement, chaque producteur particulier est forcé de vendre la marchandise à son prix de marché. Dans la manufacture, au contraire, la livraison d'un quantum de produit donné dans un temps de travail donné devient une loi technique du procès de production lui-même[13].

Des opérations différentes exigent cependant des longueurs de temps inégales et fournissent, par conséquent, dans des espaces de temps égaux, des quantités inégales de produits partiels. Si donc le même ouvrier doit, jour par jour, exécuter toujours une seule et même opération, il faut, pour des opérations diverses, employer des ouvriers en proportion diverse : quatre fondeurs, par exemple, pour deux casseurs et un frotteur dans une manufacture de caractères d'imprimerie; le fondeur fond par heure deux mille caractères, tandis que le casseur en détache quatre mille et que le frotteur en polit huit mille. Le principe de la coopération dans sa forme la plus simple reparaît : occupation simultanée d'un certain nombre d'ouvriers à des opérations de même espèce; mais il est maintenant l'expression d'un rapport organique. La division manufacturière du travail simplifie donc et multiplie en même temps non seulement les organes qualitativement différents du travailleur collectif; elle crée, de plus, un rapport mathématique fixe qui règle leur quantité, c'est à dire le nombre relatif d'ouvriers ou la grandeur relative du groupe d'ouvriers dans chaque fonction particulière.

Le nombre proportionnel le plus convenable des différents groupes de travailleurs parcellaires est il une fois établi expérimentalement pour une échelle donnée de la production, on ne peut étendre cette échelle qu'en employant un multiple de chaque groupe spécial[14]. Ajoutons à cela que le même individu accomplit certains travaux tout aussi bien en grand qu'en petit, le travail de surveillance, par exemple, le transport des produits partiels d’une phase de la production dans une autre, etc. Il ne devient donc avantageux d'isoler ces fonctions ou de les confier à des ouvriers spéciaux, qu'après avoir augmenté le personnel de l’atelier; mais alors cette augmentation affecte proportionnellement tous les groupes.

Quand le groupe isolé se compose d'éléments hétérogènes, d'ouvriers employés à la même fonction parcellaire, il forme un organe particulier du mécanisme total. Dans diverses manufactures, cependant, le groupe est un travailleur collectif parfaitement organisé, tandis que le mécanisme total n'est formé que par la répétition ou la multiplication de ces organismes producteurs élémentaires. Prenons, par exemple, la manufacture de bouteilles. Elle se décompose en trois phases essentiellement différentes : premièrement, la phase préparatoire où se fait la composition du verre, le mélange de chaux, de sable, etc., et la fusion de cette composition en une masse fluide[15]. Dans cette première phase, des ouvriers parcellaires de divers genres sont occupés ainsi que dans la phase définitive, qui consiste dans l’enlèvement des bouteilles hors des fours à sécher, dans leur triage, leur mise en paquets, etc. Entre les deux phases a lieu la fabrication du verre proprement dite, ou la manipulation de la masse fluide. A l'embouchure d'un même fourneau travaille un groupe qui porte, en Angleterre, le nom de hole (trou), et qui se compose d'un bottle maker, faiseur de bouteilles ou finisseur, d'un blower, souffleur, d'un gatherer, d'un putter up ou whetter of et d'un taker in. Ces cinq ouvriers forment autant d'organes différents d'une force collective de travail, qui ne fonctionne que comme unité, c'est à dire par coopération immédiate des cinq. Cet organisme se trouve paralysé dès qu'il lui manque un seul de ses membres. Le même fourneau a diverses ouvertures, en Angleterre de quatre à six, dont chacune donne accès à un creuset d'argile rempli de verre fondu, et occupe son groupe propre de cinq ouvriers. L'organisme de chaque groupe repose ici sur la division du travail, tandis que le lien entre les divers groupes analogues consiste en une simple coopération qui permet d'économiser un des moyens de production, le fourneau, en le faisant servir en commun. Un fourneau de ce genre, avec ses quatre à six groupes, forme un petit atelier, et une manufacture de verre comprend un certain nombre de ces ateliers avec les ouvriers et les matériaux dont ils ont besoin pour les phases de production préparatoires et définitives.

Enfin la manufacture, de même qu'elle provient en partie d'une combinaison de différents métiers, peut à son tour se développer en combinant ensemble des manufactures différentes. C'est ainsi que les verreries anglaises d'une certaine importance fabriquent elles mêmes leurs creusets d'argile, parce que la réussite du produit dépend en grande partie de leur qualité. La manufacture d'un moyen de production est ici unie à la manufacture du produit. Inversement, la manufacture du produit peut être unie à des manufactures où il entre comme matière première, ou au produit desquelles il se joint plus tard. C'est ainsi qu'on trouve des manufactures de flintglass combinées avec le polissage des glaces et la fonte du cuivre, cette dernière opération ayant pour but l'enchâssure ou la monture d'articles de verres variés. Les diverses manufactures combinées forment alors des départements plus ou moins séparés de la manufacture totale, et en même temps des procès de production indépendants, chacun avec sa division propre du travail. Malgré les avantages que présente la manufacture combinée, elle n'acquiert néanmoins une véritable unité technique, tant qu'elle repose sur sa propre base. Cette unité ne surgit qu'après la transformation de l'industrie manufacturière en industrie mécanique.

Dans la période manufacturière on ne tarda guère à reconnaître que son principe n'était que la diminution du temps de travail nécessaire à la production des marchandises, et on s'exprima sur ce point très clairement[16]. Avec la manufacture se développa aussi çà et là l'usage des machines, surtout pour certains travaux préliminaires simples qui ne peuvent être exécutés qu'en grand et avec une dépense de force considérable. Ainsi, par exemple, dans la manufacture de papier, la trituration des chiffons se fit bientôt au moyen de moulins ad hoc, de même que dans les établissements métallurgiques l'écrasement du minerai au moyen de moulins dits brocards[17]. L'empire romain avait transmis avec le moulin à eau la forme élémentaire de toute espèce de machine productive[18]. La période des métiers avait légué les grandes inventions de la boussole, de la poudre à canon, de l'imprimerie et de l'horloge automatique. En général, cependant, les machines ne jouèrent dans la période manufacturière que ce rôle secondaire qu'Adam Smith leur assigne à côté de la division du travail[19]. Leur emploi sporadique devint très important au XVII° siècle, parce qu'il fournit aux grands mathématiciens de cette époque un point d'appui et un stimulant pour la création de la mécanique moderne.

C'est le travailleur collectif formé par la combinaison d'un grand nombre d'ouvriers parcellaires qui constitue le mécanisme spécifique de la période manufacturière. Les diverses opérations que le producteur d'une marchandise exécute tour à tour et qui se confondent dans l'ensemble de son travail, exigent, pour ainsi dire, qu'il ait plus d'une corde à son arc. Dans l'une, il doit déployer plus d'habileté, dans l'autre plus de force, dans une troisième plus d'attention, etc., et le même individu ne possède pas toutes ces facultés à un degré égal. Quand les différentes opérations sont une fois séparées, isolées et rendues indépendantes, les ouvriers sont divisés, classés et groupés d'après les facultés qui prédominent chez chacun d'eux. Si leurs particularités naturelles constituent le sol sur lequel croit la division du travail, la manufacture une fois introduite, développe des forces de travail qui ne sont aptes qu'à des fonctions spéciales. Le travailleur collectif possède maintenant toutes les facultés productives au même degré de virtuosité et les dépense le plus économiquement possible, en n'employant ses organes, individualisés dans des travailleurs ou des groupes de travailleurs spéciaux, qu'à des fonctions appropriées à leur qualité[20]. En tant que membre du travailleur collectif, le travailleur parcellaire devient même d'autant plus parfait qu'il est plus borné et plus incomplet[21]. L'habitude d'une fonction unique le transforme en organe infaillible et spontané de cette fonction, tandis que l'ensemble du mécanisme le contraint d'agir avec la régularité d'une pièce de machine[22]. Les fonctions diverses du travailleur collectif étant plus ou moins simples ou complexes, inférieures ou élevées; ses organes, c'est à dire les forces de travail individuelles, doivent aussi être plus ou moins simples ou complexes; elles possèdent par conséquent des valeurs différentes. La manufacture crée ainsi une hiérarchie des forces de travail à laquelle correspond une échelle graduée des salaires. Si le travailleur individuel est approprié et annexé sa vie durant à une seule et unique fonction, les opérations diverses sont accommodées à cette hiérarchie d'habiletés et de spécialités naturelles et acquises[23]. Chaque procès de production exige certaines manipulations dont le premier venu est capable. Elles aussi sont détachées de leur rapport mobile avec les moments plus importants de l'activité générale et ossifiées en fonctions exclusives. La manufacture produit ainsi dans chaque métier dont elle s'empare une classe de simples manouvriers que le métier du moyen âge écartait impitoyablement. Si elle développe la spécialité isolée au point d'en faire une virtuosité aux dépens de la puissance de travail intégrale, elle commence aussi à faire une spécialité du défaut de tout développement. A côté de la gradation hiérarchique prend place une division simple des travailleurs en habiles et inhabiles. Pour ces derniers les frais d'apprentissage disparaissent; pour les premiers ils diminuent comparativement à ceux qu'exige le métier; dans les deux cas la force de travail perd de sa valeur[24]; cependant la décomposition du procès de travail donne parfois naissance à des fonctions générales qui, dans l'exercice du métier, ne jouaient aucun rôle ou un rôle inférieur. La perte de valeur relative de la force de travail provenant de la diminution ou de la disparition des frais d'apprentissage entraîne immédiatement pour le capital accroissement de plus value, car tout ce qui raccourcit le temps nécessaire à la production de la force de travail agrandit ipso facto le domaine du surtravail.

IV. Division du travail dans la manufacture et dans la société[modifier le wikicode]

Nous avons vu comment la manufacture est sortie de la coopération; nous avons étudié ensuite ses éléments simples, l'ouvrier parcellaire et son outil, et en dernier lieu son mécanisme d'ensemble. Examinons maintenant le rapport entre la division manufacturière du travail et sa division sociale, laquelle forme la base générale de toute production marchande.

Si l'on se borne à considérer le travail lui-même, on peut désigner la séparation de la production sociale en ses grandes branches, industrie, agriculture, etc., sous le nom de division du travail en général, la séparation de ces genres de production en espèces et variétés sous celui de division du travail en particulier, et enfin la division dans l'atelier sous le nom du travail en détail[25].

La division du travail dans la société et la limitation correspondante des individus à une sphère ou à une vocation particulière, se développent, comme la division du travail dans la manufacture, en partant de points opposés. Dans une famille, et dans la famille élargie, la tribu, une division spontanée de travail s'ente sur les différences d'âge et de sexe, c'est à dire sur une base purement physiologique. Elle gagne plus de terrain avec l'extension de la communauté, l'accroissement de la population et surtout le conflit entre les diverses tribus et la soumission de l'une par l'autre. D'autre part, ainsi que nous l'avons déjà remarqué, l'échange des marchandises prend d'abord naissance sur les points où diverses familles, tribus, communautés entrent en contact; car ce sont des collectivités et non des individus qui, à l'origine de la civilisation, s'abordent et traitent les uns avec les autres en pleine indépendance. Diverses communautés trouvent dans leur entourage naturel des moyens de production et des moyens de subsistance différents. De là une différence dans leur mode de production, leur genre de vie et leurs produits. Des relations entre des communautés diverses une fois établies, l'échange de leurs produits réciproques se développe bientôt et les convertit peu à peu en marchandises. L'échange ne crée pas la différence des sphères de production; il ne fait que les mettre en rapport entre elles et les transforme ainsi en branches plus ou moins dépendantes de l'ensemble de la production sociale. Ici la division sociale du travail provient de l'échange entre sphères de production différentes et indépendantes les unes des autres. Là où la division physiologique du travail forme le point de départ, ce sont au contraire les organes particuliers d'un tout compact qui se détachent les uns des autres, se décomposent, principalement en vertu de l'impulsion donnée par l'échange avec des communautés étrangères, et s'isolent jusqu'au point où le lien entre les différents travaux n'est plus maintenu que par l'échange de leurs produits.

Toute division du travail développée qui s'entretient par l'intermédiaire de l'échange des marchandises a pour base fondamentale la séparation de la ville et de la campagne[26]. On peut dire que l'histoire économique de la société roule sur le mouvement de cette antithèse, à laquelle cependant nous ne nous arrêterons pas ici.

De même que la division du travail dans la manufacture suppose comme base matérielle un certain nombre d'ouvriers occupés en même temps, de même la division du travail dans la société suppose une certaine grandeur de la population, accompagnée d'une certaine densité, laquelle remplace l'agglomération dans l'atelier[27]. Cette densité cependant est quelque chose de relatif. Un pays dont la population est proportionnellement clairsemée, possède néanmoins, si ses voies de communication sont développées, une population plus dense qu'un pays plus peuplé, dont les moyens de communication sont moins faciles. Dans ce sens, les États du nord de l'Union américaine possèdent une population bien plus dense que les Indes[28].

La division manufacturière du travail ne prend racine que là où sa division sociale est déjà parvenue à un certain degré de développement, division que par contrecoup elle développe et multiplie. A mesure que se différencient les instruments de travail, leur fabrication va se divisant en différents métiers[29].

L'industrie manufacturière prend elle possession d'un métier qui jusque là était connexe avec d'autres comme occupation principale ou accessoire, tous étant exercés par le même artisan, immédiatement ces métiers se séparent et deviennent indépendants; s'introduit elle dans une phase particulière de la production d'une marchandise, aussitôt les autres phases constituent autant d'industries différentes. Nous avons déjà remarqué que là où le produit final n'est qu'une simple composition de produits partiels et hétérogènes, les différents travaux parcellés dont ils proviennent peuvent se désagréger et se transformer en métiers indépendants. Pour perfectionner la division du travail dans une manufacture on est bientôt amené à subdiviser une branche de production suivant la variété de ses matières premières, ou suivant les diverses formes que la même matière première peut obtenir, en manufactures différentes et pour une bonne part entièrement nouvelles. C'est ainsi que déjà dans la première moitié du XVIII° siècle on tissait en France plus de cent espèces d'étoffes de soie, et qu'à Avignon par exemple une loi ordonna que « chaque apprenti ne devait se consacrer qu'à un seul genre de fabrication et n'apprendre jamais à tisser qu'un seul genre d'étoffes ». La division territoriale du travail qui assigne certaines branches de production à certains districts d'un pays reçoit également une nouvelle impulsion de l'industrie manufacturière qui exploite partout les spécialités[30]. Enfin l'expansion du marché universel et le système colonial qui font partie des conditions d'existence générales de la période manufacturière lui fournissent de riches matériaux pour la division du travail dans la société. Ce n'est pas ici le lieu de montrer comment cette division infesta non seulement la sphère économique mais encore toutes les autres sphères sociales, introduisant partout ce développement des spécialités, ce morcellement de l'homme qui arracha au maître d'Adam Smith, à A. Ferguson, ce cri : « Nous sommes des nations entières d'ilotes et nous n'avons plus de citoyens libres[31]. »

Malgré les nombreuses analogies et les rapports qui existent entre la division du travail dans la société et la division du travail dans l'atelier, il y a cependant entre elles une différence non pas de degré mais d'essence. L'analogie apparaît incontestablement de la manière la plus frappante là où un lien intime entrelace diverses branches d'industrie. L'éleveur de bétail par exemple produit des peaux; le tanneur les transforme en cuir; le cordonnier du cuir fait des bottes. Chacun fournit ici un produit gradué et la forme dernière et définitive est le produit collectif de leurs travaux spéciaux. Joignons à cela les diverses branches de travail qui fournissent des instruments, etc., à l'éleveur de bétail, au tanneur et au cordonnier. On peut facilement se figurer avec Adam Smith que cette division sociale du travail ne se distingue de la division manufacturière que subjectivement, c'est à dire que l'observateur voit ici d'un coup d’œil les différents travaux partiels à la fois, tandis que là leur dispersion sur un vaste espace et le grand nombre des ouvriers occupés à chaque travail particulier ne lui permettent pas de saisir leurs rapports d'ensemble[32]. Mais qu'est ce qui constitue le rapport entre les travaux indépendants de l'éleveur de bétail, du tanneur et du cordonnier ? C'est que leurs produits respectifs sont des marchandises. Et qu'est ce qui caractérise au contraire la division manufacturière du travail ? C'est que les travailleurs parcellaires ne produisent pas de marchandises[33]. Ce n'est que leur produit collectif qui devient marchandise[34] . L'intermédiaire des travaux indépendants dans la société c'est l'achat et la vente de leurs produits; le rapport d'ensemble des travaux partiels de la manufacture a pour condition la vente de différentes forces de travail à un même capitaliste qui les emploie comme force de travail collective. La division manufacturière du travail suppose une concentration de moyens de production dans la main d'un capitaliste; la division sociale du travail suppose leur dissémination entre un grand nombre de producteurs marchands indépendants les uns des autres. Tandis que dans la manufacture la loi de fer de la proportionnalité soumet des nombres déterminés d'ouvriers à des fonctions déterminées, le hasard et l'arbitraire jouent leur jeu déréglé dans la distribution des producteurs et de leurs moyens de production entre les diverses branches du travail social.

Les différentes sphères de production tendent, il est vrai, à se mettre constamment en équilibre. D'une part, chaque producteur marchand doit produire une valeur d'usage, c'est à dire satisfaire un besoin social déterminé; or, l'étendue de ces besoins diffère quantitativement et un lien intime les enchaîne tous en un système qui développe spontanément leurs proportions réciproques; d'autre part la loi de la valeur détermine combien de son temps disponible la société peut dépenser à la production de chaque espèce de marchandise. Mais cette tendance constante des diverses sphères de la production à s'équilibrer n'est qu'une réaction contre la destruction continuelle de cet équilibre. Dans la division manufacturière de l'atelier le nombre proportionnel donné d'abord par la pratique, puis par la réflexion, gouverne a priori à titre de règle la masse d'ouvriers attachée à chaque fonction particulière; dans la division sociale du travail il n'agit qu'a posteriori, comme nécessité fatale, cachée, muette, saisissable seulement dans les variations barométriques des prix du marché, s'imposant et dominant par des catastrophes l'arbitraire déréglé des producteurs marchands.

La division manufacturière du travail suppose l'autorité absolue du capitaliste sur des hommes transformés en simples membres d'un mécanisme qui lui appartient. La division sociale du travail met en face les uns des autres des producteurs indépendants qui ne reconnaissent en fait d'autorité que celle de la concurrence, d'autre force que la pression exercée sur eux par leurs intérêts réciproques, de même que dans le règne animal la guerre de tous contre tous, bellum omnium contra omnes, entretient plus ou moins les conditions d'existence de toutes les espèces. Et cette conscience bourgeoise qui exalte la division manufacturière du travail, la condamnation à perpétuité du travailleur à une opération de détail et sa subordination passive au capitaliste, elle pousse des hauts cris et se pâme quand on parle de contrôle, de réglementation sociale du procès de production ! Elle dénonce toute tentative de ce genre comme une attaque contre les droits de la Propriété, de la Liberté, du Génie du capitaliste. « Voulez vous donc transformer la société en une fabrique ? » glapissent alors ces enthousiastes apologistes du système de fabrique. Le régime des fabriques n'est bon que pour les prolétaires !

Si l'anarchie dans la division sociale et le despotisme dans la division manufacturière du travail caractérisent la société bourgeoise, des sociétés plus anciennes où la séparation des métiers s'est développée spontanément, puis s'est cristallisée et enfin a été sanctionnée légalement, nous offrent par contre l'image d'une organisation sociale du travail régulière et autoritaire tandis que la division manufacturière y est complètement exclue, ou ne se présente que sur une échelle minime, ou ne se développe que sporadiquement et accidentellement[35].

Ces petites communautés indiennes, dont on peut suivre les traces jusqu'aux temps les plus reculés, et qui existent encore en partie, sont fondées sur la possession commune du sol, sur l'union immédiate de l'agriculture et du métier et sur une division du travail invariable, laquelle sert de plan et de modèle toutes les fois qu'il se forme des communautés nouvelles. Etablies sur un terrain qui comprend de cent à quelques milles acres, elles constituent des organismes de production complets se suffisant à elles-mêmes. La plus grande masse du produit est destinée à la consommation immédiate de la communauté; elle ne devient point marchandise, de manière que la production est indépendante de la division du travail occasionnée par l'échange dans l'ensemble de la société indienne. L'excédant seul des produits se transforme en marchandise, et va tout d'abord entre les mains de l'État auquel, depuis les temps les plus reculés, en revient une certaine partie à titre de rente en nature. Ces communautés revêtent diverses formes dans différentes parties de l'Inde. Sous sa forme la plus simple, la communauté cultive le sol en commun et partage les produits entre ses membres, tandis que chaque famille s'occupe chez elle de travaux domestiques, tels que filage, tissage, etc. A côté de cette masse occupée d'une manière uniforme nous trouvons « l'habitant principal » juge, chef de police et receveur d'impôts, le tout en une seule personne; le teneur de livres qui règle les comptes de l'agriculture et du cadastre et enregistre tout ce qui s'y rapporte; un troisième employé qui poursuit les criminels et protège les voyageurs étrangers qu'il accompagne d'un village à l'autre, l'homme frontière qui empêche les empiètements des communautés voisines; l'inspecteur des eaux qui fait distribuer pour les besoins de l'agriculture l'eau dérivée des réservoirs communs; le bramine qui remplit les fonctions du culte; le maître d'école qui enseigne aux enfants de la communauté à lire et à écrire sur le sable; le bramine calendrier qui en qualité d'astrologue indique les époques des semailles et de la moisson ainsi que les heures favorables ou funestes aux divers travaux agricoles; un forgeron et un charpentier qui fabriquent et réparent tous les instruments d'agriculture; le potier qui fait toute la vaisselle du village; le barbier, le blanchisseur, l'orfèvre et çà et là le poète qui dans quelques communautés remplace l'orfèvre et dans d'autres, le maître d'école. Cette douzaine de personnages est entretenue aux frais de la communauté entière. Quand la population augmente, une communauté nouvelle est fondée sur le modèle des anciennes et s'établit dans un terrain non cultivé. L'ensemble de la communauté repose donc sur une division du travail régulière, mais la division dans le sens manufacturier est impossible puisque le marché reste immuable pour le forgeron, le charpentier, etc., et que tout au plus, selon l'importance des villages, il s'y trouve deux forgerons ou deux potiers au lieu d'un[36]. La loi qui règle la division du travail de la communauté agit ici avec l'autorité inviolable d'une loi physique, tandis que chaque artisan exécute chez lui, dans son atelier, d'après le mode traditionnel, mais avec indépendance et sans reconnaître aucune autorité, toutes les opérations qui sont de son ressort. La simplicité de l'organisme productif de ces communautés qui se suffisent à elles mêmes, se reproduisent constamment sous la même forme, et une fois détruites accidentellement se reconstituent au même lieu et avec le même nom[37], nous fournit la clef l'immutabilité des sociétés asiatiques, immutabilité qui contraste d'une manière si étrange avec la dissolution et reconstruction incessantes des Etats asiatiques, les changements violents de leurs dynasties. La structure des éléments économiques fondamentaux de la société, reste hors des atteintes de toutes les tourmentes de la région politique.

Les lois des corporations du moyen âge empêchaient méthodiquement la transformation du maître en capitaliste, en limitant par des édits rigoureux le nombre maximum des compagnons qu'il avait le droit d'employer, et encore on lui interdisait l'emploi de compagnons dans tout genre de métier autre que le sien. La corporation se gardait également avec un zèle jaloux contre tout empiétement du capital marchand, la seule forme libre du capital qui lui faisait vis-à-vis. Le marchand pouvait acheter toute sorte de marchandises, le travail excepté. Il n'était souffert qu'à titre de débitant de produits. Quand des circonstances extérieures nécessitaient une division du travail progressive, les corporations existantes se subdivisaient en sous genres, ou bien il se formait des corporations nouvelles à côté des anciennes, sans que des métiers différents fussent réunis dans un même atelier. L'organisation corporative excluait donc la division manufacturière du travail, bien qu'elle en développât les conditions d'existence en isolant et perfectionnant les métiers. En général le travailleur et ses moyens de production restaient soudés ensemble comme l'escargot et sa coquille. Ainsi la base première de la manufacture, c'est à dire la forme capital des moyens de production, faisait défaut.

Tandis que la division sociale du travail, avec ou sans échange de marchandises, appartient aux formations économiques des sociétés les plus diverses, la division manufacturière est une création spéciale du mode de production capitaliste.

V. Caractère capitaliste de la manufacture[modifier le wikicode]

Un nombre assez considérable d'ouvriers sous les ordres du même capital, tel est le point de départ naturel de la manufacture, ainsi que de la coopération simple. Mais la division du travail, tel que l'exige la manufacture, fait de l'accroissement incessant des ouvriers employés une nécessité technique. Le nombre minimum qu'un capitaliste doit employer, lui est maintenant prescrit par la division du travail établie.

Pour obtenir les avantages d'une division ultérieure, il faut non seulement augmenter le nombre des ouvriers, mais l'augmenter par multiple, c'est à dire d'un seul coup, selon des proportions fixes, dans tous les divers groupes de l'atelier. De plus, l'agrandissement de la partie variable du capital nécessite celui de sa partie constante, des avances en outils, instruments, bâtiments, etc., et surtout en matières premières dont la quantité requise croît bien plus vite que le nombre des ouvriers employés. Plus se développent les forces productives du travail par suite de sa division, plus il consomme de matières premières dans un temps donné. L'accroissement progressif du capital minimum nécessaire au capitaliste, ou la transformation progressive des moyens sociaux de subsistance et de production en capital, est donc une loi imposée par le caractère technique de la manufacture[38].

Le corps de travail fonctionnant dans la manufacture et dont les membres sont des ouvriers de détail, appartient au capitaliste; il n'est qu'une forme d'existence du capital. La force productive, issue de la combinaison des travaux, semble donc naître du capital.

La manufacture proprement dite ne soumet pas seulement le travailleur aux ordres et à la discipline du capital, mais établit encore une gradation hiérarchique parmi les ouvriers eux-mêmes. Si, en général, la coopération simple n'affecte guère le mode de travail individuel, la manufacture le révolutionne de fond en comble et attaque à sa racine la force de travail. Elle estropie le travailleur, elle fait de lui quelque chose de monstrueux en activant le développement factice de sa dextérité de détail, en sacrifiant tout un monde de dispositions et d'instincts producteurs, de même que dans les Etats de la Plata, on immole un taureau pour sa peau et son suif.

Ce n'est pas seulement le travail qui est divisé, subdivisé et réparti entre divers individus, c'est l'individu lui-même qui est morcelé et métamorphosé en ressort automatique d'une opération exclusive[39], de sorte que l'on trouve réalisée la fable absurde de Menennius Agrippa, représentant un homme comme fragment de son propre corps[40].

Originairement l'ouvrier vend au capital sa force de travail, parce que les moyens matériels de la production lui manquent. Maintenant sa force de travail refuse tout service sérieux si elle n'est pas vendue. Pour pouvoir fonctionner, il lui faut ce milieu social qui n'existe que dans l'atelier du capitaliste[41]. De même que le peuple élu portait écrit sur son front qu'il était la propriété de Jéhovah, de même l'ouvrier de manufacture est marqué comme au fer rouge du sceau de la division du travail qui le revendique comme propriété du capital.

Les connaissances, l'intelligence et la volonté que le paysan et l'artisan indépendants déploient, sur une petite échelle, à peu près comme le sauvage pratique tout l'art de la guerre sous forme de ruse personnelle, ne sont désormais requises que pour l'ensemble de l'atelier. Les puissances intellectuelles de la production se développent d'un seul côté parce qu'elles disparaissent sur tous les autres. Ce que les ouvriers parcellaires perdent, se concentre en face d'eux dans le capital[42]. La division manufacturière leur oppose les puissances intellectuelles de la production comme la propriété d'autrui et comme pouvoir qui les domine. Cette scission commence à poindre dans la coopération simple où le capitaliste représente vis-à-vis du travailleur isolé l'unité et la volonté du travailleur collectif; elle se développe dans la manufacture qui mutile le travailleur au point de le réduire à une parcelle de lui-même; elle s'achève enfin dans la grande industrie qui fait de la science une force productive indépendante du travail et l'enrôle au service du capital[43].

Dans la manufacture l'enrichissement du travailleur collectif, et par suite du capital, en forces productives sociales a pour condition l'appauvrissement du travailleur en forces productives individuelles.

« L'ignorance est la mère de l'industrie aussi bien que de la superstition. La réflexion et l'imagination sont sujettes à s'égarer; mais l'habitude de mouvoir le pied ou la main ne dépend ni de l'une, ni de l'autre. Aussi pourrait on dire, que la perfection, à l'égard des manufactures, consiste à pouvoir se passer de l'esprit, de manière que, sans effort de tête, l'atelier puisse être considéré comme une machine dont les parties sont des hommes[44]. »

Aussi un certain nombre de manufactures, vers le milieu du XVIII° siècle, employaient de préférence pour certaines opérations formant des secrets de fabrique, des ouvriers à moitié idiots[45].

« L'intelligence de la plupart des hommes », dit A. Smith, « se forme nécessairement par leurs occupations ordinaires. Un homme dont toute la vie se passe à exécuter un petit nombre d'opérations simples... n'a aucune occasion de développer son intelligence ni d'exercer son imagination... Il devient en général aussi ignorant et aussi stupide qu'il soit possible à une créature humaine de le devenir. »

Après avoir dépeint l'engourdissement de l'ouvrier parcellaire, A. Smith continue ainsi :

« L'uniformité de sa vie stationnaire corrompt naturellement la vaillance de son esprit... elle dégrade même l'activité de son corps et le rend incapable de déployer sa force avec quelque vigueur et quelque persévérance, dans tout autre emploi que celui auquel il a été élevé. Ainsi sa dextérité dans son métier est une qualité qu'il semble avoir acquise aux dépens de ses vertus intellectuelles, sociales et guerrières. Or, dans toute société industrielle et civilisée tel est l'état où doit tomber nécessairement l'ouvrier pauvre (the labouring poor), c'est à dire la grande masse du peuple[46]

Pour porter remède à cette détérioration complète, qui résulte de la division du travail, A. Smith recommande l'instruction populaire obligatoire, tout en conseillant de l'administrer avec prudence et à doses homoeopathiques. Son traducteur et commentateur français, G. Garnier, ce sénateur prédestiné du premier Empire, a fait preuve de logique en combattant cette idée. L'instruction du peuple, selon lui, est en contradiction avec les lois de la division du travail, et l'adopter « serait proscrire tout notre système social... Comme toutes les autres divisions du travail, celle qui existe entre le travail mécanique et le travail intellectuel[47] se prononce d'une manière plus forte et plus tranchante à mesure que la société avance vers un état plus opulent. (Garnier applique ce mot société d'une manière très correcte au capital, à la propriété foncière et à l'Etat qui est leur.) Cette division comme toutes les autres, est un effet des progrès passés et une cause des progrès à venir. ... Le gouvernement doit il donc travailler à contrarier cette division de travail, et à la retarder dans sa marche naturelle ? Doit il employer une portion du revenu public pour tâcher de confondre et de mêler deux classes de travail qui tendent d'elles-mêmes à se diviser[48] ? » Un certain rabougrissement de corps et d'esprit est inséparable de la division du travail dans la société. Mais comme la période manufacturière pousse beaucoup plus loin cette division sociale en même temps que par la division qui lui est propre elle attaque l'individu à la racine même de sa vie, c'est elle qui la première fournit l'idée et la matière d'une pathologie industrielle[49].

« Subdiviser un homme, c'est l'exécuter, s'il a mérité une sentence de mort; c'est l'assassiner s'il ne la mérite pas. La subdivision du travail est l'assassinat d'un peuple[50]

La coopération fondée sur la division du travail, c'est à dire la manufacture, est à ses débuts une création spontanée et inconsciente. Dès qu'elle a acquis une certaine consistance et une base suffisamment large, elle devient la forme reconnue et méthodique de la production capitaliste. L'histoire de la manufacture proprement dite montre comment la division du travail qui lui est particulière acquiert expérimentalement, pour ainsi dire à l'insu des acteurs, ses formes les plus avantageuses, et comment ensuite, à la manière des corps de métier, elle s'efforce de maintenir ces formes traditionnellement, et réussit quelquefois à les maintenir pendant plus d'un siècle. Cette forme ne change presque jamais, excepté dans les accessoires, que par suite d'une révolution survenue dans les instruments de travail. La manufacture moderne (je ne parle pas de la grande industrie fondée sur l'emploi des machines) ou bien trouve, dans les grandes villes où elle s'établit, ses matériaux tout prêts quoique disséminés et n'a plus qu'à les rassembler, la manufacture des vêtements par exemple; ou bien le principe de la division du travail est d'une application si facile qu'on n'a qu'à approprier chaque ouvrier exclusivement à une des diverses opérations d'un métier, par exemple de la reliure des livres. L'expérience d'une semaine suffit amplement dans de tels cas pour trouver le nombre proportionnel d'ouvriers qu'exige chaque fonction[51].

Par l'analyse et la décomposition du métier manuel, la spécialisation des instruments, la formation d'ouvriers parcellaires et leur groupement dans un mécanisme d'ensemble, la division manufacturière crée la différenciation qualitative et la proportionnalité quantitative des procès sociaux de production. Cette organisation particulière du travail en augmente les forces productives.

La division du travail dans sa forme capitaliste et sur les bases historiques données, elle ne pouvait revêtir aucune autre forme n'est qu'une méthode particulière de produire de la plus-value relative, ou d'accroître aux dépens du travailleur le rendement du capital, ce qu'on appelle Richesse nationale (Wealth of Nations). Aux dépens du travailleur elle développe la force collective du travail pour le capitaliste. Elle crée des circonstances nouvelles qui assurent la domination du capital sur le travail. Elle se présente donc et comme un progrès historique, une phase nécessaire dans la formation économique de la société, et comme un moyen civilisé et raffiné d'exploitation.

L'économie politique, qui ne date comme science spéciale que de l'époque des manufactures, considère la division sociale du travail en général du point de vue de la division manufacturière[52]; elle n'y voit qu'un moyen de produire plus avec moins de travail, de faire baisser par conséquent le prix des marchandises et d'activer l'accumulation du capital. Les écrivains de l'antiquité classique, au lieu de donner tant d'importance à la quantité et la valeur d'échange, s'en tiennent exclusivement à la qualité et à la valeur d'usage[53]. Pour eux, la séparation des branches sociales de la production n'a qu'un résultat : c'est que les produits sont mieux faits et que les penchants et les talents divers des hommes peuvent se choisir les sphères d'action qui leur conviennent le mieux[54], car si l'on ne sait pas se limiter, il est impossible de rien produire d'important[55]. La division du travail perfectionne donc le produit et le producteur. Si, à l'occasion, ils mentionnent aussi l'accroissement de la masse des produits, ils n'ont en vue que l'abondance de valeurs d'usage, d'objets utiles, et non la valeur d'échange ou la baisse dans le prix des marchandises. Platon[56] , qui fait de la division du travail la base de la séparation sociale des classes, est là-dessus d'accord avec Xénophon[57], qui avec son instinct bourgeois caractéristique, touche déjà de plus près la division du travail dans l'atelier. La république de Platon, en tant du moins que la division du travail y figure comme principe constitutif de l'État, n'est qu'une idéalisation athénienne du régime des castes égyptiennes. L'Égypte, d'ailleurs, passait pour le pays industriel modèle aux yeux d'un grand nombre de ses contemporains, d'Isocrate, par exemple[58], et elle resta telle pour les Grecs de l'empire romain[59].

Pendant la période manufacturière proprement dite, c'est à-dire pendant la période où la manufacture resta la forme dominante du mode de production capitaliste, des obstacles de plus d'une sorte s’opposent à la réalisation de ses tendances. Elle a beau créer, comme nous l'avons déjà vu, à côté de la division hiérarchique des travailleurs, une séparation simple entre ouvriers habiles et inhabiles, le nombre de ces derniers reste très circonscrit, grâce à l'influence prédominante des premiers. Elle a beau adapter les opérations parcellaires aux divers degrés de maturité, de force et de développement de ses organes vivants de travail et pousser ainsi à l'exploitation productive des enfants et des femmes, cette tendance échoue généralement contre les habitudes et la résistance des travailleurs mâles. C'est en vain qu'en décomposant les métiers, elle diminue les frais d'éducation, et par conséquent la valeur de l'ouvrier; les travaux de détail difficiles exigent toujours un temps assez considérable pour l'apprentissage; et lors même que celui-ci devient superflu, les travailleurs savent le maintenir avec un zèle jaloux. L'habileté de métier restant la base de la manufacture, tandis que son mécanisme collectif ne possède point un squelette matériel indépendant des ouvriers eux-mêmes, le capital doit lutter sans cesse contre leur insubordination. « La faiblesse de la nature humaine est telle, s'écrie l'ami Ure, que plus un ouvrier est habile, plus il devient opiniâtre et intraitable, et par conséquent moins il est propre à un mécanisme, à l'ensemble duquel ses boutades capricieuses peuvent faire un tort considérable[60]. » Pendant toute la période manufacturière, on n'entend que plaintes sur plaintes à propos de l'indiscipline des travailleurs[61]. Et n'eussions nous pas les témoignages des écrivains de cette époque, le simple fait que, depuis le XVI° siècle jusqu'au moment de la grande industrie, le capital ne réussit jamais à s'emparer de tout le temps disponible des ouvriers manufacturiers, que les manufactures n'ont pas la vie dure, mais sont obligées de se déplacer d'un pays à l'autre suivant les émigrations ouvrières, ces faits, dis je, nous tiendraient lieu de toute une bibliothèque. « Il faut que l'ordre soit établi d'une manière ou d'une autre », s'écrie, en 1770, l'auteur souvent cité de l'Essay on Trade and Commerce. L'ordre, répète soixante six ans plus tard le docteur Andrew Ure, « l'ordre faisait défaut dans la manufacture basée sur le dogme scolastique de la division du travail, et Arkwright a créé l'ordre. »

Il faut ajouter que la manufacture ne pouvait ni s'emparer de la production sociale dans toute son étendue, ni la bouleverser dans sa profondeur. Comme œuvre d'art économique, elle s'élevait sur la large base des corps de métiers des villes et de leur corollaire, l'industrie domestique des campagnes. Mais dès qu'elle eut atteint un certain degré de développement, sa base technique étroite entra en conflit avec les besoins de production qu'elle avait elle-même créés.

Une de ses œuvres les plus parfaites fut l'atelier de construction où se fabriquaient les instruments de travail et les appareils mécaniques plus compliqués, déjà employés dans quelques manufactures. « Dans l'enfance de la mécanique », dit Ure, « un atelier de construction offrait à l’œil la division des travaux dans leurs nombreuses gradations : la lime, le foret, le tour, avaient chacun leurs ouvriers par ordre d'habileté. »

Cet atelier, ce produit de la division manufacturière du travail, enfanta à son tour les machines. Leur intervention supprima la main-d’œuvre comme principe régulateur de la production sociale. D'une part, il n'y eut plus nécessité technique d'approprier le travailleur pendant toute sa vie à une fonction parcellaire; d'autre part, les barrières que ce même principe opposait encore à la domination du capital, tombèrent.

  1. Un exemple plus récent : « La filature de soie de Lyon et de Nîmes est toute patriarcale; elle emploie beaucoup de femmes et d'enfants, mais sans les épuiser ni les corrompre; elle les laisse dans leurs belles vallées de la Drôme, du Var, de l'Isère, de la Vaucluse, pour y élever des vers et dévider leurs cocons; jamais elle n'entre dans une véritable fabrique. Pour être aussi bien observé... le principe de la division du travail s'y revêt d'un caractère spécial. Il y a bien des dévideuses, des moulineurs, des teinturiers, des encolleurs, puis des tisserands; mais ils ne sont pas réunis dans un même établissement, ne dépendent pas d'un même maître : tous sont indépendants. » (A. Blanqui, Cours d'Economie industrielle, recueilli par A. Blaise. Paris, 1838 39, p. 44, 80, passim). Depuis que Blanqui a écrit cela, les divers ouvriers indépendants ont été plus ou moins réunis dans les fabriques.
  2. « Plus une manufacture est divisée et plus toutes ses parts sont attribuées à des artisans différents, mieux l'ouvrage est exécuté, avec une expédition plus prompte, avec moins de perte en temps et travail. » (The Advantages of the East India Trade. London, 1720, p.71.)
  3. « Travail facile est talent transmis. » (Th. Hodgskin, l.c., p.125.)
  4. « Les arts aussi... sont arrivés en Egypte à un haut degré de perfection. Car c'est le seul pays où les artisans n'interviennent jamais dans les affaires d'une autre classe de citoyens, forcés qu'ils sont par la loi de remplir leur unique vocation héréditaire. Il arrive chez d'autres peuples que les gens de métier dispersent leur attention sur un trop grand nombre d'objets. Tantôt ils essayent de l'agriculture, tantôt du commerce, ou bien ils s'adonnent à plusieurs arts à la fois. Dans les Etats libres, ils courent aux assemblées du peuple. En Egypte, au contraire, l'artisan encourt des peines sévères, s'il se mêle des affaires de l'Etat ou pratique plusieurs métiers. Rien ne peut donc troubler les travailleurs dans leur activité professionnelle. En outre, ayant hérité de leurs ancêtres une foule de procédés, ils sont jaloux d'en inventer de nouveaux. » (Diodorus Siculus Bibliothèque historique, 1.1, c. LXXIV.)
  5. Historical and descriptive Account of Brit. India, etc., by Hugh Murray, James Wilson, etc. Edinburgh, 1832, v.11, p.449. La chaîne du métier à tisser indien est tendue verticalement.
  6. Dans son ouvrage qui a fait époque sur l'origine des espèces, Darwin fait cette remarque à propos des organes naturels des plantes et des animaux : « Tant qu'un seul et même organe doit accomplir différents travaux, il n'est pas rare qu'il se modifie. La raison en est peut-être que la nature est moins soigneuse dans ce cas de prévenir chaque petit écart de sa forme primitive, que si cet organe avait une fonction unique. C'est ainsi par exemple que des couteaux destinés à couper toutes sortes de choses peuvent, sans inconvénient, avoir une forme commune, tandis qu'un outil destiné à un seul usage doit posséder pour tout autre usage une tout autre forme. »
  7. En 1854, Genève a produit quatre vingt mille montres, à peine un cinquième de la production du canton de Neufchâtel. Chaux de Fonds, que l'on peut regarder comme une seule manufacture, livre chaque année deux fois autant que Genève. De 1850 à 1861 cette dernière ville a expédié sept cent cinquante mille montres. Voyez : Report from Geneva on the Watch Trade dans les Reports by H. W's. Secretaries of Embassy and Legation on the Manufactures, Commerce, etc., n°6, 1863. Ce n'est pas seulement l'absence de rapport entre les opérations particulières dans lesquelles se décompose la production d'ouvrages simplement ajustés, qui rend très difficile la transformation de semblables manufactures en grande industrie mécanique; dans le cas qui nous occupe, la fabrication de la montre, deux obstacles nouveaux se présentent, à savoir la petitesse et la délicatesse des divers éléments et leur caractère de luxe, conséquemment leur variété, si bien que dans les meilleures maisons de Londres, par exemple, il se fait à peine dans un an une douzaine de montres qui se ressemblent. La fabrique de montres de Vacheron et Constantin, dans laquelle on emploie la machine avec succès, fournit tout au plus trois ou quatre variétés pour la grandeur et la forme.
  8. La fabrication des montres est un exemple classique de la manufacture hétérogène. On peut y étudier très exactement cette différenciation et cette spécialisation des instruments de travail dont il a été question ci dessus.
  9. « Quand les gens sont ainsi rapprochés les uns des autres, il se perd nécessairement moins de temps entre les diverses opérations. » (The Advantages of the East India Trade, p.166.)
  10. « La séparation des travaux différents dans la manufacture, conséquence forcée de l'emploi du travail manuel, ajoute immensément aux frais de production; car la principale perte provient du temps employé à passer d'un procès à un autre. » (The Industry of Nations. London, 1855. Part. II. p. 200.)
  11. « En scindant l'ouvrage en différentes parties qui peuvent toutes être mises à exécution dans le même moment, la division du travail produit donc une économie de temps... Les différentes opérations qu'un seul individu devrait exécuter séparément étant entreprises à la fois, il devient possible de produire par exemple une multitude d'épingles tout achevées dans le même temps qu'il faudrait pour en couper ou en appointer une seule. » (Dugald Stewart, l.c.. p.319.)
  12. « Plus il y a de variété entre tes artisans d'une manufacture... plus il y a d'ordre et de régularité dans chaque opération, moins il faut de temps et de travail. » (The Advantages, etc., p.68.)
  13. Dans beaucoup de branches cependant l'industrie manufacturière n'atteint ce résultat qu'imparfaitement, parce qu'elle ne sait pas contrôler avec certitude les conditions physiques et chimiques générales du procès de production.
  14. « Quand l'expérience, suivant la nature particulière des produits de chaque manufacture, a une fois appris à connaître le mode le plus avantageux de scinder la fabrication en opérations partielles, et le nombre de travailleurs que chacune d'elles exige, tous les établissements qui n'emploient pas un multiple exact de ce nombre, fabriquent avec moins d'économie... C'est là une des causes de l'extension colossale de certains établissements industriels. » (Ch. Babbage, On the Economy of Machinery . 2° édit., Lond., 1832, ch. XX.)
  15. En Angleterre le fourneau a fondre est séparé du four de verrerie où se fait la préparation du verre. En Belgique, par exemple, le même fourneau sert pour les deux opérations.
  16. C'est ce que l'on peut voir entre autres chez W. Petty, John Bellers, Andrew Yarranton, The Advantages of the East India Trade, et J. Vanderlint.
  17. Vers la fin du XVI° siècle, on se servait encore en France de mortiers et de cribles pour écraser et laver le minerai.
  18. L'histoire des moulins à grains permet de suivre pas à pas le développement du machinisme en général. En Angleterre, la fabrique porte encore le nom de mill (moulin). En Allemagne, on trouve ce même nom mühle employé dans les écrits technologiques des trente premières années de ce siècle pour designer non seulement toute machine mue par des forces naturelles, mais encore toute manufacture qui emploie des appareils mécaniques. En français, le mot moulin, appliqué primitivement à la mouture des grains, fut par la suite employé pour toute machine qui, mue par une force extérieure, donne une violente impression sur un corps, moulin à poudre, à papier, à tan, à foulon, à retordre le fil, à forge, à monnaie, etc.
  19. Comme on pourra le voir dans le quatrième livre de cet ouvrage, Adam Smith n'a pas établi une seule proposition nouvelle concernant la division du travail. Mais à cause de l'importance qu'il lui donna, il mérite d'être considéré comme l'économiste qui caractérise le mieux la période manufacturière. Le rôle subordonné qu'il assigne aux machines souleva dès les commencements de la grande industrie la polémique de Lauderdale, et plus tard celle de Ure. Adam Smith confond aussi la différenciation des instruments, due en grande partie aux ouvriers manufacturiers, avec l'invention des machines. Ceux qui jouent un rôle ici, ce ne sont pas les ouvriers de manufacture, mais des savants, des artisans, même des paysans (Brindley), etc.
  20. « Dès que l'on divise la besogne en plusieurs opérations diverses, dont chacune exige des degrés différents de force et d'habileté, le directeur de la manufacture peut se procurer le quantum d'habileté et de force que réclame chaque opération. Mais si l'ouvrage devait être fait, par un seul ouvrier, il faudrait que le même individu possédât assez d'habileté pour les opérations les plus délicates et assez de force pour les plus pénibles. » (Ch. Babbage, l.c., ch. XIX.)
  21. Lorsque, par exemple, ses muscles sont plus développés dans un sens que dans l'autre, ses os déformés et contournés d'une certaine façon, etc.
  22. A cette question du commissaire d'enquête : « Comment pouvez vous maintenir toujours actifs les jeunes garçons que vous occupez ? », le directeur général d'une verrerie, M. W. Marschall, répond fort justement : « Il leur est impossible de négliger leur besogne: une fois qu'ils ont commence, nul moyen de s'arrêter; ils ne sont rien autre chose que des parties d'une machine. » (Child. Empl. Comm. Fourth Report, 1865, p.247.)
  23. Le Dr Ure, dans son apothéose de la grande industrie, fait bien mieux ressortir les caractères particuliers de la manufacture que les économistes ses devanciers, moins entraînés que lui à la polémique, et même que ses contemporains, par exemple, Babbage, qui lui est de beaucoup supérieur comme mathématicien et mécanicien, mais ne comprend cependant la grande industrie qu'au point de vue manufacturier. Ure dit fort bien : « L'appropriation des travailleurs à chaque opération séparée forme l'essence de la distribution des travaux. » Il définit cette distribution « une accommodation des travaux aux diverses facultés individuelles » et caractérise enfin le système entier de la manufacture comme un système de gradations, comme une division du travail d'après les divers degrés de l'habileté, etc. (Ure, l.c., t. 1, p. 28, 35, passim.)
  24. « Un ouvrier, en se perfectionnant par la pratique sur un seul et même point, devient... moins coûteux. » (Ure, l.c., p. 28.)
  25. « La division du travail a pour point de départ la séparation des professions les plus diverses, et marche progressivement jusqu'à cette division dans laquelle plusieurs travailleurs se partagent la confection d'un seul et même produit, comme dans la manufacture. » (Storch., l.c., t. 1, p. 173.) « Nous rencontrons chez les peuples parvenus à un certain degré de civilisation trois genres de division d'industrie : la première que nous nommons générale, amène la distinction des producteurs en agriculteurs, manufacturiers et commerçants; elle se rapporte aux trois principales branches d'industrie nationale; la seconde, qu'on pourrait appeler spéciale, est la division de chaque genre d'industrie en espèces... la troisième division d'industrie, celle enfin qu'on devrait qualifier de division de la besogne ou de travail proprement dit, est celle qui s'établit dans les arts et les métiers séparés.... qui s'établit dans la plupart des manufactures et des ateliers. » (Skarbeck, l.c., p. 84, 86.)
  26. C'est Sir James Steuart qui a le mieux traité cette question. Son ouvrage, qui a précédé de dix ans celui d'Adam Smith, est aujourd'hui encore à peine connu. La preuve en est que les admirateurs de Malthus ne savent même pas que dans la première édition de soit écrit sur la population, abstraction faite de la partie purement déclamatoire, il ne fait guère que copier James Steuart, auquel il faut ajouter Wallace et Townsend.
  27. « Il faut une certaine densité de population soit pour les communications sociales, soit pour la combinaison des puissances par le moyen desquelles le produit du travail est augmenté. » (James Mill, l.c. p.50.) « A mesure que le nombre des travailleurs augmente, le pouvoir productif de la société augmente aussi en raison composée de cette augmentation multipliée par les effets de la division du travail. » (Th. Hodgskin, l.c., p.125, 126.)
  28. Par suite de la demande considérable de coton depuis 1861, la production du coton dans quelques districts de l'Inde d'ailleurs très peuplés, a été développée aux dépens de la production du riz. Il en est résulté une famine dans une grande partie du pays, les moyens défectueux de communication ne permettant pas de compenser le déficit de riz dans un district par une importation assez rapide des autres districts.
  29. C'est ainsi que la fabrication des navettes de tisserand formait en Hollande déjà au XVII° siècle une branche d'industrie spéciale.
  30. « Les manufactures de laine d'Angleterre ne sont elles pas divisées eu branches distinctes, dont chacune a un siège spécial où se fait uniquement ou principalement la fabrication : les draps fins dans le Somersetshire, les draps communs dans le Yorkshire, les crêpes à Norwich, les brocatelles à Kendal, les couvertures à Whitney, et ainsi de suite. » (Berkeley, The Querist, 1750, p.520.)
  31. A. Ferguson : History of Civil Society. Part. IV, ch. II.
  32. Dans les manufactures proprement dites « la totalité des ouvriers qui y sont employés est nécessairement peu nombreuse, et ceux qui sont occupés à chaque différente branche de l'ouvrage peuvent souvent être réunis dans le même atelier, et places à la fois sous les yeux de l'observateur. Au contraire, dans ces grandes manufactures (!) destinées à fournir les objets de consommation de la masse du peuple, chaque branche de l'ouvrage emploie un si grand nombre d'ouvriers, qu'il est impossible de les réunir tous dans le même atelier. ... La division y est moins sensible, et, par cette raison, a été moins bien observée. » (A. Smit : Wealth of Nations l.1, ch. I.) Le célèbre passage dans le même chapitre qui commence par ces mots : « Observez dans un pays civilisé et florissant, ce qu'est le mobilier d'un simple journalier ou du dernier de, manœuvres », etc., et qui déroule ensuite le tableau des innombrables travaux sans l'aide et le concours desquels « le plus petit particulier, dans un pays civilisé, ne pourrait être vêtu et meublé » : ce passage est presque littéralement copié des Remarques ajoutées par B. de Mandeville à son ouvrage : The Fable of the Bees, or Private Vices, Publick Benefits. I° édition sans remarques, 1706; édition avec des remarques, 1714.
  33. « Il n'y a plus rien que l'on puisse nommer la récompense naturelle du travail individuel. Chaque travailleur ne produit plus qu'une partie d'un tout, et chaque partie n'ayant ni valeur ni utilité par elle-même, il n'y a rien que le travailleur puisse s'attribuer, rien dont il puisse dire : ceci est mon produit, je veux le garder pour moi-même. » ( Labour defended against the claims of Capital. Lond., 1825, p.25.) L'auteur de cet écrit remarquable est Ch. Hodgskin, déjà cité.
  34. C'est ce qui a été démontré d'une manière singulière aux Yankees. Parmi les nombreux et nouveaux impôts imaginés à Washington pendant la guerre civile, figurait une accise de six pour cent sur les produits industriels. Or, qu'est ce qu'un produit industriel ? A cette question posée par les circonstances la sagesse législative répondit : « Une chose devient produit quand elle est faite (when it is made), et elle est faite dès qu'elle est bonne pour la vente. » Citons maintenant un exemple entre mille. Dans les manufactures de parapluies et de parasols, à New York et à Philadelphie, ces articles étaient d'abord fabriqués en entier, bien qu'en réalité ils soient des mixta composita de choses complètement hétérogènes. Plus tard les différentes parties qui les constituent devinrent l'objet d'autant de fabrications spéciales disséminées en divers lieux, c'est à dire que la division du travail, de manufacturière qu'elle était, devint sociale. Les produits des divers travaux partiels forment donc maintenant autant de marchandises qui entrent dans la manufacture de parapluies et de parasols pour y être tout simplement réunis en un tout. Les Yankees ont baptisé ces produits du nom d'articles assemblés (assembled articles), nom qu'ils méritent d'ailleurs à cause des impôts qui s'y trouvent réunis. Le parapluie paye ainsi six pour cent d'accise sur le prix de chacun de ses éléments qui entre comme une marchandise dans sa manufacture et de plus six pour cent sur son propre prix total.
  35. « On peut... établir en règle générale que moins l'autorité présidé à la division du travail dans l'intérieur de la société, plus la division du travail se développe dans l'intérieur de l'atelier, et plus elle y est soumise à l'autorité d'un seul. Ainsi l'autorité dans l'atelier et celle dans la société, par rapport à la division du travail, sont en raison inverse l'une de l'autre. » (Karl Marx, Misère de la Philosophie, p.130, 131.)
  36. Lieut. Col. Mark Wilks : Historical Sketches of the South of India., Lond., 1810 17, v.1, p.118, 120.) On trouve une bonne exposition des différentes formes de la communauté indienne dans l'ouvrage de George Campbell : Modern India. Lond., 1852.
  37. « Sous cette simple forme... les habitants du pays ont vécu depuis un temps immémorial. Les limites des villages ont été rarement modifiées, et quoique les villages eux-mêmes aient eu souvent à souffrir de la guerre, de la famine et des maladies, ils n'en ont pas moins gardé d'âge en âge les mêmes noms, les mêmes limites, les mêmes intérêts et jusqu'aux mêmes familles. Les habitants ne s'inquiètent jamais des révolutions et des divisions des royaumes. Pourvu que le village reste entier, peu leur importe à qui passe le pouvoir; leur économie intérieure n'en éprouve le moindre changement. » (Th. Stamford Raffles, late Lieut. Gov. of Java : The History of Java. Lond. 1817, v.11, p.285, 286.)
  38. « Il ne suffit pas que le capital nécessaire à la subdivision des opérations nouvelles se trouve disponible dans la société; il faut de plus qu'il soit accumulé entre les mains des entrepreneurs en masses suffisantes pour les mettre en état de faire travailler sur une grande échelle... A mesure que la division s'augmente, l'occupation constante d'un même nombre de travailleurs exige un capital de plus en plus considérable en matières premières, outils, etc. » (Storch, l.c., p.250, 25 1.) « La concentration des instruments de production et la division du travail sont aussi inséparables l'une de l'autre que le sont, dans le régime politique, la concentration des pouvoirs publics et la division des intérêts privés. » (Karl Marx, l.c., p.134.)
  39. Dugald Stewart appelle les ouvriers de manufacture « des automates vivants employés dans les détails d'un ouvrage. » (L.c., p.318.)
  40. Chez les coraux, chaque individu est l'estomac de son groupe; mais cet estomac procure des aliments pour toute la communauté, au lieu de lui en dérober comme le faisait le patriciat romain.
  41. « L'ouvrier, qui porte dans ses mains tout un métier, peut aller partout exercer son industrie et trouver des moyens de subsister; l'autre (celui des manufactures), n'est qu'un accessoire qui, sépare de ses confrères, n'a plus ni capacité ni indépendance, et qui se trouve forcé d'accepter la loi qu'on juge à propos de lui imposer. » (Storch, l.c., édit. de Pétersb., 1815, t. 1, p.204.)
  42. A. Ferguson, l.c., trad. franç. 1783, t. 11, p. 135, t36. « L'un peut avoir gagne ce que l'autre a perdu. »
  43. « Le savant et le travailleur sont complètement séparés l'un de l'autre, et la science dans les mains de ce dernier, au lieu de développer à son avantage ses propres forces productives, s'est presque partout tournée contre lui... La connaissance devient un instrument susceptible d'être séparé du travail et de lui être oppose. » (W. Thompson : An Inquiry into the Principles of the Distribution of Wealth. Lond., 1824, p. 274.)
  44. A. Ferguson, l.c., p. 134, 135.
  45. J. D. Tuckett : A History of the Past and Present State of the Labouring Population. Lond., 1846, v. 1, p.149.
  46. A. Smith : Wealth of Nations, 1. V, ch. I, art. 11. En sa qualité d'élève de A. Ferguson, Adam Smith savait à quoi s'en tenir sur les conséquences funestes de la division du travail fort bien exposées par son maître. Au commencement de son ouvrage, alors qu'il célèbre ex professo la division du travail, il se contente de l'indiquer en passant comme la source des inégalités sociales. Dans le dernier livre de son ouvrage, il reproduit les idées de Ferguson. Dans mon écrit, Misère de la philosophie, etc., j'ai déjà expliqué suffisamment le rapport historique entre Ferguson, A. Smith, Lemontey et Say, pour ce qui regarde leur critique de la division du travail, et j'ai démontré en même temps pour la première fois, que la division manufacturière du travail est une forme spécifique du mode de production capitaliste. ( L.c., p.122 et suiv.)
  47. Ferguson dit déjà : « L'art de penser, dans une période où tout est séparé, peut lui-même former un métier à part. »
  48. G. Garnier, t. V de sa traduction, p.2, 5.
  49. Ramazzini, professeur de médecine pratique à Padoue, publia en 1713 son ouvrage : De morbis artificum, traduit en français en 1781, réimprimé en 1841 dans l'Encyclopédie des sciences médicales. 7° Disc. Auteurs classiques. Son catalogue des maladies des ouvriers a été naturellement très augmenté par la période de la grande industrie. Voy. entre autres : Hygiène physique et morale de l'ouvrier dans les grandes villes en général, et dans la ville de Lyon en particulier, par le Dr A. L. Fonterel. Paris, 1858; Die Krankheiten welche verschie denen Stünden Altern und Geschlechtern eigenthümlich sind. 6 vol. Ulm, 1861, et l'ouvrage de Edouard Reich : M. D. Ueber den Ursprung der Entartung des Menschen. Erlangen, 1868. La Society of Arts nomma en 1854 une commission d'enquête sur la pathologie industrielle. La liste des documents rassemblés par cette commission se trouve dans le catalogue du Twickenham Economic Museum. Les rapports officiels sur Public Health ont comme de juste une grande importance.
  50. D. Urquhart : Familiar Words. London, 1855, p.119. Hegel avait des opinions très hérétiques sur la division du travail. « Par hommes cultivés, dit-il dans sa philosophie du droit, on doit d'abord entendre ceux qui peuvent faire tout ce que font les autres. »
  51. La foi naïve au génie déployé a priori par le capitaliste dans la division du travail, ne se rencontre plus que chez des professeurs allemands, tels que Roscher par exemple, qui pour récompenser le capitaliste de ce que la division du travail sort toute faite de son cerveau olympien, lui accorde « plusieurs salaires différents ». L'emploi plus ou moins développé de la division du travail dépend de la grandeur de la bourse, et non de la grandeur du génie.
  52. . Les prédécesseurs d'Adam Smith, tels que Petty, l'auteur anonyme de « Advantages of the East India Trade », ont mieux que lui pénétré le caractère capitaliste de la division manufacturière du travail.
  53. . Parmi les modernes, quelques écrivains du XVIII° siècle, Beccaria et James Harris, par exemple, sont les seuls qui s'expriment sur la division du travail à peu près comme les anciens. « L'expérience apprend à chacun, dit Beccaria, qu'en appliquant la main et l'intelligence toujours au même genre d'ouvrage et aux mêmes produits, ces derniers sont plus aisément obtenus, plus abondants et meilleurs que si chacun faisait isolément et pour lui seul toutes les choses nécessaires à sa vie... Les hommes se divisent de cette manière en classes et conditions diverses pour l'utilité commune et privée. » (Cesare Beccaria : Elementi di Econ. Publica ed. Custodi, Parte Moderna, t. XI, p.28.) James Harris, plus tard comte de Malmesbury, dit lui même dans une note de son Dialogue concerning Happiness. Lond., 1772 : « L'argument dont je me sers pour prouver que la société est naturelle (en se fondant sur la division des travaux et des emplois), est emprunté tout entier au second livre de la République de Platon. »
  54. Ainsi dans l'Odyssée, XIV, 228 : « ¢lloV gar t¢ `a llousin anhr epiterpetai » et Archiloque cité par Sextus Empiricus : « Allox ep ergj cardihn iainetai » A chacun son métier et tout le monde est content.
  55. « Pollahpistato erga cacwx d hpistato panta » Qui trop embrasse mal étreint. Comme producteur marchand, l'Athénien se sentait supérieur au spartiate, parce que ce dernier pour faire la guerre avait bien des hommes à sa disposition, mais non de l'argent; comme le fait dire Thucydide à Périclès dans la harangue où celui-ci excite les Athéniens à la guerre du Péloponnèse : « Swmasi te erga, cacwx d¢ hpistato panta » (Thuc. 1. 1, c. XLI). Néanmoins, même dans la production matérielle, l’autarcemeia, la faculté de se suffire, était l'idéal de l'Athénien, « par¢ vn gar to eu, para toutwn cai to autarcex. Ceux ci ont le bien, qui peuvent se suffire à eux-mêmes. » Il faut dire que même à l'époque de la chute des trente tyrans il n'y avait pas encore cinq mille Athéniens sans propriété foncière.
  56. Platon explique la division du travail au sein de la communauté par la diversité des besoins et la spécialité des facultés individuelles. Son point de vue principal, c'est que l'ouvrier doit se conformer aux exigences de son œuvre, et non l’œuvre aux exigences de l'ouvrier. Si celui-ci pratique plusieurs arts à la fois, il négligera nécessairement l'un pour l'autre. (V. Rép., l. II). Il en est de même chez Thucydide 1, C. C. XLII : « La navigation est un art comme tout autre, et il n'est pas de cas où elle puisse être traitée comme un hors-d’œuvre; elle ne souffre pas même que l'on s'occupe à côté d'elle d'autres métiers. » Si l'œuvre doit attendre l'ouvrier, dit Platon, le moment critique de la production sera souvent manqué et la besogne gâchée; « ergou cairsn diollutai » On retrouve cette idée platonique dans la protestation des blanchisseurs anglais contre l'article de la loi de fabrique qui établit une heure fixe pour les repas de tous leurs ouvriers. Leur genre d'opérations, s'écrient ils, ne permet pas qu'on les règle d'après ce qui peut convenir aux ouvriers; « une fois en train de chauffer, de blanchir, de calendrer ou de teindre, aucun d'eux ne peut être arrêté à un moment donné sans risque de dommage. Exiger que tout ce peuple de travailleurs dîne à la même heure, ce serait dans certains cas exposer de grandes valeurs à un risque certain, les opérations restant inachevées. » Où diable le platonisme va t il se nicher !
  57. Ce n'est pas seulement un honneur, dit Xénophon, d'obtenir des mets de la table du roi des Perses; ces mets sont, en effet, bien plus savoureux que d'autres, « et il n'y a là rien d'étonnant; car de même que les arts en général sont surtout perfectionnés dons les grandes villes, de même les mets du grand roi sont préparés d'une façon tout à fait spéciale. En effet dans les petites villes, c'est le même individu qui fait portes, charrues, lits, tables, etc.; souvent même il construit des maisons et se trouve satisfait s'il peut ainsi suffire à son entretien. Il est absolument impossible qu'un homme qui fait tant de choses les fasse toutes bien. Dans les grandes villes, au contraire, où chacun isolément trouve beaucoup d'acheteurs, il suffit d'un métier pour nourrir son homme. Il n'est pas même besoin d'un métier complet, car l'un fait des chaussures pour hommes, et l'autre pour femmes. On en voit qui, pour vivre, n'ont qu'à tailler des habits, d'autres qu'à ajuster les pièces, d'autres qu'à les coudre. Il est de toute nécessité que celui qui t'ait l'opération la plus simple, soit aussi celui qui s'en acquitte le mieux. Et il en est de même pour l'art de la cuisine. » (Xénophon, Cyrop., 1. VIII, c.II.) C'est la bonne qualité de la valeur d'usage et le moyen de l'obtenir, que Xénophon a ici exclusivement en vue, bien qu'il sache fort bien que l'échelle de la division du travail dépend de l'étendue et de l'importance du marché.
  58. « Il (Busiris) divisa tous les habitants en castes particulières... et ordonna que les mêmes individus fissent toujours le même métier, parce qu'il savait que ceux qui changent d'occupation ne deviennent parfaits dans aucune, tandis que ceux qui s'en tiennent constamment au même genre de travail exécutent à la perfection tout ce qui s'y rapporte. Nous verrons également que pour ce qui est de l'art et de l'industrie, les Egyptiens sont autant au dessus de leurs rivaux que le maître est au dessus du bousilleur. De même, encore, les institutions par lesquelles ils maintiennent la souveraineté royale et le reste de la constitution de l'Etat sont tellement parfaites, que les philosophes les plus célèbres qui ont entrepris de traiter ces matières, ont toujours placé la constitution égyptienne au dessus de toutes les autres. » (Isocr. Busiris, c. VIII.)
  59. V. Diodore de Sicile.
  60. Ure, l.c., p.31.
  61. Ceci est beaucoup plus vrai pour l'Angleterre que pour la France et pour la France que pour la Hollande.