Ch. V : L'équilibre entre la société et la nature

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30. La nature comme milieu pour la Société.[modifier le wikicode]

Si nous étudions la société en tant que système, le milieu dans lequel elle évolue sera représenté par la « nature extérieure », c'est-à-dire d'abord par notre planète avec tous ses caractères naturels. On ne peut imaginer une société humaine en dehors de ce milieu qui lui fournit sa nourriture. Telle est sa signification vitale. Cependant, il serait naïf de considérer la nature du point de vue de la finalité ; il serait naïf de dire que l'homme est le roi de la nature et que tout dans la nature est fait pour satisfaire les besoins humains. En réalité, la nature frappe souvent l'homme d'une façon si dure qu'il ne reste pas grand-chose pour le « roi de la nature ». C'est seulement à la suite d'une longue et opiniâtre lutte contre la nature que l'homme commence à la brider. Cependant l'homme, en tant qu'espèce animale, et la société humaine, sont des produits de la nature, une partie de ce tout infini. L'homme ne pourra jamais sortir de la nature, et même lorsqu'il la soumet, il ne fait qu'exploiter les lois de la nature pour ses fins à lui. Il est donc compré­hensible que la nature doive exercer une grande influence sur tout le développement de la société humaine. Avant d'entreprendre l'étude des rapports qui s'établissent entre l'homme et la nature, ainsi que des formes dans lesquelles s'exprime l'influence de la nature sur la société humaine, il faut d'abord que nous examinions les côtés par lesquels la nature touche l'homme de plus près. Il suffit de regarder autour de nous pour constater la dépendance de la société à l'égard de la nature :

« La terre (il faut y rattacher également l'eau au point de vue économique) qui fournit à l'homme sa nourriture, ses moyens bruts de subsistance, existe sans aucun concours de sa part, en tant qu'objet universel du travail humain.

Tous les objets que le travail n'a qu'à tirer de ces rapports directs avec la terre, sont des objets de travail donnés par la nature : ainsi, par exemple, le poisson qu'on pêche, l'arbre qu'on abat dans la forêt vierge, le minerai qu'on extrait de la terre. Garde-manger primitif de l'homme, la terre est, elle aussi, le premier arsenal de ses moyens de travail. Elle lui fournit, par exemple, la pierre dont il se sert pour sa fronde, pour frotter, couper, etc... » (K. Marx, Capital. Tome I).

La nature apparaît directement comme un objet de travail dans certaines branches d'industrie (industrie minière, chasse, l'agriculture, en partie, etc...). En d'autres termes, c'est elle qui fournit la matière première nécessaire pour la fabrication et pour une série de moyens d'existence. En outre, comme nous l'avons déjà dit, l'homme se sert des lois de la nature pour lutter contre elle. « Il utilise les propriétés mécaniques, physiques et chimiques des corps pour les obliger à agir selon ses fins comme forces devant influer sur d'autres corps ». L'homme exploite la force de la vapeur, de l'électricité, etc... La gravitation, etc..., etc... S'il en est ainsi, il est compréhensible que l'état de la nature dans un endroit et à un moment donné, ne puisse pas ne pas influer sur la société humaine. Le climat (degré d'humidité, régime des vents, température, etc. ...), le relief du sol (les montagnes et les vallées, la distribution des eaux, la nature des fleuves, l'existence des métaux, des minerais, etc...), les rivages (si le pays est maritime), le régime des eaux, l'existence de certaines espèces d'animaux et de plantes, etc... Voilà les principaux facteurs qui influent sur la société humaine. On ne peut pas pêcher les baleines sur la terre ; il est difficile de s'adonner comme il faut à l'agriculture dans les montagnes ; on ne peut pas exploiter les forêts dans un désert ; il n'est pas possible de vivre en hiver sous la tente, dans les pays froids ; il est inutile de chauffer les maisons dans les pays chauds ; là où le sol ne fournit pas de métaux, on n'en trouvera pas sous les sabots d'un cheval.

En examinant plus en détail l'influence de la nature, nous arrivons aux constatations suivantes :

Répartition des terres fermes et des mers. - L'homme, en général, est un animal terrestre. La mer agit de deux façons : premièrement, elle divise. C'est pourquoi la mer a souvent servi de frontière naturelle ; d'autre part, à un certain degré d'évolution, la mer devient, au contraire, la meilleure voie de communication. Les rivages exercent principalement leur influence selon qu'ils sont plus ou moins appropries à la création des ports. La plupart des ports modernes ont même été créés conformément aux commodités naturelles des rivages, à peu d'exceptions près (par exemple Cherbourg). La surface de la terre, en agissant par sa faune et par sa flore exerce également une influence directe, bien que différente, selon le degré de développement de la civilisation, principalement sur les voies de communi­cation (sentiers, routes, voies ferrées, tunnels, etc. ...).

Les pierres et les minerais. - On élève des constructions selon la nature des pierres dont on dispose : dans les montagnes, on trouve surtout la pierre dure (le granit, le porphyre, le basalte, le schiste, etc. ...), dans les vallées, on trouve surtout une pierre tendre. Quant aux minerais et aux métaux, leur importance a augmenté surtout dans ces derniers temps (le fer, le charbon). Certains minerais ont été la cause principale des migrations et de la colonisation (le plomb avait attiré les Phéniciens vers le Nord, l'or, vers l'Afrique du Sud et l'Inde Orientale ; l'or et l'argent ont attiré les Espagnols en Amérique, etc.). C'est suivant l'emplacement des mines de charbon et de fer que se répartissent les différents centres de l'industrie lourde. Le caractère du sol détermine avant tout la flore et le climat.

Les eaux continentales. - L'eau a d'abord de l'importance comme eau potable (voir son « prix » au désert) ; ensuite, elle joue un grand rôle en agriculture (selon sa quantité, il faut dessécher ou irriguer le sol) ; on sait quelle grande importance pour l'agriculture ont eu les inondations provoquées par de grands fleuves (le Nil, le Gange, etc.), et quelle influence ce fait a exercé sur les civilisations égyptienne et hindoue. D'autre part, l'eau a une grande importance en tant que force motrice (les moulins à eau comptent parmi les inventions les plus anciennes ; c'est autour d'eux que se sont développées les villes ; dans les temps modernes, l'eau est utilisée pour l'électrification comme « houille blanche », surtout en Amérique, en Allemagne, en Suisse, en Norvège, en Suède et en Italie). Enfin, il faut encore souligner le grand rôle que joue le système des eaux comme système de communication (certains savants y attachent une impor­tance toute particulière).

Le climat agit sur les hommes, principalement par l'influence qu'il exerce sur la production. Dans le domaine de l'agriculture, c'est du climat que dépend le choix des cultures ; le climat détermine aussi la durée de la saison agricole (ainsi, par exemple, en Russie, la saison des travaux agricoles est très brève, tandis que dans certains autres pays, dans le Midi, elle dure presque toute l’année) ; par là même, le climat influe aussi sur l'industrie, en libérant la main-d’œuvre, etc... Il joue également un rôle très grand dans les transports (routes pour les traîneaux en hiver, ports fermés ou non par les glaces, rivières, etc. ...).

Le climat froid exige un travail plus intense pour la nourriture, les vêtements, les habita­tions, le chauffage artificiel, etc... On passe plus de temps à la maison dans le Nord et à l’air libre dans le Midi.

La flore agit de diverses façons : aux stades inférieurs (la civilisation, c'est du caractère des forêts que dépendaient les routes (forêts infranchissables); c'est le bois qui détermine le caractère des constructions, du chauffage, etc...; c'est du genre de plantes de la forêt ou de la steppe que dépendent la chasse, l'agriculture ou certains genres d'agriculture; il en est de même pour l'élevage.

La faune représentait pour les peuples primitifs une force ennemie puissante ; en général, elle constituait pour eux une source de nourriture, et, partant, un objet de chasse et de pêche ; plus tard, elle a déterminé la domestication des animaux et a exercé ainsi une certaine influence pour la production et les transports (bêtes de somme).

La mer, en tant que moyen de transport, a joué et joue toujours un rôle important. Le transport des voyageurs et des marchandises coûte bien meilleur marché par mer ; en outre, la mer représente un large champ d'exploitation pour un grand nombre d'industries (la pêche, la chasse aux phoques, aux baleines, etc...) (Voir A. Hettener : Die geographischen Bedingungen der menschlichen Wirtschaft, (Les conditions géographiques de l'économie humaine), dans Grundriss der Socialökonomik (Esquisse de l'économie sociale) de Gottel-Herkner. Tübingen, 1914). L'influence des conditions climatériques est caractérisée par le fait suivant : en nous basant sur l'étude de la carte des températures annuelles moyennes (des isothermes)[1], « on peut observer que les agglomérations humaines les plus importantes sont groupées entre deux isothermes extrêmes, celui de + 16. Et celui de + 40. L'isotherme de + 100 définit avec une exactitude suffisante l'axe central de cette zone climatérique et de la civilisation ; c'est là que sont groupées les villes les plus riches et les plus peuplées du monde - (Chicago, New-York, Philadelphie, Londres, Vienne, Odessa, Pékin. Sur l'isotherme 160, se trouvent Saint-Louis, Lisbonne, Rome, Constantinople, + Osaka, Kioto, Tokio). Sur l'isotherme + 40 : (Québec, Christiania, Stockholm, Leningrad, Moscou). Au sud de l'isotherme + 160, à titre d'exception, sont disséminées quelques villes, dont la population dépasse 100 000 hommes (Mexico, la Nouvelle-Orléans, Le Caire, Alexandrie, Téhéran, Calcutta, Bombay, Madras, Canton). La limite septentrionale, ou l'isotherme + 40, a un caractère plus absolu : au nord de cette ligne, il n'y a plus de villes importantes, sauf Winnipeg (Canada) et quelques centres administratifs de la Sibérie ». (L. I. Metchnikov : La civilisation et les grands fleuves historiques, théorie géogra­phique du développement des sociétés modernes).

31. Rapports entre la société et la nature. Processus de production et de reproduction.[modifier le wikicode]

Nous savons déjà que les causes des changements d'un système donné doivent être recherchées dans les rapports entre ce système et son milieu. Nous savons aussi que même les traits principaux de l'évolution (le progrès, la stagnation ou la destruction d'un système) dépendent particulièrement des rapports entre un système donné et son milieu. C'est donc dans les changements de ces rapports qu'il faut rechercher la cause qui provoque le changement du système lui-même. Mais où faut-il rechercher les rapports toujours changeants entre la société et la nature ?

Nous avons déjà vu que ces rapports changeants relèvent du domaine du travail social. En effet, par quoi s'exprime le processus de l'adaptation de la société humaine à la nature ? Ou, en d'autres termes, en quoi consiste l'état d'équilibre instable entre la société et la nature ?

La société humaine, tant qu'elle vit, est obligée de puiser son énergie matérielle dans le monde extérieur ; elle ne peut exister autrement. Elle s'adapte d'autant mieux à la nature qu'elle y puise (et qu'elle s'assimile) plus d’énergie ; c'est seulement lorsque la quantité de cette énergie augmente que nous nous trouvons en présence du développement d'une société. Admettons, par exemple, qu'un beau jour, toutes les entreprises s'arrêtent, aussi bien que les travaux dans les fabriques, dans les usines, dans les mines, sur les voies ferrées, dans les champs et dans les forêts, sur terre et sur mer. La société ne pourrait pas tenir même huit jours, parce que rien que pour vivre sur ses réserves, il est nécessaire de transporter, de décharger, de distribuer.

« Tout enfant sait que n'importe quelle nation périrait de faim, si elle arrêtait tout travail, non pas même pour une année, mais pour quelques semaines à peine. » (K. Marx : Lettre à Kugelmann).

Les hommes travaillent la terre, récoltent le blé, l'orge, le maïs, ils élèvent des animaux, ils cultivent le coton, le chanvre, le lin, ils taillent les forêts, ils tirent la pierre des carrières et ils satisfont ainsi leurs besoins de nourriture, de vêtements, d'habitation. Ils tirent le charbon et le minerai de fer des profondeurs de la terre, ils construisent des machines en acier, à l'aide desquelles ils pénètrent la nature dans différentes directions, en transformant la terre entière en un atelier gigantesque, où les hommes frappent avec des marteaux, se penchent sur des établis, creusent la terre, suivent la marche régulière de machines monstrueuses, creusent des tunnels dans les montagnes, sillonnent les océans de leurs navires colossaux, transportent des charges à travers les airs, entourent la terre d'un réseau de rails, posent des câbles au fond des océans, et partout, en commençant par des villes tentaculaires, tumultueuses, pour finir par des coins perdus de notre terre, ils courent affairés comme des fourmis, travaillant pour leur « pain quotidien ». S’adaptant à la nature et adaptant à eux cette dernière. Une partie de la nature - le milieu, ce que nous appelons ici la nature extérieure, -s'oppose à une autre partie, la société humaine. La forme du contact entre ces deux parties d'un seul tout, est constituée par le processus du travail humain.

« Le travail est avant tout un processus qui se poursuit entre l'homme et la nature, processus dans lequel l'homme détermine par sa propre activité, règle et contrôle l'échange des matières entre lui et la nature, Il s'oppose lui-même comme force naturelle à l'essence de la nature. » (Capital, tome I).

Le contact direct entre la société et la nature, c'est-à-dire la transformation de l'énergie de la nature à la société est un processus matériel.

« Pour assimiler une substance naturelle dans la forme adaptée à sa propre vie, l'homme met en mouvement les forces naturelles qui appartiennent à son corps : les mains et les pieds, la tête et les doigts. » (Ibid.).

Ce processus matériel de « l'échange des matières » entre la société et la nature, constitue précisément le rapport essentiel entre le milieu et le système, entre les « conditions extérieures » et la société humaine.

Pour que la société puisse continuer à exister, il est nécessaire que le processus de la production se renouvelle constamment. Supposons qu'à un moment donné, on ait produit une quantité déterminée de blé, de chaussures, de chemins, etc... et que, pendant la même période, tout cela ait été consommé. Il est clair que la production a dû recommencer en son temps un nouveau cycle de mouvements. Elle doit se renouveler constamment, un chaînon doit en suivre un autre. Le processus de la production, considéré au point de vue de la répétition de ces chaînons (ou comme l'on dit, des cycles de production), s'appelle processus de reproduction. Pour que ce dernier ait lieu, il est nécessaire que toutes ses conditions matérielles soient réalisées. Par exemple, pour produire des tissus, il faut avoir des métiers, pour les métiers, on a besoin d'acier, pour l'acier, il faut du charbon et du minerai ; pour transporter ces derniers, on a besoin de voies ferrées et, par conséquent de rails, de loco­motives, etc..., ainsi que de routes, de navires, etc...; on a besoin aussi d'usines, d'entrepôts, etc... En un mot, toute une longue série de produits matériels de différente nature sont pour cela nécessaires. Il n'est pas difficile de voir que ces produits matériels disparaissent dans le processus de production, les uns plus rapidement, les autres moins : la nourriture des tisse­rands est consommée, les métiers s'usent, les magasins vieillissent et exigent des réparations, les locomotives s'abîment, les traverses et les rails se détériorent. Ainsi, le remplacement continuel, grâce à la production des objets les plus divers, détériorés ou disparus, est la condition nécessaire de la reproduction. À chaque moment, la société humaine, pour continuer le processus de reproduction, a besoin d'une certaine quantité de nourriture, de bâtiments, de produits de l'industrie, de transports, etc... Tous ces objets doivent être produits pour que la société n'abaisse pas son niveau de vie, en commençant par le blé et l'orge, le charbon et l'acier, pour finir par les microscopes ou la craie pour les écoles, par les reliures de livres ou le papier de journal, car toutes ces choses font partie de la vie matérielle de la société, sont des parties matérielles intégrantes du processus général de reproduction.

Ainsi, « l'échange des matières » entre la société et la nature doit être considéré comme un processus matériel. C'est en effet un processus matériel, parce qu'il concerne des objets matériels (objets de travail, moyens de travail et produits qui en résultent - tout cela, ce sont des objets matériels) ; d'autre part, le processus du travail lui-même constitue une perte d'énergie physiologique (des nerfs, des muscles, etc. ...) qui apparaît matériellement dans l'action physique des hommes qui travaillent.

« Si nous étudions tout ce processus au point de vue de son résultat, c'est-à-dire du produit, alors les moyens et l'objet du travail constituent les moyens de production et le travail lui-même est un travail productif «. (Capital, tome I.)

Le caractère matériel du travail productif est reconnu pudiquement aussi par les savants bourgeois, quand il leur arrive de faire « de la spécialité ». Ainsi, le professeur Herkner (H. Herkner : Arbeit und Arbeitsteilung - Travail et division du travail) écrit : « Si l'on veut expli­quer l'essence du travail, il est nécessaire de prendre en considération deux sortes de phénomènes : d'abord, le travail physique se manifeste dans des mouvements extérieurs déter­mi­nés. Ainsi, la main gauche d'un forgeron prend avec des tenailles un morceau de fer rougi et le place sur l'enclume, tandis que sa main droite donne une forme à l'objet de son travail, à coups de marteau... On peut déterminer ici le nombre, l'aspect et la grandeur des résultats du travail... On peut décrire ici tout le processus du travail », etc... Herkner appelle cela travail « au sens objectif ». D'un autre côté, on peut étudier le même processus au point de vue des pensées et des sentiments qui animent le travailleur. Ce sera l'étude « du travail au sens subjectif ». Comme nous recherchons les rapports entre la Société et la nature, et comme ces rapports s'expriment justement dans le travail objectif (matériel), nous pouvons pour le moment ne pas envisager le côté « subjectif » de ce processus. Ainsi, il importe d'étudier la production matérielle de tous les éléments matériels (composants, objets) nécessaires pour le processus de la reproduction.

Cependant, du fait que les instruments de mesure, par exemple, sont des objets matériels et que leur fabrication est du domaine de la production matérielle, nécessaire pour le processus de la reproduction, il ne résulte nullement, comme l'affirme Kautsky (Neue Zeit, 15° année, vol. I, p. 233) et Cunow (Produktionsweise und Produktionsverhältnisse nach Marxscher Auffassung (Le mode de production et les rapports de production d'après Marx), Neue Zeit, 39° année, vol. I, p. 408), que les mathématiques et les études mathématiques relèvent elles-mêmes de la production, parce qu'elles sont nécessaires pour cette production même. Et pourtant, si tous les hommes devenaient du coup muet, et s'il n'y avait pas d'autres moyens de communiquer que la parole disparue, la production s'arrêterait évidemment aussi. Ainsi, la langue est aussi « néces­saire » pour la reproduction que beaucoup d'autres choses dans n'importe quelle société humaine. Mais il serait ridicule de considérer la langue comme un élément de production. Nous n'avons pas à nous préoccuper ici non plus d’une autre question, « pénible » paraît-il, à savoir ce qui a existé d'abord la poule ou l’œuf (la société ou la production) ? Cette question est dénuée de sens. On ne peut imaginer la société sans production, pas plus que la production sans société. Ce qui importe, c'est ceci : est-il vrai, oui ou non, que le changement de systèmes soit déterminé par le changement des rapports entre lui et son milieu! Si oui, la question suivante sera celle-ci : où faut-il rechercher ce changement, lorsqu'il s'agit de la société ? Réponse : dans le travail matériel. La question ainsi posée, la majorité des réfutations « profondes » du matérialisme historique perdent leur sens, et il devient clair que c'est ici qu'il faut rechercher « la cause des causes), de l'évolution sociale. Nous y reviendrons encore plus loin.

« L'échange des matières » entre l'homme et la nature consiste, comme nous l'avons vu, à puiser de l'énergie matérielle dans la nature extérieure et à l'infuser à la société; la perte de l'énergie humaine (la production) équivaut au fait d'avoir puisé l'énergie de la nature, énergie qui doit être fournie à la société (distribution des produits entre les membres de la société) et assimilée par elle (consommation); cette assimilation est la base d'une perte ultérieure; c'est ainsi que tourne la roue de la reproduction. Le processus de la reproduction, pris dans son ensemble, contient également divers éléments qui constituent un tout, une unité, dont la base reste néanmoins le processus de la production. En effet, tout le monde comprend, que la société humaine touche le plus près et de la façon la plus directe à la nature extérieure, lors du processus de production : elle « se frotte » à la nature précisément par ce côté : c'est pourquoi, dans le processus de reproduction, le côté productif détermine aussi bien la distribution que la consommation.

Le processus de la production sociale est l'adaptation de la société humaine à la nature extérieure. Mais c'est un processus actif. Lorsqu'une espèce animale quelconque s'adapte à la nature, elle est soumise, en réalité, en tant que matière, à l'influence du milieu. Lorsqu'il s'agit de la société humaine, elle s'adapte au milieu en adaptant ce dernier à elle-même. Elle est soumise à l'action de la nature en tant qu'objet, mais, en même temps, elle transforme elle-même la nature en objets pour son usage. Ainsi, par exemple, lorsque la coloration de certaines espèces d'insectes ou d'oiseaux commence à ressembler à la couleur du milieu dans lequel vivent ces espèces, cela n'est nullement le résultat des efforts faits par ces organismes ni de l'action de ces espèces sur la nature extérieure. Ce résultat est obtenu ici au prix de la perte d'une quantité innombrable d'individus pendant de nombreux millénaires et grâce à la survivance de certains individus les plus aptes et qui se sont constamment croisés. Les choses se passent tout autrement dans une société humaine. Elle lutte avec la nature, elle creuse des sillons dans la terre, elle se fraye un chemin à travers des forêts infranchissables, elle maîtrise les forces de la nature, en les faisant servir à ses propres buts; elle change l'aspect de la terre elle-même. Ce n'est pas une adaptation passive, mais active. C'est par cela surtout que la société humaine se distingue des autres sociétés animales.

Les physiocrates (économistes français dit XVIIIe siècle) l'ont parfaitement compris. Ainsi, Nicolas Bandeau (Première Introduction à la Philosophie Économique ou Analyse des États policés, 1767. Collection des économistes et des réformateurs sociaux de la France, publiée par Dubois, Paris, 1910, p. 2) dit :

« Tous les animaux travaillent journellement à se procurer la jouis­sance des productions spontanées de la nature, c'est-à-dire des aliments que la terre leur fournit d'elle-même. Certaines espèces plus industrieuses amassent et conservent les mêmes productions pour en jouir dans la suite... L'homme, seul, destiné à étudier les secrets de la nature et de sa fécondité... s'est proposé d'y suppléer en se procurant, par son travail, plus de productions utiles qu'il en trouverait sur la surface de la terre inculte et sauvage. Cet art, père de tant d'autres arts, par lequel nous disposons, nous sollicitons, nous forçons pour ainsi dire la terre à produire ce qui nous est propre, c'est-à-dire utile ou agréable, est petit-être nu des caractères les plus nobles et les plus distincts de l'homme sur la terre ».

« ... L'homme, écrit le géographe L. Metchnikov (l. c.), tout en partageant avec toits les organismes la qualité précieuse, grâce à laquelle il s'adapte au milieu, domine tous les autres par son aptitude particulière et encore plus précieuse d'adapter le milieu à ses propres besoins ».

Strictement parlant, les germes d'une adaptation active (par le travail) existent chez certaines espèces d'animaux soi-disant sociables (chez les castors, qui construisent des digues, chez les fourmis qui font des fourmilières gigantesques, utilisent les pucerons et certaines plantes, chez les abeilles, etc...). D'autre part, les formes primitives du travail humain étaient aussi semblables à celles du travail instinctif des animaux.

32. Forces productives. Les forces productives comme indice du rapport entre la nature et la société.[modifier le wikicode]

Ainsi, le processus d'échange des matières entre la société et la nature, est un processus de reproduction sociale. La société y perd son énergie humaine de travail et reçoit en échange une quantité déterminée d'énergie naturelle qu'elle assimile (les « objets naturels », ainsi que s'exprimait Marx). Il est évident que c'est le bilan de cette opération qui a une importance décisive pour l'évolution de la société. Ce qu'elle reçoit dépasse-t-il ce qu'elle a perdu ? Et s'il le dépasse, de combien ? Il est clair que le degré de l'excédent qu'elle reçoit entraîne des conséquences imposantes.

Supposons qu'une société quelconque soit obligée d'employer tout son temps de travail pour assurer ses besoins essentiels. Cela signifie qu'à mesure que les produits obtenus sont consommés, une quantité égale de ces mêmes produits est fabriquée de nouveau, mais pas davantage. Dans ce cas, la Société n'a pas eu le temps nécessaire pour créer une quantité supplémentaire de produits, pour augmenter ses besoins, pour créer quelques produits nouveaux : elle arrive à peine à joindre les deux bouts : elle vit au jour le jour ; elle mange ce qu'elle produit ; on mange juste assez pour pouvoir travailler ; tout le temps est employé pour la fabrication d'une quantité de produits toujours la même. La société piétine au même niveau d'existence misérable. Il n'est pas possible d'élargir les besoins, on vit selon ses moyens, et ces moyens sont très restreints.

Admettons maintenant que, par suite de certaines causes, la même quantité de produits nécessaires soit obtenue sans que le temps de travail soit employé tout entier; qu'il suffise d'en employer la moitié (ainsi, par exemple, la tribu primitive, s'est transportée dans un endroit où le gibier est deux fois plus abondant, et la terre deux fois plus fertile; ou encore on a changé de méthode pour travailler la terre, ou bien on a inventé des instruments de travail nouveaux, etc... etc. ... ).

Alors la société retrouve libre une moitié de son ancien temps de travail. Elle peut employer ce temps gagné à des branches de production nouvelles : pour la fabrication de nouveaux instruments, pour trouver des matières premières nouvelles, etc... Et ensuite pour certains genres de travaux intellectuels. Ainsi, des besoins nouveaux peuvent naître et grandir et, pour la première fois, la naissance et le développement de la « culture » deviennent possi­bles. Si ce temps gagné a été employé pour perfectionner, an moins en partie, les anciennes formes du travail, on emploiera ainsi à l'avenir, pour satisfaire les besoins anciens, non pas la moitié du temps de travail, mais un peu moins (de nouveaux perfectionnements se font sentir dans le processus du travail); dans le cycle suivant de la reproduction, le temps de travail diminuera encore, etc...; et les loisirs ainsi acquis seront employés de plus en plus d'une part pour la fabrication d'instruments, d'outils, de machines toujours nouveaux, d'autre part, pour la création de nouvelles branches de production, destinées à satisfaire les besoins nouveaux, et enfin, pour le développement de la culture en commençant par les catégories de cette culture qui sont plus ou moins liées au processus de la production.

Supposons maintenant que la quantité de besoins qui nécessitait auparavant la totalité du temps de travail, exige maintenant non pas la moitié, mais le double du temps ancien (lorsque, par exemple, le sol s'est épuisé) ; il est évident que, dans ce cas, s'il n'y a pas moyen de changer les méthodes de travail, ou de se déplacer, la société subira forcément un recul ; une partie de la société périra infailliblement. Admettons-encore qu'une société très développée, ayant une « culture » avancée, des besoins des plus variés, un très grand nombre de branches d'industrie, « des arts et des sciences » florissants, rencontre des obstacles pour satisfaire ses besoins; que, par exemple, par suite de certaines causes, elle ne soit plus en mesure de diriger son appareil technique (elle est, par exemple, le théâtre d'une lutte de classes incessante, lutte dans laquelle aucune classe n'arrive à vaincre l'autre, et le processus de la production, avec toute sa technique supérieure, s'arrête); on retourne alors aux vieilles méthodes de travail; il faudrait ainsi pour satisfaire les anciens besoins, perdre une quantité énorme de temps, ce qu'il est impossible de faire. La production diminue, revient à ses formes anciennes ; les besoins se rétrécissent ; le niveau de la vie baisse ; la fleur « des sciences et des arts » se flétrit ; la vie spirituelle s'appauvrit et la société, si le recul en question n'est pas provoqué par des causes passagères, marche en arrière, retourne « à la barbarie ».

Qu'y a-t-il de particulièrement remarquable dans tous les cas cités ci-dessus ? C'est que le développement de la société est déterminé par le rendement ou la productivité du travail social. On entend par productivité du travail le rapport entre la quantité de produits obtenus et la quantité de travail employé ; ou en d'autres termes, la productivité du travail est la quantité des produits obtenus dans une unité de temps de travail ; par exemple, la quantité de produits obtenus dans une journée ou dans une heure, ou encore dans une année. Si la quantité de produits obtenus dans une journée de travail augmente du double, on dit que la productivité du travail a doublé ; si elle diminue de moitié, on dit que la productivité du travail a diminué de 50%.

Il est facile de comprendre que la productivité du travail social exprime très exactement tout le « bilan » des rapports entre la société et la nature. La productivité du travail social constitue précisément l'indice de ce rapport entre le milieu et le système, rapport qui détermine la situation du système dans le milieu, et dont les changements indiquent les transformations inévitables de toute la vie interne de la société.

En examinant le problème de la productivité du travail social, il faut compter aussi comme perte cette partie du travail humain qui a été employée pour la confection des instruments de travail nécessaires. Si, par exemple un certain produit était fait à la main presque sans instruments, et si on s'est mis ensuite à le fabriquer à l'aide de machines très compliquées, et si, grâce à l'application de ces machines, la quantité de produits obtenus a augmenté du double, cela ne veut encore nullement dire que la productivité du travail ait doublé pour toute la société : nous n'avons pas compté ici la dépense de travail humain employé pour la fabrication des machines (ou plutôt de la partie de ce travail qui s'applique au produit en raison de l'usure de ces machines.) Ainsi, l'augmentation de la production du travail sera inférieure au double.

On peut, si l'on s'arrête aux détails, réfuter la conception même de la productivité du travail social dans son application à la société tout entière, comme le fait, par exemple, P. P. Maslov dans son Capitalisme. On peut dire, notamment, que la conception de la productivité du travail ne peut être appliquée qu'à des branches particulières de la production : on a produit cette année en un certain nombre d'heures de travail une certaine quantité de chaussures ; l'année suivante dans le même temps, on en a fabriqué deux fois plus. Mais comment comparer et additionner la productivité du travail dans le domaine de l'élevage des cochons et dans celui de la culture des oranges ? N'est-ce pas comme si l'on comparait la musique, le taux d'escompte et la betterave sucrière, ce que Marx raillait avec tant de force ? On peut cependant fournir en réponse deux arguments : d'abord tous les produits utiles et socialement assimilables sont commen­surables en tant qu'énergies utiles ; n'exprimons-nous pas l'orge, le froment, la betterave et la pomme de terre en calories ? Si nous ne sommes pas encore arrivés à exprimer ainsi pratiquement d'autres objets, cela ne prouve absolument rien : il nous suffit de savoir que cela est possible. D'autre part, nous pouvons comparer les objets divers complexes, par des moyens indirects et compliqués. Il nous est impossible de l'expliquer ici en détail. Citons seulement quelques cas des plus simples. Si, par exemple, on a fabriqué en un certain nombre d'heures de travail, au cours d'une année, 1 000 paires de chaussures, 2 000 paquets de cigarettes et 20 machines, et dans une autre année, pendant le même temps de travail, 1 000 paires de chaussettes, 1 999 paquets de cigarettes, 21 machines et 100 chandails, nous pouvons dire sans aucune erreur que la productivité du travail a, en général, augmenté. On peut opposer encore à cela un autre argument, qui consiste à dire qu'on ne produit pas seulement des objets d'usage courant, mais aussi des instruments de production. En effet, au point de vue pratique, nous trouvons ici une très grande difficulté : pourtant, par des méthodes assez compliquées, nous pouvons tenir également compte de ce fait.

Ainsi, les relations entre la nature et la société s'expriment par le rapport entre la quantité d'énergie utile créée d'un côté, et la dépense de travail social de l'autre, c'est-à-dire par la productivité du travail social. Mais la dépense de travail social comme nous l'avons déjà vu, est composée de deux parties : le travail inclus dans les moyens de production et le travail « vivant », c'est-à-dire la dépense d'une force vive de travail. Si nous examinons le degré de productivité du travail au point de vue des parties matérielles qui le composent, nous trouverons trois grandeurs :

la masse des produits fabriqués ;

la masse des moyens de production ;

la masse des forces de travail, c'est-à-dire des ouvriers vivants.

Toutes ces grandeurs dépendent l'une de l'autre. En effet, il est évident que si nous connaissons la qualité des moyens de travail et des ouvriers, nous savons aussi combien ils pourront produire dans un temps donné ; les deux grandeurs déterminent la troisième : le produit. Ces deux gran­deurs prises ensemble forment ce que nous appelons les forces productives matérielles de la société. Si nous savons quels sont les moyens de production, dont dispose une société, quelle est leur quantité, combien cette société a d'ouvriers, nous savons ainsi quelle est la productivité du travail social, quel est le degré de domination de cette société sur la nature, dans quelle mesure cette société soumet la nature, etc... En d'autres termes, nous avons dans les moyens de production et dans les forces de travail un indice précis du degré de développement social.

Mais nous pouvons étudier la question d'une façon un peu plus approfondie. Nous pouvons dire que les moyens de production déterminent eux-mêmes les forces de travail. Si, par exemple, une machine à composer est entrée dans le système du travail social, des ouvriers spécialistes apparaissent aussi. Les éléments qui agissent dans le processus du travail ne constituent pas non plus un conglomérat désordonné, mais un système où chaque objet et chaque individu se trouve pour ainsi dire à sa place : une chose est adaptée à une autre. Par conséquent si nous avons les moyens de production, il va de soi que nous avons aussi des ouvriers appropriés. Ensuite, parmi les moyens de production eux-mêmes, on peut distinguer deux groupes importants : les matières premières et les instruments de travail. Il est facile d'observer que ce sont précisément les instruments de travail qui constituent la partie active ; c'est avec eux que l'homme travaille la matière première. Mais si l'on nous dit que dans une société donnée il existe tel ou tel instrument, on dit par-là même qu'il y a aussi la matière première correspondante (nous examinons le cas d'une marche normale de la reproduction). De cette façon, nous pouvons dire ceci avec une certitude absolue : l'indice matériel précis des rapports entre la société et la nature est donné par le système des moyens sociaux de travail, c'est-à-dire par la technique d'une société déterminée. Dans cette technique s'expriment les forces productives matérielles de la société et la productivité du travail social. « De même que la structure des débris d'os a une grande importance pour l'étude de l'organisation des espèces animales disparues, de même les débris des moyens de travail ont une grande importance pour l'étude des formations sociales et économiques disparues » (c'est-à-dire des sociétés de types différents. N. B.).

« Les époques économiques ne se distinguent pas par ce qui est produit, mais par la façon dont on produit et par les moyens de travail employés. » (K. Marx : Capital, tome I).

On peut encore essayer de résoudre ces problèmes d'une autre façon. Nous savons que les animaux « s'adaptent » à la nature. En quoi consiste avant tout cette adaptation ? En modification dans les différents organes de ces animaux : les jambes, les mâchoires, les nageoires, etc...

C'est une adaptation passive, biologique, tandis que la société humaine s'adapte active­ment, non pas biologiquement, mais techniquement. « Les instruments de travail constituent l'objet ou l'ensemble des objets qu'un ouvrier place entre lui et l'objet de son travail et qui lui servent à exercer son action sur cet objet... Ainsi l'objet donné par la nature elle-même devient l'organe de son action, organe qu'il ajoute aux membres de son corps, augmentant ainsi malgré la Bible, les dimensions naturelles de ce dernier. » (Capital, tome I). C'est ainsi que la société humaine crée par sa technique un système artificiel d'organes qui expriment l'adaptation directe et active de la société à la nature. (Remarquons, entre parenthèses, que l'adaptation physique directe de l'homme à la nature devient aussi superflue : comparé à un gorille, l'homme est un être faible ; dans sa lutte contre la nature, il tend en avant non ses mâchoires, mais un système de machines). En examinant le problème de ce point de vue, nous arrivons à la même conclusion - le système technique de la société est l'indice matériel précis du rapport entre la société et la nature.

À un autre endroit du Capital, Marx dit :

« Darwin a éveillé l'intérêt pour l'histoire de la technologie naturelle, c'est-à-dire pour l'histoire du développement des organes des plantes et des animaux, organes qui jouent le rôle de moyens de production pour entretenir leur existence. L'histoire du développement des organes de production de l'homme social, de ces bases matérielles de chaque organisation sociale, ne mérite-t-elle pas autant d'attention ? La techno­logie révèle le rapport actif entre l'homme et la nature, ce processus direct de production par lequel il maintient son existence et, en même temps, elle révèle aussi par quel moyen se forment ses rapports sociaux et les conceptions intellectuelles qui en découlent... » « L'emploi et la création de moyens de travail, bien qu'ils soient particuliers, dans leur forme embryonnaire, à certaines espèces animales, constituent spécifiquement les traits caractéristiques du processus du travail humain, et c'est pourquoi Franklin définit l'homme comme à toolmaking animal, c'est-à-dire comme un animal qui fabrique des instruments ». (Capital, tome I).

Il est curieux de constater que les instruments primitifs ont été en effet créés « à l'image » des membres du corps humain.

« En utilisant les objets qu'on trouve directement sous la main, on donne aux instruments primitifs la forme de membres humains allongés, renforcés et plus précis. » (Ernst Kapp: Grundlinien einer Philosophie der Technik (Esquisse d'une Philosophie de la technique). Braunschweig, 1877, p. 42).

« De même que l'instrument contondant à son modèle dans le poing, de même les instruments tranchants dérivent des ongles et des dents. Le marteau, avec son côté tranchant, se transforme en hache ; l'index levé ayant un ongle aigu se transforme dans son image technique en vrille, une rangée de dents en lime et en scie, tandis que la main qui saisit et les deux mâchoires se transforment en pinces et en tenailles. Le marteau, la hache, le couteau, le ciseau, le vilebrequin, la scie, la pince, sont des instruments primitifs ». (Ibid., p. 43-34).

« Un doigt recourbé devient un crochet, le creux de la main une coupe ; nous trouvons certains traits de la main, de la poignée, des doigts, etc., dans l'épée, la lance, le gouvernail, la pelle, le râteau, la fourche, etc... » (Ibid., p. 45).

« Il est facile de voir comme on passe des instruments simples aux plus composés dans la vie-primitive : « Un bâton évolue de façons différentes : pour retomber lourdement sur la tête de l'ennemi il devient gourdin ; pour creuser la terre et la travailler, pelle ; pour percer le gibier en lançant le bâton, javelot, etc... » (G. Lilienfeld : Wirtschaft und Technik (L'économie et la technique) dans Grundriss der Socialoekonomik (Esquisse de l'économie sociale, 2e partie, p. 228).

Les rapports existant entre la technique et la soi-disant « richesse de la culture » sautent aux yeux. Il suffit de comparer, par exemple, la Chine moderne et le Japon. En Chine, par suite de toute une série de conditions particulières, la productivité du travail social et la technique sociale évoluent très lentement et la Chine présente pour le moment le type d'une culture relativement stagnante. Ce sont les pousses d'une nouvelle technique capitaliste qui exercent ici une influence révolutionnaire. Par contre le Japon a fait dans ces dernières dizaines d'années un pas de géant en avant dans le domaine du développement technique ; c'est ainsi que la culture japonaise a fait aussi des progrès extrêmement rapides : il suffit de rappeler la science japonaise.

Dans la première moitié du moyen âge qui, au point de vue de la culture générale, était de beaucoup inférieur à la société antique, la technique a fait un grand pas en arrière relativement à l'antiquité, et maints procédés et inventions mécaniques de l'antiquité ont été complètement oubliés... « à l'exception de la technique de guerre et de la métallurgie du fer liée à cette première ». (V. K. Agafonov : La Technique moderne. Le bilan de la science, tome III, p. 16). Il est clair qu'on n'a pas pu créer une « richesse intellectuelle » sur une telle base technique : la société avait trop peu de sève pour vivre « une vie intense ». Le progrès fait par l’Europe correspond au développement de la technique capitaliste (entre 1750 et 1850 un véritable bouleversement s'est produit dans la technique ; on invente la machine à vapeur, les transports à vapeur, on utilise le charbon, on travaille le fer, au moyen de procédés mécaniques, etc...). Ensuite on applique l'électricité, la technique des turbines, les moteurs Diesel, les automobiles, la navigation aérienne. Les moyens techniques de la société et ses forces productives atteignent une hauteur incomparable jusqu'alors. Rien d'étonnant que la société humaine ait pu dans ces conditions développer « une vie spirituelle » très complexe et très variée. En effet si nous considérons la floraison des anciennes cultures avec leur vie spirituelle relativement complexe, nous verrons tout de suite ce qu'il y avait d'arriéré dans leur technique, par comparaison avec la technique capitaliste de l'Europe nouvelle et de l'Amérique. La principale application des instruments plus ou moins compliqués se limitait aux travaux de construction, aux conduites d'eau et aux mines. L'obtention de la production maxima elle-même était basée, non pas sur la perfection des instruments, mais sur l'application d'une masse colossale de forces de travail vivantes. « Hérodote raconte comment 100 000 hommes ont traîné des pierres pendant trois mois pour la pyramide de Chéops (2 800 ans avant J. C.) Et comment il a fallu dix ans de travaux de terrassements préparatoires pour tracer une route depuis les carrières jusqu'au Nil. » (Agafonov, L. c. p. 5).

On voit par la définition que donne de la « machine », Vitruve, un ingénieur de la Rome antique, à quel point la technique était alors relativement pauvre : « La machine, dit-il, est un arrangement en bois qui rend de très grands services pour soulever les charges. » (Id. p. 3). Ces « machines en bois servaient surtout pour soulever les charges, tout en exigeant d'ailleurs l'emploi d'une quantité considérable de forces humaines ou animales ».

33. L'équilibre entre la nature et la société, ses ruptures et ses rétablissements.[modifier le wikicode]

Si nous examinons maintenant tout le processus dans son ensemble, nous verrons que le processus de reproduction est un processus de rupture et de rétablissement constant de l'équilibre entre la société et la nature.

Marx distingue la reproduction simple et la reproduction élargie.

Quand avons-nous affaire à la reproduction simple ?

Comme nous le savons, dans un processus de production, des moyens de production sont consommés (on travaille la matière première, on emploie différentes matières, telles que les huiles lubrifiantes, les chiffons, etc.; les machines elles-mêmes, les bâtiments où les travaux sont exécutés, les instruments de travail et leurs pièces détachées s'usent); d'autre part on dépense aussi de la force de travail (quand les hommes travaillent, ils s'usent aussi à leur tour, leur force de travail se consume et certaines dépenses sont nécessaires pour reconstituer cette force). Pour que le processus de la production puisse continuer, il faut qu'au cours de ce processus, et par lui-même, soit reproduit ce qui a été usé par lui. Ainsi, par exemple, on emploie dans l'industrie textile, comme matière première, le coton ; les métiers à tisser s'usent. Pour que la production puisse continuer, il faut qu'en même temps, on récolte de nouveau du coton et qu'on construise des métiers. D'un côté, le coton disparaît pour se transformer en tissu ; d'un autre côté le tissu disparaît (il est usé par les ouvriers, etc.) et le coton reparaît. D'un côté les métiers disparais­sent, et réapparaissent d'un autre côté. En d'autres termes, les éléments nécessaires de production, une fois usés, doivent être recons­titués d'autre part. Il faut pourvoir constamment au remplacement de tout ce qui est nécessaire à la production. Si ce remplacement est réalisé dans la même proportion où se produit la dépense, nous avons alors une reproduction simple. Ceci correspond à une situation où la productivité du travail social reste invariable ; les forces productives ne changent pas, la société ne marche ni en avant, ni en arrière. Il n'est pas difficile de voir que nous sommes ici en présence d'un équilibre stable entre la société et la nature. Ici, la rupture d'équilibre (les produits disparaissent) et son rétablissement (les produits réapparaissent) se produit constamment ; mais ce rétablissement a toujours lieu sur la même base : on produit juste autant qu'on a dépensé ; on dépense de nouveau autant et on produit de même, etc. La reproduction se fait toujours sur le même rythme.

Les choses se passent autrement lorsque les forces productives grandissent. Alors, comme nous l'avons vu plus haut, une partie du travail social se libère et est employée à élargir la production sociale (on crée des branches nouvelles, on développe les anciennes). Cela veut dire que non seulement les éléments de production qui existaient auparavant, sont remplacés, mais que d'autres éléments nouveaux sont introduits dans le cycle de la production. La production ne suit pas ici le même chemin, le même cycle, mais elle s'élargit. C'est la reproduction élargie. Il est facile de voir que l'équilibre se rétablit ici autrement : on a dépensé une certaine quantité, mais on a produit plus ; on a dépensé plus, on produit encore plus. L'équilibre se rétablit chaque fois sur une base nouvelle, plus large. C'est un équilibre mobile avec un résultat positif.

Enfin, un troisième cas se présente ; celui d'une baisse des forces productives. Ici, le processus de reproduction marche en arrière : on reproduit de moins en moins. On a consommé tant, on a produit moins ; on a consommé moins, on a produit encore moins.

Ici, la reproduction ne suit pas le même mouvement circulaire. Elle ne s'élargit pas, au contraire ; le cercle devient de plus en plus étroit ; la base vitale de la société se rétrécit de plus en plus ; l'équilibre entre la société et la nature se rétablit sur une base nouvelle, mais cette base diminue de plus en plus.

En même temps, la société elle-même ne s'adapte à cette base vitale rétrécie qu'au prix d'une destruction partielle d'elle-même. Nous avons ici un équilibre mobile négatif. La reproduction dans ce cas peut être appelée reproduction élargie négative ou bien sous-production élargie.

Nous avons examiné cette question sur toutes ses faces, et partout nous avons vit la même chose. Tout se réduit, par conséquent, au caractère de l'équilibre entre la société et la nature. Les forces productives servant d'indice précis d'équilibre, nous pouvons juger d'après elles du caractère de l'équilibre. Il est aussi évident qu'on en peut dire autant de la technique de la société.

34. Les forces productives comme point de départ de l'analyse sociologique.[modifier le wikicode]

De tout ce qui précède résulte nécessairement la règle scientifique suivante : pour étudier la société, les conditions de son développement, ses formes, son contenu, etc., il faut commencer par une analyse de ses forces productives, c'est-à-dire de la base technique de la société.

Examinons en effet quelques arguments qu'on a apportés ou qu'on peut apporter contre ce point de vue.

Prenons d'abord les réfutations des savants qui admettent en général la conception matérialiste. Ainsi G. Cunow dit (Neue Zeit, 39° année, vol. II, p. 350) que la technique « est liée au plus haut point aux conditions naturelles. La présence de certaines matières premières par exemple, décide si en principe certaines formes de la technique peuvent être créées et dans quelles conditions elles se développeront. Là, par exemple, où certaines espèces d'arbres, de minerais, de fibres ou de coquillages n'existent pas, les indigènes ne peuvent pas apprendre par eux-mêmes à travailler ces matières et à en faire des instruments et des armes ». Nous avons cité nous-mêmes au début de ce chapitre quelques faits qui montrent l'influence des conditions naturelles. Pourquoi ne pas commencer par elles ? Pourquoi le point de départ méthodologique ne doit-il pas se trouver précisément dans la nature ? Elle influe incontestablement sur la technique plus ou moins dans le sens dont Parle Cunow. D'autre part, tout le monde comprend que la nature a existé avant la société. Ne péchons-nous pas contre le « vrai » matérialisme, lorsque nous prenons comme base de l'analyse l'appareil technique et matériel de la société humaine.

Il suffit cependant d'examiner ce problème de plus près pour voir à quel point sont peu convaincantes les preuves données par Cunow. Sans mines de charbon, évidemment, on ne peut pas tirer la houille du sol. Mais, malheureusement, on n'en tirera pas beaucoup non plus, si l'on creuse la terre avec son doigt. Et surtout il est difficile de s'en procurer, si les hommes ignorent jusqu'à son utilité. Les matières premières ne se trouvent nullement, comme le prétend Cunow, dans la nature. Les matières premières, selon Marx, sont un produit du travail et ne se trouvent pas plus au sein de la nature qu'un tableau de Raphael ou le gilet de M. Cunow. Cunow confond ici les matières premières avec l'objet de travail « possible »[2]. Cunow oublie complètement qu'une technique appropriée est nécessaire pour que les arbres, le minerai, les fibres, etc., puissent jouer le rôle de matières premières. Le charbon ne devient matière première que lorsque la technique se développe à ce point qu'après avoir pénétré dans les profondeurs du sous-sol, elle l'extrait du royaume des ténèbres pour l'amener à la lumière du jour. L'influence de la nature dans le sens d'une livraison de matières, etc., est elle-même le produit d'un développement de la technique. En effet, aussi longtemps que la technique n'a pas rapproché ses tentacules du minerai de fer, ce dernier pouvait dormir son sommeil de mort et son influence sur l'homme était égale à zéro.

La société humaine travaille dans la nature et sur la nature considérée comme son objet. Cela n'est pas douteux. Mais les éléments qui existent dans la nature s'y trouvent plus ou moins d'une façon constante ; c'est pourquoi ils ne peuvent pas expliquer les changements. Ce qui change, c'est la technique sociale qui, certainement, s'adapte à ce qui existe dans la nature (rien ne peut s'adapter à rien et il ne suffit pas d'avoir un trou pour couler un canon). Si la technique constitue la quantité variable et si c'est la transformation de la technique qui provoque les changements de rapports entre la société et la nature, il est clair que c'est là que doit se trouver le point de départ de l'analyse des transformations sociales[3].

L. Metchnikov l'exprime comme suit, sous une forme absurde :

« Je suis loin de m'associer à la théorie du fatalisme géographique, à laquelle on fait souvent le reproche de prêcher le principe de l'influence du milieu (c'est-à-dire de la nature, N.B.) qui détermine tout dans la nature. Selon moi il faut rechercher les changements, non pas dans le milieu lui-même, mais dans les rapports qui s'établissent entre le milieu et les aptitudes natu­relles de ses habitants pour la coopération et pour le travail social solidaire. Ainsi, la valeur historique de tel milieu géographique, cri admettant même qu'au point de vue physique, il reste immuable en toute circonstance, peut et doit changer suivant le degré d'aptitude de ces habi­tants pour le travail volontaire solidaire. » (pp. 27-28). Cela n'empêche pas d'ailleurs le même Metchnikov de tomber dans un autre excès et de surestimer « le facteur géographique ». (Voir le compte rendu de Plékhanov dans le recueil Critique de nos critiques). Le caractère passif de l'influence de la nature est reconnu actuellement par presque tous les géographes, bien que la foule des savants bourgeois ne sache évidemment rien du matérialisme historique. Ainsi Mac Farlane (John Mac Farlane : Economic Geography (Géographie économique), Londres, Isaac Pittnian and Son) écrit à propos des « conditions naturelles de l'activité économique » (chapitre I) : « Ces facteurs physiques... ne déterminent pas dans un sens absolu le caractère de la vie économique, mais ils exercent sur elle une influence qui, sans doute, se fait davantage remarquer dans les périodes primitives de l'histoire humaine, mais qui n'est pas moins réelle dans les civilisations avancées, quand l'homme a déjà appris à s'adapter à son milieu (environnement) et à en recevoir une quantité croissante de biens ». On sait quel rôle joue le charbon et à quel point l'industrie en dépend. Cependant, avec les changements introduits dans la technique de l'extrac­tion et de la transformation de la tourbe, l'importance de la houille peut diminuer considérable­ment, et ce fait entraîne un regroupement complet des centres industriels. Avec l'électrifica­tion, c'est l'aluminium qui auparavant jouait un rôle insignifiant qui acquiert une importance particulière. L'eau, comme source de force motrice, a eu jadis une très grande importance (roue du moulin), ensuite elle l'a perdue et, actuellement, elle la retrouve (les turbines, la « houille blan­che »). Les rapports d'espace dans la nature restent les mêmes, mais les voies de commu­nication les abrègent pour l’homme ; avec le développement de la navigation aérienne, le tableau changera encore plus.

Cette influence des moyens de transport (grandeurs au plus haut point variables, en fonction de la technique) a une importance décisive, même pour la répartition géographique de l'industrie. On trouve des considérations extrêmement intéressantes, à ce sujet, dans la théorie d’A. Weber sur « la répartition des centres industriels ». (Voir A. Weber : Industrielle Standoristehre et aussi Ueber die Standorte der Industrien, 1re Partie : Reine Theorie des Standortes, 1909).

Nous trouvons l'expression poétique de la domination croissante de l'homme sur la nature, de sa force active, dans le Prométhée de Goethe :

Zeus, couvre ton ciel

Avec les nues

Et, pareil à l'enfant

Qui coupe les têtes des chardons

Amuse-toi avec les chênes et les cimes des montagnes ;

Et pourtant tu es obligé

De me laisser ma terre

Et ma chaumière que tu n'as pas construite,

Et mon loyer,

Dont tu m'envies

La chaleur.

Ainsi, il est clair que les différences dans les conditions naturelles peuvent expliquer les différences existant dans l'évolution de divers peuples, mais elles ne peuvent pas expliquer l'évolution de la même société. Les différences naturelles deviennent ensuite, après l'union de ces peuples en une seule société, la base de la division sociale du travail. «Ce n'est pas la fécondité absolue du sol, mais sa différenciation, la diversité de ses produits naturels qui forment la base de la division sociale du travail et qui obligent l'homme, par suite de la variété des conditions naturelles qui l'entourent, à varier aussi ses propres besoins, ses aptitudes et les moyens de production. » (Marx : Le Capital, tome I).

Un autre groupe d'arguments invoqués contre la conception de l'évolution sociale exposée plus haut, est constitué par les arguments qui indiquent l'importance essentielle et décisive de l'accroissement de la population. La tendance à la multiplication est infailliblement inhérente à la nature humaine. Elle a existé en nous avant l'histoire humaine. C'est l'unique processus naturel, animal, biologique qui ait existé avant la formation de l'économie sociale. Ce processus n'est-il pas à la base de toute évolution ? La densité croissante de la population ne détermine-t-elle pas la marche de l'évolution sociale ?

Mais il n'est pas difficile de voir que la loi joue ici dans un sens contraire : C'est du degré de développement des forces productives ou ce qui revient au même, c'est du degré de développement de la technique que dépend la possibilité même de l'accroissement de la population. L'augmentation du nombre des hommes (augmentation plus ou moins durable) n'est autre chose qu'un élargissement, un accroissement du système social. Et cet accroisse­ment n'est possible que lorsque les rapports entre la société et la nature changent d'une manière favorable. Un plus grand nombre d'hommes ne peuvent exister sans que la base vitale de la société ne s'élargisse. Par contre, le rétrécissement de cette base vitale doit entraîner fatalement une diminution du nombre d'hommes. C'est une autre question de savoir comment ce fait se produira : est-ce par une baisse de la natalité, ou par une réglementation de cette même natalité, par la mort, par l'augmentation de la mortalité par suite de maladies, par l'usure préma­tu­rée des organismes et une diminution de la longévité ? Peu importe : ce rapport essentiel entre la base vitale de la société et sa grandeur trouvera son expression d'une façon ou d'une autre.

En outre, il est tout à fait inexact de représenter l'accroissement de la population comme un processus de multiplication purement biologique et « naturel ». Ce processus dépend des conditions sociales les plus variées : de la division en classes, de la situation de ces classes et, par conséquent, de la forme de l'économie sociale.

La forme de la société, sa structure, dépendent à leur tour, comme nous le prouverons plus loin, du niveau de développement de la technique et le mouvement de la population, c'est-à-dire le changement de sa densité, n'est pas aussi simple. Seuls les naïfs peuvent penser que le problème de la multiplication chez les hommes est aussi simple et primitif que chez les animaux. Ainsi, par exemple, pour que la population puisse augmenter, il faut toujours, dans la société humaine, que les forces productives aient augmentée. Autrement, comme nous l'avons déjà vu, l'excédent de la population n'aurait rien à manger. Mais, d'autre part, ce n'est pas toujours et pour toutes les classes que l'augmentation des biens matériels provoque une multiplication renforcée : tandis qu'une famille prolétarienne peut diminuer artificiellement le nombre de ses enfants, en raison des difficultés de la vie, la femme du monde fuit la mater­nité pour ne pas abîmer sa taille, un paysan français ne veut plus avoir plus de deux enfants pour ne pas trop diviser l'héritage. Et c'est ainsi que le mouvement des populations dépend de toute une série de conditions spéciales, de la forme de la société et de la situation que les classes et groupes particuliers y occupent.

Par conséquent, en ce qui concerne la population, nous pouvons dire : il est indiscutable que d'une part l'augmentation de la population présuppose le développement des forces productives de la société ; en second lieu, chaque époque, chaque forme de la société, la situation différente des classes déterminent des lois particulières pour les mouvements de la population. « La loi abstraite (universelle, indépendante d'une forme donnée. N.B.) qui régit la population, n'existe que pour les plantes et les animaux, aussi longtemps que l'homme ne se mêle pas historiquement de ce domaine... » « Chaque moyen de production historique et particulier a ses lois qui déterminent le mouvement de population particulière et ayant une signification historique. » (Karl Marx : Capital, tome I). Les moyens histo­riques de produc­tion, c'est-à-dire les formes de la société, sont déterminés par le développement des forces productives, c'est-à-dire par le développement de la technique. Ainsi, ce ne sont pas les lois du mouvement de la population qui constituent la quantité décisive, mais c'est le développe­ment des forces productives et les lois qui régissent ce développement (ou cette baisse) qui déterminent le mouvement de la population.

La bourgeoisie a essayé plus d'une fois de mettre à la place des lois sociales, d'autres « lois » prouvant que la misère des masses, établie par Dieu, est inévitable et que cette situation est indépendante du régime social. C'est là-dessus qu'est basée la surestimation de la « géo­graphie » dans la doctrine du milieu, lorsqu'on tire par les cheveux les phénomènes de la nature pour expliquer les événements historiques (ainsi Ernest Miller « prouvait » que la marche de l'histoire dépendait du magnétisme terrestre ; Jevons expliquait les crises industrielles par les taches du soleil, etc...). Au nombre de ces tentatives appartient également celle du pasteur et économiste anglais Robert Malthus qui voyait la source de la misère de la classe ouvrière dans le penchant coupable des hommes à se multiplier. Sa « loi abstraite de la population » consiste en ceci que la population augmente plus vite que les moyens d'existence (les moyens d'existence en progression arithmétique, c'est-à-dire comme 1, 2, 3, 4, 5, etc. ; la population, en progression géo­métrique, c'est-à-dire comme 2, 4, 8, 16, etc.). Les conceptions des savants bourgeois mo­der­nes commencent à se modifier radicalement et la doctrine de Malthus tombe en disgrâce : la cause en est que dans certains pays (en France et ailleurs) l'accroissement de la population se ralentit à ce point que la bourgeoisie commence à manquer de soldats, de chair à canon, et fait tous ses efforts pour inciter la classe ouvrière et paysanne à faire le plus d'enfants possible.

Déjà les physiocrates se rendaient compte que l'accroissement de la population dépendait du développement des forces productives. Ainsi, Le Mercier de la Rivière, dans l'Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques dit en substance : « Si les hommes se nourrissaient seulement des produits que la terre fournit elle-même sans aucun travail préparatoire, il faudrait avoir une énorme quantité de terres pour subvenir à l'existence d'un petit nombre d'hommes; cependant, nous savons d'après notre propre expérience, que grâce à l'ordre physique de notre consti­tution, nous avons tendance à nous multiplier considérablement. Cette qualité naturelle serait contradictoire et marquerait un désordre dans la nature, si l'ordre naturel de la repro­duction des moyens d'existence ne leur avait pas permis de se multiplier dans la même mesure que celle où nous nous multiplions nous-mêmes. » Et il dit encore : « Je ne crains nullement qu'on cherche des arguments, en citant certains peuples d'Amérique, pour me prouver que l'ordre naturel des naissances ne rend pas nécessaire la culture. Je sais qu'il existe des peuples qui ne cultivent pas ou presque pas la terre, mais bien que leur sol et leur climat leur soient également favorables, ils tuent les enfants, étranglent les vieillards, ont recours à certains médicaments pour empêcher le processus naturel des naissances. » (E. Grosse : Formen der Familie und Formen der men schlichen Wirtschaft. (Les formes de la famille et de l'économie humaine), 1896). Il dit entre autres : « Les Boschimans et les Australiens ont l'habitude de porter la « ceinture de la faim » pour des raisons très réelles. Les habitants de la Terre de Feu souffrent constamment de la famine. Dans les récits des Esquimaux la faim joue également un rôle très grand. Il est évident qu'une population limitée par une culture aussi insuffisante, n'arrivera jamais à former un peuple nombreux... C'est pour cette raison que les chasseurs primitifs veillent eux-mêmes à ce que leur nombre soit proportionnel aux moyens d'existence. Ainsi, en Australie, l'infanticide est très répandu. La grande mortalité infantile fait le reste. » Nous savons qu'il existe chez certaines peuplades de Polynésie des lois selon lesquelles chaque famille n'est autorisée qu'à avoir un nombre restreint d'enfants et où l'on paye une amende si ce nombre est dépassé (P. Mombert : Wirtschaft und Bevœlkerung (L'économie et la population), dans Grundriss der Socialoekonomie (Esquisse de l'économie sociale), 2e partie). Mombert cite les faits suivants : après avoir décrit le développement économique à l'époque carolingienne (passage au système (les jachères triennales), il dit : « Par suite de ce grand développement de la production des denrées alimen­taires, nous remarquons à cette époque un accroissement extraordinaire de la population en Allemagne ». Au XIXe siècle, l'Europe marque un progrès immense dans le domaine de la production agricole. « Et en même temps la population en Europe commence à augmenter dans de telles proportions que jamais dans le passé on n'a observé d'accroissement pareil ». (Ib.). Ensuite, commence une période où l'accroissement des moyens d'existence diminue. Qu'arrive-t-il alors ? L'émigration en Amérique. En Russie, on constate les mêmes lois. (Voir à ce sujet les travaux du camarade M. N. Pokrovsky).

Enfin, il faut indiquer encore une série d'arguments dirigés contre la théorie du matéria­lisme historique et notamment les théories connues sous le nom de « théories des races ». Voici en quoi elles consistent : la société est composée d'hommes, mais les hommes sont entrés dans l'histoire, non pas tous pareils, mais différents, ayant des crânes, des cerveaux, la peau et les cheveux, la structure physique différents et par conséquent des aptitudes différentes. Alors il est compréhensible qu'il y ait beaucoup d'appelés au festin de l'histoire et peu d'élus. Certains peuples se révèlent comme « historiques », parce que c'est ainsi qu'ils sont. Leur nom retentit dans le monde entier ; tous les professeurs des facultés s'en occupent ; d'autres, « races inférieures » par leur nature même, sont incapables et n'ont jamais pu faire quoi que ce soit d’extraordinaire ; ils représentent quelque chose comme un zéro historique. Ces peuples ne méritent pas le nom de « peuples historiques » ; ils sont tout au plus l'engrais de l'histoire, comme par exemple les peuples coloniaux et certains « sauvages » qui fument le sol pour la civilisation européenne bourgeoise. C'est dans cette différence de races que gît la cause du développement différent des sociétés. La race, voilà le point de départ pour l'étude de l'histoire. Telle est clans ses traits généraux la théorie des races.

Au sujet de cette théorie, G. Plékhanov a écrit avec raison ce qui suit : « Quand on soulève la question de savoir quelle est la cause d'un événement historique donné, il arrive souvent que des hommes sérieux et pas bêtes du tout se contentent de réponses qui ne résolvent rien et qui ne présentent qu'une répétition de la question elle-même dans d'autres termes. Admettons que vous posiez à un « savant » une des questions ci-dessus. Vous demandez pourquoi certains peuples se développent avec une si étonnante lenteur, tandis que d'autres suivent rapidement le chemin de la civilisation ? Le « savant » vous répond, sans hésiter, que cela s'explique par les qualités de la race. Comprenez-vous le sens d'une telle réponse ? Certains peuples se développent lentement, parce que la qualité de leur race est telle qu'ils ne peuvent se développer que lentement ; d'autres, par contre, deviennent très vite civilisés, parce que la qualité de leur race consiste en ceci qu'ils peuvent se développer rapidement. (Critique de nos critiques).

La théorie des races est d'abord contraire aux faits. On considère la race noire comme une race « inférieure », incapable de se développer par sa nature même. Pourtant, il est prouvé que les anciens représentants de cette race noire, les Koushites, avaient créé une civilisation très haute aux Indes (avant les Hindous) et en Égypte. La race jaune, qui ne jouit pas non plus d'une grande faveur, a créé en la personne des Chinois une culture qui était infiniment plus élevée que celle de leurs contemporains blancs ; les blancs n'étaient alors que de petits garçons par rapport à eux. Nous savons très bien maintenant tout ce que les Grecs anciens ont pris aux Assyro-Babyloniens et aux Égyptiens. Il suffit de ces quelques faits pour montrer que les explications tirées de l'argument des races ne servent à rien. Cependant, on peut nous dire : peut-être avez-vous raison, mais pouvez-vous affirmer qu'un nègre moyen égale par ses qualités un Européen moyen ? On ne peut pas répondre à cette question par un faux-fuyant vertueux comme le font certains professeurs libéraux : tous les hommes sont égaux ; d'après Kant, la personnalité humaine constitue un but en elle-même ; Jésus-Christ enseignait qu'il n'y avait ni Hellènes, ni Juifs, etc... (Voir par exemple, chez Khvostov : « Il est bien probable que la vérité est du côté des défenseurs de l'égalité des hommes... » La théorie du processus historique). Car, tendre à l'égalité entre les hommes, cela ne veut pas dire reconnaître l'égalité de leurs qualités, et d'ailleurs, on tend toujours vers ce qui n'existe pas encore, autrement ce serait enfoncer une porte ouverte. Nous ne cherchons pas pour le moment à savoir vers quoi il faut tendre. Ce qui nous intéresse c'est de savoir s'il existe une différence entre le niveau de culture des blancs et des noirs en général. Certes, cette différence existe. Actuellement, les « blancs » sont supérieurs aux autres. Mais qu'est-ce que cela prouve ? Cela prouve qu'actu­elle­ment, les races ont changé de place. Et cela contredit la théorie des races. En effet, elle réduit tout aux qualités de races, leur « nature éternelle ». S'il en était ainsi, cette « nature » se serait fait sentir dans toutes les périodes de l'histoire. Qu'est-ce qu'on en peut déduire ? Que la « nature » elle-même change constamment, relativement aux conditions d'existence d'une « race » donnée. Ces conditions sont déterminées par les rapports entre la société et la nature, c'est-à-dire par l'état des forces productives. Ainsi, la théorie des races n'explique nullement les conditions de l'évolution sociale. Il apparaît clairement ici aussi qu'il faut commencer leur analyse par l'étude du mouvement des forces productives.

Au sujet de la conception de la race et de la distinction entre les races, une grande variété d'opinions divise les savants. Topinard (cité par Metchnikov, p. 54) fait remarquer avec raison qu'on se sert du terme «race » à des fins tout à fait secondaires : ainsi par exemple, la race indo-germanique, allemande, slave, latine et anglaise, bien que ces termes ne servent qu'à définir des conglomérats d'éléments anthropologiques les plus divers. En Asie, les peuples ont été mélangés tant de fois et d'une façon si radicale que la race la plus caractéristique pour ce continent se trouve peut-être quelque part, de l'autre côté du Pacifique ou près du Cercle polaire. En Afrique, le même processus s'est répété plusieurs fois. En Amérique où quelque chose de semblable a eu lieu déjà dans la période historique, on ne rencontre plus de races primitives ; mais seulement le résultat de mélanges et de croisements infinis (Éd. Meyer). Meyer remarque très judicieusement - « En ce qui concerne la race, certes, il est possible que le genre humain ait apparu dès le début avec des variétés diverses ou bien se soit divisé dès le début en espèces différentes ; il me semble que sous ce rapport il soit difficile d'exprimer une opinion fondée. Par contre il est absolument certain que toutes les races humaines se sont continuel­le­ment mélangées... qu'on n'a jamais pu et qu'il est en général absolument impossible de les délimiter strictement - l'exemple des peuplades de la vallée du Nil est typique à cet égard - et que le soi-disant type de race pure n'existe que là où les peuples ont été isolés artificiel­lement les uns des autres, grâce aux conditions extérieures, comme cela a lieu, par exemple, à la Nouvelle-Guinée et en Australie. Cependant, rien ne justifie la supposition que nous nous trou­vons ici en présence d'un état naturel et primitif du genre humain; il est beaucoup plus probable que cette homogénéité est, au contraire, le résultat d'un isolement » (Ibb.). Le Professur R. Michels (Wirtschaft und Rasse. L'économie et la race) dans Grundriss der Socialoekonomie, cite toute une série d'exemples très intéressants qui montrent la variabilité des soi-disant qualités de race dans le domaine du travail. Par exemple « l'endurance des ouvriers chinois est extraordinaire et elle les rend aptes à porter de lourdes charges. C'est pourquoi on se sert tant des coolies chinois». Cependant il est clair que les « charges » qu'on met sur les épaules des coolies sont déterminées encore par leur état d'esclavage semi-colonial.

On considère les nègres comme de mauvais travailleurs, et pourtant il existe un dicton français : « J'ai travaillé comme un nègre ». Les nègres devenaient rarement patrons, mais ils ont été boycottés par les blancs, etc... Encore quelques exemples intéressants tirés du domaine des « différences nationales » : « Lorsqu'on a commencé à construire en Allemagne les premières voles ferrées, un auteur allemand avertissait qui de droit que les chemins de fer ne présentaient aucun intérêt pour le caractère national allemand, ce dernier étant basé heureusement sur le principe « festina lente, hâte-toi lentement ». Pour se servir des chemins de fer, il faut un autre peuple, une autre vie, un autre genre de pensée. Kant reprochait aux Italiens leurs tendances étroitement pratiques et l'état florissant de leurs banques. Maintenant il faut chercher ailleurs la source de ce phénomène, etc... Michels arrive à cette conclusion absolument juste : « Le degré de capacité économique d'un peuple correspond au degré de civilisation technique, intellectuelle et morale qu'il a atteint au moment où on le juge. »

Le plus grand nombre d'absurdités a été dit par les partisans de la théorie des races pendant la guerre, qu'ils ont voulu aussi expliquer par la lutte des races, bien que l'ineptie de ces explications fût évidente pour tout homme d'esprit sain. (Les Serbes alliés aux Japonais guerroyaient contre les Bulgares, les Anglais avec les Russes contre les Allemands, etc.). Le représentant le plus doué de la théorie des races dans la sociologie est Gumplowicz.


BIBLIOGRAPHIE DU CINQUIÈME CHAPITRE.

Outre les ouvrages mentionnés dans le chapitre précédent.

L. METCHNIKOV La civilisation et les grands fleuves historiques.

P. MASLOV La théorie du développement de l'économie nationale. - Du même : La question agraire, tome I. -Du même : Le capitalisme. –

N. BOUKHARINE : L'économie de la période transitoire, chap. VI. –

CUNOW : Die Stellung der Technik in der Marxschen Wirtschaftauffassung. Neue Zeit, année 37, vol. II, No 15. –

ROSA LUXEMBOURG : L'accumulation du capital - sur le processus de reproduction.

KAUTSKY : L'évolution et la multiplication dans la nature et dans la société. - Du même : Rasse und Judentum.

  1. Lignes d'égale température moyenne. (N. D. T.)
  2. « Si l'objet de travail lui-même a été déjà, pour ainsi dire, filtré par un travail précédent, nous l'appelons matière première. Chaque matière première constitue un objet de travail, mais tout objet de travail n'est pas une matière première » (Capital, Tome I).
  3. Les erreurs de M. Cunow ne l'empêchent pas de réfuter avec justesse Horter, P. Barth et autres, qui confondent les moyens de production avec la technique. Nous en parlerons plus loin.